Les Espagnols hésitaient fort, pour cette raison. Ils voyaient la régence qui allait leur venir par Anne d'Autriche. Avaient-ils besoin de Gaston? Et, s'il réussissait par eux, ne publierait-il pas sa secrète protestation pour détrôner le fils de leur infante? Cependant les succès de Richelieu en Allemagne, une bataille qu'il gagna sur le Rhin, le voyage du roi pour prendre Perpignan, le Roussillon, la Catalogne, les décidèrent, et le traité se fit. Ils promirent secours à Gaston (mars 1642).

Comment de Thou resta-t-il dans l'affaire lorsqu'elle devenait si criminelle? Une lettre qu'il écrivit à sa mort nous le fait deviner. Il était alors amoureux d'une dame très-aimée de la reine, jolie petite princesse à tête légère, madame de Guémené. Elle était janséniste, et refusait tout à de Thou. Il était roux, il était homme de robe, etc. Elle fut vertueuse pour lui, mais non pour Retz. Elle prodigua au prêtre libertin (et fort laid) ce qu'elle avait refusé à l'amour, au culte d'un homme supérieur qui, dans un meilleur temps, eût été peut-être un grand homme, qui avait mis son idéal en elle, et dont elle fut la suprême pensée.

Ce fut, je crois, le vain espoir de fléchir les rigueurs de cette cruelle qui aveugla de Thou, lui cacha l'énormité de sa faute, et le rendit, non pas témoin seulement, comme on a dit, mais acteur très-actif dans cette affaire coupable qu'il croyait celle de la reine.

Gaston, à son ordinaire, manqua de parole. Les conjurés l'attendaient à Lyon; il resta à Blois. Les deux malades, le roi en avant, le cardinal derrière à quelques lieues, continuèrent d'avancer au Midi. Mais, à Narbonne, le dernier, craignant, sur les rapports qu'il recevait, que le roi ne permît sa mort, dit ne pouvoir aller plus loin. Son incertitude était grande; tout en se disant incapable de bouger, il partit de Narbonne sans trop savoir où il irait. Le gouverneur de Provence le reçut dans un abri sûr, au château de Tarascon, d'où il pouvait toujours s'embarquer et gagner la mer, puis, en tournant l'Espagne, aller s'enfermer à Brouage qu'il avait fortifié. Dans sa mortelle inquiétude, il fit prier le prince d'Orange d'intercéder pour lui, et fit dire au vaillant colonel Gassion que le moment venait où il faudrait qu'on se déclarât, qu'on distinguât ses amis de ses ennemis.

Le roi n'était pourtant nullement décidé contre lui. L'impertinence de Cinq-Mars, qui bravait, démentait les meilleurs officiers, provoqua une explosion. Le roi lui dit: «Je vous vomis.» Souvent il lui ferma sa porte. Une défaite éprouvée dans le Nord, qui jeta la panique jusqu'à Paris, fit vivement sentir l'absence de Richelieu.

Cependant le roi semblait si malade, qu'on se croyait au moment décisif. De Thou, qui était à l'armée, pensa qu'il était bon que la reine s'assurât des chefs, et, comme il était difficile de deviner de loin quelles conditions ils feraient, il la priait de lui envoyer des blancs seings qu'il pût remplir selon les circonstances. Elle l'aurait fait étourdiment. Brienne se donne l'honneur de l'en avoir empêchée. Je crois qu'auprès de Richelieu même elle eut un autre conseiller qui la renseigna et la dirigea. Mazarin très-probablement. Il put lui faire entendre que les choses n'en étaient pas où on le lui disait, que le roi vivait, que Richelieu vivait et tenait encore les armées, que le danger, d'ailleurs, de la future régente, était Gaston bien plus que Richelieu, que Gaston se noyait dans une entreprise manquée, qu'au lieu de se lier à lui il fallait l'enfoncer plutôt et aider au naufrage.

Selon Fontrailles, selon Voiture et autres, ce fut la reine qui fit trouver le traité. Chavigny, sans le dire, fit un jour entendre la même chose.

Elle envoya un homme sûr au cardinal (dit Monglat), et, sans doute par cette voie, lui donna connaissance du traité. La paix se fit entre eux à ce prix. Elle garda ses enfants.

Le roi malade avait quitté le siége et était revenu à Narbonne quand l'homme de Richelieu, son ombre, Chavigny, vint le trouver et lui dévoila tout. Le roi saute au plancher. Quelle preuve cependant? Chavigny ne lui donnait pas le traité (comme on l'a dit à tort); il apportait seulement l'affirmation de Richelieu. Le roi hésitait fort. Il fallut que l'on s'adressât à sa conscience. Chavigny alla trouver le confesseur, le père Sirmond, le fit parler. Sirmond, le cas posé, décida qu'en un grand péril de l'État, un roi ne pouvait se dispenser d'agir préventivement, d'arrêter l'accusé.

Cinq-Mars eut un jour pour s'enfuir et n'en profita pas. En voyant Chavigny, il avait deviné sa perte. Il eut l'idée, à tout hasard, de le faire poignarder avant qu'il pût parler au roi. Mais déjà il était trop tard. Il aurait pu encore, en sautant à cheval, passer les portes de Narbonne. Mais il perdit la tête, et on eut le temps de les fermer.

On fit crier peine de mort pour qui cacherait Cinq-Mars. Une femme l'avait caché dans son lit même. Mais le mari alla le dénoncer. On arrête Cinq-Mars et de Thou. Ordre envoyé à l'armée d'Italie, où commandait Bouillon, pour l'arrêter et l'envoyer en France (13 juin 1642).

Ce qu'on craignait le plus, c'était que Gaston ne s'enfuît et qu'on n'eût pas son témoignage. Le roi, pour le tromper, lui écrivit que «c'était pour ses insolences» que Cinq-Mars était arrêté.

Richelieu était en péril peut-être autant que Cinq-Mars même. On voit, par ses notes écrites à Tarascon le 5 et le 7 juillet, qu'il faisait commencer le procès sans preuves ni témoins, donc sur la simple révélation verbale qui lui venait de la reine. Mais il ne pouvait avouer cette source. Il parle dans ces notes comme s'il eût deviné l'existence du traité. Il dit qu'il faut l'avoir, l'acheter à tout prix d'un confident de Gaston.

Avec un homme moins peureux que Gaston on n'eût rien obtenu, et Richelieu, n'ayant nulle pièce, eût été conspué, chassé pour calomnie, poursuivi à son tour. Mais Chavigny, qu'il lui envoya, le terrifia en assurant qu'on avait le traité, une copie du moins, «trouvée par des pêcheurs dans une barque échouée en Catalogne.» À lui, Gaston, de mériter sa grâce en délivrant l'original. C'est ce qu'il ne pouvait plus faire; dans sa peur, il l'avait brûlé. Mais il offrit d'y suppléer par la confession la plus complète; confession terrible, meurtrière, où il allait dire les péchés des autres, ne risquant pour lui que la honte; un fils de France ne peut aller en Grève.

Le roi avait comblé sa terreur en écrivant que, si sa confession était incomplète, on le poursuivrait avec des troupes et qu'on l'enfermerait; mais que, s'il disait tout, on le laisserait aller libre à Venise en lui faisant une pension.

Il parla tout au long, et chacun de ses mots tuait,—d'abord Cinq-Mars, Bouillon, Fontrailles, puis de Thou même.

La reine, sans le vouloir ni le savoir peut-être, en mettant Richelieu sur la voie de tout découvrir, avait perdu de Thou. Il fallait bien au moins une tête à la justice. Or Gaston ne pouvait périr. Bouillon, arrêté, eut sa grâce en livrant sa place, Sedan. Fontrailles était en fuite. Si le roi sauvait Cinq-Mars, un seul mourait: c'était de Thou.

Pour elle, elle n'avait rien à craindre. Elle pouvait dormir paisiblement, attendre la régence. On la croyait perdue. Madame de Lansac, que Richelieu avait faite gouvernante du Dauphin, vint triomphante le matin lui dire qu'on tenait Cinq-Mars et de Thou. Elle faisait la dormeuse entre ses rideaux. La Lansac les tira, mais la trouva fort calme. Elle connaissait bien de Thou, savait qu'il mourrait sans parler.

