I.
Lettre du 14 juillet 1709
  Illustrissimes Seigneuries,

Depuis que votre généreuse et précieuse confiance a fait de moi l'ambassadeur de Votre Sérénissime République de Venise auprès de Sa Majesté Louis XIV, j'ai tenté de percer les secrets et les intentions de ce souverain si admiré et craint.
À plusieurs reprises, dans mes Relations, j'ai fait écho aux rumeurs qui accusaient l'une ou l'autre maîtresse du Roi d'avoir par ambition, par jalousie, par intérêt, empoisonné une rivale. Et d'avoir usé avec le Roi de philtres et de drogues d'amour afin de susciter son désir. Derrière le faste et l'étiquette, et, aujourd'hui, malgré l'austérité et la dévotion qui y règnent, la cour du Roi-Soleil m'est ainsi apparue, un noeud enchevêtré d'intrigues, de complots et de soupçons plus maléfique qu'un grouillement de serpents venimeux.
À chaque décès dans l'entourage du Roi, les médecins ont été invités à ouvrir les corps afin de s'assurer que le poison n'était point à l'origine de la mort.
Il en fut ainsi en juin 1670 lorsque, dans d'atroces et subites souffrances, mourut Mme Henriette, princesse d'Angleterre, épouse du frère cadet du Roi, le duc d'Orléans.
Elle avait entretenu des rapports intimes avec Louis XIV, puis l'une de ses suivantes, Mlle de La Vallière, était devenue la maîtresse du Roi.
On a prétendu – et j'ai rapporté ce récit en son temps – que « Madame était dans le salon de Saint-Cloud en bonne santé, qu'elle avait bu un verre d'eau de chicorée que son apothicaire lui avait apporté ; un quart d'heure après, elle s'était mise à crier qu'elle sentait un feu dans l'estomac, qu'elle n'en pouvait plus »...
On a assuré que le coupable aurait été l'un des amants du duc d'Orléans, le marquis d'Effiat, qu'il aurait avoué son crime au Roi lui-même. Et Louis XIV, soulagé d'apprendre que son frère n'avait été mêlé en rien à la préparation de ce crime, aurait pardonné au criminel.
Je ne peux confirmer ces faits, mais j'ai vu à la cour, au château de Saint-Germain, ou chez le duc d'Orléans, à Saint-Cloud, le marquis d'Effiat qui n'avait perdu ni sa superbe ni sa bonne humeur. Quant au duc, entouré de ses jeunes courtisans parés comme des filles, il riait à gorge déployée.
Et le doute a persisté.
Le corps de Madame a ainsi été autopsié en présence de l'ambassadeur d'Angleterre, et les médecins n'ont relevé aucune trace de poison.
Mais j'ai reçu les confidences de plusieurs d'entre eux. Ils m'ont assuré qu'il était impossible d'établir la présence de poison dans les organes corrompus ou détruits. À les entendre, le foie, l'estomac, les intestins, les poumons, le coeur même pouvaient aussi bien avoir été gangrenés par une tumeur maligne que par l'une des mixtures qu'alchimistes, sorciers et sorcières, jeteurs de sorts préparent dans les caves de leurs maisons des faubourgs, mêlant arsenic et sulfure, vert-de-gris et huile de vitriol, acide et ciguë, venin de crapaud macéré et poudres d'organes putréfiés.


Je me suis depuis longtemps étonné que ces empoisonneurs, apothicaires, devineresses, astrologues, faux-monnayeurs recherchant le moyen de transmuter le vil plomb en or ou le mercure en argent, soient si nombreux à Paris, dans la capitale de ce royaume qui sert de modèle à la plupart des monarchies et principautés d'Europe.
Lorsque j'ai fait part de ma surprise au lieutenant général de police de Paris, Nicolas Gabriel de La Reynie, il n'a pas nié le fait.
Il avait été révulsé en apprenant que des marquises et des duchesses se rendaient fréquemment chez ces sorcières et ces devineresses, y achetant drogues et philtres, poisons et aphrodisiaques, et se faisant lire leur avenir dans des coeurs de pigeons, ou la main coupée d'un pendu. Certaines pratiquaient même des « messes noires », dites par des prêtres devenus les serviteurs du diable.
On s'y livrait à d'étranges pratiques ; la femme, le corps à demi dénudé mais le visage masqué, servait d'autel dans ces célébrations où l'on priait Dieu et le diable afin qu'ils favorisent les projets de la demanderesse qui voulait se faire aimer d'un homme qu'elle jugeait insensible à ses charmes.
Et Nicolas Gabriel de La Reynie m'avait laissé entendre que cet homme était souvent le Roi.
Parfois – c'est aussi le lieutenant général de police qui m'a rapporté le fait –, on égorgeait un foetus ou un nouveau-né, payé un sol à sa mère, et on se servait de son sang pour des rituels démoniaques.
Les yeux encore remplis de stupeur et même d'effroi, La Reynie m'avait confié que chez la Voisin, la plus connue, la plus monstrueuse de ces sorcières, qui habitait dans le quartier de Bonne-Nouvelle, non loin de la porte Saint-Denis, on avait retrouvé un four dans lequel elle brûlait les corps des foetus et des nouveau-nés.
Elle avait avoué – mais sans doute l'ivresse ce jour-là l'avait-elle poussée à exagérer – qu'elle avait ainsi jeté aux flammes ou enterré dans son jardin plus de deux mille cinq cents foetus. Car elle était maîtresse en avortement, comme toutes ces sorcières « faiseuses d'anges ».
Averti des pratiques auxquelles se livraient certaines de ses proches et peut-être à ses dépens, le Roi avait décidé dès le mois de mars 1679 de créer une Chambre ardente. Elle prononça trente-six condamnations à mort, dont celle de la Voisin.
Nicolas Gabriel de La Reynie, que je rencontrais régulièrement, me confiait que, malgré ces exécutions et les ordonnances qu'il avait prises afin de contrôler l'élaboration, la vente et l'usage des drogues, il craignait qu'on ne continuât d'user, dans l'entourage même du Roi, de ces « poudres de succession » qui hâtaient la mort des pères, des maris ou des épouses afin d'hériter plus vite de leurs biens et de leurs rentes, parfois aussi de leurs maîtresses ou amants.


