CHAPITRE IV

LUTTE DE RICHELIEU CONTRE LES DEUX REINES[6]
Juillet-Octobre 1630

Richelieu, trop évidemment, dans l'Europe catholique et le monde des honnêtes gens, seul, était l'ennemi. Sans lui, tout était paix profonde, ou du moins on ne demandait qu'à se réconcilier. C'est ce que le duc de Savoie fit dire au Roi. C'est ce qu'insinuait le pape, devenu le compère des Espagnols et de l'Empereur, depuis leur horrible succès de Mantoue. C'est, enfin, ce que vint dire à Louis XIII l'envoyé des deux reines, Valençay, un homme très-brave, fort bien choisi pour un conseil de lâcheté.

Tous étaient pour la paix. Thoiras, qui défendait Casal, disait qu'il ne pouvait plus tenir. Nos généraux, d'Effiat, Montmorency, sauf un brillant combat, ne purent et ne firent rien. D'Effiat était malade, Montmorency était, disait-il, ruiné. Il eût voulu devenir connétable. Mais, s'il le devenait, Créqui, le roi du Dauphiné, eût brisé son épée. D'autre part, Guise était en pleine guerre, avec Richelieu pour son amirauté de Provence, Bellegarde pour un droit qu'il prétendait comme gouverneur de Bourgogne, etc. Toutes ces plaintes, ces disputes, ce procès général, entre la cour et Richelieu, retentissaient au roi dans cette triste solitude des montagnes, et il en était accablé. Une forte tête, un homme bien portant, eût succombé; combien plus Louis XIII!

Il faut ici avoir pitié de lui, et dire ce qu'il était.

Plusieurs de ses très-bons portraits (surtout celui de Philippe de Champagne à Fontainebleau) le montrent au vrai, une longue figure de teint très-brun, à moustaches noires. Rien d'Henri IV, rien de Marie de Médicis. Les Espagnols, à son avénement, disaient que ce faux Louis était fils d'un des Orsini. Quoi qu'il en soit, il avait tous les goûts d'un prince italien de la décadence, bon musicien et même compositeur passable, peintre, réussissant dans je ne sais combien de petits arts et de métiers. La prodigieuse idolâtrie de la royauté et de lui-même, où on l'éleva pouvait en faire un vrai tyran. Il n'avait pas beaucoup de cœur, était sec, dur, parfois cruel. Petitement dévot, sans tomber cependant à l'idiotisme des rois espagnols ni de Ferdinand II, le terrible mannequin des Jésuites, Louis XIII avait une conscience, n'était pas insensible à l'idée du devoir. Sa gloire de roi, l'honneur de la couronne et l'honneur de la France se confondaient dans son esprit. Richelieu tira parti de cela admirablement, et de son vice, lui fit plusieurs vertus.

Le malheur était qu'on ne pouvait compter sur rien avec une créature si maladive, qui déjà trois ou quatre fois avait touché à la mort, que l'ennui consumait, que les soucis minaient, que les médecins ruinaient, exterminaient, par la médecine du temps, implacablement purgative, acharnée à chasser cette humeur noire, qui était sa vie même; chassée, elle eût emporté tout.

Le premier médecin, Bouvart, de dévotion toute espagnole et vivant aux églises, l'homme des reines, leur organe, ordonna le retour à Lyon (7 août), l'oubli des pensées de la guerre. À quoi les reines ajoutèrent de vives prières pour que le malade se réconciliât avec ses bons parents, l'Espagnol et le Savoyard, avec l'Empereur. Quoi de plus chrétien? Les rois de l'Europe, en réalité, sont une famille. On le fit consentir à une trêve qui, le 1er septembre, devait livrer Casal aux Espagnols. Les Français n'y gardaient qu'un fort, qu'encore ils devaient livrer du 15 au 31 octobre s'ils ne recevaient secours.

Le roi promit de plus à sa mère, à sa femme, qu'il chasserait Richelieu, mais seulement «après la paix.» Brulart et le père Joseph la négociaient à Ratisbonne.

Richelieu, arrivant à Lyon, trouva la situation toute gâtée et malade autant que le roi. Le roi était encore debout; mais il avait si mauvaise mine, qu'on voyait qu'il allait tomber. Le bon courtisan Bassompierre, homme de la reine mère, Guise, Longueville, le vieux duc d'Épernon, ne perdirent pas de temps pour s'assurer du roi. Lequel? Celui qui était à Paris, le frère de Louis XIII. Le roi de Lyon déjà ne comptait plus.

Ils saluèrent la royauté nouvelle, prirent les ordres de Monsieur pour l'arrestation de Richelieu. Les dames eussent voulu davantage. La sœur de Guise (princesse de Conti) eût préféré sa mort, et elle fit acheter des poignards. Les Espagnols y avaient toujours songé. Et Campanella en avait fait avertir Richelieu. La reine Anne d'Autriche n'y répugnait pas trop. Elle disait seulement: «Il est prêtre.»

Dans ses Mémoires, tout politiques, Richelieu couvre tout cela de respect, de silence. Il ménage les deux reines, ménage les princes étrangers. Mais, dans le petit journal, écrit par lui, pour lui, chaque soir, et qui donne une mention des avis, des rapports d'espions, de toutes les informations qui lui venaient, on y voit bien plus clair. Ces témoignages, du reste, sont pour la plupart confirmés par tous les mémoires, actes et lettres publiés depuis.

Or, voici le dessous des cartes. L'intrigue et la guerre politique couvraient une guerre de femmes.

Richelieu avait été l'amant de Marie de Médicis, plus âgée de vingt ans. Et il ne l'était plus. Ses ennemis ont fait mille contes ridicules sur le libertinage de cet homme si occupé, si maladif, si espionné, observé spécialement par un roi très-sévère.

Dans la vérité, Richelieu avait alors une vie sombre et prudente, très-réservée. Comme tant d'autres ecclésiastiques, il ne se fiait qu'à une parente, une espèce de fille adoptive, sa nièce, madame de Combalet, qui tenait sa maison et avait soin de lui. C'était une jeune femme, jolie, modeste, austère. Quand elle avait eu le bonheur d'être quitte d'un fort pauvre mari, pour ne plus y être reprise, elle fit vœu de se faire Carmélite, s'habilla comme à cinquante ans, prit une robe d'étamine et ne montra plus ses cheveux. Seulement, comme son oncle aimait fort les bouquets, elle ne manquait guère, en l'allant voir, d'avoir des fleurs au sein.

Tout était singulier dans cette jeune femme. On la disait malade secrètement. Nul galant. Mais elle avait un grand attrait. Des dames en étaient éprises et folles, jusqu'à quitter mari, famille et tout, pour s'établir chez elle, la soigner et faire ses affaires. Pour elle, elle semblait uniquement occupée de son oncle, qui eut longtemps la prudence de ne point lui faire de dons excessifs. Ce ne fut que peu avant sa mort qu'il fit tout d'un coup sa fortune, la fit duchesse d'Aiguillon.

Il l'aimait fort. En 1626, quand la mort de Chalais exaspéra la cour, on pinça Richelieu à cet endroit sensible. On fit scrupule à sa nièce de vivre avec ce damné prêtre, cet homme de sang. Elle eut honte, elle eut peur, renouvela son vœu. Le cardinal, troublé, consulta et s'enquit si le vœu était valable. Ses docteurs lui répondirent: Non. Mais elle n'était pas plus tranquille, elle voulait se mettre au couvent. L'oncle n'y sut remède que dans une étrange démarche. Quoique fort mal avec le pape alors, il chargea notre ambassadeur d'obtenir de Sa Sainteté un bref qui interdît le couvent à sa nièce. Elle n'en garda pas moins à la cour, où elle était dame de la reine mère, une tenue de Carmélite, toujours fort sérieuse et ne levant jamais les yeux.

Les reines la haïssaient, et pour son oncle, et comme espion, enfin comme contraste à leur vie et reproche muet. Elles l'abreuvaient de fiel et la mortifiaient tout le jour.

