Mazarin timidement avait imaginé de lui créer un concurrent. Il avait envoyé en Catalogne Harcourt, illustré par Turin. Bien armé et bien appuyé, il eut quelques succès, mais vint échouer devant le roc de Lérida, place déjà funeste aux Français. Les amis des Condé crièrent qu'il y fallait Condé. Il se laissa persuader. Mazarin malicieusement l'y envoya. Il y avait plus d'un obstacle. Le principal, c'est que les Catalans ne voulaient plus de nous. Ils savaient qu'au congrès de la paix européenne, Mazarin offrait tous les jours de les livrer, voulait les vendre. Donc, la Catalogne tourna. L'Aragon arma contre nous. Condé, avec sa confiance ordinaire, ouvre la tranchée avec des violons. Le commandant de Lérida, aussi poli que brave, envoie au prince des glaces pour le bal et des oranges tous les jours. D'autres oranges toutefois pleuvaient comme grêle, et l'on n'avançait pas. Le fer de nos mineurs rebroussait sur ce roc. L'armée d'Aragon s'avançait. Bref, la chaleur venait, les maladies. Condé désespéré fut obligé de s'en aller, et, pour se soulager le cœur, égorgea tout dans une petite ville qu'il prit sur son passage. Il eût bien mieux aimé égorger Mazarin.

Avec nos fameuses victoires, il était évident que l'Espagne avait pourtant l'avantage. Deux ou trois fois, nous nous étions heurtés à cette porte redoutable, Lérida, et toujours en vain. Nous ne nous relevâmes que par les révolutions imprévues de Naples et de Sicile, dont l'Espagne vint pourtant à bout. Résurrections tardives des nationalités antiques. Le sublime corroyeur de Sicile, qui menait tout, périt. Et de même, Mazaniello, le pêcheur roi de Naples. Elle appela les Français, qui y coururent sous Guise, plus fou que le pêcheur. Mazarin promit tout, ne tint rien, et fit le plongeon.

Ce grand ministre, aussi longtemps qu'il eut un sou, voulut la guerre européenne, la continuation du gâchis militaire où il pouvait, de cent façons, escroquer, faire sa main. Mais enfin Émeri lui dit qu'il avait tout vendu, que personne, à aucun prix, ne voulait plus prêter, qu'il fallait s'arranger. Mazarin, dès ce jour, se sentit pour la paix un cœur humain, chrétien. Il l'avait jusque-là effrontément retardée de toutes ses forces[20]. Nous avions fait attendre tout le monde au congrès, où nous siégeâmes les derniers, et fîmes mille insolences calculées pour rompre tout[21]. Nous y suivîmes la maxime admirable que notre ambassadeur rappela à celui de Suède: «Qu'on était convenu de se relâcher sur l'intérêt public, à proportion qu'on serait satisfait sur ses intérêts particuliers.»

Je reviendrai sur ce grand replâtrage où tout le monde, excédé et lassé, se désista de ce qu'il avait si longtemps défendu. Nous gardâmes les conquêtes de Richelieu sur l'Empire, quelques morceaux d'Alsace. Mazarin resta un grand homme et un politique profond qui avait finalement étendu le royaume.

Mais pouvait-on garder ce qu'on avait pris à l'Espagne? La question restait tout entière. Elle ne fut nullement tranchée par la bataille de Lens, une des meilleures de Condé qui firent admirer le plus et son tact militaire, et son héroïque intrépidité.

Avec cela, il avait le cœur gros, et il en voulait mortellement à Mazarin, croyant qu'il l'avait perfidement envoyé contre ce roc de Lérida pour s'y casser le nez.

Un soir, à je ne sais quelle comédie où était le prince, un impertinent siffle. On voulait l'empoigner. Il s'évanouit dans la foule en décochant ce trait: «On ne me prend pas.... Je suis Lérida.»

Cette rage de Condé n'a pas peu aidé à la Fronde.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XX

LE JANSÉNISME—LA FRONDE
1648

La France de Mazarin, décorée au dehors des drapeaux de Rocroy, et au dedans dévastée, ruinée, me rappelle ces vieux palais délabrés de Venise dont le perron triomphal de vingt marches de marbre et dont la porte aussi me semblaient faire bonne figure sous leurs armes héroïques[22]. Mais au rez-de-chaussée, jadis plein d'amiraux, de vaillants capitaines, vous ne trouviez que trois coquins qui y prenaient le frais. Par un escalier magnifique, vous montiez, l'odorat saisi (chaque palier servant de latrine). Et, dans cette saleté, sous des toiles d'araignée, quelque bon vieux tableau pourtant, tout noirci, se montrait encore. En cherchant bien, vous trouviez dans un bouge un escroc d'intendant avec un brocanteur, vendant les derniers meubles. À force de monter, vous auriez découvert dans quelque galetas l'héritier, joli garçon malpropre et mal peigné, vautré tout le jour sur un lit dont les draps passent à l'état de dentelle, à quoi travaille de son mieux le jeune seigneur, prenant plaisir à agrandir les trous, y passant le pied ou la jambe, ou enfin se levant le soir pour s'amuser à quelque farce où il jouera Mascarille ou Scapin. On travaille du reste à son éducation. L'abbate le régale de contes gras, et, le soir, l'intendant, s'il ne lui fait courir les filles, le travestit en fille et le mène je n'ose dire où.

Nous venons presque de redire, mot à mot, ce que Laporte, valet de chambre dévoué, confident de la reine, raconte de l'éducation que Mazarin donnait au jeune roi, de l'abandon, de la misère où il était, du plaisir qu'il avait à jouer les valets, etc., etc.

La reine disait en 1643 que Mazarin n'était pas dangereux pour les femmes, qu'il avait d'autres mœurs. Deux ans après, elle lui confie son fils.

La lutte du pauvre valet de chambre pour garder cet enfant (dans l'abandon dénaturé où le laisse sa mère) pour en faire un honnête homme, malgré tout le monde, est une chose très-belle à lire.

Laporte essaye d'apprendre un peu d'histoire de France au roi de France; il lui lit Mézeray. Mais Mazarin se fâche. On verra ce qu'il lui apprit.

Le jeune roi était très-beau, bien né et bien doué, sans grand éclat d'esprit, mais d'un bon jugement. Il préférait Laporte, malgré toutes ses sévérités. Il leur fallut chasser cet honnête homme pour que l'enfant cédât aux vices.

On verra, Laporte chassé, comment allèrent les choses, et dans quel bourbier allait tomber l'enfant, si de bonne heure il n'eût eu des maîtresses. Les femmes le sauvèrent de l'effroyable éducation de Mazarin.

La révolution de la Fronde, songeons-y bien, fut une révolution morale. On a fort obscurci ceci. Mais il faut le tirer à clair. Plus on était dévot au culte, à l'idolâtrie royale, moins on pouvait laisser cette innocente idole, sur qui portait la destinée d'un peuple, aux mains d'un homme dont la reine elle-même ne contestait pas l'infamie.

La Fronde, au total, fut la guerre des honnêtes gens contre les malhonnêtes gens[23].

Lenet, l'homme des princes et l'ennemi des parlementaires, qui ne déguise pas leurs sottises, déclare pourtant qu'ils furent en général «des hommes de grande vertu

Que la corruption d'idées entrât dans ces familles, même celle des mœurs chez les jeunes magistrats qui imitaient la cour, je ne le nie pas. Mais les habitudes étaient honnêtes et régulières, et la vie sérieuse, laborieuse. Et tranchons tout d'un mot dont on sentira la portée: la vie noble, la fainéantise, avait tout envahi; les magistrats seuls travaillaient.

Regardez sur la Seine, au quai de la Cité, en vue de la Grève, une vieille maison triste et tournée au nord. Là demeurait celui dont les Mémoires se moquent, le courageux Broussel, un bon, digne et grand citoyen.

