Le gouverneur des Pays-Bas, le cardinal infant, menait l'armée du Nord en France (1er juillet 1636).

Il assiége et prend la Capelle. Nul obstacle. Des places non approvisionnées, démantelées. Des gouverneurs tremblants, que les habitants forcent de se rendre. Un indicible effroi dans les campagnes. Toute la barbarie des guerres turques; incendie, pillage et massacre. Jean de Werth remplissant tout de son nom et de sa terreur. La grande masse espagnole s'arrête à assiéger Corbie, qui est prise (15 août). Le torrent roule vers Paris. Les Croates vont jusqu'à Pontoise. Paris, épouvanté, déménage, fuit vers Orléans.

Richelieu, ce génie si sérieux et si attentif, à qui l'on supposait le don de prescience, souffrait ici plus qu'un revers; il semblait convaincu d'étourderie. C'était l'astronome tombé dans un puits, c'était le prophète aveugle qui se voit avalé au ventre de la baleine. Il avait cru prendre, et il était pris. Il sentait les risées du Louvre, la joie sournoise du monde de la reine. On dit que le cœur lui manqua, qu'il fut troublé de voir un peuple immense qui remplissait les rues, qui, pour la première fois, parlait. Ce fut, dit-on encore, le Capucin Joseph qui le releva, le ranima. J'en doute. À ce moment, ce personnage double s'était fait l'avocat de la mère du roi, le doucereux réconciliateur de la famille royale. Loin d'encourager son ami à rester et tenir ferme, il l'eût plutôt poussé à bas et aidé à sa ruine.

Richelieu, comme tout homme d'imagination, en telle rencontre, était très-agité. Mais, homme d'esprit avant tout, il comprit bien qu'en ce pays de France, sous les croisées moqueuses du Louvre, il fallait de l'aplomb et une belle contenance. Il sortit en voiture, à peu près seul, traversa en tous sens cette foule qui jusque-là le maudissait et qui ne sut plus qu'applaudir.

Paris, en ce moment, fut très-beau. Il y a toujours d'étranges ressources avec ce peuple. Les métiers, reçus par le roi dans la grande galerie du Louvre, montrèrent un noble enthousiasme et promirent une armée. On la leva réellement avec l'aide du Parlement et de toute la bourgeoisie, qui donna sans compter.

Nos troupes grossissaient. Et celles de l'ennemi fondaient chaque jour. Les cavaliers d'Allemagne, enrichis de pillage, laissaient le camp et s'évanouissaient chaque nuit. Voilà pourquoi le cardinal infant traînait et hésitait pour s'enfoncer en France. Il ne profita pas des perfidies secrètes de nos généraux princes du sang, le comte de Soissons et Monsieur, qui craignaient de trop réussir contre les Espagnols et tramaient un complot pour tuer Richelieu. Il ne tenait qu'à eux, et sa vie était dans leurs mains. Monsieur, se rappelant sans doute ce qu'on disait, que, Richelieu tué, le roi pourrait bien le tuer lui-même, Monsieur, dis-je, cette fois encore, saigna du nez, tourna le dos au moment où les conjurés le regardaient et attendaient son ordre.

En six semaines, Richelieu et le roi reprirent Corbie, une méchante petite place qu'on aurait pu enlever en vingt-quatre heures, et à qui on fit les honneurs d'un siége.

La tempête du Nord dissipée, celle de l'Est eût pu nous emporter encore si le duc de Lorraine et Gallas, qui arrivaient par deux chemins, eussent combiné leur invasion. Mais Gallas, affaibli aussi par la désertion des pillards, vint s'aheurter au siége d'une petite place, Saint-Jean de Losne, dont la population, attendant les dernières horreurs des brigands impériaux, fit une défense incroyable, les femmes comme les hommes. Rantzau parvint à s'y jeter, et dès lors régala les Allemands de sorties furieuses. La Saône se mit de la partie et déborda. Les assiégeants étaient dans l'eau, et ne réchappaient qu'à la nage. Cette ville fut délivrée le jour où Corbie fut reprise (14 novembre 1636).

On peut dire que la France s'était sauvée elle-même. Ce gouvernement, fort, dur, pesant, s'était vu désarmé, et, loin de protéger, c'est lui qui, dans la crise, fut protégé par la nation.

Mais comment la nation le put-elle, appauvrie qu'elle était et déshabituée de la guerre? Il faut l'avouer franchement, parce que l'invasion n'était pas sérieuse, et que les conquérants se souciaient peu de conquérir. Les bandes qui entrèrent par le Nord, par la Lorraine et la Franche-Comté, sous le drapeau de l'Espagne et de l'Empereur, ne se battaient ni pour l'un ni pour l'autre; elles ne voulaient rien que piller. C'est ce qu'elles firent à leur aise, non-seulement en France, mais en Franche-Comté sur terre espagnole. Puis, chargées, surchargées, ayant déménagé, vidé, ruiné le pays de fond en comble, elles plantèrent là leurs généraux.

Nous pûmes triompher à notre aise de leur départ que nous n'avions pas fait, mais triompher dans le désert sur nos propres ruines.

La Franche-Comté, jusque-là protégée par une neutralité tolérée, était pleine de biens. Elle périt alors, et ne s'en est jamais bien relevée. La Picardie entra dans le terrible crescendo de famine que l'on verra plus tard. La Lorraine resta rasée comme la main, et tout le pays à l'Est. L'invasion des Barbares, attendue depuis dix ans, retardée par Gustave quand il brisa Waldstein, ne fut pas une conquête, comme elle l'eût été sous ce chef, mais un grand pillage anarchique. Tous retournèrent à leurs camps d'Allemagne, ramenant chacun sa charge de vol, qui un cheval, qui un âne, qui une grosse charrette pleine. Ils ne laissèrent à manger que les pierres. On assure qu'en deux ans, dans l'Est seulement, un demi-million d'hommes mourut de misère et de faim (V. l'historien jésuite et autres, rapprochés par Bonnemère, Histoire des Paysans).

Donc Richelieu n'empêcha rien. Sa petite combinaison d'opposer la Bavière à l'Autriche ayant échoué complétement, tous les princes allemands se soumirent, et firent roi des Romains le fils de l'Empereur, consolidèrent la couronne impériale dans la maison d'Autriche.

En France même, les Espagnols prirent à notre barbe et gardèrent longtemps nos îles de Provence, tenant nos côtes en crainte et nos flottes en échec.

En remontant à la cause première de nos revers de 1636, on trouvait que Richelieu, privé de son armée du Rhin et ne pouvant ravoir celle de Hollande, employant le peu qu'il avait de forces en Franche-Comté, n'avait pas eu à temps l'argent qu'il eût fallu pour recruter l'armée du Nord.

Donc, l'argent, l'argent, et de suite, c'était le seul moyen pour éviter de grands malheurs en 1637. Mais, l'impôt étant augmenté, la Guyenne ruinée par les armes.

Devant ce désespoir d'une misère trop réelle, le parlement de Toulouse faiblit, dispensa de payer.

Un certain Boismaillé offrit à Richelieu de lui apprendre à faire de l'or, et de lui faire trouver deux cent mille écus par semaine. Tels étaient sa détresse, son abattement et son inquiétude, que, tout sérieux qu'il fût, il ne repoussa pas cette chimère, et se mit au creuset pour travailler en alchimie.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE IX

LA TRILOGIE DIABOLIQUE SOUS LOUIS XIII—LES RELIGIEUSES DE LOUDUN
1633-1634.

La terrible année de Corbie (on appela ainsi 1636) et l'année encore qui suivit ne donnent nul autre résultat que de démontrer la faiblesse d'un gouvernement forcé qui paraissait fort. Retournons un peu en arrière, et regardons dessous. Nous serons étonnés de voir les discordes morales, les ténébreux abîmes, les gouffres, crevasses et fondrières, dont la plane unité de cette monarchie catholique était minée réellement.

La formule acceptée et répétée de plus en plus en ce siècle, c'est que la France est une, depuis la prise de la Rochelle. Les protestants, s'ils ne sont pas convertis, vont se convertir. Richelieu en est convaincu, et y travaille par de grosses sommes qu'on fait passer par les mains des jésuites et qui gagnent quelques ministres. Il y travaille encore par ses œuvres de controverse qu'il étend, fortifie, perfectionne jusqu'à la mort. Il emploie volontiers les protestants à l'armée, et ailleurs, comme officiers ou gens de lettres. C'est à ce dernier titre qu'il accueille les ministres et leur donne sa protection. L'Académie française, ouverte chez un protestant (Conrart), fut, dans les idées du ministre, un honorable asile et une douce tentation aux littérateurs convertis, comme un hôpital du protestantisme.

