À quoi tint son salut? À ce qu'on ne trouva pas les pièces essentielles? À ce que mademoiselle de Hautefort alla déguisée à la Bastille, et avertit Laporte de ce qu'il devait dire? Il y eut tout cela, mais encore autre chose. La douceur de Richelieu pour Laporte (qui ne fut pas mis à la question), les éloges même que le ministre donna à sa résistance, à sa fidélité, montrent assez qu'alors il ménagea la reine. Pourquoi? Elle était à ses pieds et elle avait demandé grâce.

Il l'avait terrifiée d'abord, lui faisant croire qu'il avait trouvé tout. Et alors, perdant la tête, elle l'avait prié d'éloigner les témoins et de rester seul avec elle. Le manuscrit cité par Capefigue, quoique de la main du cardinal, est si naïf, qu'on n'y peut méconnaître ce que dut sentir la femme effrayée. Par sa trahison de Laporte, par celle qu'elle fit (plus haut) de la Fargis, on voit comme elle était peureuse. Elle fut d'autant plus caressante, plus qu'une reine, plus qu'une femme ne pouvait l'être avec sûreté: «Quelle bonté faut-il que vous ayez, monsieur le cardinal!... Tirez-moi de là; je ne ferai plus de faute à l'avenir.» Elle avançait, offrant sa main tremblante. C'était fait de la fière Chimène. Au vainqueur de dicter les conditions.

Au grand étonnement de la reine, Richelieu recula. Il ne prit point cette main, s'inclina humblement et dit qu'il allait demander les ordres du roi. Que dire des contradictions humaines? La faveur que, cinq ans plus tôt, en novembre 1632, il avait cherchée, désirée, il la décline en 1637. Y vit-il une perfidie, un piége féminin pour le perdre? Ou peut-être, malade, vieilli, il se jugea, se contenta de tout pouvoir.

Revenu, rapportant l'ordre du roi, il la retrouve humiliée, anéantie. Comme une petite fille, elle écrit devant lui une confession de ses rapports avec l'Espagne, une promesse de ne plus récidiver, de se conduire selon son devoir, de ne rien écrire qu'on ne voye, de ne plus aller aux couvents, du moins seule, et de n'entrer dans les cellules qu'avec telle dame qui en répond au roi.

Pièce grave, qui pouvait servir si l'on allait jusqu'au divorce. Mais, même en donnant cet acte contre elle, elle n'eut pas grâce entière du roi. Il ne lui parla plus. Tout le monde s'éloigna d'elle. Les courtisans qui entraient dans la cour de Chantilly tenaient les yeux baissés, afin qu'on ne pût dire qu'ils regardaient les fenêtres de la reine. Elle étouffait de honte et de douleur, et, les deux jours qui suivirent son pardon, chose inouïe pour elle, elle ne put manger.

Trois personnes lui restaient fidèles et travaillaient pour elle en dessous; d'abord deux femmes généreuses, Hautefort par dévouement, Lafayette par dévotion; enfin le père Caussin, qui, sous son air béat, saisissait adroitement toute occasion de faire scrupule au roi de vivre mal avec sa femme, de tenir sa mère en exil et de continuer la guerre. Pour s'amender des trois péchés, une chose suffisait: renvoyer Richelieu.

Les Jésuites, qu'on croit de si grands politiques, satisfont peu ici. Ils se montrent flottants et peu d'accord. Plusieurs étaient pour Richelieu. Plusieurs, un père Monod, qui gouvernait la régente de Savoie et qui influait sur Caussin, Caussin même et d'autres sans doute voulaient renverser Richelieu. Mais qui eussent-ils mis à la place? On a dit le vieux Angoulême, bâtard (fort méprisé) de Charles IX; j'ai grand'peine à les croire si sots. Angoulême peut-être aurait suffi comme drapeau et mannequin; mais dessous, très-probablement, était en embuscade le seul homme capable, le père Joseph, que sa parente Lafayette eût mis sans peine au ministère.

Quoi qu'il en soit, ces souterrains, ces mines, poussés d'août en décembre, avaient réussi chez le roi. Il était pris. On le voit par une lettre craintive de Richelieu où il lui explique qu'à tort le père Caussin dit qu'il désire se retirer; il le fera quand la paix sera faite. Humble manière de conjurer l'orage et de gagner du temps.

Il arriva pour Angoulême ce qui était arrivé pour les parents de Lafayette. Il s'effraya de cet honneur de succéder à Richelieu. La terrible réputation du cardinal le servit encore cette fois. Angoulême lui dénonça tout. Richelieu le mena lui-même au roi, demanda si vraiment c'était lui qui le remplaçait. Le roi balbutia, s'excusa. Et Richelieu resta plus maître que jamais.

C'était le 8 ou le 9 décembre. Tous les fils laborieusement ourdis par la cabale se trouvaient à la fois rompus. Tous les moyens humains, Caussin, Hautefort et Lafayette, les avertissements, les prières, les suggestions de l'amour et de la dévotion, avaient échoué. Il fallait un coup d'en haut pour trancher le nœud, un miracle. Il se fit.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XII

LA NAISSANCE DE LOUIS XIV
1636-1637

Les origines des grandes choses ne sont pas toujours claires. Le Nil cache sa source, et l'on peut disputer sur celles du Danube et du Rhin. Ne nous étonnons pas si les vraies origines du Messie de la monarchie sont restées un peu troubles, si son fameux Noël n'en est pas moins louche. Pour bien y voir, il manque l'étoile d'Orient.

Ce qui nous permet l'examen et même l'encourage, c'est la conduite du roi, qui se montra tellement désintéressé de la chose, subit patiemment le miracle, mais n'en fut pas mieux pour la reine, ne s'émut point de ses souffrances, enfin, ne l'embrassa pas, comme c'était l'usage, après l'accouchement.

Le sceptique Henri IV s'était montré bien autre à la naissance de Louis XIII. Tout en le proclamant aussi un don de Dieu, il avait prouvé par sa joie qu'il se jugeait l'instrument du miracle; il avait embrassé la mère, versé des larmes paternelles.

Mais ici rien pour la nature. Dieudonné est le fils de la raison d'État.

La date est importante et très-délicate à fixer. Si l'on en croyait la dame qui écrit la vie de mademoiselle de Hautefort, celle-ci eût fait parler le confesseur au roi et décidé le rapprochement des époux la veille d'une grande fête, évidemment Noël (25 décembre 1638). Date improbable, qui, admise, ferait naître l'enfant avant terme, ce qu'on n'a jamais dit. Date plutôt certainement fausse; au 25, le confesseur Caussin était chassé; son successeur, donné par Richelieu, n'aurait pas conseillé au roi de se rapprocher de la reine.

Le calcul exact des neuf mois[12] nous reporte, au contraire, à une date bien plus vraisemblable, au 9-10 décembre, au moment de la grande crise, au jour où Richelieu vainquit Caussin et dut le faire partir le lendemain.

Il en advint à Paris en 1637, comme à Lyon en 1630. L'enfant apparut au moment où la mère se croyait perdue si elle n'était enceinte. Il vint exprès pour la sauver. C'est l'Ultima ratio des femmes, c'est le Deus ex machinâ, qui vient trancher le nœud qu'on ne peut dénouer.

Rappelons-nous les terribles secousses par lesquelles elle avait passé dans cette seule année 1637. Nous en comprendrons mieux l'extrémité où elle se trouva en décembre. Elle s'était vue tour à tour très-haut, très-bas. D'espoirs en désappointements et de triomphes en chutes, elle avait trouvé finalement le fond du désespoir.

Le Cid en janvier a remis l'Espagne en honneur, à la mode. Chimène a glorifié, relevé Anne d'Autriche.

Mais un astre nouveau s'est levé, plus qu'une maîtresse,—une reine possible, la jeune Lafayette. Cela dure quatre mois. Volontairement l'astre s'éteint. La reine est rassurée (mai).

À tort. L'affaire du Val-de-Grâce la met à deux doigts de sa perte (août). Pardonnée, écrasée, elle a chance encore contre Richelieu, si Caussin, si les dames peuvent réussir auprès du roi. Mais Richelieu l'emporte.

Richelieu, irrité de nouveau en décembre, poussera son avantage, fera valoir pour le divorce les aveux qu'elle a faits, les pièces qu'elle a données contre elle.

