II.
Nicolas Gabriel de La Reynie
Nicolas Gabriel de La Reynie était le serviteur dévoué et obéissant de ce roi de France dont la puissance et la gloire éblouissent encore tous les autres souverains.
La seule liberté qu'il prît avec lui fut de garder copie de tous les documents relatifs à ces affaires de poisons que Louis XIV s'était fait remettre dans l'intention évidente de les détruire.
Ce que le Roi n'osa faire du vivant de son lieutenant général de police, comme s'il avait craint le jugement de celui qu'il avait chargé de se montrer impitoyable et de déférer devant les magistrats de la Chambre ardente tous les suspects, quels que fussent leurs rang et qualité.


La Reynie me confia qu'à son avis, Sa Majesté n'avait pas imaginé quels personnages les commissaires enquêteurs de la lieutenance de police allaient prendre dans leurs filets.
– Mais le Roi avait ordonné, et j'avais fait selon ses voeux.
Or les plus grandes dames de la Cour, Mme de la Motte et la duchesse de Polignac, dénoncées par les sorcières, jeteuses de sorts et faiseuses d'anges, furent appelées à comparaître devant la Chambre ardente. Elles avaient, assuraient ces devineresses, alchimistes et criminelles, réclamé de la « poudre de succession » et d'autres de ces drogues qui plongent ceux qui les absorbent dans le sommeil de la mort, et non dans une courte somnolence.
Nicolas Gabriel de La Reynie débusqua aussi Olympe Mancini, comtesse de Soissons, nièce du cardinal de Mazarin et premier amour – peut-être le plus passionné, le plus sincère – du jeune roi Louis XIV.
Ce souverain dont toutes les femmes – La Reynie le murmurait avec une sorte d'effarement – rêvaient de faire la conquête, quels que fussent les moyens qu'elles devaient employer pour y parvenir.
Ayant lu les documents établis par les enquêteurs, le Roi – m'avait confié La Reynie – avait relevé la tête et était resté longuement silencieux, deux rides se creusant de part et d'autre de sa bouche, son visage exprimant l'amertume et l'inquiétude.
– Peut-être à cet instant s'est-il souvenu de ses maux de tête, de ses accès inopinés de somnolence, et a-t-il pour la première fois pensé qu'on pouvait répandre sur ses plats, verser dans ses verres l'une de ces poudres que la Voisin et ses semblables préparaient et vendaient aux grandes dames de la Cour ?


Le maréchal de Luxembourg, chef de guerre victorieux, dut lui aussi se justifier devant la Chambre ardente, accusé d'avoir eu commerce avec les sorciers. On le soupçonna d'avoir voulu se débarrasser d'une épouse riche et si laide qu'il n'osait la montrer à la Cour.
Il en fut de même pour la duchesse de Vivonne qui aurait demandé à la Voisin de « quoi se défaire » de son mari, d'obtenir à cette fin l'une de ces « poudres de succession ».
Or la duchesse de Vivonne était l'épouse de Louis-Victor de Rochechouart, maréchal de France, vice-roi de Sicile en 1675, et surtout le propre frère de la marquise de Montespan qui fut un temps, je l'ai indiqué dans mes Relations régulières, la femme la plus influente de la Cour, puisqu'elle était la maîtresse en titre du Roi.


En écoutant Nicolas Gabriel de La Reynie, j'ai pu mesurer combien le lieutenant général de police avait été bouleversé en découvrant les relations qu'entretenaient ces Grands du royaume, les plus proches du Roi, avec les sorciers empoisonneurs. Son visage, des années plus tard, en exprimait encore du désarroi.
Lorsqu'il avait fait part au Roi du résultat de ses enquêtes, celui-ci l'avait écouté en silence, mais, quelques jours plus tard, La Reynie recevait une Instruction qui le plongea dans les tourments :
« Mon intention est que vous ayez à procéder au plus tôt aux interrogatoires, avait dicté Sa Majesté, et à faire écrire sur des feuilles séparées les réponses que chacun desdits prisonniers vous fera, pour en être ensuite usé selon et ainsi qu'il sera par moi-même décidé. »
La Reynie ne m'a pas caché qu'il avait aussitôt compris que le Roi voulait soustraire aux juges les personnes qui lui étaient les plus proches. Et qu'un jour ces « feuilles séparées » seraient détruites par le souverain afin que toutes ces affaires de poisons ne laissent plus aucune trace.


Mais Nicolas Gabriel de La Reynie était un homme scrupuleux. Mazarin avait fait de lui un maître des requêtes. Colbert l'avait chargé d'étudier les « matières de police » et, le 15 mars 1667, le Parlement de Paris avait enregistré l'édit créant la charge de lieutenance de police, qui lui était confiée.
J'ai pu juger de l'action de La Reynie. Il fit paver, nettoyer, éclairer les rues. On put y circuler sans craindre à chaque pas d'être détroussé, voire égorgé. De place en place, il fit installer des fontaines, et amarrer des pompes au pont Notre-Dame. Il fit surtout oeuvre de police, envoyant les soldats du guet rue Neuve-Saint-Sauveur et rue Saint-Denis disperser cette « cour des miracles » où se rassemblaient gueux et filous, prostituées et déserteurs.
Il parlait de ses actions avec une grave modestie et, au fil des années, j'ai vu son visage s'épaissir, sa silhouette se voûter, comme s'il prenait conscience de l'impossibilité où il se trouvait de mener sa tâche à son terme.
Il envoyait aux galères ou faisait pendre au gibet les coupeurs de bourses et autres coquillards de la cour des miracles, mais d'autres surgissaient comme la mauvaise herbe entre les pavés.


– Je suis celui qui voit l'envers des choses, me confiait-il parfois alors que j'évoquais la cour de Versailles où il se rendait peu, ne se mêlant jamais à la tourbe des courtisans, mais voyant le Roi en tête à tête.
Il devina les intentions du souverain et décida donc d'accomplir cet acte de désobéissance, presque une rébellion. Il fit copie des « feuilles séparées » soustraites aux juges de la Chambre ardente. Et il me les communiqua aux premiers jours du mois de janvier 1709, alors que les sujets du Roi grelottaient, mouraient de froid et de disette, s'ameutaient pour attaquer les rares convois de grain.
Nicolas Gabriel de La Reynie était alors un vieillard de quatre-vingt-quatre ans, toujours vigoureux et actif. Mais ce fils d'un conseiller du Roi, cet ancien lieutenant de Guyenne, peut-être habité en son grand âge par le besoin de mettre sa vie en harmonie avec sa foi avant de paraître devant Dieu, voulait laisser témoignage de cet « envers des choses » que Louis XIV désirait au contraire dissimuler à jamais. La Reynie me communiqua ainsi les copies des documents de la Chambre ardente comme on transmet, en confession, le secret d'une vie.
Et je lui prêtai serment de n'en point faire état avant sa mort.


J'ai tenu ma promesse, je peux aujourd'hui, Illustrissimes Seigneuries, vous faire parvenir cette Relation particulière afin que, dans Votre Sagesse, vous jugiez de l'usage qu'il convient d'en faire.
Peut-être serait-il bien que les rois de France sachent qu'il n'existe pas de secret qui ne puisse être dévoilé ?