CHAPITRE XXVI

PAIX UNIVERSELLE.—TRIOMPHE ET MORT DE MAZARIN
1658-1659

Mazarin, on l'a vu avant la Fronde, avait pendant cinq ans exploité le royaume par la force d'opinion que lui donnait alors une victoire annuelle de Condé. Pendant sept ans (après la Fronde), il se releva, brilla, grandit par les solides résultats des succès de Turenne. Il en tira cette gloire qu'à la dernière campagne l'Espagne, sérieusement menacée de la perte des Pays-Bas, rechercha, demanda (1658) la paix que Mazarin avait d'abord offerte.

Donc, par deux fois le génie militaire couvrit devant l'Europe la honte d'un gouvernement vil, trompa sur son habileté.

Ce qui est évident, c'est qu'au temps du plus grand péril (1652), et constamment dans les années qui suivent, Mazarin subordonna entièrement les affaires de la France: 1o au placement de sa famille, au mariage de ses nièces; 2o à son avarice, à la création d'une énorme fortune, la plus monstrueuse qu'aucun ministre eût eue jamais. Ni Concini, ni Luynes, ne sont rien à côté.

Pour faire cardinal son frère, il avait presque fait la guerre au pape, et ce frère, un moine imbécile, il le fit vice-roi de Catalogne. Pour cette position si importante, si précieuse, qui nous mettait au cœur de l'Espagne, on eût dû ménager le peuple catalan à tout prix.

Pour marier une nièce au fils du duc d'Épernon, il aigrit, prolongea la guerre de Guienne, la résistance de Bordeaux.

Pour décider le prince de Conti à épouser une autre Mancini, il donna à ce prince, élevé pour l'Église, contrefait, qui, d'ailleurs, n'avait point vu la guerre, l'armée des Pyrénées, celle qui, par la Catalogne et l'Aragon, devait prendre l'Espagne corps à corps.

Une autre nièce épouse le frère du duc de Modène, qui, avec la Savoie, nous fait attaquer et manquer Pavie. C'est par un mariage semblable que le prince Thomas de Savoie gagne le cœur de Mazarin. Son fils, le comte de Soissons, épouse Olympe Mancini, dont il aura le prince Eugène, le futur fléau de la France.

Au total, il avait sept nièces, qui toutes eurent des dots énormes, la moindre six cent mille livres (d'alors) et le gouvernement d'Auvergne. La plus riche, dont le mari s'appela duc de Mazarin, eut, à la mort de l'oncle, un million et demi de rentes (six millions de rentes d'aujourd'hui).

M. de Sismondi, savant économiste, s'efforce d'expliquer comment la France, après la guerre civile, put se remettre sous Mazarin. Vaines explications. Les faits montrent qu'elle ne se remit pas du tout.

Huit ans après la Fronde, l'année même où meurt Mazarin (1660), les rapports, cités par M. Feillet, nous apprennent cette chose lamentable que, non-seulement aux provinces frontières (Bourgogne, Picardie, Champagne, Lorraine), mais dans celles de l'intérieur, par exemple dans l'Angoumois, la misère était la même qu'aux environs de Paris. Les pauvres mangeaient encore, comme au temps de la Fronde, les bêtes jetées à la voirie, les disputaient aux chiens.

On a vu l'impuissance, l'insuffisance et la misère des secours qu'essaya d'organiser l'excellent Vincent de Paul, les trois sous par mois qu'on donna dans l'année la plus dure aux populations les plus affamées. Ajoutez-y les soupes économiques (d'herbe et d'eau claire, c'était à peu près tout), les magasins charitables, où chacun doit porter ce qui ne lui sert pas. La liste des objets donnés est curieuse; on rirait si l'on ne pleurait: «Dix-neuf lanternes, vingt-six douzaines de chapelets, des vieux peignes, vingt-trois seringues, etc., etc.» (Feillet.)

Du jour où Richelieu voulut toucher aux biens d'Église, ne put et recula, la Charité, aussi bien que l'État, devait perdre à jamais l'espoir. Et les petites aumônes tirées par cette Église si riche du bon cœur de nos dames et de leurs petites économies, ne purent être que ridicules devant le monstrueux fléau qui peu à peu but le sang de la France.

Quel fléau? Deux pompes aspirantes d'incalculable force.

1o La grande pompe centrale du fisc, l'exploitation violente de la France par un coquin pour un coquin. Je parle de Mazarin et de Fouquet, à qui il confia les finances.

2o La pompe universelle de toutes les tyrannies locales. Elles ressuscitent sous un gouvernement faible et fripon, qui se sent trop coupable pour accuser aucun coupable; les campagnes livrées aux seigneurs, avides, nécessiteux et luxueux. Nous aurons pour l'Auvergne le récit aimable et badin du jeune abbé Fléchier, qui montre en ce pays la sauvage horreur du temps féodal, aggravée des caprices d'une tyrannie malicieuse, dont les temps barbares n'eurent jamais l'idée.

Que les peuples soient exploités, volés, c'est la chose ordinaire. On n'y ferait pas attention s'il n'y avait eu ici dans le vol une lâche audace, une intrépidité de bassesse, qu'on nous passe ces mots, toute nouvelle et originale, qui ne s'est peut-être vue qu'une fois.

On vit en huit ans cette chose surprenante, miraculeuse, absurde: un homme qui était maître et roi, prenait ce qu'il voulait, et qui pourtant volait le roi, c'est-à-dire se volait lui-même.

Il était l'État en réalité (autant que le fut jamais Louis XIV). Et en même temps il faisait des affaires avec l'État, s'était fait financier, partisan, munitionnaire. Il trafiquait des vivres, spéculait sur l'artillerie, gagnait sur la marine. Il avait pris à son compte la maison du roi.

Quoiqu'il eût tant d'esprit pour l'intrigue et le ravaudage (dit si bien Retz), il n'avait ni intelligence ni connaissance de la France qu'il exploitait. De sorte qu'à chaque instant, sans tact ni pudeur, à l'aveugle, il faisait des choses immondes. Il avilit les charges, les dignités, en les vendant et les multipliant. «Il aimait mieux faire dix ducs et pairs que donner dix écus.»

Peu avant sa mort, il promet un siége de président à un homme aimé de la reine. L'homme vient le remercier: «Oui, mais j'en veux cent mille écus.» La reine eut beau faire et beau dire; il n'en démordit pas, disant toujours: «J'en veux cent mille écus.» Tout en disant cela, il mourut. Et on l'eut pour rien (Montglat).

On ne pouvait arriver à lui, à moins d'être joueur. Il était fort adroit aux tours de carte, et n'avait jamais pu se corriger d'avoir la main trop vive et trop habile. On dit qu'il choisissait les pièces fausses ou rognées pour les passer au jeu.

