V.
« Une artiste en poisons »
Cette mode des poisons qu'en persiflant le duc de Saint-Simon a évoquée devant moi alors qu'en cette année 1709, mêlés à la foule des courtisans, nous attendions l'apparition de Sa Majesté Louis XIV, Nicolas Gabriel de La Reynie en décèle l'origine non seulement dans les crimes de la Brinvilliers, mais dans les empoisonnements réalisés par une demoiselle La Grange que j'ai vu pendre en place de Grève, un soir du mois de février 1679, deux ans donc après l'exécution de la marquise.
« Cette demoiselle La Grange, écrit La Reynie, était artiste en poisons et en faisait commerce. Elle fut la première à en enseigner l'usage et à mettre les armes à la main à différentes personnes qui ne se portèrent à bien des crimes que par la facilité qu'elles se trouvaient de les commettre. »
En lisant ces lignes du lieutenant général de police, j'ai été surpris.
Lorsqu'on avait commencé à parler d'elle, la demoiselle La Grange m'était apparue comme l'une de ces femmes avides qui, disposant de leur corps et de leur séduction comme d'une terre à louer, l'avait d'abord cédée à un mari, puis, celui-ci étant décédé, à un vieil homme fortuné.
Ce dernier, un avocat du nom de Faurie, s'était lassé de la jeune femme et avait décidé de la chasser de son lit.
Avec l'aide d'un prêtre, l'abbé Nail, la demoiselle avait fait croire qu'elle s'était mariée avec l'avocat, qu'il lui avait légué tous ses biens, puis elle avait empoisonné le vieil amant, s'emparant ainsi de sa fortune.
La famille du défunt l'avait démasquée.
Mais cette demoiselle, qu'était-elle d'autre sinon une criminelle sordide usant à sa manière d'une « poudre de succession » comme tant d'autres l'avaient fait avant elle ?
Qu'est-ce qui permettait à La Reynie d'affirmer qu'elle était à l'origine de cette « mode des crimes » par le poison ?


Lorsqu'elle a gravi les marches de l'échafaud à la lueur des torches, rares étaient les badauds.
Il faisait froid.
J'étais là, remarquant que le bourreau et son aide devaient aider la condamnée à marcher vers le gibet où elle serait pendue quelques minutes avant son complice, l'abbé Nail.
C'est qu'on avait appliqué à l'une et à l'autre la question extraordinaire. Les coins de bois, enfoncés à coups de maillet par huit fois, entre les planches serrées autour des jambes, avaient brisé les genoux, les os, et creusé de sanglants sillons dans les chairs.
Mais il n'y avait là rien que l'application de la loi à une criminelle commune qui, avant l'application de la question extraordinaire, avait avoué son crime. Et, sous la torture, elle n'en dit pas plus.
L'abbé Nail fit de même et, après s'être évanoui aux premiers coups de maillet, il répéta, lorsqu'il reprit conscience, qu'il ignorait tout « de quelques entreprises considérables regardant la personne du Roi et la Maison royale ».


Cette phrase énigmatique m'a conduit, Illustrissimes Seigneuries, à relire les copies des documents afin de découvrir le lien entre une demoiselle La Grange, meurtrière d'un vieil amant qui voulait la congédier, et des entreprises « considérables regardant la personne du Roi et la Maison royale ».
Certes, La Reynie s'exprime avec prudence, comme si, une fois de plus, il estimait qu'évoquer une menace contre le Roi constituait déjà un acte sacrilège. Mais j'ai découvert que la demoiselle La Grange, emprisonnée, a écrit au ministre Louvois, assurant qu'elle avait des révélations à faire sur des complots et des « entreprises » visant Sa Majesté. Était-ce un moyen de retarder son exécution ? Ou bien suggérait-elle, comme l'avait déjà fait la marquise de Brinvilliers, que des « gens de condition » faisaient commerce de poisons et envisageaient de les utiliser sur la personne du Roi ?
Louvois, en tout cas, écrit à La Reynie :
« L'on ne saurait trop prendre de précautions sur les affaires dont La Grange a parlé. Sa Majesté m'a commandé de vous dire qu'elle s'attend que vous suivrez cette affaire avec application et que vous n'oublierez rien pour l'éclaircir. »


