X
TOURS ET DÉTOURS
Quippe series vinculorum ita
adstricta ut unde nexus inciperet quoue se conderet nec ratione nec
uisu perspici posset
Car la série des nœuds était si compacte que ni
la réflexion ni la vue ne permettait de saisir d'où partait cet
entrelacement et où il se dérobait
Quinte-Curce
Vendredi 9 février 1761
Étendu sur le sol, il sentait le soleil
rougeoyer derrière ses paupières closes. Après une course folle sur
la lande, il avait attaché son cheval aux vestiges d'une barque
démembrée, à demi ensablée sur la grève. Le ressac l'avait assoupi.
Et soudain le bruit familier s'était éteint; il n'avait jamais
observé, jusque-là, que l'océan pût cesser son éternel mouvement.
L'air lui manqua, il se redressa et ouvrit les yeux, qu'il referma
aussitôt, ébloui par la lumière. Il fut saisi par un tourbillon de
sensations et se retrouva, transi de froid, dans sa couchette. La
veille, après une journée d'épreuves, il avait sombré,
tout habillé, dans l'inconscience. Il n'avait pas pris le soin
habituel de fermer ses volets et un rayon de soleil hivernal avait
trouvé le chemin de son visage. Il s'étira comme une bête, membre
après membre, avec précaution. Une nuit de sommeil avait chassé la
douleur et laissé la place à un engourdissement et à une raideur
assez semblables à la fatigue d'une journée à cheval quand
l'habitude en est perdue. Comme chaque matin, il respira
profondément pour chasser l'angoisse des ténèbres et se jugea prêt
à affronter une nouvelle journée.
Nicolas se sentait sale et courbatu. Il avait
besoin d'un bon bain. La chose lui parut difficile à obtenir. Après
y avoir réfléchi, il décida d'user des moyens du bord. Catherine
utilisait un grand baquet de bois cerclé pour tremper le linge, il
ferait l'affaire. Il allumerait le potager de la cuisine et ferait
chauffer de l'eau. Ragaillardi par cette perspective, il s'approcha
de la croisée. Au premier plan, le jardin était une nappe blanche,
sur laquelle se lisaient les traces recoupées d'oiseaux ou de
chats. Le jour était magnifique et froid. Plus loin, sur les toits
des maisons avoisinantes, la neige étincelait avec des reflets
bleus.
Il compléta son bagage en réunissant les pauvres
objets, auxquels il tenait : une minuscule gravure naïve,
représentant sainte Anne, ses livres de droit avec les quatre
volumes du Grand Dictionnaire de police
de Delamare, un vieil exemplaire des Curiosités de Paris par Saugrain l'aîné dans une
édition de 1716, une coutume de Paris, un vieux missel ayant
appartenu au chanoine Le Floch, l'Almanach
royal de 1760, deux volumes des pensées du père Bourdaloue,
de la Compagnie de Jésus, sur divers sujets de religion et de
morale, le Diable boiteux de son
compatriote Le Sage, né à Sarzeau, lu et
relu, comme le Don Quichotte, tout au
long de son enfance, un éventail cassé offert par Isabelle, et,
enfin, une dague de chasse donnée par le marquis, son parrain, le
jour où il avait servi sa première bête noire41. Il se souvenait encore, avec amertume, de la
réprobation de ceux qui avaient été scandalisés qu'on réservât cet
honneur à un enfant trouvé, sans nom et sans naissance. Il avait
acheté, à vil prix, chez un revendeur une antique malle de cuir
cloutée qui, outre son portemanteau, constituerait tout son
déménagement.
Où irait-il ? Il lui faudrait trouver un logis
pas trop onéreux. En attendant, il avait bien pensé demander asile
à Bourdeau mais, outre que celui-ci occupait avec sa femme et leurs
trois enfants un logis exigu, il paraissait à Nicolas peu digne de
faire appel à son adjoint, au risque de se placer dans une
situation fausse qui troublerait une entente à laquelle il tenait
par-dessus tout. Le père Grégoire serait sans doute heureux de
l'accueillir à nouveau rue de Vaugirard, mais le supérieur du
couvent pouvait refuser, et le mode de vie de Nicolas, lié aux
emplois du temps incohérents de son état, ne paraissait pas
compatible avec le fonctionnement régulier d'un couvent. Certes, il
pouvait s'en ouvrir à M. de Sartine, mais son chef se tenait de
préférence au-dessus de ce type de contingence et Nicolas préférait
ne pas se risquer à affronter certain regard ironique qu'il
connaissait bien. Il devait se débrouiller tout seul.
