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Vespasia retourna voir Serafina Montserrat une semaine après sa première visite. La journée, lumineuse et ensoleillée, était étonnamment froide. Elle fut contente d’entrer dans la maison, bien qu’elle semblât un peu vide. Des fleurs pâles étaient disposées dans un vase sur la table du vestibule, sans grande recherche, comme si la personne qui s’était chargée de cette tâche avait craint de faire montre de trop d’originalité. Tous les tableaux étaient droits, les surfaces dépourvues de poussière, mais on avait plus ou moins l’impression que la maîtresse de maison n’était pas chez elle. On ne voyait aucun des accessoires qu’on utilise au quotidien : pas de gants ni de foulards, pas de bottines sous le porte-manteau, pas de canne au pommeau d’ébène ou d’argent.
Elle attendait dans le petit salon vert et frais où le valet l’avait introduite lorsque Nerissa entra. La jeune femme referma la porte si doucement derrière elle que Vespasia tressaillit en la voyant.
— Bonjour, Lady Vespasia. C’est si gentil de votre part de revenir, commença-t-elle.
Son visage dépourvu de grâce était enlaidi par la fatigue et la pâleur. La robe sombre et unie qu’elle portait n’arrangeait pas les choses, malgré le fichu pastel qu’elle arborait autour du cou.
Vespasia décela une fois de plus un soupçon de condescendance dans son ton, comme si rendre visite à une vieille dame était un acte que l’on accomplissait plus par charité que par amitié. Cela lui donnait le sentiment qu’un jour elle serait peut-être considérée de la même façon, et elle en eut le frisson.
— Ce n’est pas gentil du tout, Miss Freemarsh, répliqua-t-elle froidement. Mrs. Montserrat et moi sommes plus que de simples connaissances. Nous partageons des souvenirs merveilleux, et nous avons bien trop peu d’amis avec qui les revivre et évoquer ceux que nous ne reverrons plus.
Nerissa sourit.
— Je n’en doute pas. Je crains toutefois que vous ne trouviez tante Serafina moins lucide qu’il y a une semaine. Elle décline très vite.
Elle eut un bref sourire d’excuse.
— Sa mémoire est de plus en plus défaillante et elle passe de longues périodes à divaguer complètement. Elle ne peut plus faire la différence entre ce qu’elle a lu ou ce qu’on lui a dit et ce qui s’est réellement passé dans sa vie. Il vous faudra être patiente avec elle. J’espère que vous comprenez ?
— Naturellement, assura Vespasia. Et même si ce n’est pas le cas, peu importe. Je suis venue voir une amie, pas interroger un témoin de l’histoire.
Nerissa baissa les yeux.
— Je ne voulais pas vous offenser. Je désirais simplement vous préparer à la détérioration que vous constaterez chez elle, même en si peu de temps, afin de vous éviter un choc. Son état est vraiment sérieux. Et je ne sais guère comment exprimer cela délicatement, mais…
Elle s’interrompit, apparemment incapable de trouver les mots qu’il fallait.
— Mais quoi ?
À présent, Vespasia avait honte d’avoir manifesté tant de froideur envers elle. La jeune femme était visiblement inquiète. Peut-être d’autres visiteurs avaient-ils manqué de tact, ou montré leur embarras trop clairement.
— Qu’est-ce qui vous trouble, Miss Freemarsh ? demanda-t-elle d’un ton radouci. L’âge et la maladie ? La plupart de ceux qui ont la chance de vivre longtemps ont des pertes de mémoire. Il peut être effrayant de se rendre compte que nous serons sans doute pareillement affectés un jour, mais il n’y a aucune honte à avoir. Il est inutile que vous vous excusiez.
Nerissa leva la tête et soutint son regard.
— Il ne s’agit pas que d’oublis, Lady Vespasia.
Sa voix devint un murmure.
— Tante Serafina fabule sur son passé, et c’est gênant, parce que certains de ses récits sont détaillés et qu’ils ont trait à des événements ou à des gens bien réels.
Elle mâchonna sa lèvre, la mordillant jusqu’à ce qu’elle soit toute rose.
— J’aimerais pouvoir la protéger afin que personne ne se souvienne de l’avoir vue ainsi, alors qu’elle ne sait plus où elle en est ni ce qu’elle dit la plupart du temps.
Elle se détourna et fixa le sol.
— Elle a beaucoup d’admiration pour vous, vous savez…
Vespasia fut surprise. Serafina et elle n’appartenaient pas tout à fait à la même génération, Serafina étant d’une décennie plus âgée, mais de plus, il y avait de grandes différences entre elles. Vespasia s’était servie de son esprit, de son intelligence et de sa beauté hors du commun pour glaner des informations et persuader des hommes au pouvoir d’agir avec sagesse ou générosité. Serafina avait été une aventurière au sens le plus physique du terme ; courageuse, compétente et dotée d’un sang-froid exceptionnel. Elle avait chevauché avec les insurgés en Croatie et défendu les barricades, fusil à la main, dans les rues de Vienne en 1848, avant l’infamie de la chute et le retour de l’empereur au pouvoir.
Vespasia n’avait fait cela qu’une seule fois, à Rome, alors qu’elle était encore très jeune. Depuis, leurs chemins s’étaient peut-être croisés une demi-douzaine de fois. Elles avaient entendu parler l’une de l’autre par des alliés de leur cause commune.
— Croyez-vous ? demanda-t-elle à voix basse. Je pense qu’il serait plus exact de dire qu’elle a du respect pour moi, comme j’en ai pour elle. Notre amitié a grandi avec l’âge, peut-être parce que nous avons eu des luttes communes et que nous nous souvenons de la passion, de l’espoir et des chagrins de ces jours-là.
— Vous êtes très modeste, répondit Nerissa, d’une voix teintée d’amertume. Mais je parlais d’admiration. Vous avez fait certaines des choses que tante Serafina s’imagine à présent avoir accomplies. Vous connaissiez des gens qu’elle aurait adoré ne fût-ce que rencontrer.
Elle regarda Vespasia dans les yeux, et même avec un certain défi.
— Elle va essayer de vous impressionner. Je suis désolée. C’est humiliant à voir. Peut-être vaudrait-il mieux que vous laissiez une carte. Je pourrais lui dire qu’elle dormait quand vous êtes venue et que vous n’avez pas voulu la déranger.
— Elle ne vous croira pas. Elle comprendra parfaitement que vous empêchez les gens de la voir parce que vous avez honte d’elle. Je refuse de me prêter à ce jeu.
La rougeur monta aux joues pâles de Nerissa et ses yeux étincelèrent de colère. Cependant elle n’était pas encore maîtresse des lieux et n’osa pas riposter.
— J’essayais simplement de vous épargner, dit-elle à voix basse. Et d’épargner à tante Serafina qu’on se souvienne d’elle telle qu’elle est aujourd’hui, plutôt que comme la femme fière et discrète qu’elle était autrefois. Je suis navrée que vous ne l’ayez pas compris.
— Je le comprends très bien, rétorqua Vespasia, partagée entre la pitié et l’agacement. Et je vous assure que mes sentiments sont sans importance. Je me souviendrai de Serafina telle qu’elle était, quoi qu’il arrive maintenant. Je sais pertinemment que nous changeons en vieillissant et que ce n’est pas toujours facile ou plaisant.
— Vous n’avez pas changé, observa Nerissa avec une franchise qui frôlait le ressentiment. Vous êtes toujours belle et je doute que votre esprit batte la campagne, ou que votre mémoire invente des faits qui ne sont jamais arrivés.
— Pas encore.
À présent, Vespasia était gênée à son tour, comme si sa santé et sa bonne fortune étaient des cadeaux qu’elle n’avait pas mérités.
— Personne ne peut prédire l’avenir. Dans dix ans, je serai peut-être profondément reconnaissante que mes amis se souviennent de moi et viennent me voir même si je radote un peu, ou que je me complais dans une époque où j’étais plus vivante, plus capable et où je rêvais encore d’accomplir de grandes choses.
Sans répondre, Nerissa précéda Vespasia dans l’escalier. Comme elles traversaient le palier pour gagner la chambre de Serafina, un valet de pied ouvrit la porte d’entrée, et sa voix leur parvint.
— Bonjour, Mrs. Blantyre. Quel plaisir de vous voir ! Entrez, je vous en prie, il fait si froid.
Nerissa se tourna à demi et Vespasia lut la stupéfaction sur ses traits, accompagnée d’une lueur d’émotion indéfinissable et d’une expression proche de la détermination.
— Je crois que tante Serafina a une autre visiteuse, dit-elle aussitôt. Je dois aller l’accueillir.
Elle toqua d’un coup sec à la porte de Serafina. Puis, sans attendre la réponse, elle poussa le battant afin de laisser entrer Vespasia et pria de nouveau celle-ci de l’excuser avant de redescendre.
— Je vous en prie, dit Vespasia, pénétrant seule dans la pièce.
Tucker se tenait près de la porte du dressing-room, une brosse à manche d’argent à la main. À la vue de Vespasia, elle sourit et son visage s’emplit de soulagement.
— Bonjour, milady. Comment allez-vous ?
