VIII.
C'est la débauche
qui est la première cause
La justice du Roi, dans les affaires de poisons,
c'était, en ce mois de janvier 1680, la Chambre ardente qui
l'exerçait. Et les commissaires et les sergents de La Reynie qui
enquêtaient.
Mais quand le glaive a commencé à s'abattre sur
les « gens de condition », sur les grandes dames du
royaume, alors, malgré les rumeurs qui avaient précédé ces
« prises de corps », ces « enfermements à la
Bastille », la stupéfaction a saisi Paris et la Cour.
J'ai ressenti ce chaos des esprits, cette peur
panique qui se répandait. « Chacun a l'oeil sur son
voisin », ai-je écrit en ce début janvier 1680. J'ai noté
que même ceux qui n'avaient jamais fréquenté les devineresses et
les empoisonneurs étaient en proie aux affres.
Le bruit a même couru, affolant l'entourage de
Monsieur le duc d'Orléans, frère du Roi, que Sa Majesté avait
décidé de faire rechercher les « sodomites », de
poursuivre les adeptes de ce « vice italien » et de
bannir ou d'emprisonner ceux qui s'y livraient.
Mais il eût fallu qu'il chassât de la Cour son
propre frère et les amants dont le duc aimait à s'entourer, et,
au-delà de ce cercle, bien des gentilshommes de la Cour.
Et Vos Illustres Seigneuries se souviennent que
l'on avait autrefois murmuré que le jeune Roi, encore tendre
enfant, avait eu peut-être à subir du cardinal de Mazarin lui-même
ou d'un neveu du cardinal l'épreuve du « vice
italien ».
En fait, on ne décréta de prise de corps ou on
n'assigna à comparaître que le maréchal de Luxembourg – qui
avait refusé de s'enfuir comme Louvois, qui voulait ainsi le
déconsidérer, le lui avait conseillé –, le marquis de Cessac,
le duc de Vendôme, le marquis de Fougères, tous nobles de haut
lignage et courtisans en vue.
À cette liste s'ajoutaient des duchesses, des
comtesses, des marquises, et, parmi elles, les deux soeurs Mancini,
Olympe, comtesse de Soissons, et Marie-Anne, comtesse de Bouillon,
la marquise d'Alluye, l'amie d'Olympe Mancini, et la vicomtesse de
Polignac.
Je n'avais pas alors remarqué que Mmes de
Thianges et de Vivonne, dont les noms avaient pourtant été cités
par la Voisin, par la Bosse et par Lesage, n'étaient ni décrétées
de prise de corps, ni assignées à comparaître.
Mme de Thianges était la soeur de la marquise de
Montespan, et Mme de Vivonne la belle-soeur de la même, maîtresse
du Roi.
Ce sort particulier réservé à celles qui
touchaient de près à la marquise de Montespan, qu'elles fussent ses
suivantes ou ses parentes, dit assez que le Roi veillait à ce que
sa justice ne frappât pas ses proches.
Ou celles qu'il avait aimées.
Il fit avertir par le duc de Bouillon Olympe
Mancini, son amour d'autrefois, qu'elle allait être conduite à la
Bastille si elle ne quittait pas le Royaume. Et qu'il la laissait
libre de choisir entre la prison et l'exil.
Elle remplit sa cassette de bijoux et son
portefeuille de plusieurs centaines de milliers de francs, puis
elle prévint son amie la marquise d'Alluye, et toutes deux, au
milieu de la nuit, quittèrent la France pour Bruxelles.
Les gardes du corps chargés de les poursuivre
retinrent leurs chevaux afin de ne point rejoindre le carrosse des
fugitives.
Et cependant, l'accusation portée contre Olympe
Mancini était celle d'avoir voulu la mort de Mlle de La Vallière,
maîtresse du Roi, et peut-être même celle du souverain !
Son mari, le duc de Soissons, était mort après une
courte maladie de trois jours et on accusa Olympe de l'avoir aidé,
par la poudre d'arsenic, à quitter ce monde.
Vous savez, Illustrissimes Seigneuries, les
rumeurs qui, il y a quelques années, ont assuré qu'à Madrid où elle
s'était retirée Olympe Mancini, comtesse de Soissons avait, avec
son amant le comte de Mansfeld, ambassadeur de Vienne, empoisonné
Marie-Louise d'Orléans, reine d'Espagne. Celle-ci se savait menacée
et avait écrit au roi de France, son oncle : « Je supplie
très humblement Votre Majesté de vouloir bien faire envoyer
quelques contre-poisons. »
Ils arrivèrent trop tard.
Et c'est cette Olympe Mancini que Louis XIV
avait invitée à fuir afin de lui épargner la Bastille.
La vicomtesse de Polignac, le marquis de Cessac
s'enfuirent eux aussi pour éviter la prise de corps.
Quant à la soeur d'Olympe Mancini, la duchesse de
Bouillon, née Marie-Anne Mancini, elle se présenta devant la
Chambre ardente, accompagnée de son mari, le duc de Bouillon, et de
son amant, le duc de Vendôme.
La Voisin et Lesage l'avaient accusée de vouloir
empoisonner l'époux pour jouir pleinement de l'amant ! Mais
les deux hommes étaient là côte à côte pour la défendre. Et elle
avait parlé avec morgue :
– Moi, me défaire de mon mari ? Vous
n'avez qu'à lui demander s'il en est persuadé ! Il m'a donné
la main jusqu'à cette porte.