Un zèle si patient ne plaît pas à Aubry, son historien. Il veut faire croire que le grand cardinal, s'il eût vécu, eût égalé la gloire de Louis le Grand, employant le fer et le feu pour exterminer l'hérésie; qu'il eût même, avec une armée, converti l'Angleterre. Du reste, pas la moindre preuve. Avec bien plus de vraisemblance, d'autres auteurs du même siècle attribuent ce zèle véhément, cette précipitation guerrière au fougueux père Joseph, romanesque et violent, autant que rusé.

Du reste, la matière manquait à la persécution.

Les protestants étaient alors les plus fidèles sujets du roi; il y avait paru dans l'affaire de Montmorency. Les missions violentes, insolentes, qu'on faisait parmi eux, comme on eût fait en pays turc, ne parvenaient pas à lasser leur admirable patience. Les Jésuites, les Capucins et moines de toute sorte avaient en vain organisé contre eux une machine populaire très-provoquante. On voyait fréquemment l'artisan paresseux, menuisier, perruquier, laisser là son métier, se faire apôtre; emporté d'un excès de zèle, il allait dresser son tréteau dans telle ville, et puis dans une autre, et prêcher en plein vent contre les huguenots. Ils étaient la bourgeoisie riche dans plusieurs lieux, et presque partout le commerce; ces sermons étaient fort goûtés comme appel au pillage, au massacre peut-être, sous un gouvernement plus faible; mais Richelieu ne l'aurait pas souffert, il eût fait pendre les apôtres.

Donc, c'était d'un autre côté que devait se tourner le zèle ardent du Capucin.

Les philosophes, athées et esprits forts, que l'on brûlait de temps à autre, étaient trop peu nombreux, des individus isolés. Une affaire de ce genre ne pouvait faire la fortune d'un homme. La dernière, la persécution de Théophile, chassé à mort en 1623 par le jésuite Arnoult et par tous les curés de France, n'avait pas grandi le Jésuite. Pour que Joseph éclatât et brillât comme vengeur de l'Église, pour que Rome fût forcée de lui donner le désiré chapeau, il lui aurait fallu une classe nombreuse à persécuter, quelque grande, nouvelle, dangereuse hérésie, qui motivât une croisade de Capucins.

La dévotion du roi y eût mordu, et, Richelieu n'osant y contredire, la France entière devenait un théâtre où ces bruyants acteurs eussent paradé devant les foules, rempli tout du tumulte de leurs enquêtes dramatiques, terrorisé les simples. Un pouvoir nouveau se fût constitué, une inquisition capucine, un grand inquisiteur, Joseph.

D'abord Torquemada, mais bientôt Ximénès, il eût jeté bas Richelieu.

Pour bien pousser cette guerre à l'intérieur, il eût fallu finir la guerre extérieure et s'arranger, sacrifier la petite question politique et la balance de l'Europe à la grande question de la foi. Pour cela, il fallait replacer près du roi le bon conseil d'Espagne, la reine mère. Et c'est à quoi Joseph commençait à travailler timidement. Il recevait les lettres de Marie de Médicis, ses prières pour rentrer, et les montrait au roi.

Le Capucin avait plus d'une chance près de Louis XIII et dans le public même. Ce qui tuait le roi et tout le monde sous Richelieu, c'était l'ennui. L'éternelle guerre d'Allemagne où la France épuisée entrait, la misère éternelle (avec certitude de croître), c'était toute la situation. L'air, d'année en année, plus pesant et moins respirable. Un brouillard monotone couvrait la scène où l'on ne distinguait qu'un seul acteur, cette grande figure de plomb. Joseph aurait bien autrement occupé le théâtre. L'intérêt dramatique eût tenu chacun éveillé. Les tragédies de l'autre siècle auraient recommencé, incidentées par le génie burlesque, italien, des cappuccini.

Dans les Mémoires d'État qu'avait écrits Joseph, qu'on ne connaît que par extraits, et que l'on a sans doute prudemment supprimés comme trop instructifs, ce bon père expliquait qu'en 1633 ou 1634 il avait eu le bonheur de découvrir une hérésie, une hérésie immense, où trempaient un nombre infini de confesseurs et de directeurs.

Les Capucins, légion admirable des gardiens de l'Église, bons chiens du saint troupeau, avaient flairé, surpris, non pas dans les déserts, mais en pleine France, au centre, à Chartres, en Picardie, partout, un terrible gibier, les alumbrados de l'Espagne (illuminés ou quiétistes), qui, trop persécutés là-bas, s'étaient réfugiés chez nous, et qui, dans le monde des femmes, surtout dans les couvents, glissaient le doux poison qu'on appela plus tard du nom de Molinos.

La merveille, c'était qu'on n'eût pas su plus tôt la chose. Elle ne pouvait guère être cachée, étant si étendue. Les Capucins juraient qu'en la Picardie seule (pays où les filles sont faibles et le sang plus chaud qu'au Midi) cette folie de l'amour mystique avait soixante mille professeurs. Tout le clergé en était-il? tous les confesseurs, directeurs? Il faut sans doute entendre qu'aux directeurs officiels nombre de laïques s'adjoignirent, brûlant du même zèle pour le salut des âmes féminines. Un de ceux-ci qui éclata plus tard avec talent, audace, est l'auteur des Délices spirituelles, le trop fameux Desmarets de Saint-Sorlin.

Que les couvents fussent corrompus, ce n'était pas là une grande nouvelle. Il n'était nécessaire de supposer que la corruption vînt d'Espagne, qu'elle fût un fruit propre à tel pays, à telle époque. Au temps de saint Louis, l'un de ses confidents, Eudes Rigault, homme très-austère, qu'il avait fait archevêque de Rouen, ayant entrepris la visite des couvents de Normandie, écrivait chaque soir ce qu'il avait vu dans le jour. Son journal fait frémir. Il trouva chez les moines toute la violence féodale, un libertinage effréné, leurs nonnes pleines, et sans pudeur, sans réserve, publiquement, n'imaginant pas même qu'il y eût là rien à cacher.

Qui ramena quelque décence? Surtout la satire hérétique, la concurrence des Églises nouvelles, et le vis-à-vis du protestantisme. Il fallut un peu de tenue en face de cette austérité. Les confesseurs s'abstinrent, mais le Diable ne s'abstint pas. C'était un de ses jeux au XVIe siècle de prendre la figure du pauvre confesseur pour le calomnier et le perdre, de faire sous son visage et sa parfaite ressemblance l'amour aux religieuses. Dans le fameux procès des Augustines du Quesnoy, l'une d'elles avoua que cette ruse du Diable l'avait trompée quatre cent trente-quatre fois, et dans l'église même. Le père était en fuite. Tout retomba sur elle; jetée pour toujours à l'in pace, elle n'y languit pas du moins: elle y mourut au bout de quelques jours (V. Massée. 1540). Nous retrouvons ceci au couvent de Louviers exactement un siècle après.

Au XVIIe, l'intervention du Diable est bien moins nécessaire. Toujours puissant dans les campagnes, il n'est appelé dans les couvents que comme un auxiliaire fort accessoire. Dans les trois grands procès d'Aix, Loudun et Louviers (Gauffridi, Grandier et Pinart), le Diable arrive pour donner l'intérêt dramatique, l'effet de la finale. Mais on voit trop qu'avant qu'on produise cet acteur populaire, la pièce était bien avancée, quoiqu'on ait eu l'attention de laisser dans un demi-jour les premiers actes, trop naturels, pour faire valoir la fin surnaturelle et diabolique.

On ne peut comprendre la toute-puissance du directeur sur les religieuses, cent fois plus maître alors qu'il ne le fut dans les temps antérieurs, si l'on ne se rappelle les circonstances nouvelles.