— Bonjour, Tucker. Je vais très bien. Je suis contente de vous trouver avec Mrs. Montserrat. Comment vous portez-vous ?
Vespasia lui sourit et se tourna vers le lit. Serafina était assise, et venait d’être coiffée. Elle semblait tout à fait éveillée et lui rendit son sourire. Ce fut seulement en approchant que Vespasia décela son expression absente, une espèce d’attente, comme si elle n’avait aucune idée de l’identité de sa visiteuse.
Vespasia s’assit dans le fauteuil à côté du lit, éprouvant momentanément l’embarras et la détresse qu’elle avait affirmées être sans importance à Nerissa. Son émotion inattendue la stupéfia. Elle ne savait que dire à cette femme impuissante, prisonnière d’un corps vieillissant et d’un esprit qui la trahissait. Quel sujet de conversation sensé pouvait-elle aborder sans insulter ce qu’elles avaient l’une et l’autre été par le passé, et qui semblait si brutalement avoir échappé au contrôle de Serafina ?
Serafina attendait, la dévisageant avec espoir.
— Comment allez-vous ? demanda Vespasia.
Sa question lui parut idiote, et pourtant par où pouvait-elle commencer ?
— J’ai mal à la jambe, déclara Serafina avec un petit haussement d’épaules. Mais quand on a un os fracturé, il faut s’y attendre. Je m’en suis cassé assez pour ne pas être surprise.
Vespasia ressentit une pointe d’alarme. Était-il possible que Serafina se soit réellement blessée ? Avait-elle pu glisser et tomber ? Les vieux os se brisent facilement.
— Je suis désolée, dit-elle sincèrement. J’espère que le docteur vous a examinée ? Que vous avez été soignée correctement ?
— Oui, bien sûr. J’ai eu des attelles pendant des semaines. Quel désagrément ! On ne peut pas monter à cheval avec cet attirail, vous savez.
Le cœur de Vespasia se serra.
— Non, évidemment, répondit-elle, comme s’il s’était agi d’une remarque des plus ordinaires. Et vous avez toujours mal ?
Serafina parut perplexe.
— Je vous demande pardon ?
Vespasia jeta un coup d’œil en direction de Tucker, qui secoua la tête presque imperceptiblement.
Vespasia reporta son regard sur Serafina, cherchant quelque chose à dire qui eût un semblant de sens. Elle savait qu’Adriana Blantyre était arrivée et qu’elle était sûrement venue voir Serafina. À moins que ce ne fût Nerissa ? Il n’y avait pas une si grande différence d’âge entre elles, six ou sept ans, peut-être. En revanche, sur le plan social, un monde les séparait : mariée à un homme fortuné, Adriana était habituée aux privilèges et aux succès ; Nerissa avait dépassé l’âge usuel du mariage et n’avait aucune position dans la société. Vespasia se surprit à guetter des pas sur le palier, s’attendant à une interruption d’un instant à l’autre. Sachant à quel point Serafina était perdue et désorientée aujourd’hui, peut-être Nerissa remercierait-elle Adriana pour sa visite et lui conseillerait-elle de revenir une autre fois ?
Elle s’adressa à Tucker.
— Peut-être pourriez-vous suggérer à Miss Freemarsh de demander à Mrs. Blantyre de reporter sa visite ?
Tucker s’apprêtait à répondre quand on frappa à la porte. Un instant plus tard, Adriana Blantyre entra. Nerissa l’avait manifestement avertie que Vespasia était là.
— Bonjour, Lady Vespasia, dit-elle avec un sourire de plaisir.
Puis elle se tourna vers Serafina.
— Comment allez-vous ? Je vous ai apporté des iris cueillis dans notre serre. Je les ai donnés à Nerissa pour qu’elle les mette dans un vase.
Elle se jucha au pied du lit, assez loin de Serafina pour ne pas la gêner.
Serafina battit des paupières, l’air perplexe.
— Je vais bien, merci. À vrai dire, je ne comprends pas pourquoi je suis encore au lit. Quelle heure est-il ? Je devrais être levée.
Une alarme soudaine se lut sur son visage.
— Que faites-vous dans ma chambre ?
— Vous avez été souffrante, s’empressa d’expliquer Adriana. Vous êtes en voie de rétablissement, mais il est encore trop tôt pour que vous sortiez. Et d’ailleurs, il fait très froid.
— Vraiment ?
Serafina se tourna vers la fenêtre.
— Sommes-nous en automne ? L’arbre n’a pas de feuilles. Ou en hiver ?
— En hiver, mais c’est bientôt le printemps, répondit Adriana. Le vent est plutôt vif au-dehors. C’est le genre de bise mordante qui pénètre sous vos vêtements.
— Dans ce cas, c’est gentil à vous d’être venue. Vous connaissez Lady Vespasia Cumming-Gould ?
— Oui, nous nous sommes déjà rencontrées.
— Vespasia et moi sommes de vieilles amies, reprit Serafina, hochant la tête. Nous nous sommes battues ensemble.
Adriana parut déconcertée.
— Oh !
Serafina lâcha un petit rire.
— Côte à côte, pas l’une contre l’autre, ma chère, jamais l’une contre l’autre.
Elle décocha un regard à Vespasia, une communication secrète et amusée, pleine de connivence.
Adriana interrogea Vespasia du regard, comme si elle attendait une confirmation, ou son aide.
Vespasia s’efforça de cacher sa surprise.
Il était impossible de faire autrement que d’acquiescer.
— Certes, dit-elle avec autant d’enthousiasme qu’elle en était capable. Chacune à sa manière.
Elle devait éloigner la conversation de sujets aussi risqués. De quoi Serafina se souvenait-elle au juste ? Était-elle sur le point de sombrer dans un des délires de l’imagination dont Nerissa avait parlé ?
— Voilà qui semble passionnant, déclara Adriana avec intérêt. Et dangereux.
— Oh, oui.
Serafina se laissa aller contre ses oreillers, ses yeux sombres perdus dans de lointains souvenirs.
— Très dangereux. Il y a eu des morts.
— Des morts ?
La voix d’Adriana était devenue un murmure, et la couleur avait déserté son visage.
Vespasia prit une inspiration, prête à intervenir. Serafina disait vrai, bien sûr, mais tout cela s’était passé bien longtemps auparavant et il ne servait à rien de remuer ces tragédies à présent. À sa grande consternation, Serafina continua avant qu’elle ait eu le temps de prendre la parole.
— Des gens courageux, dit-elle doucement. Pleins de passion. Des hommes et des femmes qui ont sacrifié leur vie au nom de la liberté.
Elle fronça les sourcils et dévisagea Adriana avec attention pendant quelques instants.
— Mais vous êtes croate. Vous savez tout cela.
Adriana fit oui de la tête.
— On me l’a raconté, en effet.
Sa voix s’étrangla et elle toussa pour s’éclaircir la gorge, et peut-être se donner le temps de se ressaisir.
— Je n’étais pas là, à l’époque.
Maintenant, Serafina semblait perdue.
— Ah, non ? Et pourquoi ? Vous ne voulez donc pas que votre peuple recouvre sa liberté ? Sa langue, sa musique, sa culture ? Voulez-vous qu’il reste à jamais sous le joug autrichien ?
— Non, chuchota Adriana. Bien sûr que non.
Cette fois, Vespasia s’interposa, poliment mais d’un ton ferme.
— Tout cela remonte à fort longtemps, ma chère. Mrs. Blantyre était tout juste née. Ce sont là de vieux chagrins. Il s’est passé bien des choses depuis. L’Italie est unie et indépendante, tout au moins pour l’essentiel.
Serafina la dévisagea comme si elle avait momentanément oublié sa présence.
— Trieste ? demanda-t-elle, une lueur d’espoir dans les yeux.
Un instant, Vespasia songea à mentir, mais c’eût été une telle condescendance, un tel manque de respect, qu’elle ne put s’y résoudre.
— Pas encore, mais cela viendra, affirma-t-elle.
— Que faites-vous pour y parvenir ? insista Serafina.
Elle semblait désorientée, comme si elle fouillait sa mémoire, et pourtant il y avait une note de défi dans sa question.
— Ne croyez-vous pas qu’il serait plus sage de parler d’autres choses ? suggéra Vespasia. De mode, peut-être, ou de peinture, ou même de la politique anglaise ?
— Le prince Albert est allemand, vous savez, dit Serafina. Les Saxe-Cobourg sont partout. Quiconque a la moindre importance en compte au moins un dans sa famille.
— Le prince Albert est mort, déclara Vespasia fermement.
— Vraiment ? Oh, mon Dieu ! Qui l’a tué ? Et pourquoi, pour l’amour du ciel ? C’était un homme bon. Comme c’est stupide ! Où va donc le monde ?
— Personne ne l’a tué.
Vespasia jeta un coup d’œil en direction d’Adriana, puis reporta son attention sur Serafina.
— Il est mort de fièvre typhoïde il y a des années. Vous avez raison, c’était un homme bon. La prochaine fois que je viendrai, je vous apporterai la dernière édition du London Illustrated News. Vous pourrez lire les potins, s’il y en a, et voir la mode pour le printemps.