Il inventa un jeu nouveau, la spéculation sur la guerre. Il ne comprenait pas d'abord grand'chose aux affaires militaires. Ce qui le prouve, ce sont ses choix ridicules et d'avoir égalé un Hocquincourt au premier général du siècle. À mesure cependant qu'il aperçut qu'il avait en Turenne un génie infaillible, un joueur qui gagnait toujours, il voulut être de la partie; il joua sur Turenne, s'associa d'avance à ses victoires, se fit son fournisseur de vivres, réalisa sur ses conquêtes de gigantesques bénéfices.

Vers la fin, il avait fait encore un pas. Il avait pris un intérêt dans l'entreprise honnête des pirates et des flibustiers qui faisaient la course sur le commerce des Hollandais, nos alliés. Excellente spéculation. On prit en moins de rien trois cents vaisseaux. La Hollande indignée envoya le grand Ruyter, qui prit tout simplement une petite représaille, deux vaisseaux seulement. Mazarin redevint souple, aimable, offrit satisfaction, promit mille choses qu'il ne donna jamais.

On a parlé beaucoup de l'habileté de Mazarin, de sa subtile politique, de sa fine diplomatie, de sa persévérance à continuer la tradition d'Henri IV et de Richelieu. On le redit, parce qu'on l'a dit. Ce sont choses convenues que tout le monde répète. Examinons pourtant. Henri IV et Richelieu cultivèrent, ménagèrent, se rallièrent les petites puissances. Le premier s'assura des Suisses, et fut étroitement uni avec les Hollandais. C'est avec ceux-ci que Richelieu eût voulu partager les Pays-Bas. Mazarin se brouilla avec les uns et les autres.

Dans la crise si grave où la rivalité maritime commençait entre l'Angleterre et la Hollande, c'était le moment ou jamais de s'attacher celle-ci. Mazarin ne voit là qu'une facilité de pirater. Noble commencement de cette longue série de sottises par lesquelles Louis XIV réussit à rattacher solidement la Hollande à l'Angleterre.

Cromwell, tout Cromwell qu'il pût être, avec sa république viagère, n'avait pas fait grand'chose, tant que l'invincible Ruyter promenait sur les mers le pavillon de Hollande. Cromwell était près de sa mort, et Charles II de sa restauration. L'Angleterre allait retomber. Qui fonda sa grandeur? La politique profonde de Mazarin, hostile à la Hollande, la politique profonde de Louis XIV, qui fait de notre ancienne et de notre meilleure alliée une chaloupe à la remorque du vaisseau britannique.

Littérairement, à coup sûr, la diplomatie française est charmante. Les dépêches de Mazarin, de Lyonne, etc., ne sont guère au-dessous des lettres de madame de Sévigné. Est-ce assez pour justifier l'admiration sans bornes qu'on a montrée pour cette diplomatie aux derniers temps? Regardons, je vous prie, surtout les résultats.

On pouvait s'y tromper en avril 1657, à la mort de l'empereur Ferdinand III. La France ne put faire élire son candidat, le duc de Bavière. Mais les princes du Rhin et autres, s'alliant à la France et à la Suède, n'élurent l'Autrichien Léopold qu'en lui faisant signer l'engagement «de ne donner aucune aide aux Espagnols».

Ce succès de la France, poussant ceux-ci au désespoir, pouvait les décider à l'alliance monstrueuse de Cromwell, à unir le drapeau de l'État catholique entre tous à celui de la république puritaine. On assure qu'ils offraient au Protecteur d'assiéger avec lui Calais pour y faire rentrer les Anglais, les rétablir en France, guérir la plaie dont l'orgueil britannique saignait depuis cent ans.

Cromwell, dont le ferme et froid regard voyait très-bien, malgré les succès de Turenne, l'épuisement réel de la France, la faiblesse misérable d'un gouvernement dilapidateur, demande à Mazarin ce qu'il lui donnera à la place. Et celui-ci est trop heureux que l'Anglais accepte Dunkerque, Mardick et Gravelines, trois ports pour un, que Mazarin se fait fort de conquérir sur l'Espagne pour les lui donner.

Traité, au fond, fort triste, qui faisait de la France la servante de l'Angleterre, lui faisait employer son sang à conquérir pour sa rivale. Avec quel résultat? D'établir les Anglais sur le continent.—Non pas à Calais, il est vrai, mais à deux pas de Calais.

Qui ne voit que Dunkerque, en Flandre, mais si près de la France, n'était guère moins dangereux, permettant également la descente d'une armée qui pouvait à son choix tomber sur nous ou sur les Pays-Bas?

Le but de Mazarin, dit-on, était d'abaisser à la fois l'Espagne et la Hollande. Son traité avec l'Angleterre eût eu le résultat d'humilier la première sur terre, la seconde sur mer. Politique admirable, zélée pour la marine anglaise!

Turenne eut des succès rapides. Il gagna sur les Espagnols la bataille des Dunes (14 juin 1658), qui nous donna le bel avantage de mettre les Anglais dans Dunkerque. Puis, on prit Gravelines, Ypres, Oudenarde, Menin. On était maître du chemin de Bruxelles. Si l'on y eût été, si l'on eût procédé sérieusement à la conquête des Pays-Bas, on aurait vu bien vite les résultats du traité qui mettait l'Anglais à Dunkerque. Il eût fait volte-face, n'eût jamais permis un tel agrandissement de la France, et, profitant de la descente qu'il avait par nous sur le continent, notre excellent ami nous eût pris par derrière.

La mort de Cromwell qui survint (septembre 1658) put rassurer sur ce danger. Et, d'autre part, une victoire du Portugal sur l'Espagne encourageait notre conquête. La grande barrière des Pays-Bas avait été brisée par la prise de tant de places. Mais ce fut alors qu'on traita.

La France, naguère alliée de Cromwell, retomba dans ses attractions catholiques, dans le vieux rêve de ses reines, toujours le mariage espagnol. Marie de Médicis y avait tout sacrifié. Combien plus Anne d'Autriche, Espagnole elle-même, et dont le fils était Espagnol par sa mère! La femme née, de Louis XIV, prédestinée et légitime, était l'infante, sa cousine.

Autant Anne le désirait, autant Philippe IV. Il aurait fait ce mariage à tout prix. On pouvait croire qu'une telle union fortifierait l'ascendant moral, déjà si fort, des Espagnols, tant moqués des Français, mais toujours copiés. Du reste, cet excellent père, pour procurer ce grand mariage à sa fille, faisait bon marché de l'Espagne même. N'ayant qu'un fils à la mamelle, très-frêle et maladif, il envisageait sans effroi l'hypothèse où sa fille (malgré la renonciation qu'elle fit) hériterait de l'empire espagnol. Cette nation si fière n'eût plus été qu'une dépendance de la France (Motteville).

