Et cela pour trois cent mille francs!... Richelieu offrait cette somme pour chaque année. Mais y aurait-il plusieurs années? La première, dans une si grande et si terrible lutte, ne serait-elle pas la victoire ou la mort?

La question fut décidée par le sénat de Suède, indépendamment de la France. Le chancelier Oxenstiern était contre le passage. Le roi et le sénat furent pour: 1o parce qu'on avait déjà un pied en Allemagne, Stralsund, qu'on avait défendu contre Waldstein et qu'on voulait garder; 2o pour garder (chose grave pour un pays pauvre comme la Suède) le gros revenu de la douane de Dantzig qu'on venait d'acquérir; 3o pour garder surtout la Baltique. Waldstein s'y établissait décidément, comme maître du Mecklembourg. Il s'intitulait follement propriétaire des mers du Nord. Mais l'Espagne, mais la Hollande, avec leurs grandes flottes, ne l'auraient pas laissé paisible. Elles seraient venues se battre dans la Baltique, s'y faire des établissements. Et le Suédois n'eût plus été chez lui.

Donc, on résolut le passage. Le 20 mai 1630, Gustave apporta aux États de Suède son unique enfant dans ses bras (la petite Christine), la leur remit, leur fit ses adieux, et il chanta son psaume (le quatre-vingt-dixième): «Rassasie-nous, le matin, de ta Grâce... Nous serons joyeux tout le jour!»

Le 24 juin, il débarqua en Allemagne, près de l'île Rugen, avec quinze mille hommes. Il écrivit ses griefs à l'Empereur, l'appelant sans souci de l'étiquette, dans sa bonhomie de soldat: «Notre ami et cher oncle.» À quoi Ferdinand, exaspéré, ne répondit pas moins avec une douceur jésuitique «qu'il ne se rappelait pas avoir fait de la peine au roi de Suède.»

Celui-ci, en touchant ce rivage désolé de l'Allemagne, fut bien surpris de voir que ce peuple, qui l'appelait depuis si longtemps, qui semblait vouloir l'appuyer, le nourrir, «qui lui aurait donné son cœur même à manger,» ne bougea plus, se recula plutôt de lui avec terreur. Tant la tyrannie exécrable de Waldstein les avait brisés. Le Poméranien, obligé de recevoir Gustave à Stettin et ne pouvant lui résister, en fit à Vienne les plus basses excuses. Les électeurs de Saxe, de Brandebourg, en qui il espérait, ne lui envoyèrent personne. Ils envoyèrent à l'Empereur, à sa diète de Ratisbonne. Bref, Gustave n'eut ni ami ni ennemi sérieux. Il eut beau laisser tout ouvertes les portes de Stettin pour inviter les impériaux à venir l'attaquer. Ils restèrent à distance. Il prit des villes, il prit l'embouchure de l'Oder, et n'en fut pas plus fort. Sa guerre était tout autre que celle des impériaux. Ils prenaient tout et affamaient les villes. Lui, il leur apportait du pain.

Cette situation dura presque une année (de juin en juin). Les princes protestants, au lieu de se joindre à Gustave, exploitèrent seulement sa présence en Allemagne pour faire peur à l'Empereur à Ratisbonne, et obtenir de lui la destitution de Waldstein.

Cette affaire fut poussée d'ensemble et par les protestants (Saxe et Brandebourg) et par le catholique duc de Bavière, qui espérait succéder à Waldstein comme général des forces de l'Empire. Mais la destitution de celui-ci n'était que nominale. Simple particulier, il n'en restait pas moins le chef secret de ces loups effrénés qui n'eussent jamais trouvé un si bon maître, c'est-à-dire si cruel ni si tolérant pour le crime.

On a dit à la légère que le père Joseph avait fait son beau traité à Ratisbonne pour obtenir de l'Empereur la destitution. Chose prouvée fausse par les dates. Waldstein fut destitué en septembre, le traité signé en octobre (1630).

En décembre, Gustave était encore fort seul dans le nord de l'Allemagne, dans un affreux désert. Il croyait y périr. Le 4, il écrit à son ami Oxenstiern en lui donnant courage, mais sans cacher qu'il espère peu, et il lui recommande son enfant, sa mémoire. C'est peu de jours après qu'il reçut l'offre de Richelieu, un subside, une entrave, un très-faible subside; avec la condition de s'abstenir des plus riches pays de l'Allemagne, des gras électorats ecclésiastiques du Rhin, et de respecter la Bavière. De janvier en mars, dans sa grande misère, il résista encore, dit Non. Cependant il avait contre lui l'armée de Tilly. Et l'Empereur songeait à rappeler Waldstein en lui donnant la dictature militaire de l'Allemagne. Deux armées catholiques allaient se former contre lui, tandis que les princes protestants tergiversaient. Il prit enfin la plume, signa et reçut l'argent catholique, secours minime et illusoire, trois cent mille livres pour la première année, et libéralement un million pour chaque année suivante, probablement après sa mort.

Il signa. Et pourquoi? Pour avoir le nom de la France. Il rendit public, imprima cet acte que Richelieu voulait secret. L'effet en fut immense. Ce nom, réellement, donna des ailes à sa fortune.

Avril 1631 est mémorable par les traités contraires que fit la France en même temps.

Le 22 avril fut ratifié le traité avec Gustave-Adolphe contre l'Empereur.

Le 6 avril, avait été conclu, à Chérasco, un traité de la France avec l'Empereur. Ce traité pour l'Italie seule, il est vrai, mais qui permettait à Ferdinand de retirer une armée d'Italie et de l'envoyer contre Gustave.

Troisièmement, en mai, Richelieu fit un traité secret avec la Bavière (rival secret de l'Empereur, ennemi public de Gustave), que la France eût voulu faire respecter du roi de Suède pendant que le Bavarois envoyait contre lui Tilly.

Honteuse politique et misérable imbroglio. Mais les événements déchirèrent les fils brouillés de cette toile d'araignée.

D'abord, le cabinet jésuite de Ferdinand, très-sottement rusé pour ne tromper personne, déclare aux protestants qu'il renonce à leur faire des procès religieux pour les restitutions; on ne fera que des procès civils; les gens de loi de l'Empereur vont s'établir chez chaque prince et s'immiscer partout dans le régime intérieur des États. En réalité, plus de princes, plus de gouvernements; la justice impériale aurait remplacé tout.

Il s'éleva un cri d'indignation contre une telle hypocrisie. Et, au même moment, un fait horrible perça le cœur de l'Allemagne, Magdebourg brûlé et quarante mille hommes égorgés par Tilly au cri de Jésus! Maria! Lui-même écrit paisiblement: «On n'a rien vu de tel depuis la ruine de Jérusalem.»

Ce fut le fruit des hésitations de l'ivrogne électeur de Saxe, qui, parmi les brouillards du vin, croyait tenir la balance entre Gustave et l'Empereur, ne faisait rien et paralysait tout.

Tilly marcha vers lui, et, dans sa peur, il fallût bien alors que le Saxon se réfugiât sous la main de Gustave. Celui-ci entraîna encore le Brandebourg, et il avait déjà le Mecklembourg, la Poméranie. Le courageux landgrave de Hesse, si loin de sa protection, seul sur le Rhin, se déclarait aussi pour lui.

L'approche de Tilly s'annonça à la Saxe par l'incendie de deux cents villages. Il n'était pas loin des armées suédoises et saxonnes. Mais il voulait attendre l'armée des bourreaux de Mantoue pour en fortifier celle des bourreaux de Magdebourg. Notre traité de Chérasco lui faisait espérer ce gros renfort. Gustave ne lui donna pas le temps de le recevoir. Le 7 septembre, il le défit et l'anéantit à Leipzig. Ce fut le solennel essai de la tactique nouvelle.

Gustave fit un usage habile, heureux, d'une rapide et mobile artillerie légère. Il dit aux fantassins: «Ne tirez pas avant d'être assez près pour voir le blanc des yeux.» Et, comme la masse pesante des cuirassiers impériaux pouvait les alarmer, il dit: «Poignardez les chevaux.»

Les vieux régiments de Tilly combattirent avec une fureur inexprimable, d'autant qu'ils perdaient leur métier, que dès lors la chance était aux Suédois. Mais ils furent écrasés. Leur fuite fut plus sanglante encore que la bataille. Car la terre délivrée, la terre se souleva, les montagnes du Hartz fondirent sur eux, et les pierres sur tout le chemin semblèrent s'être changées en paysans armés pour consommer cette juste vengeance et cette punition de Dieu.

