5
Le deuxième jour du mois de mars arriva, ensoleillé mais venteux et froid, encore très hivernal. Stoker entra dans le bureau de Pitt, faisant grise mine.
Pitt attendit qu’il parle.
Stoker se campa devant lui et le regarda dans les yeux.
— Nous avons reçu d’autres bribes d’informations qui semblent suggérer qu’une tentative d’assassinat pourrait avoir lieu dans les deux semaines à venir.
Il était mal à l’aise, les épaules raides.
— Nous sommes quasi certains d’avoir identifié l’homme qui se renseignait sur les signaux de chemin de fer près de Douvres. Nous supposons également que c’est lui aussi qui voulait savoir comment on changeait les aiguillages.
— Qui est-ce ?
— Nous pensons qu’il s’agit de Bilinski. Les Français en sont pratiquement sûrs. Ils le filent depuis un certain temps, à la suite d’un assassinat commis à Paris. Il a été vu au moins une fois avec Lansing…
— Lansing ? répéta Pitt vivement.
Les traits de Stoker se crispèrent.
— Oui, monsieur. C’est ça qui est inquiétant. Nous croyions que Lansing était en prison en France, mais il a été libéré.
Pitt eut un frisson. Lansing était anglais : c’était un homme froid, intelligent, qui n’était soumis à personne et – pour autant qu’ils puissent en juger – à aucune cause. Quant à savoir pourquoi les Français l’avaient relâché, peu importait dans l’immédiat, il se renseignerait plus tard. Il pouvait s’agir d’un point de procédure. Un avocat chevronné parvenait souvent à en soulever un et Lansing avait tout intérêt à engager un tel homme. Pire encore, un tiers avait peut-être payé pour le faire libérer.
Son regard croisa celui de Stoker et il comprit que ce dernier partageait ses pensées.
— Et c’est lui qui se renseignait sur les aiguillages et les trains de marchandises ?
— C’est probable, monsieur. Le bruit court que c’est un spécialiste des transports, surtout des trains : il sait changer les signaux, les aiguillages sur la ligne, faire sauter les attelages, ce genre de choses.
— D’autres noms ?
— Pas encore, mais nous y travaillons.
— Du nouveau au sujet d’Alois von Habsbourg ?
— Rien. Je ne vois aucune raison pour laquelle on pourrait vouloir l’assassiner, admit Stoker.
— Hormis pour causer un embarras à la Grande-Bretagne, et à la Special Branch en particulier, répondit Pitt. Ce qui serait le cas, à coup sûr.
Stoker hocha la tête.
— Sans doute, tout au moins à en croire divers bruits. Si la reine a plutôt bonne opinion de nous après l’affaire d’Osborne House, quantité de gens ne sont pas du même avis. Évidemment, la plupart ne savent pas ce qui s’est passé et ne le sauront jamais.
Pitt enfonça les mains dans ses poches, les épaules raides.
— Il y a pas mal de personnes qui voient dans notre pouvoir une menace pour leur liberté et leur vie privée. Voilà quelques décennies, elles disaient la même chose de la police.
— Des idiots, marmonna Stoker entre ses dents. Ils sont bien contents de la trouver quand il y a un cambriolage, une émeute ou encore un enlèvement. On est comme l’armée : rien n’est trop beau pour nous en temps de guerre et quand c’est fini, il faudrait qu’on devienne invisibles… jusqu’à la fois suivante.
Son visage exprimait un mépris teinté d’une amertume rare chez lui.
Pitt ne pouvait s’empêcher d’être d’accord avec lui. Il partageait son émotion et sa colère, même si à cet instant précis, il choisit de ne rien ajouter.
— Nous devons prendre cette affaire au sérieux, se contenta-t-il de dire. Qui est au juste Alois von Habsbourg ? Quel genre d’entourage amène-t-il ? Et si ces questions sont une intrusion dans sa vie privée, je m’en moque.
Stoker fit la grimace.
— Difficile d’en apprendre beaucoup sur lui, à part des détails superficiels : son lieu de naissance, le nom de ses parents, sa place dans l’ordre d’accession au trône – c’est-à-dire nulle part. Il n’est pas à proprement parler un homme politique, plutôt un philosophe et un amateur de sciences. Très intelligent, dit-on, mais un rêveur. Il inventera peut-être un jour ou l’autre quelque chose de génial mais de totalement inutile. Ou peut-être qu’il écrira des livres sur l’existence ou l’identité ou quelque chose du même genre. Du moins, c’est ce qu’on dit en Autriche. Il n’a jamais rien fait de notable.
— Est-il réellement apparenté à la reine ?
— Par alliance, oui. C’est une relation lointaine – comme la moitié de l’Europe.
Le visage de Stoker reflétait toujours son exaspération.
— Je doute qu’il compte parmi ses préférés. Même s’il paraît plutôt gentil, elle n’apprécie pas les gens qui réfléchissent trop.
Il s’interrompit brusquement, une légère rougeur aux joues, conscient d’avoir exprimé son opinion un peu trop librement.
— D’un autre côté, peut-être qu’il cherche seulement à impressionner, et qu’il avait envie de faire un voyage à Londres, déclara Pitt avec un semblant de sourire. Ou qu’il feint d’être un intellectuel distrait alors qu’en réalité c’est un homme courageux qui fait un travail dangereux.
— Je suppose que c’est possible, concéda Stoker à regret. Je n’y avais pas songé avant, mais oui.
— Qui l’accompagne ? répéta Pitt. Combien de membres de son entourage sont des gardes d’une sorte ou d’une autre ?
Stoker soupira.
— Impossible de le savoir. D’après ce qu’on nous dit, ce sont essentiellement des serviteurs : valets et majordomes. Ils ne feraient sans doute pas la différence entre un stylet et un tisonnier.
Il cilla.
— Le palais ne fournit-il pas des domestiques aux invités ?
Pitt se surprit à sourire.
— Des majordomes, bien entendu. Quant aux valets, chaque gentleman veut avoir le sien propre. Il connaît ses goûts et préférences, transporte sans doute tous les remèdes dont il pourrait avoir besoin et est entièrement au fait de ses faiblesses, ce qui est évidemment moins embarrassant que d’en répandre le bruit davantage.
— C’est une autre vie, n’est-ce pas ? fit observer Stoker avec un mince sourire.
— Comme la nôtre l’est de celle de bien des gens que nous rencontrons.
Stoker secoua la tête.
— Nous devons protéger cet homme, monsieur, quel qu’il soit. S’il est assassiné sur notre territoire, les choses vont vite tourner vinaigre. Quelque salaud va émerger de son trou pour nous prendre en faute.
Il grimaça.
— Sans parler du fait que certains de nos hommes risquent de se faire tuer ou estropier par la même occasion.
— Je sais, dit Pitt, songeant à la mise en garde de Narraway le jour de la passation des pouvoirs. Cela pourrait même être le but de l’opération. Le pauvre duc Alois n’est peut-être qu’un moyen d’y parvenir.
Stoker pâlit. Il marmonna quelque chose, qu’il refusa de répéter tout haut quand Pitt leva les yeux vers lui.
Ce fut à contrecœur que Pitt se résigna à retourner au ministère des Affaires étrangères, pourtant il n’avait pas le choix. Comme précédemment, Jack Radley fut la première personne à le recevoir. Ils se firent face dans la luxueuse mais froide salle d’attente aux murs couverts de portraits officiels d’anciens ministres.
— J’espère qu’il s’agit d’une autre affaire ? demanda Jack.
Il changea de position, comme si ce geste allait d’une manière ou d’une autre modifier sa capacité à gérer un éventuel désagrément.
— Non, il s’agit de nouvelles coïncidences, répondit Pitt, tout aussi tendu que lui.
Ni sa responsabilité professionnelle ni leur relation personnelle ne contribuaient à le mettre à l’aise. Il savait à quel point Charlotte serait peinée si la situation créait des dissensions entre Emily et elle. Tous leurs souvenirs d’enfance et les expériences qu’elles avaient partagées depuis seraient ternis par le déchirement du présent.
Jack prit un air contrarié.
— J’ai reçu d’autres informations suggérant la probabilité d’une tentative d’assassinat contre un membre de la famille royale autrichienne, commença Pitt. Bien que cet homme soit un parent éloigné de la reine, nul n’est besoin de travailler aux Affaires étrangères pour imaginer le coup qui serait porté à la réputation de la Grande-Bretagne en Europe, et partout ailleurs, s’il était abattu alors qu’il se trouve en visite ici, à l’invitation de Sa Majesté… n’est-ce pas ?
Il s’était montré un peu plus sarcastique qu’il n’en avait eu l’intention ; sa propre peur de voir un tel événement se produire introduisait une note de crispation dans sa voix.
— J’imagine que Lord Tregarron ne serait pas indifférent à pareille tragédie ni à sa propre position dans cette affaire si le pire survenait, ajouta-t-il.
Jack, qui avait pâli, le fixa en silence. Pendant plusieurs secondes, il pesa la situation.
— Vous êtes certain de ne pas vous inquiéter sans raison ?
