VI.
Au bord du grand secret
J'ai relu, Illustrissimes Seigneuries, les Relations que je vous adressai en cette année 1679 qui vit pendre la demoiselle La Grange et l'abbé Nail.
J'y évoquais le traité de Nimègue et de Saint-Germain, l'alliance qui se nouait entre le grand électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume, et le roi de France.
Je prévoyais que la destruction de tous les châteaux d'Alsace par les troupes de Louis XIV allait conduire à la « réunion » de cette province au royaume de France.
J'ai l'orgueil de penser, Illustrissimes Seigneuries, que je ne m'étais point trompé.
Et cependant, aujourd'hui, trente ans plus tard, sachant ce que j'ai appris à la lecture des copies des documents de Nicolas Gabriel de La Reynie, je n'écrirais pas les mêmes Relations.


L'année 1679 telle que je la vois aujourd'hui a deux faces.
L'une, glorieuse et militaire, révélant la puissance du Roi-Soleil, l'empreinte de son royaume sur toute l'Europe, de Strasbourg à Nimègue, des Pyrénées au Brandebourg.
Et l'autre face, drapée de noir, éclairée seulement par des flambeaux et des torches, comme l'est la salle à demi obscure située dans les bâtiments de l'Arsenal, à quelques pas de la Bastille.
C'est là que se réunit la Chambre ardente dont Louis XIV vient de décréter la constitution afin que les juges qui la composent puissent enquêter sur les affaires de poisons et juger les empoisonneurs.


C'est aussi l'année où je devins l'ami du lieutenant général de police.
La Reynie était un homme de plus en plus tourmenté par ce qu'il découvrait, donc de plus en plus écrasé par les responsabilités de sa charge.
Il avait la tâche de démasquer les complots qui se tramaient contre le Roi.
Il devait enfoncer le plus profondément possible, dans ces tumeurs, le glaive de la justice.
Et, en même temps, il devait garder le secret absolu sur ce qu'il apprenait.


Lorsqu'il s'installait en face de moi, une ou deux fois par semaine, il ne s'apprêtait pas à me confier l'état de ses enquêtes. Et je n'avais pas le mauvais goût de tenter de lui soutirer des informations.
Il lui suffisait de pouvoir me montrer, sans que je songe à en tirer avantage, sa fatigue, ses doutes et jusqu'à son effarement, son désarroi.
Il me disait alors :
– Le royaume est gangrené.
Il murmurait plusieurs fois cette phrase, ajoutant :
– Qui le sait ? Qui le voit ? Qui ose sonder les marécages ?
Il se taisait puis reprenait :
– Leurs eaux croupissent aussi là où l'on n'imagine trouver que grandeur, honneur et vertu.
– À la Cour ? demandais-je.
Il me répondait d'un hochement de tête avant de dire :
– À la Cour, dans l'antichambre et même dans la chambre du Roi.
Il se levait aussitôt après, comme honteux et effaré par ce qu'il m'avait révélé de sa réflexion.
Mais, avant de partir, il ajoutait :
– Le Roi est sacré. Le Roi est l'élu de Dieu. Je le sers de toutes mes forces.
Mais je ne pouvais oublier les « marécages » pestilentiels qu'il m'avait fait entrevoir.


C'est cet état du royaume de France, ce grouillement de superstitions, de cabales, d'intrigues, ces cérémonies noires, sataniques, ces nouveau-nés égorgés, ce premier sang menstruel des jeunes vierges recueilli dans des fioles pour être utilisé à la composition de philtres, ces sacrilèges et ces rites païens, que j'aurais dû aussi consigner dans mes Relations d'alors.
Mais je n'étais qu'un jeune ambassadeur croyant encore que la vie d'un royaume se lit tout entière dans les traités qu'il signe et les actions militaires qu'il entreprend.
Je veux aujourd'hui, dans cette Relation particulière, rétablir ce qui se passait aussi dans le royaume du Roi-Soleil.


