X.
« Celle pour qui
cette messe noire est dite »
Dans ce théâtre réglé qu'était la cour de France, dont le Roi était le coeur tout comme le Soleil est au centre de l'univers, la voix des prisonniers du château de Vincennes interrogés par Nicolas Gabriel de La Reynie fit autant de bruit que l'effondrement d'un décor sur une scène.
Tout à coup, on voyait la machinerie, les coulisses sordides, les acteurs sans perruque, sans maquillage, sans dentelles et sans justaucorps de soie pour cacher leurs rides, leurs ulcères, leurs difformités.
Mais on ne pouvait plus faire taire Marie-Marguerite Voisin qui avait commencé de se confier au lieutenant général de police.
Et La Reynie résume ainsi les propos de la fille de la Voisin :
– Ayant su que sa mère a été jugée, n'ayant plus rien à ménager, Marie-Marguerite Voisin veut reconnaître la vérité.
Je lis dans les yeux de Nicolas Gabriel de La Reynie l'effroi qu'il a éprouvé en entendant parler la fille de la Voisin, et quand je l'ai rencontré quelques heures plus tard, son effarement n'avait pas disparu.
– Il est vrai, lui avait rapporté Marie-Marguerite Voisin, que le placet que ma mère est allée porter à Saint-Germain quelques jours avant d'être arrêtée n'était à d'autre dessein que d'empoisonner le Roi par le moyen de ce placet.
Ce que La Reynie avait à peine osé imaginer était énoncé par la propre fille de la Voisin.
Elle avait poursuivi, expliquant que « la dame » détenait le placet dans son carrosse. Que cette « dame » l'avait remis à la Voisin et à la Trianon.
– Elles revinrent poser le placet avec un petit paquet lié avec du fil. La Trianon dit qu'il fallait que cela ne fût à l'air. La Voisin le mit dans sa poche. Il fut parlé de cent mille écus et de passer en Angleterre.
Tout n'était pas encore dévoilé. Mais La Reynie écrit qu'il était désormais avéré que la Voisin et la Trianon agissaient pour le compte d'une dame de condition, et que l'on payait l'action risquée qu'on leur demandait de la somme considérable de cent mille écus, en leur garantissant même une fuite en Angleterre.


Le nom de la dame de condition n'était pas encore livré. Mais, au fur et à mesure des aveux que Nicolas Gabriel de La Reynie obtenait des prisonniers, et d'abord de Marie-Marguerite Voisin, des intentions et des visages se précisaient, en même temps que les liens qui unissaient ces devineresses et ces empoisonneurs apparaissaient.
Ainsi l'empoisonneuse la Filastre était en relation avec la demoiselle La Grange, le chevalier de Vanens et le banquier Cadelan, auxquels elle fournissait des poudres, des drogues composées à partir de plantes vénéneuses, de venins de serpent et de crapaud.
La Filastre allait les chercher en Auvergne ou bien chez un paysan de la région de Caen, Galet, qui préparait de la poudre d'amour.
La Filastre connaissait aussi les prêtres sacrilèges, Guibourg et Mariette, et donc leur complice, Lesage. Elle racontait qu'elle avait accouché au milieu d'un cercle de bougies allumées, chacune de ces bougies représentant un démon, et les plus grosses, le Diable et Lucifer. Elle avait accepté que l'enfant fût égorgé, puisque c'était la condition posée par le Diable pour que réussisse ce qu'elle avait entrepris. Et ce que voulait Françoise Filastre, c'était entrer au service de Mlle de Fontanges, l'une des maîtresses du Roi. Pour cela, elle avait empoisonné une des servantes de la Fontanges, au courant de son passé.


La vie de la Filastre était faite d'avortements, de meurtres d'enfants, d'envoûtements, de messes noires, de commerce de poisons.
Dans quel but, si ce n'est pour empoisonner Mlle de Fontanges, aurait-elle déployé tant d'énergie et de détermination pour entrer au service de la jeune maîtresse du Roi ? Et pour le compte de qui aurait-elle agi ?
Elle ne répond pas, mais c'est alors Marie-Marguerite Voisin qui parle :
– Ma mère devait empoisonner Mlle de Fontanges, dit-elle, parce qu'elle avait supplanté Mme de Montespan, et c'était pour cette dernière que les devineresses et les empoisonneuses oeuvraient.
Il fallait s'introduire dans l'entourage de Mlle de Fontanges, lui présenter une pièce d'étoffe rare tissée à Lyon, qu'on avait préalablement imprégnée d'une poudre mortelle. Il fallait lui proposer aussi des gants de Grenoble remplis de poison.
Marie-Marguerite ajoutait qu'elle n'avait pas compris ce que voulait dire l'un des complices de sa mère lorsqu'il avait déclaré :
– Ce poison, dans l'étoffe des gants, fera mourir de langueur la Fontanges et l'on croira que ç'aura été du regret de la mort du Roi.
Cela indiquait qu'on avait bien pour but de tuer le Roi !