— Mon travail consiste à anticiper, Jack. Si vous voulez dire par là que je dramatise – non. À mon avis, il y a assez d’éléments à présent pour prendre la menace au sérieux. Suis-je convaincu qu’on ne cherche pas délibérément à détourner mon attention d’un événement plus important ? Non, bien sûr que non. Est-ce un bluff ? Un double bluff ? Je ne sais pas. Tregarron est-il prêt à courir le risque qu’un membre de la famille royale autrichienne soit tué dans le déraillement d’un train, en même temps que quelques dizaines de Britanniques ? Si oui, nous devrions le remplacer par quelqu’un qui se montre un peu moins désinvolte envers nos vies et notre réputation. Qui soit capable de se représenter le scandale, l’indignation, voire les réparations susceptibles d’être exigées si cela arrive. Sans parler du fait qu’il faudrait expliquer à Sa Majesté que la Special Branch vous avait avertis des risques, et que vous avez jugé inutile de l’écouter.
Jack prit une profonde inspiration, prêt à parler, puis se ravisa.
Pitt esquissa un sourire sans joie.
— Je vais répéter vos propos à Lord Tregarron, déclara Jack. Si vous voulez bien patienter, je reviendrai aussi vite que possible.
En fait, un long quart d’heure s’écoula avant son retour. À l’instant où il vit son visage, Pitt comprit que Tregarron allait le recevoir, fût-ce à regret.
Il suivit Jack hors de la salle d’attente et ils s’engagèrent dans un couloir élégant. Dix mètres plus loin, Jack s’arrêta et frappa discrètement sur la porte en forme d’arche. On lui répondit d’entrer, et il l’ouvrit.
— Le commandant Pitt, milord, annonça-t-il, s’effaçant devant Pitt.
Tregarron se tenait derrière son bureau, et sa silhouette se découpait sur la fenêtre dans le contre-jour créé par le soleil de la fin d’hiver. Il se tourna vers Pitt. Son visage, dans l’ombre, était difficile à déchiffrer.
— Radley m’informe que vous persistez à prétendre qu’il se trame une tentative d’assassinat à l’encontre du duc Alois. Vous semblez sûr que vos soupçons sont justifiés.
Il avait parlé d’un ton presque impassible.
— Il m’a conseillé de prendre l’affaire au sérieux, au moins dans la mesure où, s’il y avait le moindre grain de vérité là-dedans, cela pourrait se révéler désastreux pour notre réputation, et coûter la vie à un grand nombre de nos concitoyens. Est-ce votre avis ?
— Oui, monsieur, répondit Pitt, reconnaissant envers Jack d’avoir résumé le fond de l’affaire de manière aussi concise. C’est une menace que nous ne pouvons nous permettre d’ignorer. Même en cas d’échec de l’attentat, si nous n’agissons pas, nous aurons l’air incompétents, indifférents, ou, pire encore, complices.
Il fut satisfait de lire aussitôt une inquiétude sur le visage de Tregarron, même si elle s’accompagnait d’une irritation considérable.
— Voilà qui paraît nettement plus affirmatif que lorsque vous avez mentionné la possibilité à Radley il y a quelques jours, dit-il d’un ton acerbe. Pourquoi diable une faction dissidente autrichienne voudrait-elle causer un désastre afin d’assassiner un jeune aristocrate peu en vue, relativement inoffensif, qui n’a pour ainsi dire aucun pouvoir et aucun intérêt politique ? C’est absurde, Pitt. Avez-vous consulté Narraway au sujet de l’extraordinaire hypothèse que vous avez échafaudée ?
Pitt sentit la colère bouillonner en lui. Les joues en feu, il fit un effort suprême pour garder une voix calme et égale.
— Non. Lord Narraway n’est plus informé des renseignements obtenus par la Special Branch et discuter avec lui de telles questions reviendrait à enfreindre le serment de confidentialité que j’ai prêté. D’ailleurs, on m’a dit que vous étiez le spécialiste de l’Autriche-Hongrie, et par conséquent la personne à consulter, monsieur.
Tregarron pinça les lèvres. Visiblement furieux, il se tourna à demi et s’approcha de la cheminée. Il prit place dans le grand fauteuil confortable vis-à-vis de la porte, dos à la lumière, et fit signe à Pitt de s’asseoir en face de lui.
— Dans ce cas, je suppose que vous feriez mieux de m’exposer en détail les preuves indubitables qui, selon vous, mènent à une conclusion aussi extraordinaire, dit-il en se penchant pour attiser le feu. Le duc Alois est un homme d’importance négligeable dans les affaires autrichiennes, sans parler de l’Europe. Il vient uniquement parce qu’il a un certain charme et que Sa Majesté, apparemment, l’aime bien – ou plutôt, pour être précis, a de l’affection pour sa mère qui, elle, n’est plus en mesure de voyager. Qui diable gagnerait à le faire assassiner ? Et je vous ferais remarquer que si quelqu’un voulait agir de la sorte, il aurait quantité d’opportunités pour le faire dans son propre pays, sans entraîner dans la mort une foule d’innocents. Pourquoi diable ferait-on une chose pareille ?
Il dévisagea Pitt, arquant ses sourcils épais, l’incrédulité peinte sur ses traits.
Pitt déglutit. Il lui vint à l’esprit que Tregarron n’aurait pas pris ce ton pour parler à Narraway, puis il refoula cette idée, non parce que c’était faux, mais parce que cela affectait sa capacité à être sûr de lui avec Tregarron. Il ne devait pas se laisser paralyser par des comparaisons. S’il possédait des faiblesses que Narraway n’avait pas, il avait aussi des atouts.
Il s’assit un peu plus confortablement et croisa les jambes.
— Si j’avais les réponses à ces questions, monsieur, je n’aurais pas besoin de vous demander autre chose qu’une confirmation de ces faits, et peut-être seulement par courtoisie. Le duc Alois semble être un jeune homme agréable sans rien pour le distinguer des autres hormis ses liens avec la royauté. Cela ne signifie pas qu’il n’ait aucune importance. Parfois de tels hommes sont des pions idéals.
Une ombre traversa le visage de Tregarron, qui garda toutefois le silence.
— Cependant, je crois probable qu’il soit une cible, non pas à titre personnel, mais simplement parce qu’il est disponible, reprit Pitt. S’il était tué sur le sol anglais, ce serait extrêmement embarrassant pour le gouvernement de Sa Majesté et il y aurait toujours des gens pour en tirer avantage…
— En Autriche ? coupa Tregarron sans dissimuler ses doutes.
— Rien ne prouve que le plan soit spécifiquement autrichien.
Pitt nota avec satisfaction la surprise de Tregarron. Il était clair qu’il n’avait pas envisagé cette possibilité.
— Il pourrait être d’origine allemande, française, italienne, et même russe, ajouta-t-il. Notre puissance attire inévitablement son lot d’ennemis.
Tregarron se pencha en avant. Son langage corporel avait changé du tout au tout.
— Des détails, Pitt. J’ai tout à fait conscience de la position que nous occupons en Europe et dans le monde. Il n’y a rien de nouveau là-dedans. Pourquoi agir maintenant ? Pourquoi ce jeune homme en particulier ? Vous feriez mieux de me révéler précisément les faits et les observations qui ont été portés à votre attention et de me laisser libre de les interpréter.
Pitt resta silencieux. Il réfléchissait à toute allure. L’arrogance de cet homme lui coupait le souffle. Il s’adressait à lui comme à un petit policier signalant un cambriolage, incapable de le considérer dans le contexte d’un plan plus vaste. Narraway aurait eu une riposte cassante toute prête, de sorte que Tregarron n’aurait jamais eu l’audace de le mépriser à l’avenir.
Les mots, le calme et l’assurance nécessaires pour ce faire manquaient à Pitt, et il avait l’impression d’être redevenu le fils du garde-chasse, convoqué devant le maître de maison. Sauf que Sir Arthur Desmond ne l’avait jamais traité avec tant de mépris.
Si Pitt refusait de fournir les détails demandés, cela suggérerait qu’il ne les avait pas. Il fut sur le point de demander à Tregarron s’il désirait que tous les employés subalternes de la Special Branch lui fournissent un rapport écrit, mais il n’osa pas aller jusqu’au sarcasme. Il ne pourrait faire son travail s’il se mettait ouvertement cet homme à dos.
La situation était si pénible qu’il en avait la gorge nouée.
— Combien de détails vous faut-il, monsieur ? Nous avons des sources régulières d’informations dans tout le pays, et, dans ce cas précis, en France, en Allemagne et en Autriche. Sans parler de notre propre personnel et des relations limitées que nous entretenons avec l’équivalent de la Special Branch dans la plupart des pays européens.
Il observa le visage de Tregarron et y vit une lueur d’anxiété qui s’évanouit presque aussitôt. Peut-être venait-il de se rendre compte que Pitt était mieux informé qu’il ne l’avait cru, et qu’il ne se livrait pas seulement à une interprétation personnelle de vagues commérages.
— L’essentiel de ce que nous apprenons provient de la surveillance de gens que nous connaissons, de changements de leurs habitudes ou de leurs déplacements, ajouta-t-il. Des individus à qui ils parlent, des lieux qu’ils fréquentent. De tels changements peuvent indiquer qu’ils préparent…
— Ne me prenez pas pour un vulgaire policier qui apprend son métier, Pitt ! aboya Tregarron. Je n’ai ni l’envie ni le temps de jouer au détective. Pour l’amour du ciel, mon brave, faites votre travail ! Vous êtes censé être le commandant de la Special Branch, pas un jeune agent qui effectue sa ronde !
Pitt serra les dents.