Il n'y eut jamais victoire si belle. C'était celle du peuple, celle de l'humanité, de la pitié, de la justice.

Gustave pouvait faire ce qu'il voulait, aller où bon lui semblerait, à droite ou à gauche;—ou tout droit au midi, par la Bohême ruinée, aller frapper l'Autriche à Vienne;—ou bien, au sud-ouest, aller s'établir et se refaire dans les pays non ruinés, dans les bonnes terres de prêtres sur le Rhin, et, s'il le fallait, en Bavière.

Le chancelier Oxenstiern, qui était loin, eût voulu qu'on allât à Vienne. Gustave, qui était près, jugea qu'il fallait aller vers le Rhin.

Tous l'en blâment. Moi, non. Ce misérable Empereur, qui avait fait de ses mains une Arabie de la Bohême, qui avait épuisé ses États patrimoniaux et bu leur sang, d'où tirait-il un peu de moelle encore? Des pays de l'ouest, des princes-prêtres qui l'aidaient malgré eux. La main mise sur ceux-ci, et la perfidie bavaroise étant neutralisée, d'un seul revers à gauche, Gustave eût abattu l'Autriche.

Il chargea donc la Saxe d'envahir le désert de Bohême, et il s'en alla vers le Rhin, guerroyant à son aise, ménageant tout le monde, riant avec les prêtres, dont ses Suédois buvaient le vin. Il était sûr de réussir s'il n'avait d'obstacle que ses ennemis.

Mais il pouvait aussi trouver obstacle en ses amis, en ses alliés malveillants. En approchant du Rhin, il allait toucher Richelieu.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE VII

COMMENT RICHELIEU PROFITA DES VICTOIRES DE GUSTAVE
1632

Quand Richelieu vit son ami Gustave venir à lui à travers toute l'Allemagne, faire sans obstacle deux cents lieues vers l'Ouest et arriver au Rhin, il fut étonné, j'allais dire effrayé. Quel dérangement de l'équilibre! quelle énorme prépondérance du parti protestant! Il n'avait deviné en rien ce roi de Suède. Il l'avait mesuré à la mesure de Spinola, de quelque autre bon général, et il avait compté sur une guerre hollandaise où les deux partis, faisant pied de grue, restaient des dix ans à se regarder.

Gustave était bien plus qu'un général. C'était une révolution.

Bien vite Richelieu fit trois choses:

Il poussa son roi en Lorraine dès le lendemain de la bataille de Leipzig, pour profiter, happer quelque dépouille (octobre 1631). Chose peu difficile dans ce grand moment de terreur.

Deuxièmement, il avertit les catholiques, et en général les princes d'Allemagne, de se réfugier tous sous la garantie du traité de France, dans une neutralité armée, de n'aider ni Gustave ni l'Empereur. Neutralité qui, plus tôt aurait été favorable à Gustave, mais qui, lorsqu'il était vainqueur, devenait son obstacle. S'avançant seul et si loin, il avait besoin d'être aidé si l'on voulait que sa victoire fût sérieuse, durable, fatale à la maison d'Autriche.

Enfin Richelieu invita Gustave même à ne pas profiter de son succès, à laisser ces prétendus neutres garder leurs forces entières et se tenir armés, au profit réel de l'Autriche, dont ils restaient les secrets alliés, et demain les auxiliaires actifs, au premier revers du Suédois.

Il semble qu'il eût cru, pour ses trois cent mille francs, avoir acquis Gustave pour le diriger, l'arrêter, le mener ici et là. Voilà que, sans avoir rien fait, on voudrait limiter, détourner la conquête de cet Alexandre le Grand. Il ne touchera pas à la Bavière, évitera l'Alsace, tournera Trêves, respectera Mayence, n'ira pas en Lorraine, dont le duc était allé le provoquer et se faire battre.

Gustave eut la bonté de répondre qu'il ne lui était pas facile d'épargner tous ces princes amis de l'Autriche; que le Bavarois jouait double, armait en faisant négocier; qu'on savait ses pensées, et par lui-même, ayant intercepté ses lettres; que l'ennemi, d'ailleurs, qui venait de lui disputer l'Allemagne à Leipzig, était le Bavarois Tilly.

Gustave n'avait pas la moindre idée de se détourner en Lorraine. La protection dont Richelieu couvrait un pays que l'on n'attaquait pas n'était qu'un prétexte pour y prendre des gages, s'y établir comme protecteur. Quant à l'Alsace, Gustave pensait certainement à Strasbourg, qui l'avait appelé, comme bien d'autres villes. Richelieu n'y pouvait trouver à redire, lui qui, aux derniers dangers de Strasbourg, n'avait osé lui donner des secours que l'autorisation d'emprunter quelque argent aux marchands de Paris!

La protection que Richelieu offrait aux catholiques d'Allemagne n'était pas sérieuse. Il n'était pas armé encore, et, quoiqu'il se vante d'avoir eu au printemps suivant cent mille hommes, on a peine à le croire. En comptant bien les trois armées qu'il eut, on n'en trouve que cinquante mille. Mais alors, à la fin de 1631, il n'avait encore presque aucune force. C'était par le nom seul du roi qu'il voulait arrêter Gustave et lui faire respecter ces petits princes. Tous leurs ambassadeurs vinrent se grouper auprès de Louis XIII. Ils en tirèrent une sotte confiance. Les moindres en prirent une assurance ridicule pour chicaner, marchander avec une force irrésistible.

On le vit à Francfort. Les Francfortois le prièrent de passer son chemin, disant que, s'il leur faisait manquer à la fidélité qu'ils devaient à l'Empereur, ils pourraient bien être privés du privilége de leurs foires. Ce qui leur valut la verte semonce qu'on va lire: «Vous ne parlez que de vos foires; mais vous ne parlez pas de conscience et de liberté... Si j'ai trouvé la clef des places, de la Baltique au Rhin, je trouverai bien encore celle de Francfort... Suis-je venu ici pour moi-même? Non, c'est pour vous et pour les libertés publiques.—Que Votre Majesté nous permette du moins de consulter monseigneur l'archevêque de Mayence...—C'est moi qui suis monseigneur de Mayence. Et, comme tel, je vais vous donner une bonne absolution qui vaudra bien la sienne... Pour la Bavière, n'y pensez pas; j'ai déjà pris de ses canons que je pourrais vous faire entendre...»—Là, les voyant tout blêmes, il reprit sur un ton plus gai: «Je ne suis pas votre ennemi. Mais j'ai besoin de votre ville... Votre Allemagne est un vieux corps malade; il faut des remèdes héroïques. S'ils sont un peu forts, ayez patience. Moi, j'en ai bien. Je ne suis pas ici pour me divertir. Je couche sur la dure avec mes hommes, tandis que j'ai là-bas une belle jeune femme avec qui je n'ai pas couché depuis longtemps... Bref, Messieurs de Francfort, vous me tendez le bout du doigt; moi, je veux votre main entière pour vous donner la main. Je vois bien la manœuvre... mieux que je ne vois celle de vos braves soldats. Pour des paroles, la seule à quoi je me fie, c'est celle de Dieu; il est ma garantie, avec ma propre prévoyance.»

Il avait dit: «Je suis électeur de Mayence et duc de Franconie.» Il jugeait avec raison que l'Empire était fini. On le voyait crouler à la première impulsion.

Les deux mensonges s'en allaient.

Le mensonge autrichien (de tant de peuples unis d'eux-mêmes, disait-on) était violemment démenti, et par la Bohême qui, en deux mois, passa à la Saxe, et par la Hongrie, demi-soulevée, et par l'Autriche elle-même qui voulait armer contre l'Autrichien.

Et le grand mensonge allemand, la fiction du saint-empire, la sotte comédie d'élire un prince réellement héréditaire, tout cela finissait aussi. Tous ces princes et principicules, valets-nés du plus fort, qui, sous l'ombre du grand vautour, mangeaient, suçaient le plus patient des peuples, il leur fallait quitter le jeu. Un vengeur et un protecteur arrivait à l'Allemagne pour briser à la fois et ses faux protecteurs, et le fléau de l'armée des brigands. Il avait été droit à Francfort, au champ d'élection, pour couper court avant tout à la vieille farce qu'ils allaient jouer encore, de faire un faux roi des Romains dans le fils de l'Autriche. Gustave, avec son titre de prince des Goths que portent les rois de Suède, assurait ne connaître rien au vieux droit de l'Empire. Son droit, c'était Leipzig, la vengeance et la délivrance de l'Allemagne, prouvée si incapable de se délivrer elle-même.

