6
Le début d’après-midi était ensoleillé et très froid lorsque Vespasia retourna rendre visite à Serafina. Elle ne s’attendait pas à y prendre le moindre plaisir. Voir Serafina si désorientée et si effrayée lui était extrêmement douloureux. Mais il eût fallu être une bien piètre amie pour l’abandonner à son sort sous prétexte que sa compagnie était moins plaisante en ce moment de détresse qu’elle ne l’avait été par le passé.
La voiture emprunta les longues rues familières. Sous les yeux de Vespasia, une femme faillit de peu perdre l’équilibre lorsqu’une bourrasque s’engouffra sous ses jupes. Elle dut se cramponner au bras de l’homme qui marchait à côté d’elle. Cent mètres plus loin, un homme vêtu de gris tenait à deux mains son chapeau de crainte qu’il ne s’envole. Le claquement sonore des sabots des chevaux résonnait sur les pavés.
Soudain, Vespasia se rendit compte qu’elle ne l’entendait plus. Pourtant, les chevaux continuaient à avancer, bien que plus lentement. Avec un frisson d’horreur, elle reconnut le chuintement familier de la sciure sur la chaussée et sa signification. Ils passaient devant la demeure d’une personne récemment décédée. Sauf qu’ils ne passaient pas, qu’ils s’étaient arrêtés et que le cocher se tenait à la portière.
— Milady…
Il paraissait gêné.
— Oui, répondit Vespasia aux paroles qu’il avait hésité à prononcer. Je vois ce qui s’est passé. Je vais entrer quand même. Attendez-moi ici, je vous prie. Je ne serai sans doute pas longue.
— Bien, milady.
Il lui tendit la main afin de l’aider à descendre.
Elle traversa le trottoir recouvert de sciure afin de gagner l’allée qui menait à la porte d’entrée. Les rideaux étaient tirés. Sa tenue bleu marine n’était plus de mise. Elle aurait dû porter du noir, mais elle n’avait pas appris la nouvelle. Elle toqua à la porte et était sur le point de recommencer quand celle-ci fut enfin ouverte, par Nerissa Freemarsh elle-même. Son visage d’ordinaire tendu et un peu pâle semblait ce jour-là blanchi par le choc. Ses yeux étaient cernés de rouge, ses paupières gonflées. Elle prit une inspiration, puis expulsa l’air dans un cri étouffé. Elle paraissait sur le point de s’effondrer.
Dominant son émotion, Vespasia la prit par le bras et la poussa doucement à l’intérieur avant de refermer la porte.
— Je suis navrée, dit-elle à voix basse. La mort est toujours un choc, même si on croit s’y être préparé. Je vous avoue que je n’avais pas imaginé que la fin surviendrait si vite, sans quoi je n’aurais pas décidé de venir à un moment si peu approprié, au risque de vous déranger.
— Non… Nerissa déglutit. Non, vous ne me dérangez pas du tout. Vous avez été si gentille… de venir…
Elle déglutit de nouveau.
Vespasia éprouva une bouffée de pitié envers elle. C’était une jeune femme peu attirante, non que ses traits fussent insignifiants, mais parce qu’elle manquait de charme. À présent, elle avait peut-être perdu son unique parente, et dût-elle hériter de la maison que cela ne lui donnerait pas une entrée dans la bonne société. Cela ne lui apporterait sans doute aucune amitié sincère. Dans sa nouvelle solitude, elle serait encore plus vulnérable qu’avant. Vespasia espéra que l’amant qu’elle la soupçonnait d’avoir était bien réel, et qu’il ne s’intéressait pas à l’héritage qu’elle attendait de Serafina.
— Peut-être devriez-vous boire un thé ? suggéra Vespasia. Je suis sûre que cela vous ferait du bien de vous asseoir quelques instants. Ce doit être un lourd fardeau pour vous. Y a-t-il quelqu’un qui puisse vous aider pour les formalités ? Sinon, je peux vous recommander des gens appropriés, et leur communiquer vos souhaits, et naturellement, ceux de Serafina.
— Merci… merci.
Nerissa sembla se ressaisir un peu.
— J’ai à peine eu le temps d’y songer. Mais du thé, oui, certainement. Ce serait parfait. Je suis désolée de ne pas vous l’avoir proposé – mes bonnes manières se sont envolées, dirait-on…
Elle prit une profonde inspiration tremblante.
— Pas du tout, affirma Vespasia. J’imagine qu’un certain désarroi règne dans la cuisine. Dans ces moments-là, le personnel a besoin d’être guidé d’une main ferme et d’avoir quelque chose à faire, sinon, les gens ont tendance à s’effondrer. Ils doivent s’inquiéter pour leurs emplois. Plus tôt vous les rassurerez, plus ils seront à même de vous seconder.
— Oui… je n’avais même pas songé…
Nerissa fit un effort apparent pour se reprendre et précéda Vespasia dans le salon. Il y faisait affreusement froid, le feu n’ayant pas été allumé. Elle se figea, consternée.
— Peut-être le salon de la gouvernante ? suggéra Vespasia. L’endroit est souvent confortable quand le chaos règne partout ailleurs.
Nerissa parut reconnaissante de cette suggestion. Dix minutes plus tard, elles se trouvaient dans la pièce exiguë mais douillette d’où Mrs. Whiteside présidait aux arrangements domestiques. C’était une femme de petite taille, corpulente, au visage étonnamment beau. Bien que visiblement émue, elle eut l’air soulagée d’avoir une tâche à accomplir et de constater que Vespasia était calme et consciente des priorités qui s’imposaient.
Nerissa s’excusa un instant, et Vespasia attendit son retour afin que la jeune femme puisse lui apprendre exactement ce qui s’était passé.
On frappa un coup bref. Vespasia répondit, s’attendant à voir Mrs. Whiteside, mais ce fut Tucker qui entra et referma la porte derrière elle. Elle semblait avoir vieilli de dix ans en une nuit. Elle se tenait bien droite et ses cheveux blancs étaient coiffés avec soin, comme toujours, mais sa peau était si dépourvue de couleur qu’on aurait cru du papier mâché. Seuls les cernes profonds qui entouraient ses yeux n’avaient pas changé.
Vespasia se leva et s’avança, prenant les mains de Tucker entre les siennes, un geste qu’elle n’aurait jamais eu envers une servante en temps normal.
— Ma chère Tucker, je suis tellement désolée. On a beau savoir que ces choses vont se produire, on ne peut jamais imaginer le sentiment de perte que l’on va éprouver.
Tucker était rigide, submergée par l’émotion. Elle avait perdu la compagne de toute une vie, une relation plus intime que bien des mariages, et peut-être plus proche. Elle voulut parler, mais sembla sentir qu’elle ne pourrait le faire sans perdre la maîtrise d’elle-même.
— Voudriez-vous du thé ? demanda Vespasia, désignant d’un geste le plateau qui avait été préparé à son intention.
Il en restait encore dans la théière. Il ne fallait qu’une tasse de plus.
Tucker avala sa salive.
— Non, merci, milady. Je suis seulement venue…
Elle ne put achever sa phrase.
— Dans ce cas, je vous en prie, retournez à vos occupations, dit Vespasia avec douceur. Nous aurons sans nul doute l’occasion de parler plus tard.
Tucker hocha la tête, avala sa salive une fois de plus et se retira.
Cinq minutes s’écoulèrent encore avant le retour de Nerissa.
— Merci, dit la jeune femme avec une profonde sincérité. C’était gentil à vous de venir.
Elle était assise immobile, les mains sur les genoux, les jointures de ses doigts toutes blanches.
— L’on… l’on se sent mieux quand on s’occupe.
— En effet, acquiesça Vespasia. D’après ce qu’a dit Mrs. Whiteside, j’ai cru comprendre que Serafina était morte durant la nuit et que c’était vous qui l’aviez trouvée ce matin. Cela a dû être pour vous un choc épouvantable.
— Oui. Oui, nous n’attendions pas ce moment avant… des semaines… et même des mois.
— Nous ? Vous voulez dire son docteur ?
— Oui. Il… je… nous l’avons envoyé chercher, naturellement. Mrs. Whiteside et moi-même. Il est venu presque tout de suite. Bien entendu, il n’a rien pu faire. Il semble qu’elle… soit morte… au début de la nuit.
Elle luttait pour respirer, parlait par saccades.
Vespasia considéra la jeune femme en face d’elle, tendue, désespérément malheureuse. Se sentait-elle coupable de ne pas avoir été présente ? C’était naturel, sinon raisonnable. Pourtant, elle n’aurait rien pu faire hormis peut-être empêcher que Serafina ne s’éteigne seule. Et d’ailleurs, il était possible que Serafina soit morte dans son sommeil, sans se rendre compte de rien.
Le sentiment de culpabilité de Nerissa venait-il du fait qu’elle était soulagée d’être délivrée d’une responsabilité épuisante, qui absorbait le plus clair de son temps ? Même si elle avait accepté de son plein gré le poste de dame de compagnie, elle devait apprécier d’en être libérée. Quel serait son avenir ? Si elle héritait d’une somme coquette, ainsi que de cette demeure extrêmement confortable, elle ne manquerait pas de prétendants. Restait à espérer qu’elle en choisirait un qui fût amoureux d’elle plutôt que de ses biens.
Nerissa attendait que Vespasia parle, peut-être qu’elle lui offre des paroles de réconfort. Le silence entre elles était devenu pesant.
Vespasia eut un sourire morose.
— La mort est toujours douloureuse. Elle nous rappelle des choses que nous avons tout intérêt à chasser de nos pensées au quotidien. Vous n’êtes pas seule, et vous ne devriez pas vous sentir seule. Je suis sûre que le médecin vous a assuré que vous n’auriez rien pu faire.
— Oui… oui, il l’a dit, admit Nerissa. Mais l’on se sent si impuissant, comme si l’on aurait dû deviner.
