XI.
« J'ai empoisonné
la moitié de Paris »
Ce nom de Montespan, les rumeurs de crimes qu'il traîne et les vapeurs de poisons qui en émanent, aucun de ceux qui ont affaire à la Chambre ardente ne peut l'ignorer.
Les juges l'ont entendu de la bouche des coupables et l'ont lu sur les comptes rendus d'interrogatoires.
Parmi les prisonniers, ceux qui l'ignoraient, n'étant que des comparses, l'ont appris parce que leurs compagnons de cachot, qu'ils se nommassent Lesage, ou les abbés Guibourg et Mariette, ou Marie-Marguerite Voisin, l'ont cité dans les confidences de prison.
Et la Filastre, la plus coupable, celle qui connaissait aussi bien la Voisin que Mlle des OEillets, l'a sans doute confié à ceux qu'elle côtoyait, tout comme elle a cité le nom de Mlle de Fontanges.
Mais, devant Nicolas Gabriel de La Reynie, elle rejette toutes les accusations :
– Mettez si vous voulez que j'ai empoisonné la moitié de Paris, lance-t-elle, pendez-moi si vous voulez, cela vaudra mieux que de me faire languir comme l'on fait ! Je n'ai jamais vu ni entendu parler de poison, ni rien de tout ce que l'on me demande.
Mais La Reynie ne peut la croire.
Le paysan Galet, arrêté dans sa ferme de Caen, explique que la Filastre et Lesage sont venus lui acheter des paquets d'une poudre obtenue en broyant du pain et des cantharides ; avec cette poudre-là, avait-il dit, le Roi et Mme de Montespan, auxquels Lesage et la Filastre lui avaient dit que la drogue était destinée, chanteraient l'amour toutes les nuits !
Et il cite à nouveau le Roi et Mme de Montespan quand on vient lui réclamer une nouvelle poudre, cette fois non plus pour le plaisir. Il s'est vanté, dit-il en leur confiant un paquet de poudre composée de pain, de cantharide et de limaille de fer, qu'avec celle-là il avait fait mourir bien des personnes et des animaux.
La Filastre comme Lesage étaient donc coupables d'avoir voulu empoisonner le Roi, et ce pour obéir au voeu de la marquise de Montespan.
Comment ne pas juger l'empoisonneuse Filastre sans compromettre la maîtresse du Roi ?


Parmi les copies de documents de La Reynie, j'ai trouvé une lettre de Louvois qui lui est adressée le 6 août 1680. Le ministre écrit à La Reynie :
« Sa Majesté trouvera bon que la Filastre soit jugée si l'état de sa santé vous donne lieu de craindre qu'elle puisse mourir auparavant le retour de Sa Majesté de Valenciennes, pourvu en outre que cette femme n'ait point parlé de la personne qui est nommée dans la déclaration que la fille Voisin a faite le mois dernier. »
Je puis ainsi comprendre l'expression sombre et tourmentée qu'avait La Reynie, ces semaines-là, contraint de ne faire comparaître la Filastre et ses complices que s'ils ne prononçaient pas le nom interdit : Montespan.
On jugea cependant la Filastre. Elle dit qu'elle ne connaissait pas Mme de Montespan et qu'elle n'avait pas voulu entrer au service de Mlle de Fontanges pour l'empoisonner. Mais elle reconnut que l'abbé Guibourg avait évoqué les messes noires célébrées pour la marquise.
– Mais, cria-t-elle, celle-là à qui on dit des messes sur le ventre, personne ne la condamnera, et c'est moi qu'on brûlera !
La Filastre fut en effet condamnée à être brûlée vive après avoir imploré le pardon de Dieu devant Notre-Dame.


Comme il est de règle après le jugement, on la soumet à la question.
On serre les brodequins, on enfonce les coins. Elle hurle. Elle parle. Elle reconnaît qu'elle s'est rendue en Auvergne et en Normandie chez le paysan Galet, parce qu'il lui fallait des poisons que réclamait Mme de Montespan pour faire mourir Mlle de Fontanges et reconquérir l'amour du Roi.
Puis, les jambes brisées, les brodequins desserrés, alors qu'on la reconduit à son cachot, elle dit qu'elle n'a parlé que pour que l'on arrête le supplice.
À quel moment a-t-elle menti ?
Elle est brûlée vive le lendemain en place de Grève.


J'ai revu ce jour-là Nicolas Gabriel de La Reynie.
Il est resté longtemps silencieux, puis a murmuré que Dieu seul pouvait connaître toute la vérité.
Et que les hommes restaient dans l'ignorance des desseins de Dieu.
Il murmura que le bourreau qui avait attaché la Filastre au poteau du bûcher avait été autrefois l'amant de la Voisin. Et qu'il lui arrivait parfois de trancher la main d'un pendu pour la donner à la devineresse, car on prétendait que c'était une « main de gloire » permettant de gagner au jeu !
Puis le lieutenant général de police ajouta que le Roi venait de décider de suspendre tous les procès qui devaient se tenir devant la Chambre ardente :
– Il est certains noms qu'on ne doit pas entendre.