XV
CURÉE
Sortez, ombres, sortez de la nuit éternelle Voyez
le jour pour le triomphe : Que l'affreux désespoir, que la rage
cruelle Prennent soin de vous rassembler Avancez malheureux
coupables
Quinault
Semacgus parut le premier, plus rubicond encore
qu'à l'accoutumée, mais impassible. Il fut suivi par la Paulet et
la Satin. La première avait la mine basse, mais ses petits yeux
perdus dans les replis de chair se déplaçaient comme ceux d'une
bête aux abois. La seconde laissa percer sa surprise de se
retrouver auprès du chirurgien de marine. Louise Lardin, en jupe
grise et caraco noir, sans maquillage et sans perruque, semblait
vieillie de plusieurs années. Quelques cheveux blancs
apparaissaient déjà dans sa chevelure défaite. Marie Lardin, en
deuil, serrait convulsivement un petit mouchoir. Catherine Gauss la
soutenait, tout en fusillant du regard son ancienne patronne.
Sanson entra comme une ombre et, debout, se confondit avec
la muraille dans le retrait que formait l'angle de la cheminée.
Bourdeau demeura devant la porte.
Les témoins prirent place sur les escabeaux prévus
à leur usage. Le lieutenant général de police contourna le bureau
et s'assit sur son rebord, balançant l'une de ses jambes et jouant
avec un stylet d'argent. Nicolas, au centre de la pièce, les deux
mains sur le dossier d'un fauteuil, lui faisait face. Le père Marie
apporta deux flambeaux supplémentaires. Leurs lumières projetèrent
la silhouette du jeune homme en une grande tache d'ombre au fond de
la pièce.
— Monsieur Le Floch, je vous écoute.
Nicolas prit une longue inspiration, et se lança
:
— Monsieur, l'enquête que vous m'avez chargé de
diligenter touche à sa fin. Je crois pouvoir affirmer que des
éléments décisifs ont été rassemblés qui permettent d'approcher la
vérité et de désigner les coupables.
Sartine l'interrompit.
— Il ne s'agit pas d'approcher, mais bien
d'atteindre. Nous attendons vos lumières, monsieur, quoique la
vérité, comme le dit mon ami Helvétius83, soit un
flambeau qui luit quelquefois dans le brouillard sans le
dissiper.
— Du brouillard, il y en a eu beaucoup dans cette
affaire, et dès ses origines, dit Nicolas. Reprenons les choses à
leur commencement. Le commissaire Lardin avait disparu. Vous m'avez
chargé d'enquêter sur cette disparition avec l'inspecteur Bourdeau.
Nous avons procédé selon l'habitude, sans rien trouver d'abord.
Puis, grâce au témoignage d'une vieille marchande de soupe, la
vieille Émilie, nous avons découvert des restes humains au Grand
Équarrissage de Montfaucon. Je note au
passage, monsieur, l'efficacité d'une administration qui a permis à
une information recueillie par le commissariat du Temple de
parvenir à notre connaissance.
M. de Sartine salua avec ironie.
— Je suis heureux, monsieur, de votre constatation
sur l'efficacité de ma police, qui fait en effet l'admiration de
l'Europe. Mais poursuivez.
— Ces restes humains, nous les avons fait parler
et ils nous ont appris plusieurs choses. Ils appartenaient à un
individu chauve, de sexe masculin, dans la force de l'âge. Il avait
été tué par une arme blanche, puis découpé, déposé à Montfaucon et
sa mâchoire avait été fracassée. Notre examen prouvait que le corps
était parvenu au Grand Équarrissage avant que surviennent la neige
et le gel. Ainsi pouvions-nous dater son abandon sur place de la
nuit même où le commissaire Lardin avait disparu. D'autre part, des
vêtements ont été retrouvés auprès du corps, qui avaient appartenu
au disparu. Tout portait donc à croire que les restes découverts
étaient bien ceux que nous cherchions. Pourtant, un doute
subsistait dans mon esprit. J'avais le sentiment que tout avait été
agencé, disposé, comme si une volonté extérieure avait tenu à
faciliter la reconnaissance de ces restes. Tout concourait à
prouver qu'il s'agissait bien de ceux de Lardin. Je notai cependant
un détail : une tache noire au sommet du crâne, sur laquelle je
reviendrai. L'acharnement à détruire la mâchoire jetait aussi un
doute sur la présomption première.
Nicolas marqua une pause, pour reprendre haleine,
et poursuivit :
— L'enquête portait aussi sur l'entourage du
disparu. Rapidement, nous avons appris par le docteur Semacgus que
Lardin avait organisé un souper dans une
maison de plaisir, le Dauphin couronné. Durant cette soirée
essentielle, le docteur Descart et Lardin s'étaient querellés et
tous deux avaient quitté le bordel aux environs de minuit. Quant à
Semacgus, il serait resté avec une fille jusqu'à trois heures du
matin et n'aurait pas retrouvé son serviteur nègre, Saint-Louis,
disparu lui aussi. Descart, interrogé, taisait sa soirée au
Dauphin couronné et accusait Semacgus
d'avoir tué son cocher. D'évidence, une rivalité opposait les deux
hommes, autrefois liés.
— Jusqu'à présent, monsieur, s'impatienta Sartine,
vous ne m'apprenez rien que je ne sache déjà.
— L'enquête au Dauphin
couronné ouvrait de nouvelles voies. Il apparaissait que le
ménage Lardin avait subi, dès l'origine, les retombées de la
jeunesse agitée de Louise, et que Descart, cousin de Louise, avait
détourné la fortune de ses parents et, par là même, se trouvait à
l'origine de sa jeunesse débauchée. Lardin, malheureux dans son
intérieur, recherchait des plaisirs mercenaires auprès des
créatures de la Paulet. Joueur invétéré et pressé par les goûts de
luxe de sa femme, il avait perdu une fortune et se trouvait soumis
au chantage de malfaiteurs.
Le lieutenant général, inquiet de la direction
périlleuse que prenait le récit, tapotait nerveusement le rebord de
son bureau avec le stylet.
— De ces malfaiteurs, je ne dirai rien, reprit
Nicolas, au soulagement de Sartine, ni des raisons qui les
animaient. L'un d'eux pourtant nous intéressait. Il avait nom
Mauval et sa présence obsédante avait été repérée alors qu'il nous
espionnait à Montfaucon. Il se trouvait que ce Mauval était aussi
l'amant de Louise Lardin. Il s'avérait également que Descart avait
été attiré dans un piège au Dauphin
couronné. Appâté par les propositions de la Paulet qui caressait ses penchants, il devait forcément
tomber sur Lardin.