Elle était descendue où peut descendre une femme. Elle s'était humiliée (et j'allais dire offerte), avait tendu la main. On avait reculé.

Cruel affront au sang d'Autriche! L'âge aussi, pour la première fois, dut lui venir à l'esprit, et la quarantaine imminente; surprise inattendue, amère...

Plus jeune, elle avait dit à ceux qui parlaient de le tuer: «Mais il est prêtre.» L'eût-elle dit alors après un si cruel dédain?

Peut-être elle s'en fût tenue, comme faible femme, au chagrin et aux pleurs. Mais ceux qui la poussaient (je parle des agents espagnols), ceux-là, dis-je, ne pouvaient s'en tenir là. Ils la voyaient bientôt à quarante ans sans avoir encore pris racine en France. Chose honteuse pour l'habileté du cabinet de Madrid d'avoir eu si longtemps ici une infante et de n'en avoir tiré aucun parti. La Fargis n'était plus là, comme à Lyon, pour pousser la reine aux aventures. Mais madame de Chevreuse, de son exil de Tours, venant au Val-de-Grâce, y venait-elle en vain? Le mot fort et amer de Gaston (V. 1631) indique assez que la Chevreuse lui disait ce que l'oncle de Marie de Médicis lui dit au départ: «Sois enceinte.»

On sait que, bien souvent, des femmes condamnées à mort usèrent de ce remède pour gagner du temps. Celle-ci risquait plus que la mort. Elle risquait, non-seulement de ne plus être reine de France et de rentrer dans l'ennui de Madrid, mais, par un procès scandaleux, d'irriter sa famille, déshonorée par elle, et de se trouver perdue, même à Madrid. Si les confidents de la reine, en mars 1631, n'osèrent cacher à Richelieu ni son avortement ni ce qui le provoqua, l'auraient-ils soutenue, couverte jusqu'au bout dans un procès poussé à mort par le ministre tout-puissant? Que de choses on eût sues! Quelle eût été l'indignation de la prude maison d'Autriche contre son imprudente infante, quand on eût vu combien la dévotion espagnole était une gardienne peu sûre, une duègne infidèle de la vertu des reines!

C'était justement cette duègne qui moyennait ici les choses. De quoi s'agissait-il? De sauver l'Église en Europe, l'intérêt catholique aussi bien qu'espagnol. Un tel but sanctifiait les moyens. Le Jésuite Caussin n'était nullement étranger, à coup sûr, à l'art que les grands casuistes professaient depuis quarante ans. L'ingénieux Navarro, le savant et complet Sanchez, les nombreux éclectiques, comme Escobar et autres, avaient creusé et raffiné. En cent cas, l'adultère, pour une femme mal mariée, était un péché véniel.

Il est curieux de savoir quels serviteurs de confiance entouraient notre reine à ce moment. Son écuyer Patrocle la trahissait; elle ne l'ignorait pas. Laporte était à la Bastille. Bouvart, le médecin dévot, peu scrupuleux (qui ordonnait au roi une maîtresse), n'était pas très-sûr pour la reine; il avait avoué l'avortement (1631).

Au total, l'homme sûr à qui la reine pouvait se fier était Guitaut, capitaine de ses gardes. Guitaut n'était pas jeune, et il avait souvent la goutte. Il devait être suppléé dans ces moments par celui qui avait la survivance de sa charge, son neveu Comminges, un beau jeune homme, brave et spirituel, vrai héros de roman (V. Arnauld d'Andilly). C'est lui, pendant la Fronde, à qui la reine donna la périlleuse commission d'arrêter l'idole du peuple, le conseiller Broussel. Mais Mazarin (jaloux, sans doute) ne le laissa pas près de la reine, et l'envoya mourir en Italie.

La familiarité royale avec ces hauts domestiques était extrême alors. La disposition même des appartements était telle, que les princes et princesses, à tout moment en évidence et dans les choses que nous cachons le plus, vivaient (tranchons le mot) dans un étrange pêle-mêle. L'exhaussement même de la royauté, la divinisation des personnes royales, qui eut lieu en ce siècle, les enhardissaient fort, et leur faisaient accorder aux simples mortels qui les entouraient une trop humaine intimité.

Mais laissons tout ceci. Sortons des conjectures, voyons les faits, les dates précises.

Le 8 décembre, Caussin fit près du roi la démarche dernière et le suprême effort contre Richelieu. Angoulême avertit celui-ci, qui, le matin du 9, vit le roi, le reprit, exigea la promesse qu'il renverrait Caussin. Le roi, reconquis et forcé, rentrant en esclavage, pour fuir la cour peut-être et les reproches muets de mademoiselle de Hautefort, pour s'excuser aussi à mademoiselle de Lafayette, partit de Saint-Germain, se proposant de la voir à Paris à la Visitation, mais de ne pas revenir, de continuer le faubourg Saint-Antoine, et d'aller coucher à Saint-Maur, chez les Condé, amis de Richelieu.

Tout cela ne fut pas si prompt qu'on ne pût faire avertir Lafayette pour qu'elle retînt le roi, l'empêchât d'aller s'endurcir et s'obstiner dans ce désert, pour qu'enfin, dans ce jour suprême, s'il se pouvait, elle fondît son cœur.

La reine courut après le roi. Sous je ne sais quel prétexte d'affaires ou de dévotion, elle vint au Louvre, attendre, souper, coucher et profiter peut-être de ce qu'aurait fait Lafayette.

La partie était extraordinairement montée. La reine n'avait pas caché sa vive inquiétude. Des couvents étaient en prières (on le sut le lendemain).

La jeune Lafayette, innocente complice d'une affaire si peu innocente, fit d'autant mieux ce qu'on voulait. Elle tint le roi longtemps, très-longtemps, deux heures, trois heures, quatre heures, tant que ce fut soir. On devine bien ce qu'elle dit. Elle pria pour la reine, supplia, et pour le roi même, pour sa conscience et son salut. Noël allait venir. Pourrait-il bien, dans un tel jour où Christ vient apporter la paix, ne pas donner la paix à sa femme et à sa famille, à la France en péril s'il ne lui venait un Dauphin? Dernier point délicat où cette enfant de dix-sept ans ne put ne pas rougir. Une jeune sainte charmante, demandant, implorant un Dauphin pour la France, belle de sa honte et de son trouble, de son effort suprême pour obéir et dire ce qu'on lui faisait dire, c'était une scène plus forte que celle des pinces d'argent.

Louis XIII, qui semblait de bois, sortit pourtant si animé, qu'il s'en allait éperdu à Saint-Maur par une nuit glacée, un effroyable temps d'hiver. Le bonhomme Guitaut, qui, depuis quatre heures, se morfondait là à l'attendre, lui demanda lamentablement s'il était d'un roi chrétien de faire courir ses gens par ce temps-là. Le roi n'entendait rien. Deux fois, trois fois, il fit la sourde oreille, quoiqu'on lui dît et répétât que la reine, avec un bon feu, était au Louvre, qui bien volontiers lui donnerait à souper, à coucher. Enfin l'obstination de Guitaut l'emporta. Tout entier à ce rêve, à ces brûlantes paroles, à cette image enflammée du rayon de Dieu, il se laissa mener au Louvre. Tout était prêt, et il soupa. Le journal de son médecin malheureusement ne va pas jusque-là; nous saurions quel fut le menu, quel le dessert, si les fameux diavoletti y furent servis, ou les breuvages d'illusion qu'on donnait au sabbat. Quoi qu'il en soit, le roi coucha au Louvre dans le lit de la reine, s'en alla le matin. Quand elle se leva pour dîner, un supérieur de moines se trouva sur la route pour lui annoncer que la nuit un simple, un bon frère lai, avait su par révélation ce bonheur de la France. Et il lui dit en souriant: «Votre Majesté est enceinte.»

Toute la cour était pour la reine. On entoura le roi, on le félicita, on le persuada. Eh! que ne peut la sainte Vierge? N'était-ce pas elle-même que ce jour-là il avait vue dans mademoiselle Lafayette, toute divine et transfigurée? De là l'acte célèbre. Le 13 janvier, par un élan de chevalerie extatique qui revient, je crois, tout entier à la gloire de la jeune religieuse, il mit le royaume de France à la protection de la Vierge.