— Je vous donne mon opinion basée sur les éléments que nous avons réunis, Lord Tregarron. Vous m’avez demandé des détails. C’est une série de petites observations relevant des changements d’habitudes ; des gens posant des questions curieuses ; de nouvelles alliances entre des individus qui n’ont pas de passé connu en commun ; de dépenses qui n’ont pas de justification apparente ; de voyages anormaux, de rapports faisant état de réunions mêlant des dissidents connus à des nouveaux venus ; des déplacements d’armes et de dynamite ; de disparitions d’individus qui resurgissent dans d’autres lieux. Même, parfois, de morts inattendues : des accidents, des meurtres. Désirez-vous que je continue ?
Le visage de Tregarron s’était légèrement coloré.
— Je désire que vous me disiez en quoi ces observations suggèrent que quelqu’un fomente une tentative d’assassinat contre un petit duc autrichien durant un voyage en train. Je ne comprends pas pourquoi c’est si évident pour vous. Vous semblez attendre que je fasse reporter son voyage sans aucun motif autre que le doute, peut-être le trac, de notre nouveau directeur de la Special Branch.
Il eut un rictus dédaigneux qu’il ne prit pas la peine de cacher.
— J’ai l’impression que vous avez perdu votre sang-froid, mon brave ! continua-t-il. On vous a promu au-dessus de vos capacités. Je l’ai dit à Narraway à l’époque. Vous êtes un excellent second – le meilleur, je vous l’accorde. Mais vous n’êtes pas né pour commander, on ne vous a pas élevé pour cela ! Je suis navré que vous m’ayez forcé à vous le dire en face.
Il paraissait moins navré qu’exaspéré.
— Vous avez peut-être raison, monsieur, dit Pitt avec raideur, s’efforçant de respirer calmement. D’un autre côté, c’est peut-être Lord Narraway qui a raison. Nous devons l’un et l’autre espérer que son appréciation des compétences nécessaires pour diriger la Special Branch soit supérieure à la vôtre.
Il se leva.
— Sinon, nous pouvons nous attendre à des conséquences fort déplaisantes, à commencer par un assassinat à Londres, un embarras sérieux pour Sa Majesté et peut-être des relations glaciales avec l’Autriche-Hongrie, accompagnées d’une demande de réparations. Bonne journée, monsieur.
Tregarron bondit sur ses pieds.
— Comment osez-vous…
Il s’interrompit brusquement.
Pitt attendit, immobile, les yeux écarquillés.
Tregarron prit une profonde inspiration.
— Comment osez-vous laisser entendre que je ne prends pas cette menace au sérieux ?
Il écrasa le poing sur la sonnette de son bureau. Un instant plus tard, on frappa un coup bref à la porte et Jack entra, refermant le battant derrière lui et s’arrêtant sur le seuil.
— Oui, monsieur ? dit-il d’un ton sombre, évitant délibérément le regard de Pitt.
— Entrez ! aboya Tregarron.
Jack fit quelques pas de plus et s’arrêta de nouveau. Il continuait à éviter les yeux de Pitt.
— Monsieur ?
Tregarron le fixa.
— Pitt semble croire que le duc Alois von Habsbourg est la cible probable d’une tentative d’assassinat, si brouillonne, absurde et injustifiée soit-elle. Il ignore l’identité de l’assassin potentiel, ainsi que le but de l’opération, il sait seulement que les conséquences seraient affreuses.
— En effet, monsieur, acquiesça Jack. Cela donnerait aussi à l’Autriche une arme de taille à utiliser contre nous dans les années à venir.
— Pour l’amour du ciel, je ne suis pas aveugle ! rétorqua Tregarron d’un ton mordant. Le problème, c’est que nous ne pouvons pas nous affoler pour un rien à chaque instant. Nous devons exercer notre jugement critique plutôt que de nous agiter comme des marionnettes à chaque peur, réelle ou non, probable ou non et même, possible ou non. Quel est votre point de vue sur cette affaire, Radley ? Êtes-vous d’accord avec Pitt, sur la base de cette série d’observations mineures du comportement de quelques informateurs, espions, pique-assiette en général ? Ou croyez-vous que tout cela fait partie du climat d’ensemble et que nous devrions rester calmes et ne pas perdre notre sang-froid ?
Pitt fulminait.
— Je ne recommande pas que nous perdions notre sang-froid, monsieur, intervint-il d’une voix rauque.
Tregarron ne détourna pas son regard de Jack.
— Vous m’avez recommandé de conseiller au duc Alois de ne pas venir, rétorqua-t-il. Cela revient à perdre notre sang-froid, Pitt. Cela revient à dire à l’empereur François-Joseph et au reste du monde que nous ne sommes pas en mesure de protéger des princes de second rang en visite d’un massacre par déraillement, et que, par conséquent, ils feraient mieux de rester à Vienne, à Budapest, ou d’où diable qu’ils viennent – où les autorités peuvent garantir la sécurité dans les trains !
— Où un éventuel assassinat n’engage pas la responsabilité de la Grande-Bretagne, rectifia Pitt.
Le visage de Jack devint livide. Il continuait à éviter le regard de Pitt.
— Dans ce cas, que faisons-nous ? demanda Tregarron d’un ton péremptoire. L’accueillons-nous ou disons-nous à Sa Majesté que nous ne pouvons pas assurer la protection de son petit-neveu et qu’elle serait bien avisée de lui dire de rester chez lui ?
— Nous serions la risée de l’Europe, milord, répondit Jack à voix basse. Nous devrions donner au commandant Pitt tous les hommes supplémentaires dont il a besoin pour protéger le duc Alois, qu’importent le coût et le dérangement occasionnés.
Tregarron le considéra avec stupeur et incrédulité.
— Vous pensez donc que toute cette menace pourrait être réelle ?
— Non, monsieur, répondit Jack. Je pense qu’elle est improbable au point d’être quasiment impossible, mais que nous ne pouvons nous permettre de l’ignorer. Le commandant Pitt a vingt ans d’expérience en matière d’intrigue et de meurtre. Si nous ignorons ses mises en garde, nous serons entièrement à blâmer s’il arrive quelque chose. Notre position alors serait intenable.
— Mais improbable, bon sang !
— Oui, milord, improbable, mais pas impossible.
— Je vous sais gré de vos conseils.
Tregarron se tourna vers Pitt et lui décocha un regard aigre.
— Je suppose que vous êtes obligé de venir m’informer de ce que vous considérez comme des menaces sérieuses, cependant je ne peux pour ma part passer mon temps à jouer aux devinettes. Vous êtes censé parvenir à des décisions seul. Dès que vous serez un peu plus habitué à votre poste, je m’attendrai qu’il en soit ainsi. Bonne journée.
Pitt, trop furieux pour répondre, inclina très légèrement la tête, puis sortit à grandes enjambées.
Jack le rattrapa dans le couloir, une dizaine de mètres plus loin.
— Je suis désolé, dit-il dans un murmure. Mais il sait de quoi il parle et les preuves sont plutôt minces.
— Évidemment, siffla Pitt entre ses dents. Les gens ne laissent pas de pistes qui permettent de remonter jusqu’à eux. S’ils le faisaient, nous n’aurions pas besoin de police, sans parler d’une Special Branch. N’importe quel imbécile pourrait faire leur travail.
Il ne ralentit pas l’allure et Jack fut contraint d’allonger ses foulées pour rester à sa hauteur.
— Allons, Thomas, dit-il d’un ton conciliant. Vous ne pouvez attendre de Tregarron qu’il accepte une hypothèse aussi improbable sans preuves réelles. Il connaît l’Autriche, reçoit des rapports réguliers de nos gens là-bas et de quelques autres aussi. Il est extrêmement compétent.
Pitt s’arrêta brusquement et pivota pour lui faire face.
— Auriez-vous dit tout cela, en de pareils termes, si ç’avait été Narraway qui était venu vous parler de ses soupçons ? Ou lui auriez-vous accordé la courtoisie de supposer que lui aussi était compétent ?
La rougeur monta aux joues de Jack.
— Je suis désolé. C’était affreusement maladroit de ma part. Je…
Pitt eut un sourire sombre.
— Non, c’était regrettablement honnête. Et ce n’est pas une qualité que vous pourrez vous permettre de manifester si vous espérez vous élever dans le corps diplomatique. Un jour, vous serez peut-être compétent, vous aussi, mais pas aujourd’hui.
Sur quoi il se remit à marcher.
— Thomas !
Jack le retint par le bras, fermement, l’obligeant à s’arrêter.
— Écoutez. Je crois que vous dramatisez, et après les événements de Saint-Malo, d’Irlande et ce qui est arrivé à Narraway, je le comprends en partie. Néanmoins, vous ne pouvez contraindre Tregarron à agir contre sa connaissance de l’Autriche et de ses peuples. Si vous croyez vraiment qu’une menace existe, je ferai en sorte de vous obtenir un rendez-vous auprès d’Evan Blantyre. Si quelqu’un en Grande-Bretagne en sait plus long sur l’Autriche que Tregarron, c’est Blantyre. Il y a passé des années, ainsi qu’en Italie du Nord, en Hongrie et en Croatie. En fait, son épouse est croate. Je lui dirai que c’est une affaire urgente, et même qu’un piètre jugement de notre part pourrait avoir des conséquences fort déplaisantes.
Il regarda Pitt avec espoir, le regard franc, son visage exprimant une émotion qui n’était ni de la gêne ni de la vanité.
