Les poètes n’inventent pas les
poèmes
Le poème est quelque part là-derrière
Depuis très très longtemps il est là
Le poète ne fait que le découvrir.
Jan Skacel
1
Mon ami, Joseph Skvorecky, raconte dans un de ses livres cette histoire vraie :
Un ingénieur praguois est invité à un colloque scientifique à Londres. Il y va, il participe à la discussion et il rentre à Prague. Quelques heures après son retour, il prend dans son bureau Rude Pravo – le quotidien officiel du Parti – et là, il lit : Un ingénieur tchèque, délégué à un colloque à Londres, après avoir fait devant la presse occidentale une déclaration où il a calomnié sa patrie socialiste, a décidé de rester en Occident.
Une émigration illégale jointe à une telle déclaration n’est pas une bagatelle. Cela vaudrait une vingtaine d’années de prison. Notre ingénieur ne peut pas en croire ses yeux. Mais l’article parle de lui, il n’y a pas de doute. Sa secrétaire, en entrant dans son bureau, est épouvantée de le voir : Mon Dieu, dit-elle, vous êtes rentré ! Ce n’est pas raisonnable ; vous avez lu ce qu’on a écrit sur vous ?
L’ingénieur a vu la peur dans les yeux de sa secrétaire. Que peut-il faire ? Il se précipite à la rédaction de Rude Pravo. Là, il trouve le rédacteur responsable. Celui-ci s’excuse, effectivement, cette affaire est vraiment gênante, mais lui, le rédacteur, n’y est pour rien, il a reçu le texte de cet article directement du ministère des Affaires intérieures.
L’ingénieur se rend donc au ministère. Là, on lui dit, oui, certainement, il s’agit d’une erreur, mais eux, au ministère, ils n’y sont pour rien, ils ont reçu le rapport sur l’ingénieur de leur service secret à l’ambassade de Londres. L’ingénieur demande un démenti. On lui dit, non, un démenti, ça ne se fait pas, mais on l’assure que rien ne peut lui arriver, qu’il peut être tranquille.
Mais l’ingénieur n’est pas tranquille. Au contraire, il se rend compte très vite qu’il est tout à coup strictement surveillé, que son téléphone est sur écoute et qu’il est suivi dans la rue. Il ne peut plus dormir, il a des cauchemars jusqu’au jour où, ne pouvant plus supporter cette tension, il prend beaucoup de vrais risques pour quitter illégalement le pays. Il est devenu ainsi un émigré pour de bon.
2
L’histoire que je viens de raconter est une de celles qu’on appellera sans hésitation kafkaïennes. Ce terme, tiré d’une œuvre d’art, déterminé seulement par les images d’un romancier, apparaît comme le seul dénominateur commun des situations (tant littéraires que réelles) qu’aucun autre mot ne permet de saisir et pour lesquelles ni la politologie, ni la sociologie, ni la psychologie ne nous procurent de clé.
Mais qu’est-ce donc que le kafkaïen ?
Essayons d’en décrire quelques aspects :
Primo :
L’ingénieur est confronté au pouvoir qui a le caractère d’un labyrinthe à perte de vue. Il ne parviendra jamais au bout de ses couloirs infinis et ne réussira jamais à trouver qui a formulé la sentence fatale. Il est donc dans la même situation que Joseph K. face au tribunal ou l’arpenteur K. face au château. Ils sont tous au milieu d’un monde qui n’est qu’une seule, une immense institution labyrinthique à laquelle ils ne peuvent pas se dérober et qu’ils ne peuvent comprendre.
Avant Kafka, les romanciers ont souvent démasqué les institutions comme des lices où se heurtaient différents intérêts personnels ou sociaux. Chez Kafka, l’institution est un mécanisme obéissant à ses Propres lois qui ont été programmées on ne sait plus par qui ni quand, qui n’ont rien à voir avec des intérêts humains et qui sont donc inintelligibles.
