7

Le 7 mars, le petit déjeuner à Keppel Street fut aussi précipité qu’à l’ordinaire. Daniel et Jemima devaient partir pour l’école, leurs devoirs dans les cartables, manteaux boutonnés, souliers aux pieds, arborant écharpes et gants assortis. Malgré les précautions prises la veille au soir, il semblait toujours y avoir quelque chose qui manquait. C’était un matin clair et glacial, et une bise mordante soufflait. Les écharpes avaient été nouées avec soin. Un bouton fut trouvé qui pendait. Charlotte se hâta d’aller chercher du fil et une aiguille, un dé et des ciseaux pour le recoudre avant de les pousser tous les deux dehors. Au moins une paix hésitante régnait-elle entre eux, et ils marchèrent côte à côte sur le trottoir.

Pitt se demandait s’il devait consulter Charlotte quant à la mesure qu’il envisageait dans l’affaire du duc Alois, ou bien ne pas l’inquiéter avec cette histoire. S’il s’était mépris, dans un cas comme dans l’autre, son poste serait menacé et, par voie de conséquence, l’avenir de toute la famille. Même Minnie Maude, debout devant l’évier en train de faire la vaisselle, se retrouverait sans travail, sans foyer.

Songeait-il à solliciter l’avis de Charlotte par courtoisie ou simplement pour répartir le blâme en cas d’échec ? Parce qu’elle pourrait bel et bien l’aider ou simplement pour se sentir moins seul ?

Charlotte prit un petit morceau de fromage dans le placard à côté de la porte.

— En avons-nous encore à l’office ? demanda-t-elle à Minnie Maude.

La jeune fille sortit les mains de l’eau.

— Je vais aller voir, madame, se hâta-t-elle de répondre.

— Laissez, je m’en charge, vous êtes occupée.

— Non !

Dans sa hâte, Minnie Maude fit tomber de l’eau par terre, puis s’essuya les mains sur son tablier.

— J’y vais. Je ne me souviens pas bien où je l’ai mis.

Elle partit presque en courant, ses talons claquant sur le carrelage. Archie et Angus, les deux chats pelotonnés dans la panière près du fourneau, furent réveillés en sursaut. Archie feula d’irritation.

Charlotte secoua la tête et jeta un coup d’œil en direction de Pitt.

— Je ne sais pas ce qu’elle a, fit-elle avec un soupir accompagné d’un sourire. Si je ne la connaissais pas mieux, je croirais qu’elle a un amant caché à l’office.

Stupéfait, Pitt reposa sa tasse vide et la fixa d’un air alarmé.

— Oh, ne sois pas ridicule ! dit-elle en riant. Il n’y a personne là-dedans, Thomas ! C’est juste son petit espace. Je crois qu’elle va s’y asseoir et réfléchir parfois. Venir ici a été un grand changement dans sa vie. Elle se donne beaucoup de mal pour essayer d’être à la hauteur de Gracie, tu sais.

Comme elle passait derrière lui en se dirigeant vers le placard de l’évier, elle lui effleura doucement les cheveux.

— Tu devrais comprendre.

Ainsi elle avait deviné l’appréhension qu’il éprouvait à succéder à Narraway, peut-être plus clairement qu’il ne l’avait souhaité. Mais pourquoi aurait-il dû en douter ? Elle le connaissait depuis plus longtemps, et mieux que personne. Son amour n’était pas aveugle et ne choisissait pas de croire seulement ce qui lui plaisait. C’était un amour aux yeux ouverts, peut-être le seul type d’amour sûr, en fin de compte, et par conséquent infiniment précieux. Il n’y avait pas de secrets entre eux, plutôt de petites choses qu’ils gardaient pour eux. Certaines intrusions auraient été un manque de respect.

Minnie Maude se débattait-elle avec les mêmes angoisses que lui ?

— Elle travaille bien, pourtant, n’est-ce pas ?

— Oui, elle est excellente, répondit Charlotte. Mais elle n’est pas Gracie, et je dois constamment m’en souvenir. À propos, Gracie est passée l’autre jour. Elle semble si comblée que je n’ai pas pu m’empêcher d’être heureuse pour elle.

— Tu ne m’en as pas parlé ! dit-il aussitôt.

— Tu étais plutôt occupé avec Jack et Lord Tregarron.

— Oh ! Eh bien, j’ai l’intention d’aller voir le Premier ministre aujourd’hui, ce qui risque d’aggraver les choses. Je suis désolé.

Elle se mordit la lèvre.

— Ne le sois pas. Emily s’en remettra. Elle tient désespérément à ce que Jack réussisse. J’espère qu’il ignore à quel point.