Nul doute qu'en présence du fléau exécrable qui rongeait le pays, l'armée générale des voleurs qui se refaisait sous Waldstein, il ne fallût un gardien de l'Allemagne qui campât, l'épée nue, non pas sur la Baltique au petit bord, mais au cœur, sur le Rhin. Un grand royaume armé du Rhin était la seule condition de salut pour cette race infortunée, si Dieu avait assez pitié d'elle pour conserver Gustave-Adolphe.

La Suède lui est-elle étrangère? Elle parle un dialecte germanique, et Gustave spécialement était Allemand par sa mère. D'où vint donc cette répulsion, cette antipathie, cette froideur? D'elle-même, l'Allemagne est jalouse. Si grande et si féconde, matrice et cerveau de l'Europe en plusieurs de ses grandes crises, elle ne devrait rien jalouser. Et le Suédois encore moins qu'autre chose. Grand vainqueur, mais très-petit prince, très-pauvre, une force passagère qui ne pouvait tirer consistance et durée que d'une extrême bonne volonté de l'Allemagne. Elle lui manqua réellement. Les princes, ceux du moins qui ne furent pas forcés par la présence de Gustave, suivirent de leur mieux le conseil de Richelieu, de rester impartiaux et de garder une juste balance entre Dieu et le Diable, entre leur sauveur et leur exterminateur. La bourgeoisie des villes impériales, qui, quinze années plus tôt, avait appelé Gustave, lui venu, se montra prudente, fine et avisée, politique, aidant le moins possible celui qui combattait pour tous, chicanant au libérateur ce que le lendemain elle donna généreusement aux brigands.

Il me faut bien ici laisser les grandes choses pour conter les petites, voir maintenant comment Richelieu, en entravant Gustave, profita de ses victoires, exploita habilement la terreur de son nom et grappilla sur sa conquête.

L'histoire est identique ici à l'histoire naturelle. L'astucieux corbeau suit l'aigle ou va devant, attentif à se faire sa part, s'invitant au repas et relevant les restes même avant la fin du festin.

L'attention qu'il a dans ses Mémoires à brouiller son récit, à intervertir les dates de mois et jours, empêche d'observer que chaque pas de Louis XIII suit chaque victoire de Gustave; que nos succès sont les contrecoups naturels des grands succès de là-bas. Il est bien entendu que la plupart des auteurs de mémoires et historiens ont reproduit soigneusement ce désordre. Rétablissons le synchronisme des affaires d'Allemagne et de celles de France qui en étaient les résultats.

Richelieu ne bougea avant que Gustave eût gagné sa bataille de Leipzig (7 septembre 1631). À l'instant, il emmena le roi avec quelques troupes qu'il avait en Champagne (23 octobre), et fondit sur la Lorraine allemande, investit Moyenvic, petite forteresse de l'évêché de Metz, que les soldats de l'Empereur occupaient et fortifiaient. Le drapeau impérial flottant sur Moyenvic n'empêcha pas le roi d'y entrer (27 décembre 1631). Après la déchirure qu'y venait de faire à Leipzig l'épée du roi de Suède, ce drapeau n'était qu'un lambeau.

L'étourdi duc de Lorraine avait pris justement ce temps pour provoquer à la fois les deux rois. D'une part, il avait chez lui le frère de Louis XIII et le mariait secrètement à sa sœur. De l'autre, il s'en allait, dans ce moment terrible où le torrent de Suède emportait tout, se mettre devant. Éreinté et jeté au loin, il ne rentra chez lui que pour y voir le roi de France. Le roi eut pourtant la bonté de le recevoir, de lui dire qu'il le protégerait contre Gustave (qui ne songeait guère à l'attaquer), mais que, pour rassurer Gustave sur les intentions du duc de Lorraine, lui Louis XIII prendrait en dépôt sa ville de Marsal et ses salines, le meilleur de son revenu (6 janvier 1632).

Le duc de Lorraine méritait cela, et pis. On ne peut qu'applaudir à une ruine si méritée. Cependant Richelieu mit à sa spoliation successive, qui dura deux ans, un luxe de ruse et d'astuce absolument inutile avec ce petit prince qui ne pouvait ni se défendre ni se faire défendre par les impériaux ou Espagnols. Il prit la Lorraine en trois fois, par trois cessions successives, tenant, ce semble, à ne rien prendre que par le consentement forcé du spolié, et non comme conquête, mais comme amende et punition. Enfin il le désespéra au point qu'il alla se faire reître.

Le second grand coup de Gustave, la défaite, la mort de Tilly (5 avril 1632), donna à Richelieu une force inouïe au dehors, au dedans, pour frapper ici les amis, là les alliés de l'Espagne.

L'Espagne, battue sur le Rhin par un petit parti suédois, tombait dans le ridicule. Et ses malheurs la faisaient radoter. Elle en était à faire sa cour au pape pour qu'il tirât le glaive spirituel, octroyât la croisade contre le prince des Goths. Elle priait Venise et la Toscane de vouloir bien faire avec elle une ligue italienne. Venise s'en moquait et soudoyait Gustave-Adolphe.

On comprend le mépris avec lequel Richelieu reçut l'intervention des deux protégés de l'Espagne, la reine mère et Gaston, dans le procès qu'il faisait faire au maréchal Marillac. Ils avaient cru faire peur aux juges, effrayer la commission qui procédait. Richelieu prit sur lui le danger possible et futur. Il rassura les juges en leur laissant l'excuse de pouvoir dire plus tard, s'il le fallait, qu'il les avait forcés. Il fit faire le procès chez lui-même à Rueil. Marillac, comme général, s'étant fort mal conduit, avait montré une inertie perfide dans les moments critiques. La trahison pourtant était difficile à prouver. Il fut condamné comme voleur, ayant détourné de l'argent, l'argent des vivres, gagné sur la vie du soldat. Sa condamnation et sa mort, malgré les menaces insolentes qu'on faisait de Bruxelles, furent une victoire sur l'Espagne, sur ses alliés, la mère et le fils (10 mai 1632).

L'Espagne ne désespérait pas d'opérer ici par nos traîtres une petite diversion. En mettant Gaston à la tête d'une bande de deux mille coquins de toute nation (qu'on disait Espagnols), on le lançait en France, où les Guise, les Créqui, les d'Épernon, et autres, même Montmorency, faisaient espérer de le soutenir. Les Espagnols promettaient tout, une armée aux Pyrénées, une flotte en Provence, etc. Et cela au moment où, de toutes parts, ils étaient enfoncés, battus, perdus, ne pouvaient plus se reconnaître. Louis XIII en fut si peu inquiet, qu'il prit ce moment pour mordre encore un bon morceau dans la Lorraine. Alléguant que Gaston avait fait en Lorraine sa petite armée, il passa au fil de l'épée deux régiments lorrains, campa devant Nancy (23 juin). Le duc, non secouru, est réduit encore à traiter, et, cette fois, cède trois forteresses.

Lui et Gaston avaient agi comme des enfants. Au défaut de l'Espagne, ils comptaient sur Waldstein; ils appelaient Waldstein, comme s'il eût pu bouger, étant alors en face de l'épée de Gustave. Seulement, comme celui-ci était obligé de se concentrer devant Waldstein, il était faible sur le Rhin, presque autant que les Espagnols. Cela permettait à Richelieu d'avancer entre les uns et les autres, de profiter de la terreur des princes-prêtres et de se garnir les mains. Les Suédois avaient préparé, Richelieu recueillait. Il arrivait, comme protecteur des catholiques, pour escamoter les conquêtes, le prix du sang des Suédois. C'est ainsi que ceux-ci, ayant battu les Espagnols dans l'archevêché de Trêves, et croyant avoir pris Coblentz, virent sur la forteresse flotter le drapeau d'une garnison française que l'archevêque y mit lui-même.