Tout s'ordonne, de nouveaux fils permettent de terminer la broderie.
Marie-Marguerite Voisin se souvient d'une jeune femme brune, venue souvent chez sa mère. Elle avait surpris son nom : Mlle des OEillets.
Cette jeune femme portait une robe troussée devant et derrière, à deux queues. Elle interdisait qu'on l'appelât par son nom et elle avait reproché à la Voisin de l'avoir fait. Mais tous les empoisonneurs qui fréquentaient la Voisin savaient que la demoiselle venait là au nom de sa maîtresse, la marquise Athénaïs de Montespan.
Celle-ci voulait des poudres pour l'amour, qu'elle ferait prendre au souverain afin de le reconquérir.
Son désir d'être à nouveau la seule maîtresse légitime était si fort, qu'elle était prête à accepter toutes les messes noires, à s'exposer le ventre et les seins nus aux abbés sacrilèges Guibourg et Mariette, et même à voir l'hostie consacrée par le sang d'un enfant égorgé.
Elle, la maîtresse du Roi, elle, de si haute lignée qu'il lui arrivait d'affirmer que les Rochechouart de Mortemart pouvaient en remontrer aux Bourbons !
Mais quand elle s'était aperçue que les poudres d'amour et les messes noires étaient sans effet, la marquise de Montespan, à en croire la Voisin qui l'avait rapporté à sa fille, avait « voulu tout porter à l'extrémité et l'avoir voulu engager à des choses où elle avait beaucoup de répugnance, et c'était action de mort contre le Roi ».
Ces poudres d'amour et peut-être de mort, il fallait les porter à Mme de Montespan qui les tenait dans son carrosse, non loin de son château de Clagny, et Marie-Marguerite Voisin avait été chargée par sa mère de les remettre à la marquise.
« Ce jour-là, jeudi, il fut convenu que la dame viendrait le lundi, qu'elle aurait un masque qu'elle ôterait, et elle, Marie-Marguerite Voisin, ferait semblant de cracher lorsqu'elle verrait la dame. Ce qui fut fait et, en passant sans s'arrêter, elle, fille Voisin, lui mit un petit paquet de poudre dans la main, qui n'était pas cacheté et que sa mère lui avait donné.
« Une autre fois, entre Ville-d'Avray et Clagny, dans la plaine au bas du pavé, on eut ordre de se rendre à une certaine heure, et la dame fit arrêter son carrosse en apercevant la fille Voisin. Elle se tenait proche de la portière, et la fille Voisin lui remit un petit paquet où il y avait de la poudre passée sous le calice. »
Marguerite a ainsi plusieurs fois été la messagère, la porteuse de poisons. Elle en remit aussi pour Madame la marquise de Montespan et Mlle des OEillets.
« Mme de Montespan était encore bien plus empressée dans le temps où le Roi était en campagne... »


En écoutant ces aveux, Nicolas Gabriel de La Reynie ne pouvait plus ignorer qu'au centre de la toile des empoisonneurs il y avait la marquise de Montespan et sa suivante, Mlle des OEillets. Ces deux femmes s'employaient à s'attacher le Roi par des drogues d'amour, à empoisonner sa jeune maîtresse, la Fontanges, et étaient même prêtes à commettre, par le poison, un régicide.
En frémissant, La Reynie s'est confié à moi à sa manière, prudente et discrète, disant seulement :
– Les hommes et les femmes que j'entends me font frémir. Il y a parmi eux des prêtres, mais ce sont des serviteurs du diable et non de Dieu.
Je sais qu'il pensait à l'abbé Mariette et à l'abbé Guibourg. Il dit de ce dernier, un être monstrueux, au visage déformé par le vice :
– C'est un homme extraordinaire qui paraît touché à des moments, et qui, à d'autres, parle de ce qu'il fera et de ce qu'il dira lorsqu'il sera brûlé et que la question extraordinaire lui sera appliquée, et qui parle de tuer ceux avec qui il est enfermé pour hâter sa condamnation et son supplice.
Et c'est cet être-là qui a organisé plusieurs messes noires pour Mme de Montespan, c'est pour elle qu'il a égorgé un enfant.
C'est elle qui a souscrit un pacte pour s'assurer du concours du diable dans son entreprise visant à s'attacher le Roi et à empoisonner Mlle de La Vallière et Mlle de Fontanges.
Au cours de cette messe noire, Guibourg, revêtu d'un surplis blanc, « mit dans un bassin un enfant né avant terme, l'égorgea, versa dans le calice et consacra le sang avec l'hostie, acheva sa messe, puis prit les entrailles de l'enfant. Le lendemain, on distilla le sang et l'hostie dans une fiole de verre que Mme de Montespan emporta ».
Durant cette messe noire, on avait entendu une invocation prononcée au moment où on allumait un feu :
« Fagot, je te brûle ; ce n'est pas toi que je brûle, c'est le corps, l'âme, l'esprit, le coeur et l'entendement de Louis de Bourbon, jusqu'à ce qu'il ait accompli la volonté de celle pour qui cette messe est dite... »


J'ai vu ces jours-là Nicolas Gabriel de La Reynie courber la nuque comme si le poids de ce qu'il apprenait pesait lourdement sur lui.
Puis il se redressait et murmurait :
– Je poursuivrai ma tâche jusqu'au bout.
Mais pouvait-on traduire devant la Chambre ardente la marquise de Montespan, la mère d'enfants que le Roi avait légitimés ?