Une autre Carmélite régnait, fleurissait à la cour, madame Du Fargis, née Rochepot, qui avait été trois ans au couvent de la rue Saint-Jacques, mais, il est vrai, sans faire de vœu. Elle s'était liée (là sans doute) avec la nièce du ministre, quoique connue déjà par maints scandales. On lui fit épouser ce Du Fargis, notre ambassadeur en Espagne, qui y signa la paix contre ses instructions, en 1626. Quand on chassa les dames complaisantes qui, au Louvre et ailleurs, avaient si mal gardé la jeune reine contre Buckingham, on leur substitua la Fargis, plus complaisante encore et bien plus dangereuse. Elle était jolie, ardente, effrontée, tout à fait propre à aguerrir la reine par ses exemples. Agent de l'Espagne, elle lui faisait des amis de tous ses amants. C'était Créqui, c'était Cramail, c'était le vieux garde des sceaux, etc. Tel était, dans l'absence de la Chevreuse, le Mentor de la jeune reine.

La vieille reine, non moins honteusement, était menée par un Provençal d'Arles, un musicien aventurier, qui, pour mieux gouverner la dame, s'était fait médecin, et, pour l'assotir tout à fait, étudiait en astrologie. Dans le petit journal de Richelieu, on voit toute l'importance du docteur. Le rival du grand homme, son antagoniste en Europe, ce n'est pas Spinola, ni Waldstein, ni Olivarès. C'est Vaultier. La reine mère crie et pleure pour Vaultier. La question suprême est de savoir si Vaultier remplacera Richelieu, d'abord dans la maison de la reine mère, puis dans l'État, dans le gouvernement.

Le roi s'alita le 22 septembre, et le 30 fut à la mort. Au dedans, au dehors, on agit vivement. On écrivit en Bretagne, en Bourgogne, pour que des deux bouts de la France il y eût explosion contre Richelieu. On écrivit au prince de Condé qu'il se hâtât de quitter celui que tous quittaient et qui allait périr.

Voyons un peu chez le roi comment les choses se passent. Du 20 au 30, ce fut le plus grand trouble. La médecine la plus violente, les remèdes les plus héroïques ne pouvaient guérir Louis XIII. Il allait à la selle quarante fois par jour et rendait le sang pur. L'intrépide Bouvart était à bout et consterné. Saignée sur saignée, médecine sur médecine, rien n'y faisait. La maladie semblait, malignement moqueuse, augmenter d'heure en heure pour humilier la Faculté.

C'était un spectacle lamentable de voir ce moribond, tant de selles, tant de sang. La cour était fort mal logée, et l'étiquette au diable. Chacun entrait, venait, voyait. Tel priait, tel pleurait. Le 1er octobre, il y eut grande scène. Le roi mourant communia et demanda pardon à tout le monde.

C'est de ce mot chrétien que Brienne voudrait abuser pour nous faire croire que le roi fit satisfaction à sa femme. Et il ajoute, comme un sot, que le mourant même promit de se guider par ses conseils!... Conseils d'une telle étourdie, si compromise et le jouet visible de son entourage éhonté!

Tous les autres témoins nous disent le contraire. Ils attestent que le malade était plus défiant que jamais, qu'il démêlait très-bien l'intérêt qu'on avait à sa mort. À ce point, qu'il refusait tout, sauf ce qu'il recevait directement de la main de son premier valet de chambre, un bon homme allemand, Béringhen.

Ce Béringhen devenait extrêmement important. Et, si quelqu'un pouvait in extremis tirer quelque chose de la main mourante, vraisemblablement c'était lui. Ni le confesseur Suffren, ni le médecin Bouvart, n'exerçaient d'ascendant.

Monsieur croyait succéder à coup sûr. Cependant un homme plusieurs fois gracié, noté en des actes publics comme lié aux ennemis de l'État, aurait été aisément contesté, spécialement de Richelieu, sûr de périr si Monsieur était roi.

Une autre personne craignait cet avénement: c'était la jeune reine, jadis bien avec Monsieur, alors mal, parce que le prince rieur et ses bouffons s'égayaient sur les petites aventures de la reine et ses fausses couches. Que n'était-elle enceinte! Elle eût été régente, et Monsieur était écarté! Mais, si elle ne l'était pas, il ne lui restait qu'à épouser cet homme méprisé, et qui riait d'elle tout le jour. C'était le plan de la reine mère, laquelle comptait bien gouverner. La reine Anne serait restée dépendante et petite fille.

On dit qu'une chose violemment voulue et désirée se réalise, qu'un véhément désir parfois crée son objet. J'ignore ce qui en est. Ce qui me semble sûr, c'est que la reine, qui avait tant d'intérêt à être grosse, le devint en effet.

Elle ne le déclara point. Mais, quatre mois après, la chose étant visible pour tous, le confident médecin Bouvart n'osa le nier. Elle avorta en mars 1631, par un moyen artificiel, comme on verra, et probablement à six mois.

Le roi l'avait quittée en mai 1630; il la revit à la fin d'août, étant déjà malade et en pleine fièvre. Ils se réconcilièrent le jour où il crut mourir, se brouillèrent encore, restèrent brouillés. Je ne vois pas quand il put être père.

N'importe. Qu'elle fut grosse au jour de la mort, elle était sauvée. Elle restait reine régente, ou du moins présidant le conseil de régence. Elle subordonnait la reine mère et Monsieur, qui n'était plus que son premier sujet.

Il suffisait pour cela que le roi, s'il testait en forme ordinaire, tout en reconnaissant son frère, laissât ajouter la petite réserve naturelle, qui était de style, quand le mourant était un homme marié: «Sauf le cas où notre très-chère épouse seroit enceinte.»

Mais, si le roi n'aimait pas son frère, il n'aimait guère non plus sa femme. Défiant comme il était, il aurait bien pu être assez malicieux pour effacer ce mot.

Il était bien essentiel qu'on s'assurât de l'homme qui, seul en ce moment, paraissait lui inspirer un peu de confiance, de Béringhen, non pas pour qu'il agît directement, mais seulement pour veiller les moments où la haine du roi pour son frère serait plus forte que sa malveillance pour sa femme. Ce moment, de lui-même allait se présenter. À grand bruit, de Paris, arrivait une armée, les amis de Monsieur avec tous leurs amis, les Guise, les Créqui et les Bassompierre. Déjà ils étaient sûrs du gouverneur de Lyon, de sorte qu'ils tenaient le roi dans leurs mains. Si le 2 ou le 3, le 4 octobre, dans leur impatience d'héritiers, ils venaient le troubler et le faire tester pour Monsieur, les deux gardes du lit, Béringhen et la veuve, n'avaient qu'à surveiller le testament, et le mourant, plus que jamais irrité contre Monsieur, n'eût point fait à la reine l'injure de lui biffer la réserve naturelle en tout héritage.

Comment acquit-on Béringhen? Comme on acquiert un jeune homme, faible et doux, fort galant, sans défense contre les femmes. Celle qui menait l'intrigue, la confidente d'Anne, la Fargis, s'en saisit par un coup d'audace. La cour était campée à Lyon dans un hôtel étroit. Chacun couchait où il pouvait. Béringhen, dans les rares moments où la fatigue l'obligeait de prendre un peu de repos, se jetait sur un matelas, à deux pas de son maître, dans une pièce de passage où on allait et venait. La Fargis n'hésita pas. Sans crainte des passants, sans pudeur du mourant, qui aurait pu entendre, elle alla s'établir dans le lit du valet de chambre, et on les vit entre deux draps.

Il ne manquait plus qu'une chose, c'était que le roi se hâtât de mourir. Les deux partis étaient en présence. La reine Anne tenait la Chambre, et les amis de Monsieur tenaient la ville. Quel que fût le vainqueur, Richelieu périssait. Il se trouva tout à coup seul. Il avait parlé à Bassompierre. En vain. Il parla à M. de Montmorency, à qui il avait donné espoir de le faire connétable. Mais tout ce qu'il tira de son caractère généreux, ce fut l'offre de le faire sauver de Lyon; offre très-dangereuse, car c'était le pousser à s'accuser lui-même. En le sauvant ainsi, il le perdait.

Les médecins avaient saigné six fois en six jours cet homme pâle qui n'avait point de sang. Ils essayèrent encore de lui en tirer le 2 octobre. À ce moment, la nature le sauva. La vraie cause du mal, ignorée des docteurs, un abcès à l'anus, creva. Tout fut fini. Quoique très-faible, il se mit sur son séant, parla de se lever.