Pitt se sentait hargneux, profondément blessé d’avoir à quémander ce qui aurait été sur-le-champ accordé à Narraway. La situation était-elle due à son inexpérience à ce poste et au fait que Narraway, contrairement à lui, était un gentleman ? Ou bien ce dernier avait-il accumulé tant de connaissances que personne n’osait mettre sa parole en doute ? Rien de tout cela n’était la faute de Jack, et Pitt aurait eu tort de gaspiller les rares atouts dont il disposait : la solidité des liens familiaux et d’amitié que Narraway n’avait jamais eus.
Il s’obligea à refouler son ressentiment.
— Merci, c’est une excellente suggestion. S’il est d’accord, Blantyre pourra sans doute m’aider à tirer des conclusions des rapports que nous recevons. Il est clair qu’il se trame quelque chose, mais peut-être n’est-ce pas ce que nous croyons.
Jack sourit et ses épaules se détendirent. Pitt comprit combien il était soulagé en voyant sa veste bien coupée reprendre ses plis naturels.
— Je m’en occupe tout de suite, promit Jack. Dès que ce sera convenu, je vous le ferai savoir.
Pitt hocha la tête de nouveau.
— Merci.
Jack retourna sur ses pas, en proie à des émotions fort contradictoires. Il était certain d’avoir bien agi en promettant à Pitt de lui ménager un entretien avec Evan Blantyre, et pourtant il sentait en même temps que Tregarron aurait désapprouvé. Il n’était pas sûr de savoir pourquoi. Dans une certaine mesure, Pitt exagérait les risques, mais cela était préférable à une réaction trop faible ou trop tardive. L’humilier et le faire douter de son jugement ne servaient les intérêts de personne.
Parvenu à la porte de Tregarron, il toqua légèrement et fut invité à entrer.
Tregarron était assis à son bureau. Des papiers concernant une autre affaire étaient étalés devant lui. Il leva les yeux vers Jack, les traits encore altérés par un reste de colère.
— J’aimerais que vous parcouriez ces documents et que vous me donniez votre avis, Radley, dit-il en faisant une pile plus nette. Je pense que Wishart a raison, mais je suis prédisposé à ce point de vue de toute manière. Vous connaissez Lord Wishart ? Un homme de qualité. Très solide.
— Non, monsieur, répondit Jack en tendant la main pour prendre les papiers.
— Il faudra que je vous présente un de ces jours.
Tregarron lui adressa un sourire qui éclaira son visage, lui conférant un charme indéniable.
— Il vous plaira.
— Merci, monsieur.
Jack était flatté. De nombreuses personnes désiraient faire la connaissance de Lord Wishart, et rares étaient celles qui y parvenaient. Emily serait ravie. Il voyait d’ici son expression lorsqu’il le lui annoncerait. Puis il eut soudain le sentiment désagréable que Tregarron essayait de compenser son attitude si agressive envers Pitt. Tregarron savait parfaitement que Pitt était son beau-frère. C’était une relation qu’il aurait été dangereux de passer sous silence. On aurait pu le croire malhonnête. Il eut envie de dire quelque chose, mais il ne voyait pas clairement quoi.
Il baissa les yeux sur les feuilles que Tregarron lui avait remises. Il y était question d’envoyer une mission diplomatique à Trieste, l’une des villes italiennes qui demeuraient sous la férule autrichienne. L’entreprise avait essentiellement des buts culturels, et l’on y mentionnait la Slovénie, incluse dans le territoire concerné. L’affaire était complexe, comme toujours dans l’Empire, notamment pour les régions de l’Est.
Il remarqua un commentaire rédigé de l’écriture fluide de Lord Tregarron et en lut les deux premières phrases. Puis il reprit au début, croyant avoir fait une erreur. L’opinion était en contradiction directe avec des informations que Tregarron avait reçues la veille.
— Que ce soit fait pour cet après-midi, Radley, ordonna Tregarron.
Jack leva les yeux. Devait-il exprimer un doute sur ce qu’il avait lu, ou donnerait-il l’impression d’outrepasser son rôle, voire de critiquer Tregarron ? Il décida de ne rien dire. Il devait y avoir une explication, un fait supplémentaire dont il n’avait pas encore conscience. S’il lisait l’intégralité du rapport, il trouverait certainement la raison de cette apparente anomalie.
— Oui, monsieur, répondit-il, se forçant à croiser le regard de Tregarron et à sourire brièvement. Merci.
Tregarron inclina la tête et reporta son attention sur les papiers posés devant lui.
La confirmation de Blantyre parvint à Pitt le jour même, en fin d’après-midi, plus vite qu’il ne s’y était attendu. Pitt devait se rendre sur-le-champ au bureau de Blantyre, où ce dernier pourrait lui consacrer au moins un quart d’heure avant son prochain rendez-vous.
Pitt attrapa son manteau et, oubliant son chapeau, sortit pour héler le premier fiacre qui passait. Arrivé au cabinet de Blantyre, il gravit les marches deux par deux avant de s’arrêter, un peu hors d’haleine, devant la porte. Contrairement à son habitude, il ajusta sa cravate et les plis de sa veste, puis leva la main pour frapper.
À peine l’avait-il laissée retomber qu’on lui répondit. Un secrétaire le fit entrer et l’introduisit aussitôt dans le bureau de Blantyre. Ils échangèrent une poignée de main et Blantyre lui fit signe de s’asseoir.
— Navré pour ce rendez-vous de dernière minute, s’excusa Blantyre. Dites-moi aussi brièvement que possible ce que vous savez et ce que vous en avez déduit.
Pitt avait déjà préparé ce qu’il dirait. Il commença sans préambule.
— Nous avons suivi les pistes que vous nous avez données et nous sommes presque certains de l’identité des hommes qui se sont renseignés sur les horaires, les signaux et les aiguillages. Cela s’ajoute à diverses autres informations, l’observation d’alliances inattendues entre des gens que nous savons être des fauteurs de troubles et des sympathisants anarchistes ou des adeptes du changement par la violence.
Blantyre acquiesça, intensément concentré sur les paroles de Pitt.
— Les éléments réunis confirment que la cible visée est le duc Alois von Habsbourg, comme vous l’aviez suggéré, reprit Pitt. Nous avons entrepris des recherches, cependant tout semble indiquer que c’est un jeune homme plaisant, un philosophe plutôt qu’un homme d’action. S’il n’appartenait pas à la famille royale, personne n’aurait jamais entendu parler de lui.
Blantyre se raidit, ouvrant des yeux ronds. Il expulsa lentement l’air de ses poumons.
— J’espérais m’être trompé. Cela est très grave, Pitt. La tragédie serait terrible, et la gêne occasionnée aussi. L’Europe tout entière nous tiendrait pour responsables, ce que vous savez, bien sûr. Que valent ces éléments, à votre avis ?
— Ils sont trop importants pour qu’on ferme les yeux, répondit Pitt sans hésiter. Il s’agit peut-être d’une extraordinaire série de coïncidences. Selon mon expérience, toutefois, ce genre de choses n’arrive qu’une fois par siècle, et encore. Je ne peux me permettre de l’ignorer.
— À l’évidence, admit Blantyre. D’après ma propre expérience des affaires austro-hongroises, je continue à penser que c’est hautement improbable. Tout, dans cette affaire, me semble absurde. Cela dit, « hautement improbable » ne suffit pas. Nous devons nous assurer que c’est impossible. J’ai besoin de détails supplémentaires et je n’ai hélas pas plus le temps de prolonger cette conversation que de réfléchir convenablement à tout cela. J’ai un rendez-vous que je ne peux remettre.
Il se leva.
— Demain, je serai pris toute la journée. Pouvez-vous venir dîner chez moi le soir ? Je serais ravi de vous accueillir, votre épouse et vous. Lorsque les dames se seront retirées au salon, nous pourrons discuter de cette question en détail. Donnez-moi toutes les informations que vous êtes libre de divulguer, compte tenu du fait que je suis moi aussi au service du gouvernement de Sa Majesté. Je sais garder un secret. À nous deux, nous devrions pouvoir jauger la gravité de la menace, de façon que vous puissiez réagir de manière appropriée.
Pitt se leva avec l’impression d’être délivré d’un lourd fardeau. Il avait trouvé un allié : peut-être le seul homme de toute l’Angleterre capable de l’aider à apprécier la valeur de ses informations.
— Merci, monsieur, répondit-il avec une profonde sincérité. Nous serons enchantés de venir.
Blantyre lui serra la main.
— Ce sera en toute simplicité, néanmoins nous en ferons une soirée agréable. Disons vers huit heures ? C’est peut-être un peu tôt, mais nous aurons besoin de temps. Cette affaire risque d’être sérieuse, après tout.
Pitt prit congé de lui et emprunta le couloir d’un pas vif, souriant à lui-même. Ç’avait été plus qu’un succès professionnel. Un homme occupant un poste haut placé l’avait traité avec la dignité qu’il aurait accordée à Narraway. Il n’y avait pas eu de condescendance dans son attitude. Pitt souriait encore en descendant les marches et en sortant dans la rue balayée par le vent âpre de mars.
L’après-midi même où Pitt s’entretenait avec Evan Blantyre, Charlotte résolut de téléphoner à Emily. Tant pis si elle se sentait gênée et tant pis si la querelle avait été principalement la faute de sa sœur. L’une d’elles devait faire le premier pas, avant que le motif originel du différend n’ait été enfoui sous d’autres délits et que le fossé ainsi creusé ne devienne une habitude. Puisque, apparemment, Emily n’allait pas le faire, elle le devait. D’ailleurs, elle était la plus âgée des deux ; peut-être était-ce sa responsabilité.