On entendit une voix étouffée qui
protestait.
— Je répondais à la demande, dit la Paulet, c'est
le client qui ordonne.
Nicolas ignora l'interruption.
— Cette rencontre et cette querelle apparaissaient
donc nécessaires à un plan savamment préparé. Nous avons appris,
par un autre témoignage, que le docteur Semacgus, loin d'avoir
quitté l'établissement du faubourg Saint-Honoré après trois heures
du matin, comme il l'avait d'abord affirmé, en était parti aux
environs de minuit pour rejoindre le lit de Louise Lardin. Ainsi,
au cours de cette nuit, personne n'avait d'alibi. Descart et Lardin
disparaissent aux environs de minuit. Semacgus s'éclipse à la même
heure. Saint-Louis, le cocher de Semacgus, n'est plus là. Louise
Lardin, prétendument sortie pour aller entendre les vêpres ce
soir-là, ne peut établir le lieu où elle se trouvait jusqu'à fort
avant dans la nuit, comme le prouve le témoignage de sa cuisinière
sur l'état de ses chaussures abîmées par la pluie ou par la neige.
Le mystère reste entier mais l'un de ces personnages, le docteur
Descart, va bientôt périr de mort violente, dans sa maison de
Vaugirard. Les premières constatations sont ambiguës. Il paraît
avoir été poignardé par une lancette à saignée. Tout incrimine le
docteur Semacgus, invité par Descart à le rencontrer à l'heure de
sa mort et qui avait toute latitude pour le tuer. Ou bien est-ce
une ruse diabolique de ce même docteur Semacgus, qui entend par cet
indice faire porter le soupçon sur lui-même d'une manière si
ostensible qu'elle équivaut à l'innocenter ? Et que dire du
personnage énigmatique dont le pas sautillant est noté par une
mouche et dont je relève les petites
empreintes sur le sol gelé ? Seule conséquence de tout cela,
Descart ne peut plus raisonnablement faire partie de nos suspects.
Alors ?
— Oui, alors ? fit Sartine.
— Alors, monsieur, nous avons affaire à une
machination machiavélique dans laquelle les coupables sont parfois
des victimes.
— Il y a de plus en plus de brouillard dans vos
propos, Nicolas.
— C'est que tout a été fait pour que les voies
fussent embrouillées à un degré tel qu'en démêler les écheveaux est
un travail de bénédictin. La première fausse piste est le cadavre
de Montfaucon. Ce n'était pas celui de Lardin. Celui de Lardin,
nous l'avons retrouvé hier dans les caves de la rue des
Blancs-Manteaux.
Catherine Gauss poussa un cri.
— Bovre monsieur, bovre Marie !
— À qui appartenaient alors les restes macabres du
Grand Équarrissage, et pourquoi avoir voulu nous égarer de la sorte
? En vérité, c'est une longue histoire. Imaginez, monsieur, le
commissaire Lardin, après une longue et honorable carrière, enragé
de jeu et qui doit subvenir aux besoins de sa jeune femme, coquette
et frivole. Il dilapide des sommes considérables et tombe entre les
mains de maîtres chanteurs. Sa situation est si compromise que sa
propre servante est contrainte de participer de ses deniers aux
dépenses du ménage. Il est acculé.
Nicolas jeta un regard appuyé sur son chef qui
hocha la tête.
— Lardin décide de disparaître. Il espère que
cette disparition lui permettra de refaire fortune et de fuir à
l'étranger, où il compte s'établir. Il prépare un plan criminel. Sa
femme, Louise Lardin, a un cousin très riche
et qu'elle hait, le docteur Descart. Il faudra donc parvenir à le
faire accuser de l'assassinat du commissaire ; après quoi, il sera
jugé, exécuté, et ses biens saisis au profit de l'épouse de sa
victime qui, à cette époque-là, est son héritière naturelle. Mme
Lardin consent et se donne à Descart pour justifier les soupçons
qui porteront sur lui.
— C'est faux, vous mentez ! Ne l'écoutez
pas.
Louise Lardin avait interrompu Nicolas, et
Bourdeau dut la maîtriser pour qu'elle ne lui saute pas au
visage.
— C'est la vérité, madame. Descart a été attiré
dans un piège au Dauphin couronné. La
Paulet lui avait fait miroiter les plaisirs d'une nouvelle
pensionnaire. On lui a fait tenir un masque et une cape noire pour
son déguisement de carnaval. Lardin s'est arrangé pour se trouver
là aussi, avec Semacgus, car il faut un témoin à cette querelle.
Descart arrive, la provocation a lieu, il y a lutte et Lardin en
profite pour arracher un morceau de la poche du vêtement de Descart
qui pourra constituer dans l'avenir une utile présomption. Le
médecin fuit, Lardin le suit de près...
- Et Descart ? demanda M. de Sartine.
— Il va disparaître dans la nuit et regagner sa
demeure où il vit en solitaire. Accusé, il n'aurait pu compter sur
aucun témoignage ni alibi.
— On a vraiment l'impression que vous étiez là,
monsieur.
— Encore une fois, monsieur, votre police est bien
faite. Je poursuis. Pendant cette querelle, deux malfaiteurs
stipendiés par Lardin, Rapace, un ancien boucher, et Bricart, un
soldat invalide, assomment Saint-Louis, l'égorgent dans la voiture
de Semacgus, puis, sur les bords du fleuve, découpent le corps
en morceaux qu'ils déposent dans des
tonneaux. Ils portent le tout à Montfaucon où, sous les yeux d'un
témoin, ils l'abandonnent avec les vêtements du commissaire et sa
canne. La neige, tombée plus tard à La Villette qu'à Paris,
recouvre les restes.
— Comment pouvez-vous en être sûr ? Ce n'est pas
ce que j'ai lu sur les rapports.
— Sur les rapports vous avez lu ce que les témoins
ont bien voulu dire. En fait, je suis en mesure d'affirmer que le
corps trouvé à Montfaucon était bien celui de Saint-Louis.
Nicolas sortit de sa poche un carton. Il
s'approcha d'un des flambeaux et tint l'objet au-dessus de la
flamme. Le papier se colora aussitôt d'une tache de noir de
fumée.
— C'est ainsi, dit-il, que j'ai tout compris, un
soir que je considérais la flamme de ma chandelle noircir la poutre
au-dessus de ma tête.
— Vos propos, monsieur, deviennent si abscons que
je me mets à douter de la cohérence de votre raisonnement.
Expliquez-vous.
