En 1968 et 1969, La Plaisanterie a été traduit dans toutes les langues occidentales. Mais quelles surprises ! En France, le traducteur a récrit le roman en ornementant mon style. En Angleterre, l’éditeur a coupé tous les passages réflexifs, éliminé les chapitres musicologiques, changé l’ordre des parties, recomposé le roman. Un autre pays. Je rencontre mon traducteur : il ne connaît pas un seul mot de tchèque. « Comment avez-vous traduit ? » Il répond : « Avec mon cœur », et me montre ma photo qu’il sort de son portefeuille. Il était si sympathique que j’ai failli croire qu’on pouvait vraiment traduire grâce à une télépathie du cœur. Bien sûr, c’était plus simple : il avait traduit à partir du rewriting français, de même que le traducteur en Argentine. Un autre pays : on a traduit du tchèque. J’ouvre le livre et je tombe par hasard sur le monologue d’Helena. Les longues phrases dont chacune occupe chez moi tout un paragraphe sont divisées en une multitude de phrases simples… Le choc causé par les traductions de La Plaisanterie m’a marqué à jamais.
Heureusement, j’ai rencontré plus tard des traducteurs fidèles. Mais aussi, hélas, de moins fidèles… Et pourtant, pour moi qui n’ai pratiquement plus le public tchèque les traductions représentent tout. C’est pourquoi il y a quelques années, je me suis décidé à mettre enfin de l’ordre dans les éditions étrangères de mes livres. Cela n’a pas été sans conflits ni sans fatigue : la lecture, le contrôle, la révision de mes romans, anciens et nouveaux, dans les trois ou quatre langues étrangères que je sais lire ont entièrement occupé toute une période de ma vie…
L’auteur qui s’évertue à surveiller les traductions de ses romans court après les innombrables mots comme un berger derrière un troupeau de moutons sauvages ; triste figure pour lui-même, risible pour les autres. Je soupçonne mon ami Pierre Nora, directeur de la revue Le Débat, de s’être bien rendu compte de l’aspect tristement comique de mon existence de berger. Un jour, avec une compassion mal dissimulée, il m’a dit : « Oublie enfin tes tourments et écris plutôt quelque chose pour moi. Les traductions t’ont obligé à réfléchir sur chacun de tes mots. Écris donc ton dictionnaire personnel. Dictionnaire de tes romans. Tes mots-clés, tes mots-problèmes, tes mots-amours… »
Voilà, c’est fait.
APHORISME. Du mot grec aphorismos qui signifie « définition ». Aphorisme : forme poétique de la définition. (Voir : DÉFINITION.)
BANDER. « Son corps mit fin à sa résistance passive ; Édouard était ému ! » (Risibles amours.) Cent fois, je me suis arrêté, mécontent, sur ce mot « ému ». En tchèque, Édouard est « excité ». Mais ni ému ni excité ne me satisfaisaient. Puis, tout d’un coup, j’ai trouvé ; il fallait dire : « Édouard banda ! » Pourquoi cette idée si simple ne m’est-elle pas venue plus tôt ? Parce que ce mot n’existe pas en tchèque. Ah, quelle honte : ma langue maternelle ne sait pas bander ! À la place de « bander », les Tchèques sont obligés de dire : sa bitte s’est mise debout. Image charmante, mais un peu enfantine. Elle a pourtant donné cette belle tournure populaire : « Ils étaient là, debout, comme des bittes. » Ce qui, dans l’esprit tchèque, sceptique, veut dire : Ils étaient là, debout – étonnés, penauds, ridicules.
BEAUTÉ (et connaissance). Ceux qui disent avec Broch que la connaissance est la seule morale du roman sont trahis par l’aura métallique du mot « connaissance » trop compromis par ses liaisons avec les sciences. Il faut donc ajouter : tous les aspects de l’existence que le roman découvre, il les découvre comme beauté. Les premiers romanciers ont découvert l’aventure. C’est grâce à eux si l’aventure en tant que telle nous paraît belle et si nous la désirons. Kafka a décrit la situation de l’homme tragiquement piégé. Les kafkologues, autrefois, ont beaucoup disputé si leur auteur nous accordait ou non un espoir. Non, pas d’espoir. Autre chose. Même cette situation invivable, Kafka la découvre comme étrange, noire beauté. Beauté, la dernière victoire possible de l’homme qui n’a plus d’espoir. Beauté dans l’art : lumière subitement allumée du jamais-dit. Cette lumière qui irradie des grands romans, le temps n’arrive pas à l’assombrir car, l’existence humaine étant perpétuellement oubliée par l’homme, les découvertes des romanciers, si vieilles qu’elles soient, ne pourront jamais cesser de nous étonner.
BLEUTÉ. Aucune autre couleur ne connaît cette forme linguistique de la tendresse. Un mot novalisien. « La mort tendrement bleutée comme le non-être » (Le Livre du rire et de l’oubli).
CARACTÈRES. On imprime des livres avec des caractères de plus en plus petits. J’imagine la fin de la littérature : peu à peu, sans que personne s’en aperçoive, les lettres diminueront jusqu’à devenir tout à fait invisibles.
CELER. Peut-être le charme qu’a pour moi ce verbe est-il dû au mot que j’entends corésonner : sceller. Celer = sceller sans sceau ; cacher en scellant ; sceller pour cacher.
CHAPEAU. Objet magique. Je me souviens d’un rêve : un garçon de dix ans est au bord d’un étang, un grand chapeau noir sur la tête. Il se jette à l’eau. On le retire, noyé. Il a toujours ce chapeau noir sur sa tête.
CHEZ-SOI. Domov (en tchèque), das Heim (en allemand), home (en anglais) veut dire : le lieu où j’ai mes racines, auquel j’appartiens. Les limites topographiques n’en sont déterminées que par décret du cœur : il peut s’agir d’une seule pièce, d’un paysage, d’un pays, de l’univers. Das Heim de la philosophie allemande classique : l’antique monde grec. L’hymne tchèque commence par le vers : « Où est-il mon domov ? » On traduit en français : « Où est-elle ma patrie ? » Mais la patrie est autre chose : la version politique, étatique du domov. Patrie, mot fier. Das Heim, mot sentimental. Entre patrie et foyer (ma maison concrète à moi), le français (la sensibilité française) connaît une lacune. On ne peut la combler que si l’on donne au chez-soi le poids d’un grand mot. (Voir LITANIE.)
COLLABO. Les situations historiques toujours nouvelles dévoilent les possibilités constantes de l’homme et nous permettent de les dénommer. Ainsi, le mot collaboration a conquis pendant la guerre contre le nazisme un sens nouveau : être volontairement au service d’un pouvoir immonde. Notion fondamentale ! Comment l’humanité a-t-elle pu s’en passer jusqu’en 1944 ? Le mot une fois trouvé, on se rend compte de plus en plus que l’activité de l’homme a le caractère d’une collaboration. Tous ceux qui exaltent le vacarme mass-médiatique, le sourire imbécile de la publicité, l’oubli de la nature, l’indiscrétion élevée au rang de vertu, il faut les appeler : collabos du moderne.