Elle décrocha le récepteur, espérant à demi qu’Emily soit sortie. Elle pourrait ainsi se satisfaire de la pensée qu’elle avait consenti un effort sans avoir réellement à négocier une sorte de paix.
Le valet de pied à l’autre bout du fil avertit Emily qui vint presque aussitôt.
— Comment vas-tu ? demanda-t-elle d’une voix prudente.
— Très bien, merci, répondit Charlotte.
Elles auraient pu être de parfaites inconnues. La conversation qu’elle avait projetée lui sortit complètement de la tête.
— Et toi ? ajouta-t-elle pour meubler le silence.
— On ne peut mieux. Nous allons au théâtre ce soir. On donne une nouvelle pièce, dont on dit beaucoup de bien.
— J’espère qu’elle vous plaira. As-tu eu des nouvelles de maman et de Joshua dernièrement ?
Joshua Fielding, le second mari de leur mère, était acteur. La question semblait raisonnable. Tout du moins empêchait-elle le retour du silence.
— Pas depuis deux semaines, répondit Emily. Ils sont à Stratford. L’avais-tu oublié ?
Charlotte avait oublié, en effet, mais ne désirait pas l’avouer. Il y avait une pointe de condescendance dans le ton d’Emily.
— Non, mentit-elle. J’imagine qu’ils ont le téléphone, même là-bas.
— Pas dans les pensions réservées aux acteurs. Je pensais que tu le savais.
— Tu as l’avantage sur moi, riposta Charlotte. Je n’ai jamais eu l’occasion d’y séjourner.
— Étant donné que notre mère les fréquente et que tu sembles te soucier de son bien-être, peut-être est-ce un tort.
— Pour l’amour du ciel, Emily ! Ce n’était qu’une simple question… un banal sujet de conversation.
— Je ne t’ai jamais vue à court de sujets de conversation.
Le ton d’Emily était toujours critique.
— Et de plus pertinents que celui-là, ajouta-t-elle.
— Il y a beaucoup de choses que tu n’as jamais vues, lança Charlotte d’un ton mordant. J’espérais avoir une discussion plaisante. Il est clair que cela ne va pas être le cas.
— Tu espérais que j’allais intercéder auprès de Jack pour qu’il sorte Thomas des difficultés où il se trouve, rectifia Emily.
Charlotte sentit Emily sur la défensive et hésita un instant, se demandant si elle devait dire quelque chose de gentil, peut-être même de protecteur. Puis son irritation et la loyauté qu’elle éprouvait envers Pitt l’emportèrent.
— Tu surestimes l’opinion que j’ai des capacités de Jack, dit-elle avec froideur. Thomas se tirera lui-même des difficultés qu’il peut y avoir. Je suis navrée de t’avoir dérangée. Nous ferions mieux de remettre cette conversation à plus tard, lorsque tu seras moins sur la défensive.
Elle entendit la voix d’Emily qui prononçait son nom d’un ton sec, mais elle avait déjà éloigné l’appareil de son oreille. Plus elle continuait à parler, plus elle souffrirait. Elle replaça le récepteur sur son socle et s’éloigna, la gorge nouée. Mieux valait qu’elle trouve à s’occuper.
Charlotte fut ravie lorsque Pitt annonça à son retour qu’ils étaient invités à dîner le lendemain chez Blantyre et son épouse. La soirée promettait d’être des plus plaisantes. Cependant, elle fut encore plus contente de voir combien Pitt était soulagé d’avoir trouvé quelqu’un qui fût prêt à l’écouter. Il ne lui avait pas révélé l’objet de ses préoccupations, mais elle le connaissait trop bien pour ne pas soupçonner qu’un fardeau lui pesait.
Des années durant, il avait partagé avec elle une bonne partie de ses activités. Elle l’avait aidé dans nombre d’enquêtes, surtout celles qui concernaient le milieu social où elle était née. Au début, il avait considéré qu’elle se mêlait indûment de ses affaires et craint pour sa sécurité. Peu à peu, il en était venu à apprécier son jugement, ses talents d’observatrice et sa force de caractère, même s’il avait continué à avoir peur pour elle lors de ses interventions les plus audacieuses.
Emily aussi avait participé à certaines enquêtes, pourtant ce passé-là semblait lointain, et Charlotte éprouva brusquement un regret douloureux en songeant à la querelle qui les séparait. Elles étaient tellement moins proches qu’avant. Elle n’en voulait pas à Emily d’éprouver envers Jack une plus grande loyauté qu’envers elle. Pour sa part, elle vouait aussi une allégeance instinctive et passionnée à son mari. Néanmoins, elle regrettait les rires et la confiance partagés, les conversations sérieuses ou frivoles qui avaient toujours fait partie de sa vie. Il n’y avait personne d’autre en qui elle aurait autant confiance.
Elle se força à refouler ces pensées et sourit à Pitt, soucieuse de lui faire plaisir.
— Ce sera charmant, et le prétexte rêvé pour porter la nouvelle robe que je me suis achetée, et non pas une toilette empruntée à Emily ou à tante Vespasia. Elle est à la dernière mode, d’une curieuse nuance de bleu, et elle sera plus qu’à la hauteur de l’événement.
Elle remarqua l’amusement de Pitt.
— Adriana Blantyre est très belle, Thomas. Il faudra que je fasse de mon mieux pour ne pas être constamment dans son ombre !
— Est-elle aussi courageuse et intelligente ? demanda-t-il avec une tendresse soudaine. Ou drôle et gentille ?
Il n’ajouta rien. Elle savait ce qu’il avait voulu dire et la rougeur monta à ses joues, mais elle ne baissa pas les yeux.
— Je ne sais pas. Elle m’a plu. J’ai hâte de la connaître un peu mieux.
Tout à coup, elle redevint grave.
— Thomas, Blantyre a-t-il de l’importance pour toi ? Va-t-il t’aider d’une manière ou d’une autre ?
— Je l’espère. Jack a organisé un rendez-vous entre nous.
Charlotte se sentit légèrement rassérénée.
— J’en suis heureuse. Nous ferons en sorte de passer une bonne soirée.
Elle aurait aimé qu’il eût les coudées franches pour lui révéler ce qui le tracassait, outre le fait d’avoir succédé à Narraway et endossé les lourdes responsabilités inhérentes à ce poste. Elle aurait voulu lui assurer qu’il serait à la hauteur de sa tâche – ce qui n’aurait eu aucun sens puisqu’elle n’avait qu’une très vague idée de celle-ci. Elle ne savait pas si ses compétences égalaient celles de Narraway, ou si elles pourraient les égaler un jour. Ils étaient très différents l’un de l’autre. Avant le voyage qu’elle avait fait en Irlande avec Narraway, elle avait cru que ce dernier était un intellectuel pour qui la solitude, innée ou acquise, était devenue une habitude. C’était seulement quand il avait perdu son poste à la Special Branch qu’elle avait perçu chez lui une fragilité, un besoin de chaleur humaine. Comme elle avait été aveugle ! Elle y songeait à présent avec remords et préférait ne pas s’attarder sur ces souvenirs. D’ailleurs, il serait pénible à Narraway de penser qu’elle se souvenait d’émotions et de paroles qu’il regrettait peut-être à présent. Certaines choses devaient rester non dites.
Malgré de tels moments d’abandon, Narraway avait un côté impitoyable qui, de l’avis de Charlotte, ne viendrait jamais naturellement à Pitt. Du moins l’espérait-elle.
C’était en partie le problème. La compassion de Pitt et son amour de la justice, deux des qualités qu’elle aimait le plus chez lui, constituaient aussi deux obstacles potentiels à l’exercice du pouvoir, qui le mettrait inévitablement face à de terribles dilemmes.
Elle n’avait pas encore trouvé le moyen de lui venir en aide. Lié par le secret professionnel, il se devait de lui cacher toute information précise. Elle n’avait à lui offrir qu’un soutien aveugle, à la valeur limitée. Dans les décisions dangereuses et douloureuses, il se retrouvait seul pour l’essentiel.
Pitt était encore debout dans la cuisine quand Daniel entra, ses cahiers à la main. Charlotte l’observa tandis qu’il s’efforçait de reporter son attention sur son fils et remarqua ses mains crispées par la frustration. Elle brûlait du désir de l’aider, mais se détourna, les laissant discuter tous les deux d’un devoir d’histoire et de la meilleure manière de répondre à une question compliquée.
— Mais comment est-ce que ça peut être le Saint Empire romain ? s’étonna Daniel non sans raison, en désignant la carte. Rome est très loin de là !
Il posa le doigt sur le milieu de l’Italie.
— Ce n’est même pas le bon pays. C’est l’Autriche. C’est marqué ici. Et pourquoi est-ce qu’il serait plus saint que le reste ?
Pitt prit une profonde inspiration.
— Il ne l’est pas, répondit-il patiemment. As-tu une carte de l’ancien Empire romain ? Je te montrerai où il se scinde en Empire d’Orient et Empire d’Occident.
— Je le sais, papa ! Et ce n’était pas là-haut ! protesta-t-il en remettant le doigt sur l’Autriche. Pourquoi est-ce que tout ce morceau-là fait partie du Saint Empire ?
Charlotte sourit et laissa Pitt se débrouiller avec les conquêtes et la politique de l’Empire austro-hongrois. Personne d’autre n’avait jamais pu donner une réponse satisfaisante sur le plan moral, et elle connaissait assez Daniel pour prévoir une discussion prolongée.
