10
Stoker faisait les cent pas dans le bureau de Pitt, les mains enfoncées dans ses poches, son écharpe encore enroulée autour du cou. Derrière lui, le rebord de fenêtre était saupoudré de neige, et des flocons voltigeaient, presque invisibles contre le ciel plombé. Il ne restait que trois jours avant que le duc Alois débarque à Douvres.
— C’est bel et bien Staum, dit-il en s’arrêtant devant Pitt. J’ai vu une photographie de lui.
— Qu’est-il arrivé à l’homme qui occupait cet emploi avant lui ?
— Il a pris des vacances. Il a annoncé à son chef qu’il avait hérité un petit pécule d’un parent et qu’il partait en congé. Staum a été le premier à poser sa candidature pour le poste et comme personne d’autre ne s’est présenté, on le lui a donné. Je ne sais pas quelle somme d’argent a changé de mains.
Il fit une grimace de dégoût.
— Il n’a peut-être pas fallu grand-chose. D’un autre côté, d’après ce que je sais de Staum, je suppose qu’il n’aurait pas hésité à tuer l’homme si ç’avait été nécessaire.
Pitt sentit un nœud se former au creux de son estomac.
— Nous pouvons donc nous attendre à une attaque à Douvres même. Cependant, je n’ose pas retirer les hommes postés aux signaux et aux aiguillages, au cas où.
Il se laissa aller en arrière dans sa chaise, mais tout son corps était tendu.
— Une carriole de balayeur est une bonne idée. Il peut la trimbaler n’importe où sans éveiller la surprise ou les soupçons. Avec des vêtements sales, une casquette, il lui suffit de baisser la tête et il sera pratiquement invisible.
— Allons-nous informer la police locale ? demanda Stoker.
— Pas encore. Une fois qu’elle sera au courant, l’affaire sera sur la place publique en quelques heures. Les policiers ne pourront pas dissimuler, tous se comporteront différemment. Staum aura tôt fait de s’en apercevoir. Les plans seront modifiés et nous ne saurons pas comment. Cela dit, ils risquent d’être modifiés de toute façon.
Le visage de Stoker se crispa. Un petit muscle tressauta à sa mâchoire.
— Je sais, murmura Pitt. Quant au duc Alois, je ne peux rien trouver de plus sur lui. En tout cas, rien qui puisse expliquer pourquoi on voudrait le tuer. Il semble assez mal compris parce qu’il est trop intellectuel pour beaucoup et supporte mal la bêtise. On le dit toutefois doté d’un solide sens de l’humour, très pince-sans-rire.
— Tout ça n’a aucun sens, grommela Stoker, maussade. Quelque chose nous a échappé.
— Peut-être est-ce justement là la clé, répondit Pitt, songeur.
— Que ça n’ait aucun sens ?
— Précisément. C’est ce qui rend l’affaire imprévisible. On ne peut se prémunir de ce qu’on ne prévoit ni ne comprend.
— Sont-ils si intelligents que ça ? demanda Stoker, sceptique.
— Sommes-nous sûrs qu’ils ne le soient pas ? opposa Pitt.
Stoker garda le silence.
— Je suis toujours en train de me renseigner sur les quatre hommes qui l’accompagnent, reprit Pitt. À première vue, ils sont justement tels qu’on pourrait s’y attendre : des amis, des hommes issus de la petite noblesse, qui ont servi dans l’armée sans embrasser la carrière militaire.
— J’ai l’impression d’être un canard de foire, commenta Stoker tristement, avec une pointe de colère dans la voix. J’ai envie d’arrêter Staum sous n’importe quel prétexte, mais je sais que nous devons le garder à l’œil.
Pitt se redressa brusquement.
— Oui, acquiesça-t-il d’un ton sec. Surveillez-le de près. Il est sans doute trop intelligent pour se trahir, mais s’il ignore que nous l’avons repéré, il se peut qu’il commette une erreur et qu’il entre en rapport avec quelqu’un.
— D’un autre côté, il sait peut-être très bien que nous le surveillons et qu’il détourne notre attention de ce qui se trame réellement.
Les épaules de Stoker s’affaissèrent.
— Je veux le coffrer, celui-là.
Pitt eut un sourire lugubre.
— Moi aussi, mais l’essentiel est qu’Alois entre et sorte du pays sans encombre.
— Oui, monsieur.
Cette fois, Pitt obtint sans difficulté une audience de quinze minutes avec le Premier ministre. Il n’en perdit pas une seule.
— Du nouveau ? s’enquit Salisbury, debout dos à la cheminée, son long visage grave, ses cheveux blancs duveteux dressés sur son crâne comme s’il y avait passé les doigts.
— Oui, milord, répondit Pitt. Nous savons qui est en place à Douvres et aux endroits vulnérables le long du chemin de fer. En revanche, nous ignorons où ils ont l’intention de frapper. Il est possible qu’ils aient recours à des leurres que nous connaissons, mais que l’attentat soit en réalité commis par d’autres individus.
Salisbury poussa un soupir.
— Quel sacré gâchis ! Pas la moindre bonne nouvelle ? Vous ne savez toujours pas qui se cache derrière tout cela et pourquoi ? Pourquoi le duc Alois, et pourquoi ici, en Angleterre ?
— Plus j’en apprends sur le duc Alois, plus je me demande s’il est seulement une cible opportune ou s’il a une importance tactique réelle.
Salisbury arqua les sourcils.
— Vraiment ?
Son expression demeura neutre, mais la lueur amusée de son regard reflétait l’opinion qu’il avait de la plupart des petits ducs de sang royal. L’Europe grouillait de parents éloignés de la reine Victoria, et à un moment ou à un autre il avait eu affaire à la plupart d’entre eux.
— De sorte qu’il serait une victime accessoire, tuée pour illustrer un argument ?
— Oui, monsieur. Comme la plupart des victimes des anarchistes. Fortune, privilèges, noblesse, tout cela est un crime en soi. Peu importe ce qu’on fait ensuite, en ce qui les concerne. Le sang d’un individu vaut celui d’un autre.
— Tant que ce n’est pas le vôtre, ajouta Salisbury d’un ton un peu acide.
— Pour certains, acquiesça Pitt. Pour d’autres, verser son sang fait partie de leur engagement. Mourir pour la cause.
— Dieu tout-puissant ! Que diable faisons-nous de ces gens-là ? Comment peut-on lutter contre un fou ?
Pitt haussa les épaules.
— Avec prudence. En apprenant à le connaître, en l’observant, en gardant à l’esprit le fait qu’il est fou et qu’il ne faut pas chercher de raison sensée dans ses actions, seulement l’exaltation et le désir de provoquer un événement.
— Que veulent-ils, en fin de compte ?
— Je ne suis pas sûr qu’ils le sachent, déclara Pitt. Hormis le changement. Ils veulent tous un changement.
— Pour qu’ils puissent être ceux qui détiennent le pouvoir, l’argent et les privilèges.
C’était une conclusion plutôt qu’une question.
— Sans doute, oui, mais ils ne voient pas aussi loin que cela. Autrement, ils sauraient que les assassinats isolés comme celui-ci n’ont jamais débouché sur des changements sociaux. Ils effraient le public et le mettent en colère. S’ils tuent le duc Alois, ils feront de lui un martyr.