Les Castillans haïssaient moins celle-ci. Leur haine et leur furie était toute contre les Portugais, leurs vaillants frères, qui les battaient. Ils croyaient, le lendemain de la paix avec la France, exterminer le Portugal, comme ils avaient déjà soumis les Catalans.

Mazarin, par une suite de fautes, avait perdu la Catalogne. Il sacrifia le Portugal. C'est la base réelle de son Traité des Pyrénées (7 novembre 1659).

Encore un sacrifice du faible au fort, le sacrifice d'un allié aussi précieux contre l'Espagne, que l'était la Hollande contre les Pays-Bas espagnols.

L'abandon de la Catalogne et du Portugal, celui de Naples et de la Sicile dans leur grande crise de 1647, c'étaient les solides services par lesquels Mazarin pouvait se vanter d'avoir ressuscité l'Espagne, si elle ressuscitait jamais.

Il prévoyait, dit-on, que l'infante ou ses enfants hériteraient.—Oui, soixante ans après, et au prix d'effroyables guerres. Les deux pays étant quasi exterminés, un des morts se coucha sur l'autre. Résultat si lointain, si coûteux, d'avantage si contestable, qu'on a tort d'en tant triompher. Que l'Espagne devînt si française, cela n'a guère paru en 1808, et depuis.

Ce qui poussa Mazarin à abandonner le Portugal, et à précipiter le mariage (plus que les Espagnols qui le désiraient tant), c'était la pénurie d'argent. On avait touché le fond et le tuf. Le financier de Mazarin, le petit Fouquet, son noir diablotin (qu'on voit à Versailles), était à bout de ses tours. Un nouveau gouffre s'était ouvert, qui mangeait autant que la guerre. Ce gouffre était le jeune roi. Depuis deux ou trois ans, ses divertissements, fêtes, bals, concerts, carrousels, avaient pris un vol effréné. Le colossal recueil des dessins des Ballets du roi que possède la Bibliothèque, fait deviner combien il en coûtait pour ces folles représentations.

Mazarin le tenait par cet étourdissement des fêtes. Ses nièces en faisaient l'ornement. L'une d'elles, Olympe Mancini, qui avait pris le cœur du roi, en était l'âme et la déesse. Mazarin, nous dit-on, en fut très-affligé. Je ne le pense pas. À cette même époque, il faisait les plus grands efforts pour en faire une (Hortense) reine d'Angleterre, tentant le vénal Charles II par une dot de six millions. Et l'on veut qu'il n'ait pas saisi l'espoir de faire Olympe reine de France! L'obstacle réel fut Anne d'Autriche. Il avait tout fait pour éloigner d'elle son fils, et lui ôter toute influence. Elle le punit, ce jour-là, de son ingratitude. Sa fierté espagnole se releva. Elle dit: «Si mon fils est assez bas pour faire cela, je me mettrai contre lui avec mon second fils, à la tête de tout le royaume.»

Il ne resta à Mazarin qu'à faire le magnanime. Il écrivit au roi, contre ce mariage, les belles lettres de désintéressement austère qu'on a tant admirées.

Je laisse les amateurs de négociations s'amuser à celles du mariage d'Espagne, qui était fait d'avance par la violente envie que les deux partis avaient de le faire à tout prix. La France y garda les conquêtes de Richelieu, l'Artois, le Roussillon, mais peu ou rien des conquêtes de Mazarin. Elle rendit les places fortes de Flandre, le prix des victoires de Turenne.

Condé rentra et recouvra ses biens, mais non pas ceux de ses amis, qui restèrent sacrifiés. Il se retrouva prince du sang, gouverneur de Bourgogne, mais perdu pour tout l'avenir.

On assure que Mazarin, en rendant tant de places de l'intérieur des Pays-bas, eût pu obtenir de garder Cambrai, mais que l'Espagne le gagna en lui donnant l'espoir de le soutenir au premier conclave, de lui donner la papauté. Rien d'invraisemblable en cela. L'habitude si longue qu'il avait de tromper, de mentir et trahir, put le rendre prenable à ce vain leurre qui, dans son état de santé, devenait pourtant ridicule.

Rien de plus gai que Mazarin au moment où il signe le grand traité à la Bidassoa. Il écrit à Paris: «Tout va être fini. Je ne ferai pas grand séjour au pays basque, à moins que je ne m'amuse à leur voir pêcher la baleine, à apprendre le basque ou à sauter comme eux.»

Cependant le sauteur, au milieu de ces joies, est pincé par la goutte. La poitrine se prend. Il continue au lit sa vie habituelle. Le lit du moribond, couvert de cartes, est la table du jeu, le comptoir à vendre les places. Cartes et sacrements allaient pêle-mêle. La seule réparation de ses vols qu'il imagina, ce fut de tout offrir au roi, bien sûr qu'il refuserait. Ce refus le tranquillisa entièrement, et il continua en toute sécurité son jeu et ses dévotions. Tous en furent édifiés, et trouvèrent qu'il faisait une bonne fin. Du moins, conséquente à sa vie. Il vécut, mourut en trichant (9 mars 1661)[30].

Il croyait tricher l'avenir. Heureux joueur, il avait eu la partie toute faite. L'augure de sa jeunesse s'était trouvé rempli. Il avait apparu, à vingt-cinq ans, sur un champ de bataille, criant: La Paix! la Paix! ce qui fut le premier escamotage de sa vie. Aux grands et sérieux travailleurs qui sont morts à la peine en lui préparant tout, il escamote encore la gloire de la paix triomphante de Westphalie, des Pyrénées. Richelieu travailla. Mazarin recueillit. L'un fit l'administration, l'armée, la marine et mourut justement la veille de Rocroi. L'autre gâta tout, et réussit en tout. Grand par Condé et plus grand par Turenne, affermi par l'orage même et l'avortement de la Fronde, il a ce dernier bonheur qu'on fait honneur à son génie de la paix forcée et fatale où l'on tomba par lassitude. Ce piédestal lui reste. Il garde, après la mort, ce masque de l'ange de la paix.

Vraiment, est-ce une paix? Elle arrivait trop tard. L'Allemagne, agonisant sur ses ruines, ne trouva pas la paix dans le traité de Westphalie. L'Espagne, finie et défunte, n'était plus en état de ressentir la paix des Pyrénées. Et la France elle-même, qui entre par là dans un procès de cinquante ans pour la succession d'Espagne, la France va trouver dans cette paix et la guerre fiscale au dedans et la guerre sanglante au dehors[31].

