13

Pitt s’éveilla en sursaut et considéra le décor inconnu pendant quelques secondes avant de se souvenir de l’endroit où il était. Ce n’aurait pourtant pas dû être difficile. Il avait passé une bonne partie de la nuit éveillé à contempler le plafond de sa chambre d’hôtel à Douvres et les motifs étranges qu’y dessinaient les réverbères. Alois von Habsbourg devait arriver le jour même et emprunter le train de Londres. Dès le moment où il poserait le pied sur le sol anglais, il serait sous la responsabilité de Pitt.

Il avait passé en revue les précautions prises, s’efforçant de réfléchir à de nouvelles stratégies pour prévenir l’attentat, de deviner où et comment il se produirait, et même s’il y en aurait un. Avait-ils été habilement lancés sur une fausse piste, attirés à Douvres alors qu’un crime se préparait ailleurs ? À l’aube, il avait songé à la banque d’Angleterre, à la Tour de Londres qui abritait les joyaux de la Couronne, et même au Parlement.

Il avait fini par s’endormir sans trouver de réponses, conscient qu’il était vain de s’interroger à présent. Néanmoins, l’anxiété demeurait.

Il se leva, fit sa toilette, se rasa et s’habilla. Il avait le temps d’avaler un petit déjeuner rapide et songea qu’il aurait été stupide de ne pas manger. Les meilleures décisions se prenaient rarement l’estomac vide.

Il trouva Stoker dans la salle à manger. Ils s’assirent afin de ne pas attirer l’attention et partirent à quelques instants d’intervalle chacun de leur côté. C’était sans doute une précaution complètement superflue, mais mieux valait l’observer plutôt que de prendre l’habitude d’être négligent.

L’hôtel était proche des quais. Il ne leur fallut que dix minutes pour gagner la jetée dont le ferry s’approchait déjà. Les mains enfoncées dans ses poches, Pitt observa la silhouette du navire qui fendait les eaux grises et houleuses. Il se tassa sur lui-même et remonta son col pour se protéger du vent mordant. Il aimait l’odeur du sel, et même celles du goudron, de l’huile et du poisson, mais le vent de la mer était toujours plus froid qu’ailleurs. Il s’immisçait à travers les couches de vêtements, quel que soit le soin qu’on eût mis à s’habiller.

Bien qu’il sût où étaient Stoker, ainsi que les trois autres hommes qu’il avait amenés, il ne regarda pas une seule fois dans leur direction. Il n’avait pas sollicité l’assistance des policiers de Douvres. Ils étaient là par courtoisie, parce que l’ambassade d’Autriche les avait informés de la visite du duc Alois. Après avoir pesé le pour et le contre, il avait conclu qu’il valait mieux ne pas leur donner à penser qu’il y avait un danger particulier.

Il se tenait dans le vent, parmi la foule, quand il sentit qu’on lui donnait un coup de coude et se retourna. Jack était à côté de lui, pâle et visiblement transi, le col de son manteau remonté aussi.

— Vous aviez raison, dit-il avant que Pitt ait eu le temps d’ouvrir la bouche. C’est Tregarron. Je suis désolé. Serafina a séduit son père et eu une liaison avec lui, et par la suite, on l’a fait chanter à cause de cela. C’était il y a très longtemps et bien sûr il est mort à présent, mais l’actuel Lord Tregarron tenait désespérément à cacher la vérité, dans son propre intérêt et celui de sa mère aussi, j’imagine. Cela… cela explique aussi certaines autres choses qu’il faisait. J’aurais dû comprendre plus tôt. Je ne voulais pas.

Pitt le considéra avec surprise et une soudaine affection.

— Vous avez fait tout ce chemin pour me le dire ?

— Naturellement.

— Merci.

— Soyez prudent… l’avertit Jack d’un ton pressant.

Pitt sourit.

— Je vous le promets. Rentrez chez vous avant que votre absence soit remarquée.

— Ne puis-je vous aider ?

— Vous venez de le faire. Rentrez chez vous. Nous aurons peut-être besoin de vous là-bas, si Tregarron assiste à la réception de ce soir.

Jack sourit et s’éloigna dans la foule.

Le ferry approchait doucement ; dans quelques minutes, on abaisserait la passerelle. Les autorités portuaires avaient annoncé à Pitt que le duc Alois serait le premier passager à débarquer. Par souci de discrétion, Pitt aurait préféré qu’il fût parmi tous les autres ; néanmoins, un tel manquement au protocole aurait indiqué que les autorités britanniques ne se sentaient pas en mesure d’assurer sa protection de manière normale. Pitt en avait débattu avec lui-même et n’était toujours pas certain d’avoir abouti à une bonne solution.

Il regarda les manœuvres d’accostage. Tout semblait se dérouler avec une infinie lenteur et pourtant, lorsqu’une silhouette élancée et élégante apparut en haut de la passerelle, ses cheveux noirs flottant dans le vent, il éprouva une bouffée d’angoisse. Les pensées se bousculèrent dans son esprit tandis qu’il cherchait les indices qu’il avait pu manquer, les mesures qu’il n’avait pas prises, auxquelles il n’avait pas songé, et ce que Reibnitz, s’il était bel et bien là, aurait envisagé.

Alois commença à descendre les marches d’un pas lent, esquissant un léger salut et souriant aux dignitaires qui l’attendaient au pied de la passerelle. Quatre hommes le suivaient, à peu près du même âge que lui et vêtus de manière informelle, au goût du jour. Aucun d’entre eux ne portait d’uniforme. Pitt fut envahi par la conviction soudaine qu’ils ne soupçonnaient pas le moindre danger. Ils étaient en vacances à l’étranger, dans un pays où ils croyaient ne pas avoir d’ennemis ni de rivaux, et où tout le monde serait ravi de les voir.

Le maire de Douvres s’avança pour procéder à la cérémonie d’accueil, longue et extrêmement protocolaire.

Pitt scruta le petit groupe de gens qui s’étaient rassemblés pour assister à l’événement ou accueillir des amis, s’efforçant d’apparaître comme l’un d’entre eux. Il vit Stoker et ses autres hommes, lesquels s’étaient rapprochés un peu à présent que le duc Alois s’éloignait, flanqué du maire et de son escorte.

— On dirait qu’il ignore tout du danger qui le menace, murmura Stoker alors qu’ils remontaient côte à côte la rue qui reliait les quais à la gare. Je suppose qu’il est au courant ?

Pitt ne répondit pas, car il ignorait la réponse. Peut-être les Autrichiens avaient-ils jugé plus sage de n’informer que les compagnons du duc. L’un d’entre eux au moins devait être chargé de sa protection.

Stoker grogna et accéléra l’allure.

Tendu comme un ressort, Pitt observa le duc Alois et sa suite monter dans la voiture qui les attendait. Elle s’ébranla, avançant au pas, le trafic habituel retenu pour leur céder le passage. Pitt jeta un coup d’œil à droite et à gauche, mais ne vit ni carriole ni balayeur. Où était Staum ?

Stoker et lui suivirent la voiture à pied, à l’affût de chaque mouvement, levant de temps à autre les yeux vers les fenêtres au-dessus des magasins et des bureaux. Le vent soufflait en bourrasques, accompagné de quelques gouttes de pluie. Pour autant que Pitt pouvait en juger, aucune fenêtre n’était ouverte. Néanmoins, il était nerveux. Pourquoi tout était-il si facile ?

Il lança un regard rapide à Stoker et comprit à ses traits crispés, à sa démarche raide, que ce dernier partageait son inquiétude.

S’il ne se passait rien à Douvres, cela signifiait-il que l’attentat aurait lieu dans le train, finalement ? Qu’il y aurait un détournement ? Un déraillement ?

La gare était en vue, à deux cents mètres.

Une carriole de balayeur s’éloigna en bringuebalant sur les pavés inégaux.

Cinquante mètres. Ils étaient arrivés. Le duc Alois et sa suite descendirent. Le maire de Douvres les conduisit à l’intérieur. Après avoir parcouru une dernière fois les environs du regard sans rien remarquer de suspect, Pitt et Stoker s’engouffrèrent à leur tour dans le bâtiment.

La gare était vaste et très fréquentée. Un porteur poussait un chariot rempli à ras bord de malles et de valises, les roues grondant sur le quai. À quelques pas de là, une famille discutait avec animation, des enfants trépignaient d’impatience. Un petit garçon geignait. Un homme agita les bras et cria un salut. Une demi-douzaine de portières claquèrent à bord du train le plus proche, dont la locomotive crachait d’épais nuages de vapeur et de poussière. Pitt s’essuya le visage, étalant de la suie sur ses joues, ce qui amusa beaucoup Stoker. L’espace d’un instant, la tension se dissipa.

Ils se frayèrent un chemin parmi les autres voyageurs et atteignirent le train devant lequel le maire de Douvres prenait déjà congé du duc Alois. Debout sur le quai, les membres de l’entourage de ce dernier semblaient beaucoup plus vigilants, jetant des coups d’œil perçants à droite et à gauche.

Comme Pitt s’approchait, il vit que l’un d’entre eux avait dissimulé une main à l’intérieur de sa veste. Pitt devina qu’elle reposait sur la crosse d’un pistolet. Il s’arrêta devant l’homme et planta son regard dans le sien.

— Commandant Pitt, Special Branch, annonça-t-il. Si vous le permettez, je vous montrerai mes papiers.

Avant que l’homme ait pu répondre, Alois se détourna du maire et s’avança vers Pitt en souriant. Il avait un visage agréable, encore qu’un peu trop original pour être beau, austère et empreint d’une expression amusée.

Il tendit la main.