Le jour même arrivaient Guise, Créqui, Bassompierre, représentants du nouveau roi. Ils furent consternés, terrifiés, de trouver cet homme mort qui se levait de son tombeau. Richelieu était près de lui. Il lui montrait que les impériaux se jouaient de lui à Ratisbonne. Il en tira, le 2, un ordre ferme qui semblait annoncer la résurrection de la France, ordre à l'ambassadeur Brulart de revenir; le père Joseph, son auxiliaire, pouvait rester, n'ayant pas caractère pour signer un arrangement. Du reste, Richelieu se croyait bien sûr de Joseph, son très-intime confident.

L'Empereur, qui jusque-là empêchait la paix en n'offrant qu'un traité impossible, avait hâte alors de la faire, d'abord parce que Gustave avançait, deuxièmement, parce qu'il savait que Louis XIII avait promis, dès la paix faite, de chasser Richelieu. Joseph et Brulart, fort pressés des impériaux et sans doute de nos deux reines, étaient dans un grand embarras. Il y a loin de Lyon à Ratisbonne. Joseph reçut-il les nouvelles du 1er octobre, la communion du roi mourant? ou celles du 2, sa résurrection? On l'ignore. Mais, quand il eût eu les dernières, même le roi vivant, Richelieu pouvait périr si Joseph consommait le traité de paix qui devait faire son expulsion.

Donc, au total, Joseph semblait tenir le fil des destinées de Richelieu[7]. C'était son homme, mais il ne l'aimait pas. Joseph croyait l'avoir créé, et avoir créé un ingrat. Le ministre ne faisait pas ce qu'il voulait pour sa fortune. Avec ses sandales de capucin, sa ceinture de corde, cette comédie d'humilité, il visait au chapeau, qui sans doute lui eût donné moyen de supplanter son ami. Richelieu qui le voyait venir, essaya, dès 1628, de s'en débarrasser, de le claquemurer dans une ville morte, à La Rochelle, dont il l'eût fait évêque. Mais Joseph, non moins fin, déclina l'honneur de cet enterrement, et s'obstina à rester Capucin.

En acceptant le traité de l'Empereur contre les instructions de Richelieu, il avait deux chances pour une. Si le roi mourait, le nouveau roi l'approuvait, le louait. Et, si le roi ne mourait pas, les deux reines montraient au convalescent le traité de Joseph, et, la paix étant faite, lui faisaient chasser Richelieu. Qui succéderait à celui-ci? Il n'y avait qu'un homme capable, Joseph encore. Il devenait ministre, et, de plus, cardinal. Le pape se joignait à l'Empereur pour le presser de faire la paix.

Le fameux Capucin était un homme aimable, obligeant, qui, tout agent qu'il fût de Richelieu, avait trouvé moyen de rester bien avec tout le monde. C'est lui qui, en 1626, fonda l'énorme fortune d'Orléans, en décidant Richelieu, malgré sa répugnance, à donner à Monsieur mademoiselle de Montpensier. Monsieur l'aimait, et dit avec regret à la mort de Joseph: «C'était l'ami des princes.»

Il mérita ce titre à Ratisbonne. Pressé, prié, il consentit que Brulart, son collègue, signât la paix. Lui, Capucin indigne, il déclinait un tel honneur. Mais on lui mit la plume en main, et sans doute on lui dit que le pape le voulait, qu'en s'abstenant il perdrait pour jamais le chapeau. Il signa (13 octobre 1630).

Cet acte, œuvre de Vienne, était un monstre d'équivoques et de piéges qui compromettait tout:

1o L'honneur. En Italie, le commissaire de l'Empereur entrait à Casal; les Français et les Espagnols sortaient, mais avec grande différence, les Espagnols pour rester à deux pas; notre duc de Mantoue, sans protection et tout seul, restait comme un mouton à la garde des loups;

2o Ce beau traité compromettait la France, lui interdisant l'alliance avec les ennemis de l'Empereur (dès lors avec Gustave); il ouvrait le royaume, il y avait une phrase qui eût pu faire rendre à l'Empire les Trois évêchés;

3o La paix n'était pas pour la seule affaire d'Italie, mais générale, donc comprenant l'Espagne, qui n'avait rien demandé, et qui restait tout à fait libre de signer ou de ne pas signer. Le traité nous liait les mains et n'obligeait pas l'ennemi.

Joseph a dit qu'il avait signé pour gagner du temps; que le roi pouvait, après tout, ne pas ratifier. Très-mauvaise raison. Dans le désir général de la paix, dans les rapides entraînements de la France, ce chiffon de traité une fois répandu et connu, tout devait aller à la dérive, son premier et son grand effet étant justement d'écarter la main forte qui tenait la corde tendue.

Le tant désiré parchemin s'envole à Lyon, comme la colombe de l'Arche. Saisi et baisé des deux reines, il est ébruité dans toute la ville, célébré à cor et à cris. La paix! la paix!... Les feux de joie s'allument. Les reines au balcon, croyant, dans la fumée, voir s'évanouir Richelieu.

Cela le 20. Et, le 26, le même effet en Italie, sous Casal, effet décisif et terrible sur notre armée. Richelieu, du 2 au 26, avait obtenu du roi réveillé un effort désespéré; il avait de ses mains arraché aux intendants, envoyé l'argent nécessaire. Plus, des renforts. Plus, l'ordre précis du roi de donner la bataille, et, si on la gagnait, de ne pas s'amuser à ménager l'Espagne, mais de finir ces comédies et d'entrer dans le Milanais. Cette armée était sous trois maréchaux, Schomberg et d'Effiat, deux hommes de talent et très-sûrs, le troisième suspect (l'agent des reines), Marillac, frère du garde des sceaux. Mais ce Marillac dut marcher. Schomberg, ayant l'ordre précis et répété, ne voulut plus attendre une heure, et mena l'armée à l'ennemi. Les Espagnols étaient perdus. Leur grand général Spinola venait de mourir, et leur courage aussi. Les Français, pleins d'élan, allaient leur passer sur le corps, et d'autant plus sûrement qu'ils avaient carte blanche, non plus pour secourir une méchante ville de Piémont, mais pour s'en aller voir Milan, la Lombardie.

À ce moment, comme du ciel, un secours vient aux Espagnols, l'envoyé du pape, l'abbé Mazarino. C'était le 26, et, depuis plusieurs jours, le traité fait le 13 avait été apporté en Piémont. Une semaine entière, probablement, Mazarin le garda en poche, devinant bien, le rusé comédien, le parti qu'il en tirerait. Aux premières salves, faites de loin, sans danger encore, notre abbé se présente aux rangs français, court, se démène, fait signe d'un mouchoir le long des premiers rangs; il va, vient, voltige à cheval, criant: La paix! la paix!

Ce n'était pas assez pour arrêter Schomberg, qui, le matin encore, dans une dernière lettre du roi, avait lu qu'il ne reconnaissait pas cette paix. Mais c'était assez pour détremper ceux (il y en a en toute armée) qui ne marchent pas volontiers. C'était assez pour faire crier à Marillac que tout était fini. Schomberg lui-même se rangea à cet avis, tant il vit les esprits changés et l'armée refroidie.

Le résultat de cette farce était de finir la résistance de Casal.

Assiégeants, assiégés, Espagnols et Français s'en vont. Mais les impériaux (pires qu'Espagnols) y entrent, un commissaire de l'Empereur, avec une armée de domestiques allemands.

Ce joli trait de Mazarin commença la carrière de ce grand Mascarille.

Tout le parti espagnol en Europe, et nos reines surtout, en firent, en ornèrent la légende. Et quoi de plus touchant? Entre deux armées engagées, dans la première furie, sous une grêle de balles, ce jeune homme intrépide (mousquetaire avant d'être prêtre) se précipite, brave mille morts pour arrêter l'effusion du sang.

Tant de courage, d'humanité, de charité chrétienne... Tout à la fois la légende d'un saint et celle d'un héros de roman!...

Telle fut la noble et charmante auréole sous laquelle fut bientôt présenté à notre Espagnole Anne le sauveur de l'armée d'Espagne. Admirable rencontre! mystérieuse prédestination! On fit remarquer à la reine que cet ange de paix avait des traits du beau, du noble Buckingham, du héros qu'elle avait aimé.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE V

JOURNÉE DES DUPES.—VICTOIRE DE RICHELIEU SUR LES REINES ET MONSIEUR
De novembre 1630 à juillet 1631

L'effort du grand ministre, les nobles velléités du roi à son réveil, avaient donc avorté. On devait croire le roi indigné contre ceux qui lui avaient enlevé une victoire certaine, une conquête probable. Or, le contraire advint. En gardant encore son ministre, il assura de nouveau aux reines que, «la paix faite, il le renverrait.» (Fin d'octobre 1630.)