Charlotte s’habilla pour le dîner comme elle le faisait avant son mariage, à l’époque où elle avait un peu plus de vingt ans et que sa mère essayait désespérément de lui trouver un mari. Elle avait choisi une couleur et un style qui flattaient son teint et les reflets auburn de ses cheveux. La coupe de sa robe, au goût du jour, mais pas au point de se démoder en l’espace de quelques mois, mettait en valeur les courbes harmonieuses de sa silhouette. Elle demanda à Minnie Maude de l’aider à confectionner un joli chignon et de le piquer solidement d’épingles.
Elle crut remarquer un ou deux cheveux gris, et se demanda si c’était seulement un effet de l’imagination dû à la nervosité. Sa mère, bien plus âgée qu’elle, n’en avait que quelques-uns. Et, bien sûr, il y avait un remède. Apparemment, il suffisait de faire tremper des clous dans du thé durant quinze jours pour obtenir une excellente teinture pour les cheveux foncés. Au reste, les rincer régulièrement dans du thé leur faisait du bien.
Elle mit peu de bijoux, moins par souci d’élégance que parce qu’elle n’en possédait que quelques-uns et ne désirait pas que cela transparaisse. Des boucles d’oreilles seraient suffisantes. Elle rehaussa d’une discrète touche de rouge l’éclat naturel de son teint et appliqua un soupçon de poudre sur son nez. Une fois satisfaite de ses efforts, elle oublierait complètement son apparence pour se concentrer sur son interlocuteur, écouterait avec attention et répondrait avec chaleur et, si possible, un zeste d’esprit.
Ils avaient loué une voiture pour la soirée. L’entretien d’un équipage représentait une dépense qui excédait leurs moyens et que rien ne justifiait. S’ils devaient en posséder un à l’avenir, ce serait après qu’ils auraient emménagé dans une maison pourvue d’une écurie. Une telle ascension sociale, si elle serait excitante, impliquerait aussi de laisser derrière eux des lieux familiers où ils avaient été heureux. Charlotte se félicitait de ne pas avoir à se soucier de cette question dans l’immédiat. Elle se laissa aller sur son siège, souriant dans le noir alors qu’ils traversaient Russell Square, où le vent malmenait les branches des arbres dénudés. Ils tournèrent à gauche pour remonter Woburn Place, passèrent Tavistock Square, une autre place exposée à la violence de la bise, puis trouvèrent refuge dans Upper Woburn Place avant d’apercevoir la lumière vacillante d’Endsleigh Gardens.
Ils descendirent devant la demeure des Blantyre où les accueillit un valet de pied en livrée. Il les introduisit aussitôt dans un salon spacieux où un beau feu projetait des reflets flamboyants sur les canapés et les fauteuils en cuir, et sur le tapis aux riches tons ambrés. Les appliques à gaz diffusaient une lumière tamisée, de sorte qu’il était difficile de voir les détails des nombreux tableaux accrochés aux murs. Un coup d’œil rapide ne permit à Charlotte que de remarquer des cadres dorés, élégamment sculptés, contenant essentiellement des paysages et des marines.
Adriana Blantyre, vêtue de velours bordeaux, s’avança pour les saluer, précédant son mari d’un pas. L’éclat de sa robe soulignait la pâleur de son visage et la stupéfiante profondeur de son regard. Elle semblait à la fois fragile et intensément vivante.
Blantyre salua Charlotte en souriant, mais son regard se reporta bientôt sur son épouse.
— Je suis si content que vous ayez pu venir. Comment allez-vous, Mrs. Pitt ?
— Très bien, merci, Mr. Blantyre, répondit-elle. Bonsoir, Mrs. Blantyre. Quel plaisir de vous revoir !
Elle ne disait pas cela uniquement par politesse. Lors de son unique rencontre avec Adriana, elle avait trouvé cette dernière différente de la plupart des femmes de la bonne société qu’elle connaissait. Adriana s’intéressait beaucoup plus aux questions d’importance internationale, mais possédait également une énergie et un sens de l’humour pince-sans-rire qui se manifestait par des silences éloquents plutôt que par des reparties spirituelles. À plusieurs reprises, Charlotte avait surpris une lueur amusée dans son regard après que quelqu’un avait fait une remarque un tant soit peu curieuse.
Ils s’assirent et bavardèrent tranquillement, échangeant des commentaires insignifiants sur le temps, les derniers potins, des rumeurs sans grande conséquence. Charlotte eut tout loisir d’examiner les tableaux exposés aux murs et les superbes ornements disposés sur le manteau de la cheminée et deux ou trois consoles. L’un était une figurine de danseuse en porcelaine, si gracieuse qu’elle semblait sur le point de se mettre en mouvement. Un autre représentait un énorme sanglier. L’animal, la tête baissée d’un air menaçant, possédait une beauté qui forçait l’admiration, et même une certaine chaleur.
— Il est magnifique, n’est-ce pas ? observa Blantyre, qui avait suivi son regard. Nous n’en avons plus en Angleterre, mais il y en a toujours en Autriche.
— Quand ont-ils disparu ? demanda Charlotte, moins parce qu’elle tenait à le savoir que par désir d’engager la conversation.
Il ouvrit grand les yeux.
— Bonne question. Il faut que je me renseigne. Avons-nous progressé ou régressé à la suite de leur disparition ? Ou sommes-nous tout simplement différents ? Nous pourrions poser cette question à propos de bien des choses.
Il sourit, comme amusé par cette possibilité.
— En avez-vous chassé ?
— Oh, il y a bien longtemps. J’ai vécu à Vienne pendant plusieurs années. Ils pullulent dans les forêts là-bas.
Charlotte eut un petit frisson involontaire.
— J’imagine que vous préféreriez de loin la musique et la danse, dit-il avec certitude. C’est une ville merveilleuse, où presque tous les rêves semblent réalisables.
— Est-ce à Vienne que vous avez dansé sur la musique de Mr. Strauss ?
— Mais bien sûr !
Il regarda Adriana un instant, le visage empreint d’une intense tendresse.
— C’est là que nous nous sommes rencontrés.
Adriana leva au ciel ses yeux sombres et une expression amusée éclaira ses traits.
— C’est à Vienne que nous avons dansé ensemble pour la première fois, rectifia-t-elle. Mais nous nous sommes rencontrés à Trieste.
— Je me souviens du clair de lune sur le Danube ! protesta-t-il.
— C’était l’Adriatique, mon cher. Nous ne nous sommes pas parlé, mais nous nous sommes vus. Je savais que j’étais observée.
— Vraiment ? Et moi qui pensais avoir été si discret.
Elle rit et détourna la tête.
Un instant, Charlotte crut que c’était par pudeur, car une franche émotion se lisait dans l’expression de Blantyre. Puis elle saisit quelque chose dans l’angle de la tête d’Adriana, l’éclat momentané d’une larme sur sa joue, et sentit que quelque chose lui avait échappé, sans rapport avec la banalité des paroles prononcées.
Quelques minutes plus tard, on les pria de passer dans la salle à manger, dont la beauté opulente et désuète captiva l’attention de Charlotte. Le décor n’avait rien d’anglais. Le ton du bois était chaud et la simplicité des lignes du mobilier lui conférait une grâce extraordinaire.
— Cela vous plaît ? lui demanda Adriana, debout derrière elle, juste avant qu’ils ne prennent place autour de la longue table astiquée avec soin.
Elle se reprit aussitôt.
— Pardon. Si je vous pose la question, comment pouvez-vous me répondre non ? fit-elle avec un sourire de regret. J’adore l’Angleterre, mais ces pièces sont un souvenir de mon pays que je souhaite garder parce que je veux que les gens d’ici aiment ce que je connaissais et aimais autrefois aussi.
Sans attendre de réponse, elle s’éloigna et alla s’asseoir à une extrémité de la table, tandis que Blantyre s’asseyait à l’autre.
Charlotte et Pitt se faisaient face. Le repas fut servi par des valets et une bonne, en silence et avec une discrétion née d’une longue pratique. D’abord, on apporta un potage clair, suivi par un poisson léger, puis par un plat d’agneau au vin rouge.
La conversation roula sans peine d’un sujet à l’autre. Blantyre était un hôte très divertissant, qui raconta une foule d’anecdotes ayant trait à ses voyages, et notamment aux séjours qu’il avait faits dans les capitales européennes. En l’observant, Charlotte décelait chez lui un enthousiasme sincère pour les particularités de chaque endroit, mais l’amour qu’il vouait à l’Autriche dépassait tous les autres.
S’il évoqua la gaieté et la sophistication de Paris, de son théâtre, de son art et de sa philosophie, sa voix se teinta d’une intensité nouvelle lorsqu’il décrivit l’opérette viennoise, sa vitalité, le lyrisme de sa musique qui, à l’en croire, était une irrésistible invitation à la danse.
— Ils sont obligés de clouer les chaises et les tables au sol, dit-il, à demi sérieux.
Il souriait, les yeux perdus dans le lointain.
— Vienne est toujours dans mes rêves. On y passe en un instant du rire aux larmes. Chacun contribue à la prospérité d’autrui. Il y a une richesse unique dans le mélange de tant de cultures.