La Reynie indique qu'exécutant les ordres de Sa Majesté, il a interrogé à la Bastille la demoiselle La Grange.
Il l'écoute, se persuade d'abord qu'elle n'est qu'une « devineresse » cherchant par des prophéties, des visions que rien ne vient confirmer et qu'on ne peut prouver, à éviter de subir le châtiment qui l'attend.
Puis, peu à peu, La Reynie découvre des liens avec des faux-monnayeurs – le chevalier Louis de Vanens – qui sont aussi des alchimistes, des suspects, lesquels ont séjourné à Turin peu de temps avant la mort étrange du duc de Savoie.
Vanens était en relation avec un banquier – Cadelan – qui lui avait remis une lettre de change de 200 000 livres tirée sur une banque de Venise.
J'ai cherché à connaître le nom de cette banque, Illustrissimes Seigneuries, sans pouvoir y parvenir.
Mais la somme était assez importante pour que La Reynie, Louvois et Colbert pensent qu'il s'agissait là de la preuve d'« entreprises considérables ».
Et ce d'autant plus qu'un étrange billet, remis à un jésuite qui le transmit au père La Chaise, confesseur du Roi, semble alors indiquer qu'une femme a tenté de convaincre un homme amoureux d'elle de renoncer à une « entreprise » périlleuse :
« Souvenez-vous de ce prince infortuné que nous vîmes devant la Bastille, lit-on dans ce billet. Cette poudre blanche que vous voulez mettre sur la serviette de qui vous savez, ne peut-elle être reconnue propre à l'effet auquel vous la destinez ? Je vous laisse à juger ce qui en arriverait ! Si vous ne perdez pour toujours un dessein si criminel, vous me perdez pour jamais. J'épouserai votre rival devant vos yeux... Je crains extrêmement que nos lettres ne soient vues et qu'on ne me croie coupable, quoique je sois fort innocente, car à tous les autres crimes il faut être complice pour être puni, mais à celui-ci il ne faut qu'avoir su. »
De fait, la seule connaissance d'un projet de crime de lèse-majesté vaut complicité, et puisque ce crime-là n'admet jamais ni excuse ni pardon, en connaître le projet vaut peine de mort, administrée dans les plus atroces conditions. On se souvenait encore dans tout le royaume de France des supplices infligés au moine Ravaillac, assassin d'Henri IV, de son corps tailladé, du plomb fondu versé dans ses plaies, des chevaux écartelant ses membres.
La Reynie fit donc étudier avec minutie ce billet et des savants en écriture conclurent qu'il avait été écrit par l'abbé Nail. Le prêtre avait habilement déguisé son écriture sans parvenir cependant à la transformer au point de la rendre méconnaissable.
Quel était son but ?
On l'interrogea. Il nia. Mais les présomptions qu'il fût mêlé, avec la demoiselle La Grange, à un complot contre la personne du Roi, se trouvèrent renforcées.
Questionnant à nouveau la demoiselle La Grange, le lieutenant général de police s'entendit répondre qu'en effet « ceux qui veulent mettre de la poudre blanche sur la serviette de qui vous savez, ceux qui peuvent avoir ce malheureux dessein, sont capables d'aller plus loin ».
Pourtant, la demoiselle La Grange ne reconnut pas avoir inspiré ce billet, prétendant que seules des visions lui faisaient connaître les « projets criminels ».
Poursuivant son enquête, La Reynie apprit de ses espions qui surveillaient les herboristes, les apothicaires et autres personnes faisant commerce de drogues, que jamais autant de devineresses, de femmes sans aveu n'avaient acheté autant de poudre, de venin de crapauds et de serpents.
On lui dit qu'il se murmurait qu'on pouvait tuer en effet en répandant de la poudre d'arsenic ou d'autres poisons sur les vêtements, les chemises, à l'intérieur des gants, en tapissant les assiettes et les bols. Que des maris avaient ainsi été empoisonnés, le bas de leur chemise de nuit enduit de poudres, leurs cuisses se couvrant d'ulcères, leur bas-ventre et leur sexe rongés, leurs épouses prétendant qu'ils étaient atteints du mal honteux que donnent les fornications adultères avec des femmes de la lie du peuple. Et le mari se mourait, couvert d'opprobre.