Harlay et Molé, intrépides, n'en ont pas moins molli, on l'a vu et on va le voir, au vent corrupteur de la cour. Leurs enfants en furent cause, et leurs mauvaises affaires, et leur besoin d'argent. Ils avaient cent mille francs par an. Broussel n'eut pas de tels besoins; il avait quatre mille livres de rente, et ne voulut point davantage. Avec cela, il éleva une grosse famille et vécut honorablement.

Ce n'était plus le temps des grands jurisconsultes. On n'aurait plus vu des princes d'Empire régler des successions d'États indépendants sur la consultation d'un avocat de Paris. Un radotage immense d'ordonnances non exécutées entravait, embrouillait le champ légal, laissait aux juges un arbitraire sans bornes. Pauvres, ils donnaient à qui ils voulaient des millions, et voyaient la cour à leur porte. Jamais le Parlement n'eut plus besoin de probité.

Broussel ferma sa porte, ou ne l'ouvrit qu'aux pauvres. Il avait alors soixante-quatorze ans, dont trente-six en 1610, à la mort d'Henri IV. Il en garda l'impression, et pour toujours resta l'adversaire de la cour, l'ennemi des ennemis de la France. À sept heures du matin, ce doyen des grondeurs venait siéger au Parlement, auprès du rêveur Blancménil, pur utopiste et fou, non loin de l'ambitieux et très-dissimulé Longueil, du président Charton, honnête, borné et violent, d'une vulgarité proverbiale, qui finissait toujours par un mot attendu et risible: «J' dis ça.»

Broussel n'était pas ridicule. Tous ses avis étaient marqués d'un caractère de simplicité forte et courageuse, nullement exagérée, quoi qu'on ait dit. C'est le défaut contraire qui le fit échouer, lui et le Parlement. Les révolutions étrangères qui avaient lieu alors, loin d'enhardir, terrifièrent ces pauvres gens de bien. Celle d'Angleterre leur fit horreur en leur montrant le billot de Charles Ier. Celles de Naples et de Sicile leur firent peur; ils crurent voir de la Grève ou de la Grenouillère sortir un Mazaniello. Bref, leur modération les mena, par une voie étrange, au terrorisme; quand les princes égorgèrent Paris, ils se trouvèrent sans force, sans espoir ni ressource que de subir le Mazarin.

Broussel était-il janséniste? Je ne le vois pas. Mais il l'était de mœurs. L'austérité du jansénisme, sinon son dogme, avait fait d'honorables progrès dans le Parlement.

Cette fronde religieuse avait précédé la fronde politique, et indirectement y aida fort. Le jansénisme était l'aîné. Déjà alors il était constitué. Il avait son Pathmos au monastère des vertueuses et disputeuses dames de Port-Royal. Son saint Jean fut le grand martyr Duvergier de Hauranne, le prisonnier de Richelieu. Sa nuit de Pentecôte est celle où, le corps du martyr étant encore exposé à Saint-Jacques, la mère Angélique arme son chapelain d'un rasoir, et lui dit: «Je veux, je veux les mains de M. de Hauranne, les mains qui consacraient le pain de Dieu pour moi.» Il obéit. Le sacrilége pieux s'accomplit dans l'église. Et, du moment que la relique est déposée à Port-Royal, les langues se délient, le génie polémique, jusque-là contenu dans les énigmes de Du Hauranne, éclate, strident et provocant, par la voix des Arnauld.

Le manifeste fut le beau livre, grave et fort, incisif, contre la Fréquente communion, contre la prostitution quotidienne que les Jésuites faisaient de l'hostie, faisant litière du corps de Jésus et le prodiguant aux pourceaux. L'effet fut saisissant, le contraste violent et terrible, le Calvaire retrouvé pour l'effroi des marchands du Temple, la pâle tête du Crucifié et sa sainte maigreur foudroyant l'embonpoint ventru du père Douillet. Les Jésuites tombent à la renverse. Éperdus, sachant trop que leur galimatias ne les sauvera pas de ce livre, ils trottent à Saint-Germain, vont pleurer chez la reine, chez le bon cardinal. De fripons à fripons, on s'aide et on s'entend. Ce Mazarin, qui fait la guerre au pape pour que son frère ait le chapeau, dès qu'il ne s'agit que de Dieu, est plus Romain que Rome; il lâche et cède tout. Scandaleuse ignorance de la tradition de la France dans un homme qui la gouvernait. Il fait décider par la reine qu'un Français doit aller à Rome, et soumettre sa doctrine au pape, c'est-à-dire aux Jésuites, contre qui son livre est écrit.

La Sorbonne réclame. Le Parlement réclame, toutes les chambres du Parlement veulent s'unir, s'assembler. Alors notre homme prend peur. Vite il s'explique, excuse sa sottise par une sottise: il n'a pas voulu soumettre un Français au jugement de l'étranger, mais éclaircir à l'amiable un point de théologie (1644).

Il faut la guerre pour pêcher en eau trouble. Mazarin vivait de la guerre et d'une victoire annuelle de Condé, qui lui donnait la force, à l'intérieur, de faire la guerre aux bourses:

1o Guerre aux propriétaires. Il trouve un vieil édit fait le lendemain de l'invasion de Charles-Quint quand on venait de craindre un siége, lequel défend d'étendre les faubourgs. Mais Paris, en cent ans, avait grossi, grandi, débordé de tous côtés. Les pauvres logeaient dans cette banlieue, sous des maisonnettes de boue qu'ils se faisaient eux-mêmes. Un matin, les gens du roi, avec des troupes, viennent toiser ce Paris nouveau qu'on va abattre si l'on ne paye sur l'heure. L'effet fut si terrible, que Mazarin d'abord eut peur et recula. Condé lui mit du cœur au ventre par sa bataille de Nordlingen. Mazarin reprend le marteau. Tous ces infortunés accourent au Parlement, pleurent, se mettent à genoux, prient qu'on ne les jette pas dans la rue pour camper l'hiver sous le ciel. Un homme s'attendrit, le président Barillon, vieil ami et défenseur de la reine dans ses adversités. Il plaide pour ces pauvres propriétaires mendiants, et le soir il est enlevé avec quatre ou cinq autres, enfermé, non en France, mais à Pinerolo, sous la neige et le vent des Alpes, et il y meurt dans quelques jours (1645).

On se le tint pour dit. Le Parlement, tout à coup raisonnable, enregistre devant le roi, non-seulement la ruine de Paris, mais une fournée de dix-huit autres édits.

2o Cet impôt et dix autres, spécialement un emprunt forcé, ayant mis à sec les propriétaires, on passe aux non-propriétaires. On frappe une entrée sur les vivres (1646). Bel impôt, disait Émeri (l'homme de Mazarin), impôt égal pour tous, qui fait payer les riches. Comme si c'était même chose pour celui qui n'a rien et qui cherche chaque jour le pain qu'il mettra sous la dent! La Sicile avait armé pour l'impôt des farines, Naples pour celui des fruits, le dernier aliment du pauvre (1647). Paris, sans un pareil motif, n'eût pas eu le mouvement universel et violent qui décida les Barricades.

L'entrée sur les consommations rendit la tyrannie sensible, expliqua la révolution. Paris, sans idée, sans parti, dans la torpeur de la misère, se réveilla par l'estomac.

Mazarin, cette fois, ne craignit pas le Parlement. Il croyait tenir les magistrats par leur fortune même et l'avenir de leurs enfants. La Paulette, la garantie qui leur assurait la succession des charges achetées, expirait le 1er janvier 1648. Ils avaient tout à craindre. Ils n'en défendirent pas moins courageusement toute une année le pain du peuple[24].

L'inquiétude était générale dans une classe nombreuse, et vraiment la plus respectable. Il y avait en France quarante-cinq mille familles qui, directement ou indirectement (veuves, enfants, parents, alliés), pouvaient être ruinées par le refus de cette garantie. Mazarin employa ce moyen de terreur, il refusa la garantie, envoya le roi au Parlement, et fit enregistrer de force sept édits qui créaient de nouveaux magistrats ou bien affamaient les anciens. On ne leur continuait les charges achetées qu'en les empêchant d'en vivre, les laissant quatre années sans gages. Beaucoup ne vivaient d'autre chose; on leur ordonnait de mourir de faim.