— Serafina n’aurait guère été réconfortée de vous voir assise à son chevet jour et nuit parce que vous pensiez qu’elle allait mourir d’un moment à l’autre, observa Vespasia avec humour.
Malgré elle, Nerissa sourit.
— Désirez-vous monter lui dire un dernier au revoir ?
Ce ne serait qu’un au revoir, en effet, songea Vespasia, et peut-être pas pour très longtemps. Il était trop tard pour toute communication à présent, hormis en pensée. Cependant, elle était curieuse de voir s’il y avait eu une lutte, un combat pour respirer une dernière fois avant de sombrer dans le sommeil final. Si tel n’était pas le cas, ce serait un grand soulagement.
— Oui, merci.
Elle se leva. Comme Nerissa l’imitait, elle la suivit pour regagner le couloir principal, puis gravir l’escalier qui montait à la chambre où, quelques jours plus tôt, elle avait rendu visite à Serafina.
Nerissa attendit dehors, près du bambou planté dans un énorme pot chinois bleu et blanc. Le visage couleur de cendre, elle resta à quelques pas de la porte, fixant la fenêtre du palier.
Vespasia entra. Debout au pied du lit, elle regarda la dépouille de la femme qui n’avait pas été vraiment son amie, mais dont la vie avait eu beaucoup plus en commun avec la sienne que la plupart des femmes de leur génération. Jour après jour, la passion de leurs convictions les avait éloignées de leurs autres amies et même de leur famille – peut-être surtout de leur famille.
À présent, les traits de Serafina étaient lisses et délivrés de toute peur. Soit ses pires craintes s’étaient réalisées, soit le danger était passé et elle était hors d’atteinte de tout succès ou échec terrestre. Vespasia l’observa et ne vit qu’une coquille vide. L’âme s’en était allée.
Que s’était-elle imaginée découvrir ? Il n’y avait personne là. Elle devrait apprendre la vérité d’une autre manière. Elle pivota et retourna dans le couloir pour remercier Nerissa et lui présenter ses condoléances une nouvelle fois. Puis, envahie par le sentiment que le temps pressait, elle prit sa cape et sortit. Elle monta dans sa voiture, résolue à rendre visite à Thomas Pitt.
On ne la fit pas attendre plus de vingt minutes avant de l’introduire dans le bureau de Lisson Grove. Le jeune homme nommé Stoker savait qui elle était et avait affirmé que Pitt accepterait de la voir.
— Tante Vespasia ? fit Pitt d’un ton un peu alarmé.
Il se leva et se dirigea vers elle tandis qu’elle refermait la porte. Elle n’accorda qu’un bref regard aux livres et aux tableaux accrochés au mur, notant les changements opérés depuis le départ de Narraway.
— Bonjour, Thomas, dit-elle en prenant place en face de lui. Merci de me recevoir aussi vite. Je reviens de chez Serafina Montserrat où j’ai découvert qu’elle est décédée cette nuit, de manière inattendue.
— Je suis désolé, dit-il avec gentillesse. Je sais que vous la connaissiez.
— Merci. C’était une femme remarquable, plus encore que je ne le croyais. Toutefois, ce n’est pas la perte d’une amie qui me préoccupe. Nous n’étions pas particulièrement proches. La dernière fois que je lui ai rendu visite, il y a trois jours, elle était profondément effrayée, à vrai dire terrifiée, et son esprit était affecté au point qu’elle pouvait perdre toute notion du lieu et de l’époque, et ne pas savoir à qui elle s’adressait. Ce n’est pas exceptionnel lorsqu’on vieillit, ajouta-t-elle avec un petit sourire triste. Mais dans son cas, c’était dangereux, tout au moins en était-elle persuadée. Elle connaissait de nombreux secrets remontant à l’époque où elle exerçait des activités révolutionnaires dans l’Empire austro-hongrois, il y a des années de cela. Elle avait peur qu’il n’y ait des gens pour qui elle constituait encore un danger.
Elle remarqua une soudaine et vive attention sur le visage de Pitt.
— J’ai cru que, dans le meilleur des cas, elle embellissait son passé, reprit-elle. Néanmoins, j’ai pris la précaution de demander à Victor Narraway si elle pouvait dire vrai. Il s’est renseigné. Au premier abord, il a conclu qu’elle racontait des histoires, puis il a persévéré, et il s’est avéré qu’elle avait peut-être sous-estimé sa propre importance, au contraire.
— De quelle époque parlons-nous ? l’interrompit-il.
— Il y a au moins une génération. Elle affirmait savoir certaines choses concernant des gens qui sont encore en vie, ou dont on voudrait protéger la mémoire. Quoi qu’il en soit, elle avait très peur, Thomas.
Il parut perplexe.
— De trahir quelqu’un par inadvertance, même encore aujourd’hui ? Qui ? Vous l’a-t-elle dit ?
— Non. Avec moi, elle a été très discrète. Je suppose que c’est en partie pour cela que j’ai pensé qu’elle divaguait. Thomas, je ne suis pas absolument certaine qu’elle avait tort d’avoir peur. Elle pouvait être aussi lucide que vous et moi quand nous étions seules, et l’instant d’après, quand quelqu’un d’autre entrait, elle semblait sombrer dans une sorte de folie, comme si elle n’avait pas la moindre idée de l’endroit où elle se trouvait.
— Que redoutait-elle ? demanda-t-il. Je vous en prie, soyez moins circonspecte et dites-moi le fond de votre pensée.
Elle prit une inspiration tremblante et expulsa l’air dans un soupir.
— Je crains qu’on ne lui ait fait peur au point qu’elle s’est donné la mort plutôt que de courir le risque de trahir un ami, un allié dans la cause.
Une bouffée de compassion l’envahit, accompagnée d’un sentiment de culpabilité parce qu’elle n’avait rien fait pour éviter cela. Elle avait été au courant, et Serafina l’avait suppliée de l’aider. À présent, elle était en sécurité dans le bureau de Pitt en train d’en parler, trop tard, et Serafina était morte.
— Qu’auriez-vous pu faire ?
La voix de Pitt, douce et pressante, coupa court à ses réflexions.
Elle le dévisagea.
— Je l’ignore. Ce qui n’est pas une excuse suffisante, n’est-ce pas !
— Vous n’auriez rien pu faire, affirma-t-il. À moins de pouvoir et de vouloir vous installer auprès d’elle et dormir dans la même chambre. Ou peut-être de veiller à ce qu’elle ne voie aucun visiteur hors de votre présence.
— J’ai essayé de persuader Nerissa Freemarsh de faire cela, et même d’engager une garde, répondit Vespasia d’un ton sombre. Je n’ai pas suffisamment insisté.
— Il y a autre chose ? encouragea-t-il.
Elle le regarda fixement pendant de longues secondes. Éluder la réponse reviendrait à mentir. Elle ne pouvait s’y résoudre.
— Il est possible qu’elle n’ait pas été effrayée pour rien. Peut-être y avait-il bel et bien quelqu’un qu’elle aurait encore pu trahir, à son insu ou non.
La tension de Pitt parut s’accentuer, elle le nota à son visage crispé, à la raideur presque imperceptiblement accrue de son corps. Il savait ce qu’elle allait dire.
— On a pu l’assassiner, acheva-t-elle dans un murmure.
Pitt hocha la tête lentement.
— Son adresse ?
— 15, Dorchester Terrace, répondit-elle. Tout près de Blandford Square. Ce n’est qu’à quelques rues d’ici. Peut-être devriez-vous vous hâter, au cas où des choses auraient été déplacées… ou cachées…
Pitt se leva.
— Je sais.
Pitt emmena Stoker, lui expliquant la situation en cours de route. Ainsi que Vespasia l’avait dit, l’endroit n’était distant que de quelques centaines de mètres et ils marchèrent d’un bon pas. Il eut tout juste le temps de résumer brièvement à Stoker le passé de Serafina, lequel justifiait suffisamment ses craintes pour que la Special Branch veuille s’assurer qu’elles n’étaient pas fondées. Stoker ne mit pas en cause le raisonnement de Pitt ; la mention de l’Autriche lui suffit.
Une bonne au visage fermé, visiblement en deuil, leur ouvrit la porte. Elle s’apprêtait à leur interdire d’entrer lorsque Nerissa apparut dans le vestibule.
— Bonjour, Miss Freemarsh, commença Pitt. Je suis Thomas Pitt, directeur de la Special Branch. Voici le sergent Stoker. Nous sommes ici concernant le décès récent de Mrs. Montserrat. Pouvons-nous entrer, je vous prie ?
Il avait posé la question de telle manière qu’il était impossible de refuser, et il franchit le seuil avant qu’elle ait eu le loisir de répondre.
Sous les plaques rouges causées par les larmes, son visage était pâle comme un linge.
— Pourquoi ? Que… que s’est-il passé ?
Elle tremblait tant que Pitt craignit qu’elle ne perde connaissance.
— Je vous en prie, Miss Freemarsh, allons dans un endroit où vous pourrez vous asseoir. Votre servante pourrait peut-être nous apporter du thé. Il est possible que nous n’ayons pas de raison de vous déranger, mais votre tante était une femme de grande importance pour son pays et nous désirons nous assurer que tout est en ordre concernant certains aspects de son décès.
— Que voulez-vous dire ? s’étrangla Nerissa. Elle était âgée et malade. Elle perdait la tête et imaginait toutes sortes de choses.
Elle porta soudain la main à sa bouche.
— C’est une idée de Lady Vespasia, n’est-ce pas ! lança-t-elle d’un ton accusateur. Elle… se mêle de…
— Miss Freemarsh, désirez-vous nous cacher quoi que ce soit concernant la mort de votre tante ?
— Non ! Bien sûr que non ! Je ne veux pour elle que de la dignité et du respect… pas… pas des policiers qui envahissent la maison et… transforment en spectacle notre tragédie familiale.