J'ai dit ailleurs ce que je pensais du prétendu système d'équilibre au XVIIe siècle. J'ai hasardé de dire aussi que Richelieu n'y comprit rien, croyant que les protestants, si faiblement liés (par les idées), faisaient un contrepoids au parti catholique, fortement lié (par les intérêts). Du reste, quand on voit dans ses Mémoires les conditions misérables, accablantes, qu'il fait au Palatin pour le rétablir sur le Rhin, sa partialité pour la Bavière, on sent qu'une telle paix n'eût été qu'une amende honorable des Protestants demandant grâce à genoux, la corde au cou, et que, bien loin d'établir l'équilibre, elle aurait fait dans l'avenir leur irrémédiable déchéance.

On peut prévoir que, si ce grand, ce ferme Richelieu se tient si peu dans l'équilibre, la France des Louvois, des Chamillart, etc., ira de plus en plus gauchissant d'un côté, jusqu'à verser tout à fait dans l'ornière de la Révocation. Louis XIV succède à Philippe II, et la France à l'Espagne. Elle marche à la même ruine.

Cela se voit de loin, et, dès le commencement. Le beau roi de seize ans, revenant de la chasse, en bottes à l'écuyère et le fouet à la main, défend au Parlement de demander jamais aucune économie. Il commence la guerre à l'argent. Avec Fouquet, plus tard avec Louvois (malgré les efforts de Colbert), il ouvre contre la France la campagne victorieuse où il vint à bout définitivement de la fortune publique, emportant pour dernier trophée l'immortelle banqueroute de trois milliards à Saint-Denis.

Toute autre nation, après les Mazarin, les Fouquet, les Louvois, tant de guerres, tant de gloire, tant de héros, tant de fripons, resterait assommée à ne se jamais relever. Et celle-ci pourtant dure encore.

Ce brevet d'immortalité, cette Jouvence nationale, comment les expliquer? Le pauvre Sismondi se gratte ici la tête, et ne trouve rien, sinon que peut-être, à force de tuer, les hommes étant plus rares, le salaire croissait pour les survivants, qui souffraient un peu moins. Je ne vois point cela. Vauban et Boisguilbert semblent dire plutôt le contraire dans les lugubres épitaphes qu'ils font de la France de Louis XIV.

La seule explication, je l'ai trouvée dans un auteur anglais du XVIIe siècle, qui, traversant nos plaines à cette époque, vit, non sans peur, une grande foule déguenillée de gens étiques, une ronde de vingt ou trente mille gueux, qui dansaient de tout leur cœur. Ces squelettes, n'ayant pas soupé, au lieu de se désespérer, faisaient un bal le soir. C'était une armée de Louis XIV.

Oublier, rire de tout, souffrir sans chercher de remède, se moquer de soi-même et mourir en riant, telle fut cette France d'alors. La chanson continue, et la comédie vient. Les grands consolateurs sont nos comiques.

Leur instrument, la nouvelle langue française, née des Mazarinades, y est déjà étincelante. Elle est dans le Roman comique. Elle est dans les Mémoires de Retz, qu'il commença certainement à Vincennes (1652). Elle va éclater dans le pamphlet mordant, puissant, victorieux, de la Fronde religieuse, les Provinciales (1657). Et déjà aux portes est Tartufe (1664).

Adieu le gaulois. Salut au français.

La belle forte langue du XVIe siècle, qui si souvent vibre du cœur, était un peu pédante. Elle s'accrochait dans les plis de sa robe, se retardait dans les aspérités (pittoresques, admirables) dont elle est hérissée. Ce n'était pas langue de gens pressés, de gens d'affaires, de combattants qui visent à frapper vite, et ne demandent à la parole que vigueur et célérité.

C'est là le sérieux de la Fronde. Elle ne laisse nul résultat visible, palpable, matériel. Elle laisse un esprit, et cet esprit, logé dans un véhicule invincible, ira, pénétrera partout.

Elle a fait, pour l'y mettre, une étrange machine, la nouvelle langue française.

Cette langue a subi comme une transformation chimique. Elle était solide, et devient fluide. Peu propre à la circulation, elle marchait d'une allure rude et forte. Mais voici que, liquéfiée, elle court légère, rapide et chaude, admirablement lumineuse. Si quelques capricieux (des Montesquieu, des La Bruyère) en exploitent surtout l'étincelle, le grand courant, facile et pur, n'en va pas moins d'une fluidité continue, de Retz en Sévigné, et de là en Voltaire.

La Fronde a fait cette langue. Cette langue a fait Voltaire, le gigantesque journaliste. Voltaire a fait la Presse et le journalisme moderne.

Mais faut-il dire que cette puissance soit celle d'une langue nationale? Non, c'est la langue européenne, acceptée par la diplomatie de tous les peuples, reine hier par Voltaire et Rousseau, et aujourd'hui si absolue, que les autres langues vaincues subissent peu à peu sa grammaire.

Ce terrible engin d'analyse éclaire tout, dissout tout et peut tout mettre en poudre, broyer tout, formalisme, lois, dogmes et trônes. Son nom, c'est: La raison parlée.

Un si fort dissolvant, que je ne suis pas sûr que même, pendant le beau et solennel récitatif de Bossuet, on n'ait pas ri sous cape. La France était, n'était pas dupe. Les deux choses sont peut-être vraies, et pourraient bien se soutenir. L'enfant est grave en berçant sa poupée (sincère même), la baise et l'adore, mais il sait bien qu'elle est de bois.

Fatalité de la lumière! Elle va pénétrant, par cette maudite langue française, qu'on n'arrêtera pas. Plus d'asile aux ténèbres. Plus de mystère, et plus de sanctuaire obscur. La Nuit divine (d'Homère) est supprimée. Une telle langue, c'est la guerre aux dieux.[Retour à la Table des Matières]

FIN DU TOME QUATORZIÈME

TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE Pages.

CHAPITRE PREMIER

  • La Guerre de Trente ans.—Les marchés d'hommes.—La bonne aventure 1
  • Les marchés d'hommes 2
  • Gustave-Adolphe 3
  • Waldstein 4
  • La loterie, le jeu 6

CHAPITRE II

  • La situation de Richelieu. 1629 13
  • Il vécut d'expédients 14
  • Son allocution au roi 17
  • Changement de sa politique en 1629 19
  • Il rallie le clergé. Sa police de capucins 24

CHAPITRE III

  • La France ne peut sauver Mantoue. 1629-1630 28
  • Le Pas de Suse, 6 mars 1629 31
  • Paix des huguenots 32
  • Les impériaux en Italie. Sac de Mantoue. 18 juillet 1630 33

CHAPITRE IV

  • Richelieu contre les deux reines. 1630 42
  • Le roi. La maladie du roi 46
  • Il est à la mort (1er octobre). Intrigues des reines 50
  • Joseph traite à Ratisbonne 54
  • Mazarin sauve l'armée espagnole 58