Neuf mois sont longs. La reine avait à craindre qu'en ces neuf mois un mot, une plaisanterie calculée de Gaston (qui, après tout, perdait le trône), n'assombrît fort le roi et n'éclairât les souvenirs confus qui lui restaient de cette nuit. La fille de Gaston, alors enfant, nous apprend que la reine la faisait venir, ne se lassait pas de la caresser, lui disant et lui répétant: «Tu seras reine, tu seras ma belle-fille.» Ou bien: «C'est ton petit mari.»

Cela calma Gaston, lui fit avaler l'amère pilule. Il avait fait une protestation secrète contre la légitimité de l'enfant. Mais il n'éclata pas, ne troubla pas le doux concert des félicitations dont on flattait l'amour-propre du roi. Lafayette soutenait sa foi, et, d'une bouche pure et non menteuse, affirmait, célébrait le miracle de la Vierge. Mais, plus directement encore, mademoiselle de Hautefort reprit et empauma le roi. Audacieuse de son dévouement, sûre d'ailleurs de ne risquer guère, la vive Périgourdine lui fit des avances innocentes. Elle le refit son chevalier. Il se remit à faire pour elle des vers, de la musique. Il aimait à la voir manger avec les autres demoiselles; il les servait à table; il parlait mal du cardinal. Bref, il n'oubliait rien pour plaire.

De temps à autre, pour l'éveiller un peu, elle le piquait, le querellait; il passait tout le temps à écrire ces petites disputes, les dits et les répliques.

On gagna ainsi les neuf mois. Enfin, le jour venu (5 septembre 1638), on aurait voulu que le roi fût ému, qu'il montrât des entrailles de père. La Hautefort ne s'épargna de l'ébranler, le mettre en mouvement. Elle y perdit son temps. La reine eut beau crier. On eut beau même dire, à tort ou à raison, qu'elle était en danger. Le roi resta calme et paisible.

Il ne fut pas pourtant inhumain pour l'enfant. La Hautefort, pleurant et lui reprochant sa froideur: «Qu'on sauve le petit, lui dit-il. Vous aurez lieu de vous consoler de la mère.»

Si je ne craignais de faire tort à ce pauvre roi, je dirais que, malgré ses sentiments chrétiens, il se fût consolé sans peine de voir crever son Espagnole. La Française était là (non plus Lafayette impossible), mais cette vive Gasconne, qui le tenait alors. La dame qui écrit son histoire assure que toute la nuit, pendant que la reine criait, il se faisait lire l'histoire des rois veufs, qui, comme Assuérus, épousèrent leurs sujettes.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XIII

MISÈRE—RÉVOLTES—LA QUESTION DES BIENS DU CLERGÉ[13]
1638-1640

L'enfant fut un garçon, donc un roi. Gaston perdit le trône. La France en fut folle de joie. Heureuse d'échapper à un autre Henri III, elle acceptait aveuglément les chances d'une royauté de femme, la sinistre loterie d'une régence étrangère où elle avait déjà gagné deux Médicis.

Richelieu demeura sans voix. Sa fatalité était désormais d'avoir pour maîtres l'infant de la maison d'Autriche, la régente espagnole. Dans le compliment sec, en deux lignes, qu'il fait à la reine, les paroles lui restent à la gorge: «Madame, les grandes joies ne parlent pas...»

L'avenir était très-obscur. Richelieu, il est vrai, n'avait plus à craindre Gaston. Mais quels seraient les amants de la reine? C'était la question. Haï d'elle à ce point, pourrait-il lui faire accepter un homme à lui? Un homme sans famille et sans racine aucune, un étranger, un prêtre, un aventurier sans naissance, lui valait mieux qu'un autre. C'est, si je ne me trompe, la raison principale qui lui fit adopter bientôt un Italien que lui-même lui présenta comme ressemblant à Buckingham, le fin, le délié, le beau Mazarini.

Il avait apparu en 1630, comme on a vu, pour sauver l'armée espagnole. Cependant le père Joseph l'avait fait accepter de Richelieu comme pouvant être utile à Rome, Mazarin étant domestique de celui des neveux du pape qui tenait le parti français. La mort du père Joseph, en décembre 1638, rendit sa place vide; bientôt Mazarin succéda.

Joseph, cette année même, appuyé par sa jeune parente Lafayette, avait hardiment travaillé contre Richelieu. Il avait tiré du roi promesse de rappeler sa mère, et la demande au pape de le faire cardinal. Le pape n'osait. Il savait que Richelieu, sous main, contre Joseph, poussait le client de Joseph, ce Mazarin, qu'il croyait à lui maintenant, et qu'il voulait faire cardinal. Joseph vit bien qu'on l'amusait. Le désespéré Capucin sentit que le chapeau, l'ambition de toute sa vie, ne lui viendrait jamais, et comprit que son Mazarin le lui soufflait.

Il étouffa, il étrangla; une attaque d'apoplexie le frappe en mai. Et chacun dit: «Il est empoisonné.» Il confirma ce bruit tant qu'il put en quittant l'hôtel du cardinal et se réfugiant à son couvent.

Richelieu l'y calma un peu en lui faisant venir la promesse tant désirée pour la première vacance. Mais le pape était averti. Joseph fut joué jusqu'au bout. Le roi seul était sérieux dans l'affaire, il insistait contre le ministre. Ordre aujourd'hui et contre-ordre demain. Le pauvre martyr n'y tint pas. Une mauvaise nouvelle qui vint de Rome l'acheva, et il mourut deux heures après (18 décembre 1638).

Entre la naissance du Dauphin et la mort de Joseph, Richelieu régala la cour d'une grande fête. Il fit danser le ballet de la félicité publique. Chose hardie au moment où de toutes parts il avait des revers. Impuissance complète en Italie. En Espagne, un honteux échec, Condé, Sourdis en fuite. Au Nord, nouveau projet de conquérir les Pays-Bas avec le prince d'Orange, et, pour tout résultat, la reprise d'une petite place. Richelieu n'avait réussi que là où il n'était pas. Le général aventurier, Weimar, qui guerroyait aidé de quelque argent de la France, battu, battant, avait pourtant à la fin quatre fois défait l'ennemi, pris Brisach. Il songeait à se faire, entre nous et l'Empire, un petit royaume d'Alsace.

Richelieu assurait qu'il avait pris Brisach pour nous. Mais Weimar montra le contraire. Il garda sa conquête, et il allait devenir un danger pour la France quand une fièvre nous en délivra (18 juillet 1639). On admira encore que les ennemis de Richelieu mourussent ainsi toujours à temps.

L'invincible ennemi dont on ne pouvait se défaire, c'était l'épuisement du royaume, l'abîme de la misère publique qui se creusait de plus en plus. Le gouvernement était sérieux, nullement dilapidateur, le ministre économe, le roi avare. Il avait réduit à rien les libéralités royales. Les grands revenus de Richelieu ne paraîtront pas excessifs si l'on songe que sa maison était réellement un ministère des arts qui pensionnait les gens de lettres (nullement nourris par leurs ouvrages alors). Ajoutez-y les fêtes et les diverses dépenses de représentation que Richelieu prenait sur lui. Au milieu de cette guerre dévorante, de cet effort immense pour refaire l'armée chaque année, il avait réussi pourtant à créer une marine. Dans tout cela, il y avait certes beaucoup à admirer, et les éloges de Balzac et de tant d'autres ne sont pas entièrement déraisonnables. Madame de Motteville, comparant Richelieu à Mazarin, le voleur, le prodigue, si justement méprisé et haï, a été jusqu'à dire cette parole excessive et absurde: «Richelieu était adoré.»

Il dit dans ses Mémoires qu'il avait augmenté l'impôt modérément. Cela est vrai relativement, eu égard à l'immensité des dépenses. D'année en année se succèdent des édits sages pour mieux régler la répartition des taxes. Mais toute cette sagesse devait échouer contre ce que nous avons dit ailleurs: il ne pouvait toucher au grand corps riche, au clergé, pas davantage à la noblesse, obérée, ruinée, mendiante. Il s'efforçait d'atteindre la bourgeoisie par sa taxe des gens aisés, et par un examen sévère des exemptions sans titre et de la fausse noblesse.

La bourgeoisie propriétaire se revengeait sur ses fermiers, métayers, paysans, haussait les baux, suçait et resuçait la terre. En dernière analyse, c'était sur le cultivateur que l'impôt retombait d'aplomb.