Il repensa soudain à une proposition déjà
ancienne de son maître, M. de Noblecourt. L'ancien procureur au
Parlement, veuf sans enfant, s'était vite rendu compte de la
froideur de Lardin à l'égard de son élève, et il avait plusieurs
fois proposé à celui-ci de venir partager sa solitude épicurienne
en occupant une chambre agréable qui ne
servait à personne. Nicolas avait alors décliné cette offre, car,
même si le lieutenant général de police ne lui en avait jamais
formellement touché mot, il se considérait comme en mission dans la
maison des Blancs-Manteaux. Les interrogations régulières de M. de
Sartine l'avaient confirmé dans cette manière de voir. Désormais,
plus il y pensait, plus l'idée de faire appel à M. de Noblecourt
lui semblait providentielle. Il éprouvait d'ailleurs une sincère
affection pour le vieux magistrat bienveillant et spirituel.
Rasséréné, il décida de faire toilette.
La demeure était silencieuse et rien n'indiquait
que Louise Lardin fût rentrée. Nicolas avait rallumé une chandelle
avant de s'aventurer dans l'obscurité de l'escalier. Avec ces
réflexes de limier qui commençaient à devenir chez lui une seconde
nature, il examina avec soin les degrés puis le carrelage du
corridor. Nulle trace de neige ou de boue n'était visible. À
l'évidence, personne n'était entré dans la maison depuis la veille
au soir.
Il gagna l'office afin de se consacrer à la
préparation de ses ablutions. Il convenait tout d'abord de rallumer
le potager. Il connaissait l'endroit où Catherine entreposait les
brindilles et le charbon de bois nécessaires à cette opération.
Aussitôt, il fut saisi d'une nausée déclenchée par l'odeur
douceâtre et écœurante qui planait dans la pièce. Il pensa que
quelque rat, empoisonné par les appâts à l'arsenic que disposait
régulièrement la cuisinière, avait dû crever dans un trou ou sous
un meuble. Il chercha en vain, puis tenta d'oublier l'odeur. Il
souffla sur le brasier qui crépitait joyeusement. Il ne restait
plus qu'à remplir une marmite à la fontaine
intérieure et attendre que l'eau se dégourdisse.
Le baquet était toujours rangé dans le caveau
avec les vins, les pots de graisse et la réserve de lard et de
jambons — ces derniers protégés par des sacs de toile, sur lesquels
Catherine veillait avec un soin jaloux. Nicolas ouvrit la porte en
ogive qui donnait sur un escalier de pierre conduisant au caveau.
Celui-ci avait fait partie d'une bâtisse antérieure, aujourd'hui
disparue, dont il avait constitué les anciennes fondations. De
nouveau Nicolas fut saisi à la gorge par la même odeur âcre. Il
descendit les degrés et éleva sa chandelle : à l'un des crocs de
boucher pendait une masse informe enveloppée dans un tissu de jute
brun. Une mare de sang coagulé couvrait le sol sous cette
masse.
Retenant sa respiration, tant l'air était vicié
par les miasmes qui s'en dégageaient, Nicolas, le cœur battant et
trop assuré de ce qu'il s'attendait à découvrir, tira sur le sac.
Il tomba sur le sol faisant apparaître un sanglier, à demi
décomposé, pendu par les antérieurs. La bête avait-elle été
abandonnée après le départ de Catherine ou déposée depuis ? Il
savait que le gibier devait être mortifié et sa petite enfance
avait été obsédée par les têtes d'oiseaux grouillantes de vers du
gibier d'eau que le marquis adressait au chanoine, amateur de cette
chair forte. Joséphine attendait que les becs se détachassent des
corps pour les cuisiner. Cependant, il n'avait jamais vu cette
opération menée jusqu'à la putréfaction. Sur le sol, il y avait
beaucoup d'empreintes, dont certaines s'arrêtaient devant un grand
châssis de bois sur les traverses duquel s'alignaient des
bouteilles. Il les observa longuement. Ayant trouvé son baquet, il
remonta, pressé de fuir cette atmosphère
confinée et puante pour retrouver l'office où l'eau commençait à
bouillir.