COMIQUE. En nous offrant la belle illusion de la grandeur humaine, le tragique nous apporte une consolation. Le comique est plus cruel : il nous révèle brutalement l’insignifiance de tout. Je suppose que toutes les choses humaines contiennent leur aspect comique qui, dans certains cas, est reconnu, admis, exploité, dans d’autres cas, voilé. Les vrais génies du comique ne sont pas ceux qui nous font rire le plus, mais ceux qui dévoilent une zone inconnue du comique. L’Histoire a toujours été considérée comme un territoire exclusivement sérieux. Or, il y a le comique inconnu de l’Histoire. Comme il y a le comique (difficile à accepter) de la sexualité.
COULER. Dans une lettre, Chopin décrit son séjour en Angleterre. Il joue dans les salons et les dames expriment toujours leur enchantement par la même phrase : « Oh que c’est beau ! Cela coule comme de l’eau ! » Chopin s’en irritait, comme moi quand j’entends apprécier une traduction par la même formule : « Cela coule bien. » Ou encore : « On dirait que c’est écrit par un écrivain français. » Mais c’est très mauvais de lire Hemingway comme un écrivain français ! Son style est impensable chez un écrivain français ! Roberto Calasso, mon éditeur italien : On reconnaît une bonne traduction non pas à sa fluidité mais à toutes ces formules insolites et originales que le traducteur a eu le courage de conserver et de défendre.
CRÉPUSCULE (et vélocipédiste). « … vélocipédiste (ce mot lui semblait beau comme le crépuscule)… » (La vie est ailleurs.) Ces deux substantifs me paraissent magiques parce qu’ils viennent de si loin. Crepusculum, le mot chéri d’Ovide. Vélocipède, le mot qui vient à nous des commencements lointains et naïfs de l’Âge technique.
DÉFINITION. La trame méditative du roman est soutenue par l’armature de quelques mots abstraits. Si je ne veux pas tomber dans le vague où tout le monde croit tout comprendre sans rien comprendre, il faut non seulement que je choisisse ces mots avec une extrême précision mais que je les définisse et redéfinisse. (Voir : Destin, Frontière, Jeunesse, Légèreté, Lyrisme, Trahir.) Un roman n’est souvent, me semble-t-il, qu’une longue poursuite de quelques définitions fuyantes.
DESTIN. Vient
le moment où l’image de notre vie se sépare de la vie elle-même,
devient indépendante et, peu à peu, commence à nous dominer. Déjà
dans La Plaisanterie : « … il n’existait
aucun moyen de rectifier l’image de ma personne, déposée dans une
suprême chambre d’instance des destins humains ; je compris
que cette image (si peu ressemblante fût-elle) était infiniment
plus réelle que moi-même ; qu’elle n’était en aucune façon mon
ombre, mais que j’étais, moi, l’ombre de mon image ; qu’il
n’était nullement possible de l’accuser de ne pas me ressembler,
mais que c’était moi le coupable de cette dissemblance… » Et
dans Le Livre du rire et
de l’oubli : « Le destin n’a pas
l’intention de lever ne serait-ce que le petit doigt pour Mirek
(pour son bonheur, sa sécurité, sa bonne humeur et sa santé),
tandis que Mirek est prêt à tout faire pour son destin (pour sa
grandeur, sa clarté, sa beauté, son style et son sens
intelligible). Il se sent responsable de son destin, mais son
destin ne se sent pas responsable de lui. »
Contrairement à Mirek, le personnage hédoniste du quadragénaire
(La vie est ailleurs) tient à
« l’idylle de son non-destin ». (Voir : Idylle.) En
effet, un hédoniste se défend contre la transformation de sa vie en
destin. Le destin nous vampirise, nous pèse, il est comme un boulet
de fer attaché à nos chevilles. (Le quadragénaire, soit dit en
passant, m’est le plus proche de tous mes personnages.)
ÉLITISME. Le
mot élitisme n’apparaît en France qu’en 1967, le mot élitiste qu’en
1968. Pour la première fois dans l’histoire, la langue elle-même
jette sur la notion d’élite un éclairage de négativité sinon de
mépris.
La propagande officielle dans les pays communistes a commencé à
fustiger l’élitisme et les élitistes au même moment. Par ces mots,
elle visait non pas des chefs d’entreprise, des sportifs célèbres
ou des politiciens, mais exclusivement l’élite culturelle,
philosophes, écrivains, professeurs, historiens, hommes de cinéma
et de théâtre.
Synchronisme étonnant. Il fait penser que c’est dans l’Europe tout
entière que l’élite culturelle est en train de céder sa place à
d’autres élites. À l’élite de l’appareil policier, là-bas. À
l’élite de l’appareil mass-médiatique, ici. Ces nouvelles élites,
personne ne les accusera d’élitisme. Ainsi, le mot élitisme tombera
bientôt dans l’oubli. (Voir : Europe.)
ENSEVELIR. La
beauté d’un mot ne réside pas dans l’harmonie phonétique de ses
syllabes, mais dans les associations sémantiques que sa sonorité
éveille. De même qu’une note frappée au piano est accompagnée de
sons harmoniques dont on ne se rend pas compte mais qui résonnent
avec elle, de même chaque mot est entouré d’un cortège invisible
d’autres mots qui, à peine perceptibles, corésonnent.
Un exemple. Il me semble toujours que le mot ensevelir
enlève, miséricordieusement, à l’acte le plus effrayant son côté
affreusement matériel. C’est que le radical (sevel) ne
m’évoque rien alors que la sonorité du mot me donne à rêver :
sève – soie – Ève – Èveline – velours ; voiler de soie et de
velours. (On me signale : c’est une perception totalement non
française d’un mot français. Oui, je m’en doutais.) (Voir :
CELER, OISIVETÉ, SEMPITERNEL.)
EUROPE. Au Moyen Âge, l’unité européenne reposait sur la religion commune. À l’époque des Temps modernes, elle céda la place à la culture (à la création culturelle) qui devint la réalisation des valeurs suprêmes par lesquelles les Européens se reconnaissaient, se définissaient, s’identifiaient. Or, aujourd’hui, la culture cède à son tour la place. Mais à quoi et à qui ? Quel est le domaine où se réaliseront des valeurs suprêmes susceptibles d’unir l’Europe ? Les exploits techniques ? Le marché ? La politique avec l’idéal de démocratie, avec le principe de tolérance ? Mais cette tolérance, si elle ne protège plus aucune création riche ni aucune pensée forte, ne devient-elle pas vide et inutile ? Ou bien peut-on comprendre la démission de la culture comme une sorte de délivrance à laquelle il faut s’abandonner avec euphorie ? Je n’en sais rien. Je crois seulement savoir que la culture a déjà cédé la place. Ainsi, l’image de l’identité européenne s’éloigne dans le passé. Européen : celui qui a la nostalgie de l’Europe.