— La mort d’une personne âgée n’est pas une tragédie, Miss Freemarsh, déclara Pitt d’un ton radouci. À moins qu’il n’y ait quelque chose dans sa mort qui n’est pas ce qu’il devrait être. Et je ne suis pas policier, mais directeur de la Special Branch. Si vous ne dites pas le contraire, tout le monde pensera que je suis venu en tant que représentant du gouvernement, afin de présenter mes condoléances pour la disparition d’une femme hautement admirée et estimée.
Stoker entra derrière Pitt et referma la porte.
Nerissa recula un peu vers le centre du splendide vestibule.
— Il n’y a rien que vous puissiez faire ! protestat-elle de nouveau. Tante Serafina est décédée dans son sommeil, durant la nuit. Le médecin a dit que c’était sans doute arrivé tôt dans la soirée parce que… parce qu’elle était froide quand je l’ai touchée ce matin.
Elle frissonna comme si une main glacée s’était posée sur la sienne.
— Pourquoi êtes-vous venu ? C’est monstrueux !
Derrière Pitt, Stoker s’impatientait, se balançant d’un pied sur l’autre. Pitt ne savait pas s’il était irrité contre Nerissa Freemarsh ou contre lui, et ne pouvait se permettre de s’en soucier.
— À votre place, Miss Freemarsh, je préférerais avoir l’esprit tranquille, dit-il calmement. Mais que vous soyez d’accord ou pas, j’ai peur que nous ne devions en avoir le cœur net. J’aimerais voir Mrs. Montserrat, et puis avoir le nom et l’adresse de son médecin, et peut-être aussi de son chargé d’affaires ? La Special Branch se chargera d’organiser les obsèques conformément aux désirs exprimés par votre tante.
Nerissa était stupéfaite.
— Vous en avez le droit ?
— J’ai le droit de faire le nécessaire pour sauvegarder la paix et le bien-être de la nation. Mais tout peut se dérouler dans la dignité et dans la discrétion, à condition que vous y mettiez du vôtre.
Nerissa eut un geste de la main, à la fois irrité et impuissant.
— Le médecin est là-haut avec elle…
Pitt grimpa les marches deux par deux. Il ouvrit à la volée la porte de la première chambre côté façade et vit un jeune homme aux cheveux clairs, vêtu de noir, penché sur le lit. Une sacoche était posée par terre à côté de lui. Ce dernier se redressa vivement et se retourna, surpris.
— Qui diable êtes-vous, monsieur, pour faire irruption ainsi dans la chambre d’une dame ?
Il avait le teint pâle et des traits affirmés en dépit de sa carrure mince.
Pitt referma la porte derrière lui.
— Thomas Pitt, directeur de la Special Branch. Je présume que vous êtes le médecin de Mrs. Montserrat ?
— En effet. Geoffrey Thurgood. La raison de ma présence ici est évidente. Quelle est la vôtre ?
— Je crois que nos raisons sont les mêmes, répondit Pitt en s’avançant dans la pièce.
Les cendres étaient froides dans l’âtre, pourtant les couleurs de la pièce donnaient une impression de chaleur.
— Déterminer avec certitude la cause du décès de Mrs. Montserrat, encore que j’aie besoin d’en savoir plus long que vous sur les circonstances exactes qui ont entouré sa mort.
— Elle était d’un âge avancé et sa santé se détériorait rapidement, affirma Thurgood avec une impatience à peine dissimulée. Ses facultés mentales déclinaient de jour en jour. Sa mort était une question de temps.
— De jours ? demanda Pitt.
Thurgood hésita.
— Non… à vrai dire, je me serais attendu qu’elle vive encore quelques mois.
— Un an ?
— Peut-être.
— Quelle est la cause précise du décès ?
— Le cœur a lâché.
— Bien sûr que oui, rétorqua Pitt avec agacement. Le cœur lâche toujours quand on meurt. Qu’est-ce qui a provoqué cela ?
— L’âge, sans doute. Elle était invalide.
Thurgood aussi perdait le peu de patience qu’il lui restait.
— Cette femme avait près de quatre-vingts ans !
— Avoir quatre-vingts ans ne constitue pas une cause de décès. J’ai une grand-mère par alliance qui a bien plus de quatre-vingts ans. Malheureusement, elle se porte comme un charme.
Thurgood sourit malgré lui.
— Dans ce cas, votre belle-mère vivra peut-être encore pendant trente ans.
— Il n’y a pas de problème avec ma belle-mère, hormis sa propre belle-mère.
En songeant à la grand-mère de Charlotte, Pitt esquissa une grimace de pitié et de résignation.
— Mrs. Montserrat n’était pas une affabulatrice, Dr. Thurgood. Elle avait accompli des choses remarquables dans sa jeunesse, et eu connaissance de nombreux secrets qui pourraient encore être dangereux. Ce n’était pas de fantômes qu’elle avait peur, mais de gens bien réels.
Thurgood parut sidéré, fixa Pitt un moment, puis pâlit.
— Vous parlez sérieusement ?
— Oui.
— Puis-je avoir la preuve que vous êtes vraiment la personne que vous affirmez être ?
— Naturellement.
Pitt fouilla dans ses poches encombrées et en sortit une carte prouvant son identité, en même temps qu’une pelote de ficelle, un mouchoir et une boule de cire à cacheter. Il tendit la carte à Thurgood.
Celui-ci la lut avec attention avant de la lui rendre.
— Je vois. Qu’attendez-vous de moi ?
— Une totale discrétion, ainsi que la cause précise du décès, l’heure à laquelle il s’est produit et tout autre détail que vous pouvez me fournir à ce sujet, notamment si certains aspects demeurent inexpliqués.
— Je ne peux pas vous le dire sans pratiquer une autopsie… Je doute que la famille soit d’accord.
— La famille se compose uniquement de Miss Freemarsh, lui fit remarquer Pitt. Mais j’ai peur qu’elle n’ait pas le droit de s’y opposer si un crime est suspecté.
— Il vous faudra avoir les pièces juridiques nécessaires…
— Non. J’appartiens à la Special Branch, pas à la police. Je n’aurai aucun mal à obtenir que la loi ne nous crée pas d’obstacles. C’est peut-être une mesure superflue, mais l’affaire est trop importante pour l’ignorer.
Les lèvres de Thurgood se crispèrent.
— S’il y a eu crime, c’est en effet trop important pour qu’on l’ignore, monsieur… ?
— Pitt.
— Pitt. Je vais procéder aux démarches immédiatement. Je vous laisse le soin d’informer le notaire de la famille qui va forcément élever des objections. Miss Freemarsh y veillera.
Pitt hocha la tête. Thurgood commençait à lui plaire.
— Merci.
Ainsi que Thurgood l’avait prévu, le notaire se montra moins conciliant que lui. Il se répandit en récriminations et protestations, parla d’outrage à la défunte, mais finit par être obligé de céder, encore que fort peu gracieusement.
— C’est lamentable ! Vous abusez de votre pouvoir, monsieur. J’ai toujours été d’avis que la police est un corps au mérite douteux, et la Special Branch plus encore.
Son menton frémissait et ses yeux bleus étincelaient d’indignation.
— Je veux le nom de votre supérieur !
— Lord Salisbury, répondit Pitt en souriant. Vous le trouverez au numéro 10, Downing Street. Mais avant que vous partiez faire appel de ma décision auprès de lui, j’aimerais une estimation approximative de la fortune laissée par Mrs. Montserrat, et des informations sur les bénéficiaires.
— Certainement pas ! Vous allez trop loin.
Le vieil homme croisa les bras sur sa poitrine corpulente et défia Pitt du regard.
— Si je dois obtenir ces informations en interrogeant des tiers, ce sera nettement moins discret, lui fit remarquer Pitt. J’essaie de procéder avec toute la délicatesse possible ; et de protéger les héritiers de Mrs. Montserrat de soucis déplaisants, voire d’un éventuel danger.
— Danger ? Quel danger ? Mrs. Montserrat est morte dans son sommeil !
— Je l’espère.
— Que voulez-vous dire par là ?
— C’était une femme remarquable, qui mérite toute notre attention. S’il y a des éléments suspects dans son décès ou dans son testament, je souhaite que cela ne sorte pas au grand jour. À vrai dire, j’ai l’intention de m’en assurer. Permettez-moi de le faire en douceur.
Le notaire émit un grognement.
— Je suppose que vous avez les moyens de m’y contraindre si je refuse. Et à en juger par votre expression et votre goût pour l’autorité, vous ne vous en priverez pas.
Pitt s’abstint de riposter.
— Elle a légué une jolie somme à sa femme de chambre, Tucker, admit le notaire à contrecœur, pour qui elle avait beaucoup d’affection. Elle sera à l’abri du besoin jusqu’à la fin de ses jours. À part cela, la maison de Dorchester Terrace et le reste de ses biens vont à sa nièce, Nerissa Freemarsh. Il y a plusieurs milliers de livres. Si elle est prudente, cela lui fournira un revenu suffisant pour vivre tout à fait confortablement.
— Merci. Y a-t-il d’autres documents en dehors des papiers financiers et relatifs à la propriété ? Des journaux intimes, par exemple ?
L’homme toisa Pitt avec une satisfaction visible.
— Non, il n’y en a pas !
Pitt s’était attendu à cette réponse, mais il eût été négligent de sa part de ne pas poser la question.
— Merci, Mr. Morton. Je vous suis obligé. Bonne journée.
Morton ne répondit pas.
Le lendemain, Thurgood envoya un message à Pitt l’informant qu’il avait terminé l’autopsie et qu’il était prêt à lui faire son rapport, ou tout au moins, à lui révéler la cause précise du décès. Il laisserait à Pitt le soin de juger des circonstances.