Toutes les compagnies souveraines de Paris, soumises au même retranchement, les Aides, les Comptes et le Grand Conseil, envoient demander au Parlement association, union. Une assemblée générale se formera par députés dans la Chambre de Saint-Louis, et l'on y appellera les députés du Corps de ville. Le but est posé nettement: la réformation de l'État (13 mai 1648).

Que la Chambre des Comptes, celles des Aides, ces compagnies paisibles, eussent quitté leurs dossiers, leurs calculs, pour commencer la guerre; que l'instrument de la cour, le Grand Conseil, s'unît avec le Parlement! cela renversait toute idée, c'était la fin du monde. Les choses mortes elles-mêmes, les papiers et les chiffres, s'étaient levés d'indignation et avaient pris la voix.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XXI

LE PREMIER ÂGE DE LA FRONDE—LES BARRICADES—LA COUR, APPUYÉE SUR LA FRONDE, EMPRISONNE CONDÉ
1648-1650

Une chose grave à observer dans l'histoire des révolutions, c'est de savoir si les acteurs parlent avant ou après le repas. Aux assemblées publiques, les séances du soir, pour cette raison, sont toujours orageuses. Anne d'Autriche dînait à midi, et dînait fort (Motteville). De là, ses paroles violentes, ses hasardeux spropositi, qui, dans une révolution plus sérieuse, l'eussent mise sur la voie de Charles Ier.

Au début de la Fronde, elle lança, à l'étourdie, un mot qui pouvait faire crouler le trône, faire regarder en face l'infaillibilité royale: «Dites-moi, avant tout, prétendez-vous borner les volontés du roi?»

Qu'eût répondu Cromwell? Heureusement pour elle, elle avait affaire à Talon. Ce bon avocat général, au nom des magistrats, recula; il frémit «d'entrer en jugement avec le souverain.... Ils ne peuvent, ils ne doivent décider une telle question, pour laquelle il faudrait ouvrir les sceaux et les cachets de la royauté, pénétrer dans le secret de la majesté du mystère de l'Empire

Le galimatias de Talon couvrit l'imprudence de la reine. Elle put, à son aise, braver, gourmer le Parlement, lui donner des nasardes. Un jour, elle voulait le faire pendre. Et quand? Précisément au jour où peut-être, sans lui, le peuple aurait forcé le Louvre.

On dit que le Parlement fit la Fronde. Il serait bien plus vrai de dire qu'il l'empêcha et la fit avorter. La question, sans lui, se serait posée autrement. La reine, allant tous les lundis ouïr la messe à Notre-Dame, y trouvait à la porte un peuple de femmes qui lui criaient: «À Naples!» la menaçant d'une révolution radicale et napolitaine. La presse fut tout d'abord très-franche et très-sincère. Nombre de petits livres racontèrent la vie intime de la reine sous Louis XIII. Mais le Parlement tint pour elle et tâcha de la protéger. En laissant courir les mazarinades, il châtia, et même de mort, les écrits trop sincères. Il voulut à tout prix sauver le secret de la majesté du mystère de l'Empire. Deux imprimeurs auraient péri en Grève si le peuple ne les eût sauvés.

Donc, contemplons, sans trop nous émouvoir, une révolution sans issue, sans résultat possible, dont la stérilité confirma la France dans l'amour du repos quand même, la résignation à la mort, que dis-je? l'amour pour la mort même et pour l'anéantissement. Rien autre chose qu'une répétition un peu vive de la danse éternelle, du triste menuet, que le Parlement exécute devant la royauté, s'avançant deux pas, reculant de trois, enfin tournant le dos.

Le Parlement, sans bien sans rendre compte, trahit le peuple, lui-même amusé et trahi par ses chefs, le président Molé, et le très-remuant, très-brouillon Retz, coadjuteur de l'archevêque de Paris. Le vieux Molé, mené par ses enfants, jouait sa compagnie en parlant fort et haut pour elle, mais, en toute chose grave, suivant l'intérêt de la cour.

Mazarin attendait l'armée. Après un petit essai de violence qui ne réussit pas, il sentit qu'il n'y avait rien à faire qu'à mentir et plier, gagner du temps. La reine eut beau pleurer tout une nuit. Il céda, toléra l'arrêt d'union, permit aux compagnies de s'assembler, de réformer l'État.

Le pouvaient-elles réellement? Une constitution, bâtie en l'air, sans base (ni élection, ni jury, etc.), écrite sur le sable par des gens qui avaient acheté leurs charges, serait-elle sérieuse?

Ils y écrivirent, il est vrai, les deux garanties principales, celle de la personne (nul arrêté sans être interrogé dans les vingt-quatre heures); celle des biens, nul impôt sans vérification parlementaire.

Mais, même dans les choses bonnes, leur incapacité parut. En vertu du dernier article, ils firent précisément ce que désirait Mazarin, annulèrent ses traités avec les financiers. La cour n'osait faire la banqueroute. Le Parlement la fait pour elle, la sanctifie, la canonise par le grand mot de bien public. Mazarin avait emprunté à tout le monde, et ne pouvait ni ne voulait payer. Le Parlement, tête baissée, se jette sur les financiers, sans voir que derrière eux se trouve la masse des petites gens qui, par leurs mains, ont prêté à l'État. Dispense de les rembourser. Bref, le gouvernement est libéré, et la reine, plus douce, commence à croire qu'il y a quelque bien dans la révolution.

Une autre faute insigne du Parlement, c'est de vouloir supprimer les intendants, la grande création du dernier règne. Ces rois commis, il est vrai, étaient lourds, et, sous Mazarin, aussi voleurs que leur maître. Cependant, en les supprimant, qui eût pris le pouvoir? Les gouverneurs de provinces, les vieilles puissances féodales qu'avait écrasées Richelieu.

Avec quelques concessions, Mazarin endormait le Parlement, quand la question suprême fut précisée, formulée par le vieux conseiller Broussel: 1o remise au peuple d'un quart des tailles; 2o l'intérêt de tous les parlements mêlé, et soutenu par le Parlement de Paris; refus de celui-ci d'être seul garanti pour la possession de ses charges (4 août 1648).

La ruse était vaincue par la sincérité. Mazarin fit le mort. Il attendit son salut de l'armée. Quoiqu'il fût mal avec Condé, une victoire de Condé le relevait. On pouvait l'espérer. Car l'Espagne, accablée par ses quatre révolutions (Portugal, Catalogne, Naples, Sicile), obligée de faire face de tous côtés, n'avait pas grande force en Flandre. L'archiduc, étant sans argent, sans vivres, sans munitions, fut lent à se mouvoir. Condé put faire une marche hasardeuse en défilant par les marais; il eut le temps de faire six lieues de circonvallation pour prendre une ville. L'archiduc cependant, lui ayant pris Lens, l'avait obligé (19 août) à une retraite difficile qui fut près d'être une déroute. Le 20, il l'attaqua. Condé certainement était prié, pressé par la cour de livrer bataille. Voyant les Espagnols quitter leur bonne position et venir à lui, il hasarda de faire ce que fit le roi de Suède à Lutzen; il commanda aux Français de recevoir le feu et de ne pas donner à l'ennemi le temps de recharger. Notre infanterie égala la suédoise. La première lignée fut rompue. Lui-même attaqua la seconde dix fois de suite, et fut admirable de valeur et de présence d'esprit. Victoire complète, cinq mille prisonniers, trois mille morts.

La reine, ivre de joie, ayant reçu soixante-treize drapeaux espagnols, ne daigna plus rien ménager et se moqua des peurs de Mazarin. Celui-ci voulut toutefois que, si on se jetait dans les hasards de violence, on ne le fît que sur l'avis de l'homme qu'il détestait le plus, Chavigny (fils de Richelieu?), sur qui il pût se rejeter si la chose tournait mal.