— Merci infiniment d’être venu, dit-il gaiement. Ce n’était pas nécessaire, j’en suis sûr, mais c’est un beau geste.

Il parlait anglais sans la moindre trace d’accent. Sa poignée de main était étonnamment ferme.

— Enchanté, monsieur, déclara Pitt. Ce n’est sans doute pas nécessaire, en effet, mais il vaudrait peut-être mieux que vous montiez en voiture, si cela ne vous ennuie pas.

— Certainement. Il fait froid ici. Il fait toujours froid sur les quais de gare, vous ne trouvez pas ?

Le duc Alois salua rapidement le maire, puis s’engouffra dans le wagon de première classe élégamment décoré, Pitt sur ses talons.

Le duc promena un regard approbateur autour de lui.

— Oh ! Très confortable, commenta-t-il avec satisfaction. Très spacieux.

Il regarda ses hommes, qui attendaient ses ordres.

— Vous autres pouvez vous occuper à faire ce que vous faites, regarder par les fenêtres ou surveiller les portières, que sais-je. Le commandant Pitt et moi allons boire un thé.

Il se tourna vers Pitt.

— N’est-ce pas ?

C’était une question, mais l’expression de ses yeux bleus était calme et inflexible. À sa manière discrète, il lui donnait un ordre.

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, monsieur, je préférerais m’assurer que tout est en ordre dans le reste du wagon, répondit Pitt.

Le duc se mit à rire.

— Pour l’amour du ciel, mon cher, demandez à votre homme de s’en charger, suggéra-t-il en désignant Stoker. Je gage qu’il est extrêmement compétent. Si vous n’avez amené que lui, vous ne pouvez vraiment imaginer qu’il y ait lieu de s’inquiéter.

— J’ai d’autres hommes ici.

— Très bien. Dans ce cas, nous allons prendre un thé et les laisser veiller au reste. Venez.

Il ouvrit la porte du compartiment. Sauf à lui opposer un refus catégorique, une attitude qui n’aurait au fond visé qu’à affirmer sa propre autorité, Pitt était obligé d’accepter.

Le duc prit place dans un des sièges confortables, croisa les jambes et fit signe à Pitt de s’asseoir en face de lui. Celui-ci songea que le trajet allait être long et ennuyeux. Narraway était peut-être versé dans l’art de faire la conversation à un duc autrichien, lui pas. Ils n’auraient pu avoir moins de choses en commun. Même les lointains souvenirs de l’enfance que Pitt avait passée dans un domaine rural au cœur des verdoyants Home Counties, où son père avait été garde-chasse, seraient totalement différents de ceux qu’avait le duc Alois, élevé dans les palais autrichiens.

Pitt n’éprouvait pas le moindre intérêt pour la philosophie, pas plus que pour les sciences abstraites auxquelles le duc Alois consacrait apparemment son temps.

— C’est très bien, répéta le duc en souriant.

Il se laissa aller contre le dossier et étira les jambes.

— Maintenant, nous pouvons parler.

Pitt déglutit. C’était là un pensum qu’il n’avait pas prévu. Quel prétexte pourrait-il bien invoquer pour y couper ?

— J’espérais que vous viendriez, continua Alois. Cette histoire de Staum a été un peu exagérée. Un vaurien, dans son genre, mais en fait, il est des nôtres. Reibnitz aussi. Il faut bien les utiliser de temps à autre. J’imagine que vous avez leur équivalent.

— Je… je vous demande pardon ? bégaya Pitt.

Le duc Alois parut amusé. Son visage exprimait un plaisir qui lui donnait un air plus détendu, moins sérieux, plus approprié à un homme en vacances. Était-il possible qu’il prenne plaisir à tout cela ? N’avait-il aucune conception du danger, du sang, de la douleur, de la mort ?

Pitt prit une profonde inspiration et s’efforça de parler d’un ton égal et courtois. Alois avait beau vivre en marge de la réalité – et Dieu savait que les Habsbourg avaient donné naissance à leur lot d’imbéciles –, il demeurait un duc de sang royal.

— Monsieur, nous ne pouvons nous permettre de prendre les menaces à la légère, commença-t-il.

— Je n’en fais rien, assura Alois. Je suis conscient du fait qu’elles sont sérieuses, et c’est pourquoi nous devrions avoir cette conversation sans tarder, au cas où nous serions dérangés.

— Monsieur…

Le duc Alois leva la main.

— Je vous en prie, ne m’interrompez pas. Cette conversation est l’unique but de mon voyage.

Il vit la stupeur de Pitt et un sourire ironique illumina brièvement ses traits.

— Vous trouvez cela absurde ? Bon. Cela signifie que, jusqu’ici au moins, je réussis.

Pitt serra les dents. Maintenant, c’était un vrai cauchemar.

Le duc se pencha vers lui, l’expression empreinte de gravité.

— Vous avez un traître au sein de votre gouvernement, commandant Pitt. Au ministère des Affaires étrangères, pour être précis. Je ne demande pas mieux que de vous donner toutes les informations dont je dispose, et elles sont considérables.

Pitt était dépassé, mais ne voulait pas qu’Alois s’en rende compte.

— Et pourquoi feriez-vous cela, monsieur ? demanda-t-il, avec ce qu’il espérait passer pour un intérêt poli.

— Parce que je désire établir de bonnes relations de travail avec la Special Branch britannique, répondit Alois. Je crois que nous pouvons faire de ce monsieur un agent double, ce qui serait à notre avantage mutuel.

Une idée insensée traversa l’esprit de Pitt. Il scruta le visage d’Alois, son regard calme, intense. Il était soudain manifeste que cet homme possédait une grande intelligence qu’il choisissait en général de dissimuler. Pitt prit une profonde inspiration et se jeta à l’eau.

— Je présume que vous voulez parler de Lord Tregarron ?

Son cœur battait si fort qu’il crut suffoquer.

Le duc Alois sourit lentement, avec une pointe de regret, comme un enfant dont on vient de gâcher le jeu. Il lâcha un soupir.

— Et moi qui pensais avoir une monnaie d’échange. Ai-je dévoilé mes cartes pour rien ?

D’autres idées insensées se succédaient dans l’imagination de Pitt.

— Pas forcément, répondit-il. Je viens seulement de découvrir la trahison de Tregarron. J’imagine que cela est lié à son père et à Serafina Montserrat, à l’origine tout au moins ?

— En effet. Tout cela s’est déroulé avant mon arrivée. Et même avant celle de mon prédécesseur.

— Votre prédécesseur ?

— Comme Victor Narraway était le vôtre. La différence entre votre position et la mienne, c’est que je préfère laisser croire à tout le monde que je ne m’intéresse qu’à la science et à la philosophie. Cela me donne une latitude beaucoup plus grande. Tous ceux qui ont de l’importance pour vous savent précisément qui vous êtes. Cela doit présenter certains avantages, mais nous évoluons dans des systèmes différents. Nous sommes, hélas, un empire sur le déclin. Et notre empereur est moins surveillé par le Parlement que votre reine – ou plutôt, votre impératrice, puisqu’elle est impératrice des Indes, me semble-t-il.

— Quel serait l’intérêt de faire travailler Tregarron à notre avantage à tous les deux ?

Le duc Alois était-il au courant de l’affaire Blantyre ? Pitt n’avait pas l’intention de lui en toucher mot.

Alois haussa les épaules.

— Je suis à la tête de la Special Branch de mon pays, comme vous du vôtre. J’agis dans ce que je crois être notre intérêt. Cela ne coïncide pas toujours avec ce que ferait mon gouvernement. Toutefois, je possède des éléments que les autres ignorent et peut-être cela me permet-il d’avoir une vision à plus long terme. Je suis sûr que vous vous trouvez parfois dans la même position. Il serait avantageux pour moi que les informations de Tregarron me parviennent.

— N’est-ce pas déjà le cas ? ironisa Pitt.

— Non, malheureusement. Elles lui sont dictées par Mr. Blantyre, qui est au fait de la trahison de son défunt père et de son adultère avec Mrs. Montserrat, qui a mené à tout le reste. L’actuel Lord Tregarron craint particulièrement que sa mère, qui est encore en vie, ne l’apprenne.

— Je pense qu’elle n’ignorait rien de la situation, à l’époque, avança Pitt.

— De la liaison, certainement, admit Alois. La trahison est une autre affaire. Comment l’avez-vous su, à propos ?

— Par déduction.

Le duc Alois attendit, ses yeux bleus limpides fouillant calmement le visage de Pitt.

— C’était la seule réponse qui recoupait d’autres informations, ajouta Pitt.

Puis il rendit son sourire au duc, signifiant qu’il n’en dirait pas plus long sur le sujet.

— Je vois. C’est dommage. Je n’ai pas eu l’occasion, hélas, de vous en informer plus tôt. Ce n’est pas un détail que j’aurais apprécié de voir divulgué plus largement. Cela détruirait son éventuelle utilité.

Alois eut un léger geste de regret, mais soutint le regard de Pitt, laissant la question en suspens.

Pitt aurait aimé pouvoir peser chaque possibilité, en discuter avec Narraway, ce qui était hors de question. Il tenta de songer à un arrangement similaire qui aurait eu lieu par le passé, et n’en trouva aucun. Si cela s’était déjà produit, il n’y en aurait aucune trace écrite. De la même manière que, s’il acceptait à présent la proposition du duc Alois, il n’en laisserait aucune trace écrite, tout au moins pas qui fût accessible à n’importe quel membre de la Special Branch. Il n’avait que quelques minutes pour prendre sa décision. La question était de savoir si l’accord proposé était susceptible de se révéler utile pour eux deux ou s’il fournirait ainsi à Alois une arme que ce dernier pourrait utiliser contre lui par la suite. Acceptait-il une faveur qu’on pourrait lui demander de rendre à une date ultérieure et importune ? Était-il d’usage de rendre de telles faveurs ?