Serafina ouvrit les mains en un geste résigné.
— Peut-être. Ce serait gentil à vous.
Elle ferma les yeux. Son visage était pâle et tendu. Sous ses sourcils délicats, les orbites semblaient creusées.
Vespasia se leva.
— Je crois que nous devrions laisser Mrs. Montserrat se reposer un peu. Elle paraît lasse.
— Bien sûr, acquiesça Adriana à regret.
Elle regarda Serafina.
— Je reviendrai vous voir bientôt.
Serafina ne répondit pas. Elle semblait avoir sombré dans le sommeil.
Adriana précéda Vespasia vers la porte. Sur le seuil, celle-ci se tourna une dernière fois vers Serafina. Complètement réveillée, la vieille femme fixait sur elles un regard écarquillé et empreint de terreur. L’instant d’après, son visage était redevenu impassible.
Laissant Adriana sur le palier avec Tucker, Vespasia ferma la porte et retourna au chevet de Serafina. Elle mit avec douceur sa main sur celle, rigide et veinée de bleu, qui reposait sur la couverture.
— Qu’y a-t-il ? De quoi avez-vous peur ?
La crainte réapparut dans les yeux de Serafina.
— J’en sais trop long, chuchota-t-elle. Des choses horribles, des projets de meurtre, les morts entassés…
— Trop long sur qui ? insista Vespasia, s’efforçant de chasser la douleur qui perçait dans sa voix. Ma chère, la plupart d’entre eux ont déjà disparu. Ces vieilles querelles n’ont plus d’importance désormais. Nous sommes en 1896. Il y a d’autres problèmes, qui nous concernent moins qu’autrefois.
— Je sais que nous sommes en 1896, s’empressa de dire Serafina. Mais certains secrets ne vieillissent jamais, Vespasia. La trahison compte toujours et les morts inutiles aussi. Des frères, des pères, des maris vendus au bourreau en échange d’un avancement. L’argent acquis au prix du sang ne peut jamais être remboursé.
Vespasia la dévisagea. Une vive lueur d’intelligence brillait dans ses yeux. Il n’y avait plus rien de vague ni d’incertain dans ce regard-là. Serafina avait peur, et ne pouvait le cacher. Peut-être était-ce cela qui choquait le plus Vespasia. De toutes les fois où elles s’étaient rencontrées – à Londres, Paris, Vienne, dans une salle de bal, à l’occasion d’un rendez-vous clandestin dans un pavillon de chasse ou dans les recoins obscurs d’une ruelle –, jamais elle n’avait vu Serafina blanche de terreur.
— De quoi avez-vous peur ? répéta-t-elle dans un souffle.
Les doigts maigres et crispés de Serafina se refermèrent sur les siens.
— Je l’ignore. Il y avait tant de secrets. Je ne sais même pas lesquels comptent encore. Et la moitié du temps, je ne sais pas ce que je dis !
Des larmes lui montèrent aux yeux.
— Je ne suis plus sûre de savoir qui est l’allié de qui de nos jours, et si je commets une erreur, on me tuera. J’en sais trop, Vespasia ! J’ai songé à tout écrire, mais à quoi bon ? Seuls les coupables me croiraient. Tout est si…
Vespasia serra la main de Serafina entre les siennes.
— Vous êtes certaine que ces secrets ont encore de l’importance, ma chère ? Tant de choses ont changé. François-Joseph est un vieil homme quasi inoffensif à présent, brisé par la tragédie…
— Je sais. Et j’en sais plus long sur cette tragédie que vous ne l’imaginez, Vespasia.
— Mayerling ? s’écria Vespasia avec surprise. Comment est-ce possible ? L’endroit a été réduit en cendres, et toutes les preuves ont été détruites.
— Pas toutes, rectifia Serafina doucement. Je connais certaines personnes. C’est seulement au cours de l’année passée que j’ai commencé à perdre l’esprit.
Elle fouilla le regard de Vespasia.
— Mais il y a d’autres secrets, plus anciens. Je sais qui a tué Esterhazy et pourquoi. Je sais qui était réellement le père de Stefan, et comment le prouver. Je sais qui a trahi Lazar Dragovic.
Les larmes roulaient sur ses joues fatiguées.
— J’ai tellement peur d’oublier à qui je parle et de dire quelque chose qui trahisse tout cela.
Vespasia comprenait. Non seulement Serafina avait peur de laisser échapper ses secrets, mais elle redoutait que les individus impliqués n’essaient de la tuer pour la réduire au silence.
Il n’eût servi à rien de suggérer qu’elle se borne à parler de la pluie et du beau temps. À cet instant précis, elle savait en quelle année elle vivait et elle reconnaissait Vespasia. Un peu plus tôt en revanche, lorsque Adriana Blantyre était là, Vespasia n’aurait pu dire au juste ce qu’elle savait et jusqu’à quel point elle feignait d’être plongée dans les rêves et la confusion. Elle se souvint de l’expression impuissante qu’elle avait vue dans le regard de Serafina et craignit que son amie n’ait réellement été en proie à une absence. D’ailleurs, pour quel motif aurait-elle pu vouloir induire Adriana en erreur ? Si elle avait encore des liens avec la Croatie, n’aurait-ce pas été la dernière chose au monde que Serafina aurait voulu trahir ?
— Peut-être serait-il souhaitable de voir moins de gens pendant quelque temps ? suggéra-t-elle. Il serait peut-être même possible de faire en sorte que ces visiteurs soient justement ceux qui ne savent rien de votre passé. De cette façon, si vous vous mépreniez sur leur identité, vos paroles leur seraient incompréhensibles. Je sais que cela pourrait être terriblement ennuyeux, mais au moins, vous seriez en sécurité.
Serafina comprit, et un voile de tristesse recouvrit son visage.
— Peut-être, admit-elle. Reviendrez-vous ? Je…
Gênée, elle n’osa achever sa requête.
— Bien sûr, affirma Vespasia. Nous pourrions parler de tout ce que vous voudrez. Cela me ferait plaisir à moi aussi. Il ne reste que trop peu d’entre nous.
Serafina hocha la tête en souriant et se laissa retomber sur les oreillers, fermant les yeux.
— Et Adriana, murmura-t-elle. Prenez soin d’elle pour moi. Mais…
Elle déglutit et sa voix s’étrangla.
— Mais peut-être devrais-je m’abstenir de la revoir… au cas où je révélerais quelque chose…
Elle se tut, incapable de terminer sa pensée.
Vespasia s’attarda encore quelques minutes, mais son amie semblait s’être assoupie. Elle remonta un peu les draps afin de lui couvrir les mains – les personnes âgées prennent froid si facilement –, puis sortit sans bruit de la chambre.
Une fois descendue dans le vestibule, elle demanda à la bonne de lui envoyer Nerissa afin qu’elle puisse lui transmettre ses meilleurs vœux et prendre congé.
Nerissa apparut presque aussitôt, le visage altéré par l’anxiété.
— Merci d’être venue, Lady Vespasia, déclara-t-elle avec une légère raideur. Je suis navrée que vous ayez dû voir tante Serafina si… si différente de la personne qu’elle était. C’est affligeant pour nous tous. Vous savez maintenant que je n’exagérais pas en disant que son état empire très vite.
— Non, bien sûr que non, admit Vespasia. J’ai peur qu’elle ne soit beaucoup plus mal que lors de ma précédente visite. Je crois qu’il serait peut-être judicieux, compte tenu de son… imagination, de limiter le nombre de ses visiteurs. Je lui ai suggéré de ne recevoir que ceux qui sont assez jeunes pour ne rien connaître des affaires auxquelles elle a été mêlée. L’idée lui a plu. Cela la rassurera. Et naturellement, comme vous dites, il serait très triste que les gens se souviennent d’elle telle qu’elle est à présent, plutôt que telle qu’elle a été. Si j’étais à sa place, je préférerais de loin éviter cela.
Elle ne savait au juste comment formuler la requête de Serafina concernant Adriana.
— Vous pourriez peut-être gentiment évincer Mrs. Blantyre, si elle revient, ajouta-t-elle, remarquant aussitôt la perplexité de Nerissa. Elle est croate de naissance, ce qui semble réveiller certains souvenirs pénibles chez votre tante, poursuivit-elle. Vous n’avez pas besoin de fournir d’explication.
Nerissa se mordit la lèvre.
— Il m’est impossible de demander à Mrs. Blantyre de venir moins souvent ou de partir plus tôt. C’est une amie de longue date. Ce serait… très impoli. Je ne pourrais donner d’explication sans l’offenser et en dire plus long que tante Serafina ne le souhaiterait, j’en suis sûre. Mais naturellement, je ferai de mon mieux pour dissuader quiconque de rester trop longtemps. Tucker m’apporte déjà une aide précieuse à cet égard. Elle laisse très rarement ma tante seule. Je vous remercie de votre aide et de votre compréhension.
Le ton était définitif. Elle n’allait pas accepter de conseils. Vespasia n’avait d’autre choix que de renoncer.
— S’il y a autre chose, appelez-moi, je vous en prie.
— Je n’y manquerai pas, promit Nerissa.