Un instant, une profonde anxiété assombrit ses traits.

— Pourvu qu’il ne soupçonne pas combien elle a peur qu’il n’y parvienne pas ! Je ne peux imaginer vivre avec cela…

— Je ne crois pas qu’elle doive s’inquiéter… commença-t-il.

— Thomas ! Ce n’est pas pour elle que je m’inquiète ! protesta-t-elle. Mais pour lui !

Parce qu’il saurait qu’elle avait douté de lui.

Pitt prit une profonde inspiration.

— N’as-tu pas peur pour moi… au moins quelquefois ?

Aussitôt, il regretta d’avoir posé la question.

— Tu as déjà connu tant de succès que je peux accepter un échec ou deux, dit-elle tout à fait calmement. Personne ne gagne tout le temps, sauf si l’objectif visé est facile à atteindre.

L’espace d’un moment, il resta sans voix. Sa poitrine était si comprimée qu’il ouvrit la bouche pour avaler une goulée d’air. Il saisit la main de Charlotte et l’attira dans ses bras, la serrant contre lui. L’instant d’après, il entendit les pas de Minnie Maude dans le couloir et elle entra, un gros morceau de fromage à la main.

Charlotte le prit avec un grand sourire et la remercia.

Pitt se leva, leur dit au revoir et alla chercher son chapeau dans l’entrée.

 

Pitt envoya sa demande par la voie officielle, mais se montra insistant et refusa de s’expliquer auprès de valets ou de secrétaires.

— Je suis commandant de la Special Branch et je désire informer le Premier ministre d’un incident qui, si nous ne l’évitons pas, pourrait être désastreux pour la Grande-Bretagne.

Il ne donna pas plus de détails, hormis que l’affaire était urgente.

Il était à peine midi passé lorsqu’il fut reçu à Downing Street, la résidence du Premier ministre, le comte de Salisbury.

— Bonjour, commandant, dit celui-ci d’un ton sombre en lui serrant la main.

C’était la première fois qu’ils se rencontraient depuis la nomination de Pitt.

— J’imagine que l’affaire est aussi sérieuse que vous le laissez entendre ?

Il y avait une pointe de mise en garde dans sa voix, suggérant que, s’il avait été induit en erreur, les conséquences seraient désagréables pour Pitt.

— Si l’événement a lieu, oui, monsieur, répondit Pitt en prenant place sur la chaise indiquée par Salisbury. J’espère que nous pourrons l’empêcher.

— Dans ce cas, vous feriez bien de me dire de quoi il s’agit, et rapidement. J’ai rendez-vous avec le chancelier de l’Échiquier dans quarante minutes.

Salisbury s’assit en face de lui, visiblement mal à l’aise.

En venant à pied dans le vent qui se levait, alors qu’il tâchait de garder son chapeau sur la tête, Pitt avait décidé de ne parler que de la nature de l’attentat et non de sa probabilité, à moins d’être interrogé sur ce point. Sa réponse devrait être claire : il ne devrait ni hésiter ni donner l’impression qu’il cherchait à se justifier.

— Nous redoutons une tentative d’assassinat sur la personne du duc Alois von Habsbourg, petit-neveu de l’empereur François-Joseph d’Autriche, monsieur. Il doit rendre visite à un des petits-neveux de la reine ici même, dans neuf jours. Il semble que le meurtre pourrait être commis à l’occasion d’un déraillement majeur sur la voie de chemin de fer entre Douvres et Londres.

Il se força à ne rien ajouter. Ce ne fut guère difficile. L’expression atterrée de Salisbury lui apprenait que le ministre des Affaires étrangères n’avait pas relayé l’avertissement préalable donné par Pitt.

— Un déraillement ? Seigneur !

La longue figure de Salisbury devint encore plus pâle.

— Je suppose que vous êtes tout à fait sûr de ce que vous avancez ?

Il plissa les yeux, comme s’il doutait de sa vue plutôt que de son ouïe.

Pitt choisit ses mots avec soin. Non seulement la réaction du Premier ministre dépendait de sa réponse, mais aussi toute confiance ultérieure en son jugement.

— Je suis sûr qu’un tel événement est projeté, monsieur. Cependant, j’ignore par qui, et où il aura lieu. Jusqu’ici, je suis seulement certain que l’itinéraire du duc depuis Vienne jusqu’à Londres fait l’objet de l’intérêt de gens que nous savons être des anarchistes au passé violent. Nous ne pouvons nous permettre de prendre cette menace à la légère.