Telle était l'union de ces bons alliés. Mais l'effet moral de l'alliance n'en était pas moindre. «Ces deux puissances jointes ensemble, dit Richelieu, on sentoit qu'il n'y avoit rien en terre qui pût résister.» Donc, le pauvre Gaston put continuer en France son pèlerinage solitaire. Pas une province ne bougea, pas une ville n'ouvrit ses portes. Les gouverneurs qui avaient donné espoir, d'Épernon, Créqui, se gardèrent bien de se déclarer. Une seule chose était dangereuse, c'est que Valençay, qui tenait Calais, avait promis de l'ouvrir à l'Espagne. Mais l'Espagne n'y fut pas plus à temps qu'elle ne le fut aux Pyrénées pour soutenir Montmorency, gouverneur du Languedoc. Celui-ci s'était brouillé avec Richelieu, fort maladroitement, pour un chevalier comme il était, sur une question d'argent. Richelieu et d'Effiat, son surintendant des finances, avaient fait l'entreprise d'introduire en Languedoc, comme dans tous les pays d'états, l'impôt réglé par les élus. Impôt, il est vrai, non voté, donc d'un arbitraire élastique, mais en revanche dégagé des surcharges insensées, honteuses et monstrueuses, que les états votaient pour dons aux gouverneurs et autres grosses têtes de l'assemblée. Montmorency y perdait cent mille francs. Belle et noble occasion pour faire la guerre civile!

Montmorency n'entraîna les états que par la force en emprisonnant les récalcitrants. Mais il n'entraîna pas du tout nos protestants des Cévennes, ni ceux des villes, Narbonne, Nîmes, Montpellier. Ils n'avaient garde d'armer contre Richelieu, qu'ils croyaient ami de Gustave.

Qui croirait que Gaston, Montmorency, ces pitoyables fous, eurent l'idée ridicule d'écrire à Gustave, d'imaginer que, n'étant pas content de Richelieu, il leur enverrait des secours? autrement dit, que Gustave coopérerait avec les Espagnols?

Gaston n'était qu'un page, et ne méritait que le fouet. Son frère, pour châtier ou ramener cet enfant prodigue, lui envoya, pour pédagogues, deux protestants, la Force et Schomberg, avec quelques mille hommes. Leur besogne fût peu difficile. Gaston était plus fort que Schomberg, comme nombre. Mais, comme force morale, il était nul; il apportait à la bataille le découragement de l'Espagne, sa reculade universelle et l'entrain des défaites. Schomberg avait, tout au contraire, la France et le roi derrière lui, plus l'alliance du redouté vainqueur, la lointaine terreur et l'invincibilité de Gustave. Gaston le sentait bien. Montmorency peut-être aussi. Mais il n'osa pas reculer, et, les yeux fermés, à peine suivi, ce vaillant fou plongea dans les rangs de Schomberg. Il n'eut pas le bonheur d'être tué; il fut blessé et pris (1er septembre 1632).

Schomberg était trop politique pour faire prisonnier l'héritier du trône. Gaston pouvait s'enfuir. S'il eût fait retraite vers la mer, il aurait reçu au rivage six mille Napolitains que l'Espagne lui faisait passer. Mais Schomberg négocia avec lui, lui fit espérer que, s'il ne fuyait pas, il aurait de bonnes conditions. Il resta, les posa lui-même comme s'il eût été vainqueur, exigeant des choses excessives, qui auraient été la honte du roi, des places de sûreté pour lui, le rétablissement des condamnés, entre autres, celui de la Fargis près de la reine Anne. Pendant ce temps, on le tournait, on l'enveloppait, on passait au midi entre lui et l'Espagne. Il lui fallut baisser de ton. Bullion, homme de Richelieu, arriva, et lui dit qu'il n'avait de salut que dans une soumission complète. Mais quelle? La plus déshonorante, avec deux clauses terribles: promesse de dénoncer à l'avenir les complots qu'on fera pour lui, engagement de ne prendre aucun intérêt à ceux qui l'ont suivi et de ne pas se plaindre s'ils subissent ce qu'ils méritent.

Gaston (à en croire ses lettres et ses mémoires écrits par un des siens) avait peur et horreur d'avaler cette infâme médecine. On lui dit que c'était la seule chance d'apaiser son frère et de sauver Montmorency. La femme du prisonnier pria Gaston elle-même de trahir son mari en paroles pour le sauver en acte. Le roi pourtant ne fut pas engagé, Bullion n'ayant pouvoir ni caractère pour promettre la grâce en son nom.

La situation était analogue à celle d'Henri IV dans l'affaire de Biron, avec cette différence que Montmorency n'avait rien de la noirceur de l'autre, qu'il était aimé de tout le monde et méritait de l'être pour ses charmantes qualités. C'était un pauvre esprit, léger et indécis (comme sa parole même, il bredouillait un peu), mais le cœur sur la main, un attrait tout particulier de naïveté chevaleresque. Toute la cour, toute la noblesse de France, étaient à genoux devant le roi et priaient pour lui. Faire périr un tel homme, et dans son Languedoc même, où il était adoré, et dont lui et ses pères étaient gouverneurs depuis si longtemps, cela paraissait un horrible coup. Et un coup qui serait vengé. Monsieur avait dit que, si l'on touchait à cette tête, il connaissait plus de trente gentilshommes qui poignarderaient Richelieu.

Celui-ci nous a conservé la délibération. On y voit qu'il donna les raisons pour et contre, faisant valoir surtout les raisons pour la mort, l'avantage de décourager à jamais le parti de Monsieur, la grande difficulté de garder un tel prisonnier; puis se démentant tout à coup, et concluant à le garder comme otage.

Il est trop évident qu'il voulait que le roi eût seul la responsabilité d'un pareil acte. Mais le roi n'avait rien de spontané, nulle initiative. On avait beau lui arranger la chose, lui bien montrer la question. Il fallait que quelqu'un le poussât par un avis exprès, lui fît signer la mort. Le panégyriste du père Joseph, écrivain ailleurs très-peu grave, mérite ici quelque attention quand il affirme, «d'après des mémoires sûrs,» que le Capucin eut l'honneur de la chose, qu'il mena toute l'affaire, d'abord la trahison de Bullion, l'espoir dont il leurra Monsieur, puis le conseil de mort. Richelieu mit Joseph en avant et le fit parler avant lui. Il le connaissait vain, aimant à se faire fort d'énergie machiavélique et à faire blanc de son épée. Joseph parla d'autant plus ferme, qu'il sentait trouver faveur et appui dans le cœur de Louis XIII, porté de sa nature à la sévérité. Montmorency, condamné au Conseil, le fut immédiatement par le Parlement de Toulouse, décapité le même jour (30 octobre 1632).

L'étonnement fut extrême en France et en Europe. On ne l'eût jamais cru, et personne ne l'aurait prévu. Chacun baissa la tête, et sentit bien qu'après ce coup il n'y avait de grâce à attendre pour personne. L'effet fut plus terrible que celui de la mort de Biron. Montmorency était si aimé, que ce fut pour beaucoup comme une perte de famille, un coup tout personnel, l'effet d'un frère décapité.

On fit comme pour Biron. On calma les parents en leur donnant les biens du mort. Le mari de sa sœur, le prince de Condé, le plus avare homme de France, tendit la main, reçut. Principale origine de cette énorme fortune des Condé. Celui-ci en 1609 n'avait pas dix mille francs de rente. Sa femme l'enrichit, puis la mort de son beau-frère, qui lui valut Écouen, Saint-Maur et Chantilly. Richelieu, déjà malgré lui, avait fondé les Orléans (1626) et fonda encore les Condé. Montmorency, qui mourut comme un saint, lança pourtant, par testament, une rude pierre au front de Richelieu. Il lui fit un don, lui légua un tableau de prix.

Plusieurs des amis de Montmorency, de ses principaux gentilshommes, furent mis à mort, et leur fidélité punie. Chose nouvelle qui scandalisa, indigna. Elle brisait les vieux attachements de vassal à seigneur, de client à patron, de domestique à maître. Nul maître désormais que le roi et l'État.

Sévérité terrible, mais nécessaire. C'était le commencement du règne de la loi. Et, dans les mœurs, dans l'opinion d'alors, il y avait à oser cela et péril et grandeur.

L'effet voulu fut obtenu. Pour longtemps les partis restèrent décapités, la guerre civile impossible, et l'Espagne n'eut plus de prise. Les complots furent réduits aux chances de l'assassinat.