Le duc Alois attendait.

Il n’appartenait qu’à Pitt de choisir quelles fausses informations fournir à Tregarron. Était-il irréfléchi d’accepter ou lâche de ne pas le faire ?

— Entendu, dit-il enfin. Tregarron se trouve dans une position extrêmement délicate, mais il n’est pas stupide.

Le duc Alois eut un sourire empreint de regret amusé, et peut-être d’un soupçon de pitié.

— Si, il l’est. Mais je vois ce que vous voulez dire, et bien sûr vous avez raison. Excellent. Nous en tirerons profit tous les deux si nous sommes prudents.

Pitt en était nettement moins certain. Il tenta de dissimuler ses doutes, pour ne pas donner l’impression d’être indécis.

— Comment saurez-vous si les informations que je lui transmets sont vraies ou fausses ? demanda-t-il.

Le duc Alois le regarda dans les yeux.

— Parole de gentleman.

— Vous êtes un gentleman, rétorqua Pitt. Moi pas.

— Vous êtes le fils d’un garde-chasse, déclara Alois en gardant un ton léger. Autrement dit, vous avez le sens de l’honneur d’un bon serviteur. Je suis prince, autrement dit, j’ai très peu de sens de l’honneur, juste celui que je choisis d’avoir.

Pitt fut stupéfait qu’Alois soit si bien renseigné sur lui, puis se dit aussitôt qu’il aurait dû s’y attendre. Il comprit aussi que les remarques d’Alois étaient teintées d’ironie.

— J’imagine qu’après l’affaire du palais de Buckingham, vous n’êtes guère enclin à faire confiance à un prince, continua Alois. Alors que je suis fort enclin à faire confiance à un bon garde-chasse. Un homme qui prend soin de la terre et des créatures qui y vivent peut mentir à d’autres hommes, mais il connaît son travail. Dans la nature, on n’a pas droit à l’erreur.

— Peut-être que dans la Special Branch non plus, que ce soit la vôtre ou la mienne.

— Précisément. On pourrait dire la même chose du cours de l’histoire.

Alois était très grave. Il n’y avait nul humour dans ses yeux, seulement une intense émotion. Pitt ne pouvait détacher son regard du sien.

— Des changements sont en train de se produire en Europe, que cela plaise ou non à la maison des Habsbourg, reprit-il. Si nous abandonnons le pouvoir de notre plein gré, ils se feront peut-être sans explosion de violence. Si nous essayons de maintenir l’oppression, tout s’achèvera dans un bain de sang et la haine demeurera. Peut-être la Grande-Bretagne connaîtra-t-elle un sort identique d’ici à un demi-siècle.

— L’empereur François-Joseph ne partage pas votre point de vue, observa Pitt d’un ton sombre.

— Je sais.

Une lueur d’humour amer traversa le visage d’Alois, témoignant de son impatience envers la stupidité.

— Qu’y puis-je ? Pas grand-chose. Cependant, je ferai de mon mieux, c’est pourquoi il me serait utile d’avoir accès aux informations de Tregarron, et peut-être aussi d’instaurer…

Il hésita.

— … une meilleure communication dans les deux sens.

Pitt comprenait parfaitement, bien qu’il ne fût peut-être pas aussi convaincu des motivations d’Alois qu’il eût aimé l’être. Pourtant, il avait la certitude de devoir accepter l’offre. Refuser était plus risqué qu’accepter.

— Oui, dit-il, tandis que son visage se détendait imperceptiblement, que les muscles noués de ses épaules se relâchaient. Nous pourrions trouver quelques idées qui seraient profitables à l’un ou l’autre, et même aux deux.

Le duc Alois lui tendit la main. Sans hésitation, Pitt la prit et la serra. Puis il s’excusa et alla vérifier auprès de Stoker que tout allait bien.

Un quart d’heure plus tard, debout à la vitre du couloir, il regardait défiler les bois, rendus légèrement flous par des gouttes de pluie sur le carreau. Soudain, le train ralentit brutalement, comme si le conducteur avait bloqué les freins.

Pitt se raidit et se rua vers le compartiment du duc Alois.

— Stoker ! cria-t-il par-dessus le hurlement perçant des roues sur les rails.

La porte voisine s’ouvrit à la volée et Stoker en jaillit, suivi par un des hommes du duc.

Alois apparut sur le seuil de son compartiment, le visage pâle et tendu.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il d’une voix calme.

— Une charrette sur la voie, répondit Stoker. Il semble que son chargement de foin soit tombé et qu’elle soit bloquée.

Son regard alla de Pitt au duc Alois.

— Monsieur, ce n’est sans doute rien, mais…

— Rentrez à l’intérieur et baissez-vous, acheva Pitt à sa place.

Sa voix était sèche. C’était un ordre.

— Une charrette ? répéta le duc Alois.

Stoker fit un pas vers lui.

— Peut-être un banal accident, monsieur, ou peut-être pas.

Il s’approcha encore d’Alois afin de l’inciter à regagner sa place.

Le duc jeta un coup d’œil en direction de Pitt.

Le train s’immobilisa dans un soubresaut.

Un des hommes du duc Alois, grand, mince, les cheveux noirs comme le duc lui-même, descendit le couloir.

— Que diable…

Une déflagration fracassa la vitre. L’homme tituba, bascula en arrière contre la cloison, puis s’effondra, tandis qu’une flaque rouge s’étalait lentement sur son ventre.

Stoker se jeta sur le duc Alois et le força à s’allonger sur le sol. Un des autres hommes s’agenouilla auprès de la victime, mais Pitt n’eut pas besoin de le regarder pour savoir qu’on ne pouvait plus rien faire pour lui. Il fit volte-face, courut vers l’extrémité du wagon, ouvrit la portière à la volée du côté opposé au tireur et sauta sur la voie, la main déjà sur son pistolet. S’il était sorti de l’autre côté, il aurait fait une cible idéale, voire attendue. Là, il était protégé par le train, ce qui signifiait aussi qu’il devait couvrir la longueur d’un wagon au moins avant de pouvoir s’approcher de l’assassin.

Celui-ci tenterait-il de tirer à nouveau ? Ou s’enfuirait-il aussitôt, convaincu d’avoir atteint le duc Alois ? Pitt n’avait pas de temps à perdre à s’accabler de reproches pour ne pas avoir prévu un tel attentat ; il le ferait plus tard. Qui était-ce ? Tregarron ? Ou l’une des factions autrichiennes auxquelles il avait cru dès le début ? Si c’était Tregarron, il serait seul. En revanche, s’il s’agissait d’un attentat socialiste visant à attirer l’attention ou d’une tentative de rébellion contre le règne des Habsbourg, il pouvait y avoir une demi-douzaine de tireurs. Stoker allait-il rester pour veiller sur le duc Alois, qui demeurait menacé ? Pitt espérait avec ferveur qu’il n’était pas descendu sur la voie à son tour, même temporairement abrité par les wagons.

Il atteignit le dernier attelage et se mit à quatre pattes pour regarder sous le train. Il ne distinguait qu’une bande étroite de talus plantée d’arbres de l’autre côté. L’homme faisait-il le guet, prêt à tirer sur quiconque se montrerait ? Il n’y avait pas eu d’autre coup de feu. Allait-il attendre de voir la suite des événements ou décamper sans demander son reste ?

Il devait savoir qu’il avait abattu quelqu’un, sans être certain qu’il s’agisse du duc Alois. Irait-il se poster un peu à l’écart, dans un lieu d’où il verrait le train mais qui ne serait pas aisé à encercler ? En tout cas, il avait choisi d’immobiliser le train au moyen d’une charrette et d’attaquer au milieu des bois. Un campagnard, peut-être, plutôt qu’un citadin. C’était un excellent fusil, voire un chasseur.

Pitt, lui aussi, avait grandi à la campagne. Il avait suivi Sir Arthur Desmond à la chasse au faisan, au cerf une fois ou deux. Il savait pister une proie, rester baissé, face au vent, se déplacer sans bruit. Il n’avait qu’un pistolet à opposer à une carabine probablement équipée d’une lunette, à en juger par le coup qui avait tué l’homme du duc Alois. Il devait faire très attention, sans toutefois pécher par un excès de prudence qui entraverait son action.

Pitt longea le wagon suivant jusqu’au bout, se baissa de nouveau et regarda dessous. Personne en vue. Il se faufila rapidement derrière et, restant courbé, roula sur le talus pour gagner les broussailles. Il se releva dès qu’il fut à l’abri du bouquet d’arbres.

Dans quelle direction l’homme était-il parti après avoir tiré ? Sans doute vers une hauteur d’où il pourrait continuer à observer le train et quiconque se lancerait à sa poursuite. Une dénivellation aurait été une meilleure cachette, mais l’aurait désavantagé pour voir la scène ou s’enfuir, car son adversaire serait au-dessus de lui.

Pitt regretta de ne pas avoir ordonné à Stoker de donner l’impression que la confusion régnait parmi eux, comme si c’était Alois qui était mort. Trop tard, à présent. Peut-être y aurait-il songé tout seul.

Pitt s’avança à travers la partie la plus touffue de la forêt. Le sol humide gardait les empreintes, ce qui signifiait que l’homme pourrait suivre Pitt à la trace s’il croisait son chemin. Son adversaire en était-il conscient aussi ? Resterait-il sur une hauteur ?