Chavigny avait soufflé le feu de son mieux dans le Parlement. Consulté pour l'éteindre, il fut pourtant fidèle aux traditions violentes de l'autre règne, et dit, ce que voulait la reine, qu'il fallait arrêter les chefs.

Cela était très-hasardeux. La reine en chargea, non le vieux Guitaut, mais son neveu, un jeune homme à elle, Comminges (dont nous avons parlé), et le chargea de lui donner, au péril de sa vie, cette jouissance et cette vengeance personnelle. En sortant à midi du Te Deum, elle lui dit d'une voix émue: «Va et que Dieu t'assiste!»

Il n'y avait pas loin à aller. Des six qu'on devait arrêter, le plus populaire, Broussel, demeurait à deux pas, sur la Seine, au port Saint-Landry. Il n'avait pas été au Te Deum de la bataille (De profundis des libertés publiques). Il venait de faire son sobre repas; il était au milieu de sa famille, cinq enfants, dont deux jeunes demoiselles à marier. Comminges entre et montre son ordre; il faut partir, Broussel doit le suivre tel qu'il est, en pantoufles. L'aînée des demoiselles prie en vain. Comminges n'entend rien et l'enlève.

Il était fort aimé; ses domestiques poussèrent des cris affreux. Il n'en avait que deux: une vieille servante, qui, par la croisée sur la Seine, appela les mariniers, et un petit clerc, qui se mit à courir après la voiture de Comminges, criant: «Aux armes! aux armes! on enlève M. Broussel!» Rue des Marmousets, un banc de notaire fut jeté par la fenêtre, et ailleurs autre chose, si bien qu'au quai des Orfèvres le carrosse tomba en pièces. Comminges prit celui d'une dame qui passait. Le maréchal de la Meilleraye, soldat brutal à qui ce gouvernement d'Arlequin venait de donner les finances, craignant les pierres, fit tirer aux fenêtres. Une femme et deux hommes furent tués. Alors ce fut une grêle. La Meilleraye ne s'en tira qu'en tuant encore un crocheteur d'un coup de pistolet.

À point se trouvait là le coadjuteur de l'archevêque, Gondi (ou Retz), qui confessa le crocheteur agonisant dans le ruisseau. Le peuple fut touché, et pria le prélat d'aller au Louvre et de demander Broussel.

C'est justement ce qu'il voulait. Il s'était mis là tout exprès, dans ses habits pontificaux, devant la statue d'Henri IV, pour bénir et prêcher la foule. Les Gondi, créés par Catherine et conseillers principaux de la Saint-Barthélemy, durent à ce grand exploit d'être à peu près héréditaires dans l'archevêché de Paris. Mais ce dernier Gondi eût voulu davantage, être en même temps gouverneur de Paris, unir les deux puissances.

Il travaillait la ville par les curés, qui, dans cette grande misère, maîtres absolus de l'aumône, distributeurs de pains, de soupes, etc., traînaient après eux des masses affamées. Avec un archevêque gouverneur de Paris, ils croyaient y régner, comme au temps de la Ligue.

Cela les rendait aveugles et sourds quant aux mœurs du petit prélat. Fanfaron, duelliste, plus que galant, basset à jambes torses, laid, noiraud; un nez retroussé. Mais les yeux faisaient tout passer, étincelants d'esprit, d'audace et de libertinage. Peu furent cruelles à ce fripon; il supprimait les préalables et sauvait l'ennui des préfaces.

Il croyait qu'au Palais-Royal on solliciterait son secours. Mais la reine se moqua de lui. Il eut le chagrin et la rage de prêcher la paix en s'en allant, quand il voulait la guerre. Il calma un moment le peuple, mais pour mieux l'exciter la nuit.

La cour avait fait dire que les bourgeois s'armassent. Ils arment le 27, contre la cour. Malheur à ceux qui ne l'eussent fait! Le peuple était levé, et il fit un ouvrage énorme, douze cents barricades en douze heures[25]. Il n'avait guère besoin de Retz. Ce fut toutefois une de ses maîtresses, la sœur d'un président, femme d'un capitaine bourgeois, qui, ayant chez elle le tambour du quartier, le fit battre et donna l'exemple. Un des amis de Retz, capitaine aussi de quartier, le maître des comptes Miron, battit le tambour de son côté. La journée fut lancée.

Le Parlement, la veille, avait décrété contre Comminges. Le 27, à six heures, la cour, audacieuse et timide, prenant l'heure matinale et croyant que Paris n'est pas levé encore, envoie le chancelier casser l'arrêt. La foule est déjà là. On le poursuit, on le pousse. Il se cache. Il était mort s'il ne se fût jeté dans un hôtel; le chef de la justice fût trop heureux d'entrer dans une armoire.

La Meilleraye le dégage. Poussé lui-même, en grand péril, le maladroit, d'un coup de pistolet, tua une femme qui portait une hotte. Le peuple s'empara, au quai de la Ferraille, de tout ce qui tomba sous sa main.

Cependant le Parlement va en corps au Palais-Royal redemander ses membres à la reine. Elle venait de dîner. Rouge, emportée, elle dit avec un geste de furie: «Je les rendrai, mais morts.» Et elle passe dans sa chambre grise, claquant la porte au nez du Parlement.

Ils reçurent cela tête basse. Mais il fallait retourner. Pour faire ouvrir la première barricade, ils mentirent, dirent que la reine donnait espoir, et ils mentirent aussi à la seconde. À la troisième, un garçon rôtisseur, mettant sa broche au ventre du président Molé, lui dit: «Retourne, traître! Tu seras massacré si tu ne nous ramènes Broussel ou Mazarin!»

Vingt ou trente conseillers s'enfuirent par les ruelles. Le reste retourna. Mais cette femme insensée, pleine de viande (et peut-être de vin), parlait de faire accrocher aux fenêtres cinq ou six des parlementaires qui venaient la sauver. Les princesses, qui se mouraient de peur, se mirent à genoux devant elle, et Monsieur même. Mazarin tremblait et priait. Ce qui la décida, ce fut la reine d'Angleterre, qui avait déjà vu de pareilles fêtes à Londres, et dit que Mazarin touchait au destin de Strafford.

Il se le tint pour dit, fit sceller une lettre de cachet pour délivrer Broussel. Et, pendant que le peuple était tout occupé de cette lettre et de sa victoire, notre homme, déguisé sous la perruque et l'habit gris, avec des bottes de campagne, alla respirer hors Paris.

Le 28, à dix heures, ramené dans le carrosse du roi, Broussel fit son entrée. Les barricades tombaient devant lui, et le peuple attendri baisait ses mains et ses habits. Le bon vieillard pleurait à chaudes larmes. Il reprit place au Parlement, en grande modestie, et proposa qu'on décrétât la suppression des barricades.

Funeste excès de confiance. Le peuple, tout en obéissant, sentait trop que rien n'était fait. Mazarin ôta dix millions de tailles. Mais l'armée revenait. Quand il l'aurait en main, que ferait-il? Au moment même, le peuple prit une masse de poudre qu'on tirait de la Bastille. La cour arme pendant qu'il désarme, et déjà prépare au jour de la paix le moyen de le massacrer.

Les scrupules des parlementaires faisaient obstacle à tout. Blancmesnil, mandé par Retz à un conciliabule de résistance, vint, mais dit: «Les ordonnances veulent qu'un magistrat n'opine que sur les fleurs de lis, en public, et sans consulter.»

Mazarin avait tout rejeté sur Chavigny. Il le fit arrêter (13 septembre). Cela étonna, effraya les amis qu'il avait au Parlement, et le président Viole, renvoyant terreur pour terreur, demanda qu'on renouvelât l'ordonnance contre Concini pour défendre aux étrangers de se mêler du gouvernement.

Le Parlement sortit comme d'un songe. Il saisit, il comprit enfin ce que la foule disait depuis un mois: «Il faut aller au Mazarin.»