Le temps a passé depuis la création de cette Chambre ardente.
Et Vos Illustrissimes Seigneuries savent que j'ai tenu le Doge et les membres du Conseil de la Sérénissime République informés du déroulement des enquêtes, de la nature des rumeurs qui, durant plusieurs années, ont répandu leurs mortelles effluves sur toute la Cour et, j'ose le dire, jusque dans la chambre même du Roi.
Mais le témoin principal de ces faits, Nicolas Gabriel de La Reynie, est mort le 14 juin 1709 il y a un mois jour pour jour.
Et le décès de cet homme probe est venu confirmer que cette année 1709 est, jusqu'à aujourd'hui, pour le royaume de France, le temps du malheur.
L'hiver a été terrible. La disette, la famine, les épidémies se sont ajoutées à un froid glacial qui a par endroits fait geler la Seine.
Des émeutes ont secoué les villes et les campagnes. Sur les frontières, les armées royales, vous l'avez su, ont été défaites par les troupes anglaises et impériales.
« Le ciel est d'airain pour le Royaume affligé ; la misère, la pauvreté, la désolation, la mort marchent partout devant nous », a déclaré le prédicateur Massillon dans l'un de ses sermons. Deux jours avant la mort de La Reynie, le Roi avait adressé aux gouverneurs et aux évêques une lettre qui devait être lue dans toutes les paroisses. Que l'orgueilleux monarque veuille expliquer ses choix, les justifier, donne la mesure de la gravité de la situation !
J'ai appris aujourd'hui qu'en présence de Mme de Maintenon – cette dévote qu'il a épousée – et du chancelier de France, le comte de Pontchartrain, le vieux Roi (il vient de franchir sa soixante et dixième année) a, de sa propre main, jeté hier au feu toutes les pièces des enquêtes en empoisonnement conduites par Nicolas Gabriel de La Reynie et que, sur son ordre, la Chambre ardente n'avait pas eu à connaître, tant elles étaient compromettantes pour des proches de Sa Majesté.
En détruisant ces pièces, Louis XIV a voulu effacer toutes traces de ces affaires de poisons qui ont terni et corrodé plusieurs années de son règne.
Celui-ci n'est pas achevé. On dit le corps du Roi rongé par la maladie. Mais son énergie et sa volonté de survivre sont grandes et ceux qui, comme moi, l'ont vu recevoir à la Cour, dans la galerie des glaces de Versailles, les ambassadeurs savent que son esprit gouverne à sa chair et qu'il régnera en souverain absolu autant que Dieu le lui permettra.
Voilà pourquoi, Illustrissimes Seigneuries, je crois utile de vous envoyer cette Relation particulière écrite à partir des copies des pièces que Nicolas Gabriel de La Reynie avait fait établir à l'insu du Roi.
Je suis en possession de ces copies, et je le dois à l'amitié que me portait le lieutenant général de police, lequel me savait capable de n'en user qu'après sa mort, et avec discrétion.


Le courrier qui vous remettra ma Relation particulière empruntera pour se rendre à Venise des chemins détournés. La cour de France entretient en effet une nuée d'espions, laquais, gentilshommes, argousins, prêtres chargés de rapporter tout ce qui se dit et se trame à Versailles et à Paris.
Les ambassadeurs n'échappent pas à cette surveillance et leurs lettres sont souvent décachetées sans vergogne – et même sans précaution ou volonté de le dissimuler – par le « Cabinet noir » qui rend compte chaque jour au Roi de la teneur des correspondances saisies.
Je ne pouvais prendre le risque de voir cette Relation particulière violée par les hommes du Cabinet noir et portée à la connaissance de Sa Majesté.
Le courrier auquel je la confie est homme de confiance et d'expérience.
Après avoir lu cette Relation particulière, vos Illustrissimes Seigneuries découvriront quelques-uns des secrets les plus enfouis du règne de Sa Majesté Louis XIV. Ces faits ont pesé et pèseront sur le destin de la monarchie française.
Le monarque qui succédera au Roi-Soleil ne pourra les ignorer.
Il fallait donc que Vos Illustrissimes Seigneuries les connaissent pour assurer la sécurité et la prospérité de notre Sérénissime République, celles-ci dépendant pour une part des décisions du roi de France, souverain le plus puissant d'Europe.