IV.
« Des modes de crimes comme d'habits »
Ce sont des noms de femmes que cite d'abord Nicolas Gabriel de La Reynie.
J'ai vu la première, Marie-Madeleine d'Aubray, marquise de Brinvilliers, assise dans l'un des tombereaux chargés habituellement de transporter, hors les murs de la ville, les ordures, viandes pourries et carcasses puantes.
On avait jeté de la paille entre les ridelles, et la marquise, pieds nus, vêtue seulement d'une tunique de toile grossière largement échancrée au cou, était assise entre son confesseur l'abbé Pirot et le bourreau, maître Guillaume.
Elle venait d'être soumise à la question.
On lui avait fait ingurgiter huit cruches d'eau de deux pintes et demie chacune1, mais, malgré les soubresauts de son corps qui se remplissait d'eau, la marquise de Brinvilliers n'avait rien ajouté aux aveux qu'elle avait faits devant ses juges.
Les magistrats du Parlement de Paris l'avaient condamnée à subir la question extraordinaire et à être décapitée en place de Grève sur l'échafaud où elle serait menée dans un tombereau à immondices, nu-pieds, la corde au cou, portant une torche ardente du poids de deux livres. Et sur le parvis de Notre-Dame elle serait contrainte de demander pardon à Dieu, au Roi, à la Justice.
On avait été clément avec elle en ne la condamnant pas à avoir, avant sa décapitation, le poing tranché, le supplice des parricides, et cependant elle avait empoisonné son père et ses deux frères, essayé de faire de même avec sa soeur, et tout cela pour s'emparer de leurs biens, satisfaire son amant, un jeune noble gascon, Gaudin de Sainte-Croix, qui, dans sa demeure, faisait oeuvre d'alchimiste, distillait dans ses cornues poisons, poudres et philtres, mêlant l'arsenic, le vitriol et les poudres de venin de crapauds et de vipères.
C'est Sainte-Croix qui fournit à la jeune marquise les poisons nécessaires à ses crimes.
Soupçonnée puis dénoncée, démasquée dès 1673, elle fut condamnée, mais elle avait déjà gagné l'Angleterre puis la Belgique, et le bourreau devant ses juges dut se contenter de lacérer son effigie.
Alors qu'elle était réfugiée dans un monastère des environs de Liège, Louvois obtint des Espagnols le droit pour l'une de ses escouades d'aller se saisir de l'empoisonneuse dans sa retraite et de la reconduire à Paris.
Durant le trajet, elle tenta de se suicider, avalant épingles et morceaux de verre, cherchant à s'empaler. En vain.
Et je l'ai vue, à la fin de l'après-midi du 17 juillet 1676 – au lendemain de mon arrivée à Paris –, digne sur la paille, dans le tombereau.
Jamais je n'avais imaginé possible une telle affluence dans cette ville immense que je n'avais pas encore parcourue.
Je côtoyais des gens de toutes conditions qui regardaient passer cette jeune femme gracile, belle dans sa tunique blanche, et qui allait monter, appuyée à son confesseur, les marches de l'échafaud.
On murmurait, car on trouvait que le bourreau prenait son temps pour la préparer, taillant et retaillant ses cheveux comme s'il avait hésité à la frapper ou bien comme s'il avait espéré la venue d'un messager apportant la grâce du Roi. Mais, à la fin, d'un seul coup il avait tranché la tête et jeté le corps coupé en deux dans le bûcher où il s'était vite consumé.


La lecture des copies des documents de Nicolas Gabriel de La Reynie m'a appris qu'avant de quitter la Conciergerie, donc dans les heures qui précédèrent son supplice et sa traversée infamante de Paris jusqu'à la place de Grève, la marquise de Brinvilliers avait demandé à parler seule à seul avec M. de Harlay, procureur général de Paris. Leur conversation avait duré plus d'une heure.
Le lieutenant général de police n'en dévoile que fort peu. Il révèle que le Roi avait demandé au procureur Harlay de se présenter à lui afin de lui dire « tout ce qui se passe dans la suite de l'affaire de la dame de Brinvilliers ».
Il rappelle que, peu après son arrestation, évoquant les poisons dont elle s'était servie – arsenic et vitriol, venin de crapaud, tous d'une efficacité redoutable, laissant « l'estomac et le duodénum de la victime tout noirs, s'en allant par morceaux, le foie gangrené et brûlé », comme l'avait montré l'autopsie de l'un de ses frères –, la Brinvilliers avait déclaré « que la moitié des gens de condition en ont aussi et sont engagés dans ce misérable commerce de poison, et je les perdrais si je voulais parler ».
Avait-elle communiqué ces noms au procureur général avant de partir pour l'échafaud dans le tombereau aux immondices ?
Nicolas Gabriel de La Reynie ne le dit pas.
Ou plutôt, Illustrissimes Seigneuries, il rappelle le décès suspect de Mme Henriette, épouse du duc d'Orléans, mais aussi la disparition de Hugues de Lionne, secrétaire d'État aux Affaires étrangères, en guerre avec son épouse aux moeurs libertines, ou encore la mort du comte de Soissons dont la mère avait exigé une autopsie, persuadée qu'il avait été empoisonné par son épouse Olympe Mancini, nièce de Mazarin et jadis grand amour du jeune Louis XIV.
La Reynie indique aussi – mais sans rapporter ces propos à la conversation de la marquise de Brinvilliers avec le procureur général – que dans l'entourage de la Brinvilliers et de son amant le chevalier de Sainte-Croix, il y avait des domestiques – les Guesdon – qu'on retrouvait, sans pouvoir les impliquer, dans d'autres affaires d'empoisonnements. Il évoque un complot de proches de Nicolas Fouquet, le surintendant enfermé par décision du Roi en 1664, qui voulaient empoisonner à la fois Colbert et le Roi.
Ces allusions indiquent que La Reynie commençait à penser que les alchimistes, les devineresses, les prêtres sacrilèges, les « empoisonneurs » formaient une sorte de confrérie avec ses rituels, ses liens étroits, ses savoirs échangés, et qu'ils offraient à qui le désirait, contre argent comptant, les services attendus : deviner et orienter l'avenir, élaborer des drogues pour faire naître un amour, supprimer un rival.
En 1673, Nicolas Gabriel de La Reynie écrit que les prêtres de Notre-Dame qui recevaient des pénitents l'avaient averti que « la plupart de ceux qui se confessent à eux depuis quelque temps s'accusent d'avoir empoisonné quelqu'un ».
La Reynie fait aussi état d'une réflexion de la marquise de Sévigné qui, d'une fenêtre, avait assisté à la décapitation de la Brinvilliers :
« Enfin c'en est fait, avait-elle dit, la Brinvilliers est en l'air, son pauvre petit corps a été jeté après l'exécution dans un fort grand feu, et les cendres au vent, de sorte que nous la respirerons, et, par la communication des petits esprits, il nous prendra quelque humeur empoisonnante dont nous serons tous étonnés. »
J'ai rappelé il y a quelques jours ces propos en bavardant avec le duc de Saint-Simon qui me répondit de sa voix sifflante :
« Il me semble qu'il y ait, dans de certains temps, des modes de crimes comme d'habits. Du temps de la Voisin et de la Brinvilliers, ce n'étaient qu'empoisonnements. »
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