En 1635 et 1639, les parlements de Toulouse et de Rouen révélèrent le cruel mystère de ce gouvernement. Même quand le chiffre des taxes n'augmentait pas, elles devenaient chaque année plus pesantes. Pourquoi? Parce qu'en chaque commune, ce que ne payaient pas les insolvables, les ruinés, les pauvres gens en fuite, ceux qui restaient solvables le payaient. Mais, écrasés par cette solidarité désolante, ils devenaient peu à peu moins solvables, grossissaient le nombre des ruinés et des gens en fuite. Des villages devenaient déserts.

On saisissait, on prenait, vendait tout, jusqu'aux jupes des femmes. Le parlement de Normandie dit qu'elles ne vont plus à la messe, n'osant montrer leur triste nudité. La saisie principale, malgré les ordonnances d'Henri IV, tombait généralement sur les bestiaux. On enlevait le troupeau du village. Et dès lors, plus d'engrais; la terre jeûnait, ainsi que l'homme, ne se réparait plus. Le maigre laboureur semait chaque année dans un sol plus épuisé, plus maigre. Voilà la route où nous entrons, où nous irons de plus en plus. Vauban et Boisguilbert la déplorent sous Louis XIV. Mais on n'y va pas moins jusqu'en 89.

Une guerre sans élan moral, et faite à contre-cœur, ne se soutenait qu'à force d'argent. On n'entrait en campagne que par l'emploi nouveau de quelque expédient violent, une fois en saisissant la rente et ne payant pas les rentiers, qui s'ameutèrent et qu'on emprisonna. Une autre fois, on fait croire aux provinces, mangées, foulées par les logements de troupes, qu'en payant elles seront quittes de ces misères. Elles paient, et les soldats n'en sont pas moins logés chez l'habitant.

La taxe des gens aisés, acceptée au moment de l'invasion comme une rigueur passagère, subsista, s'étendit, et toute la bourgeoisie fut tenue sous la terreur d'un arbitraire indéfiniment élastique, qui croissait ou baissait à la volonté des commis. Ces commis gouvernèrent en 1637 sous le nom d'intendants, armés d'un pouvoir triple de justice, police et finances, suspendant, entravant et les anciens pouvoirs de Gouverneurs, d'États, de Parlements, supprimant brusquement les élus par qui Richelieu avait voulu d'abord régler l'impôt, mais dont l'action lente ne donnait pas les rentrées sûres, rapides, que demandait la guerre. Un seul roi reste en France, armé des trois pouvoirs, c'est l'Intendant, l'envoyé du ministre; un homme généralement inconnu et de peu de poids, un cadet de famille de juges ou de la cour des aides, de la chambre des comptes. Petit jeune homme en habit court, qui fera faire taire les robes longues, menacera les Parlements, qui sait? par une accusation, fera mener à la Bastille monseigneur le Gouverneur même de la province et les plus grands noms de la monarchie.

Il est curieux de voir la versatilité de ce gouvernement. Richelieu, pendant six années, de 1630 à 1636, emploie toute sa vigueur à introduire partout l'impôt levé par les élus, par trois mille notables de France. Il brise, pour y réussir, les résistances des États provinciaux et des Parlements.

La guerre venue, il quitte brusquement ce système et fait lever l'impôt (révolutionnairement, on peut le dire) par trente-cinq dictateurs sous le nom d'Intendants. L'ordre y gagne; les pouvoirs locaux sont écrasés. Mais l'action violente, précipitée, d'un gouvernement si terrible, décide l'explosion du désespoir. Révoltes, non contre le roi, mais contre le fisc. Les croquants du Midi sont massacrés par la Valette, et les nu-pieds normands sont massacrés par Gassion, beaucoup pendus, plusieurs roués vifs à Rouen (1639-1640).

Tout cela fait, rien de changé. L'impossibilité de payer est la même. Et le roi, dans une ordonnance de novembre 1641, avoue, «les larmes aux yeux,» ce sont ses termes, précisément les mêmes maux dont se plaignaient les insurgés, précisément l'horreur de cette solidarité de ruine qu'ont accusée les Parlements. Mais quel remède propose-t-il? Il n'ose articuler le seul qui serait efficace.

La grande question du monde en ce siècle et aux trois derniers, c'est celle des biens ecclésiastiques. Elle domine toute la guerre de Trente ans. En Allemagne, en France, partout, c'est la question, plus ou moins formulée, ici parlante et là muette.

Il était évident que les biens donnés à l'Église servaient au Moyen âge diverses utilités publiques, écoles, hôpitaux, entretien des pauvres, etc. L'État n'existant pas alors (à proprement parler), l'État réel, sérieux, était dans l'Église. Celle-ci, peu à peu, se dégagea des charges, garda les avantages, s'enfonça dans son repos, donnant pour tout secours à l'État... ses prières.

L'État, chargé de plus en plus par l'organisation de tous les services publics, et frémissant de faim, tournait tout autour du clergé, et rencontrait de toutes parts une merveilleuse clôture. Les grands siéges dont on parle depuis celui de Troie, l'Anvers du prince de Parme et l'Alesia de César, sont fort peu de chose à côté.

François Ier crut pénétrer dans la place par la connivence du pape. Ce fut le Concordat. Le roi mit les siens dans l'Église, paya en bénéfices des emplois, des retraites. Mais on put voir la vertu singulière des terres d'Église pour transformer les hommes. À peine mis dessus, les serviteurs du roi n'étaient que prêtres et défendaient les biens sacrés.

Au premier mot que l'Hôpital risqua pour demander un état de ces biens (mai 1561), le clergé appela l'Espagne. Mais les huguenots étaient là. Il eut peur, il jeta un os, une rente d'un million à peu près pour la dette du roi à l'Hôtel de Ville. Somme minime au siècle suivant, où toute valeur avait changé.

Henri II et Henri IV imaginaient avoir trouvé une fente, une étroite fissure. Au nom de la charité, ils priaient que les abbayes reçussent, comme frères convers, de vieux soldats mutilés. Les pauvres diables y furent reçus si mal, qu'ils aimaient mieux s'en aller et tendre la main aux passants. Leurs places n'en furent pas moins remplies. Les grands abbés y mettaient leurs domestiques en retraite, leurs favoris, les parents de Jeannette.

Aux assemblées qui précédèrent le siége de La Rochelle, puis la rupture avec l'Espagne «pour délivrer l'archevêque de Trèves,» le clergé donna quelque chose, comme une subvention de croisade. En 1638, Richelieu, aux abois, les dents aiguisées par la faim, et peut-être poussé par les conseils hardis du moine révolutionnaire Campanella, sembla déterminé à exiger davantage. On peut croire, toutefois, que, de longue date, il avait prévu ce moment, ayant encouragé un long travail, l'immense compilation des Libertés gallicanes de Pierre Du Puy. Ce savant archiviste, excellent instrument de guerre que possédait le cardinal, l'avait armé de pièces pour prendre la Lorraine. Et il lui prépara un arsenal d'actes et de vieux livres, réimprimés en trois in-folios, pour battre le clergé en brèche. Le sens total fut résumé hardiment par Du Puy dans ce grand axiome: «L'Église ne peut pas posséder.»

Contradiction étrange. En 1629, quand Richelieu crut devenir légat, il obligea le doyen de Sorbonne d'abjurer les doctrines gallicanes. Il les ressuscite aujourd'hui, en 1638. Il les pousse à leur dernière conséquence. On concluait à Rome qu'il voulait se faire patriarche. J'en conclus seulement qu'il périssait faute d'argent, et qu'il voulait rançonner le clergé. La dévotion du roi ne permettait pas une révolution sérieuse. Richelieu, pour gagner le roi, trouva un Jésuite, Cellot, qui appuya Du Puy; un autre, Rabardeau, pour soutenir et autoriser cet épouvantail du patriarcat. Mais tout cela rassurait peu la conscience de Louis XIII.

Ce qu'on pouvait lui faire entendre, c'est que ce clergé économe, qui disputait une aumône à l'État, était effroyablement riche. Son revenu de trois cents millions d'alors a été évalué très-mal douze cents millions d'aujourd'hui. C'est s'arrêter au pur rapport des valeurs métalliques. Mais il faut tenir compte aussi de l'avilissement des denrées (personne ne pouvant acheter dans cette misère), tenir compte de la position du seul riche, du seul acheteur, du seul qui eût de l'argent pour faire toute bonne affaire et pouvoir s'enrichir encore.