EUROPE
CENTRALE. XVIIe siècle : l’immense
force du baroque impose à cette région, multinationale et, partant,
polycentrique, aux frontières mouvantes et indéfinissables, une
certaine unité culturelle. L’ombre attardée du catholicisme baroque
se prolonge au XVIIIe
siècle : aucun Voltaire, aucun Fielding. Dans la hiérarchie
des arts, c’est la musique qui occupe la première place. Depuis
Haydn (et jusqu’à Schônberg et Bartok) le centre de gravité de la
musique européenne se trouve ici. XIXe siècle : quelques
grands poètes mais aucun Flaubert ; l’esprit du
Biedermeier : le voile de l’idylle jeté sur le réel. Au
xxe siècle, la révolte. Les plus grands esprits (Freud,
les romanciers) revalorisent ce qui fut pendant des siècles méconnu
et inconnu : la rationnelle lucidité démystificatrice ;
le sens du réel ; le roman. Leur révolte est juste à l’opposé
de celle du modernisme français, antirationaliste, antiréaliste,
lyrique ; (cela causera bien des malentendus). La pléiade des
grands romanciers centre-européens : Kafka, Hasek, Musil,
Broch, Gombrowicz : leur aversion pour le romantisme ;
leur amour pour le roman prébalzacien et pour l’esprit libertin
(Broch interprétant le kitsch comme une conspiration du puritanisme
monogame contre le siècle des Lumières) ; leur méfiance à
l’égard de l’Histoire et de l’exaltation de l’avenir ; leur
modernisme en dehors des illusions de l’avant-garde.
La destruction de l’Empire, puis, après 1945, la marginalisation
culturelle de l’Autriche et la non-existence politique des autres
pays font de l’Europe centrale le miroir prémonitoire du destin
possible de toute l’Europe, le laboratoire du crépuscule.
EUROPE CENTRALE (et Europe). Dans le texte de la quatrième page de couverture, l’éditeur veut situer Broch dans un contexte très centre-européen : Hofmannsthal, Svevo. Broch proteste. Si l’on veut le comparer à quelqu’un, alors que ce soit à Gide et à Joyce ! Voulait-il renier par là sa « centre-européanité » ? Non, il voulait seulement dire que les contextes nationaux, régionaux ne servent à rien quand il s’agit de saisir le sens et la valeur d’une œuvre.
EXCITATION. Non pas plaisir, jouissance, sentiment, passion. L’excitation est le fondement de l’érotisme, son énigme la plus profonde, son mot-clé.
FRONTIÈRE. « Il suffisait de si peu, de si infiniment peu, pour se retrouver de l’autre côté de la frontière au-delà de laquelle plus rien n’avait de sens : l’amour, les convictions, la foi, l’Histoire. Tout le mystère de la vie humaine tenait au fait qu’elle se déroule à proximité immédiate et même au contact direct de cette frontière, qu’elle n’en est pas séparée par des kilomètres, mais à peine par un millimètre… » (Le Livre du rire et de l’oubli.)
GRAPHOMANIE. N’est pas la manie « d’écrire des lettres, des journaux intimes, des chroniques familiales (c’est-à-dire d’écrire pour soi ou pour ses proches), mais d’écrire des livres (donc d’avoir un public de lecteurs inconnus) » (Le Livre du rire et de l’oubli). N’est pas la manie de créer une forme mais d’imposer son moi aux autres. Version la plus grotesque de la volonté de puissance.
IDÉES. Le dégoût que j’éprouve pour ceux qui réduisent une œuvre à ses idées. L’horreur que j’ai d’être entraîné dans ce qu’on appelle les « débats d’idées ». Le désespoir que m’inspire l’époque obnubilée par les idées, indifférente aux œuvres.
IDYLLE. Mot rarement utilisé en France, mais qui était un concept important pour Hegel, Goethe, Schiller : l’état du monde d’avant le premier conflit ; ou, en dehors des conflits ; ou, avec des conflits qui ne sont que malentendus, donc faux conflits. « Bien que sa vie amoureuse fût extrêmement variée, le quadragénaire était au fond un idyllique… » (La vie est ailleurs). Le désir de concilier l’aventure érotique avec l’idylle, c’est l’essence même de l’hédonisme – et la raison pour laquelle l’idéal hédoniste est inaccessible à l’homme.
IMAGINATION. Qu’avez-vous voulu dire par l’histoire de Tamina sur l’île des enfants ? me demande-t-on. Cette histoire a d’abord été un rêve qui m’a fasciné, que j’ai rêvé ensuite en état de veille, et que j’ai élargi et approfondi en l’écrivant. Son sens ? Si vous voulez : une image onirique d’un avenir infantocratique. (Voir : Infantocratie.) Cependant, ce sens n’a pas précédé le rêve, c’est le rêve qui a précédé le sens. Il faut donc lire ce récit en se laissant emporter par l’imagination. Surtout pas comme un rébus à déchiffrer. C’est en s’efforçant de le déchiffrer que les kafkologues ont tué Kafka.
INEXPÉRIENCE. Premier titre envisagé pour L’Insoutenable Légèreté de l’être : « La planète de l’inexpérience ». L’inexpérience comme une qualité de la condition humaine. On est né une fois pour toutes, on ne pourra jamais recommencer une autre vie avec les expériences de la vie précédente. On sort de l’enfance sans savoir ce qu’est la jeunesse, on se marie sans savoir ce que c’est que d’être marié, et même quand on entre dans la vieillesse, on ne sait pas où l’on va : les vieux sont des enfants innocents de leur vieillesse. En ce sens, la terre de l’homme est la planète de l’inexpérience.
INFANTOCRATIE. « Un motocycliste fonçait dans la rue vide, bras et jambes en O, et remontait la perspective dans un bruit de tonnerre ; son visage reflétait le sérieux d’un enfant qui donne à ses hurlements la plus grande importance » (Musil dans L’Homme sans qualités). Le sérieux d’un enfant : le visage de l’Âge technique. L’infantocratie : l’idéal de l’enfance imposé à l’humanité.
INTERVIEW. 1) L’intervieweur vous pose des questions intéressantes pour lui, sans intérêt pour vous ; 2) de vos réponses, il n’utilise que celles qui lui conviennent ; 3) il les traduit dans son vocabulaire, dans sa façon de penser. À l’imitation du journalisme américain, il ne daignera même pas vous faire approuver ce qu’il vous a fait dire. L’interview paraît. Vous vous consolez : on l’oubliera vite ! Pas du tout : on la citera ! Même les universitaires les plus scrupuleux ne distinguent plus les mots qu’un écrivain a écrits et signés de ses propos rapportés. (Précédent historique : Les conversations avec Kafka de Gustav Janouch, mystification qui, pour des kafkologues, est une source inépuisable de citations.) En juin 1985, j’ai fermement décidé : jamais plus d’interviews. Sauf les dialogues, corédigés par moi, accompagnés de mon copyright, tout mien propos rapporté doit être considéré, à partir de cette date, comme un faux.
IRONIE. Qui a raison et qui a tort ? Emma Bovary est-elle insupportable ? Ou courageuse et touchante ? Et Werther ? Sensible et noble ? Ou un sentimental agressif, amoureux de lui-même ? Plus attentivement on lit le roman, plus la réponse devient impossible car, par définition, le roman est l’art ironique : sa « vérité » est cachée, non prononcée, non-prononçable. « Souvenez-vous, Razumov, que les femmes, les enfants et les révolutionnaires exècrent l’ironie, négation de tous les instincts généreux, de toute foi, de tout dévouement, de toute action ! » laisse dire Joseph Conrad à une révolutionnaire russe dans Sous les yeux d’Occident. L’ironie irrite. Non pas qu’elle se moque ou qu’elle attaque mais parce qu’elle nous prive des certitudes en dévoilant le monde : comme ambiguïté. Leonardo Sciascia : « Rien de plus difficile à comprendre, de plus indéchiffrable que l’ironie. » Inutile de vouloir rendre un roman « difficile » par affectation de style ; chaque roman digne de ce mot, si limpide soit-il, est suffisamment difficile par sa consubstantielle ironie.