Quant à Gaston, ce qui aurait fait son supplice, c'eût été qu'on le mît en face de ceux qui s'étaient immolés pour lui et qu'il faisait périr. Mais les magistrats complaisants assurèrent qu'il n'y avait nul exemple qu'un fils de France fût confronté. On le fit venir à deux lieues de Lyon, et comme à la porte du tribunal, pour en tirer au besoin ce que demanderait le procès. Principal accusé, il ne figura que comme témoin, et ce témoin dispensa des pièces mêmes, puisqu'on n'avait que des copies, des chiffons de papier, et sans caractère authentique.

Cinq-Mars essaya de nier, et attesta Bouillon qu'il croyait loin. À l'instant même, on le lui présenta pour le démentir. On l'avait pris caché dans une meule de foin et amené à Lyon, où Mazarin lui conseilla en ami de faire comme Gaston, de se sauver par la lâcheté. Le roi lui laisserait sa tête et ne lui prendrait que Sedan.

De Thou montra du courage, mais il aurait plus honoré sa mort s'il eût moins chicané sa vie par des fins de non-recevoir de procureur. Il se retrancha trop habilement sur une chose fausse, qu'il avait eu une simple connaissance de la chose, n'avait pu trahir ses amis. En réalité, il avait agi, dirigé même, indiquant tous les rendez-vous, y conduisant les conjurés, les faisant entrer, sans entrer lui-même, et restant à la porte.

Amené, dit-on, devant Richelieu, il prétendit «avoir ordre du roi.» Nul écrit, à coup sûr; des paroles vagues, à la bonne heure.

De Thou fut bien jugé. Un cœur comme le sien ne pouvait manquer de le reconnaître. Lorsque Cinq-Mars et lui allèrent à la mort, leurs juges (dont était l'illustre Marca) étaient sur leur passage, et les condamnés les remercièrent de la juste sentence qui, lavés et purifiés, allait les envoyer à Dieu.

Cinq-Mars, si beau, si jeune, de Thou, si estimé jusque-là, si pur (moins une erreur), excitèrent dans la foule un intérêt extraordinaire. La maladresse d'un bourreau novice qu'on employa ajouta encore à l'émotion. Quand la tête de Cinq-Mars tomba, il s'éleva de toute la place un horrible cri de douleur. De Thou, manqué d'abord et très-cruellement égorgé, jeta la foule dans un accès de fureur frénétique. Des pierres volèrent sur l'échafaud. Ce bon peuple de France maudit cette justice qu'il appelait vengeance, et pleura amèrement les coupables qui l'avaient trahi.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XVI

ISOLEMENT ET MORT DE RICHELIEU—MORT DE LOUIS XIII
1642-1643

Richelieu avait fait lui-même sa dernière maladie. Par propreté galante, il avait supprimé un flux d'hémorrhoïdes, dérivatif utile de maux plus graves, qui le tenait en vie. Immédiatement un abcès parut à la main, au bras, d'autres ailleurs. Dès lors, rien n'y servit; il eut beau faire; il était mort.

De toute façon, Cinq-Mars l'avait tué. Son maître le haïssait désormais sans retour. L'auteur primitif du complot avait été le roi. Tout avait commencé par ses paroles imprudentes qui semblaient demander qu'on le délivrât de son ministre. Il avait été découvert par les aveux des accusés; et, lorsque, revenant au Nord, il lui fallut à Tarascon comparaître devant Richelieu, il y vint comme un accusé.

Malade, on le mit sur un lit en face du malade, et, quelque soin que prît le cardinal de le rassurer, de lui donner le change, ni l'un ni l'autre dès lors ne s'y trompa. C'étaient deux ennemis.

Le roi revint seul à Paris avec les mêmes hommes qui, même avant l'affaire Cinq-Mars, offraient, au premier ordre, de le défaire de Richelieu.

Dans ce triste château de Tarascon, plus tard fameux par les massacres, au bruit monotone du flot qui sanglote en passant, la petite cour du cardinal avait été un moment réduite à quatre hommes trop compromis pour le quitter vivant. Ses instruments d'abord et sous-ministres, Chavigny, Dunoyer, Mazarin. Le premier seul était bien sûr; seul il représentait, exécutait sa violente volonté. Dunoyer, le bœuf, le Jésuite, ne pouvait manquer tôt ou tard, par sa dévotion, de tourner à l'Espagne, c'est-à-dire à la reine; c'est ce qui arriva. Pour Mazarin, le plus douteux de tous, il avait bien servi pour espionner Cinq-Mars, pour faire parler Bouillon; il marchait droit sous l'œil du maître; mais son zèle apparent, son patelinage italien, son caressant baragouinage, n'inspiraient pas, comme on va voir, grande confiance à Richelieu.

Le quatrième personnage, sur lequel il faut s'arrêter, était un homme de vingt ans qui n'avait rien de jeune. Très-sinistre figure d'oiseau de proie, la plus bizarre du siècle. Point de front et nez de vautour; des yeux sauvages et fort brillants; rien d'homme, quelque chose de moins ou de plus, et d'une espèce différente. Animal féroce et docile, servile en ses débuts, plus servile à la fin. Ce personnage étrange, nourri par Richelieu dans sa ménagerie, va éclater dans l'histoire. C'est Condé.

Ces Condés étaient sombres et bas, et semblaient toujours inquiets. Frappant contraste avec les Condés d'autrefois, avec celui des guerres civiles, celui de la chanson (le Petit Homme tant joli, qui toujours chante et toujours rit...). Mais ceux-ci étaient contestés. On a vu la terrible affaire du père du grand Condé, né en prison d'une mère accusée d'empoisonnement. On le disait l'œuvre furtive d'un page gascon qui se sauva. Henri IV, sans enfant alors, fit réformer le jugement de la mère, prit le petit pour vrai Condé et lui fit sa fortune en lui donnant mademoiselle de Montmorency.

Les deux époux se détestaient. Il n'aimait pas les femmes; tous ses amours étaient dans l'Université de Bourges (Lenet). Cependant, quand il fut mis à la Bastille par le maréchal d'Ancre, il joua à sa femme le tour de dire qu'il ne pouvait se passer d'elle. Elle, glorieuse, mit son honneur à accepter, et elle s'enferma avec lui. Homme d'esprit, mais bas, sale, avare, portant sur le visage son âme d'usurier, il avait tout ce qu'il fallait pour éloigner une femme. Mais la prison, l'ennui, firent un miracle. Elle devint enceinte, et fit tout à sa ressemblance la très-jolie madame de Longueville, la future reine de la Fronde. Puis un garçon, cette figure crochue du grand Condé; enfin Conti, prêtre et bossu, que sa sœur fit général de Paris.

Les deux garçons naquirent amoureux de leur sœur. Condé, éperdument, jusqu'à lui passer tout, adopter ses amants, puis jusqu'à la haïr. Conti, sottement, servilement, se faisant son jouet, ne voyant rien que ce qu'elle lui faisait voir, dupé, moqué par ses rivaux. Condé le père maria son aîné, qu'on appelait alors Enghien, à une nièce du cardinal, croyant que le ministre allait à sa Bourgogne ajouter je ne sais combien de gouvernements, refaire en lui Charles le Téméraire. Il lui devait déjà la dépouille de son beau-frère, Montmorency, décapité. Puissance merveilleuse des maris sur les femmes. Condé dressa la sienne à faire sa cour au cardinal, à lui faire visiter, pour affaire et pour intérêt, les juges qui avaient envoyé son frère à la mort.

Le serviteur du grand Condé, Lenet, nous apprend que cette famille, si mendiante auprès de Richelieu, tâchait pourtant à tout hasard de se créer contre lui des moyens de résistance. De temps à autre, sous différents prétextes, ils ajoutaient aux fortifications d'une bonne place qu'ils avaient en Bourbonnais au carrefour des routes de quatre provinces. Madame la princesse, par tout moyen, attirait la noblesse à sa cour. Quand le petit prince monta à cheval, on ouvrit à portée de la résidence un marché de chevaux, pour que, sous ombre d'achats, les gentilshommes vinssent, montassent au château pour faire leurs hommages, devinssent clients de la maison.