— C'est très simple. Vous vous rappelez cette
tache noire trouvée sur le crâne de Montfaucon. Elle m'avait
d'autant plus intrigué que notre témoin sur les lieux, la vieille
Émilie, avait vu Rapace et Bricart battre le briquet et faire
brûler quelque chose.
Il se tourna vers Semacgus.
— Monsieur, quel âge avait votre serviteur ?
— Dans les quarante-cinq ans, autant que l'on
puisse savoir avec un Africain.
— Dans la force de l'âge, donc ?
— Assurément.
— Il était chauve ?
— En dépit de son nom, emprunté à son lieu de
naissance, Saint-Louis était demeuré mahométan. C'est pourquoi il gardait le crâne rasé avec,
juste au milieu, une mèche de cheveux par laquelle, disait-il, son
Dieu pourrait le tirer au jour de sa mort.
— Nous savons tous que le commissaire Lardin était
chauve sous sa perruque, reprit Nicolas. Si l'on voulait faire
passer le corps de Saint-Louis pour celui de Lardin, il fallait que
cette mèche distinctive disparût ! Aussi fut-elle brûlée. Mais une
trace noire subsistait qui attira mon attention.
— Mais, reprit Sartine, l'homme était
noir...
— C'est précisément pourquoi il fallait le porter
au Grand Équarrissage où, rongé et dévoré par des hordes de rats,
d'oiseaux de proie et de chiens errants, il n'aurait plus figure
humaine, ni peau sur les os. Et, pourquoi croyez-vous que la
mâchoire ait été fracassée et les dents dispersées ? Parce que la
dentition du commissaire Lardin était fort mauvaise, au contraire
de celle de Saint-Louis dont le sourire éclatant est encore dans la
mémoire de ceux qui ont connu ce serviteur fidèle. Mais il fallait
qu'on pût identifier le corps, d'où la présence des habits et des
objets ayant appartenu au Commissaire Lardin.
M. de Sartine hocha la tête en silence, avant de
demander :
— Et l'assassinat du docteur Descart ?
— J'y viens, monsieur Le docteur Descart a été
trouvé mort à la porte de son domicile, une lancette de saignée
plongée dans le cœur. C'est du moins ce que l'assassin souhaitait
que l'on crût. Je répète, en effet, que la victime n'a pas été tuée
à la porte de sa demeure et que la lancette n'était pas plantée
dans le cœur, mais à côté, et que la blessure constatée n'était pas
la cause de la mort. Un homme de l'art...
Il se tourna vers la cheminée où seule l'ombre de
Sanson était visible.
— ... a démontré savamment
que le docteur, loin de mourir poignardé, avait été empoisonné,
puis étouffé par un carreau. De cela nous en sommes certains. Mais
qui avait intérêt à la mort de Descart ?
Il s'approcha de Semacgus qui regardait le
sol.
— Vous, docteur. Vous étiez l'exact opposé de
Descart. Votre manière de vivre et votre liberté de ton
contrastaient avec sa dévotion hypocrite. Vous me direz que ce
n'est pas une raison pour le tuer. Mais à ces considérations
s'ajoute votre rivalité. Vous étiez les tenants de deux chapelles
médicales opposées ; on sait ce que les querelles entre écoles
propagent de haines. Outre cela, Descart vous menaçait dans vos
intérêts. Vous couriez le risque d'être interdit en tant que
médecin, n'étant que chirurgien de marine. C'est toute votre vie
qui en eût été bouleversée. Qui plus est, vous étiez rivaux dans ce
que les convenances m'obligent d'appeler l'affection de Louise
Lardin. Il vous avait surpris avec elle. Je sais bien que vous
prétendez avoir découvert le corps, mais rien ne prouve que vous
n'êtes pas arrivé quelques instants plus tôt et que vous n'avez pas
perpétré ce crime. Vous rentrez à votre domicile, laissant le temps
à votre complice aux petits pieds de... disons... organiser la mise
en scène.
M. de Sartine laissa échapper un léger soupir de
soulagement.
— Vos mensonges perpétuels ne plaident pas en
votre faveur, Semacgus, poursuivit Nicolas. Vous êtes suspect, mais
trop de présomptions tuent la preuve. Tout concourt à vous accuser.
Or, dans cette mise en scène, bien des choses rappellent la nature
morte arrangée de Montfaucon. La vérité tient peut-être à un
mensonge dissimulé.
Semacgus ne parvenait pas à maîtriser le tic
nerveux qui agitait l'une de ses paupières.
— Votre chance, c'est
justement cette convocation du docteur Descart qui n'a, à bien y
réfléchir, aucune justification. C'est un papier déchiré, non daté,
non signé, qui ne porte aucune adresse et qui a été acheminé à
votre demeure dans de bien étranges conditions. Je ne prétends pas
qu'il s'agisse d'un faux ; il est bien de la main du docteur. Mais
je soutiens qu'il s'agit d'un fragment d'une lettre adressée par
Descart à sa maîtresse Louise Lardin, et que son contenu a été
détourné pour convoquer le docteur Semacgus dans la maison de
Vaugirard. Cela signifie, monsieur, que j'accuse Mme Lardin du
meurtre de son cousin Descart.
— Nul doute, monsieur Le Floch, dit Sartine, que
cette vigoureuse affirmation va être immédiatement suivie d'une
démonstration concluante, car vous passez bien rapidement d'un
coupable à un autre...
— Rien de plus aisé, en effet. Pourquoi Louise
Lardin est-elle suspecte dans le meurtre de son cousin ?
Réfléchissons avec elle. Je suis assuré que le complot du
Dauphin couronné a été préparé et conçu
par Lardin en plein accord avec sa femme. Mais le commissaire
ignore un fait que Louise Lardin a découvert par hasard. Je n'ai
aucun mérite à l'avoir appris, il m'a suffi de presser un peu la
discrétion de Me Duport, notaire à la
fois, il faut le souligner, de Lardin et de Descart. Celui-ci m'a
affirmé avoir appris à Mme Lardin, ce qu'il avait regretté aussitôt
vu les réactions de la dame, que le cousin Descart venait de
rédiger un testament et avait établi comme légataire de tous ses
biens Mlle Marie Lardin. Je ne crois pas que cette nouvelle ait été
portée à la connaissance du commissaire. En revanche, elle a peu à
peu envahi l'esprit de Louise Lardin et a fait germer une idée
diabolique ; se débarrasser d'un seul
mouvement d'un mari méprisé et d'un cousin détesté. Elle allait
aider le commissaire à accréditer sa disparition pour mieux
l'assassiner. Dans le même temps, elle impliquerait Semacgus dans
un meurtre dont il était innocent. Il fallait faire disparaître
Descart, car rien ne prouvait qu'il serait, au bout du compte,
accusé du meurtre du commissaire; il y avait trop d'incertitudes.
