Project Gutenberg's Histoire de France 1618-1661, by Jules Michelet

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Title: Histoire de France 1618-1661
Volume 14 (of 19)

Author: Jules Michelet

Release Date: December 4, 2009 [EBook #30602]

Language: French


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HISTOIRE DE FRANCE

PAR

J. MICHELET

 

NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE

 

TOME QUATORZIÈME

 

PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
A. LACROIX & Cie, ÉDITEURS
13, rue du Faubourg-Montmartre, 13

 

1877
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.

HISTOIRE DE FRANCE

PRÉFACE

Les trente années pénibles que je traverse en ce volume sont cependant illuminées par deux grandes lumières, des plus pures et des plus sublimes, Galilée et Gustave-Adolphe. (Voir le chapitre VI.) De l'Italie, du Nord, cette consolation me venait en débrouillant l'énigme laborieuse de la politique française et de la guerre de Trente ans, et elle m'a bien soutenu. Par un contraste singulier, dans cette époque pâlissante où l'homme, de moins en moins estimé et compté, semble s'anéantir dans la centralisation politique, ces deux figures subsistent pour témoigner de la grandeur humaine, pour la relever par-dessus les âges antérieurs.

Leur originalité commune, c'est que chacun d'eux est au plus haut degré le héros, le miracle, le coup d'en haut, ce semble, la révolution imprévue. Et, d'autre part, ce qui est bien différent, le grand homme harmonique, où toutes les puissances humaines apparaissent au complet dans une douce et belle lumière.

Chacun d'eux vient de loin, et le monde s'y est longtemps préparé.

Toutes les nations d'avance avaient travaillé pour Galilée. La Pologne (par Kopernic) avait donné le mouvement; l'Allemagne, la loi du mouvement (Keppler); la Hollande, l'instrument d'observation, et la France celui du calcul (Viète). Florence fournit l'homme, le génie qui prend tout, se sert de tout en maître. Et Venise donna le courage et la liberté.

Jamais homme ne réalisa une chose plus complète. Ordinairement il faut une succession d'hommes. Ici le même trouva en même temps: 1o La méthode, entrevue par les médecins, mais que Descartes et Bacon cherchent encore vingt ans plus tard. Galilée la proclame par le plus grand triomphe qu'elle ait eu dans le cours des siècles.—2o La science, une masse énorme de faits, un agrandissement subit des connaissances, une enjambée de compas qui alla de la petite terre et du petit système solaire aux milliards de milliards de lieues de la voie lactée.—3o Le calcul des faits, la mesure des rapports de ces astres entre eux.—4o Les applications pratiques. Il montra tout de suite le parti qu'en tirerait la navigation.

Mais ces résultats scientifiques étaient moins importants encore que les conséquences morales et religieuses. L'homme et la terre n'étaient plus le monde. Même le système solaire n'était plus le monde. Tout cela désormais subordonné, mesquin, misérable et minime. Que notre petit globe obscur décidât, par ses faits et gestes, du sort de tous les mondes, cela devenait dur à croire. Du ciel ancien, plus de nouvelle. Sa voûte de cristal était crevée, et elle avait fait place à la merveille d'une mer insondable, d'un mouvement infiniment varié, mais infiniment régulier.—Théologie visible! Bible de la lumière, ravissement de la certitude! L'universelle Raison révélée dans l'indubitable et supprimant le doute. La promesse de la Renaissance s'accomplissait déjà: «Fondation de la Foi profonde

Du reste, au premier moment, personne n'y prit garde, excepté le bon et grand Keppler, celui qui avait le plus servi et préparé Galilée, et qui le remercia pour le genre humain.

Gustave-Adolphe fut-il le Galilée de la guerre? Non, pas précisément. Il en renvoie l'honneur à son maître, Jacques de La Gardie, originaire de Carcassonne. Mais, dans cet art, celui qui applique avec génie, dans des circonstances toutes nouvelles et imprévues, n'est guère moins inventeur que celui qui a trouvé l'idée première. Donc, nous n'hésitons pas à proclamer Gustave un héros très-complet en qui se rencontra tout ce qui est grand dans l'homme: 1o L'invention, ou du moins un perfectionnement inventif et original de la vraie guerre moderne, guerre spiritualiste où tout est âme, audace et mouvement.—2o L'action, l'héroïque application de l'idée nouvelle, application heureuse et éclatante, du plus décisif résultat.—3o L'admirable beauté du but, la guerre pour la paix, la victoire pour la délivrance, l'intervention d'un juste juge pour le salut de tous.—4o Et pour couronnement sublime, l'auréole d'un caractère plus haut encore, plus grand que la victoire.

Il est intéressant de voir le double courant qui fait le héros, qui harmonise cette grande force individuelle avec le mouvement du monde, de sorte qu'il n'est pas excentrique, et qu'il est libre cependant, non dépendant de la force centrale. C'est sa beauté profonde d'avoir cette qualité.—Celui-ci est Suédois. Il est homme d'aventures. Son rêve n'est pas l'Allemagne, mais la profonde Russie qu'il voulait conquérir, et le chemin de l'Orient. C'est bien là, en effet, la propre guerre suédoise. Petit peuple, si grand! le seul qui ait le nerf du Nord (et bien plus que les Russes, population légère, d'origine et de caractère méridional.) Le vrai monument de la gloire suédoise, ce sont ces entassements de terre au pied des forteresses russes qu'ont bâties les prisonniers suédois. Les Russes qui connaissaient ces hommes, n'osèrent jamais en rendre un seul, rendant villes, provinces, et tout ce qu'on voulait, plutôt qu'un seul Suédois. Les os des prisonniers y sont restés, et témoignent encore de la terreur des Russes.—Mais, pour être Suédois, Gustave n'en est pas moins Allemand (par sa mère), protestant (de religion et de mission spéciale), enfin Français par l'éducation militaire. Nul doute que notre Languedocien, qui forma dix années Gustave dans les guerres de Pologne, de Russie, de Danemark, n'ait influé beaucoup sur son caractère même. L'étincelle méridionale n'est pas méconnaissable dans ses actes et dans ses paroles. C'est la bonté, l'esprit d'Henri IV, sa parfaite douceur. Du reste, tout cela transfiguré dans le sublime austère du plus grand capitaine, qui donna tout à l'action, rien au plaisir, et qui toujours fut grand. Un seul défaut (et d'Henri IV aussi), d'avancer toujours le premier, de donner sa vie en soldat, par exemple, le jour où, contre l'avis de tout le monde, il passa seul le Rhin.

On prodigue le nom de héros, de grands hommes, à beaucoup d'hommes éminents, à la vérité, mais pourtant secondaires. Cette confusion tient à la pauvreté de nos langues et à un défaut de précision dans les idées. Du reste, les hommes supérieurs ne s'y trompent pas, et n'ont garde d'aller sottement se comparer aux vrais héros. Turenne, l'illustre stratégiste, Condé, qui, par moments, eut l'illumination des batailles, le pénétrant et judicieux Merci, le froid et habile Marlborough, le brillant prince Eugène, auraient cru qu'on se moquait d'eux si on les eût comparés au grand Gustave. Au nom du roi de Suède, ils ôtaient leur chapeau. C'était un mot habituel entre eux: «Le roi de Suède lui-même n'eût pas réussi à cela... Il aurait fait ceci,» etc., etc. On voit que la grande ombre planait sur toutes leurs pensées.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE PREMIER

LA GUERRE DE TRENTE ANS.—LES MARCHÉS D'HOMMES LA BONNE AVENTURE
1618

L'histoire humaine semble finie quand on entre dans la guerre de Trente ans. Plus d'hommes et plus de nations, mais des choses et des éléments. Il faut raconter barbarement un âge barbare, et prendre un cœur d'airain, mettre en saillie ce qui domine tout, la brutalité de la guerre, et son rude outil, le soldat.