L'enfant fut élevé d'une manière populaire et ambitieuse. On le mit au collége à Bourges, sous un Jésuite, parmi nombre d'enfants de gentilshommes qui s'attachèrent à lui. Il eut l'éducation variée, littéraire, que donnaient les Jésuites, sans fond moral, mais bien combinée pour l'effet; les langues, les exercices publics, des thèses où l'écolier brillait. Mais, après le collége, son père voulut encore qu'il sût un peu d'histoire, de mathématiques. On entendait par là surtout la fortification, l'art de l'ingénieur.

Son couronnement d'éducation fut d'être envoyé par son père pour tenir sa place en Bourgogne, pour s'informer de tout, et du militaire, et de la justice, pour caresser le Parlement.

Il fut du premier coup très-brave (campagne d'Arras, 1640). Son père voulait le pousser au commandement et lui faire avoir une armée. C'est pour cela surtout qu'il lui fit épouser malgré lui mademoiselle de Brézé. Il avait vingt ans, elle douze. Il fut très-dur pour elle, vivant à côté d'elle sans en tenir compte et tout à fait à part. En réalité, maladif (il fut un moment à la mort), ambitieux comme sa mère, avare comme son père, il visait de loin la grande héritière, mademoiselle de Montpensier, l'énorme fortune d'argent que feraient les biens d'Orléans par-dessus les biens des Condé et des Montmorency. Seulement le roi y consentirait-il? Ce jeune homme d'aspect si sauvage, mais excellent calculateur, trouva moyen d'aller au cœur du roi en s'associant à sa mère, à sa sœur, dans leur zèle pour les Carmélites. Il quêta pour leur faire avoir un reliquaire fort riche. Chose rare qu'un jeune militaire eût une dévotion si précoce.

Richelieu le voyait venir, et il en était indigné. Cette chasteté persévérante, ce divorce dans le mariage pour en préparer un plus riche, montraient en celui-ci un homme qui passerait son père. Il y avait là avarice, insolence, l'orgueil et la haine secrète qu'il avait sucés de sa mère, sœur de Montmorency. Quoi! le sang de Richelieu était-il donc si vil, qu'un prince d'une princerie fort douteuse dédaignât d'y mêler le sien? Qu'avait-elle fait, cette enfant innocente? Était-ce sa faute si elle était nièce du plus grand homme de l'Europe, et si le prévoyant ministre refusait d'armer les Condés de ces moyens de guerre civile dont tant de princes en notre histoire ont si cruellement abusé?

Les cardinaux sont protecteurs des trônes. Richelieu, comme cardinal, avait la prétention de ceux d'Espagne et d'Italie, qui passent devant les princes. Visité par la reine, il restait assis devant elle. La pourpre qu'il portait, lui et son frère, l'archevêque de Lyon, lui semblait l'égaler aux rois.

Haï de Richelieu et le lui rendant bien, Enghien eut pourtant la prudence de se garder de l'affaire de Cinq-Mars. Il ne varia pas, ne douta pas un moment de la victoire du cardinal, à ce point qu'il quitta le siége, laissa le roi et revint à Tarascon.

C'était s'offrir à Richelieu. Mais celui-ci n'en était pas moins envenimé. L'injure faite à son sang lui cuisait d'autant plus, qu'il se sentait mourir. Que serait-ce après lui si, lui vivant, on méprisait les siens? Il voulut à tout prix que le rang supérieur des cardinaux, admis par les Condés, les menât à avouer qu'il n'y avait point mésalliance du sang d'un cardinal au sang d'un prince. Pour la même raison, Enghien se réservait cette cause de divorce. Quand il passa à Lyon, il évita de voir l'archevêque, frère de Richelieu et cardinal, n'accepta pas la fête qu'il avait préparée, ne coucha pas chez lui. Richelieu, porté aux eaux de Bourbon, semblait près de sa fin. Il n'en fut que plus furieux, ne put se contenir; devant ses domestiques, «il jura si terriblement, qu'ils en eurent horreur.»

Le père d'Enghien, cependant, avait pris peur. Il envoie son fils demander pardon. Mais nul moyen d'apaiser le cardinal. Il en était à regretter Gaston. Il ne le laissa pas aller à Venise, lui fit dire qu'il pouvait rester à notre frontière de Savoie. Visiblement il aimait mieux son mortel ennemi que les Condés ingrats.

Enghien, désespéré, faisait sa cour à madame d'Aiguillon, la très-puissante nièce, la priait de dicter ce qu'il avait à faire. Elle lui dit: «Aimez votre femme.» Il obéit sur l'heure, vole à Paris, et aime. La petite femme fut enceinte.

Mais ce n'était pas tout. Il fallut boire le fond du vase, le plus amer. Richelieu ne le tint pas quitte qu'il n'allât faire excuse à Lyon au cardinal, et, pour mieux mater le jeune homme, le rancuneux ministre envoya son frère en Provence, afin que d'Enghien, qui courait après, eût tout le royaume à traverser.

Tel est le chemin de la gloire. À ce prix, d'Enghien espérait obtenir une armée. Mais on pouvait sans peine augurer qu'un jeune homme, chaste par avarice et servile par ambition, ne ménagerait rien, et que, s'il avait des succès, il en abuserait cruellement pour brouiller, troubler le royaume.

C'est dans ces pensées sombres que Richelieu revenait vers Paris, rapporté par ses gardes, revenait vers la mort. Il rapportait ce sentiment amer que le roi dont il avait tant honoré le règne était son plus grand ennemi, entouré de ses ennemis, et peut-être de ses assassins.

Le roi n'allait guère à Rueil, et Richelieu n'osait aller à Saint-Germain. Il voyait le roi entouré précisément des officiers qui avaient offert de le tuer à Lyon. Il priait, insistait, pour qu'on les éloignât, déclarant qu'autrement il ne pouvait entrer qu'avec ses propres gardes. Précaution fort raisonnable, mais que le roi trouvait injurieuse. Longue fut cette négociation. Elle fut poussée à bout par l'insistance de Chavigny, que le roi n'aimait pas, mais que dès lors il prit en grippe, et qui décidément, comme on verra, fut perdu pour tout l'avenir.

Chavigny, fils de Bouthilier et d'une mère aimée de Richelieu, passait pour fils du cardinal, et il était la seule personne à qui il se fiât. Il le méritait en réalité, l'ayant servi en ce dernier moment, comme il avait besoin de l'être, avec un âpre dévouement, sans réserve, sans considération de l'avenir ni de sa fortune. Richelieu le croyait un grand esprit, «et le plus grand du monde,» dit Tallemant. En réalité, c'est lui qui lui donna le conseil de ménager Gaston, de le garder contre la reine et les Condés, de le retenir à portée pour pouvoir, au jour nécessaire, les neutraliser les uns par les autres.

Quant à Mazarin, le rusé s'est posé, donné à l'histoire comme l'élève chéri de Richelieu, une espèce de fils adoptif. Le croire serait faire peu d'honneur à la pénétration du grand ministre, à son expérience des hommes. Il voyait, comprenait très-bien où visait cette glissante couleuvre dans ses douces ondulations et son frétillement. Mais il était tellement seul! Il ne voyait guère mieux autour de lui. Il flottait entre deux pensées, l'éloigner, l'employer. Parfois il voulait l'envoyer au pape, le tenir hors de France; il demanda aux commis de la marine s'il y avait un vaisseau prêt. «Pas encore, mais bientôt,» dirent-ils.

D'autre part, le sachant si lâche, il crut le gouverner encore après sa mort, et le tenir par Chavigny. Il voyait celui-ci antipathique au roi, et pensait que peut-être, Mazarin (créé par Chavigny) lui demeurant uni, l'un ferait passer l'autre, que l'Italien compenserait la roideur du Français par ses grâces et par sa bassesse.

Dans les instructions qu'il laissait par écrit au roi, et où il lui formait son conseil, il y donna place à Mazarin, mais en réalité Chavigny aurait dominé, ayant deux voix, celle de son père Bouthilier et la sienne. On pouvait croire que l'homme de travail, l'universel commis, Dunoyer, qui faisait la grosse besogne dans une docilité servile, continuerait de labourer sous Chavigny et Mazarin, qui, ayant besoin l'un de l'autre, continueraient d'ensemble la pensée de Richelieu.