Dès ce jour, beaucoup désirèrent violemment la mort de Richelieu. Et cela, il faut le dire, moins encore pour son audace que pour le mélange d'une basse cruauté de robe longue qu'on crut y voir mêlé. On trouva monstrueux qu'un des gentilshommes de Montmorency fût envoyé aux galères ramer avec les forçats. Pour l'échafaud, à la bonne heure. On trouvait même que l'acte hardi de la mort de Montmorency avait été fait lâchement. Il l'avait voulue sans nul doute, et n'avait pas osé la conseiller. Il y avait montré le courage d'une âme de prêtre, ne frappant pas lui-même, mais poussant le couteau.

Il se sentit très-seul. Le spectacle de cette cour terrifiée, mais désolée, était effrayant pour lui-même. Le roi avait tenu bon au moment décisif. Mais n'aurait-il pas de retour? Par un revirement surprenant et qu'on put croire timide, à ce moment de grande audace, Richelieu envoya à Madrid et fit des ouvertures aux Espagnols.

Gustave-Adolphe avait pâli, et Richelieu, par un sens froid, exact, de la destinée du héros, jugeait qu'il était temps de l'abandonner. Waldstein et l'armée des brigands avaient ressuscité, et l'Allemagne ne secondait pas sérieusement son libérateur. Quand Gustave vint contre Waldstein défendre Nuremberg, la capitale du commerce et l'arche sainte du génie allemand, on le laissa deux mois languir, s'épuiser là de misère et de maladies.

Richelieu calcula qu'il fallait profiter d'une situation encore entière et de l'effet moral qu'allait avoir ce coup de vigueur sur Montmorency. Avant l'exécution, il fit partir Beautru (le bouffon, l'esprit fort et l'excellent espion), de manière qu'il fût à Madrid quand la nouvelle de la mort arriverait, à temps pour voir la mine piteuse des Espagnols et pour en profiter. Beautru les trouva en effet abattus, détrempés, d'autant plus tendres aux avances imprévues de Richelieu. Il saisit ce moment pour dire qu'après tout on n'était pas ennemi, et il présenta les prisonniers espagnols que renvoyait le cardinal. On s'arrangea, d'abord pour l'Italie.

Chose agréable à l'Espagne, qui pourrait en tirer des forces pour agir sur le Rhin contre les Suédois. Agréable, honorable au pape, qui, depuis quatre ans, s'entremettait fort pour la paix, faisait trotter son Mazarin et jouait son petit rôlet. Enfin chose agréable à notre jeune reine espagnole, à sa cour, qui, par mademoiselle de Hautefort, n'était pas sans influence sur le roi. La bonne entente avec Rome et l'Espagne allait peut-être atténuer l'effet du sang versé, adoucir quelque peu les haines, faire rentrer le cardinal dans le concert des honnêtes gens.

Il semblera bien étonnant, bizarre, absurde, que justement alors Richelieu, couvert d'un tel sang, voulût plaire à la reine! On ne peut pourtant en douter. Ce qu'on a dit du goût qu'il avait pour Anne d'Autriche et de ses tentatives près d'elle est incertain pour le temps qui précède et démenti pour le temps qui va suivre. Mais, pour ce moment où nous sommes, la chose est sûre et constatée.

On l'a vu en avril 1631 l'espionner, la désespérer, en surveillant sa grossesse. On le verra en 1635 demander son divorce à Rome et vouloir la chasser. Mais aujourd'hui (novembre 1632) il est galant près d'elle, lui fait sa cour, semble en être amoureux.

Tyrannique esprit de cet homme, de précipitation sauvage et sans respect du temps. La tête de Montmorency vient de tomber le 30 octobre, presque sous les yeux de la reine. Et il lui faut sourire et accepter des fêtes, descendre avec lui la Garonne, se laisser promener en France, et loger et coucher chez lui!

Il semblait espérer justement dans le deuil de la reine, dans sa terreur et son abaissement. Depuis l'avortement d'avril 1631, sa situation était fort humble. Le roi n'en tenait pas le moindre compte, et venait tous les soirs chez elle pour mademoiselle de Hautefort sans lui dire un seul mot. On l'avait amenée au voyage du Midi, moins comme reine que comme otage, comme une prisonnière suspectée qu'on ne pouvait laisser à Paris. Elle semblait n'être venue que pour aller d'exécution en exécution, sur le Rhône d'abord, puis en Languedoc. L'étrange demande de Gaston de rendre la Fargis à la reine disait assez qu'il restait encore quelque lien entre la reine et son beau-frère. L'indifférence haineuse du roi dut s'en accroître. Il la laissa aux mains de Richelieu, et s'en alla droit à Paris.

À celui-ci d'en faire ce qu'il voudrait, de la régaler et fêter dans l'intérêt du traité espagnol. C'est le prétexte qui couvrit son changement à l'égard de la reine. Changement inespéré, douce surprise pour elle, rassurée tout à coup. Surprise forte pour un cœur de femme. Elle pouvait défaillir et mollir, laisser prendre de grands avantages à l'audace d'un homme tout-puissant, d'un vainqueur, disons d'un maître, et qui voulait ce qu'il voulait.

Richelieu n'était beau ni jeune, et ne ressemblait pas à Buckingham. En revanche, il l'avait battu; le brillant fanfaron était mort ridicule. Richelieu, au contraire, nécessaire aux Suédois, et désiré des Espagnols, semblait l'arbitre de l'Europe, grandi des victoires de Gustave, des succès de Lorraine, de la défaite de Monsieur. Même la tragédie de Toulouse, pour laquelle on avait pleuré, elle le servait peut-être au fond. Les femmes aiment qui frappe fort, et parfois ceux qui leur font peur.

Donc ce triomphateur, menant la cour vaincue, la reine souriante et tremblante, descendait doucement de Garonne en Gironde. À Bordeaux, sa victoire devait doubler encore par la mortification, le désespoir du vieux gouverneur, le duc d'Épernon. Il touchait aux quatre-vingts ans. La fête eût été belle si la rage remontée l'eût expédié et que le cardinal eût pu l'enterrer en passant.

Vain espoir! À Bordeaux, tout change.

Vicissitude étrange de la destinée qui s'amuse à nous prendre au plus beau moment, en pleine fête et couronnés de fleurs, pour nous tordre le cou!... Les violentes émotions de Richelieu, sa préoccupation terrible, l'effort qu'il avait fait, son audace craintive, enfin, par-dessus tout, le tourment de l'espoir, tout cela fut plus fort que lui. Et il fut frappé à Bordeaux.

Il n'y avait pas à lutter avec ce mal. L'irritation de la vessie, l'impossibilité d'uriner, semblent du premier coup l'approcher de la mort. L'augure fâcheux d'une mort subite vient le frapper, Schomberg mort en soupant. Et déjà, en Allemagne, il a perdu d'Effiat, général, financier, homme universel, son autre bras droit. Tout s'assombrit. La reine part en avant. Les fêtes qu'il lui préparait chez lui (à Brouage) et dans sa conquête sur son champ de gloire à la Rochelle, tout se fera sans lui. Pour comble, le vieux coquin d'Épernon, insolent d'être en vie, vient chaque matin, à grand bruit, avec toute une armée de spadassins, pour lui tâter le pouls et le voir au visage, lui aigrissant son mal par ces accès de peur. Qui l'empêche, en effet, d'enlever le malade, de le mettre au château Trompette, sinon dans l'autre monde? Le roi eût été en colère, mais on l'eût entouré, calmé, félicité, et, dans la joie universelle, il eût accepté les faits accomplis.

La reine, quitte à si bon marché, continuait joyeusement son voyage, profitait pleinement des fêtes du cardinal, que sa présence aurait gâtées. Il y eut à la Rochelle des magnificences incroyables, arcs de triomphe, joutes, combat naval, des danses et des concerts. Une extrême gaieté, car on disait qu'il était mort ou qu'il allait mourir. On dansait. Cependant la reine, qui palpitait d'espoir, impatiente, envoya son bon La Porte, un confident valet de chambre, pour s'assurer de l'heureux événement. «Je le trouvai, dit La Porte, entre deux petits lits, sur une chaise où on le pansait. Et on me donna le bougeoir pour l'aider à lire les lettres que je lui apportais.» Il interrogea fort La Porte pour savoir ce que faisait la reine, si M. de Châteauneuf, le garde des sceaux, y allait souvent, et s'il y restait tard, s'il n'allait pas ordinairement chez madame de Chevreuse, etc. Mais il ne s'en rapporta pas au valet de chambre, et recueillit des notes exactes sur ceux qui avaient ri et sur ceux qui avaient dansé.