Par quelle prise avaient-elles ressaisi le roi? Par la plus imprévue: une femme, un amour... Cet insensible, ce malade saigné à blanc, si pâle, qui faisait presque peur, on trouva l'art de le rendre amoureux!

L'aventurier Vaultier, musicien de la reine mère, qui s'était fait son médecin et astrologue, était un esprit pénétrant. On lui doit cet hommage. Il devina que ce moment où un homme échappe à la mort, où, les cierges de l'extrême-onction s'éteignant, il voit la vraie lumière, se croit rené, il est infiniment sensible par sa faiblesse même, enfant, tendre et poète, sous l'enchantement de sa nouvelle aurore.

Donc, il advint que cette aurore, cette belle lumière de vie dont la nature se pare pour un mourant ressuscité, Louis XIII la vit un matin tout animée, charmante, dans une demoiselle de quinze ans, une blonde du Midi. L'avisé Provençal avait cherché, trouvé la petite fille au fond du Périgord, l'avait fait venir avec sa grand'mère, qu'il gagna en lui promettant de devenir dame d'atours de la mère du roi.

On savait parfaitement par quel concert d'éloges, organisé et concordant comme par hasard, on pouvait faire aimer quelqu'un de Louis XIII. On lui donnait de temps à autre un favori, un camarade d'amusement ou de chasse. En hommes, c'était assez facile, plus difficile en femmes. Le sentiment qu'il avait de son insuffisance le rendait plus timide. Mais ici, le grand intérêt que les reines avaient à la chose leur donna de l'adresse. On prépara le roi à voir cette jeune merveille, et, quand il fit ses relevailles (pour ainsi dire) et alla rendre grâces à Saint-Jean de Lyon, le coup désiré fut frappé.

Le roi, plein de reconnaissance, ayant bien remercié Dieu, resta encore à entendre un sermon. Là, les yeux errants du convalescent tombèrent sur la nouvelle venue, mademoiselle de Hautefort. L'Aurore comme l'appelaient ses compagnes pour son teint rose, ses cheveux rutilants, illuminée sans doute du reflet des vitraux, apparut un rayon d'en haut et la résurrection elle-même à ce Lazare. Il eut honte d'avoir un carreau sous les genoux quand elle n'en avait pas, et, sans s'inquiéter de ce qu'on en dirait, il suivit son sentiment poétique et lui fit porter son carreau. Une fille du Nord eût été abîmée d'étonnement et d'embarras, eût fait quelque gaucherie. Mais celle-ci, d'une légère rougeur, du vif éclat de ses yeux bleus, transfigurée, prit le carreau, et, sans s'en servir, le posa près d'elle avec respect. Et tout cela d'un si grand air, d'une telle noblesse virginale, que tout le monde en fut ébahi.

Voilà le roi, dès ce jour, sorti de la vie sauvage où l'avaient tenu ses favoris de chasse et autres, Luynes, Baradas, récemment Saint-Simon. Le voilà assidu désormais chez les reines, sans cacher aucunement qu'il y va pour mademoiselle de Hautefort. Il fait pour elle des vers, de la musique, lui parle de sa chasse comme à un camarade, de ses ennuis et même des affaires du royaume, parfois de son ministre. Elle, sans rechercher l'honneur de ces confidences, elle y répond modestement, avec adresse et présence d'esprit. Parfaitement dévouée aux reines, à sa chère maîtresse, Anne d'Autriche (si innocente et si persécutée), elle dit à merveille, d'une vivacité naïve et gasconne, les petits mots qu'on lui fait dire, du reste, ne parlant qu'en chrétienne, pour l'union de la famille royale, pour le soulagement du pauvre peuple et la fin de la guerre.

Richelieu se noyait. Et voilà que cette enfant, innocente et charmante, presque sans s'en douter, lui met la pierre au cou.

Le naufragé imagina de se reprendre à une vieille planche, la reine mère, à son ancien attachement. Puisque, de toutes parts, le vent était à l'amour et que l'amour lui faisait la guerre, il entreprit d'y recourir lui-même. Il avait fort vieilli, il est vrai; il avait déjà les joues creuses, le poil gris, l'air fantôme qu'on lui voit au portrait du Louvre. Mais enfin, la bonne dame avait toujours vingt ans de plus. Un homme de tant d'esprit, et qui avait cet esprit dans les yeux, ne pouvait-il, à force de tendres respects, de mensonges, réveiller au vieux cœur l'étincelle des beaux jours passés? Un Vaultier tiendrait-il contre Richelieu en présence? Celui-ci prit un parti héroïque, ce fut de s'établir sur le terrain de Vaultier même, dans le propre bateau, l'appartement et l'alcôve mouvante où la reine descendait la Loire pour aller à Paris. Elle passait les jours au lit; lui à ses pieds, agenouillé sur des coussins, comme on faisait alors.

Spectacle intéressant! Et quel dommage que Saint-Simon ne fût pas né! La passion première parut revenue tout à fait. C'était un doux concert de mots charmants en italien entre la vieille haineuse et le prêtre enfiellé. Amico del cor mio! disait-elle. Lui, il était ému, rêveur, visiblement fervent et plein de religion, mais troublé sans doute de tant de beauté.

Qui tromperait et mentirait le mieux? C'était la question. La Florentine avait l'émulation de Catherine de Médicis. Mais, parmi ses douceurs, telle venimeuse œillade put révéler au grand observateur la plaie qui lui restait et que rien ne guérit. La Fargis avait eu soin de lui dire que le cardinal et sa nièce (qui, comme tous les caractères sombres, avaient des échappées bouffonnes) égayaient leurs ébats à faire la comédie des galants transports de la vieille en baragouinage italien.

Long et pénible fut ce tête-à-tête du bateau. Dès qu'elle en descendit, le cardinal partit grand train et rejoignit le roi à Auxerre. Le roi, loin des beaux yeux d'Aurore, avait quelque peu réfléchi. Une chose le rendait soucieux, c'était d'apprendre peu à peu comme on avait travaillé aux huit jours où il était mort et dans quelle tendre intimité on était avec l'homme de l'Espagne, Mirabel, alors à Bruxelles, qu'on fit revenir. Il avoua à Richelieu que la reine mère était toujours contre lui et n'oubliait rien pour le perdre.

La bataille était pour Paris. Le champ de bataille était le Luxembourg, où la reine mère promenait sa fureur dans sa galerie de Rubens. Quoique le roi n'eût rien promis qu'après la paix, elle voulait sur l'heure qu'il chassât Richelieu (11 novembre 1630). Celui-ci, averti, accourt, veut entrer, se défendre; mais la porte est fermée; il entre par une autre. Il s'explique, il prie et il pleure. Une effroyable averse d'injures est la réponse. Le roi s'enfuit et se sauve à Versailles.

On a dit que Richelieu, en ce moment, se crut perdu, qu'il fallut le conseil, la fermeté du cardinal de la Valette, pour lui rendre le courage et le faire aller aussi à Versailles. J'en doute fort. Sa ténacité indomptable est bien prouvée. Il avait près du roi un ami, il est vrai, un petit ami, Saint-Simon, ex-page que le roi avait fait premier écuyer. Ce favori obscur, sans grande action, avait pourtant cela d'être près du roi à toute heure. Il n'avait pas les charmes et les heureux moments de mademoiselle de Hautefort, mais en revanche l'assiduité; nuit et jour, il était le très-discret écho, sourd, non retentissant, des plaintes du roi. Il faisait profession de ne se mêler de rien, de n'avoir aucune initiative. Il savait dire: «Oui, Sire,» donner la réplique, simple, indispensable. Le roi, s'affligeant de son abandon et du fardeau d'affaires qu'allait lui laisser Richelieu, aurait dit d'un ton de regret: «Où est-il, maintenant?» À ce mot, qui n'était pas une demande, l'autre répondit cependant: «Mais, Sire, il est ici.»