La Reynie ne l'avoue pas, mais j'ai perçu, en le lisant, son effroi.
Une maîtresse du Roi était-elle capable d'un tel projet régicide pour se venger d'avoir été rejetée ?
Quelle était la part de la demoiselle La Grange dans ces projets ?
Il apprit qu'à la prison du Châtelet où, avant d'être enfermée à la Bastille, la demoiselle La Grange avait été détenue, l'une des acheteuses de venins et de poisons, une femme au corps difforme, ivrognesse et gueularde, Marie Bosse, était venue visiter à plusieurs reprises la prisonnière.
Et les espions du lieutenant général de police qui surveillaient cette sorcière rapportèrent qu'en ripaillant chez une femme Vigoureux, elle aussi devineresse, la Bosse avait déclaré de sa voix éraillée de poissarde :
– Quel beau métier, quelle clientèle ! Je ne vois chez moi que duchesses, marquises, princes et seigneurs ! Encore trois empoisonnements et je me retire fortune faite !


Il m'a semblé que la main de Nicolas Gabriel de La Reynie tremblait lorsqu'il écrivit que « la Bosse avait relation sur le fait de poison avec la demoiselle La Grange ». Lorsqu'il rappela que la marquise de Brinvilliers, comme la demoiselle La Grange, et comme la Bosse, avaient évoqué les « gens de condition » qui faisaient commerce de poisons, ou bien parlé du crime de lèse-majesté, ou mentionné les duchesses, marquises, princes et seigneurs qui rendaient visite aux devineresses et aux faiseurs de drogues. Et lorsqu'il avait conclu qu'il y avait bien en effet, entre des criminelles, le chevalier Louis de Vanens et le banquier Cadelan, des liens – peut-être ceux d'un complot visant la personne du Roi.


En outre, La Reynie apprend que la demoiselle La Grange, en compagnie de la devineresse la Bosse, est allée fouiller, peu après l'emprisonnement de Fouquet, la propriété de l'un des financiers qui soutenaient le surintendant.
Là, le financier était censé avoir enfoui une partie de sa fortune pour la dissimuler aux agents du Roi et de Colbert chargés de la lui confisquer.
Les deux femmes étaient revenues bredouilles.
Mais leur initiative montrait que La Grange n'était pas seulement une criminelle commune, mais un maillon de cette toile d'empoisonneurs, de faux-monnayeurs, d'alchimistes vendant leurs services aux Grands qui entendaient venger Fouquet, empoisonner le duc de Savoie et, pis encore, tuer Sa Majesté le roi de France.


Le 4 janvier 1679, La Reynie fit arrêter la femme Bosse. On s'empara d'elle alors qu'elle était couchée côte à côte avec ses deux fils et sa fille dans le seul lit de leur logis, rue du Grand-Huleu.
On décida de garder secrète cette arrestation et de ne point dévoiler par un procès les liens qui unissaient la demoiselle La Grange, l'abbé Nail et les autres emprisonnés, à commencer par la Bosse.
Et c'est dans l'indifférence générale, comme s'il ne s'était agi que de châtier deux criminels complices dans l'empoisonnement d'un vieil avocat fortuné qu'ils voulaient dépouiller, qu'on pendit en place de Grève la demoiselle La Grange et l'abbé Nail, un soir de février 1679.