Vespasia descendit les marches en direction de sa voiture, mais son malaise persista. Pourquoi Serafina avait-elle émis le désir de ne pas revoir Adriana ? Elle avait prononcé le nom de la jeune femme avec une profonde tendresse que Vespasia n’avait jamais sentie chez elle auparavant. Et Adriana, pour sa part, avait semblé éprouver à son égard une affection réelle. Était-ce seulement dû au fait qu’elles étaient toutes les deux compagnes d’exil, partageant le même amour de leur pays, ou bien avaient-elles des liens plus proches ?
Elle était à mi-chemin de chez elle quand elle se ravisa subitement et toqua avec sa canne contre la cabine pour attirer l’attention du cocher. Lorsqu’il s’arrêta, elle le pria de la conduire chez Victor Narraway au lieu de rentrer directement.
Comme elle s’y attendait, Narraway était absent. Elle laissa un message le priant de lui rendre visite dès qu’il en aurait la possibilité. L’affaire était assez urgente, et elle avait besoin de ses conseils, et sans doute de son aide.
Narraway rentra en fin d’après-midi de la Chambre des lords. Il était fatigué, non d’avoir fourni un effort mental ou physique, mais de s’être ennuyé à écouter des discussions aussi fastidieuses que répétitives. Le message de Vespasia éveilla aussitôt son intérêt. Jamais Vespasia ne l’avait déçu. Il lui téléphona avant même d’avoir retiré son manteau et accepta sans hésiter son invitation. Enfin, il entrevoyait la possibilité d’une action qui aurait un sens.
Penché en avant dans le fiacre, il regardait défiler les rues familières. Il se demandait ce qui pouvait bien inquiéter Vespasia au point qu’elle sollicite ses conseils en évoquant l’imminence d’un danger, et son imagination s’emballait. L’écriture hâtive de la note suggérait que Vespasia était en proie à une profonde anxiété, et le ton de sa voix au téléphone l’avait confirmé. Elle n’avait pourtant pas coutume d’exagérer, ni de s’alarmer pour un rien. Il se remémora les périls et les tragédies auxquels ils avaient été confrontés ensemble, la plupart impliquant Thomas Pitt. Ils avaient parfois frôlé de peu la défaite ; dans chacun des cas, il avait été question de crime et de catastrophe potentielle.
Une fois arrivé chez elle, il descendit, régla le cocher et grimpa rapidement les marches. La porte s’ouvrit avant qu’il ait eu le temps de sonner. La bonne prit son manteau et l’introduisit dans le salon de Vespasia, une pièce calme dont les portes-fenêtres s’ouvraient sur le jardin.
— Merci d’être venu si vite, dit-elle en se levant.
C’était un geste rare de sa part. Elle n’était pas tout à fait maîtresse d’elle-même, comme souffrant d’un malaise indéfinissable. Elle était aussi élégante que d’ordinaire, vêtue d’une robe gris-bleu au décolleté profond, des perles à ses oreilles et à son cou, ses cheveux enroulés telle une couronne argentée au sommet de sa tête.
— Je présume que vous n’avez pas dîné ? Puis-je vous offrir quelque chose ?
— Quand vous m’aurez dit ce qui vous trouble. Il est clair que c’est urgent.
Elle lui fit signe de s’asseoir et reprit sa place à côté du feu.
— Je suis retournée voir Serafina Montserrat aujourd’hui, annonça-t-elle. Je l’ai trouvée nettement plus souffrante, non pas physiquement, mais sa santé mentale s’est beaucoup dégradée – je crois.
Elle hésita.
— Victor, j’ignore absolument à quel point elle perd la tête. J’étais là depuis quelques minutes à peine quand Adriana Blantyre est arrivée.
— L’épouse d’Evan Blantyre ?
Il ne put s’empêcher d’être surpris. Blantyre était un homme qui jouissait d’une fortune considérable et d’une réputation qui ne l’était pas moins.
— Était-ce une visite de politesse ou d’amitié ?
— D’amitié, répondit-elle sans hésiter.
Une anxiété croissante se lisait dans les yeux de Vespasia, mêlée à une autre émotion qu’il ne pouvait déchiffrer.
— Peut-être devriez-vous me dire le fond du problème, murmura-t-il. Que redoutez-vous ?
Vespasia parla lentement.
— Serafina délirait, comme si elle n’avait pas la moindre idée de l’année. Adriana a été très patiente avec elle, très douce, mais c’était troublant. Serafina parlait comme si elles avaient été alliées dans la lutte pour délivrer l’Italie du Nord du joug autrichien. On aurait cru que Serafina n’avait pas même conscience de toute l’histoire récente de l’unification italienne – Garibaldi, Cavour, tout cela.
— En quelle année se croyait-elle ?
Narraway commençait à éprouver une pitié sincère pour cette femme qu’il n’avait jamais rencontrée, mais dont la détresse bouleversait Vespasia.
— Je l’ignore, répondit Vespasia. Sans doute les années 1850 ou le début des années 1860, peu après les révolutions de 1848.
— Et avec qui confond-elle Adriana ? demanda-t-il, perplexe. Celle-ci ne peut pas avoir plus de quarante ans, et encore.
— C’est précisément cela qui est absurde. Serafina l’a prise pour une patriote croate, ce qui n’est pas complètement opposé à la vérité, mais elle divaguait. Elle avait un regard lointain, ses mains étaient crispées sur le drap. Quand Adriana est partie, je me suis attardée quelques instants, et Serafina est brusquement redevenue elle-même, et elle était terrifiée.
Elle prit une profonde inspiration. Elle était assise très droite, comme toujours, et ses mains ne tremblaient pas, mais il décelait en elle un changement presque imperceptible.
— Victor, elle a peur que quelqu’un ne la tue pour l’empêcher de révéler ce qu’elle sait. Elle a parlé de trahisons, de vieilles rancunes et de morts qui ne peuvent être oubliées, mais comme si tout cela était encore d’actualité et que d’autres violences allaient se produire. Elle a même évoqué Mayerling.
— Mayerling ? répéta-t-il, incrédule. Mais Serafina vivait à Londres, à l’époque, n’est-ce pas ? Elle devait avoir plus de soixante-dix ans et n’était sans doute plus informée de ce qui pouvait se passer à la cour autrichienne. Vespasia, êtes-vous sûre qu’elle… ne fabule pas ?
— Non, je n’en suis pas sûre !
Son visage était plein de chagrin.
— Cependant, ses craintes sont réelles, je n’ai pas le moindre doute là-dessus. Elle est terrorisée. Se peut-il qu’elle ait bel et bien quelque chose à redouter ?
Elle baissa la voix.
— Hormis la solitude, la vieillesse et la sénilité ?
Il fut transpercé d’une douleur soudaine, qui, à sa grande honte, n’avait rien à voir avec Serafina Montserrat, mais avec Vespasia et avec lui-même. L’instant d’après, elle s’était muée en pitié.
— Sans doute que non, murmura-t-il. Néanmoins, je vous promets de me renseigner dès demain. Mieux vaut que je procède avec discrétion. Si par quelque incroyable hasard, tout cela était vrai, il est crucial que je ne fournisse pas à ses ennemis des raisons supplémentaires de la craindre.
— Oui, soyez prudent, je vous en prie.
Vespasia hésita.
— Je suis désolée si cela se révèle être une perte de temps. Elle semblait si sûre d’elle, et si désemparée le moment d’après, comme si elle était seule dans un lieu étranger, à la recherche de quelque chose qui lui était familier.
Il balaya d’un geste ses remerciements. Il ne voulait pas qu’elle se sente redevable envers lui. Il lui avoua la vérité, tout en s’étonnant de constater combien elle était simple.
— Je suis content d’avoir une tâche qui mette mon cerveau plutôt que ma patience à l’épreuve, expliqua-t-il. Même si je dois en arriver à la conclusion que Serafina Montserrat n’a rien à craindre, ce que j’espère.
Elle lui adressa un sourire, empreint d’amusement autant que de gratitude.
— Merci, Victor. Je vous suis reconnaissante d’agir avec promptitude. Maintenant que c’est décidé, voudriez-vous dîner ?
Il accepta avec plaisir. Il serait tellement plus agréable de passer la soirée avec elle plutôt que seul. Avant l’affaire O’Neil et sa mission désespérée en Irlande avec Charlotte, il aurait considéré un dîner à la maison comme une conclusion paisible de sa journée, et la perspective d’avoir de la compagnie aurait été une sorte d’intrusion. Il aurait apprécié la tranquillité, un bon livre, le silence de la demeure. Maintenant, il y avait là un vide, une solitude profonde dont il était incapable de se défaire. Sans doute cela passerait-il, mais pour le moment, le salon calme de Vespasia lui offrait un réconfort physique et une sérénité d’esprit qu’il savourait étrangement.
Narraway songea longuement à la requête de Vespasia. Il était clair qu’elle redoutait d’être un jour aussi impuissante que Serafina Montserrat face à sa longue et terrible déchéance, et peut-être devinait-elle qu’il l’avait compris. Il espérait avec ferveur ne rien avoir laissé paraître. Il aurait préféré ne jamais mettre ainsi son âme à nu devant quiconque.