Il y avait trois ou quatre marchés de soldats, des comptoirs militaires où un homme désespéré, et qui ne voulait plus que tuer, pouvait se vendre.

1o L'ancien marché de l'Est, ou de Hongrie, des marches turques. Le vieux Bethlem Gabor, qui avait pris part à quarante-deux batailles rangées, se maintenait contre deux empires par la double force d'une résistance nationale et des aventuriers de toute nation. Tous les costumes de guerre, les déguisements par lesquels on essaye de se faire peur les uns aux autres, ont été trouvés là. Le monstrueux bonnet à poil pour rivaliser avec l'ours, l'absurde et joli costume du hussard qui porte des fourrures pour ne pas s'en servir, et, pour sabrer, jette la manche aux vents, toutes ces comédies, fort bien imaginées contre la terreur turque, furent partout servilement copiées dans les lieux et les circonstances qui les motivent le moins.

Au total, la Hongrie, le Danube, étaient la grande école, le grand enrôlement de la cavalerie légère. Là, point de solde et point de vivres, une guerre très-cruelle, nulle loi, l'infini du hasard, le pillage, la bonne aventure.

2o Exactement contraire en tout était le petit marché de la Hollande. Peu d'hommes, et très-choisis, très-bien payés et bien nourris. Une guerre lente, savante. Le plus souvent il s'agissait de siéges. On restait là un an, deux ans, trois ans, le pied dans l'eau, à bloquer scientifiquement une méchante place. Il fallait la vertu de nos réfugiés huguenots, ou l'obstination britannique des mercenaires d'Angleterre et d'Écosse qu'achetait la Hollande, pour endurer un tel ennui. Plusieurs eussent mieux aimé se faire tuer. Mais ce gouvernement économe ne le permettait pas. Il leur disait: «Vous nous coûtez trop cher.»

3o Ceux qui ne possédaient pas ce tempérament aquatique perdaient patience, et s'en allaient aux aventures du Nord. Ainsi fit un certain La Gardie, de Carcassonne, homme d'un vrai génie, qui, ayant su, par les Coligny, les Maurice, tout ce qu'on savait alors, alla s'établir en Suède, et sur le vaste théâtre de Pologne et de Russie, trouva la grande guerre, la haute et vraie tactique. Son fils forma Gustave-Adolphe.

4o Enfin, le grand, l'immense, le monstrueux marché d'hommes, était l'Allemagne, lequel marché, vers 1628, faillit absorber tous les autres et concentrer tout ce qu'il y avait de soldats en Europe, de tout peuple et toute religion.

Danger épouvantable. Si cela s'était fait, il n'y avait nulle part à espérer de résistance sérieuse. C'est ce qu'avait très-bien calculé le spéculateur Waldstein, qui ouvrit ce marché. Les anciens condottieri avaient fait cela en petit; plus récemment le Génois Spinola, sous drapeau espagnol, fit la guerre à son compte. Waldstein reprit la chose en grand, avec ce raisonnement bien simple: Si j'ai quelques soldats, je puis être battu; mais, si je les ai tous, je ferai la guerre à coup sûr, n'ayant affaire qu'aux non-soldats, aux paysans mal aguerris, aux moutons... Et j'aurai les loups!

Maintenant quel fut donc le secret de ce grand marchand d'hommes, de ce puissant accapareur, l'appât qui leur faisait quitter les meilleurs services et les mieux payés, le gras service de la Hollande? Comment se faisait-il que toutes les routes étaient couvertes de gens de guerre qui allaient se vendre à Waldstein? Quels furent ses attraits et ses charmes pour leur plaire et les gagner tous, les attacher à sa fortune?

C'était un grand homme maigre, de mine sinistre, de douteuse race. Il signait Waldstein pour faire le grand seigneur allemand. D'autres l'appellent Wallenstein, Walstein. Sa tête ronde disait: «Je suis Slave.» Tout était double et trouble en lui. Ses cheveux, demi-roux, l'auraient germanisé, si son teint olivâtre n'eût désigné une autre origine. Il était né à Prague, parmi les ruines, les incendies et les massacres, et comme une furie de la Bohême pour écraser l'Allemagne. Quand on parcourt ce pays volcanique, ses roches rouges semblent encore trempées de sang. De telles révolutions tuent l'âme. Celui-ci n'eut ni foi ni Dieu; il ne regardait qu'aux étoiles, au sort et à l'argent. Protestant, il se convertit pour une riche dot, qu'il réalisa en fausse monnaie d'Autriche, et acheta pour rien des confiscations, puis des soldats, des régiments, des corps d'armée, des armées. L'avalanche allait grossissant.

Sombre, muet, inabordable, il ne parlait guère que pour des ordres de mort, et tous venaient à lui. Miracle?... Non, la chose était naturelle... Il établit le règne du soldat, et lui livra le peuple, biens et vie, âme et corps, hommes, femmes et enfants. Quiconque eut au côté un pied de fer fut roi et fit ce qu'il voulut.

Donc, plus de crimes, et tout permis. L'horreur du sac des villes, et les affreuses joies qui suivent l'assaut, renouvelés tous les jours sur des villages tout ouverts et des familles sans défense. Partout l'homme battu, blessé, tué. La femme passant de main en main. Partout des cris, des pleurs. Je ne dis pas des accusations.

Comment arriver à Waldstein, inaccessible dans son camp? Le spectre était aveugle et sourd.

Les âmes furent brisées, aplaties, éteintes, anéanties. Quand le roi de Suède vint venger l'Allemagne et voulut écouter les plaintes, il trouva tout fini. Ces gens, pillés, battus, outragés, violés, dirent que tout allait bien. Et personne ne se plaignait plus!

Un fort bon tableau hollandais, qui est au Louvre, montre aux genoux d'un capitaine en velours rouge une misérable paysanne qui a l'air de demander grâce. Elle a le teint si plombé et si sale, elle a visiblement déjà tant enduré, qu'on ne sait pas ce qu'elle peut craindre. On lui a tué son mari, ses enfants. Eh! que peut-on lui faire? Je vois là-bas au fond des soldats qui jouent aux dés, jouent quoi? La femme, peut-être, l'amusement de la faire souffrir. Elle a encore une chair, la malheureuse, et elle frissonne. Elle sent que cette chair, qui n'est plus bonne à rien, ne peut donner que la douleur, les cris et les grimaces, la comédie de l'agonie.

Le pis, dans ce tableau funèbre, c'est que ce capitaine, enrichi par la guerre et en manteau de prince, n'a l'air ni ému ni colère. Il est indifférent. Il me rappelle un mot terrible par lequel Richelieu, dans son portrait de Waldstein, termine l'éloge qu'il fait de cet homme diabolique: «Et avec cela, point méchant.»

Waldstein fut un joueur[1]. Il spécula sur la furie du temps, celle du jeu. Et il laissa le soldat jouer tout, la vie, l'honneur, le sang. C'est ce que vous voyez dans les noirs et fumeux tableaux de Valentin, de Salvator.

Sort, fortune, aventure, hasard, chance, ce je ne sais quoi, cette force brutale qui va sans cœur, sans yeux, voilà l'idole d'alors. Le dieu du monde est la Loterie[2].

«Il est des moments, dit Luther, où Notre-Seigneur a l'air de s'ennuyer du jeu et de jeter les cartes sous la table.»