Pitt s’était déjà rendu dans des morgues. Ces sinistres visites avaient fait partie de son devoir pendant le plus clair de sa vie d’adulte, mais elles se produisaient moins fréquemment depuis qu’il était entré à la Special Branch. Dès qu’il quitta la rue ensoleillée pour pénétrer dans le bâtiment silencieux, il fut frappé par l’odeur de la mort et des produits chimiques, par l’air imprégné d’humidité. C’était comme si, avec le lavage constant du sang, rien en ces lieux n’était jamais complètement sec, ni chaud. Pour lui, les effluves de phénol, de vinaigre et de formol étaient pires que n’importe quels relents naturels.
— Eh bien ? demanda-t-il quand il se retrouva seul avec Thurgood dans son bureau, la porte close.
Il faisait froid, là aussi. On aurait dit que rien ne vivait ni ne respirait entre ces murs.
— En un mot, le décès est dû au laudanum, répondit Thurgood d’un air sombre. Elle en prenait régulièrement. Elle avait du mal à trouver le sommeil et elle était souvent éveillée la nuit, à guetter le moindre craquement des poutres, des bruits de pas imaginaires.
— Vous voulez dire qu’elle en a trop pris ? s’étonna Pitt, incrédule. Cela a-t-il pu être un accident ? N’était-ce pas une personne de confiance qui le lui administrait ? Miss Freemarsh ? Ou sa femme de chambre ? Tucker a passé le plus clair de sa vie auprès d’elle.
Une idée effrayante surgit dans son esprit, celle que Tucker avait pu le faire exprès, par pitié pour une femme qui vivait dans la peur. Elle n’aurait fait que précipiter l’inévitable. Puis il se souvint de l’expression de Tucker et l’idée s’évanouit.
— Non, la quantité était trop importante pour qu’il s’agisse d’un accident, expliqua Thurgood, dont les traits révélaient son malaise. Il y en avait au moins cinq fois plus que ce qu’elle prenait pour dormir. Il n’est pas facile d’abuser du laudanum parce que la solution est faible. Il faudrait en prendre une deuxième dose, voire une troisième en un laps de temps réduit pour produire un tel effet. Il est préparé ainsi à dessein, dans le but d’éviter pareils accidents. Par ailleurs, je m’étais assuré que la réserve était gardée sous clé, et ailleurs que dans la chambre ou la salle de bains attenante.
Pitt eut soudain plus froid encore.
— Et la clé ?
— Elle était accrochée à un trousseau dans un placard hors de la portée de Mrs. Montserrat.
Thurgood aussi paraissait glacé. Il se leva avec raideur. Ses mains étaient crispées. La peau, livide, était tendue sur ses jointures.
— Si Mrs. Montserrat avait pris la même dose que celle qu’on lui donnait normalement le soir, elle aurait peut-être pu rester éveillée, mais elle aurait été trop somnolente pour se lever, sortir de sa chambre et entrer dans une autre, sans parler de grimper sur une chaise pour ouvrir le placard contenant la clé et enfin déplacer la chaise pour ouvrir l’armoire à pharmacie. Cette dose lui a été donnée par quelqu’un. Et j’avoue que j’ai du mal à imaginer qu’on ait pu administrer une telle quantité accidentellement.
Il soutint le regard de Pitt.
— Je suis soulagé qu’il ne relève pas de ma responsabilité de le déterminer.
— Je vois. Merci.
Bien qu’amèrement déçu, Pitt se refusait à croire que Serafina ait pu se donner la mort dans un brouillard de peur et de confusion – ou même délibérément, plutôt que de faire face à la déchéance mentale qu’elle savait déjà entamée. Ç’aurait été une fin humiliante pour une femme courageuse.
Maintenant, l’affaire commençait à ressembler à un meurtre.
S’agissait-il d’un drame domestique ordinaire, né de la cupidité et de l’impatience : Nerissa réticente à jouer les dames de compagnie pendant encore un an, voire deux ou trois ? Son amant se lassait-il de l’attendre ? Craignait-elle qu’il ne la quitte ? Un sentiment de détresse s’était-il mué en haine envers une femme qui lui imposait un emprisonnement dans un ennui sans amour ? Quel âge Nerissa pouvait-elle avoir ? Dans les trente-cinq ans, peut-être. Combien d’années lui restait-il pour porter des enfants ? Le désespoir était une force puissante, presque irrésistible.
Oui, il était possible que l’affaire n’ait rien à voir avec le passé de Serafina, ni la Special Branch. Il devait en avoir le cœur net.
— Merci.
Thurgood eut un sourire sans joie.
— Je vous ferai parvenir un rapport écrit détaillé. Mais c’est de cela qu’il s’agit sans aucun doute, et je ne peux pas vous en dire davantage.
— Il n’y a pas de marques sur le corps ? insista Pitt. Des égratignures, des bleus ? Quelque chose indiquant qu’elle a été maintenue immobile ? Aux poignets, par exemple ? Ou une coupure dans la bouche ? Rien du tout ?
— Si, répondit Thurgood d’une voix ténue. Il y en a plusieurs. Sa peau marquait facilement. Si elle avait été forcée de prendre ce somnifère contre son gré, je me serais attendu à trouver des bleus tout autour de ses poignets. Il faut de la force pour tenir une personne qui lutte pour sa vie, même une femme âgée.
— Si vous buviez du laudanum, le sauriez-vous ? Quel goût a-t-il ?
— Vous le sauriez, assura Thurgood. Si elle en a pris autant, croyez-moi, soit elle l’a bu délibérément, soit on l’y a forcée. La seule autre possibilité, et j’y ai réfléchi, est qu’elle a pris la dose normale. Puis, alors qu’elle était à moitié endormie, quelqu’un lui a donné le reste. Si du liquide a été renversé, cette personne l’aura épongé, peut-être avec un peu d’eau, de manière à ne pas laisser de trace.
Il haussa les épaules d’un air impuissant.
— D’ailleurs, même s’il y en avait eu de renversé, cela ne prouverait rien. Elle avait les mains qui tremblaient.
— Je vois. Merci.
Thurgood haussa les épaules de nouveau et eut un geste d’impuissance.
Pitt retourna à Dorchester Terrace plus tard cet après-midi-là, alors que la lumière déclinait déjà dans le ciel. Le valet le fit entrer et patienter dans le petit salon froid jusqu’à ce que Nerissa le reçoive dans le salon. Les rideaux étaient tirés comme la veille, mais la jeune femme était plus calme, bien que tout aussi tendue.
— Qu’y a-t-il, à présent, Mr. Pitt ? Ne nous avez-vous pas causé assez de tourment ? demanda-t-elle avec froideur. Le médecin me dit que vous l’avez contraint à pratiquer une autopsie sur la dépouille de ma pauvre tante. Je ne vois pas quel but vous vous imaginez atteindre ainsi. C’est une chose horrible, un outrage contre lequel je ne saurais assez m’insurger – pour le bien que cela va faire à l’heure qu’il est.
— Il était nécessaire de savoir comment elle est morte, Miss Freemarsh, répondit-il en la dévisageant, notant sa colère et sa main crispée le long de son corps. Et je regrette de vous dire que le décès a été causé par un excès de laudanum…
Il se tut, de crainte qu’elle ne s’évanouisse. Elle vacilla et tendit la main, agrippant le dos du canapé pour ne pas perdre l’équilibre.
— Un… excès de laudanum ? répéta-t-elle, s’humectant les lèvres. Je croyais… je croyais que le laudanum était inoffensif. Comment a-t-elle pu faire cela ? On ne le gardait même pas dans sa chambre. Nous étions si prudentes. La réserve se trouvait dans le garde-manger du premier étage, et c’est Tucker qui en a la clé. Même si ma tante n’arrivait pas à s’endormir, elle n’aurait pas pu se lever pour prendre sa dose seule. Ça n’a pas de sens !
— Qu’est-ce qui aurait un sens, Miss Freemarsh ? demanda-t-il plus doucement.
— Je vous demande pardon ?
— Que s’est-il passé, à votre avis ?
— Comment le saurais-je ? Elle a dû…
Elle se figea, incapable de terminer sa phrase.
— Vous venez de me dire qu’elle n’aurait pas pu trouver le laudanum seule.
— Alors… dans ce cas… quelqu’un a…
Elle porta la main à sa gorge.
— Quelqu’un a dû… s’introduire dans la maison… ou…
— Est-ce possible ?
— J’aurais pensé que non.
Nerissa commençait à se ressaisir.
— Mais si vous êtes tout à fait sûr qu’elle est morte par suite d’une absorption massive de laudanum, je ne vois pas d’autre explication possible. Je ne le lui ai pas donné, et je ne peux pas croire que Tucker l’ait fait. Elle servait fidèlement ma tante depuis des années.
Elle fixait Pitt d’un air de défi à présent. Elle baissa un peu la voix.
— Tante Serafina parlait beaucoup de son passé. J’ai toujours cru qu’elle inventait la plupart de ses histoires, mais peut-être que non. Elle avait peur que quelqu’un n’essaie de lui faire du mal, afin de l’empêcher de révéler certains secrets. Si le médecin a raison – et j’ignore totalement si tel est le cas –, la réponse est peut-être là.
Pitt attendit, l’observant toujours.
— Je ne vois pas ce que vous voulez que je vous dise de plus.
Elle secoua la tête.
— Lady Vespasia est venue la voir plusieurs fois. Peut-être sait-elle qui aurait pu lui vouloir du mal. Tante Serafina avait confiance en elle. Il est possible qu’elle lui ait fait des confidences. Je ne peux vraiment pas vous aider et je refuse que les domestiques soient soumis à d’autres questions pénibles. Nous ne savons rien. Je leur demanderai s’ils ont entendu des bruits dans la nuit, quels qu’ils soient. Et naturellement, vous pourriez leur demander s’ils ont trouvé quoi que ce soit, mais je ne veux pas que vous leur mettiez dans la tête qu’il y a des empoisonneurs dans la maison. Suis-je claire ?
Elle frémit et le foudroya du regard.