JEUNESSE. « Une vague de colère contre moi-même m’inonda, colère contre mon âge d’alors, contre le stupide âge lyrique… » (La Plaisanterie).
KITSCH. Quand j’écrivais L’Insoutenable Légèreté de l’être, j’étais un peu inquiet d’avoir fait du mot « kitsch » un des mots-piliers du roman. En effet, récemment encore, ce mot était quasi inconnu en France, ou bien connu dans un sens très appauvri. Dans la version française du célèbre essai de Hermann Broch, le mot « kitsch » est traduit par « art de pacotille ». Un contresens, car Broch démontre que le kitsch est autre chose qu’une simple œuvre de mauvais goût. Il y a l’attitude kitsch. Le comportement kitsch. Le besoin du kitsch de L’homme-kitsch (Kitschmensch) : c’est le besoin de se regarder dans le miroir du mensonge embellissant et de s’y reconnaître avec une satisfaction émue. Pour Broch, le kitsch est lié historiquement au romantisme sentimental du XIXe siècle. Puisque en Allemagne et en Europe centrale le XIXe siècle était beaucoup plus romantique (et beaucoup moins réaliste) qu’ailleurs, c’est là que le kitsch s’est épanoui outre mesure, c’est là que le mot kitsch est né, qu’il est encore couramment utilisé. À Prague, nous avons vu dans le kitsch l’ennemi principal de l’art. Pas en France. Ici, à l’art vrai, on oppose le divertissement. À l’art grand, l’art léger, mineur. Mais quant à moi, je n’ai jamais été agacé par les romans policiers d’Agatha Christie ! En revanche, Tchaïkovski, Rachmaninov, Horowitz au piano, les grands films hollywoodiens, Kramer contre Kramer, Docteur Jivago (ô pauvre Pasternak !), c’est ce que je déteste, profondément, sincèrement. Et je suis de plus en plus irrité par l’esprit du kitsch présent dans les œuvres dont la forme se veut moderniste. (J’ajoute : l’aversion que Nietzsche a éprouvée pour les « jolis mots » et les « manteaux de parade » de Victor Hugo fut le dégoût du kitsch avant la lettre.)
LÉGÈRETÉ.
L’insoutenable légèreté de l’être, je la trouve déjà dans La
Plaisanterie : « Je marchais sur ces pavés
poussiéreux et je sentais la lourde légèreté du vide qui pesait sur
ma vie. »
Et dans La vie est ailleurs :
« Jaromil faisait parfois des rêves épouvantables : il
rêvait qu’il devait soulever un objet extrêmement léger, une tasse
à thé, une cuiller, une plume, et qu’il n’y arrivait pas, qu’il
était d’autant plus faible que l’objet était plus léger, qu’il
succombait sous sa légèreté. »
Et dans La Valse aux adieux :
« Raskolnikov a vécu son crime comme une tragédie et a fini
par succomber sous le poids de son acte. Et Jakub s’étonne que son
acte soit si léger, qu’il ne l’accable pas, qu’il ne pèse rien. Et
il se demande si cette légèreté n’est pas autrement terrifiante que
les sentiments hystériques du héros russe. »
Et Le Livre du rire et de
l’oubli : « Cette poche vide dans l’estomac, c’est
justement cette insupportable absence de pesanteur. Et de même
qu’un extrême peut à tout moment se changer en son contraire, la
légèreté portée à son maximum est devenue l’effroyable pesanteur de
la légèreté et Tamina sait qu’elle ne pourra pas la supporter une
seconde de plus. »
Ce n’est qu’en relisant les traductions de tous mes livres que je
me suis aperçu, consterné, de ces répétitions ! Puis, je me
suis consolé : tous les romanciers n’écrivent, peut-être,
qu’une sorte de thème (le premier roman) avec
variations.
LITANIE.
Répétition : principe de la composition musicale.
Litanie : parole devenue musique. Je voudrais que le roman,
dans ses passages réflexifs, se transforme de temps en temps en
chant. Voilà un passage de litanie dans La
Plaisanterie composé sur le mot
chez-moi :
« … et il m’apparaissait qu’à
l’intérieur de ces chansons se trouvait mon issue, ma marque
originelle, le chez-moi que j’avais trahi mais qui en était
d’autant plus mon chez-moi (puisque la plainte la
plus poignante s’élève du chez-soi trahi) ; mais je comprenais
en même temps que ce chez-moi n’était pas de ce monde (mais quel
chez-moi est-ce, s’il n’est pas de ce monde ?), que tout ce
que nous chantions n’était qu’un souvenir, un monument, la
conservation imaginaire de ce qui n’existe plus et je sentais que
le sol de ce chez-moi se dérobait sous mes pieds et que je
glissais, clarinette aux lèvres, dans la profondeur des années, des
siècles, dans une profondeur sans fond, et je me disais avec
étonnement que mon seul chez-moi était justement cette descente,
cette chute, chercheuse et avide, et je m’abandonnai à lui et à la
volupté de mon vertige ».
Dans la première édition française, toutes les répétitions étaient
remplacées par des synonymes :
« … et il m’apparaissait qu’à l’intérieur de ces couplets,
j’étais chez moi, que j’étais issu d’eux, que leur
entité était mon signe originel, mon foyer qui, pour avoir essuyé
ma forfaiture, m’en appartenait davantage (puisque la
plainte la plus poignante s’élève du nid dont nous avons
démérité) ; il est vrai qu’incontinent je comprenais qu’il
n’était pas de ce monde (mais de quel gîte peut-il s’agir, s’il
n’est pas situé ici-bas ?), que la chair de nos chants et de
nos mélodies n’avait d’autre épaisseur que celle du souvenir,
monument, survivance imagée d’un réel fabuleux qui n’existe plus et
je sentais sous mes pieds se dérober le soubassement continental de
ce foyer, je me sentais glisser, clarinette aux lèvres, précipité
au gouffre des années, des siècles, dans un abîme sans fond et je
me disais, tout étonné, que cette descente était mon seul refuge,
cette chute chercheuse, avide, et ainsi me laisser filer, tout à la
volupté de mon vertige ».
Les synonymes ont détruit non seulement la mélodie du texte mais
aussi la clarté du sens. (Voir : RÉPÉTITIONS.)
LIVRE. Mille
fois j’ai entendu dans diverses émissions : « … comme je
le dis dans mon livre… » On prononce la syllabe li très
longue et au moins une octave plus haut que la syllabe
précédente :

Quand la même personne dit « … comme c’est l’usage dans ma
ville », l’intervalle entre les syllabes ma et
ville est à peine une quarte :

LYRIQUE. Dans L’Insoutenable Légèreté de l’être, on parle de deux types de coureurs de femmes : coureurs lyriques (ils cherchent dans chaque femme leur propre idéal) et coureurs épiques (ils cherchent chez les femmes la diversité infinie du monde féminin). Cela répond à la distinction classique du lyrique, de l’épique (et du dramatique), distinction qui n’est apparue que vers la fin du XVIIIe siècle en Allemagne et a été magistralement développée dans l’Esthétique de Hegel : le lyrique est l’expression de la subjectivité qui se confesse ; l’épique vient de la passion de s’emparer de l’objectivité du monde. Le lyrique et l’épique dépassent pour moi le domaine esthétique, ils représentent deux attitudes possibles de l’homme à l’égard de lui-même, du monde, des autres (l’âge lyrique = l’âge de la jeunesse). Hélas, cette conception du lyrique et de l’épique est si peu familière aux Français que j’ai été obligé de consentir que, dans la traduction française, le coureur lyrique devienne le baiseur romantique, et le coureur épique le baiseur libertin. La meilleure solution, mais qui m’a quand même un peu attristé.