Waldstein réussit justement parce qu'il fut la loterie vivante. Il se constitua l'image du sort. Pour rien il faisait pendre un homme; mais pour rien il le faisait riche. Selon qu'il vous regardait, vous étiez au haut, au bas de la roue; vous étiez grand, vous étiez mort. Et voilà aussi pourquoi tout le monde y allait. Chacun voulait savoir sa chance.

La loterie proprement dite, aussi bien que les cartes, nous étaient venues d'Italie. Les gouvernements italiens étaient généralement des loteries où les noms mis au sac, imbursati, jouaient aux magistratures. La ville de l'usure, de la grosse usure maritime, Gênes, imagina la première de mettre sur ces bourses d'élections des lots d'argent que l'on tirait. De là des fortunes subites, des ruines aussi, de grosses pertes, des batailles financières, des morts et des suicides de gens qui survivaient, mais pauvres, non plus hommes, mais ombres, des millionnaires devenus facchini; comme un carnaval éternel; bref, une société mouvante, et toute en grains de sable, que la Fortune d'un souffle drolatique s'amusait à souffler sans cesse, à faire lever, baisser, tourbillonner.

François Ier, qui rapporta plusieurs maladies d'Italie, n'oublia pas celle-là. Il trouva la loterie d'un bon rapport et l'établit en France. Mais, à part l'intérêt du fisc, elle répondait à un besoin de cette société. La grande loterie du bon plaisir se tirant en haut pour les places, le caprice des dames faisant les généraux, les juges et les évêques, il était bien juste que les petits aussi eussent les amusements du hasard, l'émotion des surprises, la facilité de se ruiner.

Un mot entre alors dans la langue, un titre qui fait passer partout et qui tient lieu de tout, qui dispense de tout autre mérite: Un beau joueur. Les portes s'ouvrent toutes grandes à celui que l'on annonce ainsi. Des aventuriers étrangers entrent par là, souvent sans esprit, sans talent, même grossiers, mal faits, malpropres et malotrus. Le joueur d'Henri IV, sa partie ordinaire, est un gros Portugais ventru, le sieur de Pimentel, dont le mérite principal est de voler au roi cent mille francs par soirée. C'est encore là un des mérites du faquin Concini. Son audace héroïque à jouer ce qu'il n'avait pas étonna et charma la reine presque autant que sa grâce équestre, son talent de voltige. Dans la Fronde, un valet, Gourville, marche de front avec tous les seigneurs. Et la grande fortune d'alors est celle d'un fripon de Calabre, fils du fripon Mazarino.

Le général bigot Tilly, le tueur de la Guerre de Trente ans, entre ses messes et ses Jésuites, n'est pas tellement dévot à la Vierge Marie, qu'il ne songe encore plus à cette fille publique, la Fortune. Au moment solennel où il lui faut marcher contre Gustave-Adolphe, quel mot lui vient à la bouche? où prend-il son espoir? «La guerre est un jeu de hasard! Le gagnant veut gagner, s'acharne; le perdant veut regagner, s'acharne aussi. Enfin, tourne la chance; le gagnant perd son gain, jusqu'à sa première mise.» C'était là son augure pour croire qu'il vaincrait le vainqueur.

L'homme le plus sérieux du temps, le calculateur politique qui s'efforça de ne remettre que peu à la Fortune, Richelieu cependant semble envisager la vie en général, comme un jeu de hasard. «La vie de l'homme, dit-il, surtout celle d'un souverain, est bien proprement comparée à un jeu de dés, auquel, pour gagner, il faut que le jeu en die, et que le joueur sache bien user de sa chance[3]

Lui-même, entraîné par la force des circonstances hors des voies de réforme qu'il avait annoncées en 1626, jeté dans les dépenses énormes du fatal siége, et d'une armée, d'une marine indispensables, où allait-il? qu'espérait-il? Il jouait un gros jeu. L'affaire de La Rochelle aurait manqué, faute d'argent; elle tint à un fil. Richelieu, au dernier moment, emprunta un million en son nom et sur sa fortune. Son passage des Alpes, dont nous allons parler, aurait manqué aussi, et il serait resté au pied des monts, s'il n'eût encore trouvé au moment des ressources imprévues. Bref, il était lancé dans l'aventure, dans les hasards d'une roulette où il mettait surtout sa vie.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE II

LA SITUATION DE RICHELIEU
1629

La grande victoire catholique sur La Rochelle et l'hérésie, fut fêtée à Paris d'un triomphe païen. Selon le goût allégorique du siècle, Richelieu exhiba Louis XIII déguisé en Jupiter Stator, tenant à la main un foudre doré.

Que menaçait le Dieu, et qui devait trembler? l'Espagne apparemment, l'Autriche. L'Empereur voulait nous exclure de la succession de Mantoue, nous fermer l'Italie. Et l'Italie, Venise, Rome, dans l'attente terrible des bandes impériales, criait à nous, nous appelait, envoyait courrier sur courrier.

Donc Louis XIII allait lancer la foudre, mais on pouvait se rassurer. Ce maigre Jupiter à moustaches pointues, s'intitulant Stator (qui arrête), disait assez lui-même qu'il ne voulait rien qu'arrêter, qu'il n'irait pas bien loin, s'arrêterait aussi bien que les autres, et foudroierait modérément, jusqu'à un certain point.

Le foudre était de bois. Il y manquait les ailes dont l'antiquité a soin de décorer celui de Jupiter. Ces ailes aujourd'hui, c'est l'argent. Le déficit énorme, accusé en 1626, l'aggravation d'emprunts faits pour le siége, semblaient rendre impossible le secours d'Italie. Chaque effort de ce genre demandait un miracle, un coup de génie. Et encore, les miracles n'eurent pas d'effet quant au but principal. Gustave-Adolphe le dit et le prédit à notre ambassadeur, qui faisait fort valoir la puissance de son maître: «Vous ne pourrez sauver Mantoue.»

L'histoire de Richelieu est obscure quant au point essentiel, les ressources, les voies et moyens. De quoi vivait-il, et comment? on ne le voit ni dans les mémoires ni dans les pièces. Un ouvrage estimable, qu'on vient de publier sur son administration, et qui s'étend fort sur le reste, ne dit presque rien des finances. Comment le pourrait-il? Tout ce qu'on a des comptes de Richelieu (3 vol. manuscrits, Bibl., fonds S. G. 354-355-356) ne comprend que quatre années (1636-38-39-40), et donne fort confusément les recettes ordinaires, poussées à 80 millions. Pas un mot de l'extraordinaire[4].

En 1636, quand la France fut envahie, on créa (ou plutôt on régularisa) la taxe des gens aisés, et les intendants mis partout en 1637, avec triple pouvoir de justice, police et finances, la levèrent en toute rigueur. Mais on ne peut douter que bien auparavant quelque chose d'analogue n'ait existé, surtout dans les passages d'armées par certaines provinces. Autrement, on ne peut comprendre comment, avec un tel déficit sur l'ordinaire, on put faire chaque année des dépenses (de guerres ou de subsides aux alliés) extraordinaires et imprévues.

De là une action variable, intermittente, quelques pointes brillantes, et des rechutes pour cause d'épuisement. On ne pouvait avoir une armée vraiment permanente.

Cela est frappant en 1629, quand Richelieu finit l'affaire des huguenots; mais, celle d'Italie restant en pleine crise, il licencie trente régiments pour en lever d'autres six mois après. De même en 1636, il licencie sept régiments en janvier «pour les refaire en juin.» Économie de cinq mois, forcée peut-être, mais qui faillit perdre la France; en juillet, rien n'était refait, et l'ennemi arriva à vingt lieues de Paris.