— Et de nous des imbéciles incompétents ! s’écria Salisbury amèrement. Ce qui est probablement leur but. Ce sont des ennemis de la Grande-Bretagne. Le duc Alois n’est qu’un moyen d’arriver à leurs fins, pauvre diable.
— Oui, monsieur. Ils croient agir dans l’intérêt général.
— Arrêtez-les, Pitt. S’ils triomphent, non seulement la Grande-Bretagne, mais toute l’humanité civilisée sera perdante. Nous ne pouvons être pris ainsi en otage.
Pitt avait soupçonné que Salisbury dirait cela, mais il devait quand même tenter sa chance.
— Vous êtes sûr qu’il est inutile d’informer le duc qu’une menace sérieuse pèse sur lui et de lui demander de reporter sa visite ?
— Tout à fait sûr.
Pitt ouvrit la bouche pour protester, puis se ravisa.
Salisbury lui lança un regard las.
— J’en suis sûr parce que j’ai déjà essayé. Il affirme qu’il sera totalement en sécurité sous votre protection.
— Bien, monsieur, répondit Pitt, des paroles nettement moins polies défilant dans son esprit.
Salisbury sourit.
— Tout à fait, dit-il d’un ton sombre.
Charlotte était dans l’entrée, sur le point de décrocher le téléphone, lorsqu’elle vit Minnie Maude sortir de la cave. La jeune femme rougit, l’air gêné, s’épousseta les bras, lui adressa un bref sourire un peu nerveux et se détourna.
Charlotte la suivit dans la cuisine, résolue à découvrir ce qui la troublait. Minnie Maude, debout devant l’évier, épluchait des oignons. Une odeur âcre flottait dans l’air.
La table était débarrassée, la vaisselle faite et rangée sur le vaisselier. Une tranche de pain grillé restante avait disparu. Était-ce pour cela que Minnie Maude était descendue à la cave, pour la manger ? Avait-elle grandi dans une pauvreté telle que la nourriture était à ses yeux un trésor précieux et qu’elle se sentait obligée de grignoter des miettes en cachette ?
— Minnie Maude, dit Charlotte doucement.
Minnie Maude se retourna. Ses yeux étaient rouges, peut-être à cause des oignons, mais elle semblait effrayée.
Charlotte éprouva une bouffée de remords mêlé de pitié. La jeune fille n’avait que quatre ou cinq ans de plus que Jemima et avait sans doute pour seule perspective une vie de domestique dans la maison de quelqu’un d’autre, avec une seule pièce qu’elle pouvait considérer comme sienne. Étant l’unique servante à demeure chez eux, elle n’avait même pas la possibilité de nouer une amitié. Elle savait qu’elle remplaçait Gracie, qui avait été très aimée. La solitude, l’effort constant de bien faire devaient parfois être un fardeau trop lourd, et pourtant elle n’avait nulle part où se réfugier hormis la cave.
— Minnie Maude, répéta Charlotte, en souriant cette fois. Je crois que ce serait une bonne idée que vous fassiez griller des teacakes. Je sais que nous en avons. Mangeons-les chauds avec du beurre et une tasse de thé. Dans une demi-heure, peut-être ? Vous travaillez dur. Une petite collation nous ferait plaisir à toutes les deux.
Les épaules de Minnie Maude se détendirent.
— Oui, madame. Très bien.
Il était clair qu’elle s’était attendue à autre chose, quelque chose qu’elle redoutait.
— Mangez-vous à votre faim, Minnie Maude ? demanda Charlotte. Vous pouvez manger autant que vous le désirez, vous savez ? Si nécessaire, préparez davantage. Ne gaspillez pas, voilà tout ce que je vous demande.
Elle sourit.
— Nous avons connu des périodes difficiles par le passé, et nous avons dû faire attention. Il convient de ne pas l’oublier, mais nous avons désormais largement assez pour que vous ne soyez pas obligée de vous priver.
— Je… je vais bien, madame.
Les joues de Minnie Maude avaient rosi sous l’effet de la gêne. Très lentement, comme si elle n’était pas sûre d’avoir la permission, elle se retourna pour continuer à émincer les oignons.
Charlotte savait qu’elle n’était pas arrivée à la vérité. Les incursions à la cave n’avaient-elles rien à voir avec la nourriture, traduisaient-elles simplement le désir d’être seule ? C’était absurde. La cave était froide. Minnie Maude avait une chambre tout à fait confortable à l’étage, correctement meublée et chauffée. Le problème était ailleurs. Temporairement vaincue, elle regagna le vestibule.
Elle arrivait à hauteur du téléphone lorsque la sonnerie retentit. Elle décrocha et reconnut Adriana Blantyre à l’appareil. Sa voix, un peu déformée, était parfaitement identifiable à sa texture rauque et à son léger accent.
— Comment allez-vous ? demanda Adriana. Je suis désolée de vous téléphoner si tardivement. C’est tout à fait impoli, mais il y a une exposition dans une galerie privée que j’aimerais beaucoup voir et j’ai pensé qu’elle vous plairait aussi. Avez-vous entendu parler de Heinrich Schliemann ?
— Bien sûr ! répondit Charlotte aussitôt. C’est lui qui a découvert les ruines de Troie, grâce à son amour pour Homère. Il est mort il y a quelques années. Expose-t-on une partie de ses œuvres ?
Il n’était pas difficile de se montrer enthousiaste. C’était une occasion idéale de revoir Adriana et peut-être d’apprendre quelque chose d’utile à Pitt. Elle espérait avec ferveur contribuer à apporter la preuve de l’innocence d’Adriana.
— Aujourd’hui, répondit Adriana avec empressement, d’une voix empreinte d’excitation. Je viens de l’apprendre. J’ai annulé mes autres engagements et j’y vais. Ce serait tellement plus plaisant si vous m’accompagniez ! Je vous en prie, ne vous y sentez pas obligée… mais, si vous êtes libre… ?
Charlotte n’eut pas besoin de réfléchir.
— Bien sûr. Troie a attendu deux mille ans. C’est plus que suffisant. Nous allons faire un voyage dans le temps et l’espace de quelques heures, le présent disparaîtra. Où allons-nous nous retrouver ?
— Je viendrai vous prendre avec ma voiture dans une heure. Est-ce trop tôt ?
— Non, pas du tout. Je vous assure que je n’ai rien de plus excitant à faire et tout le reste peut attendre.
— En ce cas, à tout à l’heure.
Charlotte prit congé d’elle et replaça le combiné. Elle dirait à Minnie Maude où elle allait, et puis enfilerait la plus élégante de ses robes d’après-midi et se préparerait à être charmante, aimable, intelligente et – si elle ne pouvait faire autrement – à trahir aussi.
Elle s’assit devant la glace de sa coiffeuse, fixa son reflet et eut du mal à se regarder en face. Elle méprisait ce qu’elle était sur le point de faire et pourtant ne voyait pas d’autre solution, sauf à refuser d’aider Pitt, qui n’accomplissait que son devoir. Quelqu’un avait assassiné Serafina dans son lit, une femme âgée, terrifiée par les ombres qui cernaient son esprit et la privaient de ses facultés.