Enfin, dans un souci toujours plus pervers de brouiller les pistes,
Louise Lardin avait chaussé à Vaugirard les souliers de sa
belle-fille. Son pied étant plus grand, sa démarche était malaisée,
ce que remarqua un suppôt de police qui la vit sortir de la maison
Descart, après qu'elle l'eut mise à sac pour y trouver...
M. de Sartine se mit à tousser. Nicola se reprit à
temps.
— Pour y trouver... le testament. Pourquoi,
direz-vous, ce raffinement dans le détail ? Il fallait préserver
des voies de recours. Marie Lardin, nouvelle héritière de Descart,
pouvait être, en cas de danger, accusée à son tour. Descart
supprimé, il fallait à tout prix se débarrasser de la fille du
commissaire Lardin. C'est pourquoi, après avoir été droguée, elle
est enlevée, conduite au Dauphin
couronné, et promise à un trafic infâme qui devait la
déshonorer et la faire disparaître à tout jamais sans laisser de
trace. Alors Louise Lardin, veuve éplorée et marâtre accablée,
toucherait le prix de ses crimes, s'emparerait de l'héritage
Descart et disparaîtrait avec son amant préféré, le sieur
Mauval.
Louise Lardin se leva. Bourdeau, inquiet,
s'approcha d'elle.
— Je proteste ! s'écria-t-elle. Je proteste contre
les ignobles accusations de ce Le Floch. Je suis innocente de ce
dont il m'accuse. J'ai eu le malheur d'avoir
des amants, cela je le reconnais. Mais je n'ai tué ni mon mari ni
mon cousin. J'ai déjà dit à M. Le Floch que le commissaire a été
tué par le docteur Semacgus au cours d'une lutte alors que mon mari
venait de nous surprendre, le matin du samedi 2 février. Mon seul
tort a été de céder à ses supplications en vue de dissimuler le
cadavre que M. Le Floch a retrouvé dans les caves de ma
demeure.
— Il est dans la nature des choses, qu'un accusé
se prétende innocent, continua Nicolas imperturbable. Mais je
n'avais pas achevé ma démonstration et nous allons revenir sur le
détail de la mort du commissaire. Il se trouve que Louise Lardin a
manifesté deux attitudes contradictoires et successives au sujet de
la disparition de son mari. Tout d'abord, elle a joué le jeu d'une
épouse aimante et affolée, puis, dans un deuxième temps, elle a
affiché le cynisme d'une courtisane affranchie qui se fait gloire
de ses débauches et avoue son détachement pour un mari méprisé. La
deuxième attitude répondait à la naissance des soupçons issus de
l'enquête. Il fallait faire front. Ce faisant, elle détournait ces
mêmes soupçons qui hésitaient alors à se porter sur une femme
capable d'une telle sincérité. Nous retrouvons encore cette
intelligence maléfique qui use des évidences pour les vider de
leurs conséquences. Or, de quoi est mort en vérité le commissaire
Lardin ? Monsieur le lieutenant général, je souhaiterais
interroger, avec votre autorisation, l'homme le mieux à même de
nous éclairer.
Il désigna Sanson. M. de Sartine fit un geste
d'assentiment et le bourreau parut dans la lumière tremblante des
flambeaux. Seuls, dans l'assistance, Semacgus et Bourdeau savaient
ce que dissimulait l'apparence commune de cet
homme que Nicolas évita de nommer par son nom.
— Monsieur, demanda-t-il, de quoi est mort le
commissaire Lardin ?
— L'ouverture de son corps prouve de manière
évidente qu'il est mort empoisonné par une matière arsenicale,
énonça Sanson. Les rats crevés, découverts près du corps, ont péri
de la même manière pour s'être nourris sur lui. Le détail de
l'ouverture...
— Épargnez-nous le détail, dit Sartine.
— Le produit utilisé, reprit Nicolas, pourrait-il
être le même que celui qui a servi au meurtre de Descart ?
— Le même, exactement.
— À quand remonte, selon vous, la mort du
commissaire Lardin ?
— Vu l'état du cadavre et le lieu où il reposait,
la réponse est difficile. Cependant, je pense qu'il était là depuis
plus d'une semaine.
— Je vous remercie, monsieur.
Sanson s'inclina et regagna la pénombre. Nicolas
se tourna vers la cuisinière des Lardin.
— Catherine, il y avait des rats rue des
Blancs-Manteaux ?
— Vous le savez bien, monsieur Nicolas. Une vraie
beste. Je n'arrêtais pas de me battre contre.
— De quelle manière ?
— J'avais un bot d'arsenic.
— Où se trouvait-il ?
— Dans l'office.
— Il ne s'y trouve plus. Ainsi, voilà une bien
étrange lutte entre un mari trompé et l'amant de sa femme, qui
s'achève par l'ingestion d'un poison. Ce que nous a affirmé Mme
Lardin n'est pas crédible. Son mari a été empoisonné à la suite
d'un complot parfaitement ourdi. Car complot
il y a depuis le début, et je vais vous en apporter des
preuves.
M. de Sartine avait regagné son fauteuil et, le
menton dans son poing, il fixait avec admiration le jeune homme
enflammé par sa démonstration.
— Il y a complot, dis-je, reprit Nicolas en
enflant la voix. J'affirme que Mauval, amant de Louise Lardin, a
été chargé, de recruter les deux canailles qui vont égorger
Saint-Louis. Il leur donne rendez-vous, avec les commanditaires,
sur le chantier de la place Louis XV. Là, ils rencontreront trois
personnages en capes de satin noir et masqués ; le carnaval offre
de ces facilités... Maître Vachon, votre tailleur, Monsieur le
lieutenant général, mais aussi celui de Lardin, a confectionné sur
sa demande quatre capes noires. Alors, faisons nos comptes. Au
Dauphin couronné Semacgus, en cette
soirée de carnaval, est naturellement masqué. Lardin, masqué aussi
et en cape, en voilà une. Descart masqué et en cape, celle que la
Paulet lui a envoyée avec l'invitation, et de deux. Pour qui les
deux autres capes ? Une pour Mauval, et de trois. Et l'autre pour
Louise Lardin, quatre.
Louise Lardin se leva, l'écume à la bouche, et se
mit à hurler.
— Tu mens, charogne, Prouve-le !