La souffrance du grand homme d'affaires qui menait cette machine poussive à mouvements saccadés devait être cruelle. Et l'on comprend très-bien qu'il fût toujours malade. L'insuffisance des ressources, l'effort continuel pour inventer un argent impossible, d'autre part, l'intrigue de cour et je ne sais combien de pointes d'invisibles insectes dont il était piqué, c'était de quoi le tenir dans une agitation terrible. Mais ce n'était pas assez encore; vingt autres diables hantaient cette âme inquiète, comme un grand logis ravagé, la guerre des femmes, la galanterie tardive, plus la théologie et la rage d'écrire, de faire des vers, des tragédies!

Quelle tragédie plus sombre que sa personne même! Auprès, Macbeth est gai. Et il avait des accès de violence où ses furies intérieures l'eussent étranglé, s'il n'eût, comme Hamlet, massacré ses tapisseries à coups de poignard. Le plus souvent il ravalait le fiel et la fureur, couvrait tout de respect, de décence ecclésiastique.

L'impuissance, la passion rentrée, s'en prenaient à son corps; le fer rouge lui brûlait au ventre, lui exaspérait la vessie, et il était près de la mort.

Son plus grand mal encore était le roi, qui, d'un moment à l'autre, pouvait lui échapper. L'Espagne, la cour, attendaient la mort de Louis XIII. Sa femme, son frère, chaque matin, regardaient son visage et espéraient. Valétudinaire à vingt-huit ans, fiévreux, sujet à des abcès qui faillirent l'emporter en 1630, il avait beau se dire en vie, agir parfois et montrer du courage, on soutenait qu'il était mort, du moins qu'il ne s'en fallait guère.

C'était un curieux mariage de deux malades. Le roi aurait cru le royaume perdu, si Richelieu lui eût manqué. Et Richelieu savait que, le roi mort, il n'avait pas deux jours à vivre. Haï tellement, surtout du frère du roi, il devait s'arranger pour mourir avec Louis XIII. Et c'est par là peut-être qu'il plaisait le plus au roi, triste, défiant et malveillant, et qui ne l'aimait guère, mais qui toujours pouvait se dire: «Si je meurs, cet homme est pendu.»

Cette double chance de mort où ses ennemis avaient leur espoir fut justement ce qui le rendit fort et terrible. Il avait des moments où il parlait et agissait comme en présence de la mort; et alors le sublime, qu'il cherche si laborieusement ailleurs, arrivait de lui-même.

Il y touche, en réalité, dans tels passages de l'allocution qu'il tint au roi au retour de La Rochelle, par-devant ses ennemis, la reine mère et le confesseur du roi, le doucereux Jésuite Suffren.

Il y dit tout, sa situation vraie, ce qu'il a fait et ce qu'il a reçu, ce qu'il possède, ce qu'il a refusé. Il a de patrimoine vingt-cinq mille livres de rente, et le roi lui a donné six abbayes. Il est obligé à de grandes dépenses, surtout pour payer des gardes, étant entouré de poignards. Il a refusé vingt mille écus de pension, refusé les appointements de l'amirauté (40,000 francs), refusé un droit d'amiral (cent mille écus), refusé un million que les financiers lui offraient pour ne pas être poursuivis.

Il demande sa retraite, non définitive, mais momentanée; on le rappellera plus tard, s'il est encore vivant et si on a besoin de lui. Il explique très-bien qu'il est en grand danger, et qu'il a besoin de se mettre quelque temps à couvert. Veut-il se rendre nécessaire, se constater indispensable, et s'assurer d'autant mieux le pouvoir? Si son but est tel, on doit dire qu'étrange est la méthode, bien téméraire. Il parle avec la franchise d'un homme qui n'a rien à ménager. Il ose donner à son maître, peut-être comme dernier service, l'énumération des défauts dont le roi doit se corriger. Et ce n'est pas là une de ces satires flatteuses où l'on montre un petit défaut, une ombre, un repoussoir habile pour faire valoir les beautés du portrait. Non, c'est un jugement ferme et dur, fort étudié, comme d'un La Bruyère, d'un Saint-Simon qui fouillerait à fond ce caractère cent ans après, un jugement des morts, et par un mort. Promptitude et légèreté, soupçons et jalousie, nulle assiduité, peu d'application aux grandes choses, aversions irréfléchies, oubli des services et ingratitude. Il n'y manque pas un trait.

La reine mère dut frémir d'indignation, et aussi de terreur peut-être, sentant que l'homme qui osait une telle chose oserait tout; et que, si ferme du haut de la mort, il comptait peu la mort des autres.

Le Jésuite dut tomber à la renverse, s'abîmer dans le silence et l'humilité.

Le roi sentit cela, et le reçut comme parole testamentaire d'un malade à un malade, et d'un mourant à un mourant.

Richelieu, prié, supplié, resta au ministère. Il était difficile qu'il se retirât en pleine crise. La guerre des huguenots durait en Languedoc, et la guerre d'Italie s'ouvrait.

Richelieu, appelé par le pape, autant que par le duc de Mantoue, avait là une belle chance qui pouvait le sortir de tous ses embarras. Vainqueur de La Rochelle, s'il sauvait l'Italie, il devait espérer que le pape le nommerait en France légat à vie, comme l'avaient été Wolsey et Georges d'Amboise. Vrais rois et plus que rois, puisqu'ils unirent les deux puissances, temporelle et spirituelle.

Les concessions énormes que le pape avait faites sur les biens ecclésiastiques à l'Espagne, à la Bavière, à l'Autriche, qui en usait si mal et qui allait lâcher ses bandes en Italie, les refuserait-il à celui qui venait le défendre de l'invasion des barbares? Ces bandes, menées par leurs soldats, n'auraient pas plus ménagé Rome que celles du luthérien Frondsberg et du connétable de Bourbon.

La grande question du monde alors était celle des biens ecclésiastiques. L'événement de l'Allemagne, cette année, c'est l'Édit de restitution, qui les transmet partout des protestants aux catholiques. En France, le clergé, le seul riche, ne donnait presque rien. En viendrait-on à le faire financer malgré le pape ou par le pape? C'était tout le problème.

Richelieu, très-probablement, en 1626, eut la première idée. Mais, en 1629, les circonstances changées l'amenèrent à la seconde.

Il délaissa brusquement la politique gallicane qu'il avait suivie dans la grande ordonnance que son garde des sceaux, Marillac, avait compilée de toutes les ordonnances gallicanes du XVIe siècle.

C'est une question débattue de savoir si Richelieu, qui abandonna cette ordonnance en 1629, l'avait conçue et provoquée en 1627. Je le croirais. Il ne ménageait guère le pape alors. Il n'excepta point le nonce de la défense générale faite aux particuliers de visiter les ambassadeurs. Le nonce en jeta les hauts cris; c'était la première fois qu'on défendait aux prêtres de communiquer avec l'homme du pape.

Notez que l'auteur de l'ordonnance, le garde des sceaux, Marillac, et son frère, depuis ennemis de Richelieu, étaient ses créatures, et alors ses agents, à ce point que le frère fut chargé de l'affaire qui lui importait le plus, la digue de la Rochelle. On ne peut guère admettre que Marillac ait fait à cette époque une si importante ordonnance à l'insu ou contre le gré de son protecteur Richelieu.

Cette ordonnance aurait été une grande révolution. Elle fait pour les curés justement ce que fit l'Assemblée constituante; elle dote le bas clergé aux dépens du haut. Elle entreprend de couper court à l'herbe fatale et stérile qui germait partout, d'arrêter l'extension des couvents, la multiplication des moines. On réforme les monastères. On désarme le clergé en lui défendant de procéder par censures contre les juges laïques. On ordonne aux juges d'église de procéder en français.

Dans un acte du même temps, Richelieu, sans oser retirer au clergé les registres de morts, naissances et mariages, lui adjoint des contrôleurs laïques, qui, de leur côté, publieront les bans à la porte des églises.