Nicolas se déshabilla et jeta un œil, vers une
grande casserole de cuivre étincelant qui lui servait souvent de
miroir. Il était à faire peur, avec la barbe poussée et le corps
couvert de bleus et d'écorchures. Il ôta ses pansements ; les
plaies de la tête et du côté étaient fermées et saines ;
l'apothicaire avait fait du bon travail. Il versa l'eau bouillante
dans le baquet, mais la fontaine était vide. Ouvrant la porte qui
donnait sur le jardin, il emplit, en frissonnant, un pot avec de la
neige propre et put ainsi refroidir son bain. Il y ajouta un peu de
potasse42 dont usait Catherine pour ses lessives,
s'accroupit dans le baquet et s'arrosa avec la louche. La chaleur
de l'eau chassa peu à peu les contractures. Il se laissa aller à
une torpeur heureuse, jouissant de cet instant de répit.
Le chanoine, son tuteur, n'aurait pas manqué de
lui reprocher ce plaisir, lui qui décriait si acrimonieusement les
nouvelles modes de propreté. C'était, avec les philosophes et
l'Encyclopédie, un sujet de controverses incessantes et animées
entre son tuteur et son parrain. Le chanoine allait répétant qu'il
n'était pas d'intimité susceptible d'échapper au regard de Dieu et
que la bienséance voulait qu'en se couchant on se cache à soi-même
son propre corps. Pour lui, les soins devaient se passer de tout
recours à l'eau et ignorer le corps à l'exception du visage et des
mains, seules parties visibles. C'était sur le linge que tous les
efforts devaient porter. Le marquis, qui raffolait de ces joutes
amicales, ricanait et évoquait en « voltairien » l'odeur de
sainteté des religieux de tout poil, qu'il disait souhaiter voir
plonger, en guise de purgatoire, dans des bains de lessive. Sa vie
militaire lui avait démontré l'utilité de ce qu'il nommait d'un
mot nouveau « l'hygiène ». Le marquis
assurait même avoir échappé à des épidémies grâce à cette habitude.
Aussi, avait-il incité Nicolas à adopter son système. Le jeune
homme avait souffert, au collège des Jésuites de Vannes, de ne
pouvoir satisfaire ce qui était devenu pour lui un besoin
nécessaire et quotidien.
Il sortit enfin du baquet et s'essuya avec soin.
Il avait l'impression d'avoir laissé l'homme ancien dans l'eau du
bain. Les croûtes de ses plaies avaient été ramollies par l'eau
chaude. Il avait décidé de sacrifier une chemise usée pour en faire
de la charpie, une ceinture de toile destinée à tenir le pansement
du côté et un bandeau pour la tête. Il se rappela que Catherine
gardait des onguents et du vinaigre médicinal dans un tiroir du
buffet, où il trouva en effet une petite bouteille de « Liqueur
romaine » enveloppée dans une notice d'emploi. Il en lava ses
plaies, refit ses pansements et s'habilla de frais après s'être
rasé. Il renonça à avaler quelque chose, écœuré qu'il était par
l'odeur toujours aussi obsédante, remit toutes choses en place,
remonta prendre son bagage et, après avoir vérifié qu'il n'avait
rien oublié, quitta sa mansarde d'apprenti.
Il lui fallait maintenant trouver une voiture
pour transporter ses affaires. Il pouvait laisser son bagage devant
la porte et partir à la recherche d'un cocher en maraude, mais le
risque était grand de ne rien retrouver au retour. Et il ne pouvait
rouvrir la porte de la maison une fois celle-ci fermée, ne
disposant pas des nouvelles clefs.
Il songea alors à l'ombre d'hier. Il ouvrit et
observa le portail des Blancs-Manteaux. L'homme était toujours là,
battant la semelle et frappant dans ses
mains. Nicolas lui fit signe. Il hésita et regarda à droite et à
gauche avant de traverser la rue enneigée, et Nicolas le reconnut
aussitôt comme l'un des indicateurs qu'utilisait l'Hôtel de police.