Adriana eut un mouvement presque imperceptible, et le changement d’éclairage sur son visage poussa Charlotte à l’étudier. Aussitôt, elle décela une vulnérabilité, une douleur dans ses yeux et le pli sombre de sa bouche encore trop jeune pour arborer des rides. Dès qu’elle en eut pris conscience, Adriana se ressaisit. L’espace d’une seconde, elle parut totalement perdue. Elle reposa sa fourchette, comme si elle ne voulait plus manger.
Blantyre s’en était rendu compte. Charlotte en était tout à fait certaine. Pourtant, sans même prendre une inspiration, il continua à parler peinture et musique, voulant sans doute s’assurer que ni Pitt ni elle ne s’apercevraient de rien.
Le mets suivant fut servi. Blantyre changea de sujet et devint plus grave. À présent, il semblait avoir reporté davantage son attention sur Pitt.
— Tout a changé récemment, bien entendu, ajouta-t-il avec une petite grimace. Depuis la mort de Rodolphe, le prince héritier.
Adriana écarquilla les yeux, visiblement stupéfaite qu’il mentionne un tel fait lors d’un dîner, et cela en compagnie d’hôtes qu’ils connaissaient à peine.
Charlotte se demanda immédiatement si la véritable raison de la présence de Pitt avait un lien avec la tragédie de Mayerling. Pourtant, en quoi cet événement pouvait-il regarder la Special Branch ? Elle regarda Pitt et vit qu’un léger pli s’était formé sur son front.
— L’empereur croit dur comme fer à la discipline, reprit Blantyre comme s’il n’avait pas remarqué leur réaction. Il dort dans un vieux lit de camp et se lève à quatre heures et demie du matin pour travailler aux affaires de l’État. Il porte l’uniforme d’un sous-officier et je ne serais pas étonné qu’il se sustente de pain et d’eau.
Charlotte l’observa avec attention, ne sachant s’il parlait sérieusement. Ses récits avaient été pleins d’esprit, empreints de l’humour moqueur et léger de qui est amusé par les gens qu’il aime. À présent, il n’y avait plus de gaieté dans son visage. Ses narines étaient légèrement dilatées, ses lèvres un peu pincées.
— Evan, intervint Adriana d’un ton inquiet.
— Mr. Pitt est le directeur de la Special Branch, ma chère, répliqua Blantyre avec un soupçon de reproche. Il n’a guère d’illusions. Nous ne pouvons lui permettre d’en avoir, et encore moins d’y ajouter.
Adriana devint très pâle, mais ne protesta pas.
Charlotte se demanda où menait cette conversation. Dans quelle mesure Pitt y trouvait-il des informations qu’il cherchait, et pourquoi étaient-ils venus les apprendre de cette manière ? Elle se tourna vers Blantyre, s’efforçant de ne pas trahir ses pensées.
— Il paraît plutôt lugubre, déclara-t-elle. A-t-il toujours été ainsi, ou est-ce l’effet du chagrin que lui a causé la mort de son fils ?
— Je crains qu’il n’ait toujours été ennuyeux comme la pluie, répondit Blantyre. La pauvre Sissi s’évade quand elle le peut. Une femme un tantinet excentrique, mais qui pourrait lui en vouloir ?
Le regard de Charlotte alla de Blantyre à Pitt, dont le visage exprimait une perplexité égale à la sienne.
— L’impératrice Élisabeth, expliqua Blantyre en arquant les sourcils. Dieu sait pourquoi on l’a surnommée Sissi, mais tout le monde l’appelle comme ça. Un être bohème. Toujours partie quelque part, surtout à Paris, ou peut-être à Rome.
Charlotte se lança, espérant qu’elle ne s’était pas trompée en jugeant que cette conversation avait d’une manière ou d’une autre un rapport avec l’affaire dont Pitt s’occupait.
— Qu’est-ce qui est venu en premier ? demanda-t-elle innocemment.
Blantyre se tourna vers elle. Décelait-elle une pointe d’amusement dans ses yeux ?
— En premier ? répéta-t-il.
Elle le regarda bien en face.
— Son désir d’échapper à un mari ennuyeux, ou le fait qu’il s’est réfugié dans la solitude parce qu’elle était toujours en quête d’une autre aventure ?
Il hocha la tête presque imperceptiblement.
— Ni l’un ni l’autre, pour autant que je le sache. Même l’archiduc Rodolphe s’est retrouvé empêtré dans le conflit considérable entre la tyrannie militaire rigide de son père et les envolées imprévisibles de sa mère, au sens propre comme au sens figuré. Il était plutôt intelligent, vous savez, quand on lui donnait la moindre possibilité de se soustraire au carcan du devoir.
Il se tourna vers Pitt.
— Il écrivait d’excellents articles pour les journaux radicaux, sous un pseudonyme, naturellement.
Pitt se redressa, la fourchette en suspens.
Blantyre sourit.
— Vous l’ignoriez ? Cela ne m’étonne pas. Rares sont ceux qui le savent. Il était d’avis que l’invasion de la Croatie serait une cause de guerre avec la Russie, que l’Autriche aurait contre elle toute la péninsule balkanique, de la mer Noire jusqu’à l’Adriatique. Il disait que non seulement le présent était en jeu, mais l’avenir entier de la génération suivante, dont l’Autriche avait la responsabilité.
Pitt le dévisagea. Un silence total régnait autour de la table.
— Je le cite presque mot pour mot, reprit Blantyre. En traduisant au plus près l’allemand en anglais.
— Evan, le malheureux est mort à présent, coupa Adriana, bien qu’il semblât avoir terminé. Nous ne saurons jamais quel bien il aurait pu accomplir s’il avait vécu.
Elle avait baissé les yeux et une tristesse intense s’entendait dans sa voix.
Charlotte réfléchissait à toute allure. Elle ne voyait pas en quoi un pacte de suicide entre un homme et sa maîtresse, même tragique, pouvait concerner la Special Branch. Et pourtant Blantyre semblait avoir abordé le sujet à dessein, un étrange choix de conversation entre des convives nouvellement présentés.
Blantyre regardait Adriana.
— Ma chère, il ne faut pas avoir tant de peine pour lui.
Il tendit la main vers la sienne, mais la table était trop longue pour qu’ils se touchent. Néanmoins, ses doigts restèrent ouverts, reposant légèrement sur la nappe blanche.
— Il a agi selon sa volonté, peut-être parce qu’il n’avait pas d’autre solution. Il était fatigué et malade, désespérément malheureux.
— Malheureux ? répéta-t-elle très vite, croisant son regard pour la première fois depuis que la mort de Rodolphe avait été mentionnée.
— C’est pourquoi il n’aura pas d’héritier, ajouta-t-il très doucement.
— Mais il a une fille ! insista-t-elle.
— Il n’y aurait pas eu de fils.
— Comment peux-tu le savoir ?
— Parce que, à présent, la princesse Stéphanie est elle aussi atteinte, répondit-il.
L’expression d’Adriana était indéchiffrable : un mélange de surprise, de pitié, mais – plus complexe que cela – elle semblait à Charlotte inclure une sorte d’espoir, comme si un problème de longue date avait enfin été résolu.
— De sorte que l’archiduc François-Ferdinand aurait accédé au trône de toute manière ? demanda-t-elle au bout de quelques secondes.
— Oui. Pensais-tu que la mort de Rodolphe pouvait être liée à la succession ? Elle n’était pas politique, en tout cas pas dans ce sens-là. Si Rodolphe était devenu empereur, il avait l’intention de faire de l’Empire une république dont il aurait été le président, et d’accorder une bien plus grande liberté aux nations qui en font partie.
— Cela aurait-il pu fonctionner ? demanda-t-elle d’un ton sceptique.
Il sourit.
— Sans doute que non. C’était un idéaliste, un rêveur. Cela étant, il aurait pu exercer une certaine influence.
Pitt les regarda tour à tour.
— Y a-t-il le moindre doute qu’il s’agisse d’un suicide ?
Blantyre fit non de la tête.
— Pas le moindre. Je sais que toutes sortes de rumeurs circulent, mais la vérité est plus profonde et bien plus tragique que le public ne le soupçonne. Cependant, je crois que certains chagrins devraient rester la propriété de ceux qui les subissent. C’est la seule décence que nous ayons à leur offrir. Je suis tout à fait convaincu que Marie Vetsera et lui sont morts de leur propre main, et que personne d’autre n’était impliqué, tout au moins à la fin. Quant à savoir qui est à blâmer pour le tracé de leur vie, cela ne nous concerne pas.
Pitt parut sur le point de parler, puis se ravisa, se bornant à faire une remarque banale sur un des splendides tableaux accrochés au mur.
Le visage d’Adriana s’illumina aussitôt de plaisir.
— La côte croate, dit-elle vivement. C’est là que je suis née.
Sur quoi elle s’empressa de la décrire avec une nostalgie évidente.
Charlotte observait Blantyre. Une tristesse subsistait dans son regard, et ses traits étaient empreints de la même tendresse que précédemment tandis qu’il écoutait sa femme se remémorer son enfance, le changement des saisons, les sons et la texture du passé. Elle ne parla pas de Vienne, comme si c’était un autre monde.
Après le dîner, Charlotte et Adriana retournèrent dans le salon pour y prendre un thé et déguster des douceurs délicates, joliment décorées.
— Votre pays semble magnifique, déclara Charlotte avec intérêt.
Les yeux d’Adriana étaient encore pleins de souvenirs.
— Il est unique, affirmat-elle en souriant. Du moins il l’était. Voilà plusieurs années que je n’y suis pas retournée.