Charlotte n’avait pas le choix, hormis la lâcheté. Elle ne pouvait qu’espérer que ses découvertes prouveraient l’innocence d’Adriana, et non sa culpabilité.
Elles arrivèrent à l’exposition en fin de matinée. Dès qu’elles eurent franchi les portes, le passé se referma sur elles. L’exposition concernait Schliemann lui-même tout autant que ses découvertes. Il était mort à Naples en 1890, le lendemain de Noël, mais son énergie et la force de ses rêves flottaient dans l’atmosphère de la galerie. Un grand portrait de lui était accroché dans l’entrée ; un homme à lunettes et au crâne dégarni, bien mis, portant un costume et un gilet boutonné jusqu’au cou. Il semblait âgé d’une soixantaine d’années.
— Ce n’est pas ainsi que je l’imaginais, avoua Adriana avec un léger haussement d’épaules. Il devrait être farouche et magnifique, un homme qui aurait été à sa place dans Troie elle-même.
Charlotte sourit.
— Tant que vous ne me dites pas qu’Hélène de Troie était en réalité assez laide. Je ne pourrais pas m’en remettre.
Adriana éclata de rire.
— Ils ont brûlé les tours sans toit d’Ilion pour elle, tout au moins c’est ce que prétendent les poètes.
Son regard s’arrêta sur un portrait accroché au mur à quelques mètres d’elles. Il représentait une femme brune, assez jeune, arborant un magnifique diadème et de longues boucles d’oreilles, ainsi qu’un lourd collier fait de quinze fils d’or au moins.
Charlotte s’en approcha, Adriana sur ses talons.
— Elle est plutôt belle, déclara Charlotte en l’observant avec attention.
Elle regarda l’inscription au-dessous : « Sophie Schliemann, portant les trésors découverts à Hissarlik, présumés avoir appartenu à Hélène de Troie. »
Elle se tourna vers Adriana.
— Je me demande comment était Hélène, en réalité. Je ne peux pas imaginer de femme assez belle pour qu’une ville entière et ses habitants soient anéantis par amour pour elle. Sans parler d’une guerre de onze ans, avec toutes les morts et les mutilations que cela a dû coûter. L’amour vaut-il tout cela ?
— Non, répondit Adriana sans hésiter. Cela n’avait rien à voir avec l’amour. Mais je me suis souvent interrogée sur l’amour et la beauté. Épouser une femme pour son apparence, sans se soucier de ce qu’elle est à l’intérieur de la façade, revient à acquérir une œuvre d’art pour le plaisir que l’on prend à la contempler ou à la montrer aux autres. Si elle n’est pas une compagne pour vous, quelqu’un avec qui vous partagez vos rêves, vos rires et vos blessures, avec qui vous n’êtes pas seul, n’est-ce pas comme acheter de la nourriture que vous ne pouvez pas manger ?
Le visage d’Adriana était tout à fait calme, son teint sans défaut sur son ossature parfaite, ses yeux insondables.
Charlotte eut la vision soudaine du plus terrible des gouffres, d’un vide qu’elle n’avait jamais imaginé auparavant. Était-ce ainsi que Blantyre considérait Adriana : comme un objet fragile, précieux ? Qu’éprouverait-il lorsque les premières rides apparaîtraient, que ses joues perdraient leur éclat, que ses cheveux deviendraient moins épais, commenceraient à grisonner, que ses gestes auraient perdu de leur grâce ?
Charlotte avait toujours rêvé en secret d’être belle : non pas seulement agréable à regarder, comme elle l’était, mais de posséder le genre de beauté qui éblouit, comme Vespasia autrefois. À présent, elle était intensément reconnaissante de ne pas l’être. Pitt était non seulement son mari, mais l’ami le plus cher, le plus intime qu’elle avait jamais eu, plus proche d’elle qu’Emily ou n’importe qui d’autre. Elle se surprit à sourire, habitée par une lumière intérieure.
— Pauvre Hélène ! s’exclama-t-elle. Croyez-vous qu’il ne s’agissait que de cela : une querelle au sujet d’une possession, payée par tout un peuple ?
— Non, affirma Adriana en secouant la tête. L’idéal classique de la beauté concernait l’esprit autant que le physique. Elle devait être sage, honnête et courageuse.
— Et douce ? Pensez-vous qu’elle ait eu aussi un sens de l’humour vif et brillant ? Qu’elle ait été prompte à pardonner, et généreuse en pensée ?
Adriana se mit à rire.
— Oui ! Et rien d’étonnant à ce qu’on ait brûlé Troie pour elle ! Je suis surprise que ce n’ait pas été l’Asie Mineure tout entière ! Regardons le reste.
Elle effleura le bras de Charlotte et elles s’avancèrent, s’émerveillant des ornements, des masques dorés, des photographies des ruines et des murailles qui avaient dû autrefois maintenir à distance les armées d’Agamemnon et les héros de légende.
— Quelle part de vérité y a-t-il là-dedans, à votre avis ? demanda Charlotte au bout de quelques minutes de silence.
Elle ne devait pas gaspiller ces instants alors qu’elle pouvait parler franchement, quoique de manière détournée, et peut-être glaner des réponses.
— Pensez-vous qu’ils éprouvaient tous les mêmes sentiments que nous : l’envie, la peur, la soif de vengeance pour les torts que nous ne pouvons oublier ?
La question était-elle trop directe ?
Adriana se détourna des photographies qu’elle regardait et lui fit face.
— Bien entendu. Pas vous ?
Une pointe d’effroi traversa son visage.
— Ces choses-là ne changent jamais.
Charlotte s’efforça de se remémorer ses souvenirs d’écolière.
— Agamemnon a sacrifié sa fille, n’est-ce pas ? Il l’a immolée aux dieux afin que les vents soient favorables et emmènent son armée jusqu’à Troie. Et quand il est revenu chez lui, onze ans plus tard, sa femme l’a tué à cause de cela.
— Oui, acquiesça Adriana. Je peux le comprendre. Remarquez, elle avait épousé le frère d’Agamemnon entre-temps, de sorte que son geste était sans doute le fruit de multiples émotions. Et puis son fils l’a tuée, et ainsi de suite. C’est une histoire plutôt sordide.
— La vengeance l’est souvent, observa Charlotte en changeant brusquement de ton, comme si elle faisait allusion à des événements actuels.
Adriana la dévisagea avec curiosité.
— Vous dites cela comme si c’étaient des gens que vous connaissez.
— Toutes les bonnes histoires ne concernent-elles pas en réalité des gens que nous connaissons ?
Adriana réfléchit un instant.
— Je suppose que si.
Elle lui adressa un brusque sourire éclatant.
— Je savais qu’il serait plus distrayant de venir ici avec vous qu’avec n’importe qui d’autre ! Avez-vous le temps de déjeuner avec moi ? Il y a un excellent restaurant tout près d’ici, dont le cuisinier est croate. J’aimerais vous faire goûter des plats de mon pays. La cuisine n’est pas très différente, après tout. Vous ne la trouverez ni trop pimentée ni trop lourde.
— J’en serais ravie, dit Charlotte sincèrement. Je sais si peu de choses sur la Croatie. Parlez-m’en davantage, je vous en prie.
— C’est une requête dangereuse, avertit Adriana gaiement. Vous regretterez de l’avoir faite. Interrompez-moi lorsque la nuit tombera et que vous voudrez rentrer chez vous.