CHAPITRE V

  • Journée des Dupes.—Victoire de Richelieu. 1630-1631 61
  • Mademoiselle de Hautefort 62
  • La journée des Dupes ne décida rien (10 novembre), mais Richelieu saisit les lettres des reines (décembre) 67
  • Fuite de Gaston et de la reine mère. 1631 75

CHAPITRE VI

  • Gustave-Adolphe. 1631 78
  • Tristesse de Cervantès et de Shakespeare 79
  • Joie héroïque de Gustave et de Galilée 80
  • Gustave comme juste juge 82
  • Son maître Jacques de la Gardie, créateur de la guerre moderne 84
  • Richelieu s'entend avec Gustave, peu, tard et mal 87
  • 24 juin 1631, Gustave débarque en Allemagne 89
  • 7 septembre, sa victoire à Leipzig, délivrance de l'Allemagne 92

CHAPITRE VII

  • Richelieu profite des victoires de Gustave. 1632 95
  • Gustave ne pouvait sauver l'Allemagne qu'en s'y établissant 99
  • Richelieu envahit la Lorraine 101
  • Richelieu bat et décapite Montmorency 107
  • Son amour, sa maladie 111

CHAPITRE VIII

  • Richelieu chef des protestants.—Ses revers.—La France envahie. 1635-1636 115
  • Mort de Gustave, 16 novembre 1632 117
  • Mort de Waldstein, 1634 118
  • Richelieu eut-il une vraie notion de l'Équilibre? 121
  • Il est forcé de succéder à Gustave, 1633 123
  • Il veut rompre avec l'Espagne et renvoyer la reine. 124
  • Échecs de 1635. 128
  • La France envahie, 1636. 131

CHAPITRE IX

  • La trilogie diabolique sous Louis XIII.—Religieuses de Loudun. 1633-1639. 137
  • De la direction des mystiques. 139
  • Le diable et les couvents. 141
  • Procès et mort d'Urbain Grandier. 149

CHAPITRE X

  • Les Carmélites.—Succès du Cid. 1636-1637. 160
  • Le centre de l'intrigue espagnole. 164
  • Le Cid, glorification de l'Espagne. 169
  • L'Académie. 170

CHAPITRE XI

  • Danger de la reine. Août 1637. 173
  • Lafayette et le père Caussin. 175

CHAPITRE XII

  • Conception et naissance de Louis XIV. 1637-1638 180
  • Situation désespérée de la reine en décembre 1637 182
  • Lafayette sauve la reine (9 décembre 1637) 185
  • L'accouchement, 5 septembre 1638 188

CHAPITRE XIII

  • Misère.—Révoltes.—La question des biens du clergé. 1638-1640. 190
  • Solidarité de ruine. 194
  • Va-nu-pieds et Croquants. 196
  • Richelieu menace le clergé, n'en tire rien, recule. 201

CHAPITRE XIV

  • Richelieu relevé par les révolutions étrangères.—Les favoris, Mazarin, Cinq-Mars. 1638-1641. 203
  • Le Portugal et la Catalogne contre l'Espagne. 205
  • Influence italienne. Fortune de Mazarin. 207
  • Naissance de Monsieur (1639). 208
  • Richelieu donne au roi Cinq-Mars qui le trahit. 212
  • Conspiration de Soissons. 1641. 219

CHAPITRE XV

  • Conspiration de Cinq-Mars et de Thou. 1642. 221
  • La reine et Gaston les trahissent. 228

CHAPITRE XVI

  • Isolement et mort de Richelieu.—Mort de Louis XIII. 1642-1643. 233
  • Ingratitude des Condés pour Richelieu. 235
  • Les deux mourants voudraient lier la future régente. 241

CHAPITRE XVII

  • Louis XIV.—Enghien.—Bataille de Rocroy. 1643. 246
  • Gassion et Sirot gagnent la bataille. 252

CHAPITRE XVIII

  • L'avénement de Mazarin. 1643. 255
  • La reine, pour le garder, donne tout à tous, emprisonne ses amis. 259

CHAPITRE XIX

  • Gloire et victoire.—Traité de Westphalie. 1643-1648. 263
  • Mazarin vécut de l'éclat d'une victoire annuelle que l'on arrangeait pour Condé. 264
  • Ses efforts pour empêcher la paix. 272

CHAPITRE XX

  • Le jansénisme.—La Fronde. 1648. 275
  • La Fronde fut une révolution morale, aussi bien que la Fronde religieuse du jansénisme. 277
  • Le Parlement, quoique menacé, défend le peuple. 279

CHAPITRE XXI

  • Le premier âge de la Fronde.—Les Barricades.—La Cour, appuyée par la Fronde, emprisonne Condé. 285
  • Le Parlement pose la garantie des personnes et des propriétés. 287
  • Gondi (depuis cardinal de Retz). 291
  • Paris deux fois trahi. 298
  • Folie de Condé. Sa prison. 300

CHAPITRE XXII

  • Second âge de la Fronde.—La Cour, appuyée par la Fronde, chasse Condé. 1650-1651. 304
  • Les héroïnes. 306
  • Mazarin bat Turenne. 308
  • Personne ne veut des États généraux. 315

CHAPITRE XXIII

  • Fin de la Fronde.—Combat du faubourg Saint-Antoine. 1652. 317
  • Horreur et plaisanteries. 318
  • Massacre à Paris, Sodome à la cour. 326
  • Condé sauvé par la Fronde. 330

CHAPITRE XXIV

  • Fin de la Fronde.—Le terrorisme de Condé.—Second massacre (à l'Hôtel de Ville). 1652. 332

CHAPITRE XXV

  • Turenne relève Mazarin.—Règne de Mazarin. 1652-1657. 348
  • Mazarin était perdu sans Turenne. 349
  • Froide et infaillible habileté de Turenne. 352
  • La guerre anthropophage. 357

CHAPITRE XXVI

  • Paix des Pyrénées.—Triomphe et mort de Mazarin. 1658-1661. 361
  • La misère et la famine jusqu'à la mort de Mazarin. 363
  • Sa politique contraire à celle de Richelieu. 366
  • L'Espagne ambitionne un second traité de mariage avec la France. 1659. 369
  • Mort de Mazarin, 1661. 372
  • Cette paix n'est pas une paix. 373
  • Essor de la nouvelle langue française. 376