Que devait attendre Richelieu de son ordonnance gallicane[5]? Qu'apparemment les gallicans, pleins d'enthousiasme, les parlementaires saisis de reconnaissance, se déclareraient pour lui, et qu'à la faveur de ce beau mouvement il entrerait aux Hespérides qui avaient fait tout le rêve du XVIe siècle, la participation de l'État aux biens ecclésiastiques.

Mais, en réformant le clergé, il entreprenait aussi de réformer la justice. Opposition des parlements. Résistance des gallicans au projet le plus gallican.

Richelieu, à ce moment, était au comble de la gloire. En réalité, la victoire lui appartenait à lui seul. Il avait vaincu non-seulement la Rochelle et les huguenots, mais les ennemis des huguenots, la cour, les parlements, les grands seigneurs, la reine mère. Tous l'avaient poussé à la chose, et tous l'y avaient délaissé. Le clergé même, en cette guerre qui était proprement la sienne, donna peu, et recula vite. Les saints, le trop ardent Bérulle, qui, par visions, prophéties, par raisons et par déraisons, avaient travaillé dix ans la croisade, l'entravèrent précisément quand elle fut engagée.

Nos Jésuites français, qui d'abord attaquaient Richelieu (par le fou Garasse), de concert avec ceux de Vienne, se rattachèrent bien vite à lui, au succès et à la victoire. La haute direction du Gesù de Rome vit sans peine cette dissidence apparente de l'ordre, et trouva bon d'avoir des Jésuites dans les deux camps, chez l'Empereur et contre l'Empereur. Ceux d'Autriche guerroyèrent avec l'épée impériale et inondèrent l'Allemagne de sang. Ceux de France conquirent pacifiquement, avec l'appui de Richelieu; ils confessèrent et enseignèrent partout. Il étrangla pour eux la défaillante université de Paris.

Nos Jésuites, moins guerriers d'action que ceux d'Allemagne, l'étaient autant d'esprit. L'âme d'Ignace, romanesquement aventurière autant que patiente et rusée, vivait toujours dans l'ordre. Plusieurs, dans leurs chambrettes de la maison professe rue Saint-Antoine, créaient des flottes, des armées sur papier. D'autres, au grand collége de la rue Saint-Jacques, la verge en main, faisaient la guerre aux hérétiques absents, sur le dos de leurs écoliers. Rome répondait peu à cette ardeur guerrière. Sa piètre politique de neveux ne menait pas à grand'chose. Quand Sixte-Quint lui-même avait pris de si mauvaise grâce l'invincible Armada, que pouvaient espérer ces belliqueux Jésuites du Barberino Urbain VIII et des neveux Barberini? Richelieu, au contraire, après le coup de la Rochelle, était exactement l'idéal, le messie de leur désir, le prêtre militant, le prêtre cavalier, n'ayant d'aides de camp que des prêtres, et pour arrière-garde et réserve mettant partout des régiments jésuites. Par lui, ils firent leur entrée triomphale à La Rochelle, plus tard dans toutes les villes huguenotes du Languedoc et de Poitou. Il les fourra aux armées mêmes, «pour donner des remèdes et des bouillons aux soldats.»

Il s'imaginait avoir conquis l'ordre. À tort. Les Jésuites confesseurs du roi furent presque toujours contre lui. Dans les Jésuites écrivains, il eut quelques fanatiques, qui l'auraient voulu à tout prix chef de l'Église de France, légat du pape à latere, à vie. Un ou deux poussèrent si loin cette passion, qu'ils écrivirent que Paris pouvait avoir un patriarche, aussi bien que Constantinople (1638).

Vers 1629, tous les ordres religieux, moins un (l'Oratoire, créé par Bérulle), semblaient ralliés au cardinal ministre. Les Carmélites elles-mêmes, amenées ici et dirigées par Bérulle, à sa mort, prièrent Richelieu d'être leur protecteur. Il devint en réalité celui des Bénédictins de Cluny, de Cîteaux, de Saint-Maur; celui des Prémontrés. Il s'occupait très-spécialement des Mendiants, des Dominicains et des Carmes, les favorisait fort dans leurs affaires. Plusieurs de ses meilleurs espions, aux crises décisives, lui furent fournis par ces deux derniers ordres.

Grande tentation pour un ministre si attaqué, si menacé, à qui les fonds manquaient pour organiser la police, que de trouver dans tous ces moines une police officieuse! Partout, leur confessionnal devint pour Richelieu un vrai trésor d'informations.

Les ordres voyageurs, ceux qui, sous vingt prétextes (mendicité, prédication, missions, etc.), couraient, rôdaient, vaguaient, étaient les diverses familles encapuchonnées de saint François, Mineurs, Minimes, Capucins. En eux, il trouva des agents pour les affaires extérieures, pour son espionnage d'Espagne, de Méditerranée. Le chef de cette administration équivoque était le fameux Du Tremblay, le Capucin Joseph, vieilli dans la diplomatie, homme très-dangereux, qui servit longtemps Richelieu, mais qui faillit le perdre. Il avait le goût, le talent de la police; tous les espions lui rendaient compte, et par son frère, gouverneur de la Bastille, le Capucin avait sous la main les prisonniers d'État. Sans admettre la part exagérée que ses biographes lui donnent dans la destinée de Richelieu, il est certain que Joseph avait contribué à son élévation, et qu'il eut longtemps sous lui un grand pouvoir. Les apparences pauvres et austères du Capucin imposaient fort à la simplicité de Louis XIII, qui même lui confia quelquefois ses petites affaires personnelles. Richelieu, dont les mœurs furent souvent attaquées, tirait quelque avantage de cette couleur monastique d'un gouvernement de capucins, et par-devant l'Europe catholique et surtout près du roi.

Dès 1625, Joseph fut l'auxiliaire de Richelieu, vivant dans son palais et dans son appartement même. En 1631, il fut tout à fait sous-ministre, ayant quatre capucins pour chefs des quatre divisions de son département.

Le curieux, c'est que ce politique avait eu pour vocation primitive l'idée d'une poétique croisade d'Orient, qu'il fit, du moins en vers, sous le titre baroque de la Turciade. La croisade eût été exécutée par un nouvel ordre de chevalerie, qui, chemin faisant, eût conquis l'Allemagne. Toute cette chevalerie aboutit à une simple mission de Capucins espions, que dirigeait le père Joseph vers l'Orient et dans tous les pays ennemis de la maison d'Autriche.

Par une alliance bizarre de tendances contradictoires, sous l'homme de police, il restait du poëte, du rêveur chimérique. Le père Joseph avait grande confiance dans un fou de génie, le Dominicain de Calabre, Campanella, qui, tenu vingt-sept ans dans les prisons espagnoles de Naples, écrivit là sa Cité du Soleil, plan de communisme ecclésiastique. Campanella, élargi en mai 1626, mais toujours en danger et poursuivi des Espagnols, fut révéré des nôtres comme ennemi capital de l'Espagne et comme oracle d'une politique nouvelle, plus hardiment machiavélique que Machiavel. Il se mêlait aussi d'astrologie. Quand Richelieu fut près de marier Monsieur à mademoiselle de Montpensier (origine première de la grande fortune des maisons d'Orléans), il hésitait, sentant qu'un tel colosse de propriété ferait ombre au trône même et diviserait la France. Le père Joseph, dit-on, obtint de lui de consulter Campanella, alors à Rome. Et l'oracle aurait répondu: Non gustabit imperium in æternum. Il ne sera pas roi de toute l'éternité.