Il lui demanda de se porter rue Vieille-du-Temple, près de
l'hôpital Saint-Anastase et de lui trouver une voiture. Pendant ce
temps, lui, Nicolas, ferait le guet. L'homme lui confirma que
Louise Lardin n'avait pas regagné son domicile.
Un fiacre apparut bientôt et la mouche en
descendit. Nicolas embarqua ses impedimenta et donna au cocher
l'adresse de son professeur, rue Montmartre, au lieu-dit pointe
Sainte-Eustache, en face l'église du même nom. Il s'agissait d'une
maison de cinq étages, qui appartenait au magistrat et dont il
avait loué les parties supérieures pour ne conserver que les étages
nobles du premier et du deuxième. Le rez-de-chaussée était partagé
entre une boulangerie et des communs qu'occupaient Marion, la
gouvernante, et un laquais nommé Poitevin, presque aussi âgé que
son maître. Nicolas se disait qu'il pourrait peut-être récupérer
ses vêtements dissimulés dans la pénombre d'une chapelle latérale
de Saint-Eustache, si ceux-ci avaient échappé à la vigilance
experte des mendiants qui hantaient l'édifice.
La voiture se déplaçait sans bruit, mais les
grelots du cheval sonnaillaient allégrement. La ville se dégageait
des brumes et de la chape plombée des nuées qui l'avait recouverte
des jours durant. À partir du carreau des Halles, la presse fut de
plus en plus grande et les embarras presque inextricables. Enfin,
sa voiture doubla la pointe Saint-Eustache, et entra dans la rue
Montmartre.
Nicolas reconnut avec plaisir la haute demeure
de l'ancien procureur au Parlement. Ventrue et posée de guingois, elle paraissait solidement ancrée
dans le sol parisien. Avec les années, ses flancs s'étaient élargis
et bombés comme ceux d'un ancien galion échoué. La ligne sinueuse
des balcons décorés de fer forgé, pareille aux lèvres d'une
gigantesque statue, offrait le dessin d'un sourire énigmatique et
cependant bienveillant. Nicolas, à sa vue, se sentit ragaillardi ;
il aimait cette maison. Après avoir réglé sa course, il déposa son
bagage sous la voûte de la porte cochère où flottait l'odeur de
pain chaud de la boulangerie voisine. Il monta au premier et frappa
à la porte. Le visage ridé de la vieille Marion se plissa de
plaisir quand elle le reconnut.
— Ah ! monsieur Nicolas, comme je suis aise de
vous voir ! Monsieur se plaignait, hier encore, d'être délaissé de
vos visites. Vous savez combien il vous aime.
— Bonjour, Marion. Je serais venu lui présenter
mes devoirs plus tôt, si certains événements ne m'en avaient
empêché.
Un petit barbet, boule grise et frisée, surgit
comme une fusée d'artifice et se mit à sauter autour de Nicolas en
poussant des cris joyeux.
— Voyez comme Cyrus vous fait fête ! dit Marion.
Il connaît bien ses amis et ceux de Monsieur. Je dis toujours, les
bêtes ont plus de sens que nous...
On entendit une voix qui s'enquérait du
visiteur.
— Je crois que Monsieur s'impatiente. Il prend,
comme d'habitude, son chocolat dans sa chambre. Suivez-moi, il va
être si content.
La chambre de M. de Noblecourt était une belle
pièce aux lambris vert pâle rehaussés d'or. Elle donnait sur la rue
Montmartre par une double porte-fenêtre ouvrant sur un balcon. Le
maître de maison avait souvent expliqué à son élève le plaisir
qu'il prenait, chaque matin, vêtu d'une robe
de chambre de perse fleurie et le chef couvert d'une calotte
pourpre, à rêvasser en prenant son chocolat. Il regardait, dès
l'aube, croître l'animation de la rue, observant avec philosophie
les mille et un petits incidents de la vie quotidienne. Il se
laissait aller à l'engourdissement heureux où la chaleur du
breuvage exotique et l'espèce de langueur que celui-ci lui
procurait le plongeaient dans une béatitude parfois suivie d'un
somme. Cyrus faisait des allées et venues entre Nicolas et son
maître, puis il sauta sur les genoux du magistrat.