Note 1: Quelle pitié de voir Schiller poser ce spéculateur en face de Gustave-Adolphe! Waldstein est grand comme fléau, mais sa spéculation était fort simple, et la prime effroyable qu'il donna au soldat devait lui attirer tous les soldats de la terre. Gustave, le maître à tous, trop grand pour dénigrer personne, ne faisait pas cas des talents militaires de ce Waldstein. Il fit de petites choses avec des moyens énormes. Son attitude d'acteur, sa tragi-comédie de solitude dans la foule, de taciturnité, etc., fait rire le grand Gustave. Il l'appelle sans façon: Le fat (Narren)? ou peut-être le sot. Mais tout cela imprime une respectueuse terreur au pauvre dramaturge. Il copie avec une admiration bourgeoise les vieux récits allemands sur les magnificences de l'illustrissime coquin. Sa table était de cent couverts; il avait tant de carrosses. Son maître d'hôtel était de première qualité, etc.—Pauvretés pitoyables. Ce qui est pire dans le livre de Schiller, ce qui fausse l'histoire à chaque instant, c'est un déplorable effort d'impartialité entre le bien et le mal. Reproche, au reste, qu'on peut faire à plus d'un Allemand, entre autres à notre aimable, savant, ingénieux Ranke, qui nous a tant appris. Son Histoire de la papauté (je parle de l'original, et non, bien entendu, de la perfide traduction), avec tant de mérites divers, a le tort de grossir énormément beaucoup de petites choses. Rome d'abord. Dans sa pitoyable décadence, elle redevient le centre du monde. C'est comme un cadran solaire en bois de sapin qui dirait: «Le soleil tourne à cause de moi.» Mais, non, Rome ne s'y trompe pas. Elle est moins occupée des visions ambitieuses des Jésuites, ou du grand mensonge des missions, que de son piètre intérêt italien.—Les jésuites, de même, sont surfaits par Ranke. Leurs rêves d'Armada, de conquêtes d'Angleterre, etc., les montrent constamment chimériques. La dissidence de ceux d'Allemagne et de France, celle des Jésuites français entre eux, que je note dans ce volume, n'est pas propre non plus à nous faire admirer la sagesse de l'ordre. Possevin, leur rusé savantasse, me paraît, en conscience, un bien petit héros.—Les Jésuites ont une chose dont on doit tenir compte: c'est la lente et patiente préparation de la guerre de Trente ans par la captation des familles nobles et princières, par la séduction des mères et la conquête des enfants. Ils obtinrent une variété imprévue de l'espèce humaine, le bigot, vrai coup de génie, comme celui de l'horticulteur qui a trouvé la rose noire, sans parfum ni feuilles, un bâton. Ce bâton, c'est Ferdinand II. On ne savait pas bien en détail comment ils s'en servirent. L'archiviste de Vienne, Hormayer (V. les intéressants extraits d'Alfred Michiels, Siècle de 1856), nous l'a complétement révélé. Nous savons maintenant comment ces Pères, tenant en haut l'Empereur, leur terrible marionnette, purent faire en bas de la démocratie pour l'extermination du peuple. Leurs apôtres, dans le carnage de Bohême, étaient des bouchers bien pensants, de pieux laquais, de dévots tailleurs, etc. On massacrait, d'une manière intelligente, jamais dans des lieux contigus, mais éloignés les uns des autres, toujours aux moments imprévus. Cela désorientait la résistance. Chacun, abattu, inquiet, se disait cependant: «Le mal est encore loin.» Chacun croyait avoir un meilleur numéro dans cette loterie de la mort. 11,000 communes sur 30,000 périrent entièrement; les autres à moitié. Le pays offrait une profonde solitude. Les gens armés qui se hasardaient à le traverser rencontraient parfois sur le soir des paysans autour du feu, préparant leur souper, et un homme dans la marmite. Hormayer, Taschenbuch für die vaterlændische geschichte, 1836.

Voilà des gens féroces, direz-vous, mais enfin bien habiles. Attendez. Ceci n'est que le premier acte de la guerre de Trente ans, le moment du bigot. Voici venir le second acte; c'est le Marchand d'hommes, Waldstein, le spéculateur en armées. Tout échappe aux Jésuites. Ils n'avaient pas prévu cela. Les voilà étonnés, effarés, comme un hibou qui aurait couvé un vautour. Lorsque Waldstein a été éreinté par Gustave, ils le font assassiner. Et alors ils reprennent force. Par grande habileté? ils n'en ont pas besoin, ayant pour eux la miraculeuse vertu d'une révolution territoriale qui offre à chacun le bien du voisin.[Retour au texte principal.]

Note 2: Nous possédons une curieuse histoire de la Loterie: Del giuco del Lotto, opera del conte Petitti di Roreto. 8o 1853, Torino. Elle commence en Italie au XIVe siècle, en Flandre en 1519, en France en 1539. L'auteur, admirateur des gouvernements protecteurs de la loterie, etc., n'en donne pas moins les faits les plus intéressants sur les résultats moraux de cette institution fiscale. En Lombardie, à Venise, les boulangers cuisent moins de pain la veille du tirage.—V. aussi Delamare, Police, Savary, Dict. du Commerce, l'Encyclopédie (par matières), le répertoire de Favart-Langlade, et Boulatignier, de la Fortune publique. Savary nous apprend que Saint-Sulpice, les Théatins, les Filles-Saint-Thomas, furent bâtis à l'aide des loteries ecclésiastiques. Le nom originaire de la loterie à Gênes est Giuco del Seminario.—Quant à l'histoire du Jeu en général, j'ai eu un moment la tentation de la faire en recueillant les textes innombrables que me fournissaient surtout les Mémoires du XVIIe siècle, le grand siècle du jeu. Gourville spécialement est ici inappréciable. Qu'il est fier! qu'il est noble! Comme il sent bien sa dignité de beau joueur, de croupier, d'homme de tripot! Son assurance impose. La vertu, la probité, la morale des petites gens, sont honteuses et baissent les yeux.[Retour au texte principal.]

Note 3: Cette parole eût dû rester présente à ceux qui admirent avec raison les monuments de la politique d'alors, mais s'en exagèrent la portée systématique, la suite, la conséquence. Nous avons fait effort dans ce volume pour faire apprécier dans son vrai caractère la volonté très-forte, mais non pas fixe, de Richelieu, et les variations fatales que lui imposèrent les événements. Mazarin va plus loin. Tout en passant sa vie à calculer son jeu, à négocier, ravauder (comme dit Retz), il attribue tous ses succès à sa bonne fortune.

Il se moquait de ceux qui se creusaient la tête pour en chercher les causes et croyaient qu'il avait des secrets, des recettes à lui. Il ne réclamait qu'un mérite, d'être heureux.

D'autre part, nous lisons dans les Mémoires de Retz, qu'un jour la reine lui disant: «Le pauvre cardinal Mazarin est bien embarrassé,» il aurait répondu: «Donnez-moi le Roi pour deux jours, vous verrez si je le serai.»