LYRISME (et révolution). « Le lyrisme est une ivresse et l’homme s’enivre pour se confondre plus facilement avec le monde. La révolution ne veut pas être étudiée et observée, elle veut qu’on fasse corps avec elle ; c’est en ce sens qu’elle est lyrique et que : le lyrisme lui est nécessaire » (La vie est ailleurs). « Le mur, derrière lequel des hommes et des femmes étaient emprisonnés, était entièrement tapissé de vers et, devant ce mur, on dansait. Ah non, pas une danse macabre. Ici l’innocence dansait ! L’innocence avec son sourire sanglant » (La vie est ailleurs).
MACHO (et misogyne). Le macho adore la féminité et désire dominer ce qu’il adore. En exaltant la féminité archétypale de la femme dominée (sa maternité, sa fécondité, sa faiblesse, son caractère casanier, sa sentimentalité, etc.), il exalte sa propre virilité. En revanche, le misogyne a horreur de la féminité, il fuit les femmes trop femmes. L’idéal du macho : la famille. L’idéal du misogyne : célibataire avec beaucoup de maîtresses ; ou : marié avec une femme aimée sans enfants.
MÉDITATION. Trois possibilités élémentaires du romancier : il raconte une histoire (Fielding), il décrit une histoire (Flaubert), il pense une histoire (Musil). La description romanesque au XIXe siècle était en harmonie avec l’esprit (positiviste, scientifique) de l’époque. Fonder un roman sur une méditation perpétuelle, cela va au XXe siècle contre l’esprit de l’époque qui n’aime plus penser du tout.
MÉTAPHORE. Je ne les aime pas si elles ne sont qu’un ornement. Et je ne pense pas seulement aux clichés comme « le tapis vert d’une prairie » mais aussi, par exemple, à Rilke : « Leur rire suintait de leur bouche comme des blessures purulentes. » Ou bien : « Déjà sa prière s’effeuille et se dresse de sa bouche comme un arbrisseau mort. » (Cahiers de Malte Laurids Brigge.) En revanche, la métaphore me paraît irremplaçable comme moyen de saisir, en une révélation soudaine, l’insaisissable essence des choses, des situations, des personnages. La métaphore-définition. Par exemple, chez Broch, celle de l’attitude existentielle d’Esch : « Il désirait la clarté sans équivoque : il voulait créer un monde d’une simplicité si claire que sa solitude puisse être liée à cette clarté comme à un poteau de fer. » (Les Somnambules.) Ma règle : très peu de métaphores dans un roman ; mais celles-ci doivent être ses points culminants.
MISOGYNE. Chacun de nous est confronté dès ses premiers jours à une mère et à un père, à une féminité et à une virilité. Et, donc, marqué par un rapport harmonieux ou disharmonieux avec chacun de ces deux archétypes. Les gynophobes (misogynes) ne se trouvent pas seulement parmi les hommes mais aussi parmi les femmes, et il y a autant de gynophobes que d’androphobes (ceux et celles qui vivent en disharmonie avec l’archétype de l’homme). Ces attitudes sont des possibilités différentes et tout à fait légitimes de la condition humaine. Le manichéisme féministe ne s’est jamais posé la question de l’androphobie et a transformé la misogynie en simple injure. Ainsi a-t-on esquivé le contenu psychologique de cette notion, le seul qui soit intéressant.
MISOMUSE. Ne pas avoir de sens pour l’art, ce n’est pas grave. On peut ne pas lire Proust, ne pas écouter Schubert, et vivre en paix. Mais le misomuse ne vit pas en paix. Il se sent humilié par l’existence d’une chose qui le dépasse et il la hait. Il existe une misomusie populaire comme il y a un antisémitisme populaire. Les régimes fascistes et communistes savaient en profiter quand ils donnaient la chasse à l’art moderne. Mais il y a la misomusie intellectuelle, sophistiquée : elle se venge sur l’art en l’assujettissant à un but situé au-delà de l’esthétique. La doctrine de l’art engagé : l’art comme moyen d’une politique. Les théoriciens pour qui une œuvre d’art n’est qu’un prétexte pour l’exercice d’une méthode (psychanalytique, sémiologique, sociologique, etc.). La misomusie démocratique : le marché en tant que juge suprême de la valeur esthétique.
MODERNE (art moderne ; monde moderne). Il y a l’art moderne qui, avec une extase lyrique, s’identifie au monde moderne. Apollinaire. L’exaltation de la technique, la fascination de l’avenir. Avec et après lui : Maïakovski, Léger, les futuristes, les avant-gardes. Mais à l’opposé d’Apollinaire est Kafka. Le monde moderne comme un labyrinthe où l’homme se perd. Le modernisme antilyrique, antiromantique, sceptique, critique. Avec et après Kafka : Musil, Broch, Gombrowicz, Beckett, Ionesco, Fellini… Au fur et à mesure qu’on s’enfonce dans l’avenir, l’héritage du « modernisme antimoderne » prend de la grandeur.
MODERNE (être moderne). « Nouvelle, nouvelle, nouvelle est l’étoile du communisme, et en dehors d’elle il n’y a pas de modernité », a écrit vers 1920 le grand romancier tchèque d’avant-garde, Vladislav Vancura. Toute sa génération courait au parti communiste pour ne pas manquer d’être moderne. Le déclin historique du parti communiste a été scellé dès que celui-ci s’est trouvé partout « en dehors de la modernité ». Car « il faut être absolument moderne », a ordonné Rimbaud. Le désir d’être moderne est un archétype, c’est-à-dire un impératif irrationnel, profondément ancré en nous, une forme insistante dont le contenu est changeant et indéterminé : est moderne ce qui se déclare moderne et est accepté comme tel. La mère Lejeune dans Ferdydurke exhibe comme un des signes de la modernité « son allure désinvolte pour se diriger vers les cabinets, auxquels on se rendait jadis en catimini ». Ferdydurke de Gombrowicz : la plus éclatante démythification de l’archétype du moderne.
MYSTIFICATION. Néologisme, en lui-même amusant (dérivé du mot mystère), apparu en France aux XVIIIe siècle dans le milieu d’esprit libertin pour désigner des tromperies d’une portée exclusivement comique. Diderot a quarante-sept ans quand il monte un extraordinaire canular en faisant croire au marquis de Croismare qu’une jeune religieuse malheureuse sollicite sa protection. Pendant plusieurs mois, il envoie au marquis tout ému des lettres signées d’une femme qui n’existe pas. Son roman La Religieuse est né de cette mystification : une raison de plus pour aimer Diderot et son siècle. Mystification : la façon active de ne pas prendre au sérieux le monde.