– Mais pourquoi alliez-vous si souvent chez
cette Voisin ?
– C'est que je voulais voir les sibylles
qu'elle m'avait promises. Cette compagnie méritait bien qu'on fît
tous les pas.
Elle se moqua des magistrats :
– Je n'eusse jamais cru que des hommes sages
pussent demander tant de sottises, leur dit-elle.
Je sais que La Reynie, dont elle se gaussa, fut
rempli d'amertume, et c'est à cette occasion qu'il me fit la seule
confidence précise concernant le Roi :
– Sa Majesté, me dit-il, n'a pas voulu que la
duchesse de Bouillon soit confrontée devant ses juges avec la
Voisin et Lesage.
– La justice peut-elle connaître la vérité
dans ces conditions ? lui demandai-je.
Pour toute réponse, il se contenta d'écarter les
bras en signe de soumission mais aussi d'impuissance.
Les juges ne furent pas plus heureux avec les
autres gens de condition appelés à comparaître.
On avait accusé le maréchal de Luxembourg d'avoir
conclu un pacte écrit avec le diable. Mais lorsqu'on lui présenta
le billet, le maréchal s'aperçut qu'entre la date et sa signature
on avait ajouté une phrase qui n'était ni de sa main, ni de
son encre, par laquelle il faisait « donation à Satan de sa
personne » et s'engageait à faire « toutes les
conjurations nécessaires ».
Il ne lui fut pas difficile de démonter la
machination. Et l'on soupçonna Louvois d'avoir voulu, par ces
accusations, écarter un homme dont la gloire militaire portait
ombrage au pouvoir du ministre.
Le maréchal de Luxembourg fut acquitté, ainsi que
sa belle-soeur, la princesse de Tingry, que l'accusation avait
présentée comme mère de trois bâtards du maréchal que,
prétendait-on, la Voisin avait brûlés dans son four.
Ces acquittements, Illustrissimes Seigneuries, me
paraissent, à la lecture des copies de documents, conformes à la
justice. Mais il en est d'autres qui surprennent.
Mme de Dreux, accusée de plusieurs crimes
attestés, ne subit qu'une bienveillante admonestation.
L'épouse Leféron, qui avait empoisonné son époux,
président de la première chambre des Requêtes, ne fut condamnée
qu'à une amende et au bannissement hors le vicomté de Paris.
Mais on pendait en place de Grève empoisonneurs,
devineresses et sorcières. On arrêtait l'abbé Mariette, le complice
de Lesage, et l'abbé Guibourg.
Et le 19 janvier 1680 la Voisin fut condamnée
à mort.
Elle but et banqueta avec ses gardes. Elle rugit
contre ses complices, dont Lesage et ce faux-monnayeur alchimiste
de Blessis.
On l'interrogea à nouveau, puisqu'elle semblait,
maintenant que son sort était scellé, prête à parler plus
abondamment qu'elle ne l'avait fait jusqu'alors.
Les juges voulaient connaître la nature de ses
relations avec les femmes de la suite de Mme de Montespan,
Mlle des OEillets et Mlle Catau.
Pour l'une d'elles, Mlle Catau, la Voisin l'avait
connue au Palais-Royal, lui avait lu les lignes de la main, mais
elle ignorait même qu'elle fût entrée au service de Mme de
Montespan. Et la Voisin répéta qu'elle n'avait jamais rencontré
Mlle des OEillets.
Et elle ne connaissait personne à la Cour qui se
livrât au commerce des poisons.
Voulait-on vraiment qu'elle parle ? Qu'elle
expliquât pourquoi elle s'était rendue au château de Saint-Germain
afin de remettre un placet au Roi ?
– Je n'ai jamais porté de poudre ni à
Saint-Germain, ni à Versailles, ressassa-t-elle.
Elle voulait simplement faire libérer Blessis que
le marquis de Termes retenait prisonnier.
Les interrogateurs s'en tinrent là. Et on ne fit
que le simulacre de lui appliquer la question.
Alors, au château de Vincennes où elle était
détenue, elle put chanter, s'enivrer, se moquer de ceux qui
l'invitaient à penser à son salut.
Elle refusa même de recevoir un confesseur,
répétant, le 22 février 1680, quand on la conduisait en place
de Grève, qu'elle n'avait aucune autre déclaration à faire.
La foule était là pour la voir s'agenouiller sur
le parvis de Notre-Dame, tenant son cierge de deux livres, mais,
d'un mouvement brusque, se redressant, massive dans sa tunique de
bure, repoussant le crucifix, se débattant quand le bourreau la
poussa dans le tombereau puis l'attacha avec les chaînes au
bûcher.
Elle jura.
Elle dit qu'« un grand nombre de personnes de
toutes sortes de conditions et de qualité se sont adressées à elle
pour demander la mort et les moyens de faire mourir beaucoup de
personnes, et que c'est la débauche qui est la première cause de
tous ces désordres ».
On ensevelit son corps sous les fagots et les
bottes de paille qu'elle tenta de repousser, criant encore, mais ne
lançant aucun nom, puis le bourreau plongea sa torche dans la
paille et la fumée noire étouffa la Voisin.
Et les flammes firent leur office.