Voilà tout ce que le mourant put prévoir, arranger dans l'intérêt public. Il ne lui restait plus qu'à s'acquitter de la grande et commune fonction humaine. Il s'en tira fort honorablement, mourut d'une manière conséquente à sa vie, en théologien catholique et en controversiste, faisant honneur à ses livres (qu'il aimait plus que chose au monde) par la fermeté de sa foi. Assisté du curé de Saint-Eustache, qui l'engageait à pardonner à ses ennemis, il dit cette parole noble et, je crois, vraie: «Je n'en eus pas d'autres que les ennemis de l'État.»

Que ses actes le jugent. Ne nous amusons pas à ces portraits où, pour concentrer les grands traits, on fait abstraction des détails nombreux et complexes où est justement la vie propre, l'intime individu. Encore moins nous jetterons-nous dans les vagues comparaisons qui obscurcissent en voulant éclaircir. Richelieu, quoiqu'on l'ai tant dit, ne ressemble guère à Louis XI. Et combien moins au dernier roi de France qu'on appelle la Convention!

Qu'il ait eu un génie systématique et centralisateur, cela est vrai. Moins pourtant qu'on n'a dit, car ce qu'il fit de plus grand dans ce sens (la création des intendants), cela, dis-je, se fit le lendemain de l'invasion, sous l'empire d'un besoin pressant, non d'après une idée préméditée. Celle-ci même était contraire à celle que Richelieu essayait de faire prévaloir depuis plusieurs années (la levée de l'impôt par les élus).

En cela, comme en bien d'autres choses, il fit toute autre chose que ce qu'il avait projeté. Mais la grandeur visible de son âme et de sa forte volonté, l'immensité de son labeur, la dignité sinistre de sa fière attitude, couvraient, sauvaient les sinuosités, les misères infinies de ces contradictions fatales.

Le premier homme d'un mauvais temps ne peut guère être que mauvais. En celui-ci, il y eut des laideurs, des caricatures, le prêtre cavalier, les ridicules d'un pédant de Sorbonne, d'un rimeur pitoyable; plus, des échappées libertines, communes chez les prélats d'alors, mais plus choquantes dans un homme d'un si terrible sérieux.

Il eut des âcretés de prêtre. Il eut, comme politique, des furies de joueur acharné à gagner quand même, qui met sa vie sur une carte, la vie des autres aussi. Et cependant fut-il vraiment cruel? Rien ne l'indique. Les quarante condamnés qui périrent sous lui, en vingt ans, furent mal jugés sans doute (comme on l'était alors, par des commissions), mais n'en étaient pas moins coupables, et la plupart étaient des traîtres qui nous livraient à l'étranger.

Il ne pardonna guère. Mais il n'eût pardonné qu'aux dépens de la France.

Il aimait fort ceux qu'il aimait. Il n'oublia jamais un bienfait, et il n'y eut jamais un meilleur ami. Même à l'égard de ceux qu'il n'aimait pas, il essayait parfois de se dominer à force de justice. Fontenelle cite de lui un fait très-beau et curieux.

Richelieu, comme auteur, avait une misérable jalousie de Corneille, et, comme politique (on l'a vu), il avait reçu de lui, au jour de ses revers, le plus sensible coup, l'Espagne glorifiée par le Cid.

Toutes les pièces de Corneille semblaient des dénonciations indirectes de guerre au tout-puissant ministre. Il le pensionnait cependant et le recevait même. Un jour, il le voit arriver d'un air fort abattu, triste, rêveur. «Vous travaillez, Corneille?—Hélas! je ne puis plus, monseigneur. Je suis amoureux.» Et il explique qu'il aime, mais une personne si haut, si haut placée, qu'il n'a aucun espoir. «Et qui encore?—La fille d'un lieutenant général (des finances) de la ville d'Andely.»

«N'est-ce que cela?» dit Richelieu. C'était justement le moment où l'on venait de jouer Cinna. Richelieu prit l'âme d'Auguste. Il fit écrire au père de venir sur l'heure à Paris. Le bonhomme, étonné, effrayé, se présente. Et le ministre lui fait honte de refuser sa fille au grand Corneille. Celui-ci fut marié de la main de son ennemi.

Il mourut tellement redouté, qu'on n'osait nulle part dire qu'il fût mort, même dans les pays étrangers (Monglat). On aurait craint que, par dépit, par un terrible effort de volonté, il ne s'avisât de revenir.

Le roi le haïssait. Et il eut même, à sa dernière visite où Richelieu mourant lui renouvela le don du Palais-Cardinal, l'indignité de s'en emparer sur-le-champ et d'y mettre ses gardes. Et, avec tout cela, il lui obéit de point en point après sa mort, refusant tout aux prisonniers, aux exilés, si durement, que, madame de Vendôme priant pour son mari, il lui dit: «Si vous n'étiez femme, je vous mettrais à la Bastille.»

De toutes les personnes persécutées, la plus suspecte au roi, c'était la reine. Des trois ministres, Dunoyer, Mazarin, Chavigny, le premier se crut fort par les prédilections dévotes du roi pour sa dévotion; il commença à travailler sourdement pour la reine. Il comptait arriver par elle à l'archevêché de Paris. Cela le perdit près du roi, qui le traita si mal, qu'il lui fallut demander sa retraite.

Mazarin, Chavigny, ne se maintinrent qu'en paraissant très-contraires à la reine. Monsieur, flétri naguère, déclaré incapable de toute charge et mal voulu du roi, n'eût pu songer à la régence.

Ils dirent au roi habilement que, si on la faisait régente, il fallait la lier et la subordonner, lui mettre sur la tête un conseil souverain, et non destituable: Monsieur, Condé, Mazarin, et le père et le fils, Bouthilier, Chavigny. Tout se déciderait à la pluralité des voix. Le tout, ordonné par le roi, formulé en déclaration, enregistré au Parlement.

Mais, en même temps, Mazarin faisait dire à la reine, par le nonce Grimaldi, que cette ordonnance, si sévère pour elle, en réalité la sauvait, lui assurait le point essentiel: que son mari mourant ne l'écartât pas de la régence, parût l'en juger digne. Avec cela, elle allait être maîtresse et ferait ce qu'elle voudrait.

Le flot montait si fort pour elle, que le roi, vers la fin, n'eut plus la force de soutenir la digue. Les prisonniers sortirent, les exilés revinrent, toute la vieille cabale à la file. On fit scrupule au mourant de persister jusqu'à la fin.

Tout d'ailleurs le fuyait, lui échappait. Enghien, à qui il venait de donner la grande armée du Nord, s'offre secrètement à la reine. À Saint-Germain et à Paris, on travaille pour elle les gardes suisses et les gardes françaises. On lui offre d'occuper le Palais avant même que le roi expire, de crainte que Monsieur n'y soit le premier. Quand le roi enfin meurt (14 mai 1643), le château où il meurt est déjà à la reine, et le Parlement, et la ville. Le roi femelle occupe tout.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XVII

LOUIS XIV—ENGHIEN—BATAILLE DE ROCROY
1643

La régente espagnole ouvre son règne de quinze ans par un chemin de fleurs. Ce peuple singulier, qui parle tant de loi salique, est tout heureux de tomber en quenouille. Sans qu'on sache pourquoi ni comment cette étrangère est adorée.

Elle est femme et elle a souffert. Les cœurs sont attendris d'avance. Elle est faible. Chacun espère en profiter. Ce sera un règne galant. Mais où sera la préférence? Cette loterie d'amour autorise l'infini des rêves. Quel qu'il soit, le nouveau Concini ira plus loin que l'autre avec une Espagnole fort mûre qui va tourner à la dévotion, aux scrupules, à la fixité des attachements légitimes. Que sera-ce si elle finit par devenir fidèle, pour la ruine de la France?

En attendant, tout tourne à son profit. Les favoris du dernier règne, les Condés, gagnent une bataille à point pour elle, et font à Rocroy la brillante préface du règne emphatique de Louis XIV[17]. C'est l'enfant qui en a la gloire, c'est la sage régente. Heureuse reine qui gagne des batailles en berçant son fils?