Secundo :
Dans le chapitre V du Château, le maire du village explique à K., en détail, la longue histoire de son dossier. Raccourcissons-la : il y a une dizaine d’années, une proposition d’engager au village un arpenteur arrive du château à la mairie. La réponse écrite du maire est négative (personne n’a besoin d’aucun arpenteur) mais elle s’égare dans un autre bureau et, ainsi, par le jeu très subtil des malentendus bureaucratiques qui s’étendent sur de longues années, un jour, par inadvertance, l’invitation est vraiment envoyée à K., juste au moment où tous les bureaux concernés sont déjà en train de liquider l’ancienne proposition devenue caduque. Après un long voyage, K. est donc arrivé au village par erreur. Plus que cela : étant donné qu’il n’y a pour lui aucun autre monde possible que ce château avec le village, toute son existence n’est qu’une erreur.
Dans le monde kafkaïen, le dossier ressemble à l’idée platonicienne. Il représente la vraie réalité, tandis que l’existence physique de l’homme n’est que le reflet projeté sur l’écran des illusions. En effet, et l’arpenteur K. et l’ingénieur praguois ne sont que les ombres de leurs fiches ; et ils sont encore beaucoup moins que cela : ils sont les ombres d’une erreur dans un dossier, c’est-à-dire des ombres n’ayant même pas droit à leur existence d’ombre.
Mais, si la vie de l’homme n’est qu’une ombre et si la vraie réalité se trouve ailleurs, dans l’inaccessible, dans l’inhumain et surhumain, on entre d’emblée dans la théologie. Et en effet, les premiers exégètes de Kafka ont expliqué ses romans comme une parabole religieuse.
Cette interprétation me semble fausse (parce qu’elle voit une allégorie là où Kafka a saisi des situations concrètes de la vie humaine), mais pourtant révélatrice : partout où le pouvoir se déifie, il produit automatiquement sa propre théologie ; partout où il se comporte comme Dieu, il suscite à son égard des sentiments religieux ; en ce cas le monde peut être décrit dans un vocabulaire théologique.
Kafka n’a pas écrit des allégories religieuses, mais le kafkaïen (et dans la réalité, et dans la fiction) est inséparable de son aspect théologique (ou plutôt : pseudo-théologique).
Tertio :
Raskolnikov ne peut supporter le poids de sa culpabilité et, pour trouver la paix, il consent volontairement à la punition. C’est la situation bien connue où la faute cherche le châtiment.
Chez Kafka, la logique est inversée. Celui qui est puni ne connaît pas la cause de la punition. L’absurdité du châtiment est tellement insupportable que, pour trouver la paix, l’accusé veut trouver une justification à sa peine : le châtiment cherche la faute.
L’ingénieur praguois est puni par une surveillance intense de la police. Ce châtiment réclame le crime qui n’était pas commis, et l’ingénieur qu’on a accusé d’avoir émigré finit par émigrer pour de bon. Le châtiment a enfin trouvé la faute.
Ne sachant pas de quoi il est accusé, K., dans le chapitre vu du Procès, se décide à examiner toute sa vie, tout son passé « jusque dans ses moindres détails ». La machine de l’« autoculpabilisation » s’est mise en branle. L’accusé cherche sa faute.
Un jour, Amalia reçoit une lettre obscène d’un fonctionnaire du château. Outragée, elle la déchire. Le château n’a même pas besoin de blâmer le comportement téméraire d’Amalia. La peur (la même que l’ingénieur a vue dans les yeux de sa secrétaire) agit d’elle-même. Sans aucun ordre, sans aucun signe perceptible de la part du château, tout le monde évite la famille d’Amalia comme si elle était pestiférée.
Le père d’Amalia veut défendre sa famille. Mais il y a une difficulté : non seulement l’auteur du verdict est introuvable, mais le verdict lui-même n’existe pas ! Pour pouvoir faire appel, pour demander la grâce, il aurait fallu être d’abord inculpé ! Le père implore le château pour qu’il proclame le crime de sa fille. C’est donc peu dire que le châtiment cherche la faute. Dans ce monde pseudo-théologique, le châtié supplie qu’on le reconnaisse coupable !
Il arrive souvent que, tombé en disgrâce, un Praguois d’aujourd’hui ne puisse trouver le moindre emploi. Il demande, en vain, une attestation stipulant qu’il a commis une faute et qu’il est interdit de l’employer. Le verdict est introuvable. Et comme, à Prague, le travail est un devoir prescrit par la loi, il finit par être accusé de parasitisme ; cela veut dire qu’il est coupable de se soustraire au travail. Le châtiment trouve la faute.
Quarto :
L’histoire de l’ingénieur praguois a le caractère d’une histoire drôle, d’une blague ; elle provoque le rire.