Richelieu, comme de dessous terre, reparut et changea le roi. Il lui montra avec respect, mais lui montra pourtant, qu'en France, en Italie, partout, on se moquait de lui; qu'il avait perdu à Casal les résultats de deux campagnes, que l'Empereur en était maître, donc l'Espagnol (c'était même chose); que le pape était devenu tout impérial, que Venise demandait grâce à l'Empereur, qu'ici l'homme des reines, le vieux garde des sceaux, Marillac, là-bas, son frère le général, étaient excellents Espagnols; que sa cour, son conseil, n'avaient pour chef réel que l'ambassadeur Mirabel, appelé secrètement par la reine Anne à Paris.

Le Paris de la Ligue avait eu pour roi Mendoza. Il ne tenait pas à Mirabel qu'il ne jouât le même rôle. Il trouvait dans le Parlement force têtes pointues pour l'écouter, ou des sots importants, ou des fous imprudents qui auraient joué au jeu insensé de s'appuyer sur l'ennemi «dans l'intérêt des libertés publiques.» Le roi eut honte, eut peur d'une telle situation. Il reprit les sceaux au vieux Marillac, l'exila, fit arrêter l'autre Marillac à l'armée. Mais il était encore si incertain, qu'il lui fallut du temps pour se décider à donner les sceaux à Châteauneuf, un homme énergique et capable que lui désignait Richelieu. Il s'assura de Paris et de la police du Parlement en nommant Lejay premier président.

Mais, comment la reine mère allait-elle prendre tout cela? C'était l'inquiétude du roi. Il envoya quelqu'un, à deux heures de nuit, de Versailles à Paris, pour réveiller le père Suffren, au noviciat des Jésuites, et le prier d'intervenir et de calmer sa mère.

Cette journée, qu'on appela journée des dupes (11 novembre 1630), ne fut point décisive au fond, comme on l'a dit. Richelieu n'était sûr de rien; le roi restait chagrin de voir que lui seul eût raison.

Il n'avait pas eu assez peur. On n'avait pu, sur des preuves certaines, lui faire voir, lire, toucher le complot. Heureusement pour Richelieu, en surveillant la Lorraine, le centre ordinaire des intrigues, il saisit sur la route (décembre 1630) un médecin du roi, Senelle, chargé et surchargé de lettres pour la reine Anne, pour la Fargis et autres.

Que contenaient ces lettres? On ne le sait pas trop. Dans le procès qu'on fit, on n'ose lever qu'un coin du voile. On parle de complots contre la vie du roi, sans en alléguer d'autres preuves que des recherches astrologiques qu'on faisait pour savoir l'époque de sa mort. Curiosité, il est vrai, mauvaise et très-sinistre. On a vu que les pronostics de la mort d'Henri IV y avaient très-réellement contribué, encouragé les meurtriers, qui se crurent sûrs de le tuer au jour prédit, marqué là-haut.

Les deux reines et Monsieur ne souhaitaient qu'une mort, celle de Richelieu. On en avait souvent parlé, mais toujours on disait que, si Monsieur faisait tuer Richelieu, le roi le ferait mourir. Cela aurait pu arriver. Louis XIII, malade, comme Charles IX, avait sous les yeux son histoire. Dès son enfance, endoctriné par de Luynes, il tenait de lui cette opinion que Charles IX fut empoisonné par Catherine, et qu'il n'eût pas péri s'il eût fait périr son frère.

Donc, Monsieur devait y songer, attendre encore.

La mort de Richelieu exigeait la mort préalable du roi, qui, du reste, semblait ne devoir tarder; il ne se rétablissait point. Mais les valets parfois sont plus impatients que les maîtres; il se pouvait que ceux de Monsieur ou des reines perdissent patience et donnassent au roi malade quelque suprême médecine. L'Église y eût gagné, et l'âme aussi de Louis XIII. Car il allait se perdre, faire le grand péché d'Henri IV qui lui coûta la vie, l'alliance protestante. On le disait partout depuis un an pour irriter les catholiques, quoiqu'en réalité il ne traita que l'année suivante.

Dans la riche collection de lettres qu'on saisit, parmi celles qui étaient écrites à la reine, aux grands personnages, il y en avait une pour une vieille bourgeoise, de nom fort significatif, mademoiselle du Tillet.

Cette vieille était un vrai bijou du Diable, dont elle avait l'esprit. Une destinée tout à rebours. Pour sa laideur, elle avait été adorée du duc d'Épernon. Et, pour sa roture de petite bourgeoise, elle régnait dans la maison de Guise, faisait la pluie et le beau temps. Il y avait quelque chose là-dessous. Elle ne bougeait du Luxembourg, où la reine mère la traitait avec grande considération. C'était une sibylle, une espèce d'oracle; on répétait et on retenait ses mots. On la consultait en affaires, comme on fait des grands hommes qui, en leur temps, ont accompli des choses ardues et hasardeuses. Comment s'en étonner? Elle passait pour avoir été dans le secret de Ravaillac.

Mais elle était très-fine, et cette fois, pas plus que l'autre, on ne put la prendre. Interrogée, elle plut à Richelieu en parlant outrageusement de la Fargis.

La découverte des lettres mit les trois cabales en déroute et en division. Chacun sacrifia les deux autres.

Monsieur traita, promit d'être l'ami de Richelieu, qui acheta ses favoris. Il promit à la reine de parler pour elle, et parla plutôt contre.

La reine mère traita aussi pour sauver son Vaultier. Elle envoya le nonce du pape à Richelieu lui dire qu'il y avait moyen de s'arranger. Puis, inquiète, elle lui envoya encore le père Suffren pour le prier de venir, et, quand il fut venu, très-douce, elle lui dit qu'elle avait réfléchi et qu'elle sentait bien que les affaires du roi ne pouvaient se passer de lui. Elle consentit à aller au conseil, et là, faisant bon marché de la jeune reine, sa belle-fille, elle trouva fort bon qu'on punît la Fargis, qui ne pouvait guère l'être sans qu'Anne en demeurât tachée.

Mais la plus embarrassée était la jeune reine, dont la grossesse apparaissait. Elle ne fit pas beaucoup d'effort pour la Fargis; elle pensa à elle-même, et, avec la faiblesse d'une femme en cet état, chargea et dénonça sa grande amie. Elle dit cette chose ridicule, trop visiblement improbable, qu'elle (la reine Anne) avait défendu le cardinal, refusé de le perdre, et que cette méchante Fargis avait forgé les lettres pour l'en punir et la perdre elle-même.

Richelieu, absolument maître de la situation, montra pour la reine une grande douceur. Il craignit de déchirer le rideau de gaze légère qui couvrait le triste intérieur de la famille royale. Il craignit de rendre le roi ridicule. Il craignit peut-être pour Anne elle-même. Car cet homme, qui semblait si sec, aimait les femmes pourtant. Il croyait la reine fragile; il la voyait tombée jusqu'à l'avilissante faiblesse d'accuser son amie. Il espéra dans cette mollesse de nature, et crut qu'un jour ou l'autre, dans quelque embarras où l'étourdie se jetterait encore, il l'aurait à discrétion.

Donc, il se contenta d'éloigner cette Fargis. Il la laissa s'enfuir, ce qui rendait le procès impossible. Mais, contre son attente, la Fargis partie (30 décembre 1630), la reine se désola et s'emporta; elle montra pour la perte de celle qu'elle venait d'accuser un inexplicable désespoir. Elle disait tantôt qu'elle savait qu'on voulait la renvoyer en Espagne, tantôt la faire mourir pour que la nièce du cardinal pût épouser le roi. Elle priait, pleurait aussi, pour conserver un valet d'intérieur auquel elle tenait d'une manière étonnante, son apothicaire. Elle en fit une affaire d'État. De couronne à couronne, l'Espagne demanda à la France, par son ambassadeur, que cet indispensable serviteur fût rendu à la reine. On le lui rendit pour deux mois, et avec cette clause, qu'il ne la verrait qu'au Louvre et en présence d'une dame très-sûre.

Son embarras tenait à l'éloignement de sa garde-malade et de l'homme qui pouvait simplifier son état. Il devenait visible. Richelieu, malicieusement, envoyait voir souvent comment elle se portait. Exaspérée, elle dit: «Mais qu'il vienne lui-même!... Il sera le très-bienvenu!»