— À la légère ? Quel homme sain d’esprit le ferait ?

Salisbury était irrité, peut-être parce qu’il avait été pris au dépourvu et que personne ne l’avait préparé à cette nouvelle.

Pitt essaya de réfléchir. Contrairement à Narraway, il ne pouvait traiter le comte de Salisbury en égal. En revanche, il pouvait s’appuyer sur son expérience en matière de terreur et de violence.

— Quelqu’un qui n’y croirait pas, monsieur, répondit-il calmement. Au premier abord, il n’y a aucune raison de s’en prendre au duc Alois, si bien que cette menace paraît dénuée de sens.

Salisbury hocha la tête.

— Par conséquent, continua Pitt, il faut que je découvre si la cible visée est en réalité quelqu’un d’autre, ou si le duc Alois est beaucoup plus important qu’il n’y paraît. Tout ce que j’ai pu apprendre jusqu’ici, c’est que c’est un jeune homme discret, érudit, qui consacre son temps à l’étude de la philosophie et de la science. Il possède une fortune personnelle et ne vit aux crochets de personne. Il est célibataire, assez populaire, et n’a apparemment aucune affiliation politique. Autrement dit, il est parfaitement inoffensif.

Salisbury arborait une mine sombre.

— Avec la fille ou l’épouse de qui couche-t-il ?

Pitt fit la grimace.

— Je l’ignore. Mais cela semble une réaction extrême que de projeter un assassinat aussi violent et dans un pays étranger.

— Vous avez raison, admit Salisbury. Il a probablement des convictions politiques que nous ignorons – ce n’est pas impossible ; l’archiduc Rodolphe en avait bien. Celui-là était un désastre ambulant. À en juger par les informations que j’ai eues, après les faits, évidemment, il était inévitable que les choses tournent mal un jour ou l’autre.

Pitt s’abstint de tout commentaire. C’était là une question diplomatique, qui ne concernait pas la Special Branch.

— Soit le duc Alois est beaucoup plus brillant qu’il ne feint de l’être, reprit Salisbury, soit c’est un des membres de son entourage qui est visé. Par ailleurs, toute l’opération a un autre but, celui de mettre la Grande-Bretagne dans l’embarras et de nous placer en situation d’infériorité dans de futures négociations. Vous devez l’empêcher. Quelle que soit l’aide dont vous avez besoin, trouvez-la. Qu’attendez-vous de moi ?

Il fronça les sourcils.

— Et pourquoi n’êtes-vous pas allé voir le ministère des Affaires étrangères ?

— Lord Tregarron ne croit pas à la réalité de la menace, monsieur. Mr. Evan Blantyre est d’avis contraire.

Salisbury demeura immobile quelques instants.

— Je vois, dit-il enfin. Eh bien, fiez-vous à votre jugement, Pitt. Prenez toutes les mesures que vous jugez nécessaires pour faire en sorte que le duc Alois passe un séjour agréable en Angleterre, qu’il y soit en sécurité et qu’il en reparte tranquillement. S’il est assassiné, que ce soit en France ou en Autriche, pas sur le sol anglais. Et plaise au ciel que ce ne soit pas par un sujet britannique !

Il se mordit la lèvre et fixa Pitt, la voix soudain rauque.

— Vous ne pensez pas que ce déraillement soit une diversion et que ce dément vise en réalité la reine, n’est-ce pas ?

C’était une pensée qui n’avait même pas traversé l’esprit de Pitt.

— Non, monsieur, je ne le pense pas, dit-il, formant des vœux pour ne pas se tromper. Cependant, il serait sans doute sage que Sa Majesté n’aille pas rendre visite à ce jeune homme au palais de Kensington. Nous avons amplement assez de gardes pour assurer sa sécurité au palais de Buckingham.

Il s’autorisa un soupçon de sourire.

— Je connais suffisamment Sa Majesté pour savoir qu’un conseil concernant sa sécurité sera bien accueilli. Lui dire où elle devrait ou ne devrait pas être serait une tout autre affaire.

Salisbury émit un grognement.

— Je suis de votre avis. Et je n’ai pas oublié vos exploits à Osborne. C’est la raison principale pour laquelle vous avez été nommé à ce poste et pour laquelle je vous écoute.

Pitt sentit le rouge lui monter aux joues. Il n’avait pas eu l’intention de se faire valoir en évoquant la reine et maudit sa maladresse.

Salisbury sourit.

— Vous êtes dans une situation peu enviable, commandant. Mais je suis convaincu que vous êtes l’homme le plus compétent pour le poste. Je vous serais fort obligé de prouver que j’ai raison.