Charlotte sentit une bouffée de remords l’envahir, mais il était trop tard pour faire marche arrière.
— C’est promis. Allons voir le reste de ce que Mr. Schliemann a trouvé à Troie et à Mycènes.
— Saviez-vous qu’il parlait treize langues ? Il rédigeait son journal dans la langue du pays où il se trouvait. En anglais, français, néerlandais, espagnol, portugais, suédois, italien, grec, latin, russe, arabe et turc. Et en allemand, bien entendu. Il était allemand.
Son visage était animé, reflétant son enthousiasme et son admiration.
— Il a même écrit un essai sur Troie en grec ancien, continua-t-elle. C’était un homme extraordinaire. Il a fait au moins deux fois fortune et tout dilapidé. Il a nommé ses enfants Andromaque et Agamemnon. Il a permis qu’ils soient baptisés, mais il a placé un exemplaire de l’Iliade sur leur tête pendant la cérémonie et récité un extrait de cent hexamètres. La vie ne serait-elle pas infiniment plus vide sans les excentriques de ce monde ?
Elle riait en parlant, et la passion vibrait dans sa voix et sur ses traits, lui donnant le genre de beauté qui poussait les gens à se retourner pour l’admirer, comme si elle avait pu, l’espace d’un instant, être Hélène elle-même.
Charlotte se remémora l’émotion intense qu’elle avait lue sur le visage de Blantyre lorsqu’il la regardait : l’instinct de protection ; la fierté ; peut-être un éternel étonnement qu’elle l’ait choisi alors qu’elle avait sans doute une dizaine, voire une vingtaine, de prétendants. Jusqu’à quel point la beauté d’Adriana comptait-elle à ses yeux ? Aurait-il continué à l’aimer si, dévorée par les mêmes émotions, elle avait eu une apparence ordinaire ? Dans quelle mesure sa vulnérabilité était-elle aussi un attrait, nourrissant le besoin qu’il avait de la protéger ? Était-elle encore plus indispensable à Blantyre qu’à elle-même ?
Alors que cette pensée s’imposait à son esprit, Charlotte sut qu’elle devait en apprendre davantage sur la Croatie, sur le passé d’Adriana, la mort de son père et, surtout, sur Serafina Montserrat.
Elles achevèrent de faire le tour des objets exposés, bavardant toujours avec intérêt, puis montèrent dans la voiture d’Adriana qui les conduisit au restaurant qu’elle avait mentionné. Elle parla avec enthousiasme de son pays et de la culture dans laquelle elle avait grandi. Elle avait eu trop peu de gens avec qui évoquer ses souvenirs et à qui décrire ce qu’elle avait vu et aimé.
— Ceci va vous plaire, déclara-t-elle alors qu’on apportait un nouveau mets. J’aimais beaucoup ce plat quand j’étais petite. Ma grand-mère m’a appris à le préparer, et il a toujours été un de mes préférés. C’est, pour l’essentiel, du riz avec de minuscules fruits de mer et des herbes très subtiles. Tout l’art consiste à le faire cuire juste assez pour qu’il soit parfaitement tendre et à ne pas mettre trop d’assaisonnement. Trop fort, c’est horrible.
— Vous mangez souvent du poisson ? demanda Charlotte.
— Oui. Je ne sais pas pourquoi, sauf que c’est facile à accommoder et relativement bon marché.
— Et comme nous, vous avez beaucoup de côtes.
Adriana parut contempler en esprit un paysage, ou peut-être des scènes du passé.
— Ah ! soupira-t-elle, si splendide que soit l’Angleterre, vous n’avez jamais vu de littoral comme le nôtre. L’air est chaud et le ciel est si bleu, traversé de tout petits nuages aux formes merveilleuses, délicats comme des plumes, éblouissants. Les plages sont de sable pâle, sans galets, et l’eau a une couleur incroyable. Savez-vous qu’il y a un millier d’îles et que celles qui sont le plus au sud ont un climat presque tropical ?
Charlotte s’efforça d’imaginer le paysage. Elle eut une vision d’une mer d’azur scintillant au soleil, d’une chaleur qui pénétrait la peau jusque dans les os. Elle se surprit à sourire.
Le plat se révéla aussi délicieux que son amie l’avait promis.
— La Croatie est un pays très ancien, reprit Adriana. Nous sommes devenus une partie de l’Empire romain en l’an 9 après Jésus-Christ, et, bien sûr, nous avions des colonies grecques auparavant. En 305, l’empereur Dioclétien a fait construire un palais à Split. Le tout dernier empereur, Julius Nepos, a gouverné depuis ce palais jusqu’à sa mort en 408. Vous voyez, nous avons nous aussi de grandes ruines romaines.
Elle avait prononcé ces mots avec fierté, comme si c’était un lien entre elles.
— Notre premier roi, Tomislav, a été couronné en 925.
Son visage prit une expression résignée.
— En 1102, nous avons conclu une union avec la Hongrie, juste après la conquête de votre pays par Guillaume le Conquérant. Puis, en 1526, nous avons choisi un roi Habsbourg, et j’imagine que ç’a été le début de la fin. Tout du moins, c’est ce qu’avait coutume de dire mon père.
La douleur qui perçait dans sa voix apparut sans fard dans son regard. Elle se hâta de baisser les yeux.
— Cela correspond plus ou moins au règne de votre reine Élisabeth, n’est-ce pas ?
— Oui, oui, en effet, confirma Charlotte précipitamment.
Elle n’aurait pas de meilleure opportunité. Peut-être risquait-elle de dévoiler la culpabilité d’Adriana, mais d’un autre côté, elle pourrait prouver son inocence. Le malaise qu’elle éprouvait importait peu.
Le deuxième plat fut servi, un poisson cuit dans des feuilles de vigne et accompagné de légumes que Charlotte ne connaissait pas. Elle les goûta, tout d’abord avec hésitation, puis, consciente du fait qu’Adriana l’observait, avec plus de plaisir. Le temps filait. Elle devait aborder le sujet de Serafina. Comment y parvenir sans être affreusement maladroite ou si manipulatrice que c’en serait évident et peut-être encore plus insultant ?
— J’aimerais pouvoir voyager, dit-elle à tout hasard, sans savoir où cela la mènerait. Votre pays doit vous manquer. Le pays où vous avez grandi, je veux dire.
Adriana sourit avec une pointe de tristesse.
— Parfois, avoua-t-elle.
— Connaissez-vous d’autres gens qui ont vécu là-bas, hormis Mr. Blantyre, évidemment ?
— Pas beaucoup, j’en ai peur. Peut-être devrais-je faire plus d’efforts pour en trouver, mais cela semble si… forcé.
Charlotte prit une profonde inspiration.
— Il y avait, bien sûr, Mrs. Montserrat qui est morte récemment. Je crois savoir qu’elle avait vécu en Croatie autrefois.
Adriana parut surprise.
— Vous la connaissiez ? Vous n’avez jamais parlé d’elle.
Sa voix devint un murmure.
— Pauvre Serafina ! Cela doit être affreux de mourir ainsi.
Charlotte choisit d’affecter l’ignorance, se concentrant pour ne pas se contredire.