Pitt marcha aussi vite que possible vers l’endroit d’où il jugeait que le coup était parti, s’efforçant de ne pas faire de bruit et gardant les yeux baissés pour éviter de faire craquer des brindilles ou de s’accrocher aux longues branches des ronciers. De temps à autre, il levait la tête ; il ne distinguait que le sous-bois, des troncs d’arbres à l’écorce mouillée et luisante, pour l’essentiel des bouleaux, des noisetiers, des peupliers, de rares aulnes ici et là.

Il se retourna une fois. Le train était invisible à l’exception de la locomotive, arrêtée à quelques mètres de l’énorme charrette encore en travers de la voie. Le chargement de foin se trouvait presque entièrement sur le talus. À voir la manière dont le véhicule penchait, on aurait dit qu’une des roues était cassée ou s’était détachée. Pourtant, si tel était le cas, quelqu’un aurait trouvé le moyen de la remettre en place. Une demi-douzaine d’hommes s’affairaient pour dégager les rails. Dès que ce serait chose faite, le train repartirait, que Pitt soit de retour ou pas, tout au moins l’espérait-il. Stoker y veillerait-il ? Ou le duc ?

Pitt s’immobilisa, tendant l’oreille. Combien de temps le tireur attendrait-il ? Ne supposerait-il pas forcément que quelqu’un allait le poursuivre ? Même s’il n’avait pas vu Pitt dans sa lunette, ne devinerait-il pas sa présence ? Pourquoi n’avait-il pas tiré sur lui, au moins sur le talus ? S’était-il concentré sur ce qui se passait dans le train ?

Pitt n’entendait rien hormis le clapotement régulier des gouttes qui tombaient des branches sur les feuilles mouillées, déjà à demi décomposées sur le sol.

Y avait-il un ruisseau dans les environs ? Oui, un peu plus bas. Ce serait l’endroit idéal pour dissimuler ses traces. Que ferait un homme intelligent ? Il laisserait des empreintes faciles à suivre jusqu’à la berge, puis marcherait dans le cours d’eau et en sortirait à un endroit propice. Peut-être même créerait-il une fausse piste et recommencerait-il à marcher dans l’eau en amont ou en aval pour repartir du côté où il était entré ?

Comment était-il arrivé jusqu’ici ? Comment en repartirait-il ? Pas par le train, peut-être pas par la route – tout au moins pour les derniers miles. Le cheval était le moyen de locomotion évident, peut-être l’unique possible dans cette partie de la campagne. Plus rapide et plus facile que de faire toute la route à pied.

Dans ce cas, le cheval devait être attaché quelque part. L’homme n’aurait pas pris le risque que sa monture s’éloigne, l’obligeant à partir à sa recherche. Si Pitt pouvait la trouver, l’homme viendrait jusqu’à lui.

Il se retourna, cherchant du regard un arbre solide auquel grimper pour repérer la route de Londres. Le cheval ne devait pas en être loin. Il accéléra l’allure, au risque de marcher sur une brindille ici ou là, ou d’effaroucher un oiseau.

Au sommet de la butte suivante, il choisit un aulne vigoureux. Fourrant son pistolet dans sa poche, il se mit à grimper. Ses mouvements étaient gauches. Il y avait sans doute plus de vingt ans qu’il n’était pas monté à un arbre.

Il lui fallut quelques instants pour atteindre une hauteur satisfaisante d’où il voyait au moins jusqu’à deux miles dans chaque direction. Comme il faisait pivoter son corps, le tronc oscilla. Mieux valait ne pas prendre le risque de s’aventurer plus haut. Si l’arbre cédait, non seulement il ferait une chute et se blesserait – gravement, si une branche brisée l’empalait –, mais le bruit risquait aussi de révéler précisément sa position au tireur.

Tenant fermement le tronc du bras gauche, il regarda autour de lui, scrutant les environs à la recherche de la route. Il la trouva sans difficulté. Au bout d’un moment, il put suivre du regard le tracé qu’elle empruntait du sud au nord, puis le virage qu’elle amorçait vers l’ouest. Le tireur devait avoir laissé son cheval au plus près, en se disant qu’une fois arrivé là, il aurait échappé à n’importe quel poursuivant. Personne dans le train n’avait de cheval, ni aucun moyen de communiquer avec le monde extérieur pour demander de l’aide.

Pitt redescendit avec précaution et partit aussi vite qu’il en était capable sans faire de bruit. Si son raisonnement était mauvais, il perdrait sa proie, mais de toute manière il n’avait aucun moyen de savoir où était l’homme. Suivre ses traces serait beaucoup trop lent, d’autant plus que ce dernier pouvait facilement les brouiller.

Il s’arrêta à intervalles réguliers pour écouter ; il n’entendit rien que des chants d’oiseaux, des battements d’ailes, deux ou trois fois les aboiements d’un chien au loin.

Il déboucha sur la route à une centaine de mètres de l’endroit qui, à son avis, offrait l’accès le plus aisé à la voie de chemin de fer. Il resta le long des arbres qui la bordaient, jugeant qu’il devait être à un mile du train, peut-être davantage. Lorsqu’il fut sûr de ses repères, il rentra dans les bois et se mit à avancer plus prudemment, cherchant une clairière où l’on aurait pu attacher un cheval à l’abri des regards. Il devait faire vite. Une fois l’assassin de retour et en selle, Pitt n’aurait aucun moyen de l’arrêter, hormis en ouvrant le feu sur lui. Pitt était bon fusil ; son père lui avait appris à tirer, mais un pistolet n’avait rien à voir avec une carabine. Il savait que ses chances d’atteindre un cavalier au galop, lequel se dirigerait sans doute droit vers lui, étaient plutôt minces. Il n’aurait même pas le temps de vérifier qu’il avait affaire à la bonne personne. Il pourrait s’agir d’un innocent qui se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment.

Et son adversaire saurait tout cela aussi bien que lui.

Il marchait aussi vite que possible, traversant en courant les quelques espaces découverts qui se présentaient. Il s’aperçut qu’il s’était enfoncé plus profondément dans les bois et décrivit une courbe pour se rapprocher de la route. L’homme n’aurait pas voulu se frayer un chemin entre les arbres pour rejoindre sa monture, seulement la cacher des passants éventuels.

Il était presque sur lui quand il le vit : un animal magnifique, qui se mouvait en silence, broutant l’herbe dans un cercle aussi large que le lui permettait sa longue corde. Il l’entendit au moment même où Pitt le voyait. Il leva la tête et le regarda avec curiosité.

Pitt ouvrit la bouche pour parler, puis songea que le cavalier risquait d’être à proximité et recula dans l’ombre des arbres.

Il n’eut pas à attendre longtemps. Moins de cinq minutes plus tard, il distingua le léger craquement d’une brindille. Un homme vêtu d’habits marron et noirs sortit des bois et se dirigea vers le cheval qui releva la tête et souffla par les naseaux, faisant un pas vers lui.

L’homme tenait un fusil équipé d’une lunette. Cependant, Pitt n’avait nul besoin de l’arme pour être sûr qu’il s’agissait de l’assassin. C’était Lord Tregarron.

Pitt s’avança, son pistolet braqué sur Tregarron.

— Si vous vous approchez du cheval, je tire, dit-il en détachant ses mots. Pas pour vous tuer, mais assez pour vous faire très mal.

Tregarron se figea, le visage exprimant la stupeur plutôt que l’effroi.

Pitt sortit du couvert des arbres. Tregarron avait assassiné un homme. Il apprendrait inévitablement que celui-ci n’était pas le duc Alois. Pouvait-il faire l’objet d’une inculpation ? Il y aurait un procès, qui mettrait forcément en lumière le rôle tenu en secret par le duc alors que son succès dépendait précisément de son apparence d’intellectuel distrait.

Le marché proposé par le duc Alois était-il encore de quelque utilité ?

Pitt continua à marcher en direction du cheval, de sorte que Tregarron ne puisse pas prendre l’animal pour bouclier. Son revolver était dirigé sur le torse de Tregarron.

Tregarron sourit. Ou plutôt grimaça. De peur, devina Pitt.

— Vous avez échoué, n’est-ce pas ? dit-il d’un ton empreint de méchanceté. Vous avez laissé assassiner le duc Alois. Il y a peu de chances que vous occupiez votre poste très longtemps, surtout quand les Autrichiens auront révélé à Londres qui il était réellement. Vous ne le saviez pas, hein !

— Alois ? répéta Pitt en arquant les sourcils. C’est lui que vous visiez ?

Il distingua une lueur de doute dans le regard de Tregarron.

— J’aimerais vous laisser croire que vous avez réussi, mais vous découvrirez bien assez tôt que ce n’est pas le cas.

Tregarron cilla, ne sachant pas si Pitt bluffait.

— Vous avez bel et bien abattu quelqu’un, reprit Pitt. Le pauvre était un des hommes d’Alois. Il lui ressemblait, c’est certain.

Tregarron se tenait raide, le fusil encore dans les mains.

— Lâchez votre arme, ordonna Pitt.

— Sinon quoi ? Vous allez tirer sur moi ? Comment expliqueriez-vous cela ? Je suis venu me promener à la campagne. Je songeais à tirer quelques lapins. Vous êtes un imbécile !

— Bonne idée, les lapins.

Pitt leva d’un cran le canon de son arme.

— Je vais peut-être en tirer quelques-uns aussi.

— Ne soyez pas si stupide ! aboya Tregarron. Vous êtes censé surveiller le chef de la Special Branch autrichienne, et non flâner dans les bois pour chasser.