NON-ÊTRE. « … la mort tendrement bleutée comme le non-être ». On ne peut pas dire : « bleutée comme le néant », parce que le néant n’est pas bleuté. La preuve que le néant et le non-être sont deux choses tout à fait différentes.
OBSCÉNITÉ. Dans une langue étrangère, on utilise les mots obscènes, mais on ne les sent pas comme tels. Le mot obscène, prononcé avec un accent, devient comique. Difficulté d’être obscène avec une femme étrangère. Obscénité : la racine la plus profonde qui nous rattache à notre patrie.
OCTAVIO. Je suis en train de rédiger ce petit dictionnaire quand le terrible tremblement de terre éclate au centre de Mexico, où vivent Octavio Paz et sa femme Marie-Jo. Neuf jours sans nouvelles d’eux. Le 27 septembre, coup de téléphone : le message d’Octavio. J’ouvre une bouteille à sa santé. Et je fais de son prénom, si cher, si cher, le quarante-septième de ces soixante-treize mots.
œUVRE. « De l’esquisse à l’œuvre, le chemin se fait à genoux. » Je ne peux oublier ce vers de Vladimir Holan. Et je refuse de mettre sur le même niveau les lettres à Felice et Le Château.
OISIVETÉ. La mère de tous les vices. Tant pis si, en français, la sonorité de ce mot me paraît tellement séduisante. C’est grâce à l’association corésonnante : l’oiseau d’été de l’oisiveté.
OPUS. L’excellente habitude des compositeurs. Ils n’accordent un numéro d’opus qu’aux œuvres qu’ils reconnaissent comme « valables ». Ils ne numérotent pas celles qui appartiennent à leur S immaturité, à une occasion passagère, ou qui relèvent de l’exercice. Un Beethoven non numéroté, par exemple les Variations à Salieri, c’est s vraiment faible, mais cela ne vous déçoit pas, le compositeur lui-même nous a avertis. Question fondamentale pour tout artiste : par quel ouvrage commence son œuvre « valable » ? Janacek n’a trouvé son originalité qu’après ses quarante-cinq ! ans. Je souffre quand j’entends les quelques compositions qui sont restées de sa période antérieure. Avant sa mort, Debussy a détruit toutes les p esquisses, tout ce qu’il a laissé d’inachevé. Le moindre service qu’un auteur peut rendre à ses œuvres : balayer autour d’elles.
OUBLI. « La lutte de l’homme contre le pouvoir est la lutte de la mémoire contre l’oubli. » Cette phrase du Livre du rire et de l’oubli, prononcée par un personnage, Mirek, est souvent citée comme le message du roman. C’est que le lecteur reconnaît dans un roman d’abord le « déjà connu ». Le « déjà connu » de ce roman est le fameux thème d’Orwell : l’oubli imposé par un pouvoir totalitaire. Mais l’originalité du récit sur Mirek, je l’ai vue tout à fait ailleurs. Ce Mirek qui, de toutes ses forces, se défend pour qu’on ne l’oublie pas (lui et ses amis et leur combat politique) fait en même temps l’impossible pour faire oublier l’autre (son ex-maîtresse dont il a honte). Avant de devenir un problème politique, le vouloir de l’oubli est un problème anthropologique : depuis toujours, l’homme connaît le désir de récrire sa propre biographie, de changer le passé, d’effacer les traces, et les siennes et celles des autres. Le vouloir de l’oubli est loin d’être une simple tentation de tricher. Sabina n’a aucune raison de cacher quoi que ce soit, pourtant elle est poussée par le désir irrationnel de se faire oublier. L’oubli : à la fois injustice absolue et consolation absolue.
PSEUDONYME. Je rêve d’un monde où les écrivains seraient obligés par la loi de garder secrète leur identité et d’employer des pseudonymes. Trois avantages : limitation radicale de la graphomanie ; diminution de l’agressivité dans la vie littéraire ; disparition de l’interprétation biographique d’une œuvre.
RÉFLEXION. Le plus difficile à traduire : non pas le dialogue, la description, mais les passages réflexifs. Il faut garder leur absolue exactitude (chaque infidélité sémantique rend la réflexion fausse) mais en même temps leur beauté. La beauté de la réflexion se révèle dans les formes poétiques de la réflexion. J’en connais trois : 1) l’aphorisme, 2) la litanie, 3) la métaphore. (Voir : APHORISME, LITANIE, MÉTAPHORE.)
RÉPÉTITIONS. Nabokov signale qu’au commencement d’Anna Karénine, dans le texte russe, le mot « maison » revient huit fois en six phrases et que cette répétition est un artifice délibéré de la part de l’auteur. Pourtant, dans la traduction française, le mot « maison » n’apparaît qu’une fois, dans la traduction tchèque pas plus de deux fois. Dans le même livre : partout où Tolstoï écrit « skazal » (dit), je trouve dans la traduction proféra, rétorqua, reprit, cria, avait conclu, etc. Les traducteurs sont fous des synonymes. (Je récuse la notion même de synonyme : chaque mot a son sens propre et il est sémantiquement irremplaçable.) Pascal : « Quand dans un discours se trouvent des mots répétés et qu’essayant de les corriger on les trouve si propres qu’on gâterait le discours, il faut les laisser, c’en est la marque. » La richesse du vocabulaire n’est pas une valeur en soi : chez Hemingway, c’est la limitation du vocabulaire, la répétition des mêmes mots dans le même paragraphe qui font la mélodie et la beauté de son style. Le raffinement ludique de la répétition dans le premier paragraphe d’une des plus belles proses françaises : « J’aimais éperdument la Comtesse de… ; j’avais vingt ans, et j’étais ingénu ; elle me trompa, je me fâchai, elle me quitta. J’étais ingénu, je la regrettai ; j’avais vingt ans, elle me pardonna : et comme j’avais vingt ans, que j’étais ingénu, toujours trompé, mais plus quitté, je me croyais l’amant le mieux aimé, partant le plus heureux des hommes… » (Vivant Denon : Point de lendemain.) (Voir : LITANIE.)
REWRITING. Interviews, entretiens, propos recueillis. Adaptations, transcriptions, cinématographiques, télévisées. Rewriting comme esprit de l’époque. Un jour toute la culture passée sera complètement réécrite et complètement oubliée derrière son rewriting.
RIRE (européen). Pour Rabelais, la gaieté et le comique ne faisaient encore qu’un. Au XVIIIe siècle, l’humour de Sterne et de Diderot est un souvenir tendre et nostalgique de la gaieté rabelaisienne. Au XIXe siècle, Gogol est un humoriste mélancolique : « Si on regarde attentivement et longuement une histoire drôle, elle devient de plus en plus triste », dit-il. L’Europe a regardé l’histoire drôle de sa propre existence pendant un temps si long que, au XXe siècle, l’épopée gaie de Rabelais s’est muée en comédie désespérée de Ionesco qui dit : « Il y a peu de chose qui sépare l’horrible du comique. » L’histoire européenne du rire touche à sa fin.
ROMAN. La grande forme de la prose où l’auteur, à travers des ego expérimentaux (personnages), examine jusqu’au bout quelques thèmes de l’existence.