Pour parer le coup, Rome avait choisi pour nonce le doux, le charmant Mazarin. Celui-ci obtint en effet de Richelieu une surprenante reculade, un arrêt du conseil contre son propre livre; le livre qu'il avait commandé à Du Puy. Mazarin, par ce grand service, croyait charmer le pape, enlever le chapeau. Mais, en même temps, pour plaire à Richelieu, il l'engagea à envoyer à Rome un ambassadeur militaire qui poussât le pape, Rome étant du tempérament des belles qui ne haïssent pas une douce contrainte. Richelieu envoya d'Estrées, l'homme même qui avait chassé le pape de la Valteline. Enhardie par l'Espagne, Rome manqua à d'Estrées et rappela Mazarin. En octobre 1639, l'ambassadeur interrompit ses relations avec le saint-siége.

Donc la petite guerre commença. Déjà Richelieu avait créé des procureurs du roi dans les tribunaux ecclésiastiques pour les surveiller. Il fit décider par le Parlement que l'enquête ordinaire sur les mœurs des nouveaux bénéficiés se ferait par les évêques, non par les nonces de Rome.

Enfin le modéré Marca, jusque-là contraire à Du Puy, dépassa Du Puy en un point; il enseigna que les églises, ayant droit d'élire leurs évêques, pouvaient donner ce droit au roi. Louis XIII aurait eu les pouvoirs d'Henri VIII. Ces évêques royaux, en concile, eussent pu créer un patriarche.

Le roi (le 16 avril 1639), acceptant, proclamant comme siennes les hardiesses de Du Puy qu'il a désavouées, déclare «que le clergé est incapable de posséder et peut être contraint de vider tout immeuble un an après l'acquisition. Mais il veut bien ne pas le dessaisir; il se contentera d'exiger les droits d'amortissement.» Fière et redoutable menace, mais bien peu soutenue. Le 7 janvier 1640, on avoue platement que le roi s'en tiendrait à un petit don de trois millions.

Le roi est donc vaincu? Du Puy ne l'est pas, et il continue la bataille, aidé surtout par l'ennemi, par les pamphlets papistes qui indignent le public, relèvent le courage du ministre. Trois millions ne sont plus assez; il lui faut le sixième du revenu pendant deux ans (cent millions de ce temps-là), 6 octobre 1640. Une commission, créée par Richelieu pour établir ce droit, sur le refus des pièces, fait enfoncer les portes des archives que lui fermaient les agents du clergé. La bataille est bien engagée.

Et, à ce moment même, Richelieu fait décidément le plongeon. Il se résigne à demander cinq millions et demi, une fois payés (1641).

Il marqua sa mauvaise humeur en faisant renvoyer dans leurs diocèses les cinq ou six évêques dont la résistance avait tout arrêté. Ils partent, mais vainqueurs. La question, dès ce jour, est finie pour jamais.

Le clergé sera quitte dès lors pour donner peu ou rien. Dès lors, le grand riche est exempt, et l'on ne prendra rien qu'aux pauvres.

Si Richelieu veut soutenir la guerre, si le gouvernement a des besoins croissants de toute sorte, qu'il demande à ceux qui n'ont rien.

Si l'on est obligé d'organiser la charité publique, en présence du nombre effroyable de ceux qui demandent l'aumône, les biens d'Église, fondés pour cet usage, ne contribueront pas. Vincent de Paul et autres chercheront des ressources fortuites pour les établissements nouveaux.

Ni Richelieu pour le gouvernement, ni Vincent pour la charité, ne feront rien de grand ni de solide.

Résumons en trois mots les trois chapitres précédents.

Richelieu, vaincu dans l'opinion par le drame espagnol et le succès du Cid, vaincu dynastiquement par la grossesse de la reine et l'enfant du miracle, reste vaincu encore dans la question d'argent par la résistance du clergé.

D'autant plus pesant il retombe sur le peuple, et d'autant plus maudit.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XIV

RICHELIEU RELEVÉ PAR LES RÉVOLUTIONS ÉTRANGÈRES—LES FAVORIS, MAZARIN, CINQ-MARS
1639-1641

L'Europe, épuisée, haletante, se mourait du désir de la paix. Mais la France malade, l'Espagne agonisante, l'Empire exterminé, ne s'y décidaient pas. Pourquoi? Nulle question essentielle n'avançait, ni la question de propriété, ni la question religieuse. Pas un de ceux qui avait pris ne voulait rendre. Le pape demandait un congrès, et lui-même le rendait impossible, en refusant d'y paraître si l'on admettait un seul protestant. On passa sept années à discuter la forme du congrès, à régler l'étiquette, les passeports, etc.

Notre campagne de 1639 ne valut guère mieux que les autres. Richelieu n'aboutit, avec sa principale armée et le roi en personne, qu'à donner à la Meilleraye, son parent, le petit succès de prendre Hesdin. Et l'on n'y arriva qu'au prix d'une diversion très-malheureuse à l'Est, où on força le brave Feuquières d'attaquer sans avoir des forces, c'est-à-dire de se faire tuer.

Le favori de Richelieu, Condé, en Catalogne, eut échec sur échec. Si nous réussîmes en Savoie par la bravoure d'Harcourt et du jeune Turenne, ce petit succès fut terni par la spoliation de la duchesse de Savoie, fille d'Henri IV et sœur de Louis XIII, que l'on protégea comme on avait protégé la Lorraine, en occupant ses places qu'on prit et qu'on garda.

La scène change en 1640. Mais comment? Par des circonstances extérieures, où, quoi que l'on ait dit, Richelieu eut bien peu de part.

L'Angleterre, allié timide, mais efficace, de l'Espagne, tombe en pleine révolution. Le jugement commence sur le grand traître du parti protestant, déjà dénoncé par Gustave.

L'Empire espagnol tombe en pièces, la France n'aura qu'à ramasser.

Je ne crois pas ce que dit Temple, que Richelieu ait donné deux millions aux Convenantaires pour renverser Charles Ier. Il n'avait guère d'argent. Mais la faveur marquée de ce roi pour l'Espagne, mais son opposition à notre invasion des Pays-Bas espagnols, jeta certainement Richelieu dans les résolutions les plus sinistres. Ses échecs au dehors, au dedans, l'avaient aigri. Il encouragea partout la révolution, employant désormais contre ses ennemis des moyens désespérés.

Notre succès en Catalogne fut très-étrange. Nous réussîmes à force d'être battus. La résistance nationale que nous avaient faite les Catalans méritait des couronnes; à la place, ils reçurent d'Olivarès des garnisaires. Il mit en logement chez eux une armée de brigands qui venaient d'Italie, habitués à tout prendre et tout faire. Les Catalans tuèrent leur vice-roi, appelèrent les Français, qu'ils craignaient d'autant moins qu'ils venaient de les battre.

Il n'y avait pas à marchander avec ce peuple, dans un si grand bonheur et si inespéré. C'est ce qu'on fit pourtant. Louis XIII accepta, non la protection d'une république catalane qu'ils auraient désirée, mais la royauté du pays, alléguant que la Catalogne avait appartenu aux Francs de Charlemagne.

La révolution de Portugal suivit de près. Elle fut toute spontanée. Richelieu y avait pensé, et il cherchait un prétendant. Mais l'explosion se fit d'elle-même et pour Bragance (1er décembre 1640).

Elle nous valut le gain de dix batailles. L'Espagne, étranglée désormais entre deux révolutions, nous laissa faire partout. Elle ne put empêcher ni Harcourt de prendre Turin, ni la Meilleraye de prendre Arras. Cette dernière affaire traîna pourtant et nous mit en péril.

Pendant qu'on fait le siége en règle, à la façon de la Rochelle, en entourant la place d'une circonvallation de cinq lieues, les Espagnols ont le temps de ramasser des forces et d'assiéger les assiégeants. Enfin, sans la lenteur qu'ils mirent de leur côté à attaquer le secours qu'on envoya, il ne serait pas arrivé, et, malgré tant de circonstances favorables, nous aurions échoué encore.

L'intérieur change aussi bien que l'Europe. Richelieu met en scène deux acteurs nouveaux qu'il croit siens. Il donne au roi pour favori un joli page, un écolier à lui, le jeune Cinq-Mars. Et en même temps il établit en France le beau Mazarin, le futur mari de la reine.