Le peuple des barricades, le 28 août, avait manqué d'un chef. Molé, Retz, l'avaient amusé. Cette révolution, aveugle et sans yeux, n'ayant de chef sincère qu'un pauvre octogénaire, détournée de son but par l'intrigue des curés, ayant pour centre un avorton de prêtre, ne pouvait qu'être une triste contre-épreuve d'un triste original, la tragi-comédie de la Ligue. L'ascendant des donneurs d'aumônes la baptisait assez de son vrai nom, une insurrection de misère et la révolution du ventre.

Cependant le jour même un élément nouveau surgit. Le Parlement, apportant à la reine ses remontrances, trouve près d'elle l'insolence, la violence, la brutalité militaire. Ce jour, 22 septembre, Condé était revenu. Il menace le Parlement. Il suivait son instinct, la haine de la loi; car lui-même ne savait pas encore ce qu'il ferait. D'une part, il avait besoin de Mazarin pour dépouiller son frère Conti, en hériter, le jeter dans l'Église et lui donner le chapeau. L'avarice le mettait du côté de la cour. Mais l'ambition lui faisait écouter les paroles de Retz, qui le tirait au Parlement, et le mena la nuit chez Broussel. Enfin le prince à double face comprit que, pour forcer le Parlement à accepter un chef militaire, pour s'emparer de la révolution, vierge encore et trop scrupuleuse, il fallait d'abord être du parti de la reine, assiéger et forcer Paris.

C'est le vrai sens de la conduite de Condé. Mazarin eût voulu éviter la violence. Il traita à Munster, 24 octobre, et, le même jour, il fit accepter les articles du Parlement. Mais le premier était la diminution de l'impôt, la défense de le vendre d'avance aux partisans.

Article violé aussitôt qu'accepté. Donc, point de paix. L'armée enveloppe Paris, insultant, ravageant comme en pays ennemi. La reine, à trois heures du matin, le 6 janvier 1649, emmène le roi hors de sa capitale. Elle est libre, elle est gaie et toute à sa vengeance. Ordre au Parlement d'aller siéger à Montargis.

Le Parlement, toujours inconséquent, n'ouvre point la lettre royale, et il envoie au roi. Il proteste de sa soumission, et il arrête qu'on se munira d'armes et de subsistances. Il en charge l'Hôtel de Ville, dévoué à la cour, prêt à trahir Paris.

Comment résister à Condé? La première idée de Retz fut d'appeler contre lui les Espagnols; la seconde fut de lui opposer sa sœur même, madame de Longueville, qui tenait sous la main, gouvernait Conti, son jeune frère, fortement épris d'elle.—Idée sotte. La sœur et Conti n'avaient de crédit, d'importance, que comme un reflet de Condé.

N'importe. Le généralissime sera le bossu Conti, ou bien plutôt sa sœur, alors enceinte, qui campe et accouche à l'Hôtel de Ville.

Cet hôtel, fort petit alors, entasse et réunit je ne sais combien de puissances contraires,—d'abord la trahison, le prévôt des marchands;—madame de Longueville, le roman et le bel esprit;—madame de Bouillon, ou l'intrigue espagnole;—enfin, le pauvre vieux Broussel et quelques conseillers chargés de surveiller. Ce sera bien merveille si ces influences opposées ne s'annulent l'une par l'autre. Nous sommes sûrs d'avoir une révolution parleuse et sans action.

La fuite du roi avait effrayé le Parlement, mais point le peuple. Il n'eut que de la fureur, nul abattement. Donc, on pouvait tourner bien autrement les choses, briser l'Hôtel de Ville d'abord, y mettre une autorité sûre, au lieu de le remplir de femmes, et, tout en armant Paris, acheter l'armée allemande que commandait Turenne. Paris l'eût eue pour un million (et qu'est-ce qu'un million pour Paris?). Il n'en coûta pas la moitié à Condé et à Mazarin pour la débaucher.

Le Parlement, en tout cela, agit faiblement, gauchement. Le blâme en est surtout au vrai chef de Paris, à son petit prélat, son tribun tonsuré, qui, sous sa calotte, couvrait plus d'esprit que de sens, plus de saillies que de cervelle.

Leur langage à tous est curieux dès qu'on parle du peuple. Condé dit: «Si je ne m'appelais Louis de Bourbon... Mais je suis prince du sang, et je dois ménager le trône.» Retz dit: «Si je n'étais le chef du clergé de Paris....» Il a peur évidemment d'aller trop loin et de faire tort à l'hérédité épiscopale de la dynastie des Gondi, surtout de manquer le chapeau.

Le siége de Paris dura trois mois (janvier, février, mars). Peu de combats, beaucoup d'intrigues. Le peuple, au début, avait reçu, adopté avec enthousiasme le beau et blond Beaufort, échappé de prison, brave et sot, étourdi, bavard, ne sachant couvrir sa nullité de discrétion et de silence. Ses non-sens et son ineptie ne déplurent pas au peuple. La candeur apparente lui fait pardonner tout.

Paris était trahi dans les deux sens, pour la cour, pour l'Espagne. Le prévôt des marchands et autres étaient pour Mazarin. Madame de Bouillon, souveraine absolue de l'esprit de son mari, ne voulait rien que recouvrer Sedan, et croyait l'obtenir en faisant peur des Espagnols. Elle obtint de Bruxelles, non un ambassadeur, mais un moine qu'elle habilla en cavalier et fit recevoir du Parlement (19 février 1649). Cet envoyé assura hardiment que le roi d'Espagne avait tant de respect pour le Parlement de Paris, qu'il le voulait arbitre de la paix générale, juge entre les couronnes. Le Parlement ne mordit pas à cet excès de flatterie. Il était inquiet. Huit jours auparavant, la cour avait déclaré qu'on se passerait de lui, que les tribunaux inférieurs jugeraient sans appel, et que l'on convoquerait les États généraux. Cet épouvantail des États, la menace de la suppression des charges qui faisaient leur fortune, décourageaient fort les parlementaires.

Le héros, d'autre part, Condé, qui n'avait pas fait grand exploit, inclinait lui-même à la paix. Le 5 mars, on ouvre des conférences. Et, brusquement, le 11, le président Molé déclare au Parlement qu'il a signé le traité.

Il avait signé sans pouvoir. Avec un autre maître plus sérieux que le parlement, il l'aurait payé de sa tête. Il était évident qu'en précipitant les choses on livrait tout. Mazarin, qui tenait le roi, n'avait qu'à donner des paroles; nulle garantie; la Fronde étant dissoute, il allait se moquer de la crédulité des négociateurs.

Il eût fallu attendre encore. Les provinces, plus lentes, se décidaient, suivaient Paris. Les parlements accédaient un à un. M. de la Trémouille promettait d'envoyer du Poitou dix mille hommes, et Longueville autant de la Normandie. On eût pu, par cette terreur, obtenir quelques garanties. Ce traité finit tout. L'armée de Turenne, voyant mollir Paris, traita avec la cour et s'arrangea pour quelque argent avec Mazarin et Condé.

La France put savoir alors ce qu'il en coûte d'avoir fait un héros, un prince à la Corneille, vivant dans le sublime, ne parlant aux mortels que du haut des trophées. Sa sœur, madame de Longueville, de même était passée à l'état de déesse. L'un et l'autre, dans l'Empyrée, ne distinguaient plus les humains de si haut qu'avec un sourire de mépris. Les grands attendaient à leur porte, et des heures. Quand on était reçu, c'était avec des bâillements.

En réalité, que voulait Condé? Se faire le chef de la noblesse contre la cour? Les nobles trouvaient dur d'être traités ainsi. Commencer une nouvelle Fronde? Il eût fallu ménager les parlements; il menaça les députés de celui d'Aix de les faire périr sous le bâton. Visait-il à une principauté indépendante, comme plus tard il la voulut des Espagnols? Ou bien songeait-il à enlever à Monsieur la lieutenance générale? Il est difficile de deviner ce qui se passait dans cette tête bizarre.

Il ne tenait à rien. On vit plus tard qu'il eût très-volontiers changé de religion, s'offrant alors d'une part à Cromwell pour se faire protestant et avoir une armée anglaise, de l'autre au pape pour qu'il l'aidât à se faire élire roi de Pologne.