ROMAN (et poésie). 1857 : la plus grande année du siècle. Les Fleurs du mal : la poésie lyrique découvre son terrain propre, son essence. Madame Bovary : pour la première fois, un roman est prêt à assumer les plus hautes exigences de la poésie (l’intention de « chercher par-dessus tout la beauté » ; l’importance de chaque mot particulier ; l’intense mélodie du texte ; l’impératif de l’originalité s’appliquant à chaque détail). À partir de 1857, l’histoire du roman sera celle du « roman devenu poésie ». Mais assumer les exigences de la poésie est tout autre chose que lyriser le roman (renoncer à son essentielle ironie, se détourner du monde extérieur, transformer le roman en confession personnelle, le surcharger d’ornements). Les plus grands parmi les « romanciers devenus poètes » sont violemment antilyriques : Flaubert, Joyce, Kafka, Gombrowicz. Roman = poésie antilyrique.
ROMAN (européen). L’histoire (l’évolution unie et continue) du roman (de tout ce qu’on appelle le roman) n’existe pas. Il y a seulement des histoires du roman : du roman chinois, gréco-romain, japonais, médiéval, etc. Le roman que j’appelle européen se forme au midi de l’Europe à l’aube des Temps modernes et représente une entité historique en soi qui, plus tard, élargira son espace au-delà de l’Europe géographique (dans les deux Amériques, notamment). Par la richesse de ses formes, par l’intensité vertigineusement concentrée de son évolution, par son rôle social, le roman européen (de même que la musique européenne) n’a son pareil dans aucune autre civilisation.
ROMANCIER (et
écrivain). Je relis le court essai de Sartre « Qu’est-ce
qu’écrire ? » Pas une fois il n’utilise les mots
roman, romancier. Il ne parle que de M
écrivain de la prose. Distinction
juste :
L’écrivain a des idées originales et une voix inimitable. Il peut
se servir de n’importe quelle forme (roman compris) et tout ce
qu’il écrit, étant marqué par sa pensée, porté par sa voix, fait
partie de son œuvre. Rousseau, Goethe, Chateaubriand, Gide, Camus,
Malraux.
Le romancier ne fait pas grand cas de ses idées. Il est un
découvreur qui, en tâtonnant, s’efforce à dévoiler un aspect
inconnu de l’existence. Il n’est pas fasciné par sa voix mais par
une forme qu’il poursuit, et seules les formes qui répondent aux
exigences de son rêve font partie de son œuvre. Fielding, Sterne,
Flaubert, Proust, Faulkner, Céline.
L’écrivain s’inscrit sur la carte spirituelle de son temps, de sa
nation, sur celle de l’histoire des idées.
Le seul contexte où l’on peut saisir la valeur d’un roman est celui
de l’histoire du roman. Le romancier n’a de comptes à rendre à
personne, sauf à Cervantes.
ROMANCIER (et sa vie). « L’artiste doit faire croire à la postérité qu’il n’a pas vécu », dit Flaubert. Maupassant empêche que son portrait paraisse dans une série consacrée à des écrivains célèbres : « La vie privée d’un homme et sa figure n’appartiennent pas au public. » Hermann Broch sur lui, sur Musil, sur Kafka : « Nous n’avons tous les trois pas de biographie véritable. » Ce qui ne veut pas dire que leur vie était pauvre en événements, mais qu’elle n’était pas destinée à être distinguée, à être publique, à devenir biographie. On demande à Karel Capek pourquoi il n’écrit pas de poésie. Sa réponse : « Parce que je déteste parler de moi-même. » Le trait distinctif du vrai romancier : il n’aime pas parler de lui-même. « Je déteste mettre le nez dans la précieuse vie des grands écrivains et jamais aucun biographe ne soulèvera le voile de ma vie privée », dit Nabokov. Italo Calvino avertit : à personne il ne dira un seul mot vrai sur sa propre vie. Et Faulkner désire « être en tant qu’homme annulé, supprimé de l’histoire, ne laissant sur elle aucune trace, rien d’autre que les livres imprimés ». (Soulignons : livres et imprimés, donc pas de manuscrits inachevés, pas de lettres, pas de journaux.) D’après une métaphore célèbre, le romancier démolit la maison de sa vie pour, avec les briques, construire une autre maison : celle de son roman. D’où il résulte que les biographes d’un romancier défont ce que le romancier a fait, refont ce qu’il a défait. Leur travail, purement négatif du point de vue de l’art, ne peut éclairer ni la valeur ni le sens d’un roman ; il peut à peine identifier quelques briques. Au moment où Kafka attire plus l’attention que Joseph K., le processus de la mort posthume de Kafka est amorcé.
RYTHME. J’ai horreur d’entendre le battement de mon cœur qui me rappelle sans cesse que le temps de ma vie est compté. C’est pourquoi j’ai toujours vu dans les barres de mesure qui jalonnent les partitions quelque chose de macabre. Mais les plus grands maîtres du rythme ont su faire taire cette régularité monotone et prévisible. Les grands polyphonistes : la pensée contrapuntique, horizontale, affaiblit l’importance de la mesure. Beethoven : dans sa dernière période, on distingue à peine les mesures, tellement, surtout dans les mouvements lents, le rythme est compliqué. Mon admiration pour Olivier Messiaen : grâce à sa technique de petites valeurs rythmiques ajoutées ou retirées, il invente une structure temporelle imprévisible et incalculable. Idée reçue : le génie du rythme se manifeste par la régularité bruyamment soulignée. Erreur. L’assommant primitivisme rythmique du rock : le battement du cœur est amplifié pour que l’homme n’oublie pas une seconde sa marche vers la mort.
SEMPITERNEL. Aucune autre langue ne connaît de mot comme celui-ci, si désinvolte à l’égard de l’éternité. Les associations corésonnantes : s’apitoyer – pitre – piteux – terne – éternel ; le pitre ; s’apitoyant sur le si terne éternel.
SOVIÉTIQUE. Je n’emploie pas cet adjectif. L’Union des républiques socialistes soviétiques : « Quatre mots, quatre mensonges » (Castoriadis). Le peuple soviétique : paravent lexical derrière lequel doivent être oubliées toutes les nations russifiées de l’Empire. Le terme « soviétique » convient non seulement au nationalisme agressif de la Grande Russie communiste, mais aussi à la nostalgie nationale des dissidents. Il leur permet de croire que, par un acte magique, la Russie (la vraie Russie) est absente de l’État dit soviétique et qu’elle perdure comme essence intacte, immaculée, à l’abri de toutes les accusations. La conscience allemande : traumatisée, culpabilisée après l’époque nazie ; Thomas Mann : la mise en question cruelle de l’esprit germanique. La maturité de la culture polonaise : Gombrowicz qui joyeusement violente la « polonité ». Impensable pour les Russes de violenter la « russité », essence immaculée. Nul Mann, nul Gombrowicz parmi eux.
TCHÉCOSLOVAQUIE. Je n’utilise jamais le mot Tchécoslovaquie dans mes romans, bien que l’action y soit généralement située. Ce mot composé est trop jeune (né en 1918), sans racines dans le temps, sans beauté, et il trahit le caractère composé et trop jeune (inéprouvé par le temps) de la chose dénommée. Si on peut, à la rigueur, fonder un État sur un mot si peu solide, on ne peut pas fonder sur lui un roman. C’est pourquoi, pour désigner le pays de mes personnages, j’emploie toujours le vieux mot de Bohême. Du point de vue de la géographie politique, ce n’est pas exact (mes traducteurs se rebiffent souvent), mais du point de vue de la poésie, c’est la seule dénomination possible.