La réforme du concile de Trente pour la clôture des monastères, fort peu suivie sous Henri IV, où les religieuses recevaient le beau monde, donnaient des bals, dansaient, etc., cette réforme commença sérieusement sous Louis XIII. Le cardinal de la Rochefoucauld, ou plutôt les jésuites qui le menaient, exigèrent une grande décence extérieure. Est-ce à dire que l'on n'entrât plus aux couvents? Un seul homme y entrait chaque jour, et non-seulement dans la maison, mais à volonté dans chaque cellule (on le voit dans plusieurs affaires, surtout par David à Louviers). Cette réforme austère et cette clôture ferma la porte au monde, aux rivaux incommodes, donna le tête-à-tête au directeur et l'influence unique.

Qu'en résulterait-il? Les spéculatifs en feront un problème, non les hommes pratiques, non les médecins. Dès le XVIe siècle, le médecin Wyer nous l'explique par des histoires fort claires. Il cite dans son livre IV nombre de religieuses qui devinrent furieuses d'amour. Et, dans son livre III, un prêtre espagnol estimé qui, à Rome, entré par hasard dans un couvent de nonnes, en sortit fou, disant qu'épouses de Jésus, elles étaient les siennes, celles du prêtre, vicaire de Jésus. Il faisait dire des messes pour que Dieu lui donnât la grâce d'épouser bientôt ce couvent. (Wyer, lib. III. c. VII.)

Si cette visite passagère eut cet effet, on peut comprendre quel put être l'état du directeur des monastères de femmes quand il fut seul chez elles, et profita de la clôture, put passer le jour avec elles, recevoir à chaque heure la dangereuse confidence de leurs langueurs, de leurs faiblesses.

Les sens ne sont pas tout dans l'état de ces filles. Il faut compter surtout l'ennui, le besoin absolu de varier l'existence, de sortir d'une vie monotone par quelque écart ou quelque rêve. Que de choses nouvelles à cette époque! Les voyages, les Indes, la découverte de la terre! l'imprimerie! les romans surtout!... Quand tout cela roule au dehors, agite les esprits, comment croire qu'on supportera la pesante uniformité de la vie monastique, l'ennui des longs offices, sans assaisonnement que de quelque sermon nasillard?

Les laïques même, au milieu de tant de distractions, veulent, exigent de leurs confesseurs la variété du plaisir, l'absolution de l'inconstance.

Le prêtre est entraîné, forcé de proche en proche. Une littérature immense, variée, érudite, se fait de la casuistique, de l'art de tout permettre. Littérature très-progressive, où l'indulgence de la veille paraîtrait sévérité le lendemain. Courbés sur Navarro, Sanchez, Ovando, Escobar et autres, les confesseurs pâlissent à scruter ces mines immenses d'expédients, de fines et subtiles ressources pour exterminer le péché, je veux dire pour le nier, en supprimer partout l'idée. Des hommes si charitablement occupés nuit et jour à trouver des moyens pour autoriser le plaisir, ne garderont-ils pas pour eux une part de tant d'absolutions?

Les mondains exigeaient de l'art; ils n'acceptaient pas l'indulgence, à moins que le confesseur ne l'assaisonnât d'un sophisme. Mais était-ce la peine de ruser, de faire tant de frais avec les pauvres religieuses, faibles et convaincues d'avance?

La casuistique fut pour le monde, la mystique pour les couvents.

Les fines recettes et les distinguo de la première ne sont pas nécessaires ici. La mystique n'a que faire de ces pointes d'aiguille, ayant la flamme d'amour pour brouiller, brûler tout, dans sa dévorante équivoque.

L'anéantissement de la personne et la mort de la volonté, c'est le grand principe mystique. Desmarets nous en donne très-bien la vraie portée morale. Ces dévoués, dit-il, immolés en eux et anéantis, n'existent plus qu'en Dieu. Dès lors ils ne peuvent mal faire. La partie supérieure est tellement divine, qu'elle ne sait plus ce que fait l'autre.

Doctrine très-ancienne qui reparaît souvent dans le Moyen âge. Au XVIIe, elle est commune dans les couvents de France et d'Espagne, nulle part plus claire et plus naïve que dans les leçons d'un ange normand à une religieuse (affaire de Louviers).

L'ange enseigne à la nonne premièrement «le mépris du corps et l'indifférence à la chair. Jésus l'a tellement méprisée, qu'il l'a exposée nue à la flagellation, et laissé voir à tous...»

Il lui enseigne «l'abandon de l'âme et de la volonté, la sainte, la docile, la toute passive obéissance. Exemple, la sainte Vierge, qui ne se défia pas de Gabriel, mais obéit, conçut.»

«Courait-elle aucun risque? Non. Car un esprit ne peut causer aucune impureté. Tout au contraire, il purifie.»

À Louviers, cette belle doctrine fleurit dès 1623, professée par un directeur âgé, autorisé, David. Le fond de son enseignement était «de faire mourir le péché par le péché, pour mieux rentrer en innocence. Ainsi firent nos premiers parents.»

On devait croire que le zélé Joseph, qui avait poussé si haut le cri d'alarme contre ces corrupteurs, ne s'en tiendrait pas là, qu'il y aurait une grande et lumineuse enquête; que ce peuple innombrable, qui, dans une seule province, comptait soixante mille docteurs, serait connu, examiné de près. Mais non, ils disparaissent, et l'on n'en a pas de nouvelles. Quelques-uns, dit-on, furent emprisonnés. Mais nul procès, un silence profond.

Selon toute apparence, Richelieu se soucia peu d'approfondir la chose. Sa tendresse pour les Capucins ne l'aveugla pas au point de les suivre dans une affaire qui eût mis dans leurs mains l'inquisition sur tous les confesseurs.

En général, le moine jalousait, haïssait le clergé séculier. Maître absolu des femmes espagnoles, il était peu goûté de nos Françaises pour sa malpropreté; elles allaient plutôt au prêtre, ou au Jésuite, confesseur amphibie, demi-moine et demi-mondain. Si Richelieu avait lâché la meute des Capucins, Récollets, Carmes, Dominicains, etc., qui eût été en sûreté dans le clergé? Quel directeur, quel prêtre, même honnête, n'avait usé et abusé du doux langage des quiétistes près de ses pénitentes? Leur grand accusateur Bossuet, dans ses lettres à une femme qu'il mène parfois durement (la veuve Cornuau), ne peut lui-même s'abstenir des molles douceurs, des équivoques malsaines, des mots à double entente.

Richelieu se garda de troubler le clergé lorsque déjà il préparait l'assemblée générale où il demanda un don pour la guerre. Un procès fut permis aux moines, un seul, contre un curé, mais contre un curé magicien, ce qui permettait d'embrouiller les choses (comme en l'affaire de Gauffridi), de sorte qu'aucun confesseur, aucun directeur, ne s'y reconnût, et que chacun, en sécurité pleine, pût toujours dire: «Ce n'est pas moi.»

Grâce à ces soins tout prévoyants, une certaine obscurité reste en effet sur l'affaire de Grandier. Son historien, le Capucin Tranquille, prouve à merveille qu'il fut sorcier, bien plus un diable, et il est nommé dans le procès (comme on aurait dit d'Astaroth) Grandier des dominations. Tout au contraire, Ménage est près de le ranger parmi les grands hommes accusés de magie, dans les martyrs de la libre pensée.

Pour voir un peu plus clair, il ne faut pas prendre Grandier à part, mais lui garder sa place dans la trilogie diabolique du temps, dont il ne fut qu'un second acte, l'éclairer par le premier acte qu'on a vu en Provence dans l'affaire terrible de la Sainte-Baume où périt Gauffridi, l'éclairer par le troisième acte, par l'affaire de Louviers, qui copia Loudun (comme Loudun avait copié), et qui eut à son tour un Gauffridi et un Urbain Grandier.

Les trois affaires sont une et identiques. Toujours le prêtre libertin, toujours le moine jaloux et la nonne furieuse par qui on fait parler le Diable, et le prêtre brûlé à la fin.

Voilà ce qui fait la lumière dans ces affaires, et qui permet d'y mieux voir que dans la fange obscure des monastères d'Espagne et d'Italie. Les religieuses de ces pays de paresse méridionale étaient étonnamment passives, subissaient la vie de sérail, et pis encore (V. Del Rio, Llorente, Ricci, etc.). Nos Françaises, au contraire, d'une personnalité forte, ardente, exigeante, furent terribles de jalousie et terribles de haine, vrais diables (et sans figure), partant indiscrètes, bruyantes, accusatrices. Leurs révélations furent très-claires, et si claires vers la fin, que tout le monde en eut honte et qu'en trente ans, en trois affaires, la chose, commencée par l'horreur, s'éteignit dans la platitude, sous les sifflets et le dégoût.