— Le soleil et Nicolas sont de retour, alléluia
! s'écria le vieil homme. Mon enfant, asseyez-vous. Marion, vite,
une chaise et une tasse. Rapporte-nous bien vite du chocolat chaud
et quelques-uns de ces pains mollets que me fournit mon boulanger
de locataire.
Sous la calotte s'épanouissait un visage poupin,
aux yeux étonnamment clairs. À droite du nez fort et coloré, une
verrue attirait le regard, que Nicolas, qui n'avait pas encore
oublié ses humanités, comparait à celle de Cicéron. Deux bajoues
couperosées pendaient autour d'une bouche spirituelle et gourmande
que prolongeait un menton qui avait été fort, mais qui se perdait
maintenant dans une triple épaisseur de chairs.
— Voyez que je demeure dévot à mes habitudes,
faute de l'être d'une autre manière, reprit M. de Noblecourt. Je
m'abandonne à l'âge qui vient, sans trop de surprises, sans trop de
secousses... Bientôt, je ne bougerai plus de ce fauteuil. Je m'en
ferai faire un autre, un antique, avec des oreillettes et une
tablette et, pourquoi pas, des roulettes. Il ne restera plus qu'à
le percer pour que je n'en sorte plus ! La maréchale de Luxembourg avait bien fait monter sa chaise à
porteurs dans son salon pour se protéger des vents coulis, une
année où l'hiver était fort rude. Je ne bougerai plus, et un matin
le fantôme de Marion — qui, notez-le, est beaucoup plus vieille que
moi — me trouvera le nez dans mon chocolat.
Nicolas connaissait son vieil ami. Tout cela
n'était que provocation ; il attendait des protestations et, ne
seraient-elles pas venues, qu'il aurait poursuivi pour les
susciter.
— Je vous trouve le ton fort inspiré pour un
futur podagre, monsieur, répondit-il. Votre tasse n'a rien à
craindre. Vous voilà, derechef imitant votre ami, M. de Voltaire —
votre contemporain, sauf erreur — qui annonce, depuis un quart de
siècle, qu'il ne passera pas l'année et que l'armée coalisée de ses
maux va incontinent le retirer à l'admiration de l'Europe et à la
vénération de ses amis. Vous êtes du bois dont on fait les
centenaires. Et j'ajouterai que vous vous devez à vos amis plus
jeunes. A qui parleront-ils, si vous leur faites défaut ? Il n'y a
pas tant d'honnêtes hommes que l'on puisse se satisfaire de les
voir disparaître.
M. de Noblecourt, ravi, se mit à applaudir et
Cyrus à manifester son approbation en aboyant.
— Soit, monsieur, je m'incline. Vous connaissez
votre monde et savez faire votre cour. Il est dans l'ordre des
choses qu'un jour l'étudiant en remontre au maître. Mais je suis un
vieux bavard. Nicolas, vous me devez quelques explications sur
votre soudaine disparition.
D'une main encore potelée, il caressait le
barbet qui, calmé, s'était retourné et présentait, pattes écartées,
un ventre rose.
— Monsieur, la mort de mon tuteur m'avait appelé en Bretagne. Après lui avoir rendu les
derniers devoirs, je suis revenu à Paris où j'ai trouvé une
situation difficile. Vous avez sans doute appris que le commissaire
Lardin a disparu. M. de Sartine m'a chargé de l'enquête.
Le visage plein de bonasse de l'ancien
procureur, qui avait tout d'abord exprimé toute la part qu'il
prenait au deuil de Nicolas, changea soudain. Les yeux s'ouvrirent
et la bouche s'arrondit ; la surprise le disputait à l'incrédulité
d'apprendre que son élève s'était poussé si vite dans cette
carrière.
— Quelle nouvelle ! Le représentant de M. de
Sartine ! Voilà qui l'emporte sur la disparition de Lardin.
Celui-là était un ami, certes, mais qu'il me plaisait de tenir à
distance. Je l'avais encore vu la semaine passée.
Marion l'interrompit avec autorité en disposant
sur la table à jouer une deuxième chocolatière d'argent, une tasse
et sa soucoupe en porcelaine de Rouen, ainsi qu'une assiette des
fameux pains mollets et un confiturier.