Pitt se leva, les jambes un peu raides.

— Oui, monsieur. Je vous remercie.

 

En rentrant à Lisson Grove, Pitt trouva un message de Blantyre qui le priait de se mettre en rapport avec lui au plus vite. Pitt lui téléphona et ils se donnèrent rendez-vous au club de Blantyre pour un déjeuner tardif.

Pitt ne s’était jamais rendu dans un tel endroit hormis en tant que policier, muni de la permission de parler à l’un des membres. À présent, il était guidé par un serveur en uniforme qui le traitait avec respect, comme n’importe quel autre invité. Ils empruntèrent un couloir lambrissé de chêne, où étaient exposés des scènes de chasse et des tableaux de Stubb représentant des chevaux. Leurs pas étaient silencieux sur l’épais tapis. Blantyre l’attendait. Ils allèrent s’asseoir à leur table.

Dans la salle à manger trônaient des portraits grandeur nature du duc de Wellington, du duc de Marlborough et un plutôt extravagant d’Henri V à Azincourt.

— Le décor est un tantinet militaire, n’est-ce pas ? fit Blantyre avec un sourire d’excuse. Mais la cuisine est excellente et ils nous laisseront en paix aussi longtemps que nous le désirerons, ce qui est exactement ce qu’il me faut en ce moment. Je recommande le rôti de bœuf – un pur régal – avec un bourgogne. Un peu lourd, certes, mais cela en vaut la peine.

— Merci, dit Pitt.

Il était trop préoccupé par la raison qui avait poussé Blantyre à suggérer ce rendez-vous pour se soucier de ce qu’il allait manger.

Le serveur arriva. Blantyre commanda pour eux deux, y compris le vin. Dès qu’ils furent seuls, il prit la parole.

— Ce jeune homme, le duc Alois, commença-t-il en regardant Pitt, les sourcils froncés. En avez-vous appris plus long sur lui ?

— Rien qui puisse justifier qu’on prenne la peine ou le temps de l’assassiner. S’il est vraiment la cible, je dois en conclure qu’il existe une tout autre raison de l’éliminer.

Blantyre acquiesça.

— C’est exactement ce que je pense. J’ai fait appel à des amis que j’ai en Autriche et en Allemagne, parce qu’il est germanophone et teuton d’origine. D’où son lien de parenté avec la maison de Saxe-Cobourg et notre souveraine. On dirait bel et bien que c’est un jeune aristocrate inoffensif qui n’envisage rien de plus aventureux que de passer sa vie à étudier des sujets qui l’intéressent. Il n’a jamais laissé entendre qu’il le faisait pour d’autres raisons que son propre plaisir.

— Vous en êtes certain ?

Blantyre lui désigna le plat qu’on venait d’apporter.

— Je vous en prie, mangez. Cela va vous plaire. Et, oui, j’en suis certain. D’après mes informateurs, on lui a proposé une carrière diplomatique qu’il a déclinée. Il a eu la franchise de dire qu’il ne voulait pas que ses horizons soient si restreints.

Pitt commençait à éprouver un certain agacement à l’endroit du duc Alois, mais il ne le montra pas.

— Par ailleurs, reprit Blantyre, il semble apprécier la musique de Gustav Mahler et même de Schönberg, ce jeune compositeur qui crée des sons si étranges, si dissonants. S’intéresse-t-il au sens de tout cela, ou recherche-t-il simplement une nouvelle expérience ? Je suis enclin à pencher pour la seconde hypothèse.

Il y avait une tristesse dans sa voix et dans ses yeux sombres.

— Un Autrichien typique, un œil qui rit et l’autre qui pleure. Mais je crois qu’il est préférable d’accomplir une seule petite chose que rien du tout. Cela dit, je ne suis pas un duc de sang royal, Dieu merci. On n’attend rien de moi, et je peux entamer une page vierge.

Pitt le regarda, appréciant brusquement sa sympathie et son imagination. Il avait soulevé des questions que Pitt n’avait pas envisagées, comme si elles lui étaient parfaitement naturelles.

— Il est particulièrement révoltant de tuer quelqu’un qui est innocent de tout mal et qui n’a pas la moindre utilité, continua Blantyre.

Il n’y avait nulle malice dans sa voix, seulement une pointe de regret.

— Est-ce une bonne ou une mauvaise chose de ne pas valoir l’effort qu’il faudrait pour vous tuer ?

Il avait posé la question avec une douceur mêlée d’humour et regardait Pitt dans les yeux.

Pitt répondit sans hésitation.