Le jeune duc d'Enghien, nous l'avons vu, assez mal vers la fin avec Richelieu, avait, par sa dévotion, gagné le cœur de Louis XIII, celui du grand commis Dunoyer, si avant dans le parti dévot, qui, seul avec le roi, faisait le travail de la guerre. On avait tout l'hiver arrangé ce travail de manière à préparer une campagne au duc d'Enghien. Il en fut justement comme en 1638, où l'on avait grandi la Meilleraye à l'armée du Nord, en immolant Feuquières à l'armée de Lorraine. De même, cette fois, on mit toutes les forces à l'armée royale que menait Enghien. Aucun renfort à l'armée d'Allemagne, où Rantzau, Guébriant venaient de gagner des batailles, de sauver les Suédois, de résister aux efforts combinés des impériaux et Bavarois. La fameuse armée de Weimar, achetée par nous et si bien menée par Guébriant, s'usa, tomba à six mille hommes qui se maintinrent à grand'peine en Alsace.

Enghien eut seize mille fantassins, sept mille chevaux, surtout des mentors admirables, vieux soldats de Gustave-Adolphe. Le succès était vraisemblable. Il était nécessaire. C'était réellement la seule forte armée de la France, la seule qui la couvrît de l'ennemi.

La France, qu'on dit si incrédule, si sceptique et si positive, a pourtant toujours besoin d'un miracle, du miracle humain, le héros. Il lui faut adorer quelqu'un ou quelque chose qui lui semble au-dessus de l'homme. Nous avons déjà, pour François de Guise à Metz et à Calais, observé la fabrique, les recettes pour faire des héros. Quand ce royaume énorme, qui s'est fait de douze royaumes, centralise sa force pour un général favori, il ne peut guère manquer de frapper un grand coup. Le miracle se fait.

Un héros est tombé du ciel. Le peuple est à genoux.

Si un malencontreux critique cherche les cordes et les machines qui, par derrière, ont aidé au miracle, c'est un envieux, un dénigreur; on lui en sait très-mauvais gré.

Lisez le grand Bossuet, lisez l'historien de famille, l'homme d'affaires des Condé, Lenet, vous verrez qu'Enghien seul nous fit la victoire de Rocroy. Lenet craint tellement que ses lieutenants y aient la moindre part, qu'il les note en passant de stigmates fâcheux. Il voudrait flétrir même la probité de Gassion.

Nous avons ailleurs heureusement des sources plus sûres, des détails plus exacts, plus dignes de l'histoire.

Les Espagnols, sachant le roi à l'extrémité, crurent que le moment était bon, laissèrent là la Hollande, et, ramassant toutes leurs forces sous deux excellents généraux, D. Francisco de Mello et le vieux comte de Fontaine, firent mine d'entrer en Picardie, mais tournèrent, percèrent les Ardennes, enveloppèrent Rocroy.

Le roi et Dunoyer, qui devaient mêler à tout leur médiocrité, avaient eu soin, en lançant le duc d'Enghien, de le paralyser. Ils lui avaient adjoint un sage général (frère de Vitry, qui tua l'Ancre), camarade fort aimé du roi qu'il voulut faire maréchal avant sa mort, Hallier ou L'Hospital. Son sage conseil était qu'on s'affaiblît en mettant des secours dans cette méchante petite place, qu'on jetât là des gens pour les faire prendre, et qu'on évitât la bataille. On eût été ensuite poussé à reculons par l'Espagnol, qui, avançant toujours, ayant sur nous l'avantage de l'offensive, nous eût de proche en proche découragés, déconcertés, battus.

Un conseil fut tenu, et heureusement les maréchaux de camp qui avaient fait les guerres d'Allemagne et vu Gustave-Adolphe, le très-avisé Gassion, le ferme et fort Sirot, dirent qu'il fallait combattre.

Un mot de ces deux hommes. Lorsque le grand Gustave débarqua en Allemagne, le premier homme qu'il vit au rivage fut ce petit gascon, Gassion, qui venait se donner à lui. Il fut le plus ardent de tous les amoureux de ce géant qui ravissait les cœurs et les grandissait à sa taille.

Il plut fort à Gustave. «Va-t'en à Paris, lui dit-il, achète-moi des Français.» Gassion en ramena une centaine qui firent bonne figure au sublime moment de Leipzig.

Quant au Bourguignon Sirot, un peu vantard, quoique si brave, il contait volontiers qu'il avait fait le coup de pistolet avec trois rois, et même avec celui que personne n'osait regarder. Il avait mis, disait-il, une balle dans le chapeau de Gustave, ramassé ce chapeau que Gustave laissa derrière lui.

Richelieu, qui connaissait les hommes, prit à lui ces deux-ci, et en même temps un brave ivrogne allemand, le célèbre Rantzau, qui se ménageait peu et laissait un membre à chaque bataille.

Pour revenir, ces hommes d'expérience, et qui ne s'étonnaient de rien, comprirent que cette armée, comme ordinairement celles d'Espagne, n'était pas espagnole, sauf quelques milliers d'hommes, un petit bataillon. C'était un mélange italien, allemand, wallon, flamand. Ils insistèrent pour la bataille. Et le duc d'Enghien se mit avec eux. Un nouveau règne commençait, celui de la reine, point du tout amie des Condés. Il y avait à parier qu'on ne donnerait plus à celui-ci une occasion pareille. L'Hospital se trouva tout seul de son avis. Le roi, son protecteur, étant mort, son autorité n'était pas forte. Le maréchal d'hier eût eu mauvaise grâce de s'obstiner contre des gens qui avaient tant vu et tant fait.

Le roi avait laissé carte blanche à L'Hospital et au conseil du prince. Mourant, il avait eu, dit-on, pressentiment de la bataille. Il crut la voir. Il dit agonisant: «Ils sont aux mains. Enghien les bat... Apportez-moi mes pistolets.»

Il meurt le 14 mai. La bataille a lieu le 19.

Les Espagnols étaient fort tranquilles autour de Rocroy, leurs corps dispersés, et bien loin de croire que la France, malade et alitée sans doute avec le roi, vînt les déranger là. Du reste, ils étaient couverts de tous côtés par ces bois infinis de petits chênes qu'on appelle la forêt des Ardennes, et dont le triste Rocroy, sur sa basse colline, est une clairière peu étendue. Pour y venir, par où qu'on vienne, il faut arriver à la file par les étroites avenues de ces bois. Opération assez scabreuse. Gassion se la réserva, passa le premier avec quinze cents chevaux. Pendant que les Espagnols, un peu étonnés, s'appellent, se réunissent, Enghien passe, et tout passe, si bien que, quand l'armée d'Espagne se trouve enfin en ligne, la française lui fait vis-à-vis. Autre surprise pour eux. Ils avaient cru d'abord que Gassion venait seulement pour se jeter dans la place. Mais voici l'armée tout entière. On se canonne, on se salue (18 mai).

La nuit, un transfuge nous apprit que, le lendemain matin, les Espagnols, déjà plus forts que nous, recevraient de surcroît une petite armée de mille cavaliers, trois mille fantassins. Nouvel argument pour Gassion, et décisif pour la bataille.

Le 19, vers trois ou quatre heures, à l'aube, Enghien, fort gai, passa au front des troupes, n'ayant que sa cuirasse, sur la tête force plumes blanches. Pour mot d'ordre de la bataille, il donna son nom même, Enghien.

Les Espagnols ne bougeaient. Nous marchâmes. Et la bataille fut en un moment gagnée à la droite, perdue à la gauche.

À droite, Gassion et le duc marchèrent vers un petit rideau d'arbres où les Espagnols avaient caché mille mousquetaires pour nous fusiller en flanc quand nous irions à eux.

Gassion les tailla en pièces, et, ce bois bien purgé, tomba sur la cavalerie ennemie, enfonçant le premier rang, le renversant sur le second et mettant tout en fuite.

Grande tentation pour le prince d'imiter l'autre Enghien de Cérisoles, de se lancer à la poursuite. Gassion ne le permit pas, n'alla que bride en main, se rallia, se ramassa.

À l'autre aile, L'Hospital fut battu, blessé, son lieutenant pris, et, chose plus grave, notre canon aussi.

Cette aile paraissait si malade, qu'Enghien, qui vit de loin le désastre, envoya dire à la réserve que Sirot commandait de marcher au secours.

Le vieux soldat comprit que, s'il obéissait, si ses troupes venaient à la file, il ne ferait ajouter qu'au désastre et serait battu en détail. Il dit: «Il n'est pas temps.»

Un officier de cette aile battue vint pour la seconde fois ébranler Sirot: «Monsieur, la bataille est perdue... Retirons-nous...—Monsieur, rien n'est perdu. Car Sirot reste encore.»