— Vous avez raison. Je ne visais pas d’animaux, mais l’homme qui avait tué un des compagnons d’Alois. Je n’ai pas vu son visage. Je ne me suis pas rendu compte que c’était un membre de notre propre ministère des Affaires étrangères.

Tregarron pâlit légèrement.

— Vous ne pouvez pas me juger dans un tribunal, même si vous imaginez pouvoir trouver la moindre preuve. Il y aurait un scandale.

Sa voix était blanche.

— Cela aura quand même l’air d’un accident : tragique, mais la faute de personne.

— Même pas la mienne pour incompétence ? demanda Pitt d’un ton sarcastique. N’aurais-je pas dû prévoir qu’un de nos ministres serait à la chasse au lapin dans les bois – et qu’il visait à hauteur d’homme ? Les lapins nichaient dans les arbres, sans doute ?

Le sang monta au visage de Tregarron et ses doigts se crispèrent sur son fusil au point que les jointures devinrent blanches.

— Mais à vrai dire, continua Pitt, je ne souhaite pas vous juger. J’ai une meilleure idée. Vous allez me donner votre arme et je vais prendre votre cheval pour atteindre la prochaine gare afin de regagner Londres. Vous irez où bon vous semble. Je dirai que je n’ai pas trouvé l’homme qui a assassiné notre malheureux visiteur autrichien, et, en échange de cette faveur, vous transmettrez à ma convenance certaines informations que je vous donnerai à l’intention de vos contacts au sein du gouvernement autrichien.

Tregarron le regarda fixement, comme s’il avait du mal à en croire ses oreilles. Puis, à mesure qu’il dévisageait Pitt, il comprit avec horreur le sens précis de ses paroles.

— Et si je venais à apprendre – et je l’apprendrais forcément – que vous les avez transmises de manière erronée, vous seriez dénoncé comme le traître que vous êtes, poursuivit Pitt. De plus, et cela vous inquiète peut-être encore davantage, la trahison de votre père serait elle aussi rendue publique. Et naturellement, la raison en serait révélée. Je veux parler de cette regrettable liaison avec Serafina Montserrat.

— Espèce d’ordure ! cracha Tregarron. Vous…

— Parce que je préfère me servir d’un traître plutôt que de l’abattre de sang-froid et de provoquer un scandale que je ne pourrais pas contrôler ? demanda Pitt, redevenant sarcastique. C’est affaire d’opinion. La mienne est que vous avez trahi votre pays plutôt que de voir dévoiler la trahison de votre père ou la gêne éventuelle qu’aurait souffert votre mère en découvrant qu’il l’avait trahie aussi. Je vous conseille de faire votre choix rapidement. Je ne vais pas attendre.

— Et qu’est-ce qui va me forcer à m’y tenir ?

— La crainte d’être dénoncé. Donnez-moi votre fusil.

D’un geste lent, comme si ses membres étaient douloureux, Tregarron s’exécuta.

Pitt prit l’arme, son pistolet toujours braqué sur Tregarron. Puis, à pas prudents, il alla détacher le cheval et le guida jusqu’à ce qu’il soit hors de vue de Tregarron, puis l’enfourcha. Il passa le fusil autour de son épaule et partit au trot.

 

À Keppel Street, Charlotte attendait Pitt avec nervosité. Elle ne cessait de se répéter qu’il n’y aurait pas d’attentat à Douvres et que le voyage en train jusqu’à Londres se déroulerait sans incident. Elle entreprenait quelque tâche ménagère, s’interrompait, faisait les cent pas, oubliait ce qu’elle avait commencé et entamait autre chose.

— Vous avez égaré quelque chose, madame ? demanda Minnie Maude, anxieuse.

Charlotte se retourna vivement.

— Oh, non, merci. C’est juste que je me demande si tout va bien. Ce qui est ridicule puisque je n’y peux rien, de toute façon.

Quand la sonnerie du téléphone retentit, elle fut si surprise qu’elle tressaillit et laissa échapper un soupir choqué. Au lieu de laisser Minnie Maude aller décrocher, elle se rua dans l’entrée et s’en chargea elle-même.

— Oui ? Je veux dire, allô ?

— Charlotte…

C’était la voix de Pitt et une bouffée de soulagement la submergea.

— Où es-tu ? Tout va bien ? Quand vas-tu rentrer à la maison ?

— Je suis toujours dans le Kent, je vais bien et je rentrerai tard, expliqua-t-il. Va à la réception avec tante Vespasia, ou bien Jack et Emily. Je vous rejoindrai dès que possible.

— Pourquoi es-tu toujours dans le Kent ? Tu es sûr que tout va bien ? Et le duc Alois ? Et Stoker ?

— Nous allons tous bien. Et le duc va te plaire. Je t’expliquerai tout plus tard. Je t’en prie, va avec tante Vespasia ou Emily. Je t’assure que je suis sain et sauf.

— Oh… Dieu merci ! Oui, j’irai avec Emily et Jack.

Elle savait déjà ce qu’elle comptait faire. C’était l’occasion qu’elle attendait.

— Nous nous verrons là-bas.

Elle replaça le récepteur en souriant, puis décrocha aussitôt de nouveau, composant le numéro d’Emily. Elle n’eut pas à attendre longtemps avant d’avoir Emily elle-même à l’autre bout du fil.

— Emily ? C’est moi. Thomas a un contretemps et ne peut pas m’accompagner à la réception au palais de Kensington. Puis-je venir avec vous, s’il te plaît ? Je… cela me plairait beaucoup.

Elle avait parlé doucement ; la question avait une grande importance à ses yeux.

Il y eut un moment de silence, puis la voix d’Emily s’éleva, remplie de soulagement.

— Bien entendu. Ce sera parfait. Comme autrefois, quand nous allions ensemble…

Elle s’interrompit, ne sachant comment poursuivre.

— Que vas-tu porter ? s’enquit Charlotte afin de meubler le silence. Je serai en noir et blanc. C’est la seule robe de bal neuve vraiment impressionnante que je possède.

Emily se mit à rire.

— Oh, c’est merveilleux ! Je porterai un vert très pâle.

— C’est la couleur qui te va le mieux, déclara Charlotte sincèrement.

— Dans ce cas, nous allons faire sensation ! Nous viendrons te chercher à sept heures et demie. À tout à l’heure, conclut-elle en riant.

Un son léger, heureux.

— À tout à l’heure, répéta Charlotte.

Elle raccrocha et monta au premier étage en souriant, soulagée.

— Minnie Maude ! Il serait temps que je me prépare pour ce soir, appela-t-elle du palier.

La porte de Jemima s’ouvrit à l’étage supérieur ; elle voulait aider aussi, offrir des conseils et rêver du jour où elle pourrait assister à de telles soirées.

 

Après un trajet effectué un peu à l’étroit, Charlotte arriva au palais de Kensington en compagnie d’Emily et de Jack. Les deux sœurs étaient ravissantes. La robe d’Emily arborait des manches époustouflantes, la soie vert Nil chatoyait tels les rayons du soleil sur l’eau calme, et ses jupes amples révélaient une doublure argentée lorsqu’elle se tournait. La taille en était mince, et le décolleté profond. Des diamants étincelaient à son cou et au bracelet qu’elle portait par-dessus les gants en chevreau blanc qui lui arrivaient jusqu’au coude. Ses cheveux, qui bouclaient naturellement, formaient une couronne pâle sous son diadème.

Charlotte avait fait un choix totalement différent. Pour une fois – ainsi qu’elle l’avait dit à Emily –, elle avait eu les moyens de commander une toilette sur mesure. Au vrai, étant donné le poste qu’occupait Pitt désormais, elle n’aurait pu faire moins. C’était un voile en soie noire qui recouvrait une robe d’un blanc éclatant. L’effet était tout en ombre et lumière, et quand Charlotte bougeait, elle avait une grâce extraordinaire. La ceinture en satin noir soulignait les courbes de son corps, et elle portait des bijoux en perles, jais et cristaux qui semblaient s’embraser de mille feux. Consciente d’attirer les regards, elle redressa la tête, sentant la chaleur sur ses joues. D’ordinaire, elle ne se jugeait pas belle, mais peut-être ferait-elle une exception ce soir.

La reine elle-même n’était pas présente. Elle n’assistait plus qu’à de rares réceptions, celles où son absence aurait constitué un manquement grave à ses devoirs de souveraine. Quant au prince et à la princesse de Galles, ils étaient en voyage à l’étranger, une chance pour Pitt, compte tenu de l’affaire du palais de Buckingham. L’ambiance était assez détendue, et les rires fusaient au-dessus du tintement des verres. Un petit orchestre invisible jouait des airs viennois, gais et entraînants, qui donnaient envie de danser.

Vespasia arriva escortée de Victor Narraway. Elle était toujours belle, mais semblait avoir accordé un soin tout particulier à son apparence ce soir-là. Elle arborait une robe d’un mauve doux. Ses jupes étaient moins amples que la plupart, et la forme étroite de la robe était très flatteuse pour une femme aussi élancée, qui marchait comme si elle avait une pile de livres en équilibre sur la tête. Elle portait aussi un diadème, un joyau délicat constitué de perles et d’améthystes.

En l’observant, Charlotte se surprit à sourire et sut que Jack, debout à côté d’elle, Emily à son autre bras, se demandait pourquoi.