Deux messieurs, tout à fait quelconques (non pas des « inspecteurs » comme nous le fait croire la traduction française), surprennent un matin Joseph K. dans son lit, lui déclarent qu’il est arrêté et mangent son petit déjeuner. K., fonctionnaire bien discipliné, au lieu de les chasser de l’appartement, se défend longuement devant eux, en chemise de nuit. Quand Kafka a lu à ses amis le premier chapitre du Procès, tout le monde a ri, y compris l’auteur. Ils ont ri à juste titre : le comique est inséparable de l’essence même du kafkaïen.
Mais c’est un piètre soulagement, pour l’ingénieur, de savoir que son histoire est comique. Il se trouve enfermé dans la blague de sa propre vie comme un poisson dans un aquarium ; il ne trouve pas ça drôle. En effet, une blague n’est drôle que pour ceux qui sont devant l’aquarium ; le kafkaïen, par contre, nous emmène à l’intérieur, dans les entrailles d’une blague, dans l’horrible du comique.
Dans le monde du kafkaïen, le comique ne représente pas un contrepoint du tragique (le tragi-comique) comme c’est le cas chez Shakespeare ; il n’est pas là pour rendre le tragique plus supportable grâce à la légèreté du ton ; il n’accompagne pas le tragique, non, il le détruit dans l’œuf en privant ainsi les victimes de la seule consolation qu’elles puissent encore espérer : celle qui se trouve dans la grandeur (vraie ou supposée) de la tragédie. L’ingénieur a perdu sa patrie et tout l’auditoire rit.
3
Il y a des périodes dans l’histoire moderne où la vie ressemble aux romans de Kafka.
Quand je vivais encore à Prague, combien de fois ai-je entendu désigner le secrétariat du Parti (une maison laide et plutôt moderne) par le mot « château ». Combien de fois ai-je entendu surnommer le numéro deux du Parti (un certain camarade Hendrych) Klamm (ce qui était d’autant plus beau que « klam » en tchèque signifie « mirage » ou « tromperie »).
Le poète N., grande personnalité communiste, fut emprisonné à la suite d’un procès stalinien dans les années cinquante. Dans sa cellule, il a écrit un recueil de poésies où il s’est déclaré fidèle au communisme malgré toutes les horreurs qui lui étaient arrivées. Ce n’était pas par lâcheté. Le poète a vu dans sa fidélité (fidélité à ses bourreaux) le signe de sa vertu, de sa droiture. Les Praguois qui ont eu connaissance de ce recueil l’ont surnommé avec une belle ironie : La gratitude de Joseph K.
Les images, les situations, et même des phrases précises tirées des romans de Kafka, faisaient partie de la vie de Prague.
Cela dit, on serait tenté de conclure : les images de Kafka sont vivantes à Prague parce qu’elles sont l’anticipation de la société totalitaire.
Cette affirmation exige pourtant d’être corrigée : le kafkaïen n’est pas une notion sociologique ou politologique. On a essayé d’expliquer les romans de Kafka comme une critique de la société industrielle, de l’exploitation, de l’aliénation, de la morale bourgeoise, bref, du capitalisme. Mais, dans l’univers de Kafka, on ne trouve presque rien de ce qui constitue le capitalisme : ni l’argent et son pouvoir, ni le commerce, ni la propriété et les propriétaires, ni la lutte de classes.
Le kafkaïen ne répond pas non plus à la définition du totalitarisme. Dans les romans de Kafka, il n’y a ni le parti, ni l’idéologie et son vocabulaire, ni la politique, ni la police, ni l’armée.
Il semble donc plutôt que le kafkaïen représente une possibilité élémentaire de l’homme et de son monde, possibilité historiquement non déterminée, qui accompagne l’homme quasi éternellement.
Mais cette précision n’a pas fait disparaître la question : Comment est-il possible qu’à Prague les romans de Kafka se confondent avec la vie, et comment est-il possible qu’à Paris les mêmes romans soient perçus comme l’expression hermétique du monde exclusivement subjectif de l’auteur ? Cela signifie-t-il que cette virtualité de l’homme et de son monde qu’on appelle kafkaïenne se transforme plus facilement en destins concrets à Prague qu’à Paris ?