— Il est de votre responsabilité qu’ils ne s’en aillent pas terrifiés en me laissant seule ici.
La requête n’avait pas été formulée avec élégance, mais elle était raisonnable. S’il était possible que quelqu’un se soit introduit par effraction dans la maison, elle était en droit d’avoir peur.
— J’inspecterai portes et fenêtres moi-même, Miss Freemarsh, promit-il. Vos domestiques n’ont pas besoin de savoir que la mort de Mrs. Montserrat est due à une autre cause que son âge, à moins que vous ne décidiez de le leur dire.
— Merci.
Elle déglutit.
— Et comment suis-je censée expliquer votre présence dans cette maison ?
— Mrs. Montserrat était une femme respectée, envers qui ce pays a une dette. Comme je vous l’ai déjà dit, nous nous chargerons de l’organisation des obsèques et vous n’élèverez aucune objection. Cela expliquera ma présence de manière tout à satisfaisante.
Elle lâcha un soupir.
— Oui. Oui, cela fera l’affaire. Je vous suis obligée. Maintenant, que souhaitez-vous inspecter ? Cela attendra-t-il demain ?
— Non, cela ne peut attendre. Je suis sûr que votre personnel d’entretien est excellent. Il pourrait accidentellement effacer toute trace d’effraction, s’il y en a bel et bien eu une.
— Je… je vois. Dans ce cas, vous feriez mieux de regarder, bien que je suppose qu’il est fort possible que de telles traces aient déjà disparu.
Il lui adressa un petit sourire.
— Bien entendu.
Mais s’il attendait le lendemain, cela donnerait à Nerissa le temps de fabriquer de telles preuves, et il n’avait nulle intention de le lui permettre.
— Si vous voulez bien avoir l’obligeance de me montrer toutes les portes et fenêtres, je vais les examiner.
Elle obéit sans rien ajouter. Ils allèrent de l’une à l’autre, partout où il était possible que quelqu’un fût entré. Comme il s’y attendait, Pitt ne trouva rien qui prouvât qu’on fût entré par effraction, et rien qui prouvât le contraire. Il examina également le placard où était conservé le laudanum et la clé qui l’ouvrait. Tout était exactement tel qu’on le lui avait décrit.
Il remercia Nerissa et s’en alla.
Dans la rue éclairée par les réverbères, il affronta le froid et les rafales de vent avant de héler le premier fiacre venu et donna au cocher l’adresse de Narraway. Il s’engouffra dans la voiture et resta plongé dans ses pensées tandis qu’ils roulaient à vive allure, oubliant presque où il était.
En dépit des craintes de Vespasia, il avait été surpris par la découverte du médecin. Brusquement, le monde auquel Serafina avait fait allusion devenait réalité, et il n’y était pas préparé. Il avait eu l’impression qu’il ne s’agissait que des divagations d’une vieille femme qui perdait prise sur la vie et rêvait d’être importante juste un peu plus longtemps. Force lui était d’admettre qu’il avait supposé que Vespasia voyait en elle une prémonition de ce qui pourrait lui arriver, et qu’elle avait écouté son cœur plutôt que son jugement critique.
Il avait besoin de l’opinion de Narraway, qui serait sans doute beaucoup plus mesurée que les pensées qui se bousculaient dans son propre esprit. Narraway, moins que personne, ne serait influencé par son imagination.
Il était presque arrivé chez Narraway lorsqu’il lui vint à l’esprit que ce dernier ne serait peut-être pas chez lui en ce début de soirée. Il sentit une bouffée de déception l’envahir et se pencha en avant, comme si cela pouvait faire la moindre différence. Puis, se rendant compte de la stupidité de son geste, il s’adossa de nouveau à la banquette avec un soupir.
Le fiacre s’arrêta et il demanda au cocher d’attendre. Il ne servait à rien de rester ici si Narraway était sorti. Il pourrait être absent toute la soirée. Il était libre de faire ce que bon lui semblait – et même de partir en vacances, si l’envie lui en prenait.
Cependant, le valet lui apprit que Narraway était chez lui. Dès qu’il eut réglé le fiacre, Pitt entra et fut introduit dans le salon sobre et élégant aux murs tapissés de livres. La chaleur du feu pénétrait chaque recoin de la pièce et les lourds rideaux en velours étaient tirés contre le noir.
Pitt ne perdit pas de temps en politesses. Ils se connaissaient trop bien, et il y avait fort longtemps qu’ils se dispensaient de banalités. Il y avait désormais un équilibre plus grand entre eux. Narraway était l’aîné, mais c’était Pitt qui possédait le pouvoir.
— Serafina Montserrat est décédée, annonça Pitt à mi-voix. Elle est morte tôt dans la nuit avant-hier.
— Je sais, répondit Narraway gravement. Vespasia me l’a appris. Qu’y a-t-il là-dedans qui vous inquiète ? Ne vaut-il pas mieux qu’elle soit partie avant d’avoir complètement perdu la tête ? Elle a été une femme exceptionnelle. Les vicissitudes de la vieillesse sont… impitoyables.
Il attendit, ses yeux sombres regardant Pitt calmement, devinant qu’il y avait autre chose.
— A-t-elle dit des choses compromettantes avant de mourir ?
— Je l’ignore, répondit Pitt. C’est une possibilité, plus encore que je ne le pensais. Elle est morte d’une absorption massive de laudanum.
Narraway cilla, mais se garda de l’interrompre.
— D’après l’autopsie, elle a absorbé plusieurs fois la dose prescrite, reprit Pitt. Miss Freemarsh affirme que le flacon est conservé dans un placard fermé à clé dans le garde-manger et qu’il est trop haut pour que Mrs. Montserrat ait pu l’atteindre, même si elle avait eu la clé. J’ai vérifié et c’est exact. J’ai interrogé la femme de chambre, Tucker, qui est d’accord. J’ai fouillé la maison et il n’est pas impossible que quelqu’un s’y soit introduit, bien que rien ne le prouve non plus.
Narraway se mordilla la lèvre, l’air troublé.
— Je suppose qu’il est impossible qu’on lui ait donné par erreur une quantité trop importante ? Ou, pire, qu’elle l’ait absorbée délibérément ?
— Il ne peut s’agir d’un accident. Elle ne se servait pas toute seule. Et elle ne peut avoir pris une telle dose exprès, à moins que Tucker l’y ait aidée, et après avoir parlé avec elle, je ne le crois pas.
— Pas même par loyauté ? Un geste de compassion pour hâter l’inévitable, avant qu’elle ait trahi tout ce qui avait compté à ses yeux ? Ce n’est pas une idée plaisante, mais ne peut-on l’imaginer dans des circonstances extrêmes ?
Ses lèvres formèrent un trait mince.
— Je crois que je serais reconnaissant à quelqu’un de faire cela pour moi.
Pitt réfléchit. Il tenta de se représenter la vieille femme de chambre rendant à sa maîtresse désespérée le dernier service qu’elle pût lui rendre, commettant l’acte ultime de loyauté envers le passé comme envers l’avenir. C’était parfaitement logique, et pourtant, en songeant au visage de Tucker, il n’y croyait pas.
— Non, répéta-t-il.
— Pas même pour lui éviter de mourir des mains de quelqu’un d’autre, plus brutalement peut-être ? Pas en sombrant tranquillement dans le sommeil, mais en se débattant, étouffée par un oreiller pressé sur le visage ? insista Narraway. Ç’aurait été plus humain. Êtes-vous certain que personne n’a pu l’y contraindre ? Ou contraindre la nièce, Miss Freemarsh ? Elle aurait pu le faire tout aussi facilement.
— J’y ai songé. Je ne crois pas que la nièce ait la moindre compréhension de ce que Serafina a accompli par le passé, ni qu’elle ait éprouvé une profonde loyauté envers elle. L’idée qu’on ait pu faire pression sur Tucker est plus probable, mais je n’y crois pas non plus.
— Est-ce la raison ou l’instinct qui vous le dit ?
— L’instinct, avoua Pitt. Quant à la nièce… on aurait pu faire pression sur elle, en effet. Je crois qu’elle ment, au moins en partie. J’avais supposé que c’était parce qu’elle n’avait guère d’affection pour sa tante. Il est normal qu’elle ait éprouvé un certain ressentiment à lui servir de dame de compagnie pendant que sa jeunesse s’enfuyait, même si elle espérait hériter un jour.
Narraway grimaça.
— Vous peignez un tableau fort sombre de son existence.
— Il l’est. Mais cela vaut mieux que de ne pas avoir de toit au-dessus de sa tête. Et elle n’a peut-être pas le choix. Je veillerai à ce qu’on se renseigne là-dessus, juste au cas où ce serait important.
— Y a-t-il autre chose ?
— Il est possible qu’elle ait un amant.
Narraway sourit.
— Le tableau ne serait donc pas aussi sombre qu’il y paraissait ?
— Cela dépend de qui il est et de ce qu’il veut, rétorqua Pitt sèchement.
L’idée lui traversa l’esprit une fois de plus que Narraway ne semblait pas connaître très bien les femmes. C’était une surprise pour lui de percevoir son propre avantage dans le fait d’avoir une épouse et des enfants.
Narraway l’observait gravement, une tristesse intense dans le regard.
— Pauvre Serafina, dit-il doucement. Assassinée, après tout.
Il passa une main lasse sur son visage.
— Bon sang ! Si quelqu’un l’a tuée, cela signifie qu’elle savait des choses qui ont encore de l’importance. Elle avait toutes sortes de liens aux quatre coins des Balkans : en Autriche, en Hongrie, en Serbie, en Croatie, en Macédoine et, bien entendu, surtout en Italie du Nord. Elle a été mêlée à tous les soulèvements nationalistes à partir de 1848. S’il se tramait quelque chose à présent, elle aurait peut-être su qui était impliqué…
Pitt n’eut pas à se demander s’il devait informer Narraway de la menace d’assassinat. Jamais il n’avait songé que Narraway pût trahir quoi que ce fût. Sa loyauté envers la Special Branch était plus grande que celle de la Branch envers lui.