Il me suffit de suivre et d'éclairer les copies des documents que m'a remises Nicolas Gabriel de La Reynie.
Les lisant, le sens des vagues propos qu'il m'avait tenus se dévoila.
Il m'avait dit qu'il se sentait souvent comme un homme cherchant à dévider une pelote aux nombreux fils embrouillés afin de reconstituer la trame du tissu d'où ils provenaient, et qui, s'il réussissait dans sa tâche, pourrait recomposer les figures que ces fils avaient représentées.


Le premier fil était celui de la marquise de Brinvilliers.
Le second, celui de la demoiselle La Grange et de l'abbé Nail.
Le troisième, celui du chevalier Louis de Vanens.
Le dernier, celui de la devineresse et sorcière la Bosse.
Mais chacun des fils – cela aussi, il me l'avait dit – était en fait une torsade de brins innombrables correspondant chacun à autant de personnages.
Ainsi Louis de Vanens était associé au banquier Cadelan, à un certain Galaup de Chasteuil, alchimiste, aux époux Bachimont, eux aussi impliqués dans la fabrication de poisons et de drogues.
Et cette petite pelote-là était soupçonnée d'avoir empoisonné le duc de Savoie, sans doute selon le procédé consistant à imbiber d'arsenic et autres poudres corrosives une chemise qu'on lui passait au moment où, revenant en sueur de la chasse, il souhaitait se changer.
Et quelques jours plus tard il était mort plongé dans une fièvre échevelée.
Or ce monde-là, bientôt emprisonné par La Reynie, se trouvait rattaché à la demoiselle La Grange, puisque les uns et les autres connaissaient la vendeuse de drogues, la devineresse, l'ivrognesse la Bosse.


Celle-ci était aussi un fil aux mille brins.
Elle, d'abord : arrêtée, elle reconnut qu'elle avait fourni en « poudre de succession » des dames de condition.
Ainsi cette jeune épouse d'un vieux maître des Eaux et Forêts de Champagne qui voulait se débarrasser de son barbon de mari. La Bosse conseilla d'enduire de savon noir et d'arsenic le bas de la chemise de nuit de l'époux, et, si cela ne suffisait pas, on pouvait lui administrer sous forme de lavement de l'eau-forte !
Tel était le commerce de la devineresse.
À la Bastille, elle se mit à jacasser avec effronterie et jubilation comme une femme qui sait qu'elle finira sur le bûcher.
Et les sergents et commissaires n'eurent qu'à aller saisir de corps la Vigoureux, la Trianon, qui prétendaient n'être que des devineresses, deux pauvres pythonisses parmi les quatre centaines qui faisaient à Paris commerce de deviner l'avenir...


Mais le plus gros brin fut celui de l'épouse du sieur Antoine Monvoisin, dite la Voisin.
Arrêtée le 12 mars 1679 alors qu'elle sortait de la messe célébrée en Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, dans le quartier qu'elle habitait, rue Beauregard, elle était assistée de la femme Lepère, une faiseuse d'anges ; comme je l'ai dit, Illustrissimes Seigneuries, ces femmes faisaient, avec les corps des nouveau-nés égorgés et des foetus, de « petits pâtés cuits au four ».
La Voisin menait grande vie, recevant avec cérémonie les nobles dames venues la visiter pour obtenir poudres et drogues, ou bien prophéties sur leur avenir.
La Voisin portait une « robe d'empereur » de velours vert et un manteau de velours rouge sang, l'un et l'autre brodés d'or.
Je sais aujourd'hui que lorsque Nicolas Gabriel de La Reynie murmurait : « Je n'imaginais pas qu'il existât en notre royaume, au coeur de sa capitale, de telles sorcières », il songeait à la Voisin.
Elle régnait sur les empoisonneuses. Elle leur fournissait drogues et poudres de succession, elle les conseillait, les fustigeait, les menaçait. On la craignait.
On lui adressait les plus exigeantes de ces dames, celles qu'on ne réussissait pas à satisfaire.
Elle, la Voisin, pouvait organiser des messes noires. Elle avait pour amant un maître en filouterie, Lesage, qui se présentait en envoyé du diable. Il était associé à l'abbé Mariette et ensemble ils organisaient, comme l'abbé Guibourg, des cérémonies sacrilèges.
Et à ces « messes à l'envers », à ces consécrations d'hosties par le sang de jeunes enfants égorgés, des dames de haute condition assistaient.
Et certaines, nues et enduites, la tête reposant sur des cousins, servaient d'autel, et l'on plaçait sur leurs seins un crucifix, un calice. Et on demandait au diable de satisfaire les désirs de ces dames.