Ils continuèrent à circuler, parlant de tout et de rien, faisant poliment la conversation. Pitt manquait à Charlotte. Il était étrange d’être seule dans un tel endroit. En dépit de la splendeur du palais, de ses immenses plafonds et de ses majestueux escaliers en marbre, il y avait une sorte de vide au milieu des traits d’esprit, de l’élégance, de la pompe. Elle songea à Adriana Blantyre et des larmes lui picotèrent les yeux. L’amour d’Evan Blantyre pour l’Autriche l’inciterait-il à venir ce soir, malgré tout ce qui s’était passé ? Elle parcourut la salle du regard à la recherche de sa silhouette familière. Il avait une grâce, une posture qui se remarquaient immédiatement. Par deux fois, elle crut le voir, avant de se rendre compte que c’était quelqu’un d’autre. Elle ne savait pas si elle était déçue ou soulagée.

Elle était au palais depuis plus d’une demi-heure lorsqu’on la présenta au duc Alois von Habsbourg. Grand, brun, un peu trop mince, il avait une expression légèrement distraite. Cependant, dès qu’il porta son attention sur elle, une vive intelligence se lut dans ses yeux.

— Enchanté de faire votre connaissance, Mrs. Pitt, dit-il avec un sourire.

— Moi de même, Votre Altesse, répondit-elle en esquissant une révérence.

Elle ne lui voulait pas de mal, mais ne pouvait s’empêcher de se demander pourquoi Pitt avait dû risquer sa vie pour protéger un homme qui semblait se consacrer à des loisirs intellectuels sans rien entreprendre d’utile.

Quelqu’un près d’eux fit une plaisanterie. Le duc Alois rit, sans s’éloigner d’elle. Une jeune femme en rose les regardait fixement, attendant visiblement qu’Alois la remarque, tout au moins était-ce clair pour Charlotte. Le duc ne semblait pas en avoir conscience.

— Je suppose que votre mari ne va pas tarder.

— Sans doute, répondit-elle, se forçant à lui rendre son sourire. Il a été retenu, je ne sais pas pourquoi. Je m’en excuse.

— Vous ne le savez pas ?

Alois arqua les sourcils, l’air intéressé.

— On a bloqué notre train. Quelqu’un avait mis une charrette à foin sur les voies.

Il parlait avec la désinvolture de qui commente le temps qu’il fait. Elle distingua à peine l’ombre de la douleur dans son regard.

— Malheureusement, mon ami Hans a été touché. Votre mari s’est lancé à la poursuite du tireur sans la moindre hésitation. J’ai appris qu’il l’avait rattrapé.

Charlotte était atterrée. Soudain, les rires et la musique venant de la salle voisine ne furent plus qu’un vague bourdonnement, un brouhaha dépourvu de sens.

— Je suis vraiment désolée. Comment va votre ami ? demanda-t-elle à voix basse.

— Il est mort, hélas.

Seule sa voix s’était altérée. Son visage était demeuré impassible.

— J’imagine qu’il n’a pas souffert. C’était un tir parfait. Il a été frappé en plein cœur.

Elle ne sut que dire. Elle se sentait stupide, déplacée face à cette perte soudaine et totale.

— Il me ressemblait, ajouta-t-il d’un ton empreint d’émotion. Votre mari est un homme remarquable. J’ai hâte de le connaître mieux. Peut-être viendrez-vous à Vienne un jour ? C’est une ville magnifique, pleine de musique, d’idées et d’histoire. Elle vous plairait.

Elle prit une profonde inspiration.

— J’aimerais beaucoup la visiter. Merci, monsieur.

Il sourit, puis se détourna pour entamer une conversation polie et sans intérêt avec la jeune femme en rose.

À l’autre bout de la salle, Emily se tenait à côté de Jack. Ils venaient eux aussi de mettre fin à une conversation courtoise et passaient d’un groupe à l’autre.

— Où est Thomas ? demanda Jack à voix basse. Pourquoi n’est-il pas là ?

— Je l’ignore, répondit Emily. Mais où qu’il soit, Charlotte ne s’inquiète pas.

— Tu en es sûre ? insista-t-il avec nervosité. Elle ne le montrerait pas si c’était le cas.

— Naturellement, j’en suis sûre, rétorqua Emily avec un petit haussement d’épaules agacé. C’est ma sœur. Si elle faisait semblant, je le saurais.

Il la dévisagea, françant un sourcil.

— Tu ne l’as pas très bien comprise ces dernières semaines.

Elle rougit.

— En effet, et je le regrette. Je croyais qu’elle faisait l’importante… Tandis que c’était moi.

Elle s’abstint d’ajouter qu’elle avait craint qu’il ne soit dépassé par sa promotion en tant qu’aide de Lord Tregarron. Peut-être l’avait-il deviné ; cependant, elle préférait de loin qu’il n’en eût pas la certitude.

— Nous nous comprenons mieux, à présent, ajouta-t-elle.

Il la regardait toujours, si bien qu’elle lui adressa un bref sourire assuré, et le vit se détendre. Elle se demanda brusquement s’il avait été vraiment anxieux, et décida qu’elle préférait n’en rien savoir non plus. Il valait mieux qu’ils aient la possibilité de nier certaines choses et de feindre de se croire.

Elle glissa son bras sous le sien.

— Allons saluer la duchesse Machin-Chose et lui débiter quelques politesses. Elle est ennuyeuse à mourir. Il va falloir nous concentrer.

— Tu n’as qu’à l’écouter, répondit-il.

Il mit la main sur la sienne, un geste rapide et tendre, puis la retira aussitôt et s’avança à côté d’elle.

— Cela ne suffit pas, chuchota-t-elle en se penchant vers lui. Il faut sourire et hocher la tête au bon moment, et essayer de ne pas regarder d’autres gens.

 

Narraway et Vespasia se tenaient presque directement au-dessous de l’énorme lustre.

— Où est Pitt ? demanda-t-il discrètement. Charlotte ne semble pas inquiète, mais il devrait être ici avec le duc Alois. Même si j’ai vu Stoker déguisé en valet, cela ne suffit pas.

Elle le dévisagea avec attention.

— Croyez-vous qu’il pourrait se passer quelque chose ici, au palais ?

— C’est peu probable, répondit-il, presque dans un souffle. Mais pas impossible.

Alarmée, elle se tourna vers lui, scrutant son regard, sa bouche, s’efforçant de déterminer si elle y lisait la peur ou simplement la prudence. Ses yeux étaient sombres, presque noirs, les rides étaient profondes autour de ses lèvres.

— Un attentat, ici ? murmura-t-elle.

Il posa la main sur la sienne, ses doigts chauds et forts.

— Oh, rien d’aussi mélodramatique, ma chère. Plus probablement une bousculade rapide dans l’ombre d’un couloir et puis un corps dissimulé derrière des rideaux pour qu’on le retrouve au petit matin.

Une fois de plus, elle fouilla son regard et n’y vit aucune lueur d’humour, rien derrière l’ironie teintée d’amertume qui adoucissait ses paroles.

— J’ignore où se trouve Thomas, déclara-t-elle. Je crois qu’il se passe peut-être quelque chose d’important que nous ignorons. Le duc Alois paraît avoir du mal à maîtriser ses émotions et je n’ai pas vu Lord Tregarron. Et vous ?

— Non. Je vous en prie, ne… posez pas de questions à son sujet…

Il s’interrompit, ne sachant comment poursuivre.

— C’est promis, dit-elle. Tout au moins pas encore.

Cette fois, il eut un petit rire, si discret qu’il en fut presque silencieux.

— Bien sûr que vous allez le faire, rétorqua-t-il d’un ton de regret. Mais soyez prudente, je vous en prie. J’ai l’affreux pressentiment que la menace n’est pas encore écartée.

— Mon cher Victor, nous ne cesserons jamais de craindre certaines menaces, je l’espère. Et vous aussi. Vous préféreriez disparaître dans un coup d’éclat que mourir d’ennui. Tout comme moi.

— Je ne suis pas encore prêt à mourir !

Il prit une profonde inspiration.

— Et je ne suis pas prêt à ce que vous mouriez non plus.

Ses paroles emplirent Vespasia de plaisir.

— Alors, je ferai en sorte que mon prochain coup d’éclat ne soit pas une conclusion.

Elle avait parlé d’un ton léger, mais la gorge nouée. Elle non plus n’était pas prête à mourir.

 

Pitt arriva au palais de Kensington à peine deux heures après le début de la réception. Il était rentré à Keppel Street pour faire sa toilette et mettre son habit de soirée. Laissant le fusil de Tregarron sous clé dans l’armoire, il avait mangé un sandwich au bœuf froid et bu un thé. Puis, son pistolet formant une bosse visible dans la poche, il avait hélé un fiacre et payé un supplément au cocher pour qu’il aille le plus vite possible.

Il se remémorait la secousse du train qui s’arrêtait, puis la détonation et le sang lorsque Hans s’était écroulé, tué net. La chance du diable ou un coup de maître ? Il penchait pour la seconde hypothèse. Hans avait-il été choisi pour accompagner le duc Alois parce qu’il lui ressemblait de manière frappante ? L’avait-il su et avait-il néanmoins accepté de courir le risque ?

Pitt avait-il pris la bonne décision en mettant Tregarron à son service au lieu de l’arrêter pour meurtre ? Il n’aurait peut-être jamais pu prouver sa culpabilité. Et même s’il y était parvenu, quel aurait été le résultat ? Un scandale énorme, un embarras sans nom pour le ministère des Affaires étrangères, peut-être la perte de son propre poste pour sa maladresse politique, voire sa stupidité.

À moins que l’affaire n’ait jamais été portée devant les tribunaux. Dans ce cas, il se serait retrouvé dans une impasse.

Pourtant, Pitt était frustré à la pensée que cet homme, qui avait tenté d’assassiner le duc Alois et abattu l’ami de ce dernier par erreur, puisse s’en sortir indemne.