Richelieu dit que Campanella lui fit donner en 1631 un avis essentiel à sa sûreté. Il vint en France en 1635. Il y vécut trois ans dans son cloître des Jacobins de la rue Saint-Honoré, et y fut visité, consulté de Richelieu, probablement vers 1638, au moment où le ministre aux abois sembla près de se jeter dans une politique révolutionnaire.

Mais tout cela est loin encore, et c'est à tort qu'on montre le cardinal comme déjà entré dans ces idées audacieuses dix ans plus tôt, en 1628.

Vainqueur de la Rochelle à cette époque, très-vivement adopté des moines (comptant être légat pour prix de la campagne qui allait sauver l'Italie), il fut réellement et sincèrement dans une politique catholique. Le chef qu'il eût voulu à l'Allemagne, c'était le catholique duc de Bavière, s'il avait pu l'opposer à l'Autriche. Il fallut deux années pour qu'il se décidât à l'alliance du protestant Gustave, qui servit de prétexte à Rome pour lui refuser tout. La politique qu'il suivit ces deux ans, malgré l'éclat de deux pointes brillantes en Italie, n'aboutit pas. Le Bavarois craignait trop de se compromettre. Et la prophétie de Gustave-Adolphe finit par se vérifier: «Vous ne pourrez sauver Mantoue.»[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE III

LA FRANCE NE PEUT SAUVER MANTOUE
1629-1630

L'éclipse de la France, pendant deux ans qu'elle passa en maçonnage, à murer La Rochelle, profita à nos ennemis. Le Danois et la ligue protestante succombèrent. Le vieux chef héroïque des marches turques, Bethlem Gabor, mourut bientôt. Leurs meilleurs hommes passèrent, des deux armées dissoutes, dans l'armée impériale. L'Espagne, notre alliée menteuse qui daignait nous tromper en 1627, n'en prend même plus la peine. De concert avec l'Empereur, elle travaille à force ouverte à déposséder un Français, le duc de Nevers, très-légitime héritier de Mantoue et du Montferrat.

Petits pays, mais grandes positions militaires. La seconde (et sa forteresse Casal), une clef des Alpes. La première, je veux dire Mantoue, la capitale des Gonzague, l'une des plus importantes places fortes de l'Europe, couvrait à la fois le pape, la Toscane et les Vénitiens. Le déluge barbare des armées mercenaires qui, d'un moment à l'autre, pouvait inonder l'Italie, devait d'abord heurter Mantoue, renverser cette digue. Ajoutez, ce qu'on ne voit guère dans les places fortes, que celle-ci, sous les Gonzague, profitant de toutes les ruines, abritant les arts fugitifs, concentrant les chef-d'œuvres ainsi que les richesses, était devenue un trésor, un musée; c'était, avec Venise, le dernier nid de l'Italie.

L'Espagne avait certes le temps et la facilité de prendre Casal et Mantoue. Richelieu et le roi étaient à la Rochelle. Et qui était au Louvre en 1628? Qui régnait effectivement? L'intime alliée de l'Espagne, la reine mère, son conseiller Bérulle, qui voulait qu'on livrât Casal. Ajoutez la jeune reine espagnole, Anne d'Autriche, l'inamorata de Buckingham, galante et paresseuse, que ses dames intrigantes avaient mise partout dans la coalition d'Espagne et d'Angleterre, de Savoie et Lorraine, en 1627. Les deux reines étaient pour l'Espagne; si elles n'osaient agir, elles pouvaient paralyser tout.

Richelieu, sans quitter le siége, ni seconder encore directement le duc de Nevers, avait favorisé ses efforts personnels. Nevers était parvenu à lever en France douze mille hommes qu'on lui menait en Italie (août 1628). Mais le pieux Bérulle, qui rêvait avant tout un bon accord entre le roi catholique et le roi très-chrétien, craignit qu'un succès de Nevers ne fâchât trop les Espagnols et n'empêchât la paix. Il fit écrire par la reine mère à Créqui, gendre et successeur du roi du Dauphiné (Lesdiguières), de faire manquer l'expédition. Créqui refusa les vivres et les facilités que Nevers espérait. La désertion se mit dans cette armée trahie. Elle fut surprise à la frontière par les Espagnols et le Savoyard, beau-frère de Louis XIII. Bref, elle rentra, se débanda. Richelieu n'y put rien. La Rochelle le tint jusqu'en novembre. Tout fut remis à l'autre année.

Ainsi Marie de Médicis donna une armée à l'Espagne pour écraser la France en Italie.

Richelieu, revenu si fort, fut prié par le roi de rester au pouvoir; la reine mère ne souffla mot. Elle attendit qu'il fût aux prises en Italie pour agir encore par derrière. Il l'avait bien prévu, compris qu'on empêcherait tout, s'il n'emmenait le roi avec lui. Il l'enleva, pour ainsi dire, le 4 janvier 1629, en plein hiver, l'enleva seul, sans souffrir que personne l'accompagnât, pas un courtisan, pas un conseiller qui pût lui travailler l'esprit.

Il remettait beaucoup à la fortune. La peste était sur toute la route; le froid très-vif. Si ce roi, de santé si faible, tombait malade, quelle responsabilité! Ajoutez que l'argent manquait. Il n'avait que deux cent mille francs qu'il envoya de Paris. Est-ce avec cela qu'on nourrit une armée? Toute sa richesse était le roi. Il supposait que la présence du roi, son danger personnel à passer les Alpes en hiver, arracheraient des provinces voisines les secours nécessaires. Créqui en Dauphiné, Guise en Provence, devaient tout préparer: Créqui aider le passage des monts, Guise amener la flotte. Il y eut entre eux une entente admirable pour ne rien faire, pour obéir, non pas au roi, mais à sa mère, c'est-à-dire à l'Espagne. Les intendants n'agirent pas davantage. Le parlement de Dauphiné mit ce qu'il put d'obstacles aux approvisionnements. Point de vivres, point de mulets, point de canons, point de munitions. Chaque soldat n'avait que six coups à tirer. Et Richelieu persévéra. Il ramassa le peu qu'il put de vivres, et se présenta au passage. Il avait deviné d'un sens juste et hardi que le Savoyard prendrait peur et qu'il n'y aurait rien de sérieux.

Le fourbe croyait nous amuser. Il était pour nous, disait-il, mais il lui fallait du temps pour se dégager des Espagnols. Ce temps, il l'employait à élever des barricades à Suse, de fortes barricades, large fossé, gros mur. Derrière, trois mille hommes, bien armés. Une saison encore très-mauvaise; partout la neige (6 mars 1629). On attaqua gaillardement de face; et, ce qui fit plus d'effet, c'est que les Savoyards virent derrière eux les pics couverts de montagnards français.

Cela finit tout, et le roi passa. Il envoya dire poliment au duc, son bon parent, qu'il avait été désolé de le battre, qu'il ne demandait que de passer, d'avoir des vivres en payant, de pouvoir ravitailler Casal. Ce qui se fit en effet.

L'affaire surprit l'Europe et fit honneur au roi, qui, de sa personne et en cette saison, avait frappé ce coup, tandis qu'aucun roi (moins un, Gustave) ne sortait de son repos. L'empereur et le roi d'Espagne, par exemple, qui guerroyaient toujours, partout et si cruellement, ne bougeaient de leur prie-dieu.

L'effet moral aurait été très-grand si le roi avait pu rester en Italie. Mais il n'y laissa que cinq mille hommes, et en sortit. Ce furent, au contraire, les impériaux qui y entrèrent à ce moment (24 mai 1629). Ces bandes barbares tant redoutées, contre lesquelles le pape nous avait appelés d'avance, ce fut, tout au contraire, notre courte apparition de six semaines qui accéléra leur invasion. Ils saisirent les Grisons, les passages essentiels qui liaient les États autrichiens avec le Milanais des Espagnols.