À ce moment, l'ennemi fondit sur lui, le trouva tout entier et ferme. Sans reculer d'une semelle, il tint, étant bien sûr que Gassion venait.

Celui-ci, en effet, ayant terminé sa besogne, c'est-à-dire passé sur le corps de toute la fausse Espagne (l'infanterie d'autres nations), revint en face de Sirot, et chargea par derrière ceux qui le chargeaient par devant.

Ces vainqueurs de notre gauche furent vaincus à leur tour.

Restait la vraie Espagne, la fameuse infanterie, comme un gros hérisson de piques, où on ne mordait pas.

On y donna de tous côtés, et, pour l'entamer sûrement, on y fit sur un flanc une percée à coups de canon, par où on y entra. D. Francisco échappa. Mais le vieux comte de Fontaine, qui avait la goutte et qui se faisait porter ici et là dans sa chaise l'épée à la main, ne la posa pas, fut tué.

On ne fit pas la faute de Ravenne, où Gaston de Foix s'obstina à massacrer et périt. Nos Français, qui, dès ce jour, avaient pris l'avantage et pour jamais, respectèrent, admirèrent ces pauvres diables, qui avaient la mort dans le cœur.

L'infanterie française resta, reste la première du monde. Et cela indépendamment de ses généraux. Il y parut bientôt. Quiconque l'eut avec soi vainquit. Harcourt, un bon soldat et général passable, fut assez heureux pour battre Condé dès que celui-ci n'eut plus avec lui l'invincible infanterie. Dans la comédie de la Fronde, on vit, chose plus comique encore, Mazarin général et vainqueur de Turenne. L'espiègle avait volé l'épée de la France endormie.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XVIII

L'AVÉNEMENT DE MAZARIN
1643

Ce grand bonheur fit deux malheurs. Il créa un héros insatiable et insupportable, monté sur des échasses et prêt à tout tuer pour la moindre prétention d'orgueil ou d'intérêt. D'autre part, il glorifia l'avénement de Mazarin, il sacra le roi des fripons.

C'est une grande simplicité de croire qu'un événement aussi prévu que la mort du roi ait trouvé la reine au dépourvu, qu'elle n'ait su où donner de la tête, qu'elle ait sérieusement offert le pouvoir à celui-ci, à celui-là. Toute l'affaire était certainement réglée d'avance. Et par quoi? Par son indolence qui lui disait qu'un lit tout fait lui valait mieux pour s'allonger, dormir, qu'un arrangement nouveau qui l'obligerait de vouloir, de penser.

Elle voyait prêts à partir de Londres, de Bruxelles ou Madrid, je ne sais combien d'exilés, se disant tous martyrs de la cause de la reine, et venant exiger la couronne de ce martyre. Comment les satisfaire? Son oreille était tout ouverte à celui qui lui enseignait les douceurs de l'ingratitude.

Mazarin ici était admirable. Il a bien varié, mais jamais sur ce point. Son caractère offre la beauté d'un type bien soutenu qui ne se dément pas. Ingrat pour ses auteurs, Joseph et Chavigny qui le créèrent en France, il se tira d'affaire deux fois pendant la Fronde par le même moyen, ingrat pour Condé, puis pour Retz. Enfin il couronne sa vie par le plus fort, l'ingratitude pour la reine, sa vieille amoureuse.

Rappelons ses précédents. En 1631, il plut; Richelieu, en le présentant, fit valoir qu'il ressemblait à Buckingham. En 1639, réfugié et fixé en France, il fut favorisé, ce semble, au moins un moment. En 1642, il devint maître de la reine, après le traité d'Espagne, dit Tallemant, ce qui signifie, selon moi, quand il lui conseilla de révéler le traité, pour obtenir de garder ses enfants.

Les hommes de Richelieu, odieux et détestés, les Chavigny, les Bouthilier, se trouvaient impossibles. Mazarin était étranger, sans racine ici et prêt à partir dès qu'il aurait mis la reine au courant. Il faisait ses paquets. Bon moyen pour rester.

Mais que n'eût-on pas dit si l'on eût prévu Mazarin? La reine parut fort incertaine. Elle consulta beaucoup, hésita beaucoup, alla jusque dans l'Oratoire demander à Gondi, père de Retz, s'il voulait le ministère. En attendant, elle suivait les avis d'un simple, un vieux bonhomme d'évêque de Beauvais.

Une concurrence plus sérieuse pour Mazarin fut celle de la maison de Vendôme, de leur cadet Beaufort. Ce petit-fils de Gabrielle en avait la beauté. Il était jeune, brave, tout fleuri, en longs cheveux d'or, un Phébus Apollon. C'est celui qui bientôt sera le roi des halles, dont les poissardes raffolaient.

Facilité brillante pour le galimatias, éloquence grotesque, un torrent de non-sens. Il ne lui manquait rien pour charmer une sotte.

Femme avant tout et tendre, la reine eut un moment pour lui. Le jour même de l'avénement, elle l'avait près d'elle, et, pour faire retirer la foule qui l'étouffait, elle employa Beaufort, qui, pour son coup d'essai de maladresse, parla comme le maître de la maison, et se fit une affaire avec le vieux Condé. Ce fut encore à lui qu'elle se remit pour aviser à la sûreté du roi et l'amener à Paris dans ce moment douteux où elle pouvait craindre encore les tentatives du parti d'Orléans.

Donc, Beaufort, un moment, eut l'attitude et l'apparence du favori, du préféré. Deux choses l'empêchèrent d'en avoir le réel. D'abord, il fut conquis à grand bruit par Vénus, la Vénus effrontée du temps, madame de Montbazon, beauté superbe et colossale, qui reconnut bientôt les petits moyens de Beaufort, et dit partout que, pour les dames, cet innocent n'avait aucun danger. Moins jeune, Mazarin valait mieux. Mais il ne parut pas d'abord, et resta derrière le rideau jusqu'à ce que la reine fût régente absolue.

Gaston, assez piteusement, puis Condé, renoncèrent à l'autorité que leur donnait le feu roi; les autres à plus forte raison. M. Talon, avocat général, requit qu'elle fût régente, mais libre de se faire assister par qui elle voudrait, et «sans être obligée de suivre la pluralité des voix.»

Donc, le tour était fait. Deux heures après, Condé vint dire à Mazarin, «prêt à partir,» que la reine le faisait chef du conseil, gardant aussi Chavigny et son père, le chancelier Séguier, le même qui avait fait contre elle l'enquête de 1637.

Coup mortel pour Beaufort et les Vendômes, les amis de la reine. Quand ils lui demandèrent explication, elle dit que Mazarin ne lui ferait point oublier ses amis, qu'il était au courant des choses, étranger, donc peu dangereux, qu'il était amusant, mais surtout désintéressé.

Ce désintéressement alla au point, et ce pauvre homme resta si pauvre, qu'au bout de peu d'années, quand on le chassa, et qu'il voulut rentrer, il put lever une armée de son argent.

Pour revenir à l'avénement, Mazarin commença dès lors l'éducation de la reine, enfermé toutes les soirées avec elle pour lui apprendre les affaires. La cour, la ville, ne jasaient d'autre chose.

La nouvelle de Rocroy, qui arriva deux jours après pour faire une fête publique, était à point pour Mazarin. Il se serrait sous les Condé. Il écrivit au jeune vainqueur qu'il ne serait que son chapelain, et ferait tout ce qu'il voudrait. Le vieux Condé, sa femme, lui rendaient le service d'exclure du ministère le seul homme qu'il craignît pour concurrent, le très-capable Châteauneuf, prisonnier si longtemps pour la cause de la reine. Lorsque madame de Chevreuse, l'ancienne amie de cœur, revint, proposa Châteauneuf, Mazarin répondit que la princesse de Condé ne laisserait jamais arriver celui qui avait fait couper la tête à son frère, M. de Montmorency.

Il y avait un autre homme que Mazarin brûlait de perdre, celui naturellement à qui il devait le plus, son bienfaiteur fils de son bienfaiteur, Chavigny (fils de Richelieu?). On l'entama par son père officiel, Bouthilier, que l'on renvoya du conseil. Puis madame de Chevreuse imposa à Mazarin d'éloigner Chavigny, et, quoique son cœur en saignât, il lui fallut immoler son ami.