Cet état ne l'empêchait pas de s'agiter, de recevoir des agents de Lorraine ou de trotter aux Carmélites, pour voir Mirabel en cachette, ou un anglais papiste, lord Montaigu, agent de sa belle-sœur Henriette, et mêlé dans tous les complots.

Intrigues misérables, sans résultat possible. L'Espagne n'avait aucune chance de soulever le peuple en ce moment. Le seul complot qui eût pu réussir, c'était de profiter de la passion du roi pour mademoiselle de Hautefort, de le faire succomber, et, par elle, de s'emparer de lui entièrement. Innocente, mais dévouée, passionnée pour sa maîtresse, cette enfant (de seize ans) eût donné sa vie pour la reine, et peut-être un peu plus encore. L'intérêt de l'Église, d'ailleurs, eût tout couvert. Quel beau texte pour les casuistes! une douce faiblesse qui empêchait un crime (l'alliance protestante), qui chassait Richelieu, le démon de la guerre, qui rendait la paix à l'Europe et réconciliait la grande famille chrétienne!... Près d'un tel dévouement, qu'était-ce que celui de Judith, qui ne sauva que Béthulie?

La jeune victime était toute leur ressource en ce naufrage. Vaultier le dit dès Lyon. Son collègue, le pieux médecin Bouvart, à Saint-Germain, quand la reine fut visiblement grosse, n'osa plus tarder, mit les fers au feu. Il se jeta un jour dans un long discours à la Sganarelle, que le roi ne pouvait comprendre. Le sens qu'il démêla à la fin, c'est qu'il n'était malade que de chasteté (comme un de ses aïeux qui en mourut, dit-on); mais que lui, ce serait grand dommage s'il en mourait. Et, comme le roi s'impatientait, demandait où il en voulait venir, à quel remède, saignée, médecine ou lavement... Bouvart, embarrassé, insinua que la vraie médecine, c'était mademoiselle de Hautefort.

Bouvart était un sot. Un homme que lui-même purgeait, dit-on, deux cents fois par an, était bien à l'abri de ces basses tentations. Il fut scandalisé. C'est tout ce qu'on gagna.

Cependant les choses pressaient. On fit un essai plus direct. Le fait est très-connu, mais de date incertaine. Je n'hésite pas à le placer au moment où la reine, dans une situation urgente, eut besoin d'emporter la chose.

Un jour, en souriant, mademoiselle de Hautefort tenait, laissait voir un petit billet. Voilà le roi curieux. Il veut savoir ce que c'est. En badinant toujours, elle recule, et le roi avance, curieux et intrigué de plus en plus. Il la prie de le laisser lire, avance la main pour prendre. Elle le cache dans son sein. Le roi est arrêté tout court et ne sait plus que faire. Cela se passait devant la reine. Elle fit une chose hardie, et qui pouvait avoir de grandes conséquences. Elle prit les mains de la jeune fille, et la tint pour que le roi pût la fouiller.

Mais Louis XIII fut plus embarrassé encore. Il recourut à l'expédient (ridicule, excellent) de prendre de petites pincettes d'argent qui étaient là, et, chastement, de ce lieu délicat, sans contact, enleva la lettre.

Que serait-il arrivé si les choses s'étaient passées autrement? On rira si l'on veut, on se moquera de ceux qui donnent aux petites causes une grande portée. Il n'y a rien de petit au gouvernement monarchique.

Si les pincettes ne s'étaient trouvées là, si Louis XIII n'eût pas été homme à les prendre, il serait arrivé que le roi eût senti la débonnaireté de la reine, goûté sa complaisance, compris ce que dit madame de Motteville: «Que la reine désirait qu'il aimât mademoiselle de Hautefort.» Enfin sa conscience dévote eût cédé, étouffée par cette connivence de la personne intéressée.

Mademoiselle de Hautefort ne se fût pas sacrifiée pour n'en retirer rien. Aussi ardente et résolue qu'elle avait été vertueuse, le pas fait, elle aurait mené bien loin le roi dans le sens de la reine. Victoire complète de l'Espagne et du pape. Chute et procès de Richelieu. Nulle alliance avec Gustave-Adolphe.

Mais Louis XIII ne fut pas assez inintelligent pour ne pas comprendre. Il méprisa ceux qui l'entouraient, et se donna solidement et fortement à Richelieu.

Celui-ci, qui connaissait mieux son homme et son malade, en contraste avec l'impuissante corruption de la cour, réussit par l'austérité. Le roi aimait le Capucin Joseph.

Richelieu, non-seulement rappela Joseph, mais lui organisa un ministère de Capucins. Joseph eut quatre principaux secrétaires de son ordre, un état de maison, des chevaux, des voitures, des logements aux résidences de la cour.

Mais rien ne fit meilleur effet auprès du roi que de voir le ministère peuplé de ces robes grises. Rien n'affermit mieux sa conscience et dans ses sévérités pour sa mère, et dans ses résistances au pape, dans l'alliance avec Gustave. Il crut que beaucoup de choses étaient permises à un roi qui faisait aller les Capucins en carrosse.

Du reste, Richelieu, qui connaissait Joseph et l'avait expérimenté le premier fourbe de la terre, tout en le grandissant ainsi, le mit parfaitement dans sa main. Il dit aimer tant ce cher frère qu'il ne le logerait qu'avec lui. Lui et ses Capucins, ses employés, son petit ministère, tout fut établi chez le cardinal, au même étage, dans son appartement et sous ses yeux, de sorte qu'il pût toujours lui-même espionner ce chef des espions.

Le tenant de si près, il l'employa à dire au roi certaines choses difficiles, à ouvrir certains avis violents, se réservant pour lui des dehors de modération. Le Capucin, né homme d'épée, passait pour en garder l'esprit, et on en faisait cent histoires plaisantes. On disait, par exemple, qu'un jour, disant sa messe, il reçut un officier qui venait prendre un ordre pressé pour une surprise de place: «Mais, s'ils font résistance?» dit l'officier. «Alors tuez tout,» dit le bon père, et il reprit sa messe interrompue.

Richelieu ne pouvait, sans une mauvaise couleur d'ingratitude, parler contre son ancienne protectrice, la reine mère. Peut-être fit-il parler Joseph, et, par lui, enleva la grande mesure de la séparation de la mère et du fils.

Monsieur, le 31 janvier, ayant repris la guerre par une sortie furieuse et une bravade qu'il vint faire chez le cardinal, on acheva de persuader au roi, excédé de ces orages, qu'avec sa mère et son frère il n'aurait jamais de repos.

Il alla à Compiègne avec toute la cour, mais partit, y laissa sa mère sous la garde de M. d'Estrée, lui faisant dire qu'il la priait d'aller à Moulins, d'y rester. On lui enleva Vaultier, pour le lui rendre, disait-on, dès qu'elle serait à Moulins.

Le lendemain (25 février 1631), on mit son fidèle Bassompierre à la Bastille.

La sœur de Guise, princesse de Conti, fut exilée avec trois duchesses, dont deux étaient aussi de la maison de Guise.

Monsieur s'enfuit en Franche-Comté, sur terre espagnole, le 11 mars, avec le secours de sa mère, qui lui remit les pierreries de sa défunte femme. Elle-même, laissée sans gardes à Compiègne, sur je ne sais quel avis qu'on lui donna, s'enfuit aux Pays-Bas (18 juillet 1631).

C'est ce que voulait Richelieu.

Trois gouverneurs de provinces, Guise, Elbeuf et Bellegarde, avaient quitté la France. On les fit condamner à mort par le parlement de Dijon, ainsi que la Fargis, et Senelle aux galères. Le roi lui-même avait été à Dijon pour assurer la Bourgogne, gouvernement du fugitif Bellegarde.

Le roi fit ce voyage en mars, et partit de Dijon le 2 avril, pour revenir. Ce fut en mars que la reine avorta.

Richelieu avait eu la complaisance de laisser revenir près d'elle la Chevreuse, qui promettait de le servir désormais.

Monsieur en plaisanta. Il dit dans son exil «qu'on avait fait revenir la Chevreuse pour donner plus de moyens à la reine de faire un enfant.» (Journal de Richelieu, Arch. cur., t. V, p. 71.)