Le roi était rentré en France, dès le 28 avril, pour achever la guerre protestante. On concentra cinquante mille hommes autour de Rohan aux abois, qui n'en avait pas douze mille, et qui tomba (3 mai 1629) à l'expédient misérable, criminel, inutile, de conclure avec l'Espagne un traité d'argent qu'on ne paya point. Les victoires de l'armée royale se bornèrent au massacre de la garnison de Privas, qui offrait de se rendre, et qu'on égorgea. Des bourgeois mêmes, bon nombre furent pendus, tous dépouillés, leurs biens confisqués. Cet exemple barbare eût été répété sur d'autres villes si l'affaire d'Italie, plus brouillée que jamais, n'eût donné hâte de finir la guerre. Elle fut conclue le 24 juin 1629, sous la condition de démanteler toutes les villes protestantes.

Richelieu, en quittant le Languedoc, recommanda la modération. Mais en même temps il établit partout d'ardents convertisseurs qui suivirent bien peu ce conseil, des Jésuites surtout, des Capucins. Cette paix victorieuse, ces fondations de missions, le firent à ce moment l'idole du parti. Les évêques (une fois il en eut jusqu'à douze) venaient sur toute la route lui faire leur cour, et reconnaître leur chef et le futur légat.

Tout cela n'empêchait pas les impériaux de réussir en Italie. En Allemagne, la situation était chaque jour plus effrayante. Le Danois n'avait eu la paix qu'en sacrifiant honteusement ses alliés; notre envoyé n'y vint que pour être témoin de ce traité qui désarmait l'Allemagne. Richelieu se moque de nous en prétendant que ce fut le roi de France qui eut l'honneur de cette honte.

On sent ici, comme partout, que ce lent, lourd, prolixe échafaudage de sagesse diplomatique qui caractérise ses Mémoires, comme tant d'autres monuments de ce siècle bavard, n'a rien de sérieux. Un hasard immense plane sur les choses.

Il obscurcit, à force de paroles, des faits très-simples qui sautent aux yeux et dominent tout.

Waldstein grossissait d'heure en heure et ne pouvait plus s'arrêter. Du Danois détruit, du Hongrois fini, d'immenses recrues lui étaient venues, et plus qu'il ne pouvait en nourrir. Son armée, pleine d'armées, allait crever. Pour allégement, on avait envoyé un corps en Italie, on en prêtait un à la Pologne, et on faisait sans cesse filer des troupes sur le Rhin. La grosse masse restait vers la Baltique, comme une baleine énorme sur le rivage. Mais cette situation ne pouvait pas se prolonger. En mangeant un pays mangé, on ne trouvait plus rien. Et le grand marchand d'hommes allait être forcé d'être un conquérant, ou de périr. Cette superbe comédie d'un esprit ou d'un diable, invisible et muet, dans ce camp silencieux, il fallait qu'elle finît. Il était resté deux ans sans rien faire qu'un siége qui manqua (Stralsund). Il avait eu le temps d'étudier à fond la Grande Ourse, les étoiles du Nord. La faim, irrémissiblement, allait le tirer de sa contemplation, et, quoiqu'on dît qu'il voulait passer la Baltique, il n'aurait trouvé là-bas rien à manger que rocs et neiges, il eût fallu toujours qu'après une pointe en Suède, il retombât sur les pays qui pouvaient le nourrir, sur le Rhin, sur les riches villes impériales, sur Strasbourg et le gras évêché de Metz qui le menait en France. Un fou brillant, le duc de Lorraine (à qui nos reines envoyèrent un bonnet de fou), épris de la vie d'aventures, appelait le fléau sur son pays. Et les scélérats étourdis qui menaient Monsieur, frère du roi, l'avaient mis en rapport de lettres avec Waldstein lui-même, jouant au jeu horrible de ramener en France, dans les champs de Châlons, cette armée d'Attila.

Que faisait la France pendant que les bandes allemandes occupaient Worms, Francfort, la Souabe, puis les environs de Strasbourg, puis même un fort dans l'évêché de Metz? La France désarmait. Richelieu, en août 1629, licencie trente régiments, faute d'argent apparemment.

Il s'indigne de la démarche qu'on fit faire au roi près de l'Empereur, pour obtenir de sa bonne grâce l'investiture de Mantoue. Mais cette démarche n'était-elle pas conséquente, au moment où l'on désarmait?

Qu'arriva-t-il? L'effet du Pas de Suse se trouva tellement perdu, que l'Empereur exigea que le roi, avant de savoir sa sentence, quittât l'enjeu d'abord, livrât ce qu'il tenait, Casal. Et, d'autre part, ceux qui voyaient nos misérables variations, qui voyaient Richelieu occupé de sa guerre intérieure contre sa vieille amante, Marie de Médicis, occupé d'apaiser Monsieur à force d'argent, enfin, le pauvre roi pleurant à chaudes larmes entre son ministre et sa mère, ceux, dis-je, qui voyaient ce tableau d'intérieur, n'avaient garde de s'avancer pour nous, pour être abandonnés demain. L'Italie n'osa rien. Le pape n'osa rien. La Bavière n'osa rien. Et pas même les Suisses, pour protéger leurs propres membres, les Grisons. Qui donc ralentissait les barbares en Italie? La peste seule.

Je dis les barbares, et non les impériaux. Car, avec leur drapeau impérial, ces bons alliés et cousins de l'Espagne s'en allèrent tout droit piller la terre d'Espagne, le Milanais. De là, méthodiquement, ils devaient manger les États vénitiens, le Mantouan, s'assouvir sur Mantoue. Le duc et Venise, notre pauvre unique alliée, agonisaient de peur, et demandaient au roi du moins une parole, la promesse qu'il les défendrait. Le roi ne disait mot.

Richelieu prétend avoir pris de grandes précautions, mais quelles? 1o Menacer la Savoie pour qu'elle menaçât l'Espagne. Mais l'Espagne n'eût pu arrêter les barbares; 2o Pousser la Bavière à organiser contre l'Empereur une résistance catholique. Mais qu'eût fait l'Empereur? Il n'eût pu arrêter ni Waldstein vers la France, ni les brigands qui allaient à Mantoue; 3o Ménager la paix au Suédois et le mettre en état d'agir. La Hollande y travaillait aussi, et une victoire de Gustave sur les Polonais y fit plus que nos négociations. Une trêve fut signée le 15 septembre 1629. Gustave put, dès lors, songer à intervenir dans les affaires d'Allemagne. Ses préparatifs prirent huit mois (jusqu'en juin 1630). Et, pour huit mois encore, il n'agit qu'au bord de la Baltique. Donc, les impériaux eurent plus d'un an pour inonder la France, saccager l'Italie.

Quelles forces avait la France? Six régiments de recrues en Champagne (8,000 hommes), et neuf (12,000) de vieux soldats que Richelieu mena aux Alpes.

Waldstein avait 160,000 hommes, les plus aguerris du monde; et cela seulement sous sa main. Mais toutes les bandes campées sur le Rhin, même en Pologne, même en Italie, lui seraient venues à coup sûr, s'il eût signalé une grosse proie, comme la France à ravager, le pillage de Paris.

Aussi, cette fois, le roi resta au nord, et Richelieu, nommé son lieutenant, alla, connétable en soutane et généralissime, frapper encore un petit coup aux Alpes. Il en était comme dans ces éducations de prince où, chaque fois que le prince manquait, on fouettait son camarade. Si l'Espagne ou l'Empereur agissaient mal en Italie, on fouettait le Savoyard qu'on avait sous la main. On se gardait bien d'aller chercher en plaine des batailles de Pavie.