Pour avoir un ministère harmonique et bien homogène, il fit bientôt contrôleur des finances un Italien, Émeri de Particelli, homme d'esprit, d'expédients, qui, jeune, avait eu le malheur d'avoir affaire avec la justice et d'être pendu à Lyon (en effigie). C'était le temps où Mazarin, alors soldat du pape, commençait ses campagnes en pipant et volant au jeu.

Pour faire accepter ce gouvernement de Trivelino principe, il y eut une profession de grâces extraordinaire, un débordement de faveurs, un déchaînement de prodigalités. Les admirateurs des faits accomplis appellent cela la détente naturelle du règne tendu de Richelieu; ils diraient presque légitime. Nul doute cependant que, si la reine n'eût pas pris son amant si bas, si elle n'eût pas appelé au suprême pouvoir ce bouffon italien, elle eût eu moins à faire et à donner pour se faire pardonner son choix. Châteauneuf, à meilleur marché, eût été chef du ministère. Il ne déplaisait pas aux ennemis de Richelieu, et il avait été jadis l'ami du grand ministre; il avait sa tradition.

Mais il faut avouer que la reine fut embarrassée pour excuser son choix, et qu'il lui fallut l'expier, l'excuser, l'acheter, en jetant tout à tous, livrant la France en proie.

Mazarin n'y eût pas suffi s'il n'eût trouvé moyen de se débarrasser de tous les amis de la reine. C'est à quoi le servit admirablement leur imprudence, celle de Beaufort et de sa Montbazon, qui irritèrent à plaisir les Condé, surtout la sœur du héros, madame de Longueville. Et cela au moment où Rocroy faisait le frère et la sœur rois de la cour, rois de l'opinion, où la reine et Mazarin étaient leurs protégés. Madame de Longueville, la belle, la prude, la précieuse, une déesse de l'Empyrée, du haut de son nuage, favorisait fort Coligny. La Montbazon eut la malice de se procurer deux lettres de cette divinité où elle descendait de l'autel, s'humanisait pour son adorateur. Dès lors, explosion. Les écritures confrontées chez la reine, à l'honneur de madame de Longueville (cependant un ami de celle-ci crut prudent de brûler les lettres). La Montbazon, condamnée aux excuses par la reine (donc, par Mazarin). De là une rage extraordinaire. Je ne sais combien de gentilshommes, jusqu'à quatorze princes, viennent offrir leur épée à la Montbazon contre le ministre.

Non pas que cette belle eût vraiment tant de chevaliers. Mais on était déjà assommé de la tyrannie des Condé et de leur ami Mazarin, de la vertu immaculée de madame de Longueville, de sa princerie prétentieuse. Dans sa modestie fausse, on sentait déjà l'insolence du héros que l'on attendait.

L'ancienne cabale de Monsieur, abandonnée par lui, les Fontrailles et les Montrésor, maintenant amis de Beaufort, et que la cour appelait les importants, avaient, dès Richelieu, leurs traditions violentes, la politique d'exécution pour trancher les nœuds embrouillés. Ils furent d'avis de tuer ce nouveau Concini, sûrs que la chose serait reçue avec applaudissement. D'accord avec les dames de Chevreuse et de Montbazon, ils mirent cela en tête de l'innocent Beaufort. L'affaire était très-bien montée et infaillible. Elle manqua par madame de Chevreuse, qui, pour éviter un combat, avertit un intime ami qui commandait au Louvre de faire le sourd s'il y avait du bruit aux portes. Mazarin, averti, obtint de la reine qu'elle fit arrêter Beaufort et ses amis. Elle obéit, et donna l'ordre, en pleurant à chaudes larmes sur Beaufort, comme sur un amant sacrifié. Mais déjà Mazarin avait le pouvoir d'un mari[18] (2 septembre 1643).[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XIX

GLOIRE ET VICTOIRE—TRAITÉ DE WESTPHALIE
1643-1648

Puer triomphator. C'est la devise d'une médaille qui ouvre le grand règne. Le nourrisson royal reçoit les clefs de trente villes ou villages du Rhin, où l'on n'entra que pour sortir. C'est de cette fumée que Mazarin nourrit la France et la tint cinq longues années immobile pendant qu'il la saignait à blanc.

Sous Richelieu, on n'en pouvait plus; son sage et économe surintendant Bullion ne savait comment vivre. Mais l'homme de Mazarin, Émeri, le sait; Fouquet, tout à l'heure, le saura en doublant, triplant les dépenses. Des emprunts usuraires, l'impôt vendu d'avance, toutes les ressources de l'avenir compromises ou détruites, un gouvernement de joueur qui ne ménage rien, de joueur furieux, mais non pas tant aveugle, qu'en jetant l'or par les fenêtres il ne remplisse aussi ses poches.

Ce gouvernement trouve, en pleine famine, cinq cent mille écus pour créer l'Opéra. Quel besoin plus urgent? Il faut en effet des surprises, des changements à vue, des rêves et des illusions, tous les mensonges de la scène, pour distraire d'une réalité désespérée.

La grande scène du temps, le triomphe du faux, c'est la guerre. Le machiniste, c'est Condé.

Sans Condé, Mazarin n'eût pu se soutenir. Il fût mort étouffé dans le mépris public. La bassesse frappante dans sa figure de beau laquais, son langage grotesque, son insolence alternée de tristes reculades, ses petites noirceurs de femme pour brouiller les gens entre eux, tout cela l'eût bientôt perdu, malgré la reine. On savait trop comment il fallait lui parler. Miossens, à qui il avait promis de le faire maréchal, le rencontre sur le Pont-Neuf, l'arrête, lui promet cent coups de bâton. «À la bonne heure, dit-il, voilà qui est parler!» Il signe sa nomination. Miossens est maréchal d'Albret.

Pour qu'il durât, il fallait qu'on pût dire: «C'est un lâche, un fripon, un escroc. Mais il réussit.» Lui-même n'eut pas d'autre idéal. Quand on lui proposait un général, il ne demandait pas s'il était brave, habile, mais seulement: «Est-il houroux (heureux)?»

Être heureux, c'était chaque année frapper un coup brillant qui saisît l'opinion. À quel prix? Peu importe. En concentrant tout sur un point, dans une seule armée, et laissant le reste au hasard, par un grand sacrifice d'hommes, chaque année, on frappait ce coup. Une bataille sanglante, de nom sonore, occupait l'opinion. Qu'elle restât stérile, sans résultat, qu'elle fût même suivie de revers, cela n'y faisait rien. On avait le coup de trompette, le changement à vue, et le miracle d'opéra.

La chose était plus facile qu'il ne semble. Il était arrivé en petit à Richelieu ce qui arriva plus tard en grand à la Révolution, de mourir à la peine, mais en mourant de laisser une épée, l'épée enchantée, infaillible, pour gagner les batailles. En 1635, au début de la guerre, Richelieu n'avait eu personne. Mais, en huit ans, par les plus dures épreuves et de sanglants revers, un personnel s'était créé d'officiers admirables et de passables généraux, plus, le maître des maîtres, le modeste, le grand Turenne.

Il était jeune encore et en sous-ordre. Ce n'était point du tout l'homme qu'il fallait à Mazarin. Il lui fallait non-seulement un heureux capitaine, mais un très-grand acteur, qui, d'instinct, de passion, avec une terrible âpreté, jouât chaque printemps la scène émouvante que l'on attendait.

À vingt-deux ans, Condé avait déjà tout de la guerre, le brillant, le sérieux, l'élan et la réflexion; de plus, la chose rare, très-rare dans un jeune homme, une ténacité indomptable, une résolution fixe et forte qui l'enracinait au champ de bataille. Tout cela parut à Fribourg.

Néanmoins, la justice exige qu'on fasse une distinction quand on le compare aux maîtres de la guerre de Trente ans, aux persévérants militaires qui, toute leur vie, restèrent sur le terrain, et créèrent l'art de la guerre; je parle des Mercy, des Turenne. Il fut un général d'été.

Je m'explique. Ces savants généraux, les martyrs de leur art, avec des armées peu nombreuses qu'il leur fallait industrieusement nourrir, abandonnés pendant de longs hivers, firent face à des difficultés incroyables, et souvent, à force de vertu militaire, de talent, de génie, n'arrivèrent qu'à être battus. N'importe, en suivant bien leurs campagnes, leur science profonde, leur divination surprenante des pensées de l'ennemi, étonnent, remplissent de respect. On admire jusqu'à leurs revers.