— Vraiment ? Je ne suis pas au courant des détails. Je suis désolée si j’ai donné l’impression que je la connaissais personnellement. C’était une grande amie de ma tante Vespasia – Lady Vespasia Cumming-Gould.
— Lady Vespasia est votre tante ? s’exclama Adriana, ravie.
Charlotte l’avait dit sans réfléchir et fut gênée, comme si elle s’était vantée d’une parenté imaginaire.
— En réalité, c’est la grand-tante de ma sœur par alliance, par son premier mariage. Mais nous avons plus d’estime et d’affection pour elle que pour n’importe quel autre de nos parents.
— Elle est tout à fait merveilleuse, en effet.
Charlotte ne pouvait se permettre de laisser la conversation s’éloigner de Serafina.
— Je suis sincèrement désolée pour Mrs. Montserrat. Tante Vespasia a dit qu’elle était morte paisiblement. Tout au moins, je crois que c’est ce qu’elle a dit. Peut-être n’écoutais-je pas avec assez d’attention. Ou bien… non. Tante Vespasia n’a jamais été du genre à éluder la vérité.
Adriana baissa les yeux sur la table.
— Non, assurément. Elle aussi s’est battue pour la liberté, je crois.
— Comme Mrs. Montserrat, confirma Charlotte. Elles se sont connues il y a très longtemps. D’après tante Vespasia, Mrs. Montserrat était très courageuse et ne faisait pas mysère de ses convictions.
Adriana sourit.
— C’est vrai. Mon père m’a parlé d’elle…
Elle lutta un instant pour se ressaisir, s’efforçant de contrôler sa respiration et sa voix avant de poursuivre.
— Il disait qu’elle était la plus courageuse d’eux tous. Capable de passer une nuit entière à cheval dans la forêt et d’être suffisamment lucide à l’aube pour tenir un pistolet et s’en servir. Les gens n’en croyaient pas leurs yeux.
Elle continua, malgré les larmes qui lui montaient aux yeux.
— Je me souviens de son rire. Et de ses chansons. Elle avait une très belle voix. Je suis désolée.
Elle inclina la tête, les larmes roulant sur ses joues. Elle fouilla à l’aveuglette dans son réticule à la recherche d’un mouchoir, finit par le trouver et se moucha doucement.
— Ne vous excusez pas, la rassura Charlotte. La perte de votre père a dû être terrible et je sais qu’il vous manque toujours. Avez-vous dit que Serafina était présente le jour de sa mort ?
Adriana parut stupéfaite.
— Oui. Je… sans doute. Je n’en parle pas beaucoup parce que je n’arrive pas à maîtriser mon émotion. Excusez-moi. C’est ridicule. Tout le monde doit me regarder.
— Beaucoup de gens vous regardaient de toute manière, répondit Charlotte en souriant. Les hommes regardent les jolies femmes avec plaisir, les femmes avec envie, et si elles ont du style, pour voir ce qu’elles peuvent copier. Ou pour chercher un défaut.
— Dans ce cas, je les aurai satisfaites, observa Adriana avec ironie.
— Ne dites pas de bêtises. Il n’y a pas de mal à avoir le cœur tendre, affirma Charlotte.
Elle perdait le contrôle de la conversation. Celle-ci glissait de nouveau vers les généralités.
— Mrs. Montserrat vous parlait-elle de votre père ? Cela devait être doux et douloureux à la fois pour vous, parce que personne d’autre ne pouvait évoquer son souvenir ou son courage, ou simplement les petites choses qu’il aimait et n’aimait pas.
Le regard d’Adriana s’adoucit.
— Oui. Elle me parlait de son amour pour l’histoire et les vieux récits des héros médiévaux : Porga qui demanda à l’empereur de Byzance, Héraclius, de prier le pape d’envoyer des missionnaires chrétiens en 640. Et le duc Branimir, et ainsi de suite. Elle connaissait tous leurs noms et ce qu’ils avaient accompli, bien qu’elle fût italienne. Elle m’obligeait à me remémorer les récits qu’il m’avait faits et je n’en avais que des bribes dans la tête.
Charlotte essaya de s’imaginer Adriana assise au chevet de Serafina, attendant patiemment que la vieille femme récupère des fragments de lucidité et les ravive pour elle, ramenant un bref instant la présence de son père adoré.
Se souvenait-elle de l’avoir vu frappé, ensanglanté, à genoux, et abattu d’une balle dans la nuque ? Se remémorait-elle les visages déformés par la rage, la lumière qui se reflétait sur le canon d’un pistolet, les cris de terreur et de douleur, le silence et l’odeur de la poudre et du sang, le sang de son père ? Et puis Serafina qui arrivait, qui l’attrapait, l’éloignait en hâte, peut-être à cheval, assise sur la selle devant elle alors qu’elle galopait ventre à terre pour s’enfuir, protéger l’enfant. Mais rien ni personne n’aurait pu la préserver des cauchemars qui la hanteraient jusqu’à la fin de ses jours.
À voir Adriana maintenant, si délicieusement élégante, le teint d’une blancheur de porcelaine, Charlotte décelait les démons encore présents dans ses yeux. Si Serafina avait laissé échapper quelque chose, ou même si elle avait eu quelques mots imprudents, avait-elle avoué à Adriana que c’était elle qui avait trahi Lazar Dragovic ?
Ou lui avait-elle révélé un autre nom ?
C’était une impolitesse, une intrusion, que de fixer Adriana à pareil moment, pourtant Charlotte n’aurait jamais d’autre occasion d’entrevoir la vérité. Elle ne pouvait se permettre de la laisser passer, si indélicate son attitude fût-elle.
— Je suis désolée qu’elle soit morte, murmura-t-elle. Mais tante Vespasia m’a dit qu’elle était partie paisiblement. Comme si elle avait pris trop de laudanum et qu’elle s’était tout simplement endormie.
Cela suffisait-il ? C’était un mensonge, bien sûr. C’était Pitt qui lui avait dit cela, mais peu importait.
Adriana la fixa.
— Une double dose de laudanum suffirait-elle à vous tuer ?
Charlotte hésita. Que faire ? Éluder la vérité, ou bien la dire et guetter la réaction d’Adriana ? Il fallait qu’elle sache. L’enquête de Pitt en dépendait peut-être, et la vie d’autres gens aussi.
— Non, répondit-elle calmement. Je crois qu’il en faut beaucoup plus que cela, plusieurs fois une dose.
Tous les clients du restaurant semblaient avoir des gestes lents, endormis, tâtonnants.
Adriana la dévisagea. Elle voulut parler, mais sa bouche était si sèche que sa voix s’éteignit. Elle refit une tentative.
— Plusieurs fois ?
Charlotte ne pouvait se taire ni reculer, à présent.
— Apparemment.
— Dans ce cas…
Adriana n’acheva pas sa phrase. Ce n’était pas nécessaire. Elles savaient l’une et l’autre quelle en aurait été la fin.
— Je suis désolée, souffla Charlotte. Peut-être n’aurais-je pas dû vous le dire. Un mensonge ou tout au moins une dissimulation auraient-ils été préférables ?
— Non.
Adriana demeura immobile quelques instants encore.