— Curieuse requête de la part d'une innocente,
mais rien ne sert de crier, je le prouverai. Examinons un peu le
déroulement de cette soirée. Vers dix heures, Rapace et Bricart
attendent place Louis XV avec une charrette et deux tonneaux. Peu
de temps après, trois inconnus masqués les rejoignent. Les
instructions sont données et l'avance de la récompense versée. On
les conduit rue du Faubourg-Saint-Honoré, à proximité du
Dauphin couronné. Une voiture arrive
peu avant minuit. Semacgus entre au bordel.
C'est alors que son cocher, Saint-Louis, est attiré dans un
guet-apens et poignardé. Les deux complices découpent le corps au
bord du fleuve et placent les morceaux dans les deux tonneaux. Les
deux bandits interrogés ont tenté d'accréditer l'idée que c'était
Lardin qui venait d'être tué. Or, à minuit, Semacgus, Lardin et
Descart sont ensemble. Nous savons maintenant quand Lardin a été
tué et, de plus, je sais l'heure exacte à laquelle Saint-Louis a
péri. Sa montre, brisée au cours de la lutte, a été retrouvée dans
la poche de Rapace. Elle était arrêtée à minuit et quatre minutes.
Entre minuit un quart et une heure du matin, Descart, Lardin, puis
Semacgus quittent le Dauphin couronné.
Lardin est le premier à revenir rue des Blancs-Manteaux. Il est la
deuxième victime du complot après Saint-Louis. Il est empoisonné
par sa femme et Mauval, revenu en hâte de la place Louis XV. Son
corps est placé dans le souterrain inconnu où il sera la proie des
rats, et bientôt méconnaissable. Quelques jours après, du gibier
sera placé dans le caveau pour dissimuler les miasmes suspects.
Tout sera fait pour rendre la situation insupportable à Catherine
Gauss, la cuisinière, qui aurait pu se douter de quelque chose.
Marie Lardin sera enlevée, et moi-même, locataire, je serai
naturellement chassé du logis. Oui, il y a eu complot et je
maintiens et soutiens mes accusations contre Louise Lardin.
Louise, méprisante, le toisait. Puis elle se
tourna vers Sartine.
— J'en appelle, monsieur, tout cela est faux.
Qu'on me montre les preuves promises !
— Madame, que votre volonté soit faite. Vous
voulez des preuves, j'ai beaucoup mieux que cela, un témoin.
Rappelez-vous ce rendez-vous sur le chantier
de la place Louis XV et ces deux hommes avec qui vous aviez négocié
le meurtre horrible d'un innocent. Rappelez-vous la tempête
menaçante de ce soir-là, avec ses rafales d'ouest qui annonçaient
la neige de la nuit. Vous ne pouvez pas avoir oublié que l'une
d'entre elles vous a décoiffée et a presque arraché le masque qui
couvrait votre visage, suffisamment en tout cas pour que l'un des
deux hommes en question ait conservé le souvenir de vos traits.
Dans certaines situations, les détails s'impriment dans la mémoire
des moins observateurs.
Louise Lardin se tordait les mains en
hurlant.
— C'est faux !
— Vous savez bien, madame, que malheureusement
pour vous je ne mens pas.
Nicolas se tourna vers Bourdeau.
— Monsieur l'inspecteur, veuillez introduire le
prévenu.
Bourdeau ouvrit la porte, leva la main et fit un
signe. Alors, le silence épais qui pesait sur l'assistance fut
brisé par l'écho sonore d'un pas incertain, d'un pas déséquilibré,
qui résonnait sur le dallage du vieux palais. Ce bruit s'amplifia
et se confondit avec le battement des cœurs des assistants.
Soudain, Louise Lardin se leva, bouscula Nicolas et, saisissant le
stylet d'argent avec lequel M. de Sartine jouait quelque temps
auparavant, se le plongea dans la poitrine avec un grand cri et
s'effondra. À la porte, ahuri, le père Marie apparut, une canne à
la main.
Nicolas rompit le silence consterné qui avait
suivi cette scène.
— Elle savait que Bricart l'avait dévisagée ce
soir-là. Elle connaissait aussi l'infirmité de ce vieux soldat et
le bruit de son pilon. Elle était assurée qu'il allait la
reconnaître.
— Il convenait qu'une
affaire aussi sinistre, entièrement fondée sur le mensonge et sur
le faux-semblant, s'achevât sur un coup de théâtre ! s'exclama M.
de Sartine.
Bourdeau, aidé du père Marie, s'empressa de faire
sortir l'assistance puis fit quérir des aides et un brancard pour
évacuer le corps de Louise Lardin, dont Sanson et Semacgus avaient
constaté le décès. Il irait rejoindre les gisants de la
Basse-Geôle, parmi lesquels deux de ses victimes et son amant
Mauval.
Nicolas et le lieutenant général de police
demeurèrent seuls. Il y eut un long silence entre les deux hommes,
et Nicolas dit enfin :
— Je crois, monsieur, que la Paulet devrait être
relâchée. Elle peut nous être utile et elle a joué franc jeu avec
nous. Elle est, comme nous savons, un assez bon auxiliaire de
police. Pour le reste...
M. de Sartine s'était levé. Il s'approcha de
Nicolas et mit une main sur son épaule. Nicolas retint un cri ;
c'était celle qui avait été blessée par l'épée de Mauval.
— Mes compliments, Nicolas. Vous avez démêlé cette
intrigue avec une sagacité qui justifie le jugement que j'avais dès
l'abord porté sur vous. Je vous laisse juge de l'opportunité des
poursuites ou des grâces. Pour la Paulet, vous avez raison. La
police d'une grande ville ne peut s'exercer qu'en employant les
instruments les plus débiles ou les mieux placés de la société.
Nous ne pouvons faire la fine bouche. Mais une question : qui vous
a donné l'idée de ce Deus ex machina du
dernier acte ? Même moi, j'ai tourné la tête vers la porte.
— L'idée m'en a été inspirée par une remarque de
M. de Noblecourt, répondit Nicolas. Il m'avait conseillé de « faire
comme si ». Une femme comme Louise Lardin
n'aurait jamais avoué, peut-être même pas sous la question. Il
fallait trouver un biais pour la prendre en défaut et surprendre
ses défenses.
— Voilà qui me conforte en la capacité de mon
jugement, reprit Sartine en souriant. Au fond, c'est grâce à moi,
qui vous ai confié à M. de Noblecourt, que tout cela a été résolu.
D'ailleurs chez notre vieil ami vous ne trouverez guère de cadavres
dans la cave que ceux des bouteilles qu'il aime vider en compagnie
de ses amis.
Satisfait de sa plaisanterie, il s'autorisa un
coup de peigne à sa perruque, ouvrit sa tabatière, offrit une prise
à Nicolas qui accepta, et se servit lui-même. Cet intermède fut
suivi d'une séance d'éternuements qui les laissa apaisés et fort
satisfaits d'eux-mêmes.