— C’est moins dangereux, mais je crois qu’en fin de compte je le regretterais. Cela semble une occasion manquée, qu’on a laissée filer entre ses doigts comme du sable.

Blantyre soupira.

— Ou comme le vin que vous n’avez pas bu. Je suppose que l’on dort mieux, pour ce que cela vaut ? Je préférerais ne pas passer toute ma vie endormi émotionnellement, si passionnants soient mes intérêts intellectuels.

Pitt regarda en silence le serveur emplir de nouveau leurs verres, l’éclat rubis de la lumière à travers le cristal taillé.

— Mais cela, bien sûr, n’est pas la raison pour laquelle je vous ai demandé de venir, dit Blantyre à voix basse, toute gaieté envolée. Les événements progressent, semble-t-il. Un certain Erich Staum a été vu à Douvres, travaillant apparemment comme balayeur des rues.

Il s’interrompit, observant Pitt avec attention.

— Il est connu des autorités à Vienne. C’est un assassin politique doté d’un talent et d’une imagination hors du commun.

Pour se donner le temps de réfléchir, Pitt but une gorgée de bourgogne. Il était extrêmement bon, d’une qualité à laquelle il n’était pas habitué. Peut-être aurait-il paru familier à Narraway.

— Je suppose que vous êtes sûr de vos sources ? demanda-t-il en souriant, regardant le vin dans son verre.

— Il existe un doute, admit Blantyre, quoique faible. Il a un visage qu’on n’oublie pas facilement, surtout les yeux. Même vêtu d’habits sales et trop grands pour lui, et un balai entre les mains, si on l’imagine debout et qu’on fait abstraction de son aspect soumis, il ressemble trop à Staum pour ignorer cette possibilité. Par le passé, il s’est déguisé en porteur, en cocher et en facteur.

— Je vois, murmura Pitt.

Les balayeurs poussaient des carrioles contenant leur matériel et les détritus qu’ils ramassaient. Personne ne leur accordait un regard. C’était un déguisement idéal pour transporter des explosifs. Nul ne remarquerait un balayeur, ni ne songerait à fouiller sa carriole.

— Mais pourquoi le duc Alois ? répéta-t-il en levant de nouveau les yeux vers Blantyre. Nous n’avons toujours pas trouvé de réponse à cette question.

— Staum vend ses services.

Blantyre secoua très légèrement la tête, presque imperceptiblement.

— Les anarchistes ne choisissent pas toujours leurs victimes pour une raison. Mais vous savez cela mieux que moi.

Il prit une profonde inspiration, comme s’il était parvenu à une décision, et lâcha un soupir.

— Peut-être le duc Alois n’est-il qu’un accessoire et la raison principale est-elle d’embarrasser le gouvernement de Sa Majesté, ce qui ne manquerait pas de se produire.

Ses mains se crispèrent sur ses couverts.

— Les choses empirent, Pitt. Le danger s’accroît d’année en année. Le socialisme violent se développe, les frontières se déplacent comme une marée. Il semble y avoir des troubles partout, et des idées folles et des philosophies qui se multiplient. J’admets que j’ai peur pour l’avenir.

Il n’y avait pas de mélodrame dans sa voix, seulement un pressentiment, et une angoisse réelle. Ses traits s’étaient pincés, donnant à sa physionomie une apparence plus grave, plus austère.

Parce que Pitt le respectait, il fut sensible à ses paroles, et le poids de sa propre responsabilité pesa encore plus lourdement sur ses épaules.

— Nous protégerons le duc Alois, quiconque essaie de lui nuire et pour quelque raison que ce soit, dit-il avec détermination.

Blantyre laissa échapper un soupir.

— Je sais. Je sais.

Il tendit la main vers la bouteille et versa le reste du vin dans le verre de Pitt, puis dans le sien. Il ne proposa pas de toast.

 

Pitt n’eut aucun mal à joindre le ministre des Affaires étrangères. Salisbury avait à l’évidence tenu parole. Cependant, pour ce qui était d’annuler la visite du duc Alois, rien n’avait changé.

— Je suis navré, déclara le ministre d’un air sombre. Il serait tout à fait impossible de l’annuler à présent. Un tel geste indiquerait à l’Europe entière que la Grande-Bretagne ne peut garantir la sécurité d’un membre d’une famille royale qui rend visite à notre propre monarque.

Sa voix devint plus sèche encore.

— Cela reviendrait à annoncer que nous sommes prêts à capituler sans condition devant nos ennemis. Vous voyez bien que c’est hors de question, n’est-ce pas ?