Ce n'était pas à Loudun, en plein Poitou, parmi les huguenots, sous leurs yeux et leurs railleries, dans la ville même où ils tenaient leurs grands synodes nationaux, qu'on eût attendu une affaire scandaleuse pour les catholiques. Mais justement ceux-ci, dans les vieilles villes protestantes, vivaient comme en pays conquis, en liberté très-grande, pensant avec raison que des gens souvent massacrés, tout récemment vaincus, ne diraient mot. La Loudun catholique (magistrats, prêtres, moines, un peu de noblesse et quelques artisans) vivait à part de l'autre, en vraie colonie conquérante. La colonie se divisa, comme on pouvait le deviner, par l'opposition du prêtre et du moine.

Le moine, nombreux et altier, comme missionnaire convertisseur, tenait le haut du pavé contre les protestants et confessait les dames catholiques, lorsque, de Bordeaux, arriva un jeune curé, élève des Jésuites, lettré et agréable, écrivant bien et parlant mieux. Il éclata en chaire, et bientôt dans le monde. Il était Manceau de naissance et disputeur, mais méridional d'éducation, de facilité bordelaise, hâbleur, léger comme un Gascon. En peu de temps, il sut brouiller à fond toute la petite ville, ayant les femmes pour lui, les hommes contre (du moins presque tous). Il devint magnifique, insolent et insupportable, ne respectant plus rien. Il criblait de sarcasmes les Carmes, déblatérait en chaire contre les moines en général. On s'étouffait à ses sermons. Majestueux et fastueux, ce personnage apparaissait dans les rues de Loudun comme un père de l'Église, tandis que la nuit, moins bruyant, il glissait aux allées ou par les portes de derrière.

Toutes lui furent à discrétion. La femme de l'avocat du roi fut sensible pour lui, mais plus encore la fille du procureur royal, qui en eut un enfant. Ce n'était pas assez. Ce conquérant, maître des dames, poussant toujours son avantage, en venait aux religieuses. Il y avait partout alors des Ursulines, sœurs vouées à l'éducation, missionnaires femelles en pays protestant, qui caressaient, charmaient les mères, attiraient les petites filles. Celles de Loudun étaient un petit couvent de demoiselles nobles et pauvres. Pauvre couvent lui-même; en les fondant, on ne leur donna guère que la maison, ancien collége huguenot. La supérieure, dame de bonne noblesse et bien apparentée, brûlait d'élever son couvent, de l'amplifier, de l'enrichir et de le faire connaître. Elle aurait pris Grandier peut-être, l'homme à la mode, si déjà elle n'eût eu pour directeur un prêtre qui avait de bien autres racines dans le pays, étant proche parent des deux principaux magistrats. Le chanoine Mignon, comme on l'appelait, tenait la supérieure. Elle et lui en confession (les dames supérieures confessaient), tous deux apprirent avec fureur que les jeunes nonnes ne rêvaient que de ce Grandier dont on parlait tant.

Donc, le directeur menacé, le mari trompé, le père outragé (trois affronts en même famille!) unirent leurs jalousies et jurèrent la perte de Grandier. Pour réussir, il suffisait de le laisser aller. Il se perdait assez lui-même. Une affaire éclata qui fit un bruit à faire presque écrouler la ville.

Les religieuses, en cette vieille maison huguenote où on les avait mises, n'étaient pas rassurées. Leurs pensionnaires, enfants de la ville, et peut-être aussi de jeunes nonnes, avaient trouvé plaisant d'épouvanter les autres en jouant aux revenants, aux fantômes, aux apparitions. Il n'y avait pas trop d'ordre en ce mélange de petites filles riches que l'on gâtait. Elles couraient la nuit les corridors. Si bien qu'elles s'épouvantèrent elles-mêmes. Quelques-unes en étaient malades, ou malades d'esprit. Mais, ces peurs, ces illusions, se mêlant aux scandales de ville dont on leur parlait trop le jour, le revenant des nuits, ce fut Grandier. Plusieurs dirent l'avoir vu, senti la nuit près d'elles, audacieux, vainqueur, et s'être réveillées trop tard. Était-ce illusion? Étaient-ce plaisanteries de novices? Était-ce réellement Grandier qui avait acheté la portière ou risqué l'escalade? On n'a jamais pu l'éclaircir.

Les trois dès lors crurent le tenir. Ils suscitèrent d'abord dans les petites gens qu'ils protégeaient deux bonnes âmes qui déclarèrent ne pouvoir plus garder pour leur curé un débauché, un sorcier, un démon, un esprit fort, qui, à l'église, «pliait un genou et non deux;» enfin qui se moquait des règles, et donnait des dispenses contre les droits de l'évêque.—Accusation habile qui mettait contre lui l'évêque de Poitiers, défenseur naturel du prêtre, et livrait celui-ci à la rage des moines.

Tout cela monté avec génie, il faut l'avouer. En le faisant accuser par deux pauvres, on trouva très-utile de le bâtonner par un noble. En ce temps de duel, l'homme, impunément bâtonné, perdait dans le public; il baissait chez les femmes. Grandier sentit la profondeur du coup. Comme en tout il aimait l'éclat, il alla au roi même, se jeta à ses genoux, demanda vengeance pour sa robe de prêtre. Il l'aurait eue d'un roi dévot; mais il se trouva là des gens qui dirent au roi que c'était affaire d'amour et fureur de maris trompés.

Au tribunal ecclésiastique de Poitiers, Grandier fut condamné à pénitence et à être banni de Loudun, donc déshonoré comme prêtre. Mais le tribunal civil reprit la chose et le trouva innocent. Il eut encore pour lui l'autorité ecclésiastique dont relevait Poitiers, l'archevêque de Bordeaux, Sourdis. Ce prélat belliqueux, amiral et brave marin, autant et plus que prêtre, ne fit que hausser les épaules au récit de ces peccadilles. Il innocenta le curé, mais en même temps lui conseilla sagement d'aller vivre partout, excepté à Loudun.

C'est ce que l'orgueilleux n'eut garde de faire. Il voulut jouir du triomphe sur le terrain de la bataille et parader devant les dames. Il rentra dans Loudun au grand jour, à grand bruit; toutes le regardaient des fenêtres; il marchait tenant un laurier.

Non content de cette folie, il menaçait, voulait réparation. Ses adversaires, ainsi poussés, à leur tour en péril, se rappelèrent l'affaire de Gauffridi, où le Diable, le père du mensonge, honorablement réhabilité, avait été accepté en justice comme un bon témoin véridique, croyable pour l'Église et croyable pour les gens du roi. Désespérés, ils invoquèrent un Diable, et ils l'eurent à commandement. Il parut chez les Ursulines.

Chose hasardeuse. Mais que de gens intéressés au succès! La supérieure voyait son couvent, pauvre, obscur, attirer bientôt les yeux de la cour, des provinces, de toute la terre. Les moines y voyaient leur victoire sur leurs rivaux, les prêtres. Ils retrouvaient ces combats populaires livrés au Diable en l'autre siècle, souvent (comme à Soissons) devant la porte des églises, la terreur et la joie du peuple à voir triompher le bon Dieu, l'aveu tiré du Diable, «que Dieu est dans le Sacrement,» l'humiliation des huguenots convaincus par le démon même.

Dans cette comédie tragique, l'exorciste représentait Dieu, ou tout au moins c'était l'archange terrassant le dragon. Il descendait des échafauds, épuisé, ruisselant de sueur, mais triomphant, porté dans les bras de la foule, béni des bonnes femmes qui en pleuraient de joie.

Voilà pourquoi il fallait toujours un peu de sorcellerie dans les procès. On ne s'intéressait qu'au Diable. On ne pouvait pas toujours le voir sortir du corps en crapaud noir (comme à Bordeaux en 1610). Mais on était du moins dédommagé par une grande, superbe mise en scène. L'âpre désert de Madeleine, l'horreur de la Sainte-Baume, dans l'affaire de Provence, firent une bonne partie du succès. Loudun eut pour lui le tapage et la bacchanale furieuse d'une grande armée d'exorcistes divisés en plusieurs églises. Enfin, Louviers, que nous verrons, pour raviver un peu ce genre usé, imagina des scènes de nuit où les diables en religieuses, à la lueur des torches, creusaient, tiraient des fosses les charmes qu'on y avait cachés.