Les Condés, en 1609, avaient dix mille livres de rente, et en 1649, outre les terres de Montmorency, ils tenaient une partie énorme de la France:

1o Par le grand Condé, ils avaient la Bourgogne, le Berri, les marches de Lorraine, une place dominante en Bourbonnais qui surveillait quatre provinces;

2o Par Conti, la Champagne;

3o Par Longueville, mari de leur sœur, la Normandie;

4o Enfin l'amirauté, et Saumur, place dominante d'Anjou, étaient au frère de la femme de Condé; ils vaquèrent par sa mort et furent revendiqués par eux comme un héritage de famille.

Plus tard, ils négocièrent pour la Guienne et la Provence.

Cette furieuse faim des Condés, qu'on ne savait comment apaiser, servit d'excuse à Mazarin pour se créer aussi quelque établissement. La reine comprit bien qu'un contrepoids devenait nécessaire, qu'à la dynastie des Condés il fallait opposer la dynastie des Mazarins.

Jusque-là c'était un homme seul, sans famille, sans racine en France. Un matin, il fait arriver sept nièces à la fois. La première sera pour Mercœur, l'un des Vendômes; la seconde, pour le fils du duc d'Épernon. Ce pauvre homme pour doter l'une trouve six cent mille livres. Pour l'autre, il s'attire sur les bras la haine de tout le Midi que foulait d'Épernon, il hasarde la guerre civile.

Condé lui fit beau jeu, allant de sottise en sottise. Pour une question de tabourets, il blesse toute la noblesse.

Pour faire donner une place à Longueville, il met la main sur Mazarin, lui tire la barbe et lui dit: «Adieu, Mars.»

Enfin il se fait fort de donner un amant à la reine, l'oblige par menace de recevoir un fat, Jarzay, qui lui fait sa déclaration.

Brouillé avec la cour, le sage prince se brouille encore avec la Fronde. Mazarin lui fait croire que les frondeurs veulent l'assassiner. Condé accuse Retz et Beaufort, sur ce prétexte absurde, au moment où ils auraient pu l'appuyer contre Mazarin (décembre 1649).

On croit écrire l'histoire de Charenton, mais moins folle encore que honteuse. Le procès de Condé tombe au milieu d'un soulèvement des rentiers, contre lesquels le Parlement autorise une suspension de payement. Et ce procès révèle une création nouvelle de Mazarin, qui depuis a fleuri, celle des agents provocateurs et des témoins gagés.

Condé avait tenu, dans l'affaire de Jarzay, la conduite d'un fou furieux. Il dit: «Je le ramènerai, le tenant par le poing; je forcerai la reine à le recevoir.» Cet excès d'insolence la décida. Elle écrivit à Retz de venir la trouver la nuit. Elle lui offrit le cardinalat, s'appuya de cette Fronde, tant détestée, contre le tyran commun. On résolut d'arrêter les trois princes, Condé, Conti et Longueville. On y fit consentir Monsieur.

Mais Mazarin n'eût pas trouvé la pièce bonne s'il n'y eût mêlé une farce. Il tira de Condé, sous un prétexte, sa signature pour une arrestation, s'amusa à lui faire ordonner sa captivité.

Ce grand acte se fit fort aisément et sans cérémonie. Les princes vinrent d'eux-mêmes se mettre dans la souricière. Arrêtés par Guitaut et Comminges, ils furent menés la nuit par une petite escorte de vingt hommes à Vincennes (18 janvier 1650).

La sœur de Condé, la fière madame de Longueville, naguère si populaire, fut trop heureuse de se sauver. Mais, avant de partir, elle eut le temps de voir l'allégresse publique, les transports du peuple et les feux de joie.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XXII

SECOND ÂGE DE LA FRONDE.—LA COUR, APPUYÉE PAR LA FRONDE, CHASSE CONDÉ
1650-1651

Le héros sorti de la scène, elle appartient aux héroïnes. Nous allons voir les femmes, à peu près seules, mener la guerre civile, gouverner, intriguer, combattre. Grande expérience pour l'humanité. Belle occasion d'observer cette translation galante de tout pouvoir d'un sexe à l'autre. Les hommes traînent derrière, menés, dirigés, en seconde ou troisième ligne. À la tête de chaque parti, je vois ces nobles amazones, les Clorindes et les Herminies.

S'il n'y a pas beaucoup de suite, si tout remue, varie, ne vous étonnez pas. Elles sont filles d'Éole et tournent volontiers au vent de la passion. Ne les blâmons pas trop. Le vrai tort est à la nature. Ces brillantes guerrières n'en sont pas moins soumises aux révolutions de Phœbé. La femme la plus héroïque est pourtant sous le poids d'une fatalité naturelle; délicate de corps, d'imagination vive, faible souvent, et parfois lunatique.

La première héroïne, comme toujours, est madame de Chevreuse, mère complaisante, qui, fournissant sa fille au jeune prélat de Paris, plus que personne mène la Fronde. À elle l'honneur principal de cet acte hardi, l'arrestation du grand Condé.

Mais la plupart des femmes sont du parti de celui-ci. Son malheur, un roman tout fait, remue les cœurs généreux et sensibles. La gloire sous les verrous! Le héros pris en trahison et prisonnier de qui? De l'abbate Mazarini. Toute la dépouille des Condés distribuée aux sbires du favori, la Normandie à Harcourt, la Champagne à L'Hospital, etc. Une alliance monstrueuse entre le roi et le peuple. La reine maintient la Bastille dans les mains du fils de Broussel; elle donne aux magistrats les hauts emplois, et, ce qui est plus fort, aux rentiers même la surveillance des rentes! Renversement de toutes choses! La noblesse de France ne va-t-elle pas se soulever?

Mais rien ne bouge. Ni les clientèles militaires de Condé, ni ses nombreuses seigneuries, ni ses places, ses gouvernements, ne prennent parti. Bien loin de là, madame de Longueville, qui croit remuer la Normandie, y est repoussée partout. Elle fuit aux Pays-Bas, tourne à l'est; elle englue Turenne, mais ni lui ni elle ne peuvent rien qu'en s'adressant aux Espagnols, pour qui madame de Bouillon travaille de son mieux à Paris. Pendant que la belle amazone perd son temps, chevauche et parade, un secours plus direct et bien plus énergique fut donné à Condé du côté où il eût espéré le moins, de sa maison de Chantilly. Il y avait laissé sa vieille mère et sa jeune femme, son fils âgé de sept ans. Mazarin hésitait à faire arrêter ces deux femmes, craignant l'opinion. La mère vint se cacher à Paris, et, un matin, apparut dans le Parlement, suppliante, versant force larmes, descendant aux prières, aux flatteries et jusqu'aux bassesses.

Mais le plus étonnant fut le courage inattendu de la femme de Condé, cette jeune nièce de Richelieu, tant méprisée, avec qui il coucha par ordre, et dont l'enfant fut fils des volontés absolues du ministre. Elle s'était confiée à un homme de capacité, l'auteur des beaux Mémoires, Lenet. Il la sauva de Chantilly avec son fils, la mena d'abord à Montrond, forte place des Condés, puis, craignant d'y être assiégé, droit à Bordeaux. Le parlement de Guienne était brouillé à mort avec le Mazarin, qui soutenait le gouverneur, cet Épernon à qui il s'obstinait d'allier sa famille. Grande fut l'émotion de la ville et du Parlement de voir cette dame de vingt-deux ans, sous les habits de deuil, cet enfant innocent, qui, porté dans les bras, les prenait par la barbe de ses petites mains, leur demandant secours pour la liberté de son père. Le cortége de la princesse n'y gâtait rien, formé de grandes dames, jeunes pour la plupart et charmantes.