Pitt acquiesça à regret. Il imaginait avec une terrible netteté les conséquences qui s’ensuivraient. Il réfléchit à toute allure, songeant aux auteurs possibles du plan. Peut-être Blantyre avait-il raison et le but de l’assassinat n’était-il pas d’éliminer le duc Alois, mais de mettre la Grande-Bretagne dans une situation délicate.

— Oui, monsieur, je vois, murmura-t-il. J’aimerais beaucoup savoir qui se cache derrière tout cela. Je travaillerai sans relâche pour le découvrir.

Pitt accepta la poignée de main du ministre, solide et ferme.

— Merci de m’avoir reçu, monsieur.

 

Malgré l’heure tardive et la fatigue qu’il éprouvait, Pitt songeait à aller s’entretenir avec Narraway. Le faire revenait en quelque sorte à céder, à admettre qu’il avait besoin d’aide. Il hésitait toujours en marchant dans la rue, son haleine laissant des nuées qui s’effilochaient dans l’air froid. Ne pas demander conseil signifiait placer son amour-propre au-dessus de la vie des hommes et des femmes qui seraient tués s’il y avait bel et bien un déraillement. Sans parler des dégâts quasi irréparables qui seraient infligés à l’institution à laquelle il avait prêté serment, compte tenu des déboires qu’elle avait connus récemment.

Lorsqu’il atteignit la demeure de Narraway, il ne doutait plus du bien-fondé de sa décision. Le valet le fit entrer et lui offrit une collation qu’il accepta, tout en déclinant le vin. Il avait déjà bu plus qu’il n’y était habitué avec Blantyre au déjeuner.

— Des progrès concernant la mort de Serafina Montserrat ? demanda-t-il à Narraway comme ils s’asseyaient au coin du feu, se penchant pour réchauffer ses mains.

— Pas encore. Mais vous n’êtes pas venu jusqu’ici pour me poser cette question.

Pitt soupira et se cala dans son fauteuil.

— Non, admit-il. Non, il s’agit d’une affaire de plus grande ampleur, et je ne suis pas convaincu qu’il y ait un rapport entre les deux.

— Pitt, cessez de tourner autour du pot, ordonna Narraway. J’ai eu un premier entretien avec Nerissa Freemarsh, mais je ne sais pas encore qui a tué Serafina et pourquoi. Il est tout à fait possible qu’il s’agisse simplement d’un drame familial et que sa nièce ait trouvé insupportable d’attendre dans une servitude silencieuse.

En quelques mots, Pitt lui résuma la conversation qu’il avait eue avec Blantyre le matin même. Le visage de Narraway s’assombrit.

— Staum, murmura-t-il. Dans ce cas, de fortes sommes d’argent sont en jeu. Il n’est loyal à personne, et ses services coûtent cher. S’il a jamais connu d’échec, nous n’en avons pas eu vent.

Il réfléchit quelques instants en silence, fixant le feu.

Pitt patienta.

— La méthode n’a pas été décidée par Staum, mais par celui qui le paie, dit-il enfin. Staum n’a ni intérêts ni convictions. Un déraillement, avec toutes les victimes que cela implique, est un acte extrême. Même les anarchistes ne recourent pas en général à une violence aussi aveugle. Un pareil accident pourrait faire des dizaines et des dizaines de victimes.

— Je sais.

— Soit la cible est quelqu’un de si bien protégé qu’ils ne peuvent pas l’atteindre d’une autre manière, et c’est un profil qui ne correspond pas du tout à celui du duc Alois, soit c’est une diversion visant à détourner notre attention de leur but véritable. La possibilité d’un déraillement impliquant un train de voyageurs est si consternante que vous ne pouvez absolument pas l’ignorer. Ce serait du suicide pour la Special Branch…

— J’y ai pensé ! coupa Pitt plus sèchement qu’il n’en avait eu l’intention.

Ce n’était pas la colère qui parlait, mais la peur.

— Avez-vous entendu d’autres rumeurs, si vagues soient-elles ? insista Narraway. Qui d’autre est vulnérable ?

Pitt lui révéla tout le reste, y compris les détails apparemment les plus insignifiants. Tous étaient relatifs à des enquêtes que Narraway avait menées en tant que chef de la Special Branch, si bien qu’il n’était nullement question de trahir des secrets.

— Qui accompagne le duc ? demanda Narraway lorsqu’il eut envisagé toutes les possibilités sans entrevoir de solution.

— Personne qui semble important, répondit Pitt, gagné par un sentiment croissant d’impuissance. Et le temps presse. Il doit arriver dans une semaine.

Narraway lâcha un soupir.