Richelieu improvisa encore l'hiver cette campagne avec une activité, une vigueur admirables. Il y était intéressé.

S'il eût pu cette fois, par quelque moyen indirect, et sans quitter les Alpes, faire rétrograder les barbares, le pape lui eût sans doute (il l'espérait, du moins) donné ce titre bienheureux de légat à vie, qui l'eût fait roi de l'église de France, et consolidé, éternisé dans les ministères. Aussi, son premier soin, en décembre, avant le départ, fut de forcer Richer, le célèbre doyen de l'Université, à se soumettre au pape et renier sa foi gallicane. Il était fort âgé. Le père Joseph alla, dit-on, pour terroriser le pauvre homme, jusqu'à la comédie de montrer des poignards, de dire qu'il fallait signer ou mourir.

Richelieu emmenait, comme hommes d'exécution, des généraux qu'il croyait sûrs, Montmorency, Schomberg. Comme le vieux duc de Savoie, notre parent et ennemi, était toujours la pierre d'achoppement, le cardinal avait imaginé d'abréger tout en le prenant au corps, le faisant enlever dans sa villa de Rivoli. L'affaire manqua par la chevalerie de Montmorency, qui devait faire le coup et qui avertit le duc. Alors on fit des siéges, on prit Pignerol, et, plus tard, Saluces, deux bonnes petites places. Mais on ne put entrer bien loin dans l'Italie.

Ce n'était pas ces petits succès-là qui pouvaient sauver Mantoue, et l'honneur de la France. Nos ennemis étaient aidés admirablement par la ligue des trois reines, de France et d'Angleterre. Henriette, de plus en plus maîtresse de Charles Ier, le livrait à l'Espagne, lui faisait demander la paix aux Espagnols, dès lors d'autant plus fiers et plus insolents pour la France. Au Louvre, Marie de Médicis avait repris son fils, et, lorsque Richelieu obtint que le roi viendrait à l'armée, Marie et Anne d'Autriche le suivirent, s'établirent à Lyon pour ralentir et paralyser la guerre.

Le prétexte des reines était très-bon. Elles craignaient pour la vie du roi. Une peste épouvantable avait éclaté en Italie (celle que Mansoni peint dans les Promesi Sposi). Elles priaient, suppliaient le médecin Bouvard de garder son malade contre Richelieu qui l'entraînait. Louis XIII poussa à Chambéry, à Saint-Jean-de-Maurienne; la Savoie fut prise, comme toujours. Mais tout cela ne sauvait pas l'Italie. Les reines et le conseil, leur homme, le garde des sceaux Marillac, vieux dévot, amoureux, qui traduisait l'Imitation et couchait avec la Fargis (la confidente d'Anne d'Autriche), toute cette cour travailla si bien, que le roi revint de Savoie. On lui rappela le danger de la Champagne, danger fort diminué pourtant, Gustave ayant débarqué le 20 juin en Allemagne et inquiétant les impériaux. N'importe, avec cela, on fit traîner les choses. L'armée du roi ne passa en Italie que le 6 juillet, trop tard pour y rien faire de grand, assez tôt pour apprendre la prise de Mantoue (18 juillet 1630).

Richelieu rejette sur Venise la faute du honteux et horrible événement. Cependant, par deux fois, elle avait ravitaillé la ville assiégée. Mais qu'était-ce que Venise alors? et comment lui reproche-t-on de n'avoir pu ce que le Roi de France lui-même ne pouvait? Il y avait fait passer furtivement trois cents hommes. Voilà un beau secours! Il est évident qu'au milieu de la peste et de tant de misères les nôtres se serrèrent aux Alpes, et n'allèrent pas voir au visage les vieux soldats, les brigands redoutables, qui tenaient Mantoue à la gorge. Les Vénitiens y allèrent, furent battus. C'était le sort des Italiens. Leurs Spinola, leurs Piccolomini, leurs Montecuculli, firent, en ce siècle, la gloire des armées étrangères. Mais, en Italie même, ils ne pouvaient plus rien, sur cette terre de désorganisation et de désespoir.

Il y avait quinze mois que les brigands avaient pris possession de l'Italie, qu'ils mangeaient en long et en large, sans distinction d'amis ou d'ennemis. Ils avaient désolé les Alpes des Grisons et la Valteline, cruellement écorché au passage le Milanais, les États Vénitiens; et alors ils étaient à sucer lentement l'infortuné pays de Mantoue, la campagne de Virgile. Altringer et Gallas, deux chefs de partisans, savants maîtres en ruines, qui déjà avaient longuement pillé l'Allemagne, appliquaient leurs arts effroyables aux populations plus désarmées encore de l'Italie. Le paysan endura tout; les pillages, les coups et les hontes, et souvent la mort par dessus, pour une larme ou pour un soupir. Le grand vengeur des guerres, la peste, impartiale, était venue ensuite, fauchant et les uns et les autres, les tyrans, les victimes. Le camp barbare se dépeuplait, et, d'autre part, Mantoue perdit vingt-cinq mille âmes. Les vivres n'y manquaient plus pour une population tant diminuée. La peste avait fait l'abondance. Mais, en revanche, il y avait peu, bien peu de soldats pour garder son enceinte immense. Le lac couvrait, il est vrai, la ville, et ses longues chaussées étroites où l'on n'arrive qu'un à un. Mais, le 17 juillet 1630, les assiégeants, apprenant que notre armée, le 6, était enfin en Italie, voyant le roi derrière et croyant (bien à tort) que ce nouveau François Ier irait en plaine se joindre aux Vénitiens, sortirent de leur torpeur; ils quittèrent leur camp, un cimetière, pour attaquer l'autre cimetière, qui était la ville. La nuit, par une belle lune, ils passent en barques, attaquent sur un point, en surprennent un autre, mal gardé. Le duc de Mantoue capitule, se sauve, lui et sa fille, laisse son peuple.

Y avait-il un peuple encore? Trop nombreux malheureusement. Si les rues paraissaient désertes, c'est que les familles malades, ou dans l'agonie de la peur, s'étaient blotties aux greniers ou aux caves, dans les coins des palais. Les brigands surent bien les trouver. On fit la chasse aux hommes. Les pauvres, généralement, avaient déjà échappé par la mort. Ce furent les riches, les nobles, des gens heureux longtemps, d'autant plus vulnérables, qui endurèrent le long supplice. La molle délicatesse de l'Italie, les hommes de l'Aminte et du Pastor fido, les princesses du Tasse, s'évanouirent devant la face atroce d'un rustre roux, endurci vingt ans à tuer. Que dire à ces bourreaux? Les madones vivantes furent aussi maltraitées que celles des musées que ces stupides jouèrent à mettre en pièces, au lieu d'en tirer des millions. La religion ne sauva rien. Les églises furent violées. Tout cela sous le drapeau catholique de l'Empereur, qui avait épousé une princesse de Mantoue.

Une singularité d'horreur qui ne s'est vue nulle part, c'est que cela ne se passa pas sur une ville résistante, ni même sur une ville vivante, mais sur la population dispersée, gisante, immobile, d'une capitale demi-déserte. Tout se fit en grande paix, dans le calme et le silence, sauf quelques cris de femmes ou ceux du patient qu'on chauffait pour qu'il dît où était son argent. Ils eurent toute sécurité et tout le temps, trois longs jours, trois affreuses nuits, pour torturer lentement, outrager à loisir. Et, quand on croyait avoir épuisé tout, d'autres venaient, bourreaux tout neufs, pour recommencer de plus belle. Ils ne respectèrent rien, pas même la peste, et désespérèrent les mourantes, au risque de mourir demain.[Retour à la Table des Matières]