Telle ne fut pas la carrière de Condé. On le lançait aux beaux moments, à l'instant favorable de la belle saison, avec de grands moyens, qui, amenés par lui subitement, jetés sur le terrain, emportés dans sa fougue, relevaient tout, opéraient la victoire.

Il ne faut pas dire seulement que les Condé étaient en faveur. Ils étaient maîtres, et se donnaient les moyens qu'ils voulaient. Le vieux Condé profitait des victoires de son fils pour grossir, gonfler sans mesure sa monstrueuse fortune. Sous Richelieu, au moment où il attrapa la dépouille de Montmorency, il demandait humblement, à genoux, des terres, des abbayes, toute espèce de choses lucratives. Sous Mazarin, Condé, mendiant fier et redoutable, exigea qu'à sa Bourgogne on joignît le Berry et l'énorme gouvernement de Champagne, long de cinquante lieues. Son gendre, Longueville, avait la riche Normandie. Mais ce n'était pas assez. Il rêvait le Midi, rêvait l'amirauté, la mer aussi bien que la terre. Il n'y avait pas à marchander; il avançait toujours, il voulait tout.

La grosse armée, l'armée privilégiée, celle qu'on nourrissait (les autres jeûnaient), était chaque année celle du duc d'Enghien. En mai ou juin, emmenant une troupe leste, un gros renfort, parfois de huit ou dix mille hommes, plus un tourbillon de noblesse, tous les jeunes volontaires de France, il partait de Paris, volait à l'ennemi. Une telle mise en scène exigeait un succès immédiat. Donc, sans tourner ni rien attendre, souvent par le point difficile, on attaquait sur l'heure, et on l'emportait à force de sang.

C'est l'histoire uniforme de Fribourg, de Nordlingen, de Lens.

La boucherie de Fribourg dura trois jours. Condé, qui avait en face la très-petite armée du très-grand général Mercy, voulut attaquer par le côté le plus glorieux, c'est-à-dire par l'inaccessible. Il refusa, comme indigne d'un prince, l'offre qu'on faisait de le conduire derrière et de lui faire tourner l'ennemi. Il amena tout son monde heurter aux palissades impénétrables de Mercy, qui, derrière, tuait à l'aise. Des masses énormes périrent là (3 août 1644). La nuit, Mercy se déroba, et avec une habileté, un ordre admirable, se posta mieux encore sur la Montagne-Noire, qui domine Fribourg. Nouvelle attaque infructueuse. Condé revient tout seul à petits pas, tous ses amis tués. À l'un d'eux qui vivait encore: «Ce n'est rien, dit-il, nous allons recommencer, et nous y prendre mieux.» Alors, sept fois de suite, on charge, quoi?... du bois, les abatis dont Mercy s'était entouré, et l'on se retire à grand'peine.

Mercy était si bien où il était, qu'il n'en eût bougé de sa vie. Il laissait les Français triompher de leur échec et s'empester de leurs propres morts. À la longue, craignant pour ses vivres, il marcha, mais si bien, choisissant son terrain si habilement, qu'on ne pouvait le joindre qu'en marchant à la file. On le fit. On reçut de ce prétendu fugitif une charge terrible, où il nous prit plusieurs drapeaux.

Cela s'appelle la victoire de Fribourg.

Nous perdîmes bien plus que Mercy. Mais il y eut un résultat moral. L'Europe fut effrayée de la docilité du soldat français qui avait obéi à ce point-là, s'aheurtant sans murmure à une chose impossible. Et on fut effrayé du courage tenace, froid et furieux, impitoyablement cruel, de cet homme de vingt ans qui enterrait là un monde de soldats, de noblesse, tous ses amis, plutôt que de lâcher prise. Toutes les petites villes du Rhin, dans cette terreur, ouvrirent, et Mayence même, qu'on rendit, il est vrai, bientôt.

Pendant ce temps, échec en Italie, échec en Catalogne. On ne parla que de Fribourg.

L'anniversaire de la bataille, le 3 août (1645), même histoire à Nordlingen. Turenne languissait très-faible et venait d'avoir un revers quand le secours lui vint, mais conduit par celui qu'on chargeait tous les ans de gagner la bataille. Mercy, cette fois encore, sut nous faire combattre quand et où il lui plut. Une fois, à l'improviste, il nous coupe la route, nous canonne derrière un marais. Une autre fois, trompés encore, nous le voyons qui nous attend dans un poste très-fort, sur une colline. On l'attaque sur l'heure, de peur qu'il ne se fortifie. Le terrain est mal reconnu. Enghien, repoussé à gauche, tire des troupes de sa droite, et tant, que la droite affaiblie entre en pleine déroute. Nos cavaliers coururent jusqu'à deux lieues. La gauche, formée de nos Allemands, restait seule entière sous Turenne[19]. Enghien, désespéré, la prend, et charge avec succès. Mercy était tué. On ne sait autrement comme eût tourné l'affaire (3 août 1645).

La perte fut égale, quatre mille hommes de chaque côté. Et l'ennemi s'en alla fièrement, sans être molesté, ayant détruit nombre de nos canons. Tous nos officiers généraux tués ou blessés. On n'en fut pas moins joyeux à la cour, la reine surtout. Mazarin fut plus grave. Chaque victoire de Condé augmentait sa servitude, l'exigence et la rapacité de cette famille. On ne savait plus trop, à force de donner, s'il resterait au roi quelque chose.

Enghien était un maître insupportable, même pour ceux qui l'avaient fait, qui avaient commencé sa gloire. Sur une observation de Gassion, il lui adressa devant toute l'armée ces paroles brutales qui resteront sur sa mémoire: «Ce n'est pas à vous à raisonner, mais à obéir. Je suis votre général, et j'en sais plus que vous. Je vous apprendrai à obéir comme au dernier goujat.»

La vengeance de Gassion, qui lui avait donné sa victoire de Rocroy, fut de le faire triompher encore. Dans la campagne de Flandres, que le duc d'Orléans commença et où Enghien eut l'adresse de le remplacer, Gassion prit Furnes pour lui et l'aida à prendre Dunkerque (11 octobre 1646) en le couvrant de sa personne contre les Espagnols qui venaient dégager la place.

Un an après, il fut tué. Ce grand homme de guerre, nullement courtisan, et protestant jusqu'à la mort, n'en avait pas moins été honoré de Richelieu. Il l'appelait la Guerre. Il ne fut, ne voulut jamais être autre chose. Sa vie passa comme un boulet de fer, n'ayant molli jamais. Il n'eut aucune connaissance des femmes, ne fut jamais amoureux que du grand Gustave. Quelqu'un voulait le marier. «Je n'estime pas assez la vie, dit-il, pour vouloir la donner à personne.»

Puisque nous sommes à parler de grands guerriers, parlons de Mazarin. Ancien soldat du pape, voici qu'il fait la guerre au pape (Innocent X). Non sans cause, vraiment. Le pape ne veut pas faire cardinal un sot moine, frère de Mazarin. Celui-ci, qui n'a pas d'argent pour nourrir nos armées, en trouve pour une si belle cause. Il arme une grande flotte à Toulon, il y met six mille hommes, et expédie le tout, non pas à Rome même, il est vrai, mais à côté, sur un point que tenaient les Espagnols. Quelle joie d'effrayer Rome! quelle gloire pour les Mazarini restés là-bas! Malheureusement tout manque. L'amiral est tué. Le vent éloigne les vaisseaux. La petite armée mazarine s'enfuit par la Toscane. Énorme dépense perdue.

Croyez-vous que cela l'arrête? Que fait l'argent à un grand cœur? Il recommence, et il en vient à bout. La signora Olympia, qui régnait pour le pape, apaise ce conquérant à bon marché, lui jette le chapeau.

L'amiral tué était beau-frère d'Enghien. Celui-ci demande sa succession comme chose due, l'amirauté et la Rochelle. Mazarin, fort embarrassé, ne trouve qu'un expédient, c'est de faire la reine amirale. Enghien, devenu Condé alors, ne se paye point de cela. Il insiste, il exige. La brouille est imminente.