— Je vois, Nicolas, que vous avez des
intelligences dans la place. Je n'ai pas droit, pour ma part, à ces
délices fruitiers.
— Il ferait beau voir ! s'écria Marion. Vous en
aurez quand vous m'aiderez à éplucher les coings, comme le fit, un
jour de septembre dernier, M. Nicolas. Et puis vous êtes trop
gourmand.
Marion versa le breuvage fumant tout en
continuant à vitupérer sourdement. Les tasses s'emplirent d'un
liquide mousseux marron clair d'où s'exalaient l'arôme chaleureux
du chocolat et la touche subtile de la cannelle. Cyrus sauta sur
les genoux de Nicolas dont il connaissait la générosité à son
égard. Le jeune homme, chez qui le chasseur ne sommeillait
jamais que d'un œil et qui suivait toujours
son idée fixe, attendit que Marion sorte avant de relancer le
procureur sur Lardin.
— Quel jour m'avez-vous dit l'avoir rencontré
?
— Jeudi dernier.
— Vous êtes donc l'une des dernières personnes,
à ce qu'il paraît, à l'avoir vu.
— La rencontre fut brève. Il me parut sombre à
l'excès, davantage que d'habitude. Vous le connaissez, avec son
humeur secrète, vindicative et agitée, l'homme n'est guère aimable.
Un bon policier toutefois, et c'est ce qui nous rapprochait. Jeudi
dernier, il était semblable à lui-même. Pourtant, en le quittant il
m'a fait pitié, il paraissait désemparé hors de toute mesure.
— Et Mme Lardin ?
M. de Noblecourt sembla considérer dans le vide
quelque charmante apparition.
— La belle Louise ? Il y a beau temps que je
n'ai eu l'avantage de lui présenter mes hommages. Le morceau est
friand, quoique proche de la trentaine, mais il n'est plus de mon
âge. Encore qu'avec elle l'âge ne fait rien à l'affaire et que,
jeune gardon ou vieux barbon, tout fait bouche, si j'ose dire,
pourvu que certain tintement de bon aloi se fasse sentir...
Il souligna son propos d'un clin d'œil si
énergique que sa calotte se dérangea et glissa de travers sur le
front. Le vieil homme but une gorgée de chocolat, s'essuya la
bouche, rompit un pain, puis le reposa avec un soupir en se
penchant vers Nicolas. Il reprit d'une voix basse :
— Il y a quelque anguille sous roche, mon cher
enfant. Je ne suis pas assez retiré du monde pour ignorer les
rumeurs qui courent sur Lardin. Ni assez candide pour ne pas avoir
compris à quels motifs obéissait M. de
Sartine en vous plaçant, contre toute raison, chez ce couple
diabolique.
Il s'arrêta, mais Nicolas resta de marbre.
— Ne me dites pas que la Lardin ne vous a pas
fait des avances ?
Pour le coup, Nicolas devint écarlate.
— Hé, hé, fit le vieillard, à ce point là ?
Serviteur, monsieur. Mais je n'en veux rien savoir. Le malheur
planait sur cette maison. Ne me demandez pas pourquoi, mais je le
sentais s'approcher. Je voyais Lardin promis à de tristes
aboutissements, débauche secrète ou passion à laquelle on sacrifie
tout. La convoitise de la chair ou de l'or, cette « sangsue » dont
parle Salomon, c'est l'esprit du siècle. On veut jouir sans
restriction. S'il était possible de percer les murailles et de
pénétrer dans les demeures les plus secrètes, on découvrirait ce
qui s'y passe de plus infâme. Moi, vieux sceptique, épicurien s'il
en fut, je contemple mon temps et j'en stigmatise les mœurs après
en avoir puni les crimes.
Il hochait la tête d'un air attristé en
considérant, l'un après l'autre, le pain et la confiture. Cyrus
s'était dressé et tremblait d'excitation en observant le manège de
son maître. Après avoir vérifié que Marion n'était pas dans les
parages, M. de Noblecourt se saisit prestement d'une moitié de
pain, la couvrit d'une épaisse couche de gelée et engloutit le tout
en deux bouchées voraces.