— Nous avons des renseignements suggérant qu’on pourrait attenter à la vie du duc Alois von Habsbourg lorsqu’il viendra ici dans deux semaines, murmura-t-il.
Il ne voulait pas encore dire à Narraway combien le plan était violent et sanglant.
— Alois von Habsbourg ?
Narraway était sidéré.
— Pourquoi, pour l’amour du ciel ?
Il prit une profonde inspiration.
— Est-il plus important que nous ne l’avons jamais soupçonné ? Que dit le ministère des Affaires étrangères ?
— Que je souffre d’un cas aigu d’imagination débordante, répondit Pitt. Dû, selon toute probabilité, au fait que j’ai été promu au-delà de mes capacités.
Narraway émit un juron, témoignant d’une richesse de vocabulaire que Pitt ignorait qu’il possédât.
— Cependant Evan Blantyre prend la menace au sérieux et m’a déjà beaucoup aidé, ajouta-t-il.
— Blantyre ? Il connaît l’Empire austro-hongrois aussi bien et peut-être mieux que le ministre des Affaires étrangères. S’il affirme que c’est sérieux, ça l’est. Seigneur, quelle histoire ! Toutefois, je ne comprends pas : pourquoi le duc Alois ? Pour autant que nous le sachions, il n’a pas la moindre importance. Sauf, bien sûr, qu’il est apparenté à la reine et qu’il serait fort gênant qu’il soit assassiné ici, surtout si on nous a avertis à l’avance que c’était une éventualité.
Il se mordit la lèvre, geste inhabituel chez lui.
— Avez-vous envisagé l’hypothèse selon laquelle la Special Branch serait la véritable cible et le duc Alois un simple instrument ?
— Oui, murmura Pitt. Il se peut qu’il ne soit qu’un pion, l’homme au bon endroit au bon moment. Peut-être qu’il importe peu de savoir qui est tué, pourvu que l’attentat ait lieu sur le sol anglais.
— Pourrait-il être un fauteur de troubles comme l’archiduc Rodolphe ? demanda Narraway d’un ton sceptique, cherchant une autre réponse. A-t-il des sympathies socialistes ? Écrit-il des articles pour des journaux de tendance gauchiste, susceptibles d’employer des gens aux idées dangereuses, des éléments subversifs ?
— Rien. D’après ce que nous avons pu découvrir, c’est un amateur inoffensif de sciences et de philosophie. S’il n’était pas membre de la famille royale, et qu’il n’ait pas de fortune, il serait sans doute professeur d’université.
Narraway fronça les sourcils.
— Son meurtre serait logique s’il présentait un quelconque danger pour le trône et qu’il faille l’éliminer, ailleurs que sur le territoire autrichien.
Il lança à Pitt un regard soucieux.
— Il y a une foule de détails que nous ignorons dans cette affaire, Pitt, et il vous faut les découvrir au plus vite. Quelle aide Blantyre vous apporte-t-il ? Et dans quel but ?
Pitt eut un sourire amer.
— J’ai songé à cela aussi, et la réponse est assez simple. Il considère que l’Autriche-Hongrie occupe une position centrale en Europe et qu’un fil de plus en plus ténu relie les États membres de l’Empire. Si on le brisait net, par le biais d’un énorme scandale, par exemple, d’un événement qui les forcerait à réagir avec violence contre une des nations les plus petites, telle que la Croatie, la structure entière pourrait s’effondrer.
Narraway parut sceptique.
— La Croatie cause des ennuis depuis des années, observa-t-il. Il n’y a rien de nouveau là-dedans. Et Blantyre le sait mieux que personne.
— Il y a du nouveau, le contredit Pitt. Blantyre me l’a fait remarquer, même si, à bien y réfléchir, je le savais déjà. Nous avons maintenant une Allemagne unifiée, avec la puissance dynamique de la Prusse à sa tête. Si la Croatie slave apparaît comme la victime de l’agression de l’Autriche germanophone, la Russie slave viendra naturellement à son aide. La Prusse teutonne volera au secours de Vienne et nous aurons en gestation une guerre européenne que nous ne pourrons peut-être pas empêcher.
— Seigneur tout-puissant ! s’écria Narraway, horrifié par l’énormité de la menace. Dans ce cas, protégez Alois au péril de votre vie si nécessaire. Servez-vous de Blantyre, servez-vous de tout le monde. Je ferai mon possible, à commencer par découvrir ce qui est arrivé à la pauvre Serafina Montserrat, surtout si elle était au courant.
Son visage était couleur de cendre, mais son corps habité par une tension nouvelle, comme si chacun de ses nerfs avait pris vie et était sensible à la douleur comme à la joie. Il respirait plus vite. Un muscle minuscule tressautait à sa tempe et ses mains minces formaient un nœud rigide lorsqu’il se pencha en avant.
— Nous devons réussir.
— Je sais, dit Pitt tout bas.
— Et la mort de Serafina ?
Comme Pitt ne répondait pas tout de suite, il continua.
— Je n’ai rien à faire, tout au moins rien d’essentiel. Laissez-moi me renseigner là-dessus. C’est peut-être important, mais même si cela n’a rien à voir avec la politique et qu’il s’agisse d’une sordide tragédie domestique, elle mérite mieux que d’être ignorée.
Pitt le dévisagea pendant quelques secondes.
— Je vous assure que j’ai élucidé deux ou trois crimes par le passé, affirma Narraway, une lueur amusée traversant brièvement son regard. Il ne me sera pas plus difficile d’endosser votre rôle que vous le mien.
Pitt ouvrit la bouche pour s’excuser, puis se ravisa et se contenta de sourire.
— Bien sûr. Elle mérite mieux, en effet.
Charlotte avait réfléchi. Si Pitt n’avait pas le droit de lui parler de l’affaire qui le préoccupait, cela ne l’empêchait pas d’avoir recours à son intelligence et à ses talents de déduction pour se rendre utile. Adriana Blantyre lui avait plu tout de suite, et il était tout à fait évident que son mari était important pour Pitt. Pendant le dîner chez les Blantyre, les hommes avaient passé la fin de la soirée enfermés dans la salle à manger, après avoir donné pour consigne au majordome de ne pas les déranger. Lorsqu’ils en étaient sortis, ils avaient paru être en parfait accord. Pitt avait exprimé une gratitude qui dépassait de loin les remerciements que l’on devait pour un bon dîner et une soirée plaisante.
Sur le chemin du retour, il n’avait rien dit, mais Charlotte avait senti qu’une bonne partie de sa tension s’était dissipée. En tout cas, ce soir-là, il avait mieux dormi que les nuits précédentes.
Elle jugea donc souhaitable de cultiver sa relation avec Adriana Blantyre. Cela ne lui était pas difficile, puisqu’elle l’appréciait et la trouvait exceptionnellement intéressante. Ayant grandi en Croatie et en Italie du Nord, Adriana avait une perspective différente sur bien des choses, notamment tout ce qui avait trait à la culture et à la politique. Et c’était sans nul doute une personne très agréable, en dépit de l’anxiété qu’on lisait sur son visage lorsqu’elle se laissait aller. Charlotte avait l’impression qu’il y avait en elle des secrets qu’elle ne partageait avec personne. Peut-être parce que ces secrets avaient leurs racines dans des expériences qu’une Anglaise était incapable d’imaginer.
Cet après-midi-là, Charlotte avait invité Adriana à se rendre à une exposition d’aquarelles en sa compagnie. La jeune femme avait accepté sans hésiter.
Elles se retrouvèrent à deux heures sur les marches de la galerie et se dirigèrent ensemble vers l’entrée. Elles rirent un peu en se cramponnant à leurs chapeaux, tandis que le vent soulevait jusqu’au tissu lourd de leurs jupes d’hiver, dont le bas était mouillé par la pluie.
Adriana arborait une riche couleur lie-de-vin qui donnait un éclat particulier à son teint pâle. Son costume, superbement coupé et légèrement audacieux, faisait songer à une tenue de chasse. Son chapeau de forme ovale, incliné très en avant et très haut perché, paraissait vaguement autrichien. Charlotte vit au moins une dizaine de femmes lui jeter des coups d’œil exprimant un mélange de désapprobation et d’envie. Elles paraissaient falotes en comparaison et s’en rendaient compte.
Adriana le remarqua et sembla un peu intimidée.
— C’est trop original ? demanda-t-elle, presque dans un souffle.
— Pas du tout, répondit Charlotte, amusée. Vous pouvez être sûre qu’au moins trois d’entre elles vont filer chez leur modiste demain matin et exiger un chapeau comme celui-ci. Sur certaines, il aura l’air superbe, ridicule sur d’autres. Le chapeau est l’accessoire le plus délicat à juger correctement, vous ne trouvez pas ?
Adriana hésita, s’assurant que Charlotte était sérieuse, avant de se détendre et de lui adresser un grand sourire.
— Si. Mais avec des cheveux comme les vôtres, il est dommage d’en mettre un. Pourtant, j’imagine que vous y êtes obligée, tout au moins dans la rue… oh, et à l’église aussi.
Elle eut un rire léger.
— Je me demande si Dieu se doute le moins du monde que nous passons des heures devant la glace plutôt qu’à genoux, à hésiter sur ce que nous allons porter pour le prier.
— Pour être vue en train de le prier, rectifia Charlotte. Si Dieu est homme, comme tout le monde l’affirme, il ne se doute probablement de rien.
Elle sourit, et toutes deux traversèrent le vaste hall d’entrée pour gagner la première salle d’exposition.
— Mais s’il était femme, ou épouse, alors il le saurait certainement, reprit-elle à voix basse, afin de ne pas être entendue. Je présume qu’il a inventé nos cheveux. Il doit avoir au moins une idée du temps qu’il faut pour en faire un chignon.