— Je suis désolée, je n’ai plus faim. Je crois qu’il vaut mieux que je rentre. Savez-vous qui la lui a donnée ? Était-ce Nerissa Freemarsh, à votre avis ? Serafina était si bouleversée par sa mémoire chancelante… son esprit…
Elle laissa sa pensée en suspens.
— Je ne sais pas, avoua Charlotte honnêtement. Certains verraient peut-être là un geste de compassion, la loi, elle, jugerait que c’est un meurtre.
— Peut-être l’a-t-elle absorbé volontairement ? demanda Adriana en désespoir de cause.
Charlotte savait que c’était impossible. Des précautions avaient été prises pour éviter un tel incident, compte tenu des craintes de Serafina. Sans doute le moment était-il mal choisi pour l’avouer.
— Peut-être, concéda-t-elle. Elle avait très peur d’être indiscrète et de laisser échapper de vieux secrets susceptibles de nuire à des gens encore en vie et vulnérables. Je n’ai aucune idée de qui cela pourrait être, ou même si une telle personne existe réellement. Le savez-vous ?
— Non… elle ne m’a rien dit.
Adriana parlait avec hésitation, comme si elle fouillait sa mémoire pour tenter de se remémorer les paroles de Serafina.
— Vraiment pas ? insista Charlotte. Cela expliquerait qu’elle l’ait pris elle-même.
Se montrait-elle délibérément et inutilement cruelle ?
— Serafina connaissait Lord Tregarron, avança Adriana timidement. Plutôt bien, d’après ce qu’elle m’a dit.
Charlotte fut perplexe. Il y avait eu une toute petite pointe d’amusement dans le regard d’Adriana, qui s’était évanouie aussitôt. Tregarron avait au bas mot vingt-cinq ans de moins que Serafina, sinon plus. Trente-cinq ans auparavant, cela aurait eu moins d’importance, mais alors il aurait été très jeune, et elle aurait approché de la quarantaine. C’était ridicule. Adriana devait se tromper.
— Aurait-il pu s’agir de quelqu’un d’autre, dont le nom ressemblait au sien ? suggéra-t-elle. Un Autrichien ou un Hongrois, par exemple ?
— Non, c’était Tregarron, s’entêta Adriana. Il est venu lui rendre visite à Dorchester Terrace.
— Dans ce cas, elle n’a pas pu le connaître il y a si longtemps.
— En effet. J’ai dû mal comprendre.
Adriana regarda l’assiette et le dessert inachevé de Charlotte.
— Je crois que j’ai assez mangé, se hâta de dire celle-ci. Allons-nous-en. Le repas était délicieux. Il faudra que je revienne ici. J’ignorais que la cuisine croate était si bonne. Merci pour tout ce que vous m’avez montré et le plaisir de votre compagnie.
Adriana sourit, presque redevenue elle-même.
— Lord Byron n’a-t-il pas déclaré que le bonheur était né jumeau ? Les plaisirs goûtés seuls perdent la moitié de leur saveur.
Charlotte rentra chez elle en milieu d’après-midi, un peu plus tôt qu’elle ne l’avait escompté. Elle avait une foule d’informations à communiquer à Pitt, mais aucune conclusion, hormis la certitude croissante que Serafina avait su qui avait trahi Lazar Dragovic, et que, pour une raison ou pour une autre, elle ne l’avait jamais révélé à personne. Était-ce là le secret qu’elle redoutait de laisser échapper ? C’était logique. Pour Adriana Dragovic au moins, il avait encore une immense importance. Serafina avait essayé de la protéger, que ce fût par amour ou par loyauté envers Lazar, ou simplement par humanité. Elle savait quel coup une telle révélation aurait porté à Adriana.
Charlotte se rendit à la cuisine. Il était trop tôt pour que Daniel et Jemima soient rentrés de l’école, mais elle fut surprise de trouver la pièce déserte. Minnie Maude n’était pas davantage à l’office, pas plus que dans le salon ou la salle à manger. Se pouvait-il qu’elle fût allée faire des courses ? La plupart des marchandises dont ils avaient besoin leur étaient livrées et les autres étaient achetées le matin.
Charlotte monta au premier étage et chercha Minnie Maude en vain. Peu à peu gagnée par l’anxiété, elle regarda même dans le jardin au cas où la jeune fille aurait trébuché et se serait blessée au point de ne pouvoir se relever. Elle le fit tout en songeant que c’était absurde. À moins d’avoir perdu connaissance, elle aurait trouvé le moyen de regagner la maison.
Elle devait être dans la cave. C’était le seul endroit qui restait. Mais Charlotte était rentrée depuis un quart d’heure ! Minnie Maude n’aurait pas mis si longtemps à aller chercher quelque chose à la cave, où il régnait un froid épouvantable.
Elle ouvrit la porte. La lumière était allumée – elle en distinguait la lueur opaque de la marche supérieure. Minnie Maude avait-elle glissé et fait une chute dans l’escalier ? Elle descendit d’un pas rapide, se tenant à la main courante. Minnie Maude était assise sur un coussin dans le coin, une couverture enroulée autour d’elle, et un petit chien à l’air sale et terriblement souffreteux dans les bras. Il portait un ruban rouge noué autour du cou. Minnie Maude leva vers elle de grands yeux effrayés.
Charlotte prit une profonde inspiration.
— Pour l’amour du ciel, montez-le dans la cuisine, dit-elle, s’efforçant tant bien que mal de maîtriser l’émotion qui l’assaillait.
Elle était submergée par un mélange de soulagement, de pitié, une prise de conscience bouleversante de la solitude de Minnie Maude, et par tous les sentiments contradictoires qu’elle éprouvait envers Adriana et Serafina, l’affection et le deuil.
— Et lavez-le ! continua-t-elle. Il est sale ! Je suppose que c’est normal puisqu’il vit dans la cave à charbon.
Minnie Maude se leva lentement, tenant encore le chien.
— Vous feriez mieux de lui donner à manger, ajouta Charlotte. Quelque chose de chaud. Il semble très jeune.
— Vous allez le mettre dehors ?
Le visage de Minnie Maude était livide d’angoisse, et elle étreignait l’animal si étroitement contre elle qu’il se mit à geindre.
— Je suppose que ça ne va pas plaire aux chats, répondit Charlotte indirectement, mais il faudra qu’ils s’y habituent. Nous lui trouverons un panier.
Minnie Maude prit une longue inspiration tremblante et son visage s’emplit d’espoir.
Charlotte se détourna pour remonter les marches. Elle ne voulait pas donner à Minnie Maude l’impression qu’elle pouvait se permettre de faire n’importe quoi.
— Il a un nom ? demanda-t-elle d’une voix rauque.
— Elle s’appelle Uffie, répondit Minnie Maude. Mais vous pouvez l’appeler autrement, si vous préférez.
— Uffie me paraît parfait, répliqua Charlotte. Montez-la et lavez-la dans l’évier de l’arrière-cuisine. Prenez soin de ne pas la mettre par terre avant d’y entrer, sinon vous passerez le reste de la journée à retirer la poussière de charbon des tapis et nous n’aurons pas de dîner.
— Je vais la porter, s’écria Minnie Maude avec ferveur. Et je veillerai à ce qu’elle ne fasse de saletés nulle part, je vous le promets. Elle est vraiment sage.