L'affaire commença par la supérieure et par une sœur converse à elle. Elles eurent des convulsions, jargonnèrent diaboliquement. D'autres nonnes les imitèrent, une surtout, hardie, reprit le rôle de la Louise de Marseille, le même diable Léviathan, le démon supérieur de chicane et d'accusation.

Toute la petite ville entre en branle. Les moines de toutes couleurs s'emparent des nonnes, les divisent, les exorcisent par trois, par quatre. Ils se partagent les églises. Les Capucins à eux seuls en occupent deux. La foule y court, toutes les femmes, et, dans cet auditoire effrayé, palpitant, plus d'une crie qu'elle sent aussi des diables; six filles de la ville sont possédées. Et le simple récit de ces choses effroyables fait deux possédées à Chinon.

On en parla partout, à Paris, à la cour. Notre reine espagnole, imaginative et dévote, envoie son aumônier; bien plus, lord Montaigu, l'ancien papiste, son fidèle serviteur, qui vit tout et crut tout, rapporta tout au pape. Miracle constaté. Il avait vu les plaies d'une nonne, les stigmates marqués par le Diable sur les mains de la supérieure.

Qu'en dit le roi de France? Toute sa dévotion était tournée au Diable, à l'enfer, à la crainte. On dit que Richelieu fut charmé de l'y entretenir. J'en doute; les diables étaient essentiellement espagnols et du parti d'Espagne; s'ils parlaient politique, c'eût été contre Richelieu. Peut-être en eut-il peur. Il leur rendit hommage, et envoya sa nièce pour témoigner intérêt à la chose.

La cour croyait. Mais Loudun même ne croyait pas. Ses diables, pauvres imitateurs des démons de Marseille, répétaient le matin ce qu'on leur apprenait le soir d'après le manuel connu du père Michaëlis. Ils n'auraient su que dire si des exorcismes secrets, répétition soignée de la farce du jour, ne les eussent, chaque nuit, préparés et stylés à figurer devant le peuple.

Un ferme magistrat, le bailli de la ville, éclata, vint lui-même trouver les fourbes, les menaça, les dénonça. Ce fut aussi le jugement tacite de l'archevêque de Bordeaux, auquel Grandier en appelait. Il envoya un règlement pour diriger du moins les exorcistes, finir leur arbitraire; de plus, son chirurgien, qui visita les filles, ne les trouva point possédées, ni folles, ni malades. Qu'étaient-elles? Fourbes à coup sûr.

Ainsi continue dans ce siècle ce beau duel du médecin contre le Diable, de la science et de la lumière contre le ténébreux mensonge. Nous l'avons vu commencer par Agrippa, Wyer. Certain docteur Duncan continua bravement à Loudun, et sans crainte imprima que cette affaire n'était que ridicule.

Le Démon, qu'on dit si rebelle, eut peur, se tut, perdit la voix. Mais les passions étaient trop animées pour que la chose en restât là. Le flot remonta pour Grandier avec une telle force, que les assaillis devinrent assaillants. Un parent des accusateurs, un apothicaire, fut pris à partie par une riche demoiselle de la ville, qu'il disait être maîtresse du curé. Comme calomniateur, il fut condamné à l'amende honorable.

La supérieure était perdue. On eût aisément constaté ce que vit plus tard un témoin, que ses stigmates étaient une peinture, rafraîchie tous les jours. Mais elle était parente d'un conseiller du roi, Laubardemont, qui la sauva. Il était justement chargé de raser les forts de Loudun. Il se fit donner une commission pour faire juger Grandier. On fit entendre au cardinal que l'accusé était curé et ami de la Cordonnière de Loudun, un des nombreux agents de Marie de Médicis; qu'il s'était fait le secrétaire de sa paroissienne, et, sous son nom, avait écrit un ignoble pamphlet.

Du reste, Richelieu eût voulu être magnanime et mépriser la chose, qu'il l'eût pu difficilement. Les Capucins, le Père Joseph, spéculaient là-dessus. Richelieu lui aurait donné une belle prise contre lui près du roi s'il n'eût montré du zèle. Certain M. Quillet, qui avait observé sérieusement, alla voir Richelieu et l'avertit. Mais celui-ci craignit de l'écouter, et le regarda de si mauvais œil, que le donneur d'avis jugea prudent de se sauver en Italie.

Laubardemont arrive le 6 décembre 1633. Avec lui la terreur. Pouvoir illimité. C'est le roi en personne. Toute la force du royaume, une horrible massue, pour écraser une mouche.

Les magistrats furent indignés, le lieutenant civil avertit Grandier qu'il l'arrêterait le lendemain. Il n'en tint compte et se fit arrêter. Enlevé à l'instant, sans forme de procès, mis aux cachots d'Angers. Puis ramené, jeté où? dans la maison et la chambre d'un de ses ennemis, qui en fait murer les fenêtres pour qu'il étouffe. L'exécrable examen qu'on fait sur le corps du sorcier, en lui enfonçant des aiguilles pour trouver la marque du Diable, est fait par les mains mêmes de ses accusateurs, qui prennent sur lui d'avance leur vengeance préalable, l'avant-goût du supplice!

On le traîne aux églises en face de ces filles, à qui Laubardemont a rendu la parole. Il trouve des bacchantes que l'apothicaire condamné soûlait de ses breuvages, les jetant en de telles furies qu'un jour Grandier fut près de périr sous leurs ongles.

Ne pouvant imiter l'éloquence de la possédée de Marseille, elles suppléaient par le cynisme. Spectacle hideux! des filles, abusant des prétendus diables, pour lâcher devant le public la bonde à la furie des sens! C'est justement ce qui grossissait l'auditoire. On venait ouïr là, de la bouche des femmes, ce qu'aucune n'osa dire jamais.

Le ridicule, ainsi que l'odieux, allaient croissant. Le peu qu'on leur soufflait de latin, elles le disaient tout de travers. Le public trouvait que les diables n'avaient pas fait leur quatrième. Les Capucins, sans se déconcerter, dirent que, si ces démons étaient faibles en latin, ils parlaient à merveille l'iroquois, le topinambour.

La farce ignoble, vue de soixante lieues, de Saint-Germain, du Louvre, apparaissait miraculeuse, effrayante et terrible. La cour admirait et tremblait. Richelieu (sans doute pour plaire) fit une chose lâche. Il fit payer les exorcistes, payer les religieuses.

Une si haute faveur exalta la cabale et la rendit tout à fait folle. Après les paroles insensées vinrent les actes honteux. Les exorcistes, sous prétexte de la fatigue des nonnes, les firent promener hors de la ville, les promenèrent eux-mêmes. Et l'une d'elles en revint enceinte. L'apparence du moins était telle. Au cinquième ou sixième mois, tout disparut, et le démon qui était en elle avoua la malice qu'il avait eue de calomnier la pauvre religieuse par cette illusion de grossesse. C'est l'historien de Louviers qui nous apprend cette histoire de Loudun (Esprit, p. 135).

On assure que le père Joseph vint secrètement, mais vit l'affaire perdue, et s'en tira sans bruit. Les Jésuites vinrent aussi, exorcisèrent, firent peu de chose, flairèrent l'opinion, se dérobèrent aussi.

Mais les moines, les Capucins, étaient si engagés, qu'il ne leur restait plus qu'à se sauver par la terreur. Ils tendirent des piéges perfides au courageux bailli, à la baillive, voulant les faire périr, éteindre la future réaction de la justice. Enfin ils pressèrent la commission d'expédier Grandier. Les choses ne pouvaient plus aller. Les nonnes même leur échappaient. Après cette terrible orgie de fureurs sensuelles et de cris impudiques pour faire couler le sang humain, deux ou trois défaillirent, se prirent en dégoût, en horreur; elles se vomissaient elles-mêmes. Malgré le sort affreux qu'elles avaient à attendre si elles parlaient, malgré la certitude de finir dans une basse-fosse (c'était l'usage encore, voir Mabillon), elles dirent dans l'église qu'elles étaient damnées, qu'elles avaient joué le Diable, que Grandier était innocent.