Il y a des tendances dans l’histoire moderne qui produisent du kafkaïen dans la grande dimension sociale : la concentration progressive du pouvoir tendant à se diviniser ; la bureaucratisation de l’activité sociale qui transforme toutes les institutions en labyrinthes à perte de vue, la dépersonnalisation de l’individu qui en résulte.
Les États totalitaires, en tant que concentration extrême de ces tendances, ont mis en évidence les rapports étroits entre les romans de Kafka et la vie réelle. Mais si en Occident on ne sait pas voir ce lien, ce n’est pas seulement parce que la société dite démocratique est moins kafkaïenne que celle de Prague d’aujourd’hui. C’est aussi, me semble-t-il, parce que l’on perd ici, fatalement, le sens du réel.
Car la société dite démocratique connaît elle aussi le processus qui dépersonnalise et qui bureaucratise ; toute la planète est devenue la scène de ce processus. Les romans de Kafka en sont une hyperbole onirique et imaginaire ; l’État totalitaire en est une hyperbole prosaïque et matérielle.
Mais pourquoi Kafka a-t-il été le premier romancier à saisir ces tendances, qui pourtant ne se sont manifestées sur la scène de l’Histoire, en toute clarté et brutalité, qu’après sa mort ?
4
Si on ne veut pas se laisser duper par des mystifications et des légendes, on ne trouve aucune trace importante des intérêts politiques de Franz Kafka ; en ce sens-là, il s’est distingué de tous ses amis praguois, de Max Brod, de Franz Werfel, d’Egon Erwin Kisch, de même que de toutes les avant-gardes qui, prétendant connaître le sens de l’Histoire, se plaisaient à évoquer le visage du futur.
Comment se fait-il donc que ce ne soit pas leur œuvre, mais celle de leur solitaire compagnon, introverti et concentré sur sa propre vie et son art, qu’on peut recevoir aujourd’hui comme une prophétie sociopolitique et qui, de ce fait, est interdite dans une grande partie de la planète ?
J’ai pensé à ce mystère un jour, après avoir été témoin d’une petite scène chez une vieille amie. Cette femme, pendant les procès staliniens de Prague en 1951, a été arrêtée et jugée pour des crimes qu’elle n’avait pas commis. Des centaines de communistes se sont trouvés d’ailleurs, à la même époque, dans la même situation qu’elle. Leur vie durant, ils s’étaient tous entièrement identifiés à leur Parti. Quand celui-ci est devenu d’un coup leur accusateur, ils ont accepté, à l’instar de Joseph K., « d’examiner toute leur vie passée jusque dans le moindre détail » pour trouver la faute cachée et, finalement, avouer des crimes imaginaires. Mon amie a réussi à sauver sa vie parce que, grâce à son extraordinaire courage, elle a refusé de se mettre, comme tous ses camarades, comme le poète N., à « la recherche de sa faute ». Ayant refusé d’aider ses bourreaux, elle est devenue inutilisable pour le spectacle du procès final. Ainsi, au lieu d’être pendue, elle a été seulement emprisonnée à perpétuité. Au bout de quinze ans, elle a été complètement réhabilitée et relâchée.
On a arrêté cette femme au moment où son enfant avait un an. En sortant de prison, elle a donc retrouvé son fils de seize ans, et elle a eu alors le bonheur de vivre avec lui une modeste solitude à deux. Qu’elle se soit attachée passionnément à lui, rien n’est plus compréhensible. Son fils avait déjà vingt-six ans quand, un jour, je suis allé les voir. Offensée, vexée, la mère pleurait. La cause en était parfaitement insignifiante : le fils s’était levé trop tard le matin, ou quelque chose comme ça. J’ai dit à la mère : « Pourquoi t’énerver pour cette vétille ? Est-ce que ça vaut la peine de pleurer ? Tu exagères ! »
À la place de la mère, le fils m’a répondu : « Non, ma mère n’exagère pas. Ma mère est une femme excellente et courageuse. Elle a su résister là où tout le monde a échoué. Elle veut que je devienne un homme honnête. C’est vrai, je me suis levé trop tard, mais ce que me reproche ma mère, c’est quelque chose de plus profond. C’est mon attitude. Mon attitude égoïste. Je veux devenir tel que ma mère me veut. Et je le lui promets devant toi. »
Ce que le Parti n’a jamais réussi à faire avec la mère, la mère a réussi à le faire avec son fils. Elle l’a contraint à s’identifier avec l’accusation absurde, à aller « chercher sa faute », à faire un aveu public. J’ai regardé, stupéfait, cette scène d’un mini-procès stalinien, et j’ai compris d’emblée que les mécanismes psychologiques qui fonctionnent à l’intérieur des grands événements historiques (apparemment incroyables et inhumains) sont les mêmes que ceux qui régissent les situations intimes (tout à fait banales et très-humaines).