— Ma meilleure hypothèse est que l’attentat aura lieu avant même qu’ils montent dans le train. Staum va essayer de l’abattre quelque part dans Douvres. Il ne sait pas qu’il a été reconnu.

— Blantyre pourrait se tromper.

— Certes. Êtes-vous prêt à courir le risque ?

— Non. Nous ne disposons pas d’un nombre d’hommes suffisant pour garder toutes les rues de Douvres, surtout si cela signifie que nous devons pour cela laisser aiguillages et signaux sans surveillance.

— C’est là-dessus qu’ils comptent, acquiesça Narraway.

— S’ils placent une bombe dans la rue principale de Douvres, il y aura des dizaines de victimes, et ils risquent de manquer le duc quand même…

— Ils ne le manqueront pas, l’interrompit Narraway. Ils créeront une diversion au dernier moment, un égout qui déborde, une charrette renversée, n’importe quoi pour vous forcer à emprunter une rue adjacente ou à être une cible immobile le temps que la voie soit dégagée. Il vous faut continuer à avancer. Ne jamais vous laisser couper du reste de la circulation et ne jamais vous arrêter.

Des plis profonds creusaient son visage, presque hagard à la lueur du feu.

— Vous n’avez pas beaucoup de temps, Pitt.

— Découvrez qui a tué Serafina et pourquoi, le pressa ce dernier.

— Vous pensez réellement que le secret qu’elle avait peur de révéler avait un rapport avec cette affaire ?

— Voyez-vous une autre raison qui pourrait pousser quelqu’un à aller aussi loin dans le but de tuer le duc Alois ? Ou un membre de son entourage ?

— Je crois qu’il n’est peut-être qu’un accessoire, un prétexte, répondit Narraway, d’une voix rendue rauque par la lassitude et la tension. La Special Branch est importante, Pitt. Ce service est notre défense contre toutes sortes de violences, depuis la trahison au compte-gouttes jusqu’à l’anarchie qui tue en l’affaire de quelques minutes. Si je voulais paralyser l’Angleterre, j’essaierais d’abord de me débarrasser de la Special Branch. Et si je peux avoir cette idée-là, d’autres peuvent l’avoir aussi.

— Je sais.

Pitt se leva lentement, surpris que ses muscles soient si douloureux.

— Je m’y remets dès demain matin.

 

De bonne heure le lendemain à Lisson Grove, Pitt et Stoker passèrent minutieusement en revue l’emploi du temps prévu pour la visite d’Alois depuis l’instant où il monterait dans le bateau à Calais jusqu’à celui où il le reprendrait à Douvres pour quitter l’Angleterre.

Il faisait bon dans la pièce. La cheminée tirait mieux depuis que la pluie avait cessé, mais l’atmosphère était tendue.

— Il n’amène que quatre hommes avec lui, annonça Stoker en pointant le doigt vers Calais sur la carte étalée en travers du bureau de Pitt.

— Que savons-nous d’eux ?

— Pour autant qu’on puisse en juger, ils font tous partie de son personnel habituel. Nous n’avons rien trouvé indiquant qu’ils puissent être susceptibles de trahir. Ils ne jouent pas, n’ont pas de dettes qui sortent de l’ordinaire, pas de liaisons, pas de convictions politiques ou d’antécédents suspects. Aucun ne boit plus que la moyenne, qui est plutôt élevée.

Il esquissa une petite grimace de dégoût.

Pitt se demanda si elle était due à ce qu’il imaginait de ces hommes en particulier ou des étrangers en général.

— Ils sont exactement tels qu’on se représente des membres de la suite d’un petit duc de sang royal, reprit Stoker. Plutôt corrects à leur manière, je suppose.

Il leva les yeux pour croiser le regard de Pitt, mais son expression était indéchiffrable.

— Capables de le défendre en cas d’attaque ? demanda Pitt.

Stoker haussa les épaules.

— Difficile à dire, car ils n’ont jamais eu à le faire. Franchement, monsieur, il n’est pas le genre de personne qu’on prendrait la peine d’attaquer. Allons-nous charger un de nos hommes de les surveiller ?

— Oui. Il faudra que ce soit quelqu’un qui parle allemand, si possible.

— Il parle assez bien l’anglais, observa Stoker.

— Parfait. Mais nous devons aussi comprendre ce qu’ils se disent, lui fit remarquer Pitt.

— Nous avons Beck, monsieur, et Holbein. Ils sont tous les deux très compétents.

— Nous nous servirons d’eux, acquiesça Pitt.

Stoker arqua les sourcils.

— Des deux ?