Il y réfléchissait, assis dans son fauteuil au coin du feu à minuit passé. Il n’était pas encore prêt à aller se coucher. Avait-il peur du sommeil, des cauchemars, de se réveiller en pleine nuit, désorienté, ne sachant pas où il se trouvait l’espace d’un instant ? Ou plus longtemps, peut-être ? Ce moment viendrait-il ? Serait-il seul, un objet de pitié pour les autres, personne ne se souvenant de l’homme qu’il avait été ?
Et pourtant, quoi qu’il advienne, il n’aurait jamais pitié de Vespasia. En un sens, cela reviendrait à trahir entièrement tout ce qu’elle était. Le déclin physique était passager, faisait partie des épreuves imposées par la vie, comme l’émoussement des sens et de la sensibilité. Il n’est pas pathétique de perdre une partie de sa conscience du présent pour se réfugier dans des temps plus heureux.
Il se remémorait sa propre jeunesse avec plus de clarté qu’il ne l’aurait cru : ses premières années au sein de la Special Branch, alors qu’il apprenait son métier, plus novice que Pitt l’avait jamais été parce qu’il n’avait pas eu des décennies d’expérience dans la police. Il avait joui d’un certain pouvoir et voyagé dans quelques-unes des villes les plus fascinantes d’Europe. Il souriait maintenant de ces souvenirs. Avec le recul, ils semblaient heureux et excitants, même s’il savait qu’il avait parfois souffert de la solitude. Et qu’il avait connu sa part d’échecs, certains douloureux.
Puis il songea à Paris, au charme de la cité, à ses vieux quartiers imprégnés d’histoire. Jeune homme, dans l’ancien couvent des Cordeliers, il avait fermé les yeux et imaginé qu’il lui suffirait de les rouvrir pour voir les fantômes de Robespierre, de Danton le géant, de Marat le coléreux, d’entendre le grondement des tombereaux sur les pavés, de respirer l’odeur de la peur. La passion flottait dans l’air comme si la Révolution avait eu lieu la veille.
En ce temps-là, il était naïf, il avait cru des gens qu’il n’aurait pas dû croire, une jolie femme en particulier, Mireille. Cette erreur-là avait failli lui coûter la vie. Il avait éprouvé pour elle une pitié aveugle voisine de l’amour. Il n’avait pas été aussi stupide par la suite.
Ces réflexions l’amenèrent aux paroles prononcées par Herbert, son commandant à l’époque. Il sut alors à qui il pouvait aller poser les questions qui tourmentaient Vespasia.
Le lendemain matin, il était à la gare à sept heures et demie. Avant huit heures, il monta à bord d’un train en partance pour le sud et la campagne triste et ondulante du Kent. Il descendit à Bexley, affronta un vent fort et âpre sur le quai et se mit en quête d’un fiacre.
Quand neuf heures sonnèrent, il toquait à la porte d’un vieux cottage situé en retrait de la grand-rue. Les branches nues et noueuses d’une glycine s’accrochaient à la façade, et il songea qu’au printemps elle serait couverte de fleurs mauves. Pour le moment, le vent apportait une odeur de pluie et la senteur pure et âcre de la fumée du feu de bois.
La porte fut ouverte par une femme d’âge moyen qui portait un tablier par-dessus sa jupe sombre. Elle parut surprise de le voir.
— Bonjour, monsieur.
Elle ne semblait pas savoir quoi dire d’autre. Narraway lui épargna la peine de chercher ses mots.
— Bonjour. Je suis bien chez Geoffrey Herbert ?
— Oui, monsieur. Mr. Herbert est en train de prendre son petit déjeuner. Puis-je lui annoncer qui est là ?
Si elle n’ajouta pas que c’était une heure inappropriée pour une visite, surtout à l’improviste, la réprobation se lisait dans son regard.
— Victor Narraway, répondit-il. Il se souviendra de moi.
— Mr. Victor Narraway, répéta-t-elle. Eh bien, si vous voulez sortir du froid, monsieur, et vous asseoir dans le salon, je lui dirai que vous êtes là.
À regret, elle ouvrit plus grand la porte.
Il pénétra à l’intérieur.
— À vrai dire… c’est Lord Narraway.
Il n’était pas encore habitué au titre lui-même, mais il lui semblait qu’à cette occasion le respect qu’il suscitait pourrait se révéler utile.
Elle parut stupéfaite.
— Oh ! Eh bien… je le lui dirai, pour sûr. Voudriez-vous une tasse de thé, monsieur, je veux dire, milord ?
Narraway sourit malgré lui.
— Ce serait avec plaisir.
Le salon était typique de ceux qu’on trouve dans les cottages : plafond bas, rebords de fenêtres profonds, imposante cheminée surmontée d’un manteau massif. Cependant, le côté ordinaire de la pièce s’arrêtait là. L’un des murs était entièrement occupé par des rayonnages de livres ; les tapis de style oriental arboraient des motifs recherchés aux couleurs lumineuses ; des coupes arabes en cuivre agrémentaient l’ensemble. Le décor suggérait un homme de grande culture et de goûts éclectiques.
Herbert n’entra dans la pièce que vingt minutes plus tard, alors que Narraway avait terminé son thé et commençait à s’impatienter. Il n’avait pas vu Herbert depuis quinze ans et fut sidéré par le changement qui s’était opéré en lui. Il se souvenait d’un homme qui se tenait droit, au visage un peu maigre et aux cheveux blancs, au crâne légèrement dégarni. Désormais courbé en deux, il marchait avec difficulté, à l’aide de deux cannes. Ses vêtements flottaient autour de lui et ses mains étaient striées de veines bleuâtres. Il n’avait pas perdu plus de cheveux, mais ils étaient plus fins. On distinguait le rose de son crâne au-dessous.
— Lord Narraway, hein ? dit-il avec un faible sourire.
Sa voix était éraillée, mais ses yeux brillaient d’un vif éclat et il gagna son fauteuil sans trébucher ni tâtonner. Il s’assit avec précaution, appuyant les deux cannes contre le mur.
— L’affaire doit être importante pour vous amener jusqu’ici. Dawson m’a dit que vous n’étiez plus à la Special Branch. C’est vrai ?
— Oui. Je me morfonds à la Chambre des lords.
Narraway perçut une pointe d’amertume dans sa voix et la regretta aussitôt. Il espéra que Herbert n’allait pas croire qu’il s’apitoyait sur son sort. Il se demanda quoi ajouter pour nuancer sa réponse.
Herbert l’observait avec attention.
— Eh bien, si vous n’êtes plus à la Special Branch, que diable faites-vous ici ? demanda-t-il. Vous n’êtes pas venu m’interroger pour retrouver de vieux amis, vous n’en avez pas. Vous avez toujours été une créature solitaire. Et tant mieux. Le directeur de la Special Branch ne peut pas se permettre de dépendre de quiconque. Vous étiez le meilleur de nos hommes. Je déteste avoir à l’admettre, mais je mentirais en disant le contraire.
Narraway éprouva une bouffée de plaisir qui l’embarrassa. L’opinion de Herbert avait beaucoup d’importance à ses yeux et son approbation n’avait jamais été facile à obtenir.
— Que désirez-vous donc ? reprit celui-ci avant que Narraway ait pu trouver une formule appropriée pour le remercier du compliment. Inutile de vous expliquer. Je ne vous croirais pas, de toute façon. Si vous pouviez vous permettre de me le dire, ça n’en vaudrait guère la peine.
— L’Autriche-Hongrie, répondit Narraway.
Herbert arqua ses rares sourcils.
— Seigneur ! Vous n’êtes pas encore en train de remuer Mayerling et la mort de Rodolphe, tout de même ? J’aurais cru que vous aviez plus de bon sens. Le pauvre bougre a tué la fille et s’est suicidé après. Il a toujours été mélancolique au fond, même s’il lui est arrivé d’avoir des accès de gaieté en société. Du vin, des rires et un joli minois et tout allait bien jusqu’à ce que la musique s’arrête, comme sa mère. Il a toujours été une bombe à retardement. J’aurais pu vous dire la même chose il y a des années.
— Non, dit Narraway succinctement. Il ne s’agit pas de Rodolphe du tout, pour autant que je le sache.
— Alors quoi ? Vous avez dit l’Autriche-Hongrie.
— Il faut remonter trente ans en arrière, peut-être davantage, aux soulèvements, planifiés ou réalisés.
— Il n’en manque pas, acquiesça Herbert. Un bel autocrate, François-Joseph. Ce vieux brigand a lâché un peu la bride récemment, à ce qu’on me dit, mais en ce temps-là, il gouvernait d’une main de fer. Rodolphe et lui n’ont jamais vu les choses du même œil. On aurait dit le jour et la nuit.
Il fronça les sourcils de nouveau, avant de se pencher en avant et de dévisager Narraway.
— Et alors ? Pourquoi vous en souciez-vous ? Pourquoi maintenant ?
— Je croyais que vous n’alliez pas me poser de questions, lui fit remarquer Narraway.
Herbert émit un grognement.