— Ma présence était, en effet, bien pesante aux
Lardin, dit Nicolas. Désormais elle est devenue impossible. Il doit
vous apparaître comme à moi que, chargé de l'enquête sur la
disparition du commissaire et sans vous dévoiler les secrets d'une
investigation délicate, je ne puis continuer à demeurer en un lieu
où je serais juge tout en restant un obligé.
— «
Opum contemptor, recti pertinax, constans adversus
metus43 », cita avec
satisfaction le magistrat. Vous ne pouvez, en effet, rester rue des
Blancs-Manteaux.
— Je l'ai quittée ce matin même et j'étais venu
vous demander conseil, incertain de ce que...
— Mon cher Nicolas, je partage l'opinion de M.
de Sartine sur l'excellence de vos qualités et sur la distinction
de votre éducation. Je vous avais déjà proposé de prendre ici vos
quartiers. Soyez mon hôte et ne me remerciez pas, c'est un plaisir
que je me fais à moi-même. Marion, Marion !
Il frappa dans ses mains, déclenchant une crise
d'allégresse chez Cyrus qui se mit à tourner comme une toupie dans
la chambre, avant de filer dans le logis à la recherche de la
gouvernante.
— Monsieur, votre bonté m'accable et je ne sais
comment...
— Allons, allons... Voici les règles de la
maison. C'est une annexe de l'Abbaye de Thélème où sont révérées la
liberté et l'indépendance. Vous logerez dans la chambre du
deuxième. Je sais que vous ne craignez pas les livres, les murs en
sont couverts ; ma bibliothèque, déjà pleine, y a débordé. Vous
disposerez d'une entrée particulière, une porte donne sur le petit
escalier qui descend aux communs. Marion et Poitevin vous
serviront. Vous souperez et vous dînerez avec moi quand vous le
souhaiterez, ou quand vous le pourrez : je connais trop bien, pour
les avoir éprouvées moi-même, les servitudes de votre état. Que
cette demeure soit votre havre. Où est votre bagage ?
— En bas, monsieur. Croyez que je ferai tout
pour éviter de vous déranger trop longtemps. Je vais me mettre en
quête...
— Monsieur, cela suffit,
vous allez m'encolérer. Ne voilà-t-y pas que l'ingrat veut déjà
abandonner la place ! Je requiers votre obéissance. Consacrez-vous
sans remords à votre tâche et ne répliquez pas.
Marion apparut, guidée par un Cyrus piaffant qui
était allé la quérir dans l'office.
— Marion, M. Nicolas sera désormais des nôtres.
Préparez la chambre bleue. Demandez à Poitevin d'y monter le bagage
de notre ami. Secundo, j'offrirai, dimanche, un souper. Nous ferons
aussi un peu de musique. Nous serons cinq, avec Nicolas et ses
amis, le père Grégoire des Carmes et ce jeune séminariste, M.
Pigneau, que vous me présentâtes un jour au concert spirituel ;
enfin nous aurons M. Balbastre, l'organiste de
Notre-Dame44. Je vous
donnerai des billets à faire porter. Quant au repas, Marion, je
compte que vous me ferez honneur. Il n'y a pas plus fines gueules
que les prêtres et les musiciens, sauf, peut-être, les
magistrats.
Marion avait écouté son maître, avec une
satisfaction visible, en joignant ses mains de contentement. Elle
disparut aussi vite que le lui permettaient ses vieilles jambes,
afin d'apprendre la bonne nouvelle à Poitevin.
Nicolas découvrit avec ravissement la chambre
qui lui était destinée. L'alcôve, qui abritait un petit lit, était
entourée de deux bibliothèques installées dans l'épaisseur du mur
et pleines de la plinthe jusqu'à la corniche. Les livres
paraissaient toujours monter une garde silencieuse autour de lui.
Enfant, il avait passé bien des heures en leur compagnie, dans le
grenier de la maison de Guérande, et plus tard dans la bibliothèque
du marquis, à Ranreuil. Rien ne pouvait advenir de mauvais,
lorsqu'on était protégé par des alignements de reliures
fraternelles. Il suffisait d'ouvrir un volume
pour que s'élève une petite musique toujours émouvante et jamais
semblable. Un secrétaire à cylindre, un fauteuil, une table de
toilette et une petite cheminée complétaient l'ensemble de
l'ameublement de la chambre tapissée d'un papier bleu à motif
fleuri. Jamais Nicolas n'avait vécu dans un tel luxe. Il n'y avait
pas de comparaison possible avec la mansarde des
Blancs-Manteaux.