5
La fameuse lettre que Kafka a écrite et n’a jamais envoyée à son père démontre bien que c’est de la famille, du rapport entre l’enfant et le pouvoir déifié des parents, que Kafka a tiré sa connaissance de la technique de la culpabilisation qui est devenue un des grands thèmes de ses romans. Dans Le Verdict, nouvelle étroitement liée à l’expérience familiale de l’auteur, le père accuse son fils et lui ordonne de se noyer. Le fils accepte sa culpabilité fictive, et il va se jeter dans le fleuve aussi docilement que, plus tard, son successeur Joseph K., inculpé par une organisation mystérieuse, ira se faire égorger. La ressemblance entre les deux accusations, les deux culpabilisations et les deux exécutions trahit la continuité qui lie, dans l’œuvre de Kafka, l’intime « totalitarisme » familial à celui de ses grandes visions sociales.
La société totalitaire, surtout dans ses versions extrêmes, tend à abolir la frontière entre le public et le privé ; le pouvoir, qui devient de plus en plus opaque, exige que la vie des citoyens soit on ne peut plus transparente. Cet idéal de vie sans secret correspond à celui d’une famille exemplaire : un citoyen n’a pas le droit de dissimuler quoi que ce soit devant le Parti ou l’État, de même qu’un enfant n’a pas droit au secret face à son père ou à sa mère. Les sociétés totalitaires, dans leur propagande, affichent un sourire idyllique : elles veulent paraître comme une « seule grande famille ».
On dit très souvent que les romans de Kafka expriment le désir passionné de la communauté et du contact humain ; il paraît que l’être déraciné qu’est K. n’a qu’un seul but : surmonter la malédiction de sa solitude. Or, cette explication est non seulement un cliché, une réduction du sens, mais un contresens.
L’arpenteur K. n’est pas du tout à la conquête des gens et de leur chaleur, il ne veut pas devenir « l’homme parmi les hommes » comme l’Oreste de Sartre ; il veut être accepté non pas par une communauté, mais par une institution. Pour y parvenir, il doit payer cher : il doit renoncer à sa solitude. Et voici son enfer : il n’est jamais seul, les deux aides envoyés par le château le suivent sans cesse. Ils assistent à son premier acte d’amour avec Frieda, assis au-dessus des amants sur le comptoir du café, et, dès ce moment-là, ils ne quittent plus leur lit.
Non pas la malédiction de la solitude, mais la solitude violée, telle est l’obsession de Kafka !
Karl Rossmann est dérangé sans cesse par tous ; on vend son vêtement ; on le prive de la seule photo de ses parents ; dans le dortoir, à côté de son lit, des garçons font la boxe et, de temps en temps, tombent sur lui ; Robinson et Delamarche, deux voyous, l’obligent à vivre avec eux dans leur ménage, de sorte que les soupirs de la grosse Brunelda résonnent dans son sommeil.
C’est par le viol de l’intimité que commence aussi l’histoire de Joseph K. : deux messieurs inconnus viennent l’arrêter dans son lit. De ce jour, il ne se sentira plus seul : le tribunal le suivra, l’observera et lui parlera ; sa vie privée disparaîtra peu à peu, avalée qu’elle sera par l’organisation mystérieuse qui le traque.
Les âmes lyriques qui aiment prêcher l’abolition du secret et la transparence de la vie privée ne se rendent pas compte du processus qu’ils amorcent. Le point de départ du totalitarisme ressemble à celui du Procès : on viendra vous surprendre dans votre lit. On y viendra comme aimaient le faire votre père et votre mère.
On se demande souvent si les romans de Kafka sont la projection des conflits les plus personnels et privés de l’auteur, ou bien la description de la « machine sociale » objective.