La Voisin rompit avec Lesage, le dénonça, ainsi que l'abbé Mariette. Lesage fut condamné aux galères. Libéré, il revint néanmoins à Paris et renoua avec la Voisin.
Mais celle-ci s'était entre-temps amourachée d'un certain Blessis, alchimiste, faux-monnayeur, prétendant avoir réussi à obtenir, à partir de vil métal, de l'argent, et capable d'élaborer toutes sortes de poisons.
Blessis était un homme précieux, si recherché que le marquis des Termes, grand seigneur endetté, le séquestra en son château pour lui faire avouer ses secrets.
Ce marquis des Termes était le neveu de M. de Montespan. Et celui-ci, l'époux de la maîtresse officielle de Sa Majesté Louis XIV, Athénaïs de Montespan.


Avec ce nom de Montespan, Illustrissimes Seigneuries, nous voici au bord du grand secret.
Mais Nicolas Gabriel de La Reynie ne le livre pas.
Il nous dit seulement que ses espions apprirent que la Voisin s'était rendue dans les premiers jours du mois de mars 1679 au château de Saint-Germain où se trouvait la Cour. Elle avait l'intention de remettre un placet au Roi en se mêlant à la foule des courtisans.
Quelques lignes plus loin, comme s'il n'y avait aucune relation entre ces deux éléments, La Reynie rappelle qu'on pouvait empoisonner en répandant de la poudre d'arsenic sur les serviettes, les chemises ou dans les gants.
Il n'osa pas écrire qu'on pouvait aussi empoisonner un placet.
Or si ce n'avait pas été dans ce but-là, pourquoi la Voisin eût-elle voulu remettre un placet au Roi ?
Et pour le compte de qui agissait-elle ?


On l'arrêta donc le dimanche 12 mars 1679 au matin au sortir de la grand'messe de l'église Notre-Dame de Bonne-Nouvelle.
Et elle commença à parler.
Je devine l'effroi du lieutenant général de police lorsqu'il apprit que le président de la première chambre des Requêtes avait été assassiné par son épouse qui avait obtenu des poisons en se rendant chez la Voisin.
L'empoisonneuse citait aussi le nom de Mme de Dreux, amoureuse à la passion du duc de Richelieu, achetant des poudres pour empoisonner son mari – maître des requêtes au Parlement – et l'épouse du duc, son amant.
Celle-là avait déjà empoisonné deux de ses soupirants précédents !


Je me souviens qu'en ce temps-là – en 1679 – j'avais été frappé par l'inquiétude qui, à chaque décès, saisissait les gens les plus titrés.
J'avais entendu l'ambassadeur du royaume d'Angleterre me confier :
– Les plus menus accidents sont maintenant imputés au poison, et quantité de personnes vivent dans les transes par suite de frayeurs de ce genre.
Il fallait allumer au plus vite des bûchers.
La Bosse avait dit à La Reynie :
– On ne fera jamais mieux que d'exterminer tous ces gens qui regardent dans la main, parce que c'est la perte de toutes les femmes, tant de qualité qu'autres, parce qu'on connaît bientôt quelle est leur faiblesse, et c'est par là qu'on a accoutumé de les prendre.
Et La Reynie écrivait en conclusion que les « devineresses incitent leurs visiteuses à changer l'avenir qu'elles leur lisent et à utiliser le poison et la noire force du diable pour y parvenir ».


On fit brûler vives, au printemps et à l'été 1679, l'empoisonneuse et devineresse la Bosse et la faiseuse d'anges la Lepère.
D'autres périrent avec elles ; certaines eurent le poing coupé.
Marie Bosse mourut dans les flammes sans une plainte, ayant seulement dit dans les derniers instants au greffier qui l'accompagnait : « Faites prier Dieu pour moi. »
À la fin de l'été 1679, comme le filou Lesage, son ancien amant, la Voisin était encore en vie.
J'ai senti que Nicolas Gabriel de La Reynie attendait non sans inquiétude leurs aveux.