Le bal ne dura pas, et la joyeuse cour revint au sérieux tout à coup, apprenant deux nouvelles qui changeaient le monde. Richelieu avait uriné, et Gustave-Adolphe était mort (16 novembre 1632).[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE VIII

RICHELIEU, CHEF DES PROTESTANTS—SES REVERS—LA FRANCE ENVAHIE
1633-1636.

Le monde a vu et perdu une chose bien rare, un vrai héros, et, avec lui, une admirable chance de salut. Si Gustave-Adolphe eût vécu, on arrivait dix ans, quinze ans plus tôt, à la paix de Westphalie.

Il ne fit qu'apparaître, et n'en reste pas moins un bienfaiteur du genre humain. Sa victoire eut deux résultats qu'on n'a pas assez remarqués. Elle sauva les villes impériales, non-seulement Nuremberg, mais Strasbourg, mais Augsbourg et toutes, que l'armée des brigands aurait certainement visitées. La sienne, la primitive armée libératrice, s'épuisa devant Nuremberg et y laissa ses os; mais elle y eut le succès admirable de détruire en même temps le monstre militaire, l'armée de Waldstein. Celui-ci, à Lutzen, ayant perdu ses hommes de confiance, fut en réalité éreinté pour jamais. Il ne les remplaça que par de petits officiers, brigands de troisième ordre, parmi lesquels l'Autriche trouva sans peine un assassin.

Répétons-le, Gustave ne mourut pas en vain. Il fit la grande chose pour laquelle il était né. Il coupa la tête au dragon, au gouvernement de soldats qui eût anéanti la civilisation de l'Europe.

La menue monnaie de Waldstein, toute cette populace de bons généraux qui continueront la guerre de Trente ans, perpétuent les misères, mais ne renouvellent pas le danger du monde.

Chaque fois que j'entre dans Strasbourg ou Francfort, dans Nuremberg, ce grand musée, dans la splendide Augsbourg, dans ces puissants foyers du génie allemand d'où jaillirent Gœthe et Beethoven et tant d'autres lumières, je me remémore avec un sentiment de religion le grand soldat Gustave, qui sauva l'Allemagne, et qui sait? la France peut-être.

Et je dis à ces villes: «Où seriez-vous sans lui?... Dans les ruines et les décombres, les cendres où finit Magdebourg.»

Tout ce que l'histoire fabuleuse avait conté du héros fut accompli ici et à la lettre: Sauver le monde, mourir jeune et trahi.

On sait sa mort. À cette furieuse bataille de Lutzen, il accable Waldstein, le bat, le blesse, le crible, le renverse, lui tue ses fameux chefs, l'homme surtout qui fut la guerre même, ce Pappenheim, qui, en naissant, eut au front deux épées sanglantes. Il revenait, paisible et pacifique, confiant comme à l'ordinaire, de la terrible exécution. Il n'avait avec lui qu'un Allemand, un petit prince qui avait passé, repassé plus d'une fois d'un parti à l'autre. Un coup part, et Gustave tombe. L'homme suspect qui l'accompagnait s'enfuit et alla droit à Vienne (16 septembre 1632).

Il avait fait beaucoup, et beaucoup lui restait à faire. S'il eût vécu quelques années de plus, non-seulement il eût imposé, forcé la paix, mais il eût obtenu un résultat moral immense; il eût imprimé au cœur abaissé de l'Europe un idéal grand, fort, fécond.

L'allégresse héroïque qui fit ce bon géant calme et serein, et «joyeux tout le jour,» elle eût été comme une aurore morale dans cette sombre époque. C'est l'effet d'une telle force de tout rasséréner et de tout élever à soi. Chacun regarde, admire, et grandit d'avoir regardé. La moyenne générale change. Tous gagnent un degré; même les moindres sont moins petits. Le vrai héros, de loin, et là même où il n'agit pas, par cela seul qu'il est, imprime à tous une gravitation par en haut; le monde aspire et monte, hausse vers le niveau de son cœur.

Le politique, le grand homme d'affaires, comme fut Richelieu, ou tel grand militaire, tel soi-disant héros, n'ont point du tout cette influence. Leur forte tension, et le bras d'airain, par lesquels ils serrent les ressorts, bandent la machine à casser presque, n'ont après, pour effet définitif, qu'une détente déplorable, une énervation générale. Et le monde en reste aplati.

L'idée de Richelieu, celle de l'équilibre et du balancement des forces, était-elle une idée vitale qui renouvelât l'esprit européen? Point du tout. L'équilibre peut avoir lieu entre vivants ou entre morts. Le très-faux semblant d'équilibre qu'on obtint à la longue par le traité de Westphalie, on ne l'eut réellement que par l'épuisement définitif et par voie d'extermination.

Maintenant, osons le dire, Richelieu se méprit sur le fond de son idée même. En cherchant l'équilibre entre protestants et catholiques, il ne s'aperçut pas que les protestants isolés, débandés, n'étaient pas même un parti, tandis que les catholiques avaient la force et l'unité d'une faction.

Quand Rome, Vienne, Madrid, les Jésuites, illuminèrent et firent des fêtes pour la bataille de Lutzen, ce n'était pas seulement pour la mort de Gustave, mais pour la ruine de Waldstein, qui, rendu et fini, bientôt tué, allait restituer à l'Empereur son rôle de chef des armées catholiques et donner à ce parti, lié si fortement, l'unité absolue[9].

Qui dit l'Empereur, dit les Jésuites. Ils sont les vainqueurs des vainqueurs.

La guerre, menée par des hommes de paix, par des hommes qui n'y vont pas, ne peut manquer d'être éternelle. La médiocrité, la platitude et la bassesse, centralisées au cabinet jésuite, vont de Vienne s'étendre partout comme un pesant brouillard de plomb.

Où est le général en chef après Waldstein? Au prie-dieu, entre deux Jésuites. En réponse à cette question, ceux-ci avec satisfaction vous auraient montré là leur ouvrage, leur créature et leur propriété, un petit homme gras, qu'ils tiennent jour et nuit, gardent à vue, mènent, ramènent de l'oratoire à la chapelle. Créature étonnante! Il serait curieux d'expliquer comment ces pères ont couvé, fait éclore cette espèce jusque-là inconnue en histoire naturelle. On avait bien le fanatique, mais on n'avait pas le bigot. Heureux mélange du sot, du furieux, combinaison savante d'aveugle docilité et de stupidité sauvage. Le fanatique était terrible; mais enfin il avait des yeux; il risquait par moments d'entrevoir des lueurs. Mais rien ici; le sens de la vue manque. Aussi quelle force et quelle roideur! Nulle courbe; une droite ligne de férocité sotte qu'on n'eût imaginée jamais.

On ne peut contester qu'il n'y ait là une puissance réelle. L'absence de doute et de scrupule, la parfaite unité automatique, garde cet être à part des tergiversations humaines. En lui est scellée l'unité du parti catholique. Parti très-fort, qui ne peut se disjoindre. Que le pape ait des velléités pour la France, que l'Espagne parfois soit tentée de traiter à part, ces petites inconséquences n'ont aucune portée. L'un et l'autre essentiellement sont unis à l'Autriche. Même le Bavarois, rival jaloux de l'Autrichien, comment s'en séparerait-il? Richelieu, bien à tort, a bâti sur cette espérance. Comment ne voit-il pas la fatale unité, l'indissolubilité de ce parti, où la Bavière et tous, par la grande question de spoliation territoriale, sont liés, attachés, collés et cimentés ensemble. Le drapeau de l'Empereur, c'est l'Édit de restitution.

Les protestants, qu'étaient-ils en substance? La transition du christianisme à la liberté, la liberté naissante, sous forme encore chrétienne.

La liberté, c'est la variété spontanée du génie humain. Elle arrivait avec vingt masques qui ne se reconnaissaient pas encore dans leur unité intime. Les calvinistes, à chaque instant, étaient maudits, trahis par les luthériens et les anglicans. Le grand traître, c'était l'Angleterre de Charles Ier, au jugement de Gustave. Entre les luthériens, le Danemark frappé, effrayé, laissa les autres; la Saxe, même le Brandebourg, ne furent pas plus fidèles. L'Allemagne luthérienne, en masse, était jalouse des Suédois, applaudissait peu leurs victoires.

Les protestants, si faibles par leur division nécessaire, furent un moment liés par un miracle. Ce miracle est Gustave-Adolphe.