Le kafkaïen ne se limite ni à la sphère intime ni à la sphère publique ; il les englobe toutes deux. Le public est le miroir du privé, le privé reflète le public.
6
En parlant des pratiques microsociales qui produisent le kafkaïen, j’ai pensé non seulement à la famille, mais aussi à l’organisation où Kafka a passé toute sa vie adulte : le bureau.
On interprète souvent les héros de Kafka comme la projection allégorique de l’intellectuel, mais Grégoire Samsa n’a rien d’un intellectuel. Quand il se réveille changé en cafard, il n’a qu’un souci : comment, dans cet état nouveau, arriver à temps au bureau ? Il n’y a dans sa tête que l’obéissance et la discipline auxquelles sa profession l’a habitué : c’est un employé, un fonctionnaire, et tous les personnages de Kafka le sont ; fonctionnaire conçu non pas comme un type sociologique (tel aurait été le cas chez un Zola), mais comme une possibilité humaine, une façon élémentaire d’être.
Dans le monde bureaucratique du fonctionnaire, primo, il n’y a pas d’initiative, d’invention, de liberté d’action ; il y a seulement des ordres et des règles : c’est le monde de l’obéissance.
Secundo, le fonctionnaire effectue une petite partie de la grande action administrative dont le but et l’horizon lui échappent ; c’est le monde où les gestes sont devenus mécaniques et où les gens ne connaissent pas le sens de ce qu’ils font.
Tertio, le fonctionnaire n’a affaire qu’à des anonymes et à des dossiers : c’est le monde de l’abstrait.
Situer un roman dans ce monde de l’obéissance, du mécanique et de l’abstrait, où la seule aventure humaine est d’aller d’un bureau à l’autre, voilà qui paraît contraire à l’essence même de la poésie épique. D’où la question : Comment Kafka a-t-il réussi à transformer cette grisâtre matière antipoétique en des romans fascinants ?
On peut trouver la réponse dans une lettre qu’il a écrite à Milena : « Le bureau n’est pas une institution stupide ; il relèverait plutôt du fantastique que du stupide. » La phrase recèle un des plus grands secrets de Kafka. Il a su voir ce que personne n’a vu : non seulement l’importance capitale du phénomène bureaucratique pour l’homme, pour sa condition et pour son avenir, mais aussi (ce qui est encore plus surprenant) la virtualité poétique contenue dans le caractère fantomatique des bureaux.
Mais que veut dire : le bureau relève du fantastique ?
L’ingénieur praguois saurait le comprendre : une erreur dans son dossier l’a projeté à Londres ; ainsi il a erré à Prague, véritable fantôme, à la recherche du corps perdu, tandis que les bureaux qu’il visitait lui apparaissaient comme un labyrinthe à perte de vue provenu d’une mythologie inconnue.
Grâce au fantastique qu’il a su apercevoir dans le monde bureaucratique, Kafka a réussi ce qui paraissait impensable avant lui : transformer une matière profondément antipoétique, celle de la société bureaucratisée à l’extrême, en grande poésie de roman ; transformer une histoire extrêmement banale, celle d’un homme qui ne peut obtenir le poste promis (ce qui est en fait l’histoire du Château), en mythe, en épopée, en beauté jamais vue.
Après avoir élargi le décor des bureaux aux dimensions gigantesques d’un univers, Kafka est parvenu, sans pouvoir s’en douter, à l’image qui nous fascine par sa ressemblance avec la société qu’il n’a jamais connue et qui est celle des Praguois d’aujourd’hui.
En fait, un État totalitaire n’est qu’une seule immense administration : étant donné que tout le travail y est étatisé, les gens de tous métiers sont devenus des employés. Un ouvrier n’est plus ouvrier, un juge n’est plus juge, un commerçant n’est plus commerçant, un curé n’est plus curé, ils sont tous fonctionnaires de l’État. « J’appartiens au tribunal », dit le prêtre à Joseph K., dans la cathédrale. Les avocats aussi, chez Kafka, sont au service du tribunal. Un Praguois d’aujourd’hui ne s’en étonne pas. Il ne serait pas mieux défendu que K. Ses avocats non plus ne sont pas au service des accusés, mais du tribunal.
7
Dans un cycle de cent quatrains qui, avec une simplicité quasi enfantine, sondent le plus grave et le plus complexe, le grand poète tchèque écrit :
Les poètes n’inventent
pas les poèmes
Le poème est quelque part
là-derrière
Depuis très très longtemps il
est là
Le poète ne fait que le
découvrir.