— Dans toutes les images que j’ai vues d’Ève, ses cheveux sont assez longs pour qu’elle puisse s’asseoir dessus, s’écria Adriana. Afin de couvrir ses… atouts féminins. Je ne crois pas que mes cheveux pousseraient autant.
— Bien sûr, beaucoup de messieurs ont très peu de cheveux, surtout avec l’âge, répondit Charlotte. Il faudra sans doute encore un certain temps pour que nous puissions nous vêtir d’une manière mieux adaptée au climat et à notre condition. L’on devrait être libre de porter des jupes aussi amples et des chapeaux aussi larges qu’on le désire.
Adriana lui décocha un regard reconnaissant, comme si cette conversation légère lui avait permis de se détendre.
Elles allèrent lentement d’un tableau à un autre, examinant chacun avec attention.
— Oh, regardez ! s’exclama Adriana avec une excitation soudaine. Ce pont est exactement comme celui qui se trouvait à côté de l’endroit où je suis née.
Elle se tenait debout à droite de Charlotte, fascinée. C’était une petite scène pastorale, où un ruisseau dévalait son lit de cailloux et disparaissait sous un pont en pierre, la lumière se reflétant brièvement dans l’eau au-delà. Des vaches paissaient tout près, si bien dessinées qu’elles semblaient sur le point de prendre vie.
Charlotte regarda Adriana et vit une gamme d’émotions sur son visage. Elle paraissait partagée entre le rire et les larmes. Peut-être les souvenirs se bousculaient-ils dans son esprit, indissociables les uns des autres.
— C’est magnifique, dit-elle sincèrement. Vous devez trouver ce pays bien différent. Je regrette parfois de ne pas avoir grandi à la campagne, mais si c’était le cas, je crois qu’elle me manquerait terriblement à présent, au point que je ne me résoudrais peut-être jamais à voir des rues pavées et des maisons si proches les unes des autres – sans parler du bruit, et de la fumée l’hiver.
— Oh ! Il y a de la boue à la campagne, assura Adriana. Et il y fait froid. Et l’hiver est insupportablement ennuyeux, croyez-moi. Il y a tant de noir partout ! Il se referme sur vous de toutes les directions, presque sans relâche. Vous regretteriez le théâtre, les soirées et les potins sur les célébrités, plutôt que seulement sur vos voisins, qui parleraient toujours de la même chose : Mrs. Unetelle de ses petits-enfants, Mr. Untel de sa goutte, Miss Machin-Chose de sa tante et de sa piètre cuisinière.
Charlotte la dévisagea avec plus d’attention, se demandant si elle était sincère ou si elle se moquait un peu. Au bout de quelques secondes, elle n’en était toujours pas sûre. C’était stimulant. Pouvoir toujours lire les pensées des gens était terriblement fastidieux.
— Peut-être devrait-on avoir une maison en ville pour l’hiver afin d’aller au théâtre, à l’opéra et aux soirées, dit-elle, à demi sérieuse. Et une résidence à la campagne pour l’été, afin de faire des promenades à pied et à cheval, dîner dans le jardin et… tout ce qu’on voudrait faire d’autre.
— Mais vous êtes anglaise, protesta Adriana, prête à rire, à présent. Alors vous passez l’été en ville et vous vous rendez dans votre propriété campagnarde l’hiver, où vous galopez dans les champs derrière une meute de chiens et apparemment vous vous amusez énormément.
Charlotte éclata de rire avec elle, et elles se dirigèrent vers le tableau suivant. Elle vit tout juste Adriana se retourner pour jeter un dernier coup d’œil au joli pont sous le soleil, avec les vaches qui paissaient tout près. Elle se demanda combien son pays lui manquait, son peuple. Adriana devait avoir beaucoup aimé Blantyre pour tout abandonner et venir en Angleterre, si différente par certains côtés.
— Vous connaissez d’autres pays aussi ? demanda-t-elle. Je ne suis jamais allée en Italie, par exemple. D’après les tableaux que j’ai vus, c’est très beau.
— En effet, acquiesça Adriana. Chaque lieu possède un charme propre. Ce ne sont pas vraiment les endroits qui comptent ; l’important, au fond, ce sont les gens. N’est-ce pas ainsi pour vous ?
Il y avait une honnêteté totale dans son regard, presque un défi.
— Si. Je suppose que j’aime bien Londres parce que les meilleurs événements de ma vie s’y sont produits, répondit Charlotte. Oui, bien sûr, tout repose sur les gens, forcément. La beauté est excitante, passionnante, on ne l’oublie jamais vraiment, mais on a tout de même besoin de la partager avec quelqu’un.
Adriana cilla et se détourna.
— Je ne crois pas que j’aimerais retourner en Croatie. Ce ne serait plus la même chose. Ma famille a disparu. Ma mère est morte jeune… et mon père…
Elle se tut abruptement, comme si elle regrettait d’avoir commencé. Elle redressa le dos et les épaules et s’avança vers un autre tableau, lequel représentait une jeune fille d’une quinzaine d’années assise dans l’herbe à l’ombre d’un arbre. Elle portait une robe en mousseline pâle et la lumière pommelée lui donnait un aspect extraordinairement fragile, presque irréel. Elle avait des cheveux foncés, comme Adriana. La ressemblance était remarquable.
Adriana la fixa.
— C’était un autre monde, n’est-ce pas ? dit-elle enfin.
— Oui, acquiesça Charlotte, songeant aux étés qu’elle avait passés avec Sarah et Emily dans le jardin de Cater Street lorsqu’elles étaient jeunes et que Sarah était encore vivante.
Adriana se rapprocha d’elle. C’était un geste curieux, une sorte d’alliance.
— Elle paraît si frêle, commenta-t-elle en regardant le tableau. Elle ne l’est sans doute pas. J’étais souvent malade, enfant, mais je vais bien à présent. Evan ne le croit pas toujours. Il me traite comme si j’avais besoin qu’on me surveille tout le temps : des couvertures supplémentaires, une autre écharpe, des gants, ne marche pas dans les flaques d’eau, sinon tu vas avoir les pieds mouillés. Tu vas attraper un rhume.
Elle esquissa un demi-sourire étrange, empreint de regret.
— En réalité, je n’attrape presque jamais de rhume. Ce doit être votre climat vivifiant. Je suis devenue anglaise, et robuste.
Cette fois, ce fut Charlotte qui rit, sincèrement amusée.
— Nous attrapons des rhumes, admit-elle. Certaines personnes donnent l’impression de tousser et de renifler en permanence. Mais je suis très heureuse d’apprendre que vous avez surmonté vos problèmes de santé. C’est tout ce qui importe.
Adriana se détourna vivement, des larmes roulant sur ses joues.
— Je suis désolée, s’écria Charlotte, se demandant ce qu’elle avait dit.
Adriana avait-elle perdu un être cher des suites d’une maladie bénigne ? Un enfant, peut-être ? Cette pensée atroce lui serra le cœur, faisant obstacle à toute autre. Que pouvait-elle dire qui fût du moindre réconfort ?
Adriana secoua la tête.
— Ne vous excusez pas, je vous en prie. L’on ne peut remonter le temps. Il y a toujours des deuils. Je ne crois pas qu’il y ait personne au monde que j’aie aimé autant que mon père. Je voudrais qu’il puisse savoir que je vais bien, que je suis forte et que je…
Elle eut un geste impatient de la main.
— Excusez-moi. Je ne devrais pas ressasser tous ces souvenirs. Nous perdons tous des proches.
Elle se retourna vers Charlotte.
— Vous êtes très patiente, et très gentille.
— J’avais deux sœurs. J’en ai perdu une, expliqua Charlotte à voix basse. Parfois je pense à elle et je me demande comment ce serait si elle était encore en vie. Si nous serions meilleures amies que nous ne l’étions alors.
Malgré elle, Charlotte songea à ces affreuses journées où les membres de sa famille et les habitants du quartier se regardaient avec crainte. Ils avaient subitement compris qu’ils en savaient très peu sur les opinions, les affections et les rêves de ceux qu’ils côtoyaient au quotidien.
Sarah avait-elle jamais su que Charlotte était amoureuse de Dominic, son mari ? Charlotte sentit ses joues s’embraser. C’était un épisode dont elle préférait ne pas se souvenir trop nettement. Chaque passé comportait-il sa part de honte ? Chacun d’entre nous avait-il des moments qu’il ou elle aurait voulu revivre en se conduisant mieux cette fois ?
Elle glissa son bras sous celui d’Adriana.
— Venez, allons boire un thé bien chaud et peut-être manger un gâteau ou des crumpets. L’autre soir, vous avez parlé de la ville où vous avez rencontré Mr. Blantyre. Elle semble infiniment plus romantique que Londres. Quand j’ai fait la connaissance de Mr. Pitt, il enquêtait sur un crime atroce près de la rue où j’habitais et chacun d’entre nous était suspecté, tout au moins d’avoir vu quelque chose et de mentir pour protéger ceux que nous aimions. C’était sinistre et affreux. Vous devez avoir une meilleure histoire à raconter.
Adriana la dévisagea avec intérêt, puis, alors qu’elles se regardaient plus longuement, avec compréhension. Charlotte était certaine qu’elle abritait aussi des souvenirs douloureux.
— Entendu, dit-elle gaiement. Du thé et des crumpets, après quoi je vous parlerai des lieux vraiment merveilleux que j’ai visités. Les lacs bleus et verts des montagnes en Croatie. Vous n’avez jamais imaginé de pareilles couleurs ! Ils reposent comme un collier qu’une déesse dans le ciel aurait laissé négligemment tomber. Et j’aimerais pouvoir vous décrire les forêts d’Illyrie. Elles ne contiennent que des arbres à feuilles caduques. Au printemps, quand les jeunes feuilles apparaissent, c’est comme si le monde entier était neuf.