Elles se perdirent mais n'arrêtèrent rien. Une réclamation générale de la ville au roi n'arrêta rien. On condamna Grandier à être brûlé (18 août 1634). Telle était la rage de ses ennemis, qu'avant le bûcher ils exigèrent, pour la seconde fois, qu'on lui plantât partout l'aiguille pour chercher la marque du Diable. Un des juges eût voulu qu'on lui arrachât même les ongles, mais le chirurgien refusa.

On craignait l'échafaud, les dernières paroles du patient. Comme on avait trouvé dans ses papiers un écrit contre le célibat des prêtres, ceux qui le disaient sorcier le croyaient eux-mêmes esprit fort. On se souvenait des paroles hardies que les martyrs de la libre pensée avaient lancées contre leurs juges, on se rappelait le mot suprême de Bruno, la bravade de Vanini. On composa avec Grandier. On lui dit que, s'il était sage, on lui sauverait la flamme, qu'on l'étranglerait préalablement. Le faible prêtre, homme de chair, donna encore ceci à la chair, et promit de ne point parler. Il ne dit rien sur le chemin et rien sur l'échafaud. Quand on le vit bien lié au poteau, toute chose prête, et le feu disposé pour l'envelopper brusquement de flamme et de fumée, un moine, son propre confesseur, sans attendre le bourreau, mit le feu au bûcher. Le patient, enragé, n'eut que le temps de dire: «Ah! vous m'avez trompé!» Mais les tourbillons s'élevèrent et la fournaise de douleurs... On n'entendit plus que des cris.

Richelieu, dans ses Mémoires, parle peu de cette affaire et avec une honte visible. Il fait entendre qu'il suivit les rapports qui lui vinrent, la voix de l'opinion. Il n'en avait pas moins, en soudoyant les exorcistes, en lâchant bride aux Capucins, en les laissant triompher par la France, encouragé, tenté la fourberie. Gauffridi, renouvelé par Grandier, va reparaître encore plus sale dans l'affaire de Louviers.

C'est justement en 1634 que les diables, chassés de Poitou, passent en Normandie, copiant, recopiant leurs sottises de la Sainte-Baume, sans invention et sans talent, sans imagination. Le furieux Léviathan de Provence, contrefait à Loudun, perd son aiguillon du Midi, et ne se tire d'affaire qu'en faisant parler couramment aux vierges les langues de Sodome. Hélas! tout à l'heure, à Louviers, il perd son audace même; il prend la pesanteur du Nord, et devient un pauvre d'esprit.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE X

LES CARMÉLITES—SUCCÈS DU CID
1636-1637

Nous ne sortons pas des couvents ni du surnaturel. L'histoire de ce temps va de miracle en miracle. Au cloître se fait et se défait par voie occulte le nœud brouillé des plus grands intérêts. Le fil qu'une politique savante croit diriger aux cabinets des princes, une main ignorante de femme le coupe en se jouant. Richelieu propose; la Vierge dispose. Tous les calculs du Palais-Cardinal sont bafoués par le Val-de-Grâce.

Un mot d'avance qui contient tout, qui enveloppe le siècle même.

La question du siècle, c'est le mariage espagnol, redouté d'Henri IV, accompli par sa femme, presque brisé par Richelieu. À l'intérieur, à l'extérieur, Richelieu sue à combattre l'Espagne et la maison d'Autriche. Mais, malgré lui, le mariage espagnol porte décidément son fruit. Une grossesse miraculeuse met dans le trône de France le sang de Charles-Quint, Dieudonné, ou Louis XIV, lequel ne combattra l'Espagne que pour prendre son rôle et la continuer par la ruine de la Hollande et de la France protestante.

C'est la victoire d'un mort sur un vivant, celle de l'Espagne sur la France; l'esprit espagnol, en un siècle, mène celle-ci à sa mutilation et à sa banqueroute de trois milliards.

Est-ce à dire que ce mort, ce blême et faible revenant, ait eu directement cette victoire sur les puissances de la vie? Non, l'Espagne n'aurait pas eu prise si la France elle-même ne s'était ouverte et livrée par l'admiration de cette vieille ruine, employant la vivacité d'un réveil de génie à relever l'Espagne dans l'opinion. Il y fallut Corneille, il y fallut le Cid et son succès national; événement énorme, d'une portée qui n'a jamais été sentie jusqu'ici.

Examinons. En 1635, à la rupture, lorsque l'ambassadeur d'Espagne, Mirabel, partit de Paris, où resta le foyer de l'intrigue espagnole? Aux Carmélites de la rue Saint-Jacques. «C'est alors, dit Laporte, valet de chambre de la reine, qu'elle renoua correspondance avec son frère Philippe IV.» Elle écrivait dans ce couvent.

Cette colonie de Carmélites avait été, sous Henri IV, une vraie invasion espagnole. On a vu leur entrée triomphale à Paris sous les auspices des Guises. Elles établirent rue Saint-Jacques leur dévot ermitage, leur désert extatique, au lieu le plus peuplé et sur la grande route du Midi, la plus fréquentée de France. Ce fut un autre Escurial à un quart d'heure du Louvre.

Nous devons à M. Cousin de connaître les pieuses origines de ces solitaires[11]. Il est heureux. Au revers du critique qui croyait dénicher des saints, il a trouvé, rétabli dans leur niche, je ne sais combien de saintes, acceptant de confiance ce que les religieuses elles-mêmes ont écrit de leur propre sainteté, leur donnant la publicité de ses livres charmants, écrits sur les femmes et pour elles.

Moi, je suis moins heureux. Sur ma route, je vois sortir de là d'étranges réputations, la Fargis, par exemple. J'y vois que les saintes elles-mêmes, fort occupées du monde, mirent toute leur ferveur à avancer les affaires de l'Espagne.

Richelieu y avait l'œil. Il avait cru se donner une prise sur l'ordre en se faisant nommer protecteur des Carmélites, et sur la maison de Paris en lui donnant pour supérieure une de ses parentes. Parente ou non, elle était femme, et, comme telle, dans la ligue universelle des femmes contre Richelieu. La reine trouva là une sûreté qu'elle n'avait nulle part. Elle put y écrire tout le jour à son aise. Elle put y voir à la grille qui elle voulait, des inconnus, de faux pauvres, les agents que Mirabel envoyait de Bruxelles, le lord papiste Montaigu; un joli cavalier aussi, qui, dans ses grandes crises, lui venait à propos pour lui donner courage. Le cavalier n'était autre que la Chevreuse, qui vint parfois de son exil, faisant trente lieues en une nuit.

Entrait-on dans ce monastère? Un passage curieux de mademoiselle de Montpensier nous apprend que les couvents de fondation royale n'avaient point de clôture pour les officiers des princesses. Elle-même, à douze ans, entrant dans un monastère, tous les hommes de sa suite y entraient sans difficulté.

Que pouvait-elle donc tant écrire, n'entrant pas au conseil et tenue hors des affaires? La réponse n'est pas difficile. Le couvent, mêlé de noblesse, de bourgeoisie ligueuse, et visité par tant de gens, était un grand centre d'informations. Et plus directement encore, la reine, par mademoiselle de Hautefort, savait chaque matin ce que le roi avait dit le soir. Plus d'un secret d'État pouvait, par cette voie, aller droit à Madrid.

Il faut bien se rappeler la situation. L'Espagne épuisée se voyait faire la guerre par la France épuisée. À chaque année, elle espérait que Richelieu n'en pourrait plus, serait tari, fini. Elle le crut en 1636, où, faute d'argent, il ne put refaire à temps son armée du Rhin et du Nord. La violente dictature des intendants, qu'il mit partout alors, lui donna des ressources, mais à l'instant provoqua des révoltes. L'Espagne comptait là-dessus, le guettait, l'attendait.