Il entra dans la somptueuse salle de réception, se sentant absurdement déplacé. Et pourtant, en apparence, il n’était pas différent des dizaines d’hommes en train de bavarder ici et là et des femmes aux robes superbes, leurs couleurs éclatantes semblables à des pétales de fleurs qui dansaient au gré du vent, leurs bijoux étincelant à la lumière des énormes lustres suspendus au plafond orné.

En parcourant la foule du regard à la recherche de Charlotte, il aperçut Emily. Il reconnut ses cheveux blonds recouverts du diadème en diamants, et le ton vert d’eau qui lui allait si bien. Elle paraissait aux anges.

Il vit également Vespasia, toujours facile à remarquer dans une foule. Elle se tenait à côté de Narraway et ils se parlaient, leurs têtes légèrement penchées l’une vers l’autre.

Que pouvait porter Charlotte ? Du bleu, du bordeaux, une couleur chaude qui flattait les tons riches de son teint et de ses cheveux. Nombre de femmes arboraient ces teintes. Les jupes étaient volumineuses, les manches hautes et presque ailées à hauteur des épaules – c’était la mode.

Il aperçut brièvement le duc Alois, qui souriait à une duchesse quelconque. Il incarnait à la perfection l’intellectuel agréable et distrait qu’il affectait d’être. L’homme sérieux et idéaliste qui était prêt à risquer sa vie, à endosser le lourd fardeau d’une tâche secrète, l’homme qui avait vu son ami abattu l’après-midi même, semblait n’avoir existé que dans un rêve fait par Pitt.

Le duc était au courant de la trahison de Tregarron et de celle de son père avant lui. Pitt réussirait-il à utiliser ses propres informations pour forcer Tregarron à continuer ? Aurait-il le talent nécessaire pour le manipuler afin qu’il transmette à Vienne des informations erronées – ou tout au moins susceptibles d’induire des gens en erreur ?

Pas étonnant que Tregarron ait essayé de tuer le duc Alois. Quel homme ne désirerait pas se débarrasser d’un tel stratège, disposant d’une telle influence et d’un tel pouvoir de destruction ? Et il avait agi pour protéger la réputation de son père, la sensibilité de sa mère. Ce n’était pas un mauvais motif. La plupart des gens auraient pu le comprendre.

Pitt ne voyait toujours pas Charlotte. Il descendit lentement les marches et se mêla à la foule. Rares étaient ceux qui le connaissaient, si bien qu’il n’avait nul besoin de s’arrêter afin de saluer d’autres invités.

Comment Alois avait-il découvert le point faible de Tregarron ? Cette information ne pouvait émaner de Serafina Montserrat. Ses activités remontaient à une époque bien antérieure à la prise de fonctions du duc Alois, et celui-ci n’était jamais venu à Londres auparavant.

Malgré tout, Pitt restait persuadé que c’était la mémoire défaillante de Serafina qui avait mis en branle cette série complexe de machinations. C’était le souvenir qu’avait Serafina de la mort de Lazar Dragovic qui avait poussé Blantyre à l’assassiner et à éliminer Adriana ensuite. Pitt bouillait encore de colère et de honte à l’idée que Blantyre eût pu se moquer si complètement et si impunément de lui.

Blantyre aussi était au courant pour Tregarron. Il l’avait admis. Était-ce lui qui avait tout raconté au duc Alois ?

Cette hypothèse ne tenait pas debout. Blantyre avait peut-être coopéré avec le duc Alois, dans une certaine mesure, mais jamais il ne lui aurait donné, à lui ou à un autre, le contrôle du pouvoir qu’il exerçait, le secret qui lui permettait de manipuler Tregarron.

Soudain, tel le soleil se levant sur un paysage hideux, le puzzle tout entier prit forme dans son esprit. Blantyre voulait la mort du duc Alois. Tant qu’il était en vie, c’était lui plutôt que Blantyre qui contrôlait le secret de Tregarron. Le duc mort, Pitt resterait seul à être au courant, et Blantyre ne croyait pas Pitt assez courageux pour agir.

Peut-être supposait-il que Pitt lui-même serait congédié si le duc Alois était assassiné sous sa protection à Londres. Le nouveau directeur de la Special Branch n’avait pas encore fait ses preuves. Il était, en quelque sorte, un cobaye : un homme qui s’était élevé parmi les rangs de la police et non un gentleman issu de l’armée ou du corps diplomatique. En assassinant Alois et en faisant porter la responsabilité de l’affaire sur Pitt, Blantyre resterait le seul homme capable de manipuler Tregarron. Il lui fallait éliminer à la fois le duc Alois et Pitt pour que Tregarron lui soit utile.

C’était forcément Blantyre qui avait envoyé Tregarron assassiner le duc Alois. Le plan aurait dû fonctionner à merveille. Pitt regrettait de ne pas avoir vu la tête de Blantyre lorsque le duc était arrivé ce soir, visiblement sain et sauf !

Où était Blantyre ? Était-il présent à la réception ? Pitt se mit à scruter la foule avec plus d’attention. Il trouverait Charlotte plus tard. Il se faufila entre les groupes, s’excusant au passage, se tournant de droite et de gauche. Blantyre aurait dû être facile à repérer. Il était un peu plus grand que la moyenne et se mouvait avec une élégance unique, une légère raideur. Son port de tête était caractéristique.

Pitt jeta un coup d’œil à l’endroit où il avait vu le duc Alois bavarder avec la duchesse. Elle était toujours là, mais s’entretenait à présent avec un homme d’un certain âge, à la taille corpulente.

Pitt se tourna lentement, prit une profonde inspiration et expira entre ses dents. Il ne voyait pas le duc. Un de ses hommes se tenait près du mur, mais il fronçait les sourcils et regardait à droite et à gauche. Il l’avait visiblement perdu de vue, lui aussi.

Pitt chercha Emily, espérant reconnaître ses cheveux blonds et le vert pâle de sa robe. Oui, elle était là, et Jack était encore à côté d’elle.

— Excusez-moi, dit-il en hâte, frôlant une femme en robe de soie couleur mûre.

Elle le foudroya du regard, mais il n’y prêta guère attention. Il passa entre deux hommes âgés, s’excusant de nouveau, les yeux rivés sur Jack.

— Enfin ! Tout de même ! protesta un jeune homme qu’il bouscula.

Ensuite, il marcha sur l’ourlet d’une femme, dont la robe était un soupçon trop longue.

— Je suis désolé, lança Pitt par-dessus son épaule, tout en continuant à marcher. Jack !

Ce dernier semblait sur le point d’entamer une conversation avec un jeune homme aux favoris abondants.

— Jack !

Son beau-frère se retourna, stupéfait.

— Thomas ! Qu’y a-t-il ?

— Excusez-moi, dit Pitt au jeune homme. C’est une affaire urgente.

Il prit Jack par le bras et l’entraîna à l’écart, à quelques mètres du groupe le plus proche.

— Il y a eu un incident lors du voyage en train cet après-midi. Un des hommes du duc Alois a été abattu – il est mort sur le coup.

Jack parut consterné. Il pâlit et ses yeux s’attardèrent un instant sur Pitt, comme s’il voulait s’assurer que ce dernier était indemne. Une lueur de soulagement traversa son regard.

— Je suis navré. Le duc lui-même a l’air de faire plutôt bonne figure. Ou est-il si détaché de la réalité que rien ne l’affecte ? Il est au courant, je suppose ?

— Oui. Et il est tout sauf détaché de la réalité, je vous l’assure.

— Savez-vous qui a tiré ?

— Oui, mais je n’ai pas le temps de tout vous expliquer. Le duc était là il y a quelques minutes, mais je ne le vois plus. Blantyre est l’instigateur de tout cela et je ne le vois pas non plus. Je crois qu’il va essayer de finir le travail…

— Ici ? Pour l’amour du ciel, Thomas, il y a des femmes et…

— Quoi de mieux ? coupa Pitt. Personne ne s’y attendra. Le duc Alois et ses hommes se croient en sécurité. J’ai failli le penser moi-même, avant de comprendre exactement pourquoi Blantyre doit le tuer. Il ne peut se permettre de le laisser rentrer à Vienne.

Jack déglutit.

— Que voulez-vous que je fasse ?

— Trouvez le duc, dites-lui que vous êtes mon beau-frère et gardez-le au milieu d’un groupe, n’importe lequel.

— Et vous ?

— Je vais chercher Blantyre.

— Et faire quoi, mon Dieu ?

— L’arrêter, par les armes, si nécessaire.

Alors même qu’il prononçait ces paroles, Pitt se demanda s’il le ferait – s’il en était capable. Il n’était même pas certain de pouvoir prouver que Blantyre avait assassiné Serafina.

Jack demeura immobile pendant quelques secondes, puis hocha imperceptiblement la tête et pivota sur ses talons, disparaissant aussitôt dans la foule.

Où Blantyre avait-il pu aller ? Il y avait deux possibilités. Il pouvait se fondre parmi les invités, au milieu de centaines d’hommes vêtus exactement comme lui. Cependant, son visage était connu, et les gens s’arrêteraient pour lui parler, lui présenter leurs condoléances. Quiconque était à sa recherche le retrouverait tôt ou tard. Quelques questions polies suffiraient.

L’autre option consistait à rester presque complètement hors de vue, dans un couloir sombre, n’importe quel endroit où l’on ne s’attendrait pas à le trouver. En changeant de posture, de démarche, il pourrait – de dos, à tout le moins – passer pour quelqu’un d’autre, même un serviteur. Les valets de pied étaient en livrée, mais il y avait d’autres membres du personnel : majordomes, valets, messagers en tout genre.

S’il avait réellement l’intention de tuer le duc Alois sans se faire capturer, il lui faudrait attendre que ce dernier soit seul.