Charlotte essaya de les imaginer. Peut-être était-ce semblable à une forêt de hêtres en Angleterre, mais elle ne voulait pas y mettre de mots ou essayer de comparer.
— Il y a aussi les Alpes dinariques, reprit Adriana. On y trouve d’innombrables grottes, profondes de deux à trois cents mètres.
— Vraiment ?
Charlotte était stupéfaite, émue, surtout, par la vivacité de l’émotion qu’elle percevait dans la voix d’Adriana, la passion de ses paroles.
— Vous êtes descendue dans l’une d’elles ?
Adriana frissonna.
— Une seule fois. Mon père m’y avait emmenée et me tenait par la main. Il n’existe rien sur terre de plus noir qu’une grotte. Par comparaison, le ciel nocturne, même couvert, semble plein de lumière. Mais vous devriez voir l’Istrie et les îles. Il y en a plus d’un millier, tout le long de la côte. Celles qui sont le plus au sud sont presque tropicales, vous savez.
— Vous devez regretter un endroit si beau.
Charlotte savait qu’une douleur y était associée aussi, mais mieux valait faire comme si cela n’avait pas d’importance.
— Oui.
Adriana lui adressa soudain un sourire chaleureux, suggérant qu’elle devinait tout ce qui n’avait pas été dit. Elle changea brusquement de sujet, peut-être parce que les souvenirs de son pays étaient trop pénibles pour qu’elle s’y attarde davantage.
— Vienne est merveilleuse, dit-elle gaiement. On n’a jamais vraiment dansé avant d’avoir entendu un orchestre viennois jouer pour Mr. Strauss. Et les robes ! Chaque femme devrait posséder une robe pour valser, au moins une fois dans sa vie. Venez !
Charlotte obéit, réglant son pas sur le sien.
Le lendemain, Charlotte était dans le salon, songeant sérieusement à acheter de nouveaux rideaux, lorsqu’elle entendit Daniel dévaler l’escalier en criant avec colère. Il avait dû emprunter le couloir qui menait à la cuisine, car ses pas résonnèrent sur le linoléum.
L’instant d’après, ce fut le tour de Jemima.
— Je t’avais dit que tu allais le casser, cria-t-elle. Maintenant, regarde ce que tu as fait !
— Je ne l’aurais pas cassé si tu ne l’avais pas laissé là, espèce d’idiote, riposta-t-il.
— Comment voulais-tu que je sache que tu allais entrer comme un éléphant dans un magasin de porcelaine ?
Jemima était au pied de l’escalier à présent.
Charlotte sortit du salon.
— Jemima !
Jemima s’arrêta dans le couloir, le visage rouge de colère.
— Il l’a cassé ! accusat-elle en brandissant les restes d’une joli coffret d’ornement.
Elle était au bord des larmes tant elle était furieuse et chagrinée.
Charlotte baissa les yeux sur l’objet et comprit qu’il était irréparable. Elle croisa le regard de Jemima, si semblable au sien.
— Je suis désolée. Je ne crois pas qu’on puisse faire quoi que ce soit. J’imagine qu’il ne l’a pas fait exprès.
— Il s’en moquait ! rétorqua Jemima. Je lui ai dit de faire attention.
Charlotte la dévisagea, imaginant le tact avec lequel sa fille avait formulé sa requête.
— Oui, dit-elle calmement. Tu ferais mieux de le mettre à la corbeille, sous le couvercle, pour que tu ne le voies pas constamment. Je vais aller lui parler.
Jemima ne bougea pas.
— Va, répéta Charlotte. Veux-tu arranger les choses ou les aggraver ? Si je lui parle devant toi, ce sera pire, je peux te l’assurer.
À contrecœur, Jemima remonta lentement l’escalier.
Charlotte la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu dans la seconde volée de marches menant à sa chambre, puis se dirigea vers la cuisine.
Minnie Maude épluchait des pommes de terre devant l’évier. Daniel était assis sur une chaise à table, balançant ses jambes, l’air triste et fâché. Il foudroya Charlotte du regard lorsqu’elle entra, prêt à se défendre contre Jemima si elle la suivait de près.
— Tu l’as cassé ? demanda Charlotte.
— C’était sa faute, répondit-il. Elle l’a laissé au milieu du chemin !
— Tu l’as fait exprès ?
— Bien sûr que non !
— Tu en es certain, Daniel ?
— Oui ! Ce n’est pas juste ! Je ne l’ai pas vu.
— C’est ce que je pensais. Alors que comptes-tu faire ?
Il la considéra avec rancune.
— Je ne peux pas le recoller, protestat-il.
— Non, je ne crois pas que ce soit possible, admit-elle. Je pense qu’il faudra que tu lui en achètes un autre.
Il écarquilla les yeux.
— Je ne peux pas ! Où est-ce que je le trouverais ?
— Ce ne sera pas exactement le même, mais si tu économises ton argent de poche, tu en trouveras peut-être un presque aussi joli.
— Elle n’aurait pas dû le laisser là !
Il prit une profonde inspiration.
— Ça sera tout mon argent pendant des semaines ! Peut-être des mois !
— Et si elle mettait la moitié ? suggéra Charlotte. Elle met une moitié pour avoir laissé traîner le coffret, tu mets l’autre pour l’avoir cassé parce que tu ne faisais pas attention et que tu t’en moquais ?
À regret, il accepta, la dévisageant pour voir si elle était contente.
— Bon, conclut-elle en souriant. Minnie Maude va te donner un morceau de gâteau et ensuite tu monteras voir Jemima pour lui dire que tu es désolé et que tu lui proposes de partager avec elle le coût d’un autre coffret.
— Et si elle dit non ?
— Si tu le lui demandes gentiment et qu’elle refuse, tu es excusé.
Satisfait, il se tourna vers Minnie Maude et attendit la tranche de gâteau promise.
— Je vais sortir un petit moment, annonça Charlotte. Je serai absente une heure ou deux, peut-être davantage. Si Mr. Pitt rentre avant moi, dites-lui que je suis allée voir ma sœur.
— Oui, madame, dit Minnie Maude en tendant la main vers le gâteau.
Charlotte ne prit pas la peine de se changer. Elle enfila son manteau et ses gants, mit un chapeau et sortit immédiatement, avant d’avoir perdu l’intime conviction qu’elle devait se rendre chez Emily et faire la paix. Il n’y avait pas entre elles de problème assez important pour qu’il perdure ainsi et gâche tout ce qu’elles avaient partagé dans les bons et les mauvais moments, tous les efforts dans lesquels elles avaient été unies.
Elle descendit Keppel Street d’un pas vif pour gagner Russell Square, où elle monta dans un fiacre. Elle passa tout le trajet à composer dans sa tête ce qu’elle allait dire, comment elle varierait ses réponses en fonction de la réaction d’Emily.
La journée était clémente. Elle croisa plusieurs équipages qui roulaient à vive allure, transportant des dames qui se rendaient en visite ou qui prenaient l’air. Encore un mois, et ce serait un plaisir d’aller au jardin botanique. Arbres et arbustes commenceraient à se couvrir de feuilles vertes et même de bourgeons. Il y aurait des jonquilles en fleur.
Elle arriva devant la grande et belle maison d’Emily et descendit. Ayant réglé le cocher, elle remonta l’allée jusqu’à la porte d’entrée et tira sur la sonnette.
Au bout de quelques secondes seulement, la porte s’ouvrit, et un valet de pied la salua avant de lui présenter des excuses.
— Je suis navré, Mrs. Pitt, mais ni Mr. Radley ni Mrs. Radley ne sont là. Voudriez-vous néanmoins entrer et prendre un rafraîchissement ?
Il ouvrit la porte en grand, s’effaçant pour la laisser entrer.
Elle se sentit absurdement déçue. Jamais il ne lui était venu à l’esprit qu’Emily pût être absente à cette heure de l’après-midi, mais bien sûr c’était parfaitement raisonnable. Tout ce courage rassemblé, cette fierté ravalée n’avaient servi à rien. Il n’y avait personne avec qui faire la paix.
— Ce serait avec plaisir, merci, dit-elle en pénétrant dans le vestibule agréablement chauffé.
En effet, le vent s’était levé au-dehors. Déjà la lumière déclinait et la fraîcheur du crépuscule imprégnait l’air.
— Peut-être pourrais-je laisser un message pour Mrs. Radley ?
— Certainement, madame. Je vais vous apporter un stylographe et du papier, à moins que vous ne préfériez utiliser le secrétaire de Mrs. Radley dans le petit salon ?
— C’est une excellente idée. Je vous remercie.
— Je ferai servir votre thé lorsque vous aurez terminé. Aimeriez-vous également des crumpets chauds avec du beurre ?
Elle lui sourit, appréciant son attention.
— Oui, s’il vous plaît.
Elle trouva du papier dans le secrétaire d’Emily et écrivit :
Chère Emily,
Je suis venue sur une impulsion, car je me suis soudain rendu compte que je ne désirais guère me quereller avec toi. Rien n’est si important que cela doive me rendre maussade ou déraisonnable…
Elle hésita. Peut-être endossait-elle une trop grande part du blâme pour ce qui avait été, à tout le moins, autant la faute d’Emily que la sienne. Et puis non, mieux valait continuer dans la même veine. Elle pourrait toujours se montrer un peu plus sèche si Emily cherchait à profiter de son avantage. Et c’était vrai : en fin de compte, aucune de leurs différences n’importait.
… Tous les bons moments que nous avons passés jusqu’ici l’emportent à ce point sur le reste que nous ne devons permettre à de petites différences de nous séparer.
Affectueusement,
Charlotte.
Elle plia la missive et la mit dans son réticule, puis reboucha l’encrier et posa le stylographe.
Son thé et ses crumpets furent servis peu après. Elle remit sa lettre au valet, le remercia et savoura sa gâterie avant de ressortir dans le froid et de chercher un fiacre qui la ramènerait à la maison.