Mais les temps étaient bien changés. Les révoltes, isolées, partielles et sans concert, ne rappelaient en rien la Ligue. Les insurrections de paysans qui éclatèrent ici et là en 1638, la sournoise résistance (de bourgeoisie surtout) qui se fit sous forme religieuse et s'appela le jansénisme, n'auraient pas fait grand chose. L'homme tant détesté n'en fût pas moins resté fort et haut dans l'opinion. On voyait sa terrible route à travers tant d'obstacles, et les résultats (médiocres au fond) qu'il obtenait étaient loués avec raison pour la grandeur de volonté, l'invincibilité que l'on sentait en lui. Mais voici qu'un matin, sous forme littéraire, sans pouvoir être arrêté, réprimé, un coup moral inattendu lui est porté par la main d'un enfant, la main innocente et aveugle du bonhomme Corneille. Coup oblique, indirect, qui entra d'autant mieux. Tout fut changé, et le public, et peut-être Richelieu lui-même. Il ne s'en est jamais relevé. Il faut dire que ce coup fut asséné au jour le plus critique, en 1636, le lendemain de l'invasion, quand la France entamée douta du génie du ministre et l'accusa d'imprévoyance. Elle eut à ce moment un accès fou qu'elle a parfois, celui d'admirer l'ennemi. Et, par un terrible à-propos (que l'auteur, certes, n'avait pas calculé), l'Espagne éclata au théâtre et y fut glorifiée.

Richelieu, essentiellement homme de lettres, aimait, nourrissait ses confrères, qui alors ne pouvaient vivre de leur plume. Malgré la détresse publique, il soutenait les bons écrivains du temps, la Mothe le Vayer, Rotrou, Corneille, Benserade, Renaudot, l'historien Mézeray, l'amusant Boisrobert, l'honnête et savant Chapelain. Il faisait plus que de les payer, il les honorait. Par exemple, il ne souffrait pas que Desmarets lui parlât découvert; il le faisait couvrir, asseoir. Néanmoins sa nature violente et la violence de son gouvernement, qu'il le voulût ou non, étouffait la littérature. Sa manie de faire faire des pièces, dont il faisait le plan et rimait quelques scènes, était despotique, irritante; ces pauvres rimeurs à grand'peine tiraient la charrue sous l'aiguillon de ce terrible camarade.

Un petit juge de Rouen, Pierre Corneille, avait, dès 1629, relevé, ou plutôt créé le théâtre, par une mauvaise pièce, Mélite, qui eut un succès immense. La liberté d'esprit, chassée du monde réel, sembla vouloir se réfugier dans celui des fictions, dans le drame d'intrigue. Trois théâtres surgirent. Richelieu eut l'ambition de conquérir encore cet asile de la fantaisie et de la libre opinion. À son confident Boisrobert il attela quatre hommes, Corneille, Rotrou, l'Étoile et Colletet, et les regarda travailler. Le plus indépendant fut Colletet (de pauvreté proverbiale); il repoussa le plan du tout-puissant ministre. Corneille essaya de résister, puis obéit et fit ce qu'il voulut, mais se retira à Rouen (1635).

Là, un vieux secrétaire de Marie de Médicis, grand admirateur de l'Espagne, lui montra, lui recommanda une pièce espagnole, le Cid, de Guilain de Castro; il l'engagea à porter ce beau sujet sur notre scène. Il y avait une difficulté; la pièce était la glorification du duel, si sévèrement puni par les édits, à ce point qu'on y sacrifia en 1626 la tête même d'un Montmorency. Sévérité, du reste, qui indigna et fut prise dans l'opinion comme un trait des plus odieux de ce gouvernement de prêtre. «Plus de général prêtre!» Ce fut le cri de la noblesse en 1635.

Glorifier le duel, c'était, dans les idées du temps, attaquer, détrôner le prêtre et relever le gentilhomme.

Dans une pièce, du reste, médiocre, Médée, que Corneille venait de faire jouer l'année même de l'invasion, on avait admiré et applaudi ces vers.

Dans un si grand revers, que vous reste-t-il?—Moi,
Moi, dis-je, et c'est assez.

Mot fort et très-profond, bien plus que ne le sentit l'auteur. Le sort, la pensée de la France et son état moral étaient dans cette formule. La tempête d'idées et d'opinions qui battit le XVIe siècle avait laissé un calme morne; plus de protestantisme; le catholicisme stérile (sauf un fruit sec, le jansénisme). Il ne restait guère que l'individu.

Des mœurs religieuses en dessus, fort gâtées en dessous. Et, avec tout cela, cette France gardait une étincelle d'idées? Non, d'énergie, une certaine pointe du moins, la langue acérée, l'épée prompte. Un brillant coup d'épée, à cela véritablement se réduit l'idéal du temps.

«Que vous reste-t-il?—Moi.» Ce mot n'était que le duel.

Précisément la chose que le ministre poursuivait, punissait de mort.

Comment ce pauvre petit juge de Rouen, fonctionnaire craintif, bourgeois de mœurs et d'habitudes, s'emporta-t-il à cet excès d'audace? Et fut-ce bien le vieux secrétaire de la reine mère qui fit cette malice de relever par là nos ennemis les Espagnols? Non, à coup sûr. Il y a une autre explication, meilleure, je crois. C'est que Corneille était dans un moment où les hommes ne se connaissent plus, et font parfois, sans savoir ce qu'ils font, de sublimes imprudences. Il aimait, aimait sans espoir. Sans cette folie-là, il n'eût jamais fait l'autre.

Une autre chose à expliquer, c'est de savoir comment cet homme de robe, ce juge de Rouen, eut la pensée des gentilshommes, l'âme de la noblesse plus qu'elle ne l'avait elle-même. L'esprit bourgeois était très-belliqueux. Des Arnauld, avocats, nous voyons surgir cet Arnauld, capitaine, qui fit le fort Louis contre La Rochelle et forma le renommé régiment de Champagne. Du parlement de Pau sortit l'homme que Richelieu appelait la Guerre, le fameux Gassion. Le fils du président de Thou, cet Auguste de Thou qui doit périr, va comme amateur à la guerre, en partie de plaisir, avec ses amis de la cour, aux endroits les plus dangereux, et s'amuse à se faire blesser.

Corneille amoureux fit Chimène. Corneille escrimeur fit Rodrigue. Je veux dire escrimeur d'esprit et disputeur normand. Ses drames, sauf les moments sublimes, ne sont qu'escrime et polémique.

Le Cid, présenté comme une imitation de l'espagnol, allait droit à la reine. Il fut représenté chez elle au Louvre. Richelieu fut surpris. Cet incident si grave échappa à sa surveillance.

Le coup parti, tout fut fini; impossible d'y revenir. Dès la première représentation, les applaudissements, les trépignements, les cris, les pleurs, un frénétique enthousiasme. Joué au Louvre, joué à Paris, joué chez le cardinal même, qui le subit sur son théâtre, supposant très-probablement que sa désapprobation souveraine, toujours si redoutée, tuerait la pièce, ou tout au moins verserait aux acteurs, aux spectateurs, une averse de glace; que, les uns n'osant bien jouer ni les autres applaudir, le Cid périrait morfondu.

Phénomène terrible! Chez le cardinal même et devant lui, le succès fut complet. Acteurs et spectateurs avaient pris l'âme du Cid. Personne n'avait plus peur de rien. Le ministre resta le vaincu de la pièce, aussi bien que don Sanche, l'amant dédaigné de Chimène.

Contre cette erreur du public, le tout-puissant ministre, n'ayant nulle ressource en la force, fut obligé de faire appel au public même, au public des lettrés contre celui des illettrés, aux écrivains contre la cour et la ville ignorantes. Une compagnie littéraire, à l'instar des académies italiennes, s'était formée vers 1629. Chapelain et autres bons esprits se réunissaient chez un protestant aimé de Richelieu, le savant Conrart. En 1634, le ministre eut l'idée d'en faire une société qui s'occupât de mots (jamais d'idées), qui consacrât ses soins à polir notre langue. Ce fut l'Académie française. Nul péril. L'innocente et honnête société devait la protection du cardinal à son fou Boisrobert, un bouffon de beaucoup d'esprit. Et elle avait pour chancelier un homme qui était tout à lui, Desmarets de Saint-Sorlin.

Le 10 juillet 1637, au moment où Richelieu recommençait encore contre l'Espagne une campagne laborieuse, au moment où la cour l'entourait de complots, son âme littéraire, plus occupée encore du succès de Corneille, éclata toute dans une solennelle ouverture qu'il fit chez lui de l'Académie française contre le Cid et le public.

L'Académie naissante ne se souciait nullement de débuter par contredire l'opinion. Il fallut les ordres précis, et même une menace brutale du ministre, pour qu'elle obéît: «Je vous aimerai comme vous m'aimerez,» dit-il. Évidemment il menaçait de supprimer leurs pensions.