Retz a raison. Avoir le Roi en main et jouer sur cette carte, c'est dans ce temps être heureux à coup sûr, et d'avance gagner la partie. Donc il faut que l'histoire suive attentivement l'heureux joueur, n'oublie jamais l'intrigue de cour qui est alors le point principal, s'y place, regarde de là et l'administration intérieure, et la politique extérieure, s'attache au Roi, à la chambre du Roi, «aux douze pieds carrés qui, disait Richelieu, lui ont donné plus de besogne que toute l'Europe.»

Cette méthode, absurde en d'autres siècles, comme nous l'avons dit ailleurs, est au XVIIe, non-seulement la meilleure, mais la seule possible. Elle en est la boussole. Autrement on se noiera dans l'océan des actes et des paroles, dans la richesse souvent stérile des vaines négociations, des dits et contredits sans résultat, des longs efforts pour de petits effets, d'essais et d'idées avortés. Ces récits, ces écrits, ces dépêches, vous tentent trop souvent par le mérite littéraire, la forme agréable, le charme, la clarté du détail. L'ensemble n'en est pas moins obscur. On est porté à chaque instant à se méprendre et à donner aux choses une valeur propre, une portée qu'elles n'ont pas. Heureusement une éclaircie se fait du côté de la cour, un rayon du Soleil (le Roi), et l'on voit que l'œuvre compliquée, laborieuse d'en bas, n'est qu'un petit reflet capricieux de l'Olympe d'en haut.[Retour au texte principal.]

Note 4: La belle publication de M. Avenel (Lettres de Richelieu) étant peu avancée encore, c'est à lui-même que j'ai demandé des renseignements. Personne, à coup sûr, ne connaît mieux cette époque. Mais nous n'avons pas de document qui éclaircisse ce point. J'ai été réduit aux trois volumes manuscrits de la Bibliothèque, tellement insuffisants.—L'ouvrage estimable sur l'Administration de Richelieu, dont je parle dans le texte, est celui de M. Caillet. M. Caillet est savant, exact, judicieux (sauf le chapitre de l'éducation auquel je reviendrai).—Du reste, ce qui fait sentir partout les embarras financiers de Richelieu, ce sont ces licenciements de troupes au moment les plus graves, mesures absurdes si elles n'avaient été commandées par la nécessité.[Retour au texte principal.]

Note 5: Quand il la fit faire par Marillac, elle était tout à fait en harmonie avec ses actes d'alors, l'invasion de la Valteline, la reconstruction de la Sorbonne, la défense de communiquer avec le nonce, etc. En janvier 1629, il la fit recevoir au Parlement, voulant montrer encore les dents au pape, lorsqu'il allait le secourir, afin de le convaincre d'autant mieux de la nécessité de gagner un homme à la fois si utile et si redoutable, qui, dans un pli de sa robe, apportait la guerre et la paix. Le sens était: «Je maintiens l'ordonnance, prêt à la sacrifier si l'on me fait légat à vie.» Il paraît que la cour de Rome sut le leurrer un an de plus, et tirer de lui un démenti de l'ordonnance gallicane, la démarche violente contre Richer, vieux chef des gallicans. Cette démarche publique semblait river pour toujours Richelieu dans l'ultramontanisme. Rome alors se moqua de lui, croyant qu'il ne pourrait changer. Mais il changea encore en 1638, quand il lança Du Puy et son livre des Libertés gallicanes. Court moment, il est vrai. Il ne pouvait lutter sérieusement contre Rome, sans troubler la conscience d'un roi si maladif, craintif de la mort, de l'enfer.—J'insiste sur ces contradictions successives de Richelieu et aussi sur ses contradictions simultanées (par exemple, ses trois traités en sens contraires d'avril 1631, V. plus loin). Personne n'a cherché davantage à sauver l'apparence, à garder la fière attitude d'un homme tout d'une pièce et d'immuable volonté. Le fameux Testament, les longs et laborieux Mémoires, sont combinés pour cet effet. Ils réussissent à donner l'admiration et le respect du grand labeur, de l'effort soutenu d'un homme qui fait route à travers tant d'obstacles; mais ils ne trompent nullement sur la fixité de sa politique.—Les Mémoires, bien examinés, discutés et serrés de près, faiblissent spécialement en trois points essentiels: 1o ils exagèrent les forts petits succès des campagnes d'Italie, si misérables en comparaison des conquêtes du XVIe siècle. Ici, quels résultats? On secourt Casal, on prend Pignerol, on laisse périr Mantoue, et on se coule à fond dans l'opinion des Italiens. L'effet du Pas de Suse eût été grand, si l'on n'eût, sur le champ, rentré en France et bientôt licencié trente régiments.—2o Les Mémoires feraient croire que Richelieu, de bonne heure, agit sérieusement avec Gustave (ce qui est faux, il ne pensait alors qu'au Bavarois). Ils feraient croire du moins qu'il lui procura sa trêve de Pologne. Mais tout le monde y travaillait, surtout la Hollande; et le seul qui réussit, ce fut Gustave, par une victoire qui découragea les Polonais.—3o Richelieu s'efforce d'obscurcir, d'abréger, d'effacer ce qui, au fond, est le plus admirable en lui, sa lutte désespérée contre l'intrigue espagnole des deux reines.[Retour au texte principal.]

Note 6: La sécheresse des Mémoires est ici surprenante. Richelieu court comme sur du feu. Bassompierre, Brienne, Mareuil, Gaston, donnent quelques détails accessoires, extérieurs, et point du tout le fond. Nul moyen de comprendre la crise de Lyon ni la journée des dupes. Après cette journée (10 novembre 1630), on tire le rideau, on fait semblant de croire qu'elle finit tout, et l'on ne dit plus rien pendant cinq mois, sauf la fuite de Gaston et le traité de Suède. Ce traité sert de remplissage; on le place en janvier, quoiqu'il n'ait été alors que rédigé, projeté; il ne fut conclu qu'en avril. Ce silence de cinq mois, d'une demi-année presque, est évidemment convenu. C'est un mystère d'État.

Par un arrangement tacite, chacun a mieux aimé éluder, esquiver. Cela rend curieux. Mais, très-probablement, ce sont choses terribles et périlleuses.

Richelieu cependant avait la mauvaise habitude d'écrire, d'écrire toujours. Il ne rédigeait pas tous les soirs exactement, comme Mazarin, une note des faits de la journée. Il s'est fié généralement à la grosse compilation de ses Mémoires qu'il faisait faire. Mais, pour cette période si grave dont ses Mémoires parlent à peine, il ne s'est fié qu'à lui-même. Un terrible petit journal, écrit par lui, en est resté. Il a été publié en 1649.