La vengeance que l'Italie a tirée de la France pour avoir tant de fois trompé sa confiance a été d'y mettre la peste qui s'exhalait de son tombeau. Les plus grands corrupteurs des mœurs et de l'opinion nous sont venus toujours d'Italie, nombre d'aventuriers funestes, de bravi scélérats, de séduisants coquins. Les uns réussissent, et les autres avortent. Mais tous nous pervertissent. Concini règne ici sept ans, Mazarin quinze. Et le Corse Ornano, gouverneur de Gaston, s'il ne fût mort à temps, peut-être lui aussi eût été roi de France.

La France du XVIIe siècle procède de deux caducités, de la vide enflure espagnole, de la pourriture italienne. Aussi, dans la littérature, le moment vigoureux du siècle, son milieu, est marqué des rides de la décadence. La préoccupation ridicule de la forme dépare, non-seulement les Balzac et autres rhéteurs, mais les plus sérieux écrivains. Richelieu, si net et si fort, n'en est pas moins souvent burlesque. Saint-Cyran, ingénieux, parfois profond, se noie fréquemment dans un galimatias énigmatique. Qui pourrait lire Corneille, sauf ses quatre chefs-d'œuvre? Le grand succès de l'époque est Clélie, long, ennuyeux roman, écrit par une Sicilienne, mademoiselle Scudéry. Et la dictature littéraire est au salon d'une Romaine, née Pisani, madame de Rambouillet.

L'opéra nous vient d'Italie cette année même; ses machines d'abord pour les fêtes de Rueil; puis la musique tout à l'heure, sous la régente et Mazarin.

Richelieu connut-il celui qu'il mettait en France? Parfaitement. Il le crut un faquin, et c'est pour cela qu'il le prit. Il l'avait vu double et ingrat pour l'homme qui l'avait introduit, le père Joseph. Il le savait très-bas, propre aux coups de bâton. Il raille sa bravoure et ses reculades subites dans une lettre spirituelle (1639). À Paris, Jules Mazarin avait donné des conseils de vigueur et fait le Jules César, enhardi Richelieu à envoyer d'Estrées et menacer le pape. Mais, rappelé à Rome, il eut grand'peur. Richelieu l'en plaisante, voudrait qu'il prît cœur, qu'il restât. «Convenons, dit-il, qu'il n'y a que les Italiens pour savoir faire les choses, pour jeter en paix les parfums, les poudres odoriférantes, les fulminantes en guerre,» etc.

Mazarin, dans sa poltronnerie, voulait que Richelieu cédât et reculât brusquement. Mais Richelieu persiste. Alors Mazarin n'y tient pas. Il se sauve de Rome sans dire adieu, se réfugie en France.

La peur était mêlée d'espoir et de spéculation. Le rusé avait calculé que son bon protecteur, le père Joseph, étant près de mourir, il fallait se trouver là, prendre la place chaude et s'y fourrer. Il élut domicile chez son intime ami, Chavigny, qu'il trahit plus tard, comme Joseph. Chavigny, fils de Bouthilier, passait pour fils du cardinal. Ce ténébreux jeune homme, sombre reflet de Richelieu, malgré sa défiance et sa pénétration, accueillit le fourbe Italien. Il venait, disait-il, se donner corps et âme au grand maître de la politique, étudier sous un tel professeur. Richelieu, qui, dans sa grandeur, n'avait pas moins des côtés de pédant, le prit au mot sur cette éducation, l'accepta pour élève. Lui-même le disait à sa nièce un jour qu'elle sortait du théâtre: «Pendant que vous êtes à la comédie, je forme un ministre d'État.»

Quand Mazarin réfugié vint ainsi se mettre à l'école, Richelieu sentit le parti qu'on en pouvait tirer. Lui qui voyait tant d'hommes, il n'avait jamais vu un homme ni si fin ni si bas. S'il ne s'y fia pas, il crut cependant qu'avec un tel valet il n'y avait du moins pas grand danger de révolte, qu'on le tiendrait tout au moins par la peur. Il résolut de le pousser, de le mettre au plus haut, insista près du pape, et tant, qu'à la longue il arracha pour lui le chapeau. Mais je crois qu'il fit plus. Il y avait six mois à peu près qu'il avait donné au roi son joujou, le petit Cinq-Mars. Répugna-t-il à ce que Mazarin, bien vu dès longtemps de la reine, intéressant alors par son malheur, son dévouement pour nous, s'avançât, réussît près d'elle? Les fêtes de décembre et janvier, les repas qu'on y fait, sont des temps d'attendrissement pour les dames qui aiment la table. Ce qui est sûr, c'est qu'elle fut enceinte de la nuit de Noël (1639), et qu'au 22 septembre suivant elle accoucha de son second fils, d'un prince tout à fait italien. C'est le frère de Louis XIV.

On a dit que ce roi fut fils de Mazarin; à tort certainement; il fut Français, lesté d'Autriche. Mais son frère, le duc d'Orléans, tout comme le premier, Gaston, ne fut rien qu'Italie, pour l'esprit, pour les mœurs. Il fut tout aussi Mazarin que Gaston était Concini.

Je sais bien les difficultés. Les contemporains croient qu'elle ne se donna à lui que plus tard. Il y a eu tout au moins un entr'acte dans sa faveur. Richelieu l'avait présenté «comme ressemblant à Buckingham,» et pour qu'il réussît. Ressemblance invincible, mais présentation trop suspecte. Il put être favorisé d'amour plus que de confiance. Lui-même fut peut-être effrayé du succès, et recula vers Richelieu.

Mais revenons au roi et à Cinq-Mars, histoire plus ridicule encore.

Louis XIII, on l'a dit, n'était pas Henri III. Je le crois bien. C'est un temps bien plus vieux. La virilité baisse encore. Tous les rois de l'Europe n'en peuvent plus, et, si Anne d'Autriche n'eût vigoureusement relevé la race, les nôtres en seraient venus au rachitisme de Charles II d'Espagne.

Cette misère physique et cet épuisement général se marque par l'usage très-grand des excitants, vieux ou nouveaux. Les écrivains du siècle buvaient beaucoup de vin; la plupart se grisaient (V. le dîner connu d'Auteuil). Le café va bientôt donner l'ivresse sobre. Le scocolato espagnol est reproché par Richelieu au cardinal son frère, comme une drogue nouvelle et funeste qu'il a apportée de Rome.

Mais, si les forces baissent, les passions restent, ou du moins les velléités. L'admiration de la beauté (admiration non pure, mais abstinente) est le vice singulier des princes du temps, tous Italiens dégénérés. Le faible et gras Jacques Ier (fils éreinté du chanteur Rizzio) n'a aucun besoin de maîtresse. Il lui suffit d'aimer une jeune âme, docile et imparfaite encore, que lui, maître Jacques, formera, rendra parfaite; cette âme est Buckingham. Le castoiement (comme dit le Moyen âge), le plaisir, non de châtier avec des coups, mais de gronder, de corriger, d'humilier, de faire pleurer, de se brouiller toujours pour se raccommoder sans cesse, c'est tout l'amusement de ces rois. Louis XIII (Orsini?) n'avait d'autre plaisir. Jusque-là peu heureusement. Son premier ami, Baradas, jeune homme grand et fort, était un rustre qu'on ne pouvait mener ainsi. Saint-Simon fut trop nul. Et mademoiselle de Hautefort, au contraire, eut trop d'esprit gascon, de nerf et de saillie; il n'y avait pas plaisir à la gronder; elle rendait les coups; elle ne pleurait pas; elle riait. Et c'était le roi qui s'en allait pleurer chez Richelieu.

Celui-ci, grand admirateur des Jésuites, et spécialement de leur pédagogie, n'ignorant nullement le secret de leurs succès, comprit qu'au goût du roi c'était un vrai écolier qu'il fallait[14]. Il le fallait joli, fantasque, vicieux, mais susceptible de réforme, tel que le roi entreprît de le castoyer et de le refaire. Son ami d'Effiat, en mourant, avait laissé un enfant charmant, le jeune Cinq-Mars, et une fille qui épousa la Meilleraye, parent de Richelieu. Cinq-Mars était presque allié de celui-ci. Il arrivait à dix-sept ans. Il allait porter l'épée et entrer dans les grades. Nouvel amusement pour le roi, né caporal, et qui ne parlait que de soldats, même à mademoiselle de Hautefort. La vive demoiselle endurait cet excès d'ennui assez patiemment. Mais combien mieux le roi pouvait-il parler d'armes, de chasse et de tout à un jeune militaire! Donc, le cardinal le lança, bien instruit, bien stylé, pour observer le roi d'abord, et peu à peu pour lui plaire s'il pouvait.