L'explosion fut vive, comme toujours, dans les foules du Midi. Mais le récit même de Lenet laisse voir parfaitement le peu de fond qu'avait ce semblant de révolution populaire. Le peuple, misérable, espérait avoir par les princes des débouchés à l'étranger qui feraient mieux vendre les vins et l'aideraient à vivre. Il domina le Parlement, emporta tout par la terreur. Bouillon et la Rochefoucauld, les conseillers de la princesse, étaient d'avis de laisser mettre en pièces un envoyé du roi. Lenet craignit que cet acte, un peu vif, ne la rendît moins populaire. Deux ou trois fois le peuple faillit égorger le Parlement, dont la minorité fut tenue sous le couteau. L'Espagne promettait de l'argent, et l'on avait la simplicité de la croire. Elle donna à peine une petite aumône. Cependant Mazarin, ayant paisiblement occupé et la Normandie et la Bourgogne, les gouvernements des Condés, s'acheminait vers la Guienne avec l'armée royale. Les Bordelais se montrèrent intrépides, un peu troublés pourtant de voir que les soldats allaient vendanger à leur place. Tout se mit à la paix. La princesse ne se maintenait plus que par l'appui des va-nu-pieds, qu'elle faisait boire et danser la nuit, et qui lui hurlaient aux oreilles cent choses sales contre le Mazarin; ils les lui faisaient répéter, à elle et à son fils. Cet avilissement où elle tombait lui fit désirer la paix à elle-même, accepter la permission de sortir de la ville qu'on lui donnait, avec de vagues promesses de la liberté de Condé (3 octobre 1650).

Bien loin de les tenir, Mazarin, au contraire, éloigna ses prisonniers de Paris, les transporta au Havre. La fortune semblait travailler pour cet homme. Dans cette année où il avait tout oublié, tout négligé pour l'affaire de Bordeaux, presque perdu la Catalogne, compromis la Champagne même, délaissée, sans défense, il fut sauvé de l'invasion par un événement fortuit, l'obstination héroïque d'un certain Marois, qui arrêta quarante jours les Espagnols devant Mouzon, une mauvaise place, à peine fortifiée. Ils rentrèrent en quartier d'hiver. Mazarin eut beau jeu pour guerroyer seul à coup sûr. Maître de tout, rien ne l'arrête. Il ramasse en décembre tout ce qu'il a de force au Nord, avec son armée de Guienne. Son homme, Du Plessis, entraînant sous ses yeux cette grosse avalanche, fond sur Rethel, la prend avant que les Espagnols eussent remué. Turenne, qui était avec eux, ne venait pas à bout de leur lenteur. Ils viennent tard et mal. Mazarin veut, exige que Du Plessis attaque; il lui faut, à tout prix, rapporter à Paris une belle bataille contre les amis de Condé. Dérision de la fortune: c'est Turenne qui est battu. Mazarin a défait Turenne (15 décembre 1650)!

Ingrat de sa nature, Mazarin s'était méconnu, avait tourné le dos aux frondeurs dès qu'il eut mis ses prisonniers loin de Paris. Son succès de Bordeaux, sa victoire de Rethel, lui portèrent à la tête. Il crut décidément qu'il n'avait que faire d'eux. Qui cependant avait gardé Paris pendant sa longue absence, qui, sinon les chefs de la Fronde, sinon Retz, la Chevreuse? Ils avaient endormi et trahi la révolution, sur l'espoir du cardinalat promis par Mazarin à l'amant de mademoiselle de Chevreuse.

Une chose parut cependant, c'est qu'à ce moment même où Mazarin paraissait le plus fort, rapportait dans Paris les drapeaux espagnols, il n'y avait de force réelle que dans la Fronde, trahie, vendue, tournant au vent des intérêts de ses chefs.

En un mois, ce vainqueur, ce héros monté sur sa victoire, a perdu pied; il glisse, il enfonce, il se noie.

Le 30 janvier 1651, sur quelques mots hardis du Parlement, notre homme, se croyant très-fort, compare cette compagnie au parlement de Londres; il s'emporte devant Monsieur, parle de Cromwell et de Fairfax. La reine, violente d'elle-même et violente de servilité pour son heureux vainqueur, folle de son laurier de Rethel, met les ongles au nez de Monsieur, qui se sauve éperdu, jure qu'il ne remettra jamais les pieds «chez cette furie.»

On saisit ce moment. Retz et les amis de Condé s'étaient réconciliés. Conti devait payer la liberté que lui rendrait la Fronde en prenant une fille salie, la jeune Chevreuse, avec qui vivait le coadjuteur. La vieille Fronde de Retz et des Chevreuse adopte la nouvelle Fronde des amis de Condé, des gens d'épée, des nobles. Ce monstre des deux Frondes, associant deux choses hostiles et inassociables, naquit dans le lit de mademoiselle de Chevreuse, par les soins de sa mère, qui la livrait et faisait de sa honte le lien des partis.

Quoi qu'il en soit, le monstre hétérogène n'en éclata pas moins avec une invincible forme. Les gens d'épée, en nombre, s'assemblent. Au Parlement, sur cette injure de Cromwell et Fairfax, s'élève l'aigre cri des Enquêtes, et bientôt le tonnerre du peuple. Mazarin, sans savoir comment, se sent levé de terre, et si léger, qu'il ne tient plus à rien. Bref, le 6 février, il perd la tête, il part seul du Palais-Royal, seul, lorsqu'il pouvait sans obstacle emmener le roi. Les portes étaient ouvertes, nul obstacle. Par excès de prudence, il jugea qu'une femme, un enfant, retarderaient sa fuite, en rendraient le succès douteux.

Comme on admire toujours ce qui réussit, plusieurs sont parvenus à trouver dans cette lâcheté une politique profonde. Qui ne voyait pourtant que les portes, ouvertes le 6, pourraient être fermées le 9, le jour où il avait remis la fuite de la reine et du petit roi?

En contant cette belle histoire, on est tenté de croire qu'il n'y a plus de mâles en France, plus de virilité que sous la jupe. Il faut une femme pour dire qu'on doit fermer les portes de Paris; c'est la jeune Chevreuse. Il faut une femme, celle de Monsieur, pour signer l'ordre; il n'ose le faire. On s'agite, on s'éveille, on s'arme la nuit du 9; on pénètre au Palais-Royal. Mais une femme suffit pour finir tout et endormir le peuple. La reine, avertie, a le temps de débotter l'enfant royal, de le remettre au lit. Il dort ou fait semblant. Les innocents bourgeois admirent ce bel enfant, leur roi (déjà si bon acteur); ils retiennent leur souffle, s'en veulent d'avoir troublé ce sommeil d'innocence, et, s'écoulant sur la pointe du pied, maudissent ceux qui les ont trompés et leur font passer la nuit blanche (9 février 1651).

Mazarin courait vers le Havre, voulant devancer les frondeurs, et lui-même délivrer les princes. À quoi bon? Ceux-ci voyaient bien qu'il agissait contraint, forcé. Ils rentrent dans Paris, et ils le trouvent charmé de les revoir. Condé sortait refait et rajeuni par son malheur, embelli du roman de sa vaillante petite femme. Les plus hardis des siens lui parlaient d'enfermer la reine et de se faire régent, roi. Mais Mazarin en fuite avait, comme les Parthes, décoché derrière lui un trait aigu qui vint passer à travers les partis, les disjoindre, les affaiblir tous.

Deux assemblées existaient à Paris, dont on pouvait tirer parti contre le Parlement. La noblesse était réunie aux Cordeliers, et le clergé aux Augustins. La première assemblée comptait huit cents messieurs des plus gros bonnets du royaume, princes, ducs, seigneurs. Les voilà qui raisonnent, qui cherchent aux vieux temps, qui se rappellent les hauts plaids féodaux qui gouvernaient jadis, qui se demandent comment le gouvernement est maintenant aux mains sales des gens de chicane, des procureurs crottés. Ils en viennent à cet axiome: «La loi est au-dessus du roi, au-dessus de la loi les États généraux.»