Elle ne le serait pas longtemps, songea Charlotte. Pas après qu’elle serait au chaud et nourrie correctement et qu’elle aurait compris qu’elle pouvait rester. Bah… quelle importance, après tout ?
— Vous en serez responsable, avertit-elle en tenant la porte de la cave ouverte.
Minnie Maude traversa le couloir, tenant toujours la chienne contre elle, le visage rayonnant de bonheur.
Lorsque Pitt rentra à la maison, en retard et fatigué, Charlotte lui parla brièvement du chien, non pour lui demander son avis mais pour qu’il ne soit pas surpris de trouver le petit animal dans l’arrière-cuisine. Daniel et Jemima étaient tombés immédiatement amoureux du chiot, et il n’y avait plus de décision à prendre.
Le soir, quand ils furent seuls dans le salon, au coin du feu qui se mourait, les braises s’effondrant dans l’âtre, Charlotte répéta à Pitt les paroles d’Adriana.
— Tu es sûre qu’elle a dit Tregarron ? demanda-t-il, se penchant en avant sur son siège.
— Oui. Naturellement je ne suis pas sûre de ce que Serafina a dit, ni si c’était ce qu’elle voulait dire. Mais je crois qu’elle savait qui avait trahi Lazar Dragovic et que, d’une manière ou d’une autre, sans le vouloir, elle a révélé son identité à Adriana.
— Eh bien, il ne peut s’agir de Tregarron, dit Pitt avec logique. Il était trop jeune pour être mêlé à tout ça et d’ailleurs, il était pensionnaire en Angleterre. Il devait avoir quatorze ans à l’époque. Pourquoi Adriana aurait-elle tué Serafina si elle savait ? Qui protégeait-elle ? Ça n’a pas de sens.
— Si.
Charlotte avait répondu si vite que sa voix se noya presque dans le craquement d’une bûche qui se désintégrait dans une pluie d’étincelles.
— Si c’était Serafina elle-même qui l’avait trahi.
— Pourtant, d’après mes sources, Dragovic et elle avaient été amants.
— Thomas, ne sois pas si naïf, riposta-t-elle, exaspérée. Les amants les plus passionnés font aussi les ennemis les plus acharnés, parfois. Et qui sait aujourd’hui, et même alors, s’ils étaient vraiment amants ? Peut-être l’un d’entre eux se servait-il de l’autre ?
Il fit mine de protester.
— Mais ils se battaient tous les deux du même…
Il s’interrompit.
— La politique dans les Balkans n’est pas si simple, observa-t-elle. Tout au moins, c’est ce qu’affirment les spécialistes. Et les histoires sentimentales le sont rarement.
Il eut un sourire empreint d’un humour ironique.
— Tout au moins, c’est ce qu’affirment les spécialistes ?
Elle rougit très légèrement.
— Oui.
— Tu penses donc qu’Adriana croyait que Serafina avait trahi son père ? demanda-t-il, redevenu grave.
— À mon sens, c’est plus probable que de penser que Nerissa Freemarsh a eu le courage d’assassiner sa tante parce qu’elle ne mourait pas assez vite, dit-elle à mi-voix.
— Et Tregarron ? Que faisait-il à Dorchester Terrace ?
— Je l’ignore, admit-elle. Peut-être essayait-il de s’assurer que Serafina n’allait pas révéler d’autres secrets dans l’état de confusion où elle se trouvait. Des secrets que nous ne soupçonnons même pas. Anciens, mais gênants. Il est responsable des relations entre la Grande-Bretagne et l’Empire austro-hongrois, et les pays qui en sont limitrophes. Peut-être l’Ukraine, la Pologne, l’Empire ottoman. Même si les individus concernés sont morts ou ont quitté leurs fonctions, il est peut-être préférable que certaines affaires ne soient pas dévoilées au grand jour.
— À qui aurait-elle pu parler ? demanda-t-il, songeur. Elle n’avait pas beaucoup de visiteurs.
— Aurait-il laissé cette possibilité au hasard ? L’aurais-tu fait, à sa place ?
— Non.
Il soupira et se laissa de nouveau aller en arrière.
— Demain je retournerai parler à Nerissa Freemarsh et à Tucker. Je ne crois pas que cela puisse avoir un rapport avec… les affaires actuelles… mais il faut que j’en aie le cœur net. Merci.
Elle parut perplexe.
— D’avoir interrogé Adriana, expliqua-t-il. Je sais que tu l’as fait à contrecœur.
— Oh. Non. Thomas, tu n’es pas fâché à propos d’Uffie, n’est-ce pas ?
— Quoi ?
— Le chien.
Il rit, doucement, très conscient de la douleur qui subsistait.
— Non, bien sûr que non.
Le lendemain matin, Pitt alla voir Narraway et lui relata la conversation de Charlotte avec Adriana Blantyre, et les conclusions qu’il se voyait obligé d’en tirer.
— J’espérais que la réponse serait différente, avoua Narraway à voix basse. J’étais certain qu’il y avait un rapport avec cette affreuse menace concernant le duc Alois, mais il semble à présent qu’il se soit agi d’une simple coïncidence. Je suis désolé. Qu’allez-vous faire ?
— Retourner à Dorchester Terrace et vérifier la quantité de laudanum qu’il y avait dans la maison. Je veux savoir qui, au juste, y avait accès, et s’il aurait été possible à quelqu’un de l’extérieur de le prendre.
— Vous pensez qu’elle a appris la vérité par Serafina, qu’elle s’en est allée et y a réfléchi, et puis qu’elle est revenue avec le laudanum ? Ce serait un meurtre de sang-froid.
— Si la trahison de Serafina a mené à la mort de son père, cela pourrait se comprendre. J’aimerais me tromper.
Narraway écarta les mains en un petit geste de regret, empli d’une étonnante douceur. Pitt lui fut reconnaissant de garder le silence. Des mots vides de sens n’auraient fait qu’ajouter à son chagrin.
À Dorchester Terrace, il parla d’abord à Nerissa Freemarsh, puis à Tucker et vérifia comme prévu la quantité de laudanum. La conclusion était incontournable. La personne qui avait donné la dose supplémentaire l’avait apportée. Le meurtre avait donc été planifié avec soin.
Tucker ne put ajouter grand-chose, confirmant simplement ce qu’elle avait déjà dit. Oui, Mrs. Blantyre était venue à plusieurs reprises, apportant des fleurs et une fois une boîte de fruits confits. Elle était toujours gentille. Oui, elle avait paru émue lors de sa dernière visite, le soir de la mort de Mrs. Montserrat. Pâle, Tucker avait admis que la jeune femme avait passé quelques instants seule dans la chambre. Mrs. Montserrat avait semblé le souhaiter.
Avec Nerissa, la conversation fut différente. Tendue lorsqu’elle entra dans le salon de la gouvernante, elle referma la porte d’un geste sec. Toujours vêtue de noir, elle arborait ce jour-là plusieurs rangées de très fines perles de jais et des boucles d’oreilles assorties d’excellente qualité qui ajoutaient à son apparence une touche au goût du jour.
— Je ne vois pas ce que je pourrais vous dire d’autre, Mr. Pitt, déclara-t-elle avec une certaine brusquerie.