On lit dans le même journal, p. 41, cette note curieuse:

«Madame Bellier a dit au sieur Cardinal, en grandissime secret, comme la reine avoit été grosse dernièrement, qu'elle s'étoit blessée, que la cause de cet accident était un emplâtre qu'on lui avoit donnée, pensant faire bien. Depuis, Patrocle (écuyer de la reine) m'en a dit autant, et le médecin ensuite.»

Le roi ignora-t-il cette grossesse? Et Richelieu fût-il tellement magnanime pour sa belle ennemie, jusqu'à la couvrir de son silence?

Je ne l'imagine pas.

Je crois plutôt qu'il laissa ce triste secret arriver au roi, pensant ne pouvoir s'affermir sur une meilleure base que sur le mépris de la reine.

Ce qui est sûr, c'est qu'Anne d'Autriche avorta en mars, et que Richelieu, définitivement vainqueur et maître, osa, au mois d'avril, clore et signer son traité avec Gustave, dressé dès le mois de janvier.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE VI

GUSTAVE-ADOLPHE[8]
1631

Voilà quatre-vingts pages pour le récit de trois années. Et qu'ai-je raconté? Rien du tout.

Ce rien est quelque chose. Car c'est le fond du temps. La grandeur de l'effort, le sérieux des tentatives, la complexité des combinaisons, l'ostentation savante d'une grosse machine politique et diplomatique, entravée par la moindre chose, qu'il faut raccommoder sans cesse, et qui crie, gémit, grince pour donner un minime effet, voilà ce qu'on a vu. Les infortunés machinistes, Sully et Richelieu, par une force très-grande de sagesse et de volonté, atteignent de petits résultats éphémères.

Que reste-t-il de Sully, à cette époque, des bonnes volontés d'Henri IV? Et ce retour que Richelieu, en 1626, comptait faire aux économies de Sully, cet espoir de réforme, que sont-ils devenus? Louis XII et François Ier conquirent la Lombardie avec moins de labeur que Richelieu ces deux petites places de Pignerol et de Saluces qu'il nous fait tant valoir. Le résultat unique et réel qu'on ait obtenu, c'est l'amortissement définitif d'une grande force vive par où jadis la France fut terrible à l'Espagne; je parle du parti protestant, de la marine protestante.

Du reste, l'impuissance est le trait marqué de l'époque. Chacun sent nettement que quelque chose meurt, et on ne sent pas ce qui vient.

Les vigoureux génies qui, dans ce siècle, ont un moment prolongé l'autre, Shakespeare et Cervantès, ont une intuition fort nette de ces pensées de mort. Ils jouent avec la leur et ne regrettent rien.

«Pleurez-moi seulement ce moment où la cloche tintera pour dire que je vais loger avec les vers... Oubliez-moi et ne répétez point ce pauvre nom de Shakespeare.»

L'Espagnol est plus triste, car il s'obstine à rire. Après une histoire fort plaisante: «Je sens bien à mon pouls que dimanche il ne battra plus. Adieu, gaieté! adieu, plaisanterie! adieu, amis! À l'autre monde!»

C'est la fantaisie, direz-vous, qui part avec Shakespeare et Cervantès. Une sérieuse renaissance va commencer, de prose et de bon sens. Voici venir les gens de Port-Royal, l'austérité du jansénisme, des efforts méritoires pour mettre la raison dans la foi. Il est curieux de voir pourtant comment les fondateurs eux-mêmes jugeaient de la situation. Jansénius et Saint-Cyran, jeunes en 1613, à l'occasion de Gauffridi, prince des magiciens (V. le volume précédent), concluaient que le temps de l'Antichrist était venu, le dernier temps du monde. Vers 1653, Saint-Cyran, au principe même de la réforme de Port-Royal, montre infiniment peu d'espoir. Il dit en propres termes à Angélique Arnauld: «Il se fera une réformation dans l'Église... Elle aura de l'éclat et éblouira. Mais ce sera un éclat qui ne durera pas longtemps et qui passera.»

En résumé, ce siècle même, à sa bonne époque, dans ses vigoureux commencements jusqu'à Pascal, manque du haut et fécond caractère qui marqua le XVIe siècle à son aurore. Je parle de l'espoir, du signe décisif où le héros se reconnaît, la joie.

J'en ai parlé fortement pour Luther, qui, parmi ses tempêtes, offre pourtant ce signe, la grande joie révolutionnaire, destructive et féconde, et la charmante joie des enfants.

J'en ai parlé pour le sublime fou de la Renaissance, l'engendreur du Gargantua, qu'on range avec les fantaisistes, et qui, tout au contraire, eut la conception première du monde positif, du monde vrai de la Foi profonde, identique à la science.

Je ne vois au XVIIe siècle que deux hommes gais, Galilée et Gustave-Adolphe.

Galileo Galilei, fils du musicien qui trouva l'opéra, et musicien lui-même, élève des grands anatomistes de Padoue, qui lui apprirent à fond le mépris de l'autorité, professait les mathématiques. En littérature, son livre, c'était l'Arioste; il laissait là le Tasse et les pleureurs.

Deux choses un matin lui tombent dans les mains, un gros livre d'Allemagne et un joujou de Hollande. Le livre, c'était l'Astronomia nova de Keppler (1609) et le joujou, c'était un essai amusant pour grossir les objets avec un verre double.

Keppler avait trouvé les mouvements des planètes, affermi Copernic et pressenti Newton. Galilée, au moyen de l'instrument nouveau qu'il organise, suit la voie de Keppler, et, derrière ses planètes, il voit la profondeur des cieux (1610).

Foudroyé et ravi, saisi d'un rire divin, il communique au monde la joie de sa découverte. Il en fait un journal: Messager des étoiles.

Puis les célèbres dialogues. Nulle pompe, nulle emphase; la grâce de Voltaire et le style le plus enjoué.

Voilà la vraie grandeur.

Nous la trouvons la même dans le maître de l'art militaire, Gustave-Adolphe, créateur de la guerre moderne. Si l'on veut croire ce qu'il disait, qu'il l'apprit d'un Français, il restera du moins le héros qui la démontra.

Vrai héros et grand cœur, dont ses ennemis, terrassés, ne bénirent pas moins la douceur et l'inaltérable clémence.

Ce qui étonnait le plus en lui, c'était surtout son étonnante sérénité, son sourire en pleine bataille. La conception du bon Pantagruel, du géant qui voit de haut les choses humaines, semblait s'être réalisée dans ce véritable guerrier. Il n'eut ni le génie morose de notre Coligny, ni le froid sérieux du Taciturne, ni l'âpreté farouche du prince Maurice. Tout au contraire, une humeur gaie, des traits de bonhomie héroïque.

Cet enjouement de Galilée et de Gustave-Adolphe, des deux hommes vraiment supérieurs, est un trait fort spécial, fort étranger au temps, et qui n'y a nulle influence. Le temps est sec, et triste, sombre.

Gustave n'apparut que pour un jour, pour montrer une science nouvelle, vaincre, périr. Galilée, pendant très-longtemps, influa peu; vingt ans après sa découverte, le jeune Descartes, qui va en Italie, ne le visite point et semble ignorer qu'il existe. La révolution de Luther, en l'autre siècle, a couru en un mois par toute l'Europe, et jusqu'en Orient. Celle de Galilée est négligée vingt ou trente ans, comme serait un badinage astrologique. Personne n'en sent l'énorme portée, morale et religieuse.

Avant de faire connaître la révolution militaire qu'opéra Gustave-Adolphe, il n'est pas mal de le montrer lui-même.

C'était un homme de taille très-haute (quelques-uns disent le plus grand de l'Europe). Très-large front. Nez d'aigle. Des yeux gris clairs (assez petits, si j'en crois les gravures), mais pénétrants. Il avait pourtant la vue basse, et il eut de bonne heure, étant Allemand par sa mère, beaucoup d'embonpoint. Sa grande force d'âme et de corps, sa paix profonde dans le péril où il passait sa vie, et l'absence absolue de trouble, n'avaient pas peu contribué à le faire gras. Cela le gênait un peu; on ne trouvait guère de chevaux assez forts de reins pour le porter. Mais cela le servait aussi. Une balle, qui eût tué un homme maigre, se logea dans sa graisse.

Il était fort sanguin, et il avait parfois de petits moments de colère, fort courts, après lesquels il se mettait à rire. Il s'avançait aussi trop en bataille, comme un soldat. Sans ces défauts, les seuls qu'on lui reproche, on aurait pu le croire plus haut que la nature humaine.