Il fallait le laisser aller. Richelieu ne le pouvait pas avec son roi dévot. Et il ne le voulait pas non plus, étant prêtre, cardinal, légat de Rome en espérance. Il soutint, fortifia moralement les catholiques, c'est-à-dire les plus forts. Voilà quel fut son équilibre en 1632.

Somme toute, ce grand homme d'affaires ne montra pas beaucoup de prévoyance. Il ne prévit pas le rapide succès de Gustave, puis se l'exagéra. Il ne prévit pas la mort de Gustave, et agit comme s'il devait vivre toujours, comme si un homme mortel, un héros toujours en bataille, était le danger futur de l'Europe plus que la faction durable de Vienne. Il ne prévit pas la fidélité forcée de la Bavière à l'Autriche. Il ne prévit pas l'infidélité de Saxe et de Brandebourg, qui le poussèrent à la guerre, et puis le plantèrent là.

Frappé par la mort de Gustave, par la mort de Waldstein, qui unifiait le parti catholique et lui restituait sa prépondérance intrinsèque, il fallut bien alors, tellement quellement, qu'il suppléât Gustave, qu'il entreprît le rôle étrange et impossible de chef des protestants, lui cardinal; que d'abord il payât la guerre, puis la fît. Avec quoi? Avec des officiers tellement ses ennemis, qu'ils aimaient mieux les Espagnols et désiraient être battus.

En janvier 1633, quand on le rapporta à Bordeaux, et que Louis XIII alla dix lieues au devant du malade, il paraissait très-fort. Il frappa ses ennemis, frappa ses faux amis. Mais maintenant quels seront les vrais? Nous avons vu comment le P. Joseph l'avait trahi à Ratisbonne. Montmorency, naguère ami à Lyon dans la crise de 1630, a tourné et péri. Châteauneuf, son ami à la Journée des dupes, mais depuis gagné par les dames, a dansé pour sa mort; il le fait arrêter. Son instrument, d'Estrées, qui, en 1631, se fit pour lui garde, presque geôlier de la reine mère, d'Estrées même, cette fois, est du complot. Il a peur et se cache. Richelieu est forcé de le chercher, de le rassurer, de le reprendre; à quel autre se fierait-il mieux?

Il est trop évident que personne ne croit que Richelieu puisse durer. Il mourra, ou le roi mourra. Et d'ailleurs le roi peut changer. Comment lui reste-t-il? C'est ce qu'on a peine à comprendre. Comment supporte-t-il la vie que lui fait Richelieu?

Premièrement, celui-ci lui a chassé sa mère, la tient dehors, et ferme solidement la porte, lui faisant, pour rentrer, la condition impossible de livrer son confesseur qui, dit-on, veut faire tuer le cardinal.

Deuxièmement, il maintient le roi en défiance de l'unique personne qu'il aime, lui démontrant sans peine que la gracieuse Hautefort est au fond l'espion de la reine, et lui redit tout ce qu'il dit.

Au moins ce roi dévot s'épanchera-t-il au confessionnal? Point du tout. On lui prouve que le Jésuite Suffren appartient à sa mère, et tout à l'heure que Caussin, l'un de ceux qui succèdent, intrigue pour Anne d'Autriche.

Voilà un roi bien seul, bien ennuyé. De moins en moins, sa santé lui permet la chasse. Et Richelieu, de plus en plus, lui interdit d'aller à la guerre.

Par quoi donc le tient-il? Serait-ce par le douteux Joseph, si peu sûr en lui-même, par le ministère capucin?

La nécessité politique le pousse à chaque instant à des choses qui devraient être intolérables à la conscience du roi. En janvier 1633, pour l'affaire Montmorency, il lui faut proscrire cinq évêques. Il lui faudra bientôt agir contre le pape, qui approuve le mariage de Monsieur avec une Lorraine, qui accorde à l'Espagne les moyens de la guerre, l'argent de l'église espagnole, en refusant à Richelieu de faire payer le clergé français.

Richelieu ménagea au roi l'amusement d'achever l'affaire de Lorraine en entrant lui-même à Nancy.

La conquête fut menée comme une saisie judiciaire; le prétexte en justice, passablement grotesque, fut le rapt commis sur Gaston, un homme de trente ans, par la jeune princesse de Lorraine, qui en avait dix-huit.

En réalité, le roi était mené par la force des choses à se saisir de la Lorraine, comme chemin de l'Allemagne, où il devenait le chef réel du parti protestant.

Il avait travaillé l'hiver à refaire l'unité discordante de ce pauvre parti, qui paraissait s'abandonner lui-même. En avril 1633, il signa une ligue avec quatre cercles d'Allemagne, et avec les Suédois, à qui il promettait un million par année. Secours insuffisant. On le lui dit. Et il y parut bientôt à Nordlingen, où Bernard de Weimar, général allemand des Suédois, fut battu par les Impériaux (août 1634). L'Allemagne, à la discrétion de l'empereur, priait Richelieu de prendre Brisach, Philipsbourg, le haut Rhin, mais d'armer et d'intervenir, de descendre en champ clos, de remplacer Gustave.

Ainsi l'attraction fatale de cette guerre terrible, affamée d'hommes, entraînait la France. Et personnellement Richelieu, par son intérêt de ministre et ses passions d'homme, n'y était pas moins attiré. L'Espagne le minait au Louvre. Serait-ce toujours impunément que le roi irait chaque soir chez la reine écouter cette fille dévote, dangereuse et charmante, qui lui parlait pour sa maîtresse? Le plus fort levier de l'Espagne était à Paris même. Richelieu lui avait déjà ôté la prise de la reine mère. Il devait lui ôter encore celle que lui donnait la petite cour de la reine Anne. Cette cour, qu'on voudrait croire délicate, élégante, n'en était pas moins la fabrique des plaisanteries fort sales et fort grossières qui couraient sur le ministre, sur sa vessie, ses urines, sur un ulcère caché qu'aurait eu, disait-on, sa nièce. On n'y épargnait rien pour faire arriver au roi cent contes ridicules sur ses mauvaises mœurs, ses déclarations à la reine, ses visites à Marion Delorme, les escapades invraisemblables d'un malade de cinquante ans, et si souvent au lit. Ces sottises, lors même qu'on les prouve fausses et controuvées, diminuent un homme à la longue, l'avilissent, fatiguent ceux qui le défendent; ils finissent par croire que, dans tant de choses fausses, il y a un peu de vérité.

En 1634, Richelieu avait pris enfin deux grandes décisions: rupture ouverte avec l'Espagne, renvoi de la reine espagnole.

Cette dernière mesure eût été un grand coup en Europe. Elle eût indiqué qu'on faisait peu de cas des forces de l'Espagne, puisqu'on ne craignait pas de rompre sans retour avec elle, par un outrage personnel, d'homme à homme et de roi à roi.

Une dépêche de Philippe IV (arch. Simancas, ap. Capefigue) montre qu'il fut extrêmement effrayé. Elle nous apprend que Louis XIII était tout décidé, qu'il voulait faire entendre raison à la reine par l'ambassade même d'Espagne, en lui faisant craindre un procès scandaleux qui l'eût couverte de honte, et qui l'eût perdue en Espagne même, dans sa famille humiliée. Cette terreur agit si bien sur Philippe IV, qu'il charge son ambassadeur d'une démarche assez basse près de Richelieu, voulant l'apaiser par tous les moyens, lui offrant tout, lui faisant dire qu'un esprit si vaste, si avide de gloire, ne pouvait trouver un champ digne de lui qu'auprès du roi d'Espagne et dans les moyens infinis de la monarchie espagnole.

La même dépêche nous apprend que M. de Créqui, le gouverneur du Dauphiné, homme si important, et influent en Italie, était envoyé à Rome pour le divorce. Vaine ambassade. Il était évident que le pape, même sous la pression du parti français, n'en viendrait jamais à faire une telle injure au roi d'Espagne, à la maison d'Autriche, avec qui ses rapports secrets étaient bien plus intimes.

En tout, sur tout, à ce moment, le pape était contre la France. Il lui refusait l'argent qu'il donnait à l'Espagne. Richelieu, pour obtenir un don du clergé de France sans l'autorisation de Rome, fit valoir aux évêques qu'il n'allait commencer la guerre que pour délivrer un évêque, l'électeur de Trêves, enlevé par l'Espagne et prisonnier à Vienne. Cette pieuse croisade devait s'exécuter par l'épée protestante des Suédois et des Hollandais. Par son traité avec ceux-ci, Richelieu leur donnait moitié des Pays-Bas, s'adjugeait l'autre.