— Mais vous pourriez y aller, ne serait-ce qu’en visite ? insista Charlotte.
Adriana se figea brusquement. La couleur délicate de sa peau devint plus pâle encore, au point de paraître presque translucide.
— Je ne crois pas que j’aimerais y retourner. Evan est très protecteur envers moi. Il me dit toujours que cela raviverait de vieilles plaies qu’il vaut mieux laisser guérir, et peut-être qu’il a raison.
Charlotte attendit, croyant qu’une explication allait suivre. De toute manière, il aurait été maladroit de poser des questions.
Adriana reporta son attention sur le présent.
— Je suis désolée. Je ne m’exprime pas clairement. Mon père est mort il y a longtemps et ma mère avant lui. Il m’est encore douloureux d’y penser. Les gens sont bien intentionnés. Ils l’aimaient et ont eu du chagrin aussi, mais pas autant que moi.
Pendant quelques minutes, elle lutta pour maîtriser son émotion. Elle regarda Charlotte avec une confiance étonnante, comme s’il y avait à l’évidence une amitié entre elles, mais elle n’ajouta rien.
Charlotte se remémora la mort de sa propre sœur : le chagrin, la peur, la terrible désillusion qui avaient suivi. C’était durant cette série de meurtres qu’elle avait fait la connaissance de Pitt, et qu’elle avait sans doute commencé à mûrir et à porter un regard plus lucide sur les gens qu’elle aimait. Elle avait essayé d’accepter les échecs, les siens et ceux des autres, et de ne pas leur en vouloir de ne pas être à la hauteur des perceptions idéalistes et plutôt puériles qu’elle avait d’eux.
Elle ignorait la manière dont le père d’Adriana était mort, mais la douleur complexe que la jeune femme éprouvait émanait manifestement de circonstances autres qu’une maladie soudaine ou un accident tragique. Même maintenant, elle ne voulait pas en parler.
Charlotte regarda autour d’elle et choisit une magnifique figurine en bois délicatement ciselé. Elle l’admira à voix haute et interrogea Adriana à son sujet.
La tension rompue, Adriana répondit avec reconnaissance, et lui raconta l’histoire de l’objet.
Dans la salle à manger, le majordome apporta porto et cigares, et, à la requête de Blantyre, se retira. C’est alors que débuta la conversation sérieuse.
— J’ai examiné de plus près les informations que vous m’avez données, Pitt, commença-t-il sans préambule. J’ai dû changer d’avis. J’avoue que je pensais que vous aviez tiré des conclusions un tant soit peu hâtives, peut-être à cause de votre récente promotion. Je me trompais. Je suis convaincu à présent que vous avez raison de considérer qu’il pèse un risque sérieux, voire aussi catastrophique qu’il en a l’air.
Pitt était stupéfait.
Blantyre se pencha en avant.
— Naturellement, nous n’avons que peu d’éléments : des questions sur les horaires de chemins de fer qui semblent assez naturelles ; un désir inhabituel de savoir en détail comment fonctionnent les signaux et les aiguillages. Ils ne prouvent pas au ministère des Affaires étrangères qu’il y a anguille sous roche.
Il esquissa un sourire empreint de regret et d’autodérision.
— Pour moi, connaissant les noms des hommes concernés, cela indique qu’ils projettent un coup assez important et assez complexe pour nécessiter la participation d’individus qui ont tué par le passé et qui sont prêts à sacrifier des civils pour arriver à leurs fins.
— Mais pourquoi le duc Alois ? s’enquit Pitt. A-t-il plus d’importance politique en réalité que nous ne le lui en supposons ?
Le regard de Blantyre était calme, son visage grave.
— À ma connaissance, il n’en a aucune, toutefois l’idée demande réflexion. Un certain nombre de faits nouveaux ont pu se produire depuis que j’ai reçu des informations. Mais même si ce n’est pas le cas, cet événement aura des répercussions qui dépassent de loin la mort d’un individu, quel qu’il soit.
Il étala ses mains sur la nappe immaculée. Elles étaient blanches et fortes.
— L’Empire austro-hongrois joue un rôle central dans l’avenir de l’Europe. Je ne crois pas que le gouvernement britannique en ait pleinement conscience. Peut-être qu’aucun gouvernement ne s’en rend compte, pas même à Vienne. Regardez la carte, Pitt. L’Empire est immense. Il est au cœur de l’Europe, entre l’Ouest protestant à la puissance industrielle croissante, surtout l’Allemagne récemment unifiée et qui gagne du pouvoir d’année en année, et l’Est traditionnel, subtil et fracturé qui comprend tous les États balkaniques querelleurs, ainsi que la Grèce, la Macédoine et la Turquie – « l’homme malade de l’Europe ».
Pitt l’écoutait sans l’interrompre. Le porto était intact, les cigares n’avaient pas été allumés.
— Sans oublier l’Italie, au sud, poursuivit Blantyre. Comme l’Allemagne, elle est unifiée depuis peu, mais il reste la blessure ouverte du territoire que les Autrichiens continuent à occuper au nord, et qui contient certaines des villes les plus importantes du pays. Et puis, bien sûr, il y a la Serbie, la Croatie, le Monténégro et les autres pays du pourtour adriatique, une véritable poudrière. Si petits soient-ils, leur soulèvement risquerait à la longue d’entraîner l’Europe entière dans leur sillage.
Ses mains se crispèrent.
— Plus important encore, au nord se trouve la vaste et fébrile Russie : de loyauté slave, de religion orthodoxe. Gouvernée de Moscou par un tsar qui n’a pas la moindre idée de ce qu’il y a réellement dans l’âme de son peuple, sans parler des autres, et qui n’aurait pas l’intelligence nécessaire pour réagir s’il en avait conscience.
Pitt se sentit glacé. Il commençait à voir où Blantyre voulait en venir.
— L’Autriche est au cœur de tout cela, répéta-t-il.
Il bougea sa main très légèrement, comme si elle était posée sur une carte et non sur la nappe en lin.
— On y parle onze langues différentes, on y pratique une multitude de cultes – catholique, orthodoxe, musulman, juif. Certes, il y règne un antisémitisme croissant et violent mais, dans l’ensemble, c’est la tolérance qui domine. La culture est ancienne, profondément sophistiquée, on a coutume d’y exercer un pouvoir assez fort pour gouverner, assez souple cependant pour permettre à l’individu de respirer.
Il regarda Pitt, jaugeant sa réaction.
— L’Allemagne teutonne ronge son frein face à sa propre puissance. Lorsque Bismarck a déclaré vouloir attacher la frégate prussienne, légère et fringante, au vieux galion autrichien rongé par les vers, nous n’y avons pas prêté suffisamment attention. Ils sont dangereux et de plus en plus impatients. Ses jeunes lions attendent de triompher des anciens. Toutefois, le véritable danger est ailleurs. L’Autriche est le lieu où tous les intérêts convergent en toute sécurité. Qu’on l’enlève, et il n’y a plus d’espace neutre. Teutons et Slaves se retrouvent face à face. Protestants, catholiques, musulmans et juifs n’ont plus de forum où communiquer. Il n’existe plus de culture à laquelle tous participent.
Pitt comprenait la logique impitoyable de l’exposé de Blantyre.
— Mais pourquoi tuer un membre de second rang de la famille royale autrichienne, et pourquoi ici, en Angleterre ?
Blantyre sourit, le visage crispé et le regard sombre. Il n’y avait nulle gaieté en lui.
— Son identité ne compte pas. La victime est accessoire. N’importe qui d’autre aurait aussi bien convenu. Si on l’assassinait dans son pays, la police pourrait peut-être étouffer l’affaire, donner l’impression qu’il s’agissait d’un horrible accident. En Angleterre, sur le territoire d’un des meilleurs services secrets du monde, on ne peut rien cacher. Mieux encore, il ne fait aucun doute que le coupable, quand vous l’arrêterez, se révélera un Croate. L’Autriche n’aura d’autre choix que de le juger et de l’exécuter, puis de rechercher tous ses complices et de leur faire subir le même sort – vous comprenez ?
Pitt était atterré.
Blantyre hocha lentement la tête.
— C’est évident. Bien sûr que vous comprenez. L’Autriche sera alors en guerre avec la Croatie. Cela plaira à ses puissants cousins russes, qui prendront fait et cause pour elle, même s’ils n’y sont pas invités. Puis l’Allemagne interviendra au côté de l’Autriche qui est aussi de langue et de culture allemandes, et avant que vous ayez pu arrêter l’avalanche, vous aurez une guerre telle que vous n’en aurez jamais vu auparavant.
— Aucun homme sain d’esprit… commença Pitt, avant de se taire.
— Sain d’esprit, répéta Blantyre doucement. Aucun homme sain d’esprit possédant les connaissances et l’intelligence de voir les conséquences qui en découleraient. Combien de révolutionnaires nationalistes sains d’esprit connaissez-vous ? Combien de dynamiteurs et d’assassins qui voient plus loin que quelques jours devant eux, sans parler de mois ou de décennie ?
— Aucun, avoua Pitt dans un souffle. Seigneur, quel gâchis !
— Nous devons l’empêcher, répondit Blantyre. La Special Branch n’a peut-être jamais eu de mission plus importante. Si je peux vous apporter la moindre aide, je suis à votre disposition, de jour comme de nuit.
Pitt fixa la table, rentrant les épaules, les muscles de son visage et de son cou douloureux.
— Merci.