Le roi vit bien venir la chose, et, trouvant cet enfant qui dormait ou faisait semblant dans les coins des appartements, il devina qu'il dormait pour le cardinal, pour écouter et rapporter. Cela même lui donna pitié de la jeune âme qu'on corrompait ainsi, et qui, logeant dans ce beau corps, devait être mieux douée de Dieu, appelée par lui à autre chose. De là une tentation naturelle de convertir Cinq-Mars et d'en faire un honnête garçon, un parfait gentilhomme. Il était tard. Car l'étourdi était déjà fort engagé dans la jeune société noble du temps, le monde du Marais, comme on disait, autrement dit des élégants, des esprits forts, des gens qui ne croyaient à rien et ne se gênaient guère.

Cette préoccupation du roi commence vers juin 1639 au siége d'Hesdin, où mademoiselle de Hautefort n'avait pu venir. Il y prit habitude d'avoir toujours là Cinq-Mars pour le prêcher. Et voilà qu'il ne pouvait plus s'en passer. À la moindre absence, il criait: «Où est Cinq-Mars?» Richelieu usa sur-le-champ de cette première fleur de passion. L'enfant gâté dit qu'il aimait le roi, mais voulait être seul, c'est-à-dire qu'il n'aimât plus la Hautefort. Cela promis, ce ne fut plus assez. Pria-t-il? pleura-t-il? On ne sait; mais le roi, pour l'apaiser, eut la faiblesse de promettre qu'il la chasserait de la cour. Chose plus facile à promettre qu'à faire. Car nulle précaution n'y servit; elle se mit, malgré tous les ordres, sur le passage du roi, et fit rougir le pauvre Sire.

Le cardinal, vainqueur, ayant un si bon instrument, et sachant que ces choses-là durent peu, poussait son petit homme au grand galop. Il l'engageait à exiger, faire le difficile et se faire valoir. Le roi, ayant voulu lui donner la place qu'avaient eue Saint-Simon, Baradas, le jeune insolent dit: «C'était bon pour eux, de petits gentilhommes.» Il fallut que le roi négociât avec le vieux M. de Bellegarde pour satisfaire sa volonté, qui fut d'abord d'être grand écuyer. Dans la langue de cour, ce petit polisson fut appelé Monsieur le Grand.

Louis XIII avait jusque-là paru un homme sec, mais assez raisonnable. Il avait eu deux lueurs poétiques, l'apparition première de mademoiselle de Hautefort et la transfiguration de Lafayette. Mouvements excusables de cœur, courts élans de jeunesse dans un homme né vieux, mais enfin tout cela était d'humanité, de nature, donc non ridicule. Un côté de son caractère qui l'était davantage, c'est qu'il avait du temps pour tout, sauf pour la royauté. Il écrivait des plans de campagne, envoyait de petits articles à la Gazette de France, faisait de petits airs et des chansons en bouts rimés. Son extrême désœuvrement lui donna parfois des curiosités peu royales, celle, par exemple, d'apprendre la cuisine; il prit des leçons pour savoir larder.

Pauvretés, ennui, innocence. L'excuse, c'était Richelieu, un autre roi, qui, en le consultant toujours avec respect, n'eût pas souffert qu'il fît rien de sérieux.

Ce qui le mit plus bas que sa lardoire, ce fut son radotage pour un enfant qui se moquait de lui. Il donna là des signes d'imbécillité caduque, à quarante ans. Les froideurs de Cinq-Mars, ses rebuffades, un simple oubli d'écrire dans les absences, faisaient pleurer le roi. Mais, quand on voit ses lettres à Richelieu pour faire chapitrer l'écolier, lettres si pesantes et si sottes, on est du parti de l'enfant, on trouve qu'à bon droit il fuyait l'éternelle gronderie et plus encore les burlesques tendresses de son royal Jésuite. Mieux valaient les verges et le fouet.

Il échappait tant qu'il pouvait. Parfois, aux antichambres, ce garçon, que le roi eût voulu maréchal de France, passait le temps à lire le roman de Cyrus avec les valets. Parfois, la nuit, il se sauvait de Saint-Germain, galopait à Paris, au quartier élégant, à la place Royale, dans les belles ruelles et les conversations galantes. On l'y travaillait fort. Les dames politiques n'épargnaient rien pour le gâter, lui brouiller la cervelle, le rendre fou et traître. L'intrigante Marie de Gonzague en faisait son Petit Jean de Saintré, et par le roman le menait à l'histoire (la plus triste). Le roi avait beau le tenir, le garder, le coucher dans son lit, avec lui; il fuyait, s'évanouissait.

Cependant l'influence occulte se révéla. Il ne se tint pas satisfait d'un grand titre ni de la faveur. Il prétendit avoir part aux affaires. Richelieu fut bien étonné lorsque, le roi tenant conseil chez lui (il était malade à Rueil), Cinq-Mars resta, siégea. Le cardinal refusa de parler devant lui, et le lendemain le tança fort de son outrecuidance. Mais ceux qui menaient le jeune homme, loin de reculer, avancèrent, lui firent demander... quoi? un bijou? une armée! et dans le moment le plus difficile pour secourir notre camp d'Arras, menacé par les Espagnols. Le roi était si faible, que, sans Richelieu, il cédait. Du moins il lui donna à conduire le corps des volontaires, toute la jeune noblesse de France. Il eut un cheval tué, se crut Alexandre le Grand. Le roi ne souffrit plus qu'il se hasardât davantage.

Les Espagnols battus regagnaient par l'intrigue ce que perdaient leurs armes. La ligue universelle des femmes était pour eux. Marie de Médicis en Angleterre, aux Pays-Bas, la Chevreuse à Madrid, à Londres, les filles d'Henri IV, Henriette, Christine, ne travaillaient pas seules. Le duc de Lorraine avait épousé (sa femme vivant encore) une Italo-Flamande, qui le mena aux genoux du roi pour rentrer chez lui et trahir. Le jeune Guise, archevêque de Reims, un brillant duelliste, s'était marié deux ou trois fois, et suivait la sagesse de la Palatine. Le duc de Bouillon, longtemps général de Hollande, et qui passait pour une forte tête, ayant vieilli dans les affaires, avait épousé sur le tard une catholique qui le fit catholique, le jeta dans tous les casse-cous.

En 1641, la partie fut liée à merveille. Madame de Bouillon fit de son vieux mari goutteux le centre, la clef de voûte d'une ligue universelle. L'Empereur fournit des troupes, et l'Espagne en promit. Mais, pour donner à l'invasion étrangère un air national, un prince du sang, le comte de Soissons, réfugié chez Bouillon, prit le commandement de l'armée. Les émigrés français, de tout parti, devaient partir de Londres et faire une descente en France. Il leur semblait faire la guerre à coup sûr, ayant Paris d'avance où le jeune Gondi eût surpris la Bastille, ayant la cour, les vœux de la reine, ayant le cabinet du roi et son secret par son enfant gâté, Cinq-Mars, à qui il disait tout. L'armée même que Richelieu leur opposait était en grande partie pour eux. L'armée, la France, tout le monde était gagné par le mot séducteur que l'ennemi avait mis sur son drapeau: La paix.

Richelieu, en si grand péril, fit d'abord procéder le Parlement contre Guise et Bouillon. Soissons étant prince du sang, on ne pouvait le juger, mais bien le faire tuer. Le dévot et scrupuleux Dunoyer, homme très-discret, se chargea, dit-on, de négocier l'affaire. Il partit, emporta une forte somme pour payer l'assassin.

Des deux côtés, les choses se passèrent comme on pouvait le prévoir. Soissons battit sans peine une armée qui voulait être battue. Mais, d'autre part, pendant que ce vainqueur, autre Gustave-Adolphe, regardait la déroute, il lui advint comme à Gustave, il fut frappé à mort sans que l'on sût par qui (6 juillet 1641).

Jamais mort d'homme n'eut un plus grand effet. Le général français étant tué, l'affaire changeait de caractère; elle reparaissait tout à fait étrangère, c'était une invasion, et elle manquait. Sept mille impériaux pour conquérir la France, ce n'était pas assez. Les Espagnols n'arrivaient pas. Et la descente des émigrés de Londres ne se fit pas non plus. Bref, Bouillon demanda pardon, et jura au roi une fidélité éternelle. Richelieu fit semblant d'y croire, et, pour l'éloigner de France, lui promit le commandement de l'armée d'Italie.