Richelieu accuse Henri IV d'avoir imprudemment voulu la guerre au moment de sa mort. Henri y était pourtant mieux préparé, plus en état d'y frapper de grands coups. Il dit à tort qu'il avait assez d'argent, de troupes, des places en bon état. Fontaine-Mareuil et autres disent le contraire, et l'événement ne prouva que trop bien qu'ils avaient raison.

Il ne vit pas, ne prévit pas. Ce qu'il aurait pu voir, c'était son isolement réel, combien il était haï, et le profond bonheur que tout le monde aurait à le faire échouer. Et il ne prévit pas que l'argent manquerait dès la seconde année, que la France, au lieu d'envahir, serait elle-même envahie.

Il y avait du jeune homme en ce grand homme, et de fortes chaleurs de cœur. Deux fois l'audace en choses improbables lui avait réussi, et dans la tentative de dompter la mer à la Rochelle (n'ayant pas de marine encore), et dans celle de forcer les Alpes au Pas de Suze (n'ayant pas même de poudre). Donc, il se remit à la chance, dans cette guerre contre l'Espagne, guerre contre la reine, guerre contre la cour, contre tous ses ennemis.

Pour leur crever le cœur, le jour même où il envoya la déclaration de guerre à Bruxelles, il exigea que l'on rît à Paris. Il fit représenter une comédie sur son théâtre, dont il fit l'ouverture (16 avril 1635). Il voulut voir la mine que ferait cette cour ennemie, et si elle oserait ne pas rire. La pièce, les Tuileries, avait été esquissée par lui-même, écrite par Rotrou, Corneille et trois autres. Mais le drame était l'auditoire, et les spectateurs étaient le spectacle. Devant la face pâle du pénétrant esprit, du revenant qu'on voyait au fond de sa loge et qui surveillait tout, on travaillait à être gai.

Plus d'un de ses applaudisseurs se vengèrent de leur lâcheté de courtisans par leur perfidie à l'armée. Ils y vinrent impatients de se faire battre et prêchant la désertion.

Il y avait bientôt quarante ans que la France n'avait fait la grande guerre. Et personne ne la savait plus. Nos gentilshommes duellistes n'étaient pas du tout des soldats. Pas un général sérieux, sauf Rohan, Thoiras, qui moururent, sauf peut-être le jeune Feuquières et le très-vieux La Force. Turenne est encore un enfant. Personne qui mérite confiance. Richelieu, en 1630, avait trois généraux à l'armée d'Italie, qui commandaient chacun son jour. En 1635, il suit une méthode moins absurde, mais mauvaise encore, deux généraux à chaque armée, et l'un d'eux un parent ou ami du ministre qui observe l'autre, l'empêche de trahir. Au nord, ce fut Brézé, son beau-frère, et sur le Rhin, le cardinal la Valette. Prétexte pour ne point obéir. La noblesse ne veut prendre l'ordre d'un général prêtre. L'armée, arrivée à Mayence, lui signifie qu'elle n'entrera pas en Allemagne. À quoi bon? Le parti protestant qu'on veut secourir est dissous, puisque Saxe et Brandebourg ont traité avec l'Empereur. Loin de pouvoir rejoindre les Suédois, la Valette est forcé de faire une retraite désastreuse. Aux nouveaux corps qu'on envoie, les anciens prêchent la révolte. L'arrière-ban, convoqué, vient ajouter l'insolence féodale d'une chevauchée de gentilshommes qui veulent bien servir le roi en France, mais non ailleurs, et encore faire seulement leurs quarante jours, le petit service de l'ost, d'après les us de saint Louis. Ni guet, ni garde; tout cela est au-dessous de la noble gendarmerie. Charger, à la bonne heure; une bataille, et aujourd'hui, sinon ils retournent chez eux.

Tout manqua de tous les côtés. La grande invasion des Pays-Bas n'eut d'autre effet que la ruine d'une ville, l'horrible saccagement de Tirlemont. En Italie, quoiqu'on eût pour soi le Savoyard, on resta, on échoua devant une bicoque.

Bref, la première campagne resta de tout point ridicule. Madrid dut être satisfaite. Mais le Louvre l'était bien plus, et la cour nageait dans la joie.

Richelieu réussirait-il mieux en 1636? Il n'y avait pas d'apparence. L'argent manquait. Il avait entrepris, en commençant la guerre, une chose hardie, et révolutionnaire alors, d'alléger quelque peu la taille du peuple en faisant payer quelques exemptés, les gros bourgeois pour une partie de leurs fiefs, les ecclésiastiques propriétaires pour ce qu'ils possédaient d'étranger à l'Église. Très-vive irritation. Elle ne fut pas moindre dans les gens d'épée quand, pour punir l'armée du Rhin, il déclara dégradés de noblesse ceux qui quittaient l'armée; les officiers non nobles envoyés aux galères, et les soldats punis de mort.

Il lui avait fallu licencier cette armée. Et, d'autre part, celle du Nord était retenue en Hollande au service des Hollandais, qui ne la renvoyèrent qu'en plein été. Donc, la France était découverte. Une invasion n'était pas improbable. Le divorce demandé à Rome, le plan pour partager les Pays-Bas, c'étaient deux crimes, deux injures personnelles que la maison d'Autriche brûlait certainement de venger.

Richelieu fit visiter nos places du Nord par un homme qu'il croyait très-sûr, par Sublet Du Noyer[10]. C'était un petit homme, de méchante mine cagote et d'âme pire, mais un bœuf de labour qui, ni jour ni nuit n'arrêtait, qui satisfaisait le maître de quelque charge dont on chargeât son dos. Il faisait toujours plus, il faisait toujours trop. Un ministre homme d'esprit, à qui les affaires n'ôtaient nullement l'ambition littéraire, trouvait bien doux de trouver là toujours les grosses épaules voûtées de ce Sublet pour y mettre tout ce qu'il voulait. La facilité plate d'expédier passablement une foule de matières qu'il ne connaissait point rendait ce terrible commis en état de suffire à tout. On lui mit dessus la marine où il ne savait rien, et il s'en tira assez bien. On ajouta la guerre, et tout alla très-mal; mais était-ce sa faute?

Par l'entraînement des affaires, peu à peu, tout alla à lui. Il avait deux choses pour lui: son énorme travail, qui semblait consciencieux, et sa bassesse de nature, peinte en sa face de hibou, qui empêchait de croire qu'il pût avoir aucune prétention élevée. Au total, un homme ténébreux, haineux et dangereux, qui ruinait sourdement ses concurrents, et qui, à la longue, eût bien pu oser miner Richelieu même, car il plaisait au roi par sa dévotion, et secrètement il était aux Jésuites.

Ce commis ne connaissait rien aux places de guerre. Il rapporta à Richelieu ce que désirait le ministre, que tout était en bon état. Et celui-ci, tranquille sur le Nord, regarda au sud-est, où le prince de Condé, gouverneur de Bourgogne, lui proposait d'envahir la Franche-Comté. Le prince le flattait de l'espoir qu'en cette campagne, la Meilleraie, un bon soldat, parent du cardinal, éclaterait sous lui, justifierait la faveur singulière du ministre, qui venait d'obtenir du vieux Sully sa démission de grand-maître de l'artillerie pour donner cette haute charge au brave et peu capable la Meilleraie.

Pour faire réussir celui-ci, on met dans cette armée deux officiers solides, très-fermes et très-forts sur leurs reins, déjà vieux dans la guerre de Trente ans, soldats du grand Gustave, que le roi venait d'acquérir. L'un, l'Allemand Rantzau; l'autre, le Béarnais Gassion. On croyait surprendre, emporter Dôle; elle prise, la province eût suivi; la Meilleraie revenait couvert de gloire, le premier général du siècle.

Pendant ce temps, une chose facile à prévoir est arrivée au nord. La France est envahie.

L'ambassadeur d'Espagne, en ce moment, gouvernait ceux qui gouvernaient Ferdinand II. Il obtint qu'à vingt mille fantassins espagnols qui iraient vers Liége (sous prétexte d'une révolte), l'Empereur joindrait quinze mille cavaliers sous Piccolomini et Jean de Werth. Pendant ce temps, le duc de Lorraine entrait en Bourgogne, et Gallas, autre général de l'Empereur, allait par la Franche-Comté. Union pour la première fois, parfaite entente, accord actif de l'Espagne et de l'Autriche.