— Bien sûr qu’il y a eu des soulèvements. Vous le savez aussi bien que n’importe lequel d’entre nous. Cessez de tourner autour du pot.
— Une révolte majeure, impliquant d’autres pays. Peut-être un soulèvement hongrois ?
Une lueur de mépris traversa le visage creusé de Herbert.
— Vous pouvez faire mieux que ça, Narraway. Vous savez aussi bien que moi, ou vous devriez le savoir, que les Hongrois se satisfont d’être une puissance de second ordre, calme, gouvernée par Vienne et de mener une existence très confortable à défaut d’être le coq de la basse-cour. S’ils se soulevaient contre les Autrichiens, ils auraient tout à perdre et rien à gagner. Ils sont assez fins pour le savoir.
— Et les Croates ?
— C’est une autre histoire, admit Herbert. La Croatie est une nation imprévisible, instable. Il y a des complots et contre-complots sans arrêt, mais rien n’en est jamais sorti, du moins pas encore. Ce n’est pas de ça qu’il s’agit, si ? Le ministère de l’Intérieur pense qu’il va y avoir un nouveau problème croate, hein ?
— Pas pour autant que je le sache, répondit Narraway sincèrement.
— C’est à Blantyre que vous devriez parler. Evan Blantyre. Il connaît les Croates mieux que personne. Il a vécu là-bas pendant un certain temps. Sa femme est croate. Très belle, mais fantasque, d’après ce que j’ai entendu dire. De santé fragile, toujours souffrante étant enfant. Pas étonnant, vu que la famille était constamment mêlée à une rébellion ou une autre.
Narraway se cala dans son fauteuil.
— J’irai le voir si les choses ont l’air de m’entraîner dans cette direction. Et les Italiens ? Ils n’ont toujours pas récupéré certaines de leurs villes du Nord. Trieste et sa région, par exemple.
Herbert réfléchit quelques instants.
— Les nationalistes italiens, dit-il d’un ton songeur. Il pourrait y avoir des soucis de ce côté-là. Sauf qu’ils sont désorganisés, malgré Cavour et Garibaldi et toutes ces histoires d’unification. Ils se chamaillent encore comme chien et chat. J’avais pensé qu’ils s’étaient un peu calmés ces temps-ci.
— Peut-être, commenta Narraway, sceptique. Vous souvenez-vous d’une Italienne appelée Serafina Montserrat ?
Il étudia le visage de Herbert, guettant le moindre signe qu’il reconnaissait le nom.
Herbert sourit, sa bouche dessinant un long arc amusé, les yeux brillants.
— Tiens, tiens, soupira-t-il. Serafina Montserrat. Pourquoi diable m’interrogez-vous sur elle ? Si elle est encore vivante, elle doit avoir au moins soixante-quinze ans. Je me souviens d’elle à trente ans. Elle montait à cheval mieux que n’importe quel homme et se battait à l’épée. J’étais assez doué moi-même, mais je n’ai jamais été dans sa catégorie. Je n’ai jamais essayé de me battre avec elle. Autant éviter de me rendre ridicule.
— Nationaliste.
C’était une constatation plus qu’une question.
— Oh, oui.
Herbert continuait à sourire.
— Mais toujours prête à donner un coup de main à quiconque s’opposait à l’Autriche, d’où qu’il soit.
— Ouvertement ?
Herbert parut choqué.
— Seigneur, non ! Muette comme un prêtre et rusée comme un jésuite.
— On dirait que vous parlez d’une nonne.
Herbert éclata de rire. C’était un son joyeux, qui fit renaître sur ses traits l’ombre fugace du jeune homme qu’il avait été autrefois.
— Elle était aussi différente d’une nonne qu’une femme peut l’être. Encore que je ne savais pas tout ça à l’époque.
— Comment l’avez-vous découvert ? Ou, ce qui est peut-être plus important pour moi, quand et par qui ?
— Par beaucoup de gens, et sur une période de plusieurs années. Elle était d’une grande discrétion.
— Ce n’est pas ce que vous avez laissé entendre, lui fit remarquer Narraway.
Herbert rit de nouveau, mais cette fois son rire s’acheva par une quinte de toux.
— Parfois, Narraway, vous êtes loin d’être aussi fin que vous l’imaginez, dit-il au bout d’un moment, cherchant encore à reprendre haleine. Vous auriez dû prêter davantage attention aux femmes. Si vous aviez pris plus de plaisir avec elles, cela vous aurait beaucoup aidé non seulement à mieux les comprendre, mais aussi à mieux comprendre les hommes.
Il étrécit les yeux.
— Trop de cervelle et pas assez de cœur, voilà votre problème. Je crois qu’en secret vous êtes un idéaliste ! Ce n’est pas le plaisir que vous voulez – c’est l’amour ! Seigneur, mon ami, vous êtes un anachronisme total !
— Nous parlions de Serafina Montserrat, lui rappela Narraway sèchement. Je ne suis pas là uniquement parce que je n’ai rien à faire et que j’ai besoin de m’immiscer dans les affaires d’autrui. Cela pourrait être important.
— Évidemment que vous avez besoin de vous mêler des affaires d’autrui ! riposta Herbert sans cesser de sourire. Nous en avons tous besoin. Je serais mort d’ennui si je ne fourrais pas mon nez partout où je le peux. Les gens d’ici me détestent ou feignent de me détester, mais ils viennent tous me voir de temps à autre parce qu’ils pensent que je connais les secrets de tout un chacun.
— Et c’est vrai ?
— Oui, dans l’ensemble.
— Serafina, l’encouragea Narraway.
— Elle était aussi dure et aussi compétente que la plupart des hommes, et meilleure que beaucoup. Ce n’était pas franchement une beauté, mais elle possédait une telle vitalité qu’on l’oubliait. Elle était…
Il sembla se perdre dans ses souvenirs.
— … naturelle.
Narraway ne put s’empêcher de se demander quelles relations Herbert avait entretenues avec elle. C’était là une possibilité qu’il n’avait pas envisagée auparavant. Interrogeait-il Herbert sur une ancienne maîtresse ? Ou n’était-ce qu’affaire d’imagination, et de rêves pris pour des réalités ?
— Jusqu’à présent, vous n’avez rien dit qui suggère qu’elle était discrète, de près ou de loin.
— Non, admit Herbert. Elle faisait si peu mystère de ses sympathies pour les nationalistes italiens que la plupart des gens supposaient qu’elle était aussi transparente pour le reste. Ce n’était pas le cas. Je suis parvenu à la conclusion qu’elle en savait très long sur les projets bulgares et croates, et même qu’elle avait des liens avec les premiers mouvements socialistes en Autriche. J’en suis convaincu, même si je n’en ai pas la moindre preuve.
— Une femme intelligente, commenta Narraway d’un ton de regret. Capable de bluff et de double bluff.
— Exactement, confirma Herbert.
Il se pencha en avant, froissant encore davantage sa veste.
— Narraway, dites-moi pourquoi vous tenez à le savoir. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis. Vous ne pouvez et ne devez la poursuivre en justice pour quoi que ce soit. Et si vous m’interrogez officiellement, je nierai tout.
Narraway sourit et regarda son interlocuteur droit dans les yeux. Une légère rougeur se répandit sur les joues de Herbert.
— Elle est malade et vulnérable, avoua-t-il. Je veux m’assurer qu’elle soit protégée. Pour ce faire, il me faut savoir de quel côté une attaque pourrait venir.
Le visage de Herbert se départit de toute sa jovialité.
— Une attaque ? répéta-t-il vivement.
— La menace est peut-être plus imaginaire que réelle. C’est pourquoi j’ai besoin de savoir.
Herbert demeura immobile quelques instants, fixant derrière Narraway le jardin balayé par la pluie, avec ses rosiers bien taillés et les bourgeons qui grossissaient sur les arbres. Quand enfin son regard revint au présent, ses yeux étaient voilés.
— Je me rends compte à quel point je la connaissais peu, murmura-t-il. C’était un être habité par une immense passion. Elle n’écoutait que son cœur. Je pensais savoir où était sa loyauté, mais je n’ai à vous offrir que des observations et des convictions – pour ce qu’elles valent.
— C’est plus que le peu que je sais, répondit Narraway aussitôt. Avant tout, ses convictions étaient-elles profondes ou était-ce une femme superficielle, à votre avis ?
— D’abord, je l’ai crue superficielle, reconnut Herbert avec une honnêteté qui lui était à l’évidence douloureuse. Puis j’en suis venu à croire qu’il y avait de la substance. Je le crois toujours.
— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
— Une trahison, souffla Herbert. Inutile de me demander toute l’histoire, car je ne la connais pas. À l’époque, j’ai seulement entendu parler de l’exécution d’un homme accusé d’avoir comploté un assassinat…
Narraway eut un frisson.
— Un assassinat ?
Herbert le toisa froidement.
— Pour l’amour du ciel, mon vieux, c’était il y a trente ans et il n’a pas été commis, de toute façon. Toute l’affaire a capoté. Le chef a été capturé, roué de coups et exécuté. La plupart des autres se sont enfuis.