Comment cette pièce fut-elle déterrée, publiée? Je suppose qu'au moment où Condé se brouilla avec la cour, à la fin de 1649, et se lia intimement avec l'héritier de Richelieu (en le mariant), qu'à ce moment, dis-je, Condé reçut de ce jeune duc le redoutable manuscrit de famille, et le lança dans le public par les imprimeurs hardis de la Fronde.

Son authenticité ne peut pas être contestée. 1o Quoique ce soient de simples notes sèches et brèves, parfois obscures, quand on a beaucoup lu Richelieu, il est impossible de l'y méconnaître. Les faiseurs de la Fronde eussent fait un livre piquant; mais, entre eux tous, ils eussent travaillé des années sans rien faire qui, de près ou de loin, rappelât ce terrible petit livre.—2o C'est un memento personnel, extraordinairement sérieux, d'un homme d'action qui se parle à lui seul; il est si occupé du fond, si inattentif à la forme, qu'il en oublie la grammaire; souvent il commence par la première personne, il dit je, puis il continue par la troisième, et dit le cardinal.—3o Les rapports d'espions et de gens gagnés qui lui révèlent les détails d'intérieur font penser aux pièces de police qu'on trouva au 9 thermidor chez Robespierre. Mais ce qui ajoute aux révélations qu'obtient Richelieu un caractère bien plus naïf, inimitable et impossible à feindre, ce sont les mots imprudents de la reine, ses échappées colères, ses petites bouderies, les faiblesses, les violences par lesquelles elle se perdait.—4o Non-seulement les faits dominants y sont fortement indiqués, mais on y trouve marquées de légères nuances, peu importantes pour le résultat total de l'histoire, fort importantes pour la critique qui y sent le détail vivant et le trait précis de la vérité (par exemple, la malveillance que les reines, liguées contre Richelieu, gardaient l'une pour l'autre, p. 34 de l'éd. des Archives cur., t. V).—5o Enfin, ce qui est bien plus décisif que tout détail, c'est la force avec laquelle cette pièce essentielle vient juste s'encastrer dans la lacune, et s'adapter par tous ses angles aux angles précis du lieu vide, lequel, si vous ne l'y mettez, restera comme un trou impossible à combler, et, bien plus, une énigme irrémédiablement obscure.

Maintenant la reine avorta-t-elle réellement, comme les médecins et les femmes de la reine le dirent à Richelieu, ou l'enfant vécut-il? Dans cette dernière hypothèse, il faudrait faire remonter bien plus haut le commencement de la grossesse. Cet aîné de Louis XIV aurait pu être alors le fameux Masque de fer. L'histoire de celui-ci restera probablement à jamais obscure. Des écrivains, du reste fort légers, de peu d'autorité (Delort, Madame de Campan, etc.), en ont parlé, je crois, pour l'obscurcir et pour donner le change. On en pensera ce qu'on voudra. Mais on ne me fera pas croire aisément qu'on eût pris des précautions tellement extraordinaires, qu'on eût gardé à ce point le secret (toujours transmis du roi au roi, et à nul autre) si le prisonnier n'avait été qu'un agent du duc de Mantoue! Cela est insoutenable. Si Louis XVI dit à Marie-Antoinette qu'on n'en savait rien, c'est que, la connaissant bien, il se souciait peu d'envoyer ce secret à Vienne.—Il est même douteux que, si le prisonnier eût été, comme d'autres pensent, un cadet de Louis XIV, un fils de la Reine et de Mazarin, les rois qui succédèrent eussent gardé si bien le secret; mais très-probablement l'enfant fut un aîné, et sa naissance obscurcissait la question (capitale pour eux) de savoir si Louis XIV, leur auteur, avait régné légitimement.[Retour au texte principal.]

Note 7: Joseph tenait le fil des destinées de Richelieu.—Le véritable père Joseph, de Richard, est un livre léger, fait un demi-siècle après, et qui, dans certains points, mérite peu de confiance. Cependant l'auteur écrivait d'après des manuscrits que nous n'avons plus, surtout d'après les Mémoires d'État de Joseph. Il y a nombre de faits fort vraisemblables, ailleurs obscurs et à peine indiqués, ici très-clairs et mis en pleine lumière. Au reste, quoiqu'à l'exemple de tous les biographes il donne à son héros une importance exagérée, il ne surfait pas du moins sa vertu. Richard est amusant. Il semble nous promettre de beaux secrets de la politique du temps: «on voit bien l'aiguille au cadran, dit-il; mais, si l'on voyait les roues et les ressorts cachés!» Le dessous est beau en effet. Il montre son Joseph marchant toute sa vie de trahison en trahison. Il trahit Ornano. Il décide Gaston à trahir Chalais. Il habille un jeune comte en Capucin pour aller à Bruxelles et surprendre les lettres qui mèneront Chalais à la mort. En 1632, il conseille de faire mourir Montmorency, de ne pas tenir parole à Gaston. Il trahit deux fois Richelieu, et en signant le traité de Ratisbonne (1630), et en tirant parole du roi de faire revenir sa mère, malgré le ministre (1638).

Sur tout cela, Richard le croit le grand homme du temps.—L'ouvrage n'est pas moral, mais il est curieux. Richard, qui probablement copie le plus souvent Joseph, éclaire beaucoup de choses sans le savoir, sans soupçonner la portée de ce qu'il dit. On suit très-bien chez lui la lutte discrète, la haine cachée des deux grands amis l'un pour l'autre, la duplicité de Joseph, qui, comme ministre de Richelieu, conseille des choses violentes et hasardeuses, mais qui, en dessous, travaille souvent le roi en sens contraire, qui parle pour et contre Gaston, pour et contre Marie de Médicis, etc.[Retour au texte principal.]

Note 8: C'était ici le lieu d'en parler; mais j'ai dû à ce grand homme le respect de commencer par lui mes Éclaircissements. Je ne pouvais d'ailleurs, dans une histoire de France, l'envisager que de profil. La vieille histoire d'Arkenholz, sortie des pièces et des récits originaux, est toujours excellente. Elle nous a sauvé beaucoup de pièces importantes qui, je crois, n'existent plus ailleurs. Je parle de celles qui racontent la mort de Gustave, le sac de Magdebourg, etc.[Retour au texte principal.]

Note 9: Un récit curieux et inédit de cet événement est celui que l'abbé Fontana écrit à monseigneur Panzirole la même année 1634. Il l'appelle Valestayn. Mais le célèbre général signait lui-même Waldstein.—Il y donne d'abord la version officielle des impériaux, avec des circonstances nouvelles, puis il ajoute: «Plusieurs répandent que la trahison de Waldstein n'est point avérée; que ce sont ses ennemis, les Espagnols et Bavière (sans doute le duc de Bavière), qui ont tout fait pour le faire paraître coupable.» (Extraits des Archives du Vatican, conservés à nos Archives de France, carton L, 386.)[Retour au texte principal.]