Être enfin maîtresse des lieux lui donnait une assurance nouvelle. La légère nervosité d’avant avait disparu. Elle se tenait plus droite et, curieusement, paraissait plus grande. Peut-être portait-elle des bottines à talon plus haut sous le volant de sa jupe en bombazine. Il y avait un soupçon de couleur sur ses joues.
Pitt avait décidé d’opter pour une approche directe. L’arrivée du duc Alois était imminente, il ne pouvait se payer le luxe de prendre des gants.
— Lord Tregarron est-il souvent venu ici ? demanda-t-il.
— Lord Tregarron ? répéta-t-elle.
Elle cherchait manifestement à gagner du temps. Sans doute prise au dépourvu par la question, elle avait besoin de réfléchir à sa réponse.
Il la défia du regard.
— Est-ce une question qui vous pose des difficultés, Miss Freemarsh ? Pourquoi donc ? Il n’aurait sûrement demandé à personne de le cacher ?
Les joues de Nerissa étaient rouges de colère, à présent.
— Bien sûr que non. C’est absurde. Je cherchais à me souvenir de la fréquence de ses visites.
— Et y êtes-vous parvenue ?
— Parvenue ? À quoi faire ? Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Cela n’avait rien à voir avec moi. Il est venu voir ma tante parce qu’il la savait souffrante, et il n’ignorait pas l’aide qu’elle avait apportée à l’Angleterre dans sa jeunesse, notamment concernant l’Autriche-Hongrie et nos relations avec Vienne.
— Comme c’était généreux de sa part, commenta Pitt, une pointe de sècheresse dans la voix. Étant donné que, d’après ce que j’ai pu apprendre, Mrs. Montserrat était passionnément du côté des rebelles opposés au trône des Habsbourg. N’était-ce pas le cas ? À moins qu’elle n’ait été une espionne infiltrée pour trahir ceux qui luttaient pour leur liberté ?
Maintenant, elle était vraiment furieuse.
— Quelle remarque abominable ! Et totalement déplacée. Mais…
Elle se tut soudain, comme si une affreuse pensée lui avait traversé l’esprit.
— Je… je n’avais même pas… je ne sais pas, Mr. Pitt. Elle a toujours dit…
Elle s’interrompit de nouveau.
— Je ne sais plus, maintenant. Peut-être était-ce de cela qu’il s’agissait. Cela expliquerait que Mrs. Blantyre…
Nerissa porta la main à sa bouche, retenant un cri. Puis elle la laissa retomber le long de son corps.
— Je crois qu’il est préférable que je n’ajoute rien. Je ne désire être injuste envers personne.
Une sensation de froid pénétra Pitt, en dépit du feu qui flambait dans l’âtre.
— Mrs. Blantyre a souvent rendu souvent visite à votre tante, y compris le soir où elle est morte ?
Sa voix semblait lointaine à ses propres oreilles.
— Oui… mais… oui.
— Seule ?
— Oui. Mr. Blantyre est resté en bas. Il pensait que ce serait moins fatigant pour Mrs. Montserrat. Elle avait du mal à converser avec plusieurs personnes à la fois. Et de temps à autre, elles parlaient en italien, une langue qu’il ne maîtrise pas, tout au moins pas parfaitement.
— Je vois. Parle-t-il croate ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
Elle était devenue très pâle. Son corps était rigide, comme si son corset la serrait soudain à l’étouffer.
— Peut-être, reprit-elle. Je sais qu’il parle allemand. Il a vécu à Vienne pendant un certain temps.
— Je vois. Je vous remercie.
Il n’avait plus le choix. Il devait aller interroger Adriana Blantyre. Il n’y avait rien à gagner en remettant l’échéance, malgré son désir de le faire. S’il y allait tout de suite, Blantyre lui-même serait peut-être encore là. Sa présence rendrait la scène plus difficile, plus gênante et plus éprouvante, mais c’était la conduite appropriée.
Il remercia de nouveau Nerissa et quitta Dorchester Terrace pour accomplir à pied le trajet de quelques centaines de mètres qui le séparait de la demeure des Blantyre.
Le majordome le fit entrer et Blantyre lui-même vint à sa rencontre dans le vestibule.
— Il est arrivé quelque chose ? demanda-t-il en scrutant le visage de Pitt. Des nouvelles du duc Alois ?
— Non. Cela concerne la mort de Serafina Montserrat.
— Oh !
Blantyre semblait las et son visage était creusé de rides. Il fit signe au majordome de s’éloigner et l’homme s’exécuta, les laissant seuls au milieu du magnifique vestibule.
— Avez-vous du nouveau ?
— Je n’en suis pas certain, mais il semble que oui, répondit Pitt.
C’était le pire aspect de son poste en tant que chef de la Special Branch, et il ne pouvait le déléguer à personne. Blantyre avait été plus qu’un ami, il s’était donné beaucoup de mal et avait même pris des risques professionnels afin d’aider Pitt à jauger la menace qui pesait sur le duc Alois et à persuader le Premier ministre de prendre l’affaire au sérieux. Cela rendait la tâche de Pitt extrêmement douloureuse, mais ne l’absolvait pas du devoir de s’en acquitter.
Blantyre fronça les sourcils.
— Puis-je vous aider ? demanda-t-il d’une voix calme et parfaitement contrôlée. J’ignore tout de sa mort. Jusqu’à ce que vous m’ayez informé du contraire, j’avais supposé qu’elle était survenue naturellement. Par la suite, quand vous avez parlé de laudanum, j’ai pensé qu’elle avait peut-être redouté à ce point de perdre l’esprit que le suicide lui avait paru préférable. N’est-ce pas le cas ?
— Est-il possible que Serafina ait travaillé pour la monarchie autrichienne et que ce soit elle qui ait trahi Lazar Dragovic ?
— Mon Dieu !
Bouche bée, Blantyre vacilla légèrement. L’instant d’après, il fit volte-face et traversa la pièce à grandes enjambées pour gagner le pied de l’escalier. Agrippant la rampe, il hésita avant de monter.
Pitt le suivit, envahi sans savoir pourquoi par l’ombre de la même angoisse. Charlotte avait-elle pu laisser échapper quelque chose sans s’en rendre compte ?
Blantyre accéléra le pas, grimpant les marches deux par deux. Il atteignit le palier, frappa à la deuxième porte et attendit, la main encore levée. Il se retourna vers Pitt, à quelques pas derrière lui. Un silence terrible régnait.
Blantyre abaissa la main et tourna la poignée. Puis il poussa le battant et franchit le seuil.
Les rideaux étaient encore tirés, mais il y avait assez de clarté dans la pièce pour distinguer les cheveux noirs d’Adriana déployés en éventail sur l’oreiller.
— Adriana ! cria Blantyre d’une voix étranglée.
Le cœur de Pitt battait à tout rompre.
— Adriana !
Blantyre se précipita et saisit le bras d’Adriana allongé sur la couverture. Elle ne bougea pas.
Pitt aperçut un verre vide sur la table de chevet, ainsi qu’un petit sachet, de ceux qui contiennent des poudres médicinales. Il n’avait pas besoin de goûter pour savoir de quoi il s’agissait.
Sans rien dire, il s’avança vers Blantyre et posa la main sur son épaule.
Les genoux de Blantyre se dérobèrent sous lui. Il s’effondra, le corps convulsé de chagrin, ses sanglots troublant à peine le silence.