Chose admirable. Le clergé fait écho. Il adopte, sans sourciller, le principe révolutionnaire. Évidemment, la facilité des États de 1614, le peu de peine que les privilégiés avaient eue à les éluder, les enhardirent cette fois, et ils n'hésitèrent pas à prononcer le mot qui, dans un autre temps, leur eût fait dresser les cheveux.

Mort, bien mort était donc le maître (nous voulons dire le peuple, nous voulons dire la France), pour que les valets orgueilleux, les dilapidateurs de cette pauvre maison ruinée, risquassent de prononcer le nom redouté du défunt et de danser sur son tombeau!

L'effet fut excellent. Le faquin l'avait bien prévu de la frontière, quand il envoya ce mot d'ordre. Le Parlement informe sur les injures de la noblesse. La noblesse veut jeter le Parlement à l'eau (mars 1651).

La reine prisonnière se retrouve si bien maîtresse, qu'elle ne daigne consulter Monsieur, et seule change le ministère (3 avril). Qui pourra y trouver à dire? Elle prend justement pour ministres les ennemis de Mazarin, entre autres Chavigny, un ami de Condé. Elle lâche aux Condés la Guienne, tout à l'heure la Provence. Elle lâcherait le royaume pour brouiller Monsieur et Condé, briser l'unité des deux Frondes.

Condé, sorti de sa prison tel qu'il y est entré, borné, brutal, aveugle, aide à cela, bien loin d'y mettre obstacle. Il oublie que la vieille Fronde lui a seule ouvert la prison. Il ne veut plus que son frère paye la rançon convenue, qui était d'épouser la maîtresse du coadjuteur. On rompt brusquement et avec outrage avec les deux Lorraines, les Chevreuse, mère et fille. Les valets, les agents populaires du parti Condé, un savetier, Maillard, à la vue de ces deux infantes, crient dans les rues ce que Paris savait. La demoiselle s'évanouit presque. Du sang, il faut du sang, et «le sang de Bourbon n'est pas trop pour laver l'affront fait au sang de Lorraine.» Il eût fallu que le coadjuteur pût faire assassiner Condé. Il répugnait au guet-apens. Toute la réparation qu'il imagine, c'est de remplir le Parlement de gens armés à lui et de coupe-jarrets, qui, au besoin, pourraient faire un massacre. Les Condés filèrent doux. Les deux dames aux tribunes purent à leur aise triompher. Conti plia les épaules en passant devant elles. Son savetier reçut quelques coups de bâton. Retz, en contant cet exploit immortel, termine par ce grotesque mot: «L'événement pouvait être cruel, me perdre de fortune et de réputation... Je ne m'en suis pourtant pas fait reproche. Car ce sont de ces choses que la politique condamne et que justifie la morale

Ce prélat respectable était alors de nouveau recherché par la reine, qui le caressait fort dans sa jeune Chevreuse, «qu'elle baisait sur les deux joues.» Il allait la nuit au palais en cavalier et en plumet. On le rattrapait par l'espoir du chapeau, et par une idée qu'on lui croyait fort agréable, comme devant venger les Chevreuse, l'assassinat du grand Condé. La reine n'était pas moins altérée de vengeance. Condé la jetait dans le désespoir en l'attaquant sur Mazarin, révélant ses correspondances, la montrant gouvernée par lui dans ses actes et dans ses paroles, cachant ses envoyés aux greniers du Palais-Royal.

Jusque-là, Mazarin n'avait jamais paru féroce, il semblait moins violent que la reine. Cependant la persévérance avec laquelle celle-ci négocia la mort de Condé avec la Fronde, fait croire qu'il n'en repoussait pas l'idée. Elle ne faisait rien de sa tête, rien sans l'ordre du maître absolu. Ne pouvant vaincre les répugnances de Retz, elle lui envoya, pour le convertir, d'abord ceux qui s'offraient pour faire le coup, Hocquincourt et Plessis, enfin M. de Lyonne, agent direct de Mazarin, qui lui fit honte de sa timidité. Ces braves n'osaient agir, à moins que Retz n'assurât que son peuple, le peuple frondeur, les sauverait du peuple des Condés.

Au total, la manœuvre générale de la cour atteste la direction du grand maître en friponnerie, qui du Rhin menait le Palais-Royal. La reine avait d'abord tout lâché à Condé pour le perdre auprès de la Fronde; puis, tourné aux frondeurs, pour tuer ou arrêter Condé. Retz ayant refusé, on fit croire à Condé que c'était Retz qui demandait sa mort.

D'autre part, celui-ci nous explique à merveille qu'il n'était guère moins faux et guère moins hypocrite. Il était prélat populaire tout le jour et frondeur; la nuit, il était cavalier empanaché et royaliste, conseillant au Palais-Royal les mesures qui devaient le lendemain annuler tout l'effet des mensonges et du bavardage qu'il allait faire au parlement.

J'ai trop grand mal au cœur à conter tout cela. Il faut lire les Mémoires du prélat, le voir triompher de sa honte, dire comment, sous les yeux de sa Chevreuse, il disputait le pavé à Condé. Où cela, je vous prie? Au sanctuaire de la Justice même, dans la première cour du royaume et sur les fleurs de lis. Le prince, retiré à Saint-Maur et ne se sentant plus appuyé dans Paris que par des criailleurs gagés, revient pourtant avec ses gentilshommes menacer le coadjuteur. Celui-ci est en force. Il ne craint pas de pousser aux dernières épreuves la patience de Condé. Quatre mille épées sont tirées. Les amis de Condé essayent d'étouffer, d'étrangler le petit prélat entre un mur et une porte. Enfin, par un miracle, les épées rentrent au fourreau. Le galant prêtre peut retourner vainqueur à Notre-Dame et triompher chez la Chevreuse.

Condé a perdu terre. Il ne lui reste plus que la guerre civile, l'appel aux révoltes de provinces, déjà manquées et improbables, l'appel à l'Espagne impuissante, à l'Empereur, à Cromwell ou au Diable.

La Fronde ayant rendu à Mazarin le service de chasser Condé, il pouvait à son aise se moquer de la Fronde, manquer aux paroles données, bafouer Retz et le parlement, rire du public, à qui on a promis les États généraux.

Ces tours de gobelet n'étaient pas difficiles. La fatigue était excessive. La France, accablée, alourdie, ne sentait plus sa tête, n'avait plus conscience d'elle-même, et de bon cœur consentait à être trompée. Jamais escamoteur n'eut spectateurs si débonnaires.

À treize ans et un jour, le roi était majeur et capable de gouverner. Précocité miraculeuse de la dynastie des Capets! Louis XIV, né le 5 septembre 1638, a atteint ses treize ans. Il entend régner désormais. Quel besoin d'États généraux? Un bon roi, pour son peuple, est la première des libertés.

Le 8 septembre 1651, grande fête. Amples distributions de vivres. Le vin pleut sur les places, et les saucissons pleuvent; on se bat pour les ramasser. Le beau jeune roi, à cheval, ayant son petit frère à côté (un joli visage de fille), s'en va au parlement avec la reine, Monsieur, toute la cour. Il remercie la reine, la fait chef du conseil, innocente Condé (absent cependant par prudence), mais déclare Mazarin coupable et seul coupable. Lui seul a fait le mal dans la régence. Défense au susdit Mazarin de revenir jamais dans le royaume. Le roi entend qu'il soit banni et proscrit éternellement.

Le second acte de la Fronde finit en 1651, comme le premier en 1649.

Impuissante deux fois, la cour n'a garrotté le lion à la première, ne l'a chassé à la seconde, que par le secours des frondeurs. C'est la révolution, quoique avortée au premier acte et agonisante au second, qui reste encore plus forte et plus vivace, plus prête à l'action. C'est par elle que l'enfant royal peut rentrer dans Paris, et, par ordre de Mazarin, amuser les frondeurs de la proscription de Mazarin.

Douce situation pour celui-ci, qui, d'avance, par la force du peuple, a brisé l'épée de Condé. Que lui reste-t-il, sinon de faire encore comme il a toujours fait pour ceux qui l'ont servi, de perdre Retz et d'être ingrat?[Retour à la Table des Matières]