— Mais Serafina Montserrat était impliquée ? insista Narraway. De quelle manière ? Vous ne voulez pas dire que c’est elle qui a dénoncé le chef ?
Herbert parut horrifié. Il foudroya Narraway du regard comme s’il avait blasphémé.
— Non ! Elle avait toutes sortes de défauts : elle était obstinée, impulsive, arrogante parfois – et certainement volage, si vous voulez la décrire comme ça –, mais elle serait morte pour la cause. C’est seulement grâce à son courage, à sa compétence et à la loyauté de ses amis qu’elle en a réchappé. Et à une dose de chance. Le proverbe « La fortune sourit aux audacieux » n’a jamais été plus vrai que pour elle.
Une fois de plus, Narraway se demanda jusqu’à quel point Herbert l’avait connue. Non que cela eût de l’importance tant qu’il disait la vérité, telle qu’il l’avait perçue.
— Elle pourrait donc être en danger ? conclut-il.
C’était à peine une question, à présent.
— Je ne sais pas, répliqua Herbert avec franchise, avec dans les yeux plus d’émotion que Narraway n’en avait jamais vu auparavant. C’était il y a si longtemps et, du point de vue de quelqu’un à Londres, si loin ! Qui se soucie le moins du monde de l’indépendance de la Croatie ?
— Personne. Néanmoins, une trahison ne s’oublie pas, quels que soient le moment et l’endroit où elle a eu lieu.
— En effet, acquiesça Herbert. Elle suscite toujours des sentiments passionnés. Trop passionnés pour qu’on attende trente ans de se venger.
Narraway ne pouvait le nier. Il était presque certain que tous les individus mêlés à cette affaire étaient morts ou trop âgés pour songer à une quelconque vengeance, tout comme Serafina elle-même.
— Je vous remercie. Y a-t-il quelqu’un d’autre qui pourrait apporter quelque lumière sur ce qui lui fait si peur ?
— Andelko Kirasic, suggéra Herbert d’un air songeur. Et Lord Tregarron, le spécialiste actuel dans ce domaine au ministère des Affaires étrangères. Mais vous le savez déjà. Et, bien sûr, pour l’Italie du Nord, qui était le principal souci de Serafina, c’est Ennio Ruggiero, et pour la Croatie, Pavao Altabas.
Narraway se leva.
— Je vous suis reconnaissant.
Il tendit la main.
— Merci encore.
Herbert sourit.
— Ça m’a fait plaisir de vous voir, Narraway. J’ai toujours su que vous iriez loin.
— Vous avez été bon maître, répondit Narraway avec sincérité. J’espère de tout cœur en avoir appris autant à mon successeur.
Il hésita.
— Pourquoi dites-vous ça ? s’étonna Herbert.
— Vous êtes-vous fait du souci à mon sujet ? Vous êtes-vous demandé si j’allais réussir, si j’avais assez de sang-froid et de jugement ?
Herbert sourit.
— Bien entendu. J’ai simplement eu le bon sens de ne pas vous le montrer à l’époque.
— Merci, dit Narraway, pince-sans-rire.
— Cela ne vous aurait pas aidé, répliqua Herbert. Mais j’ai passé quelques nuits blanches à cause de vous – sans raison, s’est-il avéré.
Narraway ne l’interrogea pas là-dessus.
Comme Herbert le lui avait suggéré, Narraway alla voir Ruggiero, et passa plus d’une heure avec lui sans rien apprendre de plus. Ruggiero était un vieil homme aux souvenirs flous, altérés par les peines du passé. L’Italie était désormais unie et il voulait oublier les frictions et les chagrins d’autrefois. Surtout, il voulait oublier les morts, les sacrifices et les aspects les plus laids de la lutte.
Narraway n’insista pas. Il n’aurait été dans l’intérêt de personne de questionner le vieillard et peut-être de le surprendre en flagrant délit de mensonge, non par intention mais parce qu’il se berçait d’illusions.
Ensuite, il se rendit chez Pavao Altabas. Il ne trouva que sa veuve. Il était décédé récemment, et Herbert ne l’avait pas su.
L’épouse était beaucoup plus jeune que son mari et ignorait tout des soulèvements en question. Le nom de Serafina Montserrat ne lui évoquait rien.
Enfin, il alla voir Lord Tregarron, non pas au ministère, mais à son club. C’était la fin de la journée et Tregarron était fatigué et réticent. Cependant, Narraway ne lui laissa pas le choix, sauf à se lever et à partir, ce qui eût été d’une impolitesse flagrante.
Ils étaient assis face à face, dans des fauteuils de part et d’autre de la cheminée où brûlaient d’énormes bûches. Narraway commanda du cognac pour eux deux. Le serveur l’apporta en murmurant des paroles d’excuse pour les avoir interrompus, bien qu’ils n’eussent pas encore commencé à parler.
— Faites en sorte que nous ne soyons pas dérangés, Withers, voulez-vous ? demanda Narraway.
— Certainement, milord, répondit ce dernier. Merci.
Il s’inclina et se retira.
Tregarron lança un regard sombre à Narraway, attendant qu’il explique son intrusion.
— La journée a été sacrément longue, Narraway, murmura-t-il. Cet entretien est-il vraiment nécessaire ? Vous n’êtes plus à la Special Branch.
Narraway fut surpris par la douleur que lui causait ce rappel, comme si son poste avait défini son identité et que, privé de lui, il n’avait plus d’importance pour ceux qui, récemment encore, le traitaient avec un respect proche de la crainte. Il dissimula non sans mal sa blessure d’amour-propre. S’il n’avait pas eu besoin de Tregarron, il aurait trouvé une riposte sanglante, bien qu’il se rendît compte au même moment qu’une telle réaction aurait trahi sa vulnérabilité.
Il se força à esquisser un sourire.
— Ce qui m’ôte tout devoir, mais pas la liberté d’intervenir dans certaines affaires, si je peux agir pour le bien, répondit-il.
Le visage de Tregarron se crispa un peu.
— Dois-je en déduire que vous justifiez ainsi le fait de pouvoir vous immiscer dans les Affaires étrangères sans que j’émette d’objection ?
Le sourire de Narraway se fit plus sombre.
— Je n’ai pas la moindre intention de m’immiscer dans les Affaires étrangères, que ce soit justifiable ou non. Je préférerais également que les étrangers ne se mêlent pas des nôtres. J’ai besoin d’informations de manière à empêcher un crime éventuel.
Tregarron fronça ses épais sourcils.
— Vous devez savoir que je ne peux rien vous dire. Ne m’obligez pas constamment à vous rappeler que vous n’êtes plus à la tête de la Special Branch. C’est gênant et grossier de votre part de me mettre au pied du mur.
Narraway avait du mal à maîtriser sa colère. Il n’avait plus aucun moyen de forcer Tregarron à répondre à ses questions et ce dernier le savait. C’était un aspect de la perte de son pouvoir auquel il avait peine à s’habituer.
— Je ne vous demande pas de renseignements sur le présent, dit-il calmement.
Il se trouva soudain réticent à expliquer ses raisons à Tregarron.
— Ce qui m’intéresse, c’est le climat d’ensemble qui prévalait il y a trente ou quarante ans.
— Il y a trente ou quarante ans ? Narraway, à quoi diable jouez-vous ? Il y a trente ou quarante ans où ?
Tregarron se pencha vers lui.
— De quoi s’agit-il ? Devrais-je être au courant ?
— Si j’en viens à penser que oui, je vous le dirai, répliqua Narraway. Jusqu’à présent, il ne s’agit que de rumeurs, dont la plupart me semblent dues à un excès d’imagination. Je désire les confirmer ou les infirmer avant d’ennuyer quelqu’un d’autre avec.
Tregarron parut soudain plus attentif.
— Que concernent-elles au juste ?
À présent, Narraway n’avait d’autre choix que de dire la vérité ou de mentir à dessein.
— Une femme qui s’appelle Serafina Montserrat, répondit-il. Nous avons déjà parlé d’elle.
Une ombre traversa le visage de Tregarron.
— En effet. Elle avait au moins trente ans à cette époque-là. Pourquoi diable aurait-elle de l’importance à présent ?
Narraway se ravisa quant à ce qu’il avait eu l’intention de dire.
— Ce sont des murmures ayant trait à des souvenirs, des récits, déclara-t-il d’un ton assez dégagé. Si je sais la vérité ou quelque chose d’approchant, je pourrai les faire taire.
Tregarron se raidit.
— Qui parle de Mrs. Montserrat ? demanda-t-il. Les luttes qu’elle a menées ont été gagnées ou perdues il y a des années, voire des décennies. Cela ressemble fort à des ragots. Mais cela pourrait être dangereux, Narraway. Mentionner un nom à la légère est parfois lourd de conséquences. Vous avez eu raison de vous adresser à moi. Elle travaillait essentiellement dans la sphère austro-hongroise. Elle connaissait beaucoup de gens et accordait ses faveurs avec une liberté regrettable.
— Mais tout cela remonte à des années, lui fit remarquer Narraway.
Il était étonné de constater combien il était irrité par le sous-entendu de Tregarron, bien qu’il n’eût jamais rencontré Serafina lui-même. Elle était l’amie de Vespasia. Il prit une profonde inspiration avant de poursuivre.