— Ainsi, reprit enfin Sartine, non seulement vous
décidez de mes audiences, mais vous voulez me priver de mon souper.
J'espère que les raisons que vous allez avancer justifient cette
impertinence et ne me laisseront pas, si j'ose dire, sur ma faim.
Encore que pour voir certaine affaire éclaircie, je jeûnerais bien
toute une semaine. Nicolas, avez-vous les papiers du roi ?
— Vous les aurez, monsieur, si vous consentez à me
suivre là où je veux vous emmener. Cela nous prendra deux heures.
Vous aurez encore le temps de rejoindre votre souper, où tout
n'aura pas encore été ni mangé ni bu !
— Il ajoute l'insolence à l'impertinence !
s'exclama Sartine, mais que faire ? Il faut en passer par ses
quatre volontés. Allons, je vous suis.
Nicolas marqua un temps d'arrêt.
— Monsieur le lieutenant général, dit-il, j'ai une
requête, qui est aussi une justice, à vous présenter.
— Dans l'état actuel des choses, mon cher
Nicolas, si la demande est raisonnable, c'est
acquis, et si la demande est impossible, j'y consens malgré
tout.
Le jeune homme eut une dernière hésitation, et
dit:
— Je souhaiterais que Bourdeau, qui a mené cette
enquête avec moi et qui m'a été d'une aide inestimable, soit
associé à sa conclusion ultime. J'imagine vos réticences, mais je
suis assuré que nous pouvons lui faire confiance.
M. de Sartine se mit à arpenter son bureau, puis à
tisonner machinalement un feu qui était éteint depuis
longtemps.
— Je n'ai qu'une parole, dit-il enfin, mais vous
m'engagez dans une situation bien délicate. Vous êtes un rude
jouteur, Nicolas. C'est sans doute la fréquentation des criminels
qui vous a endurci. Toutefois, je comprends et je partage votre
sentiment sur l'inspecteur Bourdeau. Il vous est dévoué comme
personne et vous a, si j'en crois les rapports, sauvé la vie. Il a
été à la peine, il est juste qu'il soit à l'honneur. Qui donc a dit
cela ?
— Jeanne d'Arc au sacre de Charles VII à Reims,
monsieur, à propos de son étendard.
— Nicolas, vous me surprendrez toujours. Il est
vrai que vous êtes le digne élève de nos pères jésuites. Vous
mériteriez une autre société...
Ils sortirent. Dans la salle, ils trouvèrent
Semacgus et Bourdeau. Le docteur, après avoir profondément salué le
lieutenant général, tendit la main à Nicolas.
— Je voulais vous dire ma reconnaissance, Nicolas,
vous ne m'avez pas épargné, mais vous m'avez sauvé, car sans l'aveu
de Louise, j'étais perdu. Je n'oublierai pas la leçon. Vous êtes
chez vous à la Croix-Nivert, vous le savez. Catherine vous aime
comme un fils. Je la garde, c'est un grand
cœur, et Marie Lardin a décidé de se retirer à Orléans, chez sa
marraine.
M. de Sartine s'impatientait. Nicolas fit signe à
Bourdeau.
— Monsieur l'inspecteur nous fera-t-il l'honneur
de nous accompagner pour l'épilogue de cette affaire ? demanda
Nicolas.
— Ma foi, répondit Bourdeau dont le visage
s'illumina, j'aurais parié un cent de bouteilles de Chinon qu'il y
avait autre chose !
Le lieutenant général les entraîna vers son
carrosse. Nicolas ordonna au cocher de gagner Vaugirard. Durant le
trajet, il n'eut guère le temps de prendre la mesure de son
triomphe. Sous le regard circonspect de Sartine, il expliqua en peu
de mots à Bourdeau l'affaire d'État liée à la question criminelle
qui venait d'être résolue. Puis chacun se réfugia dans le silence.
Nicolas subissait l'assaut du doute, son éternel ennemi. Il était
pourtant sûr de lui, de ses déductions et convaincu de toucher au
but, mais il n'osait imaginer ce qui entraînerait un échec dans ces
conditions.
Le lieutenant général jouait avec le couvercle de
sa tabatière dont il faisait claquer le fermoir à intervalles
réguliers. Le carrosse, tiré à deux paires, menait un train
d'enfer, enfilant des voies désertes et obscures. Ils furent
bientôt à Vaugirard. Nicolas donna ses instructions pour diriger le
cocher vers la maison du docteur Descart. L'endroit était toujours
aussi sinistre. À peine étaient-ils descendus du carrosse que
Bourdeau se mit à siffler un air particulier. Dans l'ombre, de
l'autre côté de la rue, un air identique lui répondit. Une mouche
était là, qui surveillait la maison. L'inspecteur alla lui parler
et revint en indiquant que tout était en
ordre et que personne n'avait tenté d'y pénétrer.
Les scellés brisés, Nicolas ouvrit la porte. Il
battit le briquet et récupéra sur le sol un morceau de chandelle.
Il l'alluma, le tendit à Bourdeau en lui demandant de faire de même
avec les chandeliers, pour éclairer la pièce principale. Sartine
considéra, effaré, le désordre effrayant qui régnait dans la
maison. Nicolas dégagea le dessus du bureau de Descart d'un revers
du bras et y déposa trois morceaux de papier. Cela fait, il
rassembla un fauteuil et une chaise et invita ses compagnons à
s'asseoir. M. de Sartine, la mine fermée, s'exécuta sans
commentaire.
— Monsieur, commença Nicolas, lorsque vous m'avez
fait l'honneur de me confier un secret d'État que le déroulement de
l'enquête criminelle m'avait fait pressentir, je me suis donné pour
mission de faire tout mon possible pour que cette affaire soit
également élucidée. Mes bases de départ étaient étroites. Vous
m'aviez appris que le commissaire Lardin, appelé par ses fonctions
à relever les papiers d'un plénipotentiaire qui venait de mourir,
avait dérobé plusieurs documents de la plus haute importance
touchant les intérêts de la couronne et menaçant la sécurité du
royaume. Détenteur de ces pièces, Lardin était en mesure à la fois
d'assurer son impunité et de nourrir un odieux chantage. Cependant,
lui-même, en raison de l'importance de ses dettes de jeu, était
tenu à la gorge par Mauval, agent et âme damnée du commissaire
Camusot, responsable de la police des jeux, corrompu et
intouchable.
Sartine regarda Bourdeau en soupirant.