— Oui, des deux. Nous n’avons pas droit à l’échec. Si nous laissons un duc autrichien se faire assassiner sur le sol britannique, après qu’on nous avait mis en garde, nos ennemis en déduiront que nous sommes désormais une proie facile, et les vautours ne tarderont pas à nous encercler.

Stoker accusa le coup comme si Pitt l’avait frappé, mais la compréhension se lut sur ses traits, et son corps se raidit.

— Oui, monsieur. Quoi qu’il lui arrive, ça ne lui arrivera pas pendant qu’il est en Angleterre, bon sang !

Il se pencha de nouveau sur la carte avec une expression de concentration intense.

— Le ferry part de Calais à neuf heures du matin, si le temps le permet. Il devrait accoster à Douvres à midi. Le duc sera le premier à débarquer. Un wagon entier a été réservé pour lui.

Il leva la tête et regarda Pitt.

— Et ce Staum, monsieur ? Vous êtes sûr que c’est lui ? Comment savons-nous que ce n’est pas quelqu’un qui lui ressemble un peu ? Il ne peut pas avoir un visage si reconnaissable que ça, sinon il se serait déjà fait arrêter.

— Non, nous n’en sommes pas certains, répondit Pitt sans la moindre satisfaction. Mais cette hypothèse est plus logique que celle d’un déraillement qui tuerait des dizaines de gens et ferait un nombre plus grand encore de blessés.

— Tout dépend de ce qu’ils veulent, objecta Stoker d’un ton amer. Les anarchistes ne se conduisent pas aussi logiquement d’habitude. C’est justement ça qui les rend imprévisibles. En plus, les pires d’entre eux se fichent pas mal d’être arrêtés.

— Je sais. Les gens qui se moquent de tout ont toujours un avantage sur ceux qui se soucient d’autrui. Cela étant, je ne les envie pas. Comment peut-on ne rien désirer qui vaille la peine de vivre ?

— C’est difficile à imaginer.

Stoker secoua la tête, la mine perplexe et attristée.

— Je suppose que c’est pour ça qu’on a tellement de mal à les attraper. On ne les comprend pas, voilà tout. Et ce duc, monsieur ? Croyez-vous qu’il fera ce qu’on lui dit de faire ? Ou qu’il se conduira comme un idiot, histoire de montrer à tout le monde à quel point il est courageux ?

— Je ne sais pas, avoua Pitt. Je suis toujours en train d’essayer d’en apprendre davantage sur lui et les hommes qui l’accompagnent.

Stoker émit un juron pittoresque entre ses dents.

— Je n’aurais pas pu mieux dire, commenta Pitt, surpris par la richesse de l’imagination de son subordonné.

Stoker rougit, gêné.

— Pardon, monsieur.

— Ne vous excusez pas.

Pitt eut un sourire bref.

— Je pensais la même chose que vous, en termes moins bien choisis. Votre vocabulaire me donne à penser que vous avez passé quelques années dans la marine, mais cela n’apparaît pas dans votre dossier, tout au moins pas celui qu’on m’a montré.

— Non, monsieur.

Stoker était visiblement mal à l’aise.

— Ce n’était… pas tout à fait officiel…

Il s’interrompit, cherchant une explication, les joues légèrement empourprées.

— Vous avez appris des choses ? demanda Pitt.

— Oui, monsieur, beaucoup.

Il se tenait immobile, attendant la suite de l’interrogatoire.

— Dans ce cas, vous n’avez pas perdu votre temps, déclara Pitt.

Un jour, il questionnerait Narraway sur ce qui s’était passé. Il serait sage de le savoir, mais peu importait dans l’immédiat.

— Monsieur… commença Stoker.

— Je ne veux rien entendre, coupa Pitt.

— Monsieur… j’allais dire que je suis prêt à aller à Douvres et à prendre le train avec le duc Alois, si vous le souhaitez.

— Vous n’y êtes pas obligé. Ce sera dangereux.

— Vous n’y allez pas, vous ? demanda Stoker d’un ton de défi.

— Si. J’aurai d’autant plus besoin de vous ici.

— Je viens avec vous, monsieur. D’ailleurs, ça m’arrangerait de gagner un peu d’argent en plus.

Il sourit, mais il n’y avait nulle gaieté dans son regard et il ne vacilla pas.

— Vraiment ? fit Pitt, comme s’il était réellement question de quelques pièces supplémentaires. Vous faites des économies ?

— Oui, monsieur.

Stoker se redressa.

— Je veux acheter un violoncelle, monsieur.

Pitt ne trouva rien à répondre à cela, mais il fut extrêmement content.