Après l'heureuse conclusion de sa visite rue
Montmartre et le beau temps aidant, Nicolas rejoignit le Châtelet
tout attendri de contentement. Il inspecta cependant les alentours
du sombre monument, mais l'objet de sa recherche, le sagace
Tirepot, ne parut pas. Sans doute ses recherches n'avaient-elles
pas encore abouti. Il est vrai qu'elles exigeaient beaucoup de
prudence. Nicolas savait que ce type de démarche aventurée mettait
souvent en danger la vie des informateurs. On ne pouvait leur
reprocher de prendre leur temps et de multiplier les précautions
lorsque leur enquête les conduisait au cœur des ténèbres du Paris
criminel.
Dès son arrivée, il s'enquit auprès du geôlier
en chef de la cellule dans laquelle l'inspecteur avait fait
incarcérer Semacgus. Il lui fut répondu que M. Bourdeau était
demeuré enfermé toute la nuit avec un prisonnier inconnu enregistré
sous le nom de « M. d'Issy » ; il s'y trouvait d'ailleurs encore.
C'était une cellule à pistoles, au confort décent, avec un
ordinaire pouvant être commandé à l'extérieur. Nicolas admira la
prudence de son adjoint.
Après s'être fait reconnaître, le jeune homme
entra dans la pièce et fut frappé par l'atmosphère confinée,
mélange d'odeur de paille et d'âcreté de corps en sommeil.
Au-dessus de tout cela, flottaient des
miasmes de fumée froide. Semacgus et Bourdeau avaient dû sacrifier
à leur penchant commun du tabac. L'inspecteur était en redingote,
la cravate dénouée et sa chevelure grise ébouriffée. Semacgus,
allongé sur la paille de la couchette, dormait, le tricorne sur les
yeux. Sur la table, des carcasses de poulets, deux verres et trois
bouteilles vides témoignaient que les événements tragiques de
Vaugirard n'avaient pas coupé l'appétit aux deux compères. Nicolas
songea que ce n'était pas là la manière de faire d'un assassin
présumé. Il se corrigea aussitôt ; la remarque pouvait tout aussi
bien confirmer la dureté de cœur et l'insensibilité d'un criminel
avéré. Il prit la chose comme une leçon. Toute apparence avait une
double face, selon le jugement porté a
priori dans un sens ou dans un autre. Il mesura ainsi la
fragilité des témoignages humains soumis aux humeurs et à la
première impulsion donnée.
Après avoir considéré Semacgus allongé, il pria
Bourdeau d'aller faire toilette et de le rejoindre ensuite ; il
souhaitait demeurer seul avec le suspect. Bourdeau obéit, non sans
dissimuler le désappointement que cet éloignement lui causait. De
fait, Nicolas avait ses raisons de préférer une entrevue sans
témoin. Il la justifiait — sans se convaincre lui-même — par la
nécessité de préserver son mystère et, par conséquent son autorité,
aux yeux de son adjoint. La vérité, plus prosaïque, résidait dans
le fait que, n'ayant pas tout dit à Bourdeau de ses aventures de la
veille et de sa nuit chez la Satin, il ne voulait pas être pris en
flagrant délit de dissimulation.
Nicolas hésita encore un moment avant de secouer
l'épaule de Semacgus. Il avait scrupule à tirer de son repos un
homme promis aux plus graves accusations et pour lequel ses
sentiments n'avaient pas varié. Semacgus
soupira, se redressa et son chapeau roula à terre. L'effroi fugitif
qui se dessina sur son visage disparut lorsqu'il reconnut
Nicolas.
— Le vin de M. Bourdeau est plus efficace par
ses qualités narcotiques et soporatives que l'élixir opiacé le
mieux concentré, dit-il en bâillant. Par Dieu, quel sommeil ! Mais
vous voilà la mine bien sérieuse, mon cher Nicolas...
Il se leva et saisit une chaise sur laquelle il
s'installa à califourchon.
— C'est sans doute à vous que je dois d'être