— Je n'insisterai pas sur les risques de
divulgation de ces papiers auprès de puissances étrangères et de
l'impossibilité où vous vous trouviez, monsieur, d'agir contre les responsables de ce crime de
lèse-majesté. Mais j'étais convaincu que l'affaire de la
disparition du commissaire Lardin ne pouvait qu'être intimement
liée avec l'existence de ces papiers d'État, disons...
égarés.
— Comment cela ? dit Sartine.
— La présence continuelle de Mauval autour de
l'enquête, son espionnage, ses menaces et ses attentats contre moi,
ne pouvaient s'expliquer que par des raisons bien fortes. Lardin
était mort, mais ses assassins n'avaient pas réussi à remettre la
main sur des documents, que le commissaire s'était évertué à leur
dissimuler.
— Expliquez-moi comment ils avaient pu être
informés de leur existence ?
— Le complot, monsieur le lieutenant général, le
complot. Lorsque Lardin, en accord avec sa femme, prépare la
machination qui vise à éliminer Descart, il informe son épouse
qu'il possède des papiers de haute valeur pour qui saura les
négocier. Il lui précise qu'ils constituent la garantie dernière de
leur impunité. Cependant, l'homme conserve encore quelques restes
de prudence. Ces papiers, ajoute-t-il, il les a dissimulés dans la
demeure de son cousin Descart. Où, en effet, seraient-ils mieux
cachés que dans cette maison qui reviendra à Louise Lardin, son
héritière naturelle et la femme de sa supposée victime ? Toutefois,
il se garde bien de préciser à son épouse l'endroit exact où il a
déposé les papiers.
— Nicolas, c'est prodigieux ! On s'y croirait !
Vous étiez derrière la porte et sous les lits, et vous avez tout
entendu ? Sur quoi vous fondez-vous pour affirmer avec autant
d'aplomb les détails de ce conte ? Et c'est pour cela que vous
m'avez dérangé dans cette banlieue perdue ?
— Je me fonde, monsieur,
sur mon intuition et ma connaissance d'êtres que j'ai eu l'honneur
de démasquer. Or, il y a une chose impondérable et inattendue qui
intervient dans cette mécanique bien huilée. Un petit grain de
sable, une pierre d'achoppement...
— Ah ! oui, lesquels ? On croirait entendre un
empirique !
— La conscience, monsieur, la conscience. Le
commissaire Lardin avait longtemps été un serviteur hors pair de
votre police. Il avait passé de longues années sous le harnais,
donnant le meilleur de lui-même dans sa lutte contre le crime. Il
lui en était resté quelque chose. Il n'était pas absolument assuré
de la loyauté d'une femme dont il connaissait et acceptait les
égarements. Il tolérait sa liaison avec Mauval, mais pouvait-il
faire vraiment confiance à ce couple démoniaque engagé avec lui
dans une entreprise mauvaise ? Peu importe, d'ailleurs, les raisons
qui l'ont guidé. Cependant, je crois que, dans un sursaut de
lucidité et de devoir, ou dans le pressentiment de sa fin
prochaine, il a tenu à laisser une trace qui permette de retrouver
les papiers dérobés. Cette trace, monsieur, est devant vous sur
cette table.
Sartine bondit de son fauteuil et se mit à lire
avidement les trois papiers déposés sur la table.
— Expliquez-vous, Nicolas. Cela n'a aucun sens et
je n'y entends rien.
— Je dois d'abord vous raconter comment ces
billets de la main de Lardin me sont parvenus. J'ai retrouvé le
premier dans un de mes habits, le deuxième avait été adressé avec
un présent à M. de Noblecourt, et le troisième confié à Marie
Lardin avec recommandation de sa valeur. À première vue, l'ensemble
n'est pas très éloquent.
— Ils sont très diserts, et je vais vous le
prouver. Vous avez naturellement déjà noté qu'il est question de
rendre son dû au roi.
— Et cela vous suffit ?
— Cela ne me suffit pas, mais cela m'entraîne.
J'ai longtemps erré avant d'arriver à mes conclusions. J'ai
beaucoup mélangé ces papiers comme le faisait mon tuteur le
chanoine de certains petits cartons.
— Que vient faire votre tuteur dans cette histoire
? s'impatienta Sartine. Vous voulez me voir périr d'apoplexie
?
Inquiet, Bourdeau se recula dans l'ombre.
— Je les ai mélangés et remélangés, reprit
Nicolas, qui disposait, dans un ordre différent, les billets de
Lardin.
Des trois une paire
Et celui qui les ferme
Se donne à tous
C'est pour mieux les ouvrir
Afin de rendre les paroles
Recherchées sans relâche et
Tout son dû au Roi
— Et que dois-je découvrir dans ce charabia ? dit
Sartine. Sommes-nous ici pour des bouts rimés, des rébus ou des
anagrammes ?
— Considérez, monsieur, les lettres majuscules du
début de chaque phrases, que lisez-vous ?
— D... E... S... C... A... R... T... Ma foi, je
lis Descart. Mais où cela nous mène-t-il ?
— Cela nous mène ici, à Vaugirard. Ce n'est pas
pour rien que le commissaire Lardin a usé de tant de stratagèmes
pour que ces billets parviennent à leurs
destinataires. Il entendait bien que leur secret serait découvert
et qu'il orienterait les recherches vers cette maison.
— Comment pouvez-vous penser que le seul mot de
Descart va nous conduire à ce que nous recherchons?
— Grâce, Monseigneur, au cabinet de curiosités de
M. de Noblecourt.
— Allons, dit Sartine en s'adressant à Bourdeau,
le voilà encore qui bat la campagne ! Il a été blessé hier,
m'avez-vous dit ; c'est sans doute la perte de sang.
C'était au tour de Nicolas de manifester de
l'impatience.
— Dans ce cabinet de curiosités si réputé à
Paris...
— Et que je connais bien, enchaîna Sartine, pour
avoir été la victime de l'innocente manie de notre ami qui ne
résiste jamais à l'envie de dévoiler ses horreurs à ses hôtes à
l'issue de ses agapes.