Il savait tout. Il les avait tous sous la main, et, s'il ne frappait pas, c'est qu'il n'y avait guère de témoins ni de preuves. Tous s'entendaient et tous étaient coupables. Le roi même l'était en un sens, par ses plaintes, ses protestations d'être excédé de Richelieu.

Cinq-Mars était dans l'affaire de Soissons. La reine en était-elle[15]? On ne peut en douter quand on voit la subite, la violente irritation que Richelieu montra alors contre elle, et que n'explique aucun auteur du temps. Il fit écrire (et écrivit, dit-on) la pièce de Mirame, pleine d'allusions à la situation, à sa victoire sur tous ses ennemis, insultante surtout pour la reine qu'on y reconnaissait dans mille traits injurieux. Il avait bâti tout exprès, au Palais-Cardinal, un théâtre qui ouvrit par Mirame, et qui resta le Théâtre-Français.

La reine y assista, la cour y assista, et personne n'osait y manquer. On subit le ministre, mais on punit l'auteur. Un silence de glace, un ennui calculé, lui revinrent de toute la salle et le morfondirent dans sa loge. On traita le malade comme étant mort déjà. Il sentit le froid du linceul, frissonna dans sa bière. Supplice inouï et cruel pour une âme brûlante, affamée d'immortalité: on affecta de l'oublier vivant.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XV

CONSPIRATION DE CINQ-MARS ET DE THOU
1642

Les choses inclinaient vers leur terme (janvier 1642). Le cardinal était toujours malade, mais le roi beaucoup plus. Les médecins ne lui donnaient pas six mois à vivre. Pour une solution si prochaine, chacun songeait à se pourvoir.

C'était fait des ménagements. Richelieu fit exclure Cinq-Mars de tout conseil, et engagea le roi à retirer le Dauphin des mains de la reine. Laisser le roi futur dans une main espagnole, c'était risquer de revoir l'étranger régner encore au Louvre, comme Henri V aux temps de Charles VI.

Le très-intelligent Fontrailles, notre auteur principal ici, assure que la reine en péril désirait qu'il y eût un complot[16], et y contribuait de son mieux, ne pouvant qu'y gagner, quel que fût celui qui pérît, Richelieu ou Gaston, l'un ou l'autre de ceux qui pouvaient à la mort du roi lui ôter la régence.

Était-elle capable d'un si grand machiavélisme? Par elle-même? Non, mais peut-être par la Chevreuse, qui lui donna alors un homme à elle, non pas pour conspirer, mais pour lier entre elles les conspirations différentes, s'entremettre de l'une à l'autre, et, du moins indirectement, pousser à l'action.

Bouillon, pardonné, exilé au généralat d'Italie, était plus que jamais poussé par sa femme orgueilleuse à se venger de Richelieu.

Cinq-Mars, chassé par lui du conseil, et avec outrage, pleurait et sanglotait, ne songeait qu'à le faire tuer.

Gaston allait être emmené par Richelieu à la guerre du Midi, mais sans emploi, sans titre. Il disait à Fontrailles: «Ne le tuera-t-on pas?»—On lui répondait: «Oui, devant vous, sur votre ordre, mais non autrement.»

Il n'était pas jusqu'au roi qui ne parût contre lui. Il ne cessait de dire qu'il voudrait s'en défaire. Mot équivoque, traduit diversement. À tout ce qu'on disait, il n'objectait qu'une chose: «Comment le renvoyer? Il est maître de tout...—Mais, Sire, on le tuera...—Un prêtre! un cardinal!... Je serais excommunié!»—À quoi un de ses mousquetaires, Troisville (homme estimé qui fut plus tard de Port-Royal), répondait en riant: «Ordonnez seulement, laissez-moi faire... Je m'en irai à Rome, où j'aurai mon absolution.»

L'homme de la Chevreuse, qui devint celui de la reine, l'intermédiaire des mécontents et le trait d'union des partis, était un homme de mérite, au fond sans importance, mais parent du duc de Bouillon, familier de Cinq-Mars, lié avec Fontrailles et les hommes de Monsieur.

Auguste de Thou, fils de l'illustre historien, était jeune, candide, dévoué, honnête, non sans élévation, et l'on s'étonne de le rencontrer avec ces gens-là. C'était un savant, comme son père; il était conseiller et bibliothécaire du roi, mais, de plus, intendant d'armée, ce qui le mêla aux grands seigneurs, à la jeune noblesse, avec qui volontiers il s'exposait en amateur. De nature tendre et généreux, il ne recula point devant l'occasion romanesque de se hasarder «pour une grande reine,» si malheureuse, à qui on voulait ôter ses enfants. Il lia Cinq-Mars et Bouillon, jusque-là sans rapport, alla, vint, s'entremit, porta de l'un à l'autre des paroles, des propositions.

De Thou n'était nullement intéressé, point ambitieux. Mais c'était un homme déclassé, hors de tout, hors de la robe sans être de l'épée, n'ayant le pied ferme nulle part. Il était fils de l'impartialité historique et de l'indécision. Lui-même, s'il était quelque chose, il était l'agitation même. Ses amis l'appelaient en riant: «Votre inquiétude

Ce n'est pas un tel homme qui pouvait penser à un assassinat. Que voulait-il? Rien que sauver la reine, finir la guerre européenne. Or, on croyait à tort que la guerre, c'était Richelieu, que l'Espagne voulait la paix.

La paix! quelle belle parole! dit Jean Gerson, comme elle emplit la bouche de miel!... Il faut se souvenir des terribles malheurs qui avaient dépeuplé des provinces entières. Cinq cent mille hommes étaient morts de misère en Lorraine et au Rhin. C'était le tour de la France du Nord. Les familles les plus honorables (et c'étaient les parlementaires, la bonne bourgeoisie) ressentaient cette douleur. Des femmes charmantes, excellentes, femmes de présidents, de simples conseillers, se réunirent bientôt autour d'un petit homme (resté si grand), Vincent de Paul, et elles envoyaient quelques secours, hélas! bien peu de chose, une goutte d'eau sur un grand incendie. La paix seule pouvait atténuer ces maux. Mais pouvait-on la faire? C'était la question.

Telle fut l'illusion de de Thou et d'autres parlementaires. Je ne leur reproche rien. Quoique leur conduite ait été tantôt coupable et tantôt ridicule, je comprends leur fluctuation. Ils ne sentirent pas assez, sans doute, que la France eût péri sans cette violente dictature, qu'elle eût été engloutie par Waldstein, puis par les menus brigands, les Gallas et les Jean de Werth; ils ne virent pas que Richelieu, malheureux à la guerre, nous aguerrit pourtant et prépara Rocroy. D'autre part, quand on sait, par l'horrible affaire de Loudun, la force et la furie que les tyrannies secondaires déployaient avec les pouvoirs de la grande tyrannie centrale, on excuse les parlementaires d'avoir (sans droit, sans mission, n'importe) tenté de suppléer les garanties publiques qui n'existèrent jamais dans ce misérable pays.

Pour revenir, le pauvre de Thou se vit mené plus loin qu'il ne croyait. Les hommes de Gaston, spécialement Fontrailles, homme d'esprit, sans conscience, un furieux bossu, dont Richelieu s'était moqué, organisaient deux choses. D'abord, le cardinal devant suivre le roi qui partait pour la guerre d'Espagne, il fut réglé qu'on le tuerait à Lyon; Gaston devait y aller tout exprès, et, brave cette fois, donner lui-même le signal. Mais Richelieu tué, restaient ses hommes et ses parents, tant de gens qu'il avait placés, les Brézé, les la Meilleraye, les Chavigny, en tête les Condé, dont le fils venait d'épouser sa nièce. Les grands militaires de l'époque, Guébriant, Harcourt, Fabert, Gassion, tenaient personnellement à Richelieu, et se seraient ralliés aux Condés pour faire face à Gaston. Celui-ci, méprisé, n'avait pas grande chance hors de l'assistance étrangère. M. de Bouillon l'exigeait, Fontrailles tira de Gaston une lettre où il s'engageait à faire livrer aux Espagnols une place forte (c'était Sedan) pour les enhardir à entrer en France. La reine ne donna point de lettre, ne signa rien, resta derrière.