On sait le jugement, faible et froid, médiocre, parfois judicieux, parfois timidement complaisant, que l'Académie publia, et l'insultante critique du ridicule capitan Scudéry, et les lâches injures de Mairet, jusque-là maître de la scène, qui s'avoua jaloux et releva encore par là le succès de Corneille.

Aurait-on pu, en 1637, après le Cid, ce qu'on avait pu en 1626, punir de mort l'obstiné duelliste revenu pour se battre sous les croisées du roi? Non, l'édit était aboli, la scène avait vaincu les lois; sur Richelieu planait Corneille.

La campagne s'ouvrait. De quel cœur la noblesse allait-elle se battre contre les descendants du Cid, ces Espagnols aimés et admirés? Français et Espagnols allaient penser également que l'ennemi n'était qu'à Paris, l'ennemi commun, Richelieu.

Tout en voulant apaiser le ministre et lui demandant pardon d'avoir réussi, Corneille allait de crime en crime. Pas une de ses pièces qui n'eût l'effet d'une conspiration. Horace, quoique dédié au cardinal, fut avidement saisi par les Romains du Parlement, les Cassius de la grand'chambre et les Brutus de la basoche. Cinna, la Clémence d'Auguste, sous cet homme inclément, parut une sanglante satire. Polyeucte fut représenté au moment où le ministre venait de mettre à la Bastille le Polyeucte janséniste, l'abbé de Saint-Cyran. Les femmes de Corneille sont déjà les frondeuses, et ce sont elles qui firent celles-ci. La Palatine se croyait Émilie. Madame de Longueville disait de sang-froid, à Coligny, à la Rochefoucauld, ce que Chimène dit, dans son transport, ne se connaissant plus:

Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix.

Mais la Chimène surtout, ce fut la reine. Avec ses trente-sept ans, notre reine espagnole, oubliée, peu comptée, un peu moquée pour ses couches douteuses, refleurit jeune et pure par la vertu du Cid. Sur elle, aux représentations, se fixent tous les yeux, à elle reviennent les bravos et l'enthousiasme public. Tout imite l'Espagne, se drape à l'espagnole, pour être bien vu de Chimène. Elle accepte ce rôle, et, quoique l'auteur inquiet ait dédié le Cid à la nièce du cardinal, la reine se pose sa patronne. Elle demande, obtient de Richelieu qu'on donne la noblesse au père de Corneille, et il n'ose refuser. Contradiction flagrante. Il le fait honorer, il le fait condamner, subissant malgré lui l'arrêt de l'opinion, si bien formulé par Balzac: «Si Platon le met hors de sa cité, il ne peut le chasser que couronné de fleurs.»[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XI

DANGER DE LA REINE
Août 1637

La reine Anne d'Autriche, en 1637, n'était plus jeune. Elle était à peu près de l'âge du siècle. Mais elle avait toujours une grande fraîcheur. Ce n'était que lis et que roses. Née blonde et Autrichienne, elle brunissait un peu de cheveux, était un peu plus Espagnole. Mais, comme elle était grasse, son incomparable blancheur n'avait fait qu'augmenter. Flore devenait Cérès, dans l'ampleur et la plénitude, le royal éclat de l'été.

Elle fut plus tard fort lourde. Retz la trouve, à quarante-huit ans, «une grosse Suissesse.» Mais nous sommes encore en 1637.

Elle nourrissait un peu trop sa beauté, mangeait beaucoup et se levait fort tard, soit paresse espagnole, soit pour avoir le teint plus reposé. Elle entendait une ou deux messes basses, dînait solidement à midi, puis allait voir des religieuses. Sanguine, orgueilleuse et colère, elle n'en était pas moins faible; ses domestiques la disaient toute bonne. Elle avait eu (jeune surtout) un bon cœur pour les pauvres. Cœur amoureux, crédule et ne se gardant guère. La Chevreuse, qui la connaissait, disait à Retz: «Prenez un air rêveur; oubliez-vous à admirer sa belle peau et sa jolie main; vous ferez ce que vous voudrez.»

Sa parfaite ignorance et son esprit borné la livraient infailliblement aux amants par spéculation et aux rusées friponnes qui s'en faisaient un instrument.

Par deux fois, dans deux grands dangers de la France, on la mit en rapport avec l'ennemi. En 1628, quand l'alliance monstrueuse de l'Angleterre et de l'Espagne se faisait sous main contre nous, et qu'on poussait Waldstein à l'invasion de la France, elle sollicita le duc de Lorraine de nous abandonner, c'est-à-dire d'ouvrir la porte à Waldstein (chose avouée par un des Guises). Et, quand l'invasion se réalisa, en effet, dans l'année 1636, où la grande armée des voleurs impériaux entra par le Nord et par l'Est, où commença en Lorraine et au Rhin l'immense destruction dont nous avons parlé, nous retrouvons notre grosse étourdie aux Carmélites, écrivant aux Espagnols, qui viennent à dix lieues de Paris!...

Elle trahissait et elle flattait. Elle s'était rapprochée de Richelieu. Elle lui demandait des grâces. Elle se laissa même aller, pour l'enivrer et l'aveugler, jusqu'à aller le voir chez lui à Ruel, où elle accepta ses fêtes galantes et ses collations, les concerts et les vers qu'il faisait faire pour elle.

Il n'était pas tout à fait dupe. Un si grand changement l'inquiétait plutôt. Et, à ce moment même, il accueillait l'idée d'un petit complot qui eût écarté mademoiselle de Hautefort, l'avocat de la reine, son vertueux espion. Saint-Simon et quelques autres avaient entrepris de changer les platoniques amours du roi et de lui faire aimer une fille plus jeune, Lafayette, moins jolie, toute brune, mais nature tendre, amoureuse, élevée, de celles qui ravissent les cœurs. Le confesseur du roi, le Jésuite Caussin, que l'on croyait un simple, entrait dans cette intrigue. Le fond du fond, ce semble, que Richelieu n'aperçut que plus tard, était que, Lafayette étant proche parente du père Joseph, son succès près du roi eût fait l'élévation du fameux Capucin, donc la chute de Richelieu.

Les choses allèrent très-loin. La haine de la reine, un essai fort grossier qu'elle fit pour humilier la pauvre fille en surprenant cette nymphe idéale dans nos basses fonctions de nature, ne firent qu'irriter, échauffer le roi. Sa réserve, sa dévotion, cédèrent une fois dans sa vie. Il eut un vrai transport, et proposa à Lafayette de venir s'établir chez lui, dans son petit Versailles, et d'être toute à lui.

Elle aurait fort bien pu être reine de France. Le roi ne pouvait avoir qu'une épouse, non une concubine. Tous furent saisis, surpris, épouvantés.

Richelieu commençait à voir à qui l'affaire profiterait. Et les parents de Lafayette commencèrent à prendre peur, à craindre d'être sacrifiés, si le roi, toujours incertain, n'allait pas jusqu'au bout. Ils abandonnèrent Lafayette, firent dire par la jeune fille qu'elle voulait se retirer à la Visitation. Le roi pleura, mais, de toutes parts, on éveilla ses scrupules, on fit appel à sa dévotion. Lafayette pleura encore plus, mais s'en alla (19 mai 1637). Le père Caussin, qui ne lâchait pas prise, insinua au pénitent royal qu'il pouvait sans péché continuer de la voir à la grille. Religieuse et toujours aimée, elle n'en eût été que plus puissante peut-être pour amener le roi où l'on voulait.

La reine triomphait du départ de Lafayette. Cependant, au mois d'août, elle fut frappée à son tour. Un avis positif permit à Richelieu de saisir enfin sa correspondance. On arrêta Laporte, qui ne la trahit pas. Ce fut elle qui trahit Laporte, avoua, et, de plus, se laissa dicter une lettre pour lui ordonner de tout dire. Amené devant le ministre, il nia fermement. On ne poussa pas trop. Richelieu se montra doux et courtois jusqu'à envoyer de l'argent à madame de Chevreuse, qui s'enfuyait et partait pour l'Espagne. Il fit visiter le couvent, ne trouva rien que haires, cilices et disciplines. Il est faux et absurde qu'en cette visite le chancelier ait fouillé la reine effrontément, mis la main dans son sein. Elle n'était pas même à Paris, mais à Chantilly, près du roi.