— J’imagine que la plupart des hommes concernés sont morts et leurs épouses aussi.
— Aimeriez-vous que de telles rumeurs circulent à propos de votre père ? lança Tregarron d’un ton mordant.
Narraway ne pouvait l’imaginer. Son père avait été plutôt austère, extrêmement intelligent mais distant, pas le genre d’homme qui aurait été accessible à une femme telle qu’il se représentait Serafina par le passé. Cette idée le fit sourire, et il surprit une lueur de fureur sur le visage de Tregarron, si vite évanouie qu’il se demanda si elle n’avait pas été un effet de son imagination.
— Cette idée vous amuse ? marmonna Tregarron. Vous m’étonnez. Aurait-elle amusé votre mère aussi ?
Narraway éprouva une vive blessure. C’était là un terrain sur lequel il ne désirait pas s’aventurer.
— Bien sûr que non, dit-il tout bas, d’une voix plus tendue qu’il ne l’avait voulu. C’est si éloigné de la teneur de mes questions que j’y ai vu un humour indirect. Pour autant que je le sache, aucune menace de ce genre ne pèse sur la réputation de quiconque.
— De quoi parlons-nous alors ? demanda Tregarron, presque impassible à présent.
Narraway choisit ses mots avec soin, se remémorant les propos de Vespasia.
— De liberté politique, de vieux complots, et de plus récents, visant à libérer la Croatie et surtout l’Italie du Nord du joug autrichien. Et même de la possibilité de tentatives d’assassinat.
— Peut-être ne m’avez-vous pas compris, rétorqua Tregarron, s’autorisant même un vague sourire. Serafina Montserrat doit avoir au moins soixante-quinze ans. D’après ce que j’ai entendu dire, c’était une agitatrice. Elle s’est forgé une réputation malheureuse, bien que certaines des histoires qui circulent à son sujet soient certainement apocryphes. Même si la moitié seulement est vraie, c’était un personnage haut en couleur, et une nationaliste italienne passionnée. Elle aurait été tout à fait capable de projeter un assassinat et elle avait assez de sang-froid pour aller jusqu’au bout. Cependant, pour autant que je le sache, elle n’est jamais passée à l’acte.
Il croisa les jambes et se laissa aller en arrière sur son siège, ses yeux rivés au visage de Narraway.
— Le seul événement dont j’aie entendu parler qui y ressemble, reprit-il, m’a été raconté. Je ne suis pas sûr qu’il y ait la moindre vérité là-dedans.
Narraway le dévisageait avec intensité.
Tregarron prit une expression de conteur.
— Un groupe de dissidents complotait l’assassinat d’un des principaux ducs autrichiens – un homme dont j’ai oublié le nom – qui tenait d’une poigne de fer le gouvernement local en Italie du Nord. On pourrait dire qu’il faisait régner un climat d’oppression, et qu’il était parfois injuste. Le plan était réfléchi, très simple au fond et a bien failli réussir. Il n’y avait pas de manœuvres compliquées susceptibles de mal tourner, rien n’était laissé au hasard.
— Pourtant, il n’a pas fonctionné ?
— Parce qu’ils ont été trahis par un des leurs. Ils ont dû prendre la fuite. Montserrat a été parmi ceux qui ont lutté le plus pour les sauver, mais en vain. Elle a été blessée dans l’affrontement qui a suivi, et le chef de la bande a été capturé, jugé sommairement et exécuté.
C’était le genre de récit amer que Narraway avait souvent entendu, surtout à l’époque où il se trouvait en Irlande. Il grimaça au souvenir des attentats qu’il avait surpris ou empêchés lui-même. Il songea à Kate O’Neil et aux actions qui, à son avis, avaient mené à son propre renvoi. Puis, malgré lui, il songea à Charlotte Pitt, à l’amour, à la loyauté, et aux blessures qui ne guérissent jamais.
Était-ce de cela qu’il s’agissait : d’anciens malheurs revenus hanter la vieillesse ? Serafina retournait-elle en pensée à cette époque-là, ou à une autre qui lui ressemblait ? Avait-elle dénoncé l’assassin potentiel et redoutait-elle à présent une vengeance ultime ?
Ou la justice ?
Tregarron coupa court à ses réflexions.
— Quel rapport tout cela pourrait-il avoir avec la situation actuelle, Narraway ? Je ne peux pas vous aider si j’ignore ce que vous cherchez au juste, que diable ! Ou pourquoi.
— D’après ce que vous dites, je suis en effet enclin à penser qu’il n’y a aucun rapport avec le présent, mentit Narraway. Comme vous me l’avez fait remarquer, elle doit avoir largement plus de soixante-dix ans. À supposer d’ailleurs qu’elle soit encore vivante.
Il se leva.
— Merci pour votre temps, conclut-il avec un petit sourire, et votre franchise.
Ces paroles étaient bien loin de ce que Narraway pensait réellement en roulant vers sa demeure dans les rues mouillées, jetant de temps à autre un coup d’œil aux pavés qui luisaient à la lumière des réverbères.
Tregarron lui avait menti. Il avait peur. Craignait-il la réapparition d’une vieille menace, une erreur passée qui mettrait en péril sa réputation ou ses relations actuelles ? Ou s’agissait-il d’un problème totalement nouveau lié à l’Empire austro-hongrois dont lui, Narraway, ignorait tout ? Il n’aurait peut-être pas été mieux informé même s’il avait encore dirigé la Special Branch. Les questions diplomatiques de routine ne la concernaient en rien.
Ce qui le troublait, alors que le fiacre bringuebalait dans la nuit, était la possibilité que Serafina, loin d’exagérer son importance, avait peut-être au contraire sous-estimé le rôle qu’elle avait joué par le passé. Si elle croyait s’être attiré des ennemis irréductibles, il était fort possible qu’elle ait raison. L’idée qu’une femme aussi remarquable soit à présent vieille et brisée, incapable de se protéger d’elle-même, qu’elle craigne pour sa vie, le bouleversait profondément.
Était-il en train de se ramollir ? De perdre son objectivité ? Oui, il aimait Charlotte. Il était temps de se l’avouer. Après l’Irlande, il aurait été absurde de le nier. Il avait toujours méprisé les gens qui se mentaient à eux-mêmes, et voilà qu’il avait été à deux doigts de le faire. Il devait accepter le fait qu’elle ne l’aimerait jamais autrement que comme un ami. S’il se conduisait avec élégance, c’était un lien qu’il pourrait conserver.
Cette vulnérabilité dévastatrice l’avait-elle changé ?
Probablement. Pour commencer, elle avait éveillé en lui une tendresse nouvelle à l’égard de Vespasia : il la comprenait mieux en tant que femme, au lieu de n’admirer que son courage et son intelligence. Elle aussi souffrait peut-être, mais jamais il ne s’en serait rendu compte s’il n’avait pas récemment fait l’expérience de la douleur, de l’échec et du doute.
C’était un changement effrayant, pas entièrement négatif, cependant.
Il résolut d’approfondir ses connaissances au sujet des affaires austro-hongroises, et notamment de se renseigner sur François-Joseph, l’empereur autoritaire dont le fils, l’archiduc Rodolphe, était mort si tragiquement à Mayerling.
Le vieil homme avait désormais pour héritier son neveu, l’archiduc François-Ferdinand, qu’il désapprouvait. Le jeune homme s’était apparemment marié par amour plutôt que d’épouser une femme issue d’une lignée royale appropriée. La malheureuse n’était qu’une vulgaire comtesse ou noblaillonne du même genre. Aux yeux du vieillard, cette décision prouvait que Ferdinand ne possédait ni le jugement ni le sens du devoir nécessaires pour devenir empereur. Seulement, il eût été impensable de remettre en cause les lois de la succession héréditaire, sur lesquelles reposait la légitimité de la monarchie.
Narraway devait-il informer Vespasia du peu qu’il avait découvert, afin qu’elle sache que Serafina n’avait pas embelli son passé ? Peut-être que oui. Ce serait courtois envers Serafina. Une personne au moins attacherait foi à ses dires. D’ailleurs, cela lui donnerait une occasion de revoir Vespasia.
Devait-il aussi parler à Pitt ?
Non, à moins que les recherches qu’il était sur le point d’entreprendre sur la situation actuelle en Autriche ne soulèvent des inquiétudes particulières. Pitt avait assez à faire avec les préoccupations habituelles de la Special Branch en matière d’attentats anarchistes et de rébellions constantes en Irlande. Un nombre croissant de dissidents russes arrivaient à Londres, fuyant l’oppression et la misère qui allaient s’aggravant dans leur pays. De plus, certains socialistes nés en Grande-Bretagne étaient persuadés que la seule façon d’améliorer les conditions de vie des pauvres consistait à s’en prendre aux membres privilégiés de la société.
À quoi bon inquiéter Pitt avec des rumeurs concernant une trahison qui avait eu lieu trente ans auparavant, à des milliers de kilomètres ? Narraway avait occupé son poste assez longtemps pour connaître l’importance d’écarter l’accessoire. Parler à Vespasia suffirait.