TEMPS MODERNES. L’avènement des Temps modernes. Le moment-clé de l’histoire de l’Europe. Dieu devient Deus absconditus et l’homme le fondement de tout. L’individualisme européen est né et avec lui une nouvelle situation de l’art, de la culture, de la science. Je rencontre des difficultés avec la traduction de ce terme en Amérique. Si on écrit modem times, l’Américain comprend : l’époque contemporaine, notre siècle. L’ignorance de la notion de Temps modernes en Amérique révèle toute la fissure entre les deux continents. En Europe, nous vivons la fin des Temps modernes ; la fin de l’individualisme ; la fin de l’art conçu comme expression d’une originalité personnelle irremplaçable ; la fin annonçant l’époque d’une uniformité sans pareille. Cette sensation de fin, l’Amérique ne la ressent pas, elle qui n’a pas vécu la naissance des Temps modernes et n’est que leur héritière tardive. Elle connaît d’autres critères de ce qui est le commencement et de ce qui est la fin.
TESTAMENT. Nulle part au monde et sous quelque forme que ce soit ne peuvent être publiés et reproduits, de tout ce que j’ai jamais écrit (et écrirai), que les livres cités dans le catalogue des Éditions Gallimard, le dernier en date. Et pas d’éditions annotées. Pas d’adaptations (jamais je ne me pardonnerai celles qu’autrefois j’ai laissé faire).
TRAHIR. « Mais qu’est-ce que trahir ? Trahir, c’est sortir du rang. Trahir, c’est sortir du rang et partir dans l’inconnu. Sabina ne connaît rien de plus beau que de partir dans l’inconnu » (L’Insoutenable Légèreté de l’être).
TRANSPARENCE. Dans le discours politique et journalistique, ce mot veut dire : dévoilement de la vie des individus au regard public. Ce qui nous renvoie à André Breton et à son désir de vivre dans une maison de verre sous les yeux de tous. La maison de verre : une vieille utopie et en même temps un des aspects les plus effroyables de la vie moderne. Règle : plus les affaires de l’État sont opaques, plus transparentes doivent être les affaires d’un individu ; la bureaucratie bien qu’elle représente une chose publique est anonyme, secrète, codée, inintelligible, alors que l’homme privé est obligé de dévoiler sa santé, ses finances, sa situation de famille et, si le verdict mass-médiatique l’a décidé, il ne trouvera plus un seul instant d’intimité ni en amour, ni dans la maladie, ni dans la mort. Le désir de violer l’intimité d’autrui est une forme immémoriale de l’agressivité qui, aujourd’hui, est institutionnalisée (la bureaucratie avec ses fiches, la presse avec ses reporters), moralement justifiée (le droit à l’information devenu le premier des droits de l’homme) et poétisée (par le beau mot : transparence).
UNIFORME (uni-forme). « Puisque la réalité consiste dans l’uniformité du calcul traduisible en plans, il faut que l’homme lui aussi entre dans l’uniformité, s’il veut rester en contact avec le réel. Un homme sans uni-forme aujourd’hui donne déjà l’impression d’irréalité, tel un corps étranger dans notre monde » (Heidegger, Dépassement de la métaphysique). L’arpenteur K. n’est pas à la recherche d’une fraternité mais à la recherche désespérée d’une uni-forme. Sans cette uni-forme, sans l’uniforme d’employé, il n’a pas le « contact avec le réel », il donne l’« impression d’irréalité ». Kafka fut le premier (avant Heidegger) à saisir ce changement de situation : hier, on a pu encore voir dans la pluriformité, dans l’échappement à l’uniforme, un idéal, une chance, une victoire ; demain, la perte de l’uniforme représentera un malheur absolu, un rejet en dehors de l’humain. Depuis Kafka, grâce aux grands appareils qui calculent et planifient la vie, l’uniformisation du monde a avancé énormément. Mais quand un phénomène devient général, quotidien, omniprésent, on ne le distingue plus. Dans l’euphorie de leur vie uniforme, les gens ne voient plus l’uniforme qu’ils portent.
VALEUR. Le structuralisme des années soixante a mis la question de la valeur entre parenthèses. Et pourtant le fondateur de l’esthétique structuraliste dit : « Seule la supposition de la valeur esthétique objective donne un sens à l’évolution historique de l’art » (Jan Mukarovsky : La Fonction, la norme et la valeur esthétique en tant que faits sociaux, Prague, 1934). Interroger une valeur esthétique veut dire : essayer de cerner et de dénommer les découvertes, les innovations, l’éclairage nouveau qu’une œuvre jette sur le monde humain. Seule l’œuvre reconnue comme valeur (l’œuvre dont la nouveauté a été saisie et dénommée) peut devenir partie de « l’évolution historique de l’art » qui n’est pas une simple suite des faits mais une pour-suite des valeurs. Si on écarte la question de la valeur, en se satisfaisant d’une description (thématique, sociologique, formaliste) d’une œuvre (d’une période historique, d’une culture, etc.), si on met le signe d’égalité entre toutes les cultures et toutes les activités culturelles (Bach et le rock, les bandes dessinées et Proust), si la critique d’art (méditation sur la valeur) ne trouve plus de place pour s’exprimer, l’« évolution historique de l’art » embrumera son sens, s’écroulera, deviendra le dépôt immense et absurde des œuvres.
VIE (avec le V
en majuscule). Dans le pamphlet des surréalistes Un
cadavre (1924), Paul Éluard apostrophe la dépouille
d’Anatole France : « Tes semblables, cadavre, nous ne les
aimons pas… » etc. Plus intéressante que ce coup de pied dans
un cercueil me semble la justification qui suit : « Ce
que je ne puis plus imaginer sans avoir les larmes aux yeux, la
Vie, elle apparaît encore aujourd’hui dans de petites choses
dérisoires auxquelles la tendresse seule sert maintenant de
soutien. Le scepticisme, l’ironie, la lâcheté, France, l’esprit
français qu’est-ce ? Un grand souffle d’oubli me traîne loin
de tout cela. Peut-être n’ai-je jamais rien lu, rien vu, de ce qui
déshonore la Vie ? »
Au scepticisme et à l’ironie, Éluard a opposé : les petites
choses dérisoires, les larmes aux yeux, la tendresse, l’honneur de
la Vie, oui, de la Vie avec le V majuscule ! Derrière le geste
spectaculairement non-conformiste, l’esprit du kitsch le plus
plat.
VIEILLESSE. « Le vieux savant observait les jeunes gens tapageurs et il comprit soudain qu’il était le seul dans cette salle à posséder le privilège de la liberté, parce qu’il était âgé ; c’est seulement quand il est âgé que l’homme peut ignorer l’opinion du troupeau, l’opinion du public et de l’avenir. Il est seul avec sa mort prochaine et la mort n’a ni yeux ni oreilles, il n’a pas besoin de lui plaire ; il peut faire et dire ce qui lui plaît à lui-même de faire et de dire » (La vie est ailleurs). Rembrandt et Picasso. Bruckner et Janacek. Bach de L’Art de la fugue.