Écrire signifie donc pour le poète briser une cloison derrière laquelle quelque chose d’immuable (« le poème ») est caché dans l’ombre. C’est pourquoi (grâce à ce dévoilement surprenant et subit) « le poème » se présente à nous tout d’abord comme un éblouissement.
J’ai lu pour la première fois Le Château quand j’avais quatorze ans, et plus jamais ce livre ne m’enchantera à ce point, bien que toute la vaste connaissance qu’il contient (toute la portée réelle du kafkaïen) m’ait été alors incompréhensible : j’ai été ébloui.
Plus tard ma vue a accommodé à la lumière du « poème » et j’ai commencé à voir dans ce qui m’a ébloui mon propre vécu ; cependant, la lumière restait toujours là.
Immuable, « le poème » nous attend, dit Jan Skacel, « depuis très très longtemps ». Or, dans le monde du changement perpétuel, l’immuable n’est-il pas pure illusion ?
Non. Toute situation est le fait de l’homme et ne peut contenir que ce qui est en lui ; on peut donc imaginer qu’elle existe (elle et toute sa métaphysique) « depuis très très longtemps » en tant que possibilité humaine.
Mais en ce cas-là, que représente l’Histoire (le non-immuable) pour le poète ?
Dans les yeux du poète, l’Histoire se trouve, chose étrange, dans une position parallèle à la sienne propre : elle n’invente pas, elle découvre. Par les situations inédites, elle dévoile ce qu’est l’homme, ce qui est en lui « depuis très très longtemps », ce que sont ses possibilités.
Si le « poème » est déjà là, il serait illogique d’accorder au poète la capacité de prévision ; non, il « ne fait que découvrir » une possibilité humaine (ce « poème » qui est là « depuis très très longtemps ») que l’Histoire aussi, à son tour, découvrira un jour.
Kafka n’a pas prophétisé. Il a seulement vu ce qui était « là-derrière ». Il ne savait pas que sa vision était aussi une pré-vision. Il n’avait pas l’intention de démasquer un système social. Il a mis en lumière les mécanismes qu’il connaissait par la pratique intime et microsociale de l’homme, ne se doutant pas que l’évolution ultérieure de l’Histoire les mettrait en branle sur sa grande scène.
Le regard hypnotique du pouvoir, la recherche désespérée de sa propre faute, l’exclusion et l’angoisse d’être exclu, la condamnation au conformisme, le caractère fantomatique du réel et la réalité magique du dossier, le viol perpétuel de la vie intime, etc., toutes ces expérimentations que l’Histoire a effectuées avec l’homme dans ses immenses éprouvettes, Kafka les a effectuées (quelques années plus tôt) dans ses romans.
La rencontre de l’univers réel des États totalitaires et du « poème » de Kafka gardera toujours quelque chose de mystérieux, et elle témoignera que l’acte du poète, par son essence même, est incalculable ; et paradoxal : l’énorme portée sociale, politique, « prophétique » des romans de Kafka réside justement dans leur « non-engagement », c’est-à-dire dans leur autonomie totale à l’égard de tous programmes politiques, concepts idéologiques, prognoses futurologiques.
En effet, si, au lieu de rechercher « le poème » caché « quelque part là-derrière », le poète « s’engage » à servir une vérité connue d’avance (qui s’offre elle-même et qui est « là-devant »), il renonce ainsi à la mission propre de la poésie. Et il importe peu que la vérité préconçue s’appelle révolution ou dissidence, foi chrétienne ou athéisme, qu’elle soit plus juste ou moins juste ; le poète au service d’une autre vérité que celle qui est à découvrir (qui est éblouissement) est un faux poète.
Si je tiens si ardemment à l’héritage de Kafka, si je le défends comme mon héritage personnel, ce n’est pas parce que je crois utile d’imiter l’inimitable (et de découvrir encore une fois le kafkaïen), mais à cause de ce formidable exemple d’autonomie radicale du roman (de la poésie qu’est le roman). Grâce à elle, Franz Kafka a dit sur notre condition humaine (telle qu’elle se révèle dans notre siècle) ce qu’aucune réflexion sociologique ou politologique ne pourra nous dire.