— Dans ce lieu étrange, monsieur, j'avais
remarqué, il y a quelques jours, un grand crucifix d'ébène aux bras
fermés. Un de ces objets jansénistes qui vous font refuser le
billet de confession. Son aspect m'avait frappé. Il faisait écho
dans ma mémoire à une image précédente. J'ai interrogé M. de
Noblecourt. Le crucifix en question lui avait été offert récemment,
à sa grande surprise, par le commissaire Lardin, et notre ami avait
trouvé, enroulé autour de son socle, un billet, celui-là même que
vous avez sous les yeux et qui commence par : « C'est pour mieux
les ouvrir. » Or, lorsque j'ai perquisitionné la maison Lardin avec
Bourdeau, j'ai découvert parmi les papiers du commissaire une
facture d'un ébéniste du faubourg Saint-Antoine pour deux objets
non précisés. Comme l'image de ce crucifix me
poursuivait, j'ai fait des recherches pour retrouver l'artisan en
question. Après bien des détours, j'ai atteint mon but, et le
bonhomme a retrouvé l'objet de la commande : deux crucifix d'ébène
à Christ d'ivoire...
— Vous nous menez de Charybde en Scylla, dit
Sartine. Je ne sais ce qui me retient de reprendre mon
carrosse.
— La curiosité et l'espoir, monsieur, répondit
Nicolas avec un sourire. L'artisan s'est lui-même déclaré surpris
de la nature du travail qui lui avait été demandé pour l'un des
objets en question. Il s'agissait, selon lui, d'évider complètement
le corps de la croix et d'y adapter un couvercle muni d'une
fermeture à secret, une sorte de plumier où l'on pourrait
dissimuler des bijoux, des louis, des pierres précieuses...
— Ou des lettres, poursuivit M. de Sartine,
soudain calmé.
— Ou des lettres. J'avais donc un nom et j'avais
un objet, même si l'artisan s'était refusé à m'en dévoiler le
mécanisme. Cela aurait pu suffire mais je tenais à élucider le
mystère des billets de Lardin. Reprenons, si vous le voulez bien. «
Des trois une paire », je le traduis, avec un rien de liberté, par
« Pour la paire de crucifix, il y a trois messages. » « Et celui
qui les ferme se donne à tous », désigne ce Christ aux bras fermés.
La suite va de soi. « C'est pour mieux les ouvrir afin de rendre
les paroles recherchées sans relâche et tout son dû au roi » :
c'est ce Christ qui rendra les papiers du roi.
Un long silence suivit la fin de la démonstration
de Nicolas, troublé seulement par le grésillement des chandelles et
par le vent qui ronflait dans la cheminée. Fascinés, M. de Sartine
et Bourdeau virent Nicolas se lever comme un
somnambule, saisir un chandelier et se diriger vers la cheminée. Il
s'arrêta, leva le bras et la lumière éclaira un grand crucifix
d'ébène, avec son Christ d'ivoire aux bras fermés, dernier présent
du commissaire Lardin au cousin de sa femme. Bourdeau se précipita,
saisit une chaise et, un pied sur le rebord de la cheminée, dans un
nuage de poussière, il décrocha l'objet qu'il posa avec respect sur
la table. M. de Sartine fut invité par le jeune homme à examiner
l'objet. Les doigts du lieutenant général tremblaient et ne
rencontraient que le bois lisse. Désespéré, il regarda
Nicolas.
— Vous êtes certain de ce que vous avancez ?
— Ce ne peut être autrement, monsieur.
Nicolas, à son tour, considéra le crucifix. Les
mots mystérieux chantaient dans sa tête : « C'est pour mieux les
ouvrir. » Il se pencha sur le Christ d'ivoire, remarqua que les
mains du Sauveur n'étaient pas clouées contre le bois de la croix.
Il les saisit et tenta d'exercer une pression vers le bas. Les bras
cédèrent et s'abaissèrent, tandis qu'un déclic se faisait entendre
et que l'ensemble se soulevait légèrement. Il retourna le crucifix.
Une planchette de bois s'était ouverte, laissant apparaître une
ouverture remplie de papiers tassés. Il s'écarta.
— Je vous en prie, monsieur.
Sartine saisit la liasse de lettres dissimulées
dans la cachette. Il fit signe à Bourdeau d'approcher de la
lumière, et se mit à les feuilleter en lisant à haute voix.
— Projet d'ordres à envoyer par Sa Majesté au
comte de Broglie et au baron de Breteuil, 23 février 1760. Lettre
du duc de Choiseul au marquis d'Ossun, ambassadeur du roi à Madrid,
10 mars 1760. Minute d'une lettre de Mme la marquise de Pompadour à
Sa Majesté Impériale et Royale à Vienne.
Copie de l'interception d'une lettre de Frédéric II, roi de Prusse,
à sa sœur la margravine de Bayreuth... du 7 juillet 1757... «
Puisque, ma chère sœur, vous venez vous charger du grand ouvrage de
la paix, je vous supplie de vouloir envoyer M. de Mirabeau en
France. Je me chargerai volontiers de sa dépense. Il pourra offrir
jusqu'à cinq cent mille écus à la favorite84... »
Il leva la tête, pensif.
— Toujours cette histoire de la tentative de
corruption de la dame par la Prusse. Aucune preuve... Mais si cela
était divulgué, en ce moment...
Il se reprit, plongea la liasse de papiers dans
son habit et, toisa sévèrement les deux policiers.
— Vous n'avez rien vu, rien entendu. Sur votre
vie.
Nicolas et Bourdeau s'inclinèrent, sans
répondre.
— Monsieur Le Floch, reprit Sartine, pour la
deuxième fois de la soirée, je vous remercie, mais cette fois je le
fais au nom du roi. Je vais devoir vous laisser. Il faut que je
rejoigne Choisy sans délai. Vous m'avez donné le grand privilège,
par ce temps de misère et de guerre, d'être le messager d'une bonne
nouvelle. Le roi ne l'oubliera pas.
Il monta quatre à quatre l'escalier et disparut
dans la nuit. Ils entendirent aussitôt le bruit de l'équipage qui
partait au grand trot. Ils se regardèrent et éclatèrent de
rire.
— Nous l'avons bien mérité, dit Bourdeau, et ce
n'est que justice. Vous avez été en vérité de la dernière insolence
avec M. le lieutenant général ; il fallait vraiment que vous
fussiez sûr de vous. Monsieur, je vous remercie d'avoir fait en
sorte que j'assiste à tout cela. Je ne l'oublierai jamais.
— Mon cher Bourdeau, nous allons rentrer
dans le rang. Les événements nous avaient
placés dans une situation avancée. Le succès de notre enquête nous
rend à notre insignifiance. Le roi est sauvé. Vive nous ! Puisque
nous sommes abandonnés, j'ai une méchante proposition à vous faire.
Nous sommes à deux pas de la maison de Semacgus. Il n'a rien à nous
refuser. Nous allons lui demander à souper. Je sens déjà les fumets
des plats de la bonne Catherine. Et si rien n'est prêt, elle tuera
le veau gras pour nous.
Et les deux amis s'enfoncèrent dans la nuit froide
de février.