Il était étonnamment juste, et trouvait bon que ses tribunaux suédois le condamnassent en ses affaires privées. Il apparut dans cette horrible guerre de Trente ans, où il n'y avait plus ni loi ni Dieu, comme un divin vengeur, un juge, la Justice elle-même.

L'approche seule de son camp, irréprochablement austère, était une révolution. Un de ses hommes, qui venait de prendre les vaches d'un paysan, sent une main pesante qui se pose sur son épaule. Se retournant, il reconnaît le bon géant Gustave, qui lui adresse avec douceur ces fortes paroles: «Mon fils, mon fils, il te faut t'aller faire juger.» Ce qui voulait dire: Te faire pendre.

Il était le représentant du principe opprimé, le protestantisme, celui de la liberté de l'Europe. Car son père ne fut roi de Suède que par la ruine du catholique Jean. Il fut le roi de la défense nationale contre la Pologne et les Jésuites. Son père le désignait, enfant, comme le vengeur de cette cause. «Je n'achèverai pas, disait-il; ce sera celui-ci.» L'Allemagne le comprit ainsi. Et, quand il eut vingt ans (1614), les grandes villes impériales, si éclairées, Strasbourg, Nuremberg, Ulm, voulaient déjà le nommer leur défenseur contre la maison d'Autriche. Le landgrave de Hesse l'appelait aussi.

Il avait eu une éducation très-forte. Il écrivait et parlait l'allemand et le hollandais, le latin, l'italien et le français. Il entendait le polonais et le russe. Mais ce qui était plus important, c'est que, dans la trêve de douze ans entre la Hollande et l'Espagne, nombre d'officiers, de toute nation, qui vinrent servir en Suède lui apprirent à fond toute cette savante guerre de Hollande. Situation très-favorable. Il se trouva, en réalité, le successeur du prince Maurice.

C'était la guerre des siéges, des canaux, des marais. Mais, pour la stratégie proprement dite, la guerre des grandes manœuvres en plaine, le maître était en Suède. Pontus de la Gardie (de Carcassonne) l'avait entrevue, et son fils Jacques la trouva tout entière, la réalisa, l'enseigna à Gustave.

Né en 1585, Jacques avait dix ans de plus que lui. La nécessité de faire face avec une petite infanterie à l'immense cavalerie polonaise et aux profondes masses russes le força d'avoir du génie et d'inventer. Il pénétra jusqu'à Moscou. Et ce qui prouve que l'homme en lui fut aussi grand que l'homme de guerre, c'est que les Russes, battus par lui, eussent voulu le canoniser.

La Suède parut quelque temps irrésistible. Elle reprit Calmar sur le Danemark. Elle conquit la Finlande, imposa la paix à la Russie. Elle conquit la Courlande, la Livonie, la Prusse polonaise, imposa la paix à la Pologne.

En Pologne déjà, Gustave se trouva en face des impériaux, venus comme alliés. Il allait les retrouver en Allemagne, sur la côte du Nord, pour l'empêcher d'accomplir, ce qui semblait le mouvement naturel de sa conquête, le tour de la Baltique.

Ce n'était pas une querelle accidentelle, mais naturelle, essentielle et fondamentale; la Baltique, visiblement, allait appartenir à quelqu'un; à Gustave? à Waldstein? Celui-ci assiégeait Stralsund, et Gustave la lui fit manquer (1628).

Dès 1625, la Suède, sous Jacques la Gardie et Gustave, avait planté le drapeau de la réforme militaire, fait hardiment (elle si pauvre!) son plan pour une armée de quatre-vingt mille hommes. Et quelle prime offrait-elle? Un code d'une sévérité extraordinaire. De plus, elle supprimait presque les armes défensives.

Un Français avait trouvé un principe de guerre opposé aux trois guerres d'alors. On peut le formuler ainsi: que ce qu'il y avait de plus fort, ce n'était pas l'élan des Turcs, la tempête de cavalerie, ce n'était pas la pesanteur des cuirassiers impériaux, ni même les murs et les savantes fortifications de la Hollande,—mais bien les murs humains, le ferme fantassin en plaine et la poitrine de l'homme.

Et, bien loin de faire des carrés épais comme ceux des Espagnols, des Janissaires, des rangs serrés contre les rangs, qui, une fois rompus, s'embrouillaient de plus en plus, il mit ses hommes en files simples, et du vide derrière, disant: «Si la cavalerie vous rompt, laissez passer, et reformez-vous à deux pas.»

Cette confiance extraordinaire à la force morale eut son effet. Et cette belle tactique suédoise tenta les braves au point que beaucoup quittaient des services lucratifs, et la Hollande même, pour venir prendre part à la guerre hasardeuse où, pour rempart, on n'avait que le cœur.

Ainsi apparut dans la guerre le vrai génie moderne qui méprise les sens et la platitude du sens commun, qu'on appelle souvent le bon sens, et qui, le plus souvent, est la routine. Les sens, le sens commun, avaient dit que le ciel était une voûte de cristal à clous d'or.

Galilée n'en crut rien, y vit et y montra un abîme infini. Les mêmes sens disaient que le plus sûr en guerre était de se mettre derrière des cuirasses et des murs. Gustave n'en crut rien, et il crut, d'après la Gardie, que le vrai mur, c'est l'homme ferme, et que cette fermeté mobile, dégagée des armures de limaçon sous lesquelles on traînait, est le secret de la victoire.

Dans ces hardis joueurs qui venaient à cette noble loterie, on voyait un bon nombre de nos Français réfugiés de Hollande. L'armée suédoise était surtout, avant tout, l'armée protestante. L'alliance française, qui eût été désirable à Gustave en 1627, quand Richelieu faisait la guerre au pape en Valteline, lui fut extrêmement antipathique en 1629, quand Richelieu, vainqueur de la Rochelle, appelé par le pape en Italie, était chanté et célébré par tout le parti catholique. Et, d'autre part, le ministre, qui alors comptait sur Rome, et déjà se croyait légat, n'eût eu garde de tout gâter par une telle alliance. Il tenait cependant près de Gustave un militaire distingué, Charnacé, qui négociait, semblait vouloir traiter, se mêlait fort des affaires de Gustave (de sa trêve avec la Pologne). Ce qu'il voulait surtout, c'était d'inquiéter l'Empereur, de retenir Waldstein au Nord, tandis que le duc de Lorraine et Monsieur l'appelaient en France.

Une alliance que préférait Gustave était celle de Bethlem Gabor, son beau-frère, le chef des Marches turques, qui tenait l'Empereur par derrière. Mais il mourut en novembre 1629. Gustave eût volontiers pris des subsides du roi d'Angleterre, directement intéressé aux affaires d'Allemagne pour la spoliation de son parent, le Palatin. Mais Charles, en lutte avec sa nation, et sous l'influence de sa femme Henriette, n'était nullement ennemi de la maison d'Autriche. Gustave ne l'ignorait pas; il jugeait déjà Charles comme aurait fait Cromwell, et voyait dans son employé Vane un traître, un employé de Madrid.

Quant au Danois, la terreur de sa défaite l'avait mis si bas, que, pour se sauver seul, il sacrifiait tous ses alliés protestants. Bien plus, il entrait (en dessous) dans un honteux traité avec l'aventurier, le grand marchand de meurtres, Waldstein, et il allait mêler le sang de cet homme au sang royal en épousant sa fille, riche des pleurs de l'Allemagne!

Donc, Gustave était seul.

Richelieu ne vint sérieusement à lui que fort tard, le 24 décembre 1629. Ayant alors vaincu la cour par la découverte des lettres qui dévoilaient les trois cabales, à cette époque aussi décidément désabusé du pape, il offrait de l'argent à Gustave pour qu'il passât en Allemagne. À quelles conditions? En promettant de respecter l'usurpation que la Bavière avait faite du Palatinat. Or, c'était le point grave dans les affaires de l'Allemagne. L'électorat du Palatin, transmis à la catholique Bavière, était le signe suprême de la victoire des catholiques. En respectant cela, quoi qu'on fît, on ne faisait rien. Richelieu n'appelait Gustave en Allemagne qu'en l'entravant, voulant qu'il s'abdiquât et s'énervât d'avance.