Pitt remonta les marches, d’un pas rapide cette fois. Elles étaient trop profondes et trop basses pour les grimper quatre à quatre à moins de le faire en courant, ce qui aurait attiré l’attention sur lui. Arrivé en haut, il s’arrêta, embrassant du regard pièces, corridors, antichambres, galeries – susceptibles d’être désertes. S’il voyait Stoker, il lui demanderait de l’aide, mais il n’avait pas le temps de le chercher. Lui aussi pouvait être n’importe où.

Une porte se trouvait à sa gauche. Autant commencer par là, songea-t-il en la poussant. Une fois à l’intérieur, il comprit subitement qu’il serait préférable d’être méthodique dans ses recherches. Blantyre n’était pas nécessairement en train de guetter le passage du duc Alois. Il aurait pu attendre indéfiniment. Sans doute choisirait-il un lieu où il savait que le duc irait tôt ou tard, et seul.

Où ? La salle où jouait l’orchestre ? Une galerie située au-delà ? Un corridor reliant l’une à l’autre ? Des toilettes – le seul endroit où un homme était susceptible d’être seul un instant. Il suffirait à Blantyre de se cacher dans une cabine et d’y rester indéfiniment – hors de vue.

Pitt sortit de la pièce et se dirigea vers un des valets debout près de l’escalier.

— Excusez-moi, dit-il calmement, pouvez-vous m’indiquer les toilettes des messieurs, je vous prie ? Les plus proches, s’il y en a plusieurs.

— La troisième porte sur votre droite, monsieur.

L’homme eut un geste discret de la main, afin qu’aucun autre invité ne puisse deviner l’endroit qu’il indiquait.

— Merci.

Pitt pressa le pas. Parvenu devant la porte, il hésita, puis tourna la poignée et entra. Les lieux étaient superbement aménagés, comme on aurait pu s’y attendre. Sur six cabines, une seule était occupée. Blantyre s’y trouvait-il, attendant l’arrivée du duc Alois ?

Pitt s’adossa silencieusement au mur, le cœur cognant dans sa poitrine. Les secondes s’écoulèrent. Aucun son n’émanait de la cabine occupée. Alois était-il déjà là, mort ? Ou inconscient et mourant pendant que Pitt patientait comme un imbécile ? Ou s’était-il complètement trompé ?

Il y eut un bruit au-dehors : des pas, des voix masculines.

Pitt feignit de s’essuyer les mains sur une serviette.

Derrière lui, deux hommes entrèrent. Il jeta un coup d’œil vers eux. Ni l’un ni l’autre n’étaient Alois. Il alla au lavabo et se lava les mains de nouveau, avec lenteur et application. Au bout de quelques instants, le premier homme sortit, puis l’autre. La porte du bout demeura close. Toujours aucun son n’en sortait. L’occupant était-il souffrant ? Mort ? Si c’était Blantyre à l’affût d’Alois, pourquoi n’avait-il même pas cherché à savoir qui était entré ?

D’autres minutes s’égrenèrent. Un homme vint, puis repartit.

Pendant que Pitt était occupé à feindre de se laver les mains, Blantyre avait-il suivi Alois, l’avait-il rattrapé, poignardé ? Ce dernier était-il en train de se vider de son sang derrière un rideau ?

Il gagna la porte du couloir et la tira d’un coup sec, puis se glissa au-dehors. Une fois le battant refermé, il s’immobilisa, réfléchissant à toute allure. Comment Alois marchait-il ?

Droit, comme un soldat. Avec la grâce, l’élégance désinvolte d’un homme insouciant. Il tenta de se représenter sa démarche. Un léger balancement – une infime claudication, suggérant une jambe gauche un peu raide.

Il s’éloigna de quelques pas et revint en tentant d’imiter la façon de marcher d’Alois. Il mit la main sur la porte et l’ouvrit, puis entra tranquillement, traînant le pied gauche si légèrement qu’il ne fut pas certain d’avoir assez insisté. Il prit une longue inspiration.

La dernière porte s’ouvrit et Evan Blantyre apparut face à lui, un poignard incurvé à la main. Une seconde silencieuse et brûlante, ils se regardèrent fixement. Pitt ne voyait que les yeux de Blantyre, comme s’il n’y avait rien d’autre dans la pièce. Ses doigts se refermèrent autour du pistolet dans sa poche et il l’en sortit lentement.

Blantyre sourit.

— Vous n’en avez pas le cran, affirma-t-il lentement.

Pitt ne détacha pas son regard du sien.

— Vous avez tué Serafina, et Adriana…

— … et Lazar Dragovic, ajouta Blantyre. Il avait trahi l’Autriche. Mais vous ne pouvez rien prouver.

— L’Autriche n’est pas mon territoire, rétorqua Pitt. Londres, si.

— L’Autriche est le cœur de l’Europe, espèce d’idiot provincial ! siffla Blantyre entre ses dents. Écartez-vous de mon chemin.

— Et Londres est le cœur de l’Angleterre. Ce qui n’a rien à voir, hormis que j’en suis responsable. Vous avez fait chanter Tregarron pour qu’il attente à la vie du duc Alois, et il n’a réussi qu’à tuer son ami à sa place. Mais un homme mort est aussi important qu’un autre.

— Vous ne pouvez pas prouver cela non plus sans exposer Tregarron et son père et leur trahison sordide à tous les deux. Et le duc Alois avec, évidemment. Par conséquent, vous avez les mains liées. Maintenant, écartez-vous. Ne m’obligez pas à vous faire du mal.

Pitt resta immobile, le cœur battant encore si fort qu’il était certain de trembler de tous ses membres, et même de chanceler. Sa main était douloureusement crispée sur son arme.

Blantyre leva légèrement son poignard, dont la lame étincela, reflétant la lumière.

— Qu’allez-vous faire, poignarder Alois ? demanda Pitt d’une voix rauque.

Blantyre pâlit un peu.

— Vous ne pouvez pas vous permettre de le laisser en vie, reprit Pitt. Tant qu’il tire les ficelles de Tregarron, il vous empêche de le faire.

Un éclair de compréhension jaillit dans le regard de Blantyre, comme s’il se rendait compte qu’il ne pouvait pas davantage se permettre de voir Pitt garder son poste. Soudain, il brandit son arme, puis baissa le bras.

— Vous ne pouvez pas m’arrêter, vous ne feriez que vous rendre ridicule. De toute façon, vous n’avez pas assez d’audace pour le faire, ajouta-t-il tout doucement. Je vais sortir d’ici et je trouverai le duc Alois une autre fois. Peut-être vais-je le suivre à Vienne. Rien ne m’en empêche. Vous êtes dépassé par les événements, Pitt. Dommage, je vous aimais bien.

Il haussa les épaules et fit un pas en avant.

Tout ce que Blantyre avait dit était vrai.

Pitt leva son pistolet, et ses doigts se raidirent sur la détente.

— Que Dieu me pardonne ! dit-il pour lui-même.

Puis il tira.

Le bruit fut assourdissant.

Blantyre, les yeux écarquillés de surprise, chancela, heurta la porte d’une cabine qui s’ouvrit à grand bruit et tomba en arrière, la poitrine couverte de sang. Son corps glissa sur le sol et ne bougea plus.

Pitt se força à avancer et à regarder. Les yeux de Blantyre, quoique grands ouverts, ne voyaient plus. Pitt éprouva une vive souffrance. Il sembla y avoir un interminable silence avant qu’il entende des cris et des pas précipités dans le couloir. Il remit le revolver dans sa poche et sortit ses papiers. Il les tenait à la main quand deux hommes en tenue de soirée firent irruption dans la pièce et se figèrent.

Narraway était juste derrière, Jack Radley sur ses talons.

— Seigneur tout-puissant ! s’écria le premier homme, le visage couleur de cendre, fixant d’abord Pitt, puis la porte ouverte et Blantyre ensanglanté sur le carrelage en marbre.

Narraway le dépassa sans ménagement et s’immobilisa à son tour.

Pitt ouvrit la bouche pour parler, s’éclaircit la gorge et recommença.

— Je suis Thomas Pitt, directeur de la Special Branch. J’ai le regret de vous dire qu’il s’est produit un incident déplaisant, mais que tout danger est désormais écarté. Auriez-vous la bonté d’informer le duc Alois von Habsbourg que sa vie n’est plus menacée ?

Le premier homme le regarda bouche bée, avant de se tourner lentement vers Narraway.

— Allez-y, Ponsonby. Il dit la vérité et les faits sont tels qu’il les décrit. Soyez gentil, ne laissez entrer personne en attendant que nous ayons fait nettoyer les lieux, voulez-vous ?

Lorsqu’ils furent partis, trop choqués pour protester, Narraway referma la porte.

— Bravo, Pitt ! dit-il à voix basse. Vous allez souffrir énormément. Vous ferez des cauchemars jusqu’à la fin de vos jours, mais tel est le prix à payer pour votre position. Les décisions en noir et blanc sont faciles à prendre, à la portée de n’importe quel imbécile. Vous allez devoir vivre avec cela, cependant vous auriez dû vivre avec l’échec aussi, et tous les chagrins qui en auraient découlé.

Il eut un très léger sourire.

— J’ai toujours su que vous aviez l’étoffe pour y arriver.

— Ce n’est pas vrai, répondit Pitt d’une voix rauque.

Narraway haussa les épaules.

— Je le croyais plus que vous. Cela suffit.

Il sourit et lui tendit la main.

Pitt la serra avec force.

— Merci.

Un mot tout simple… et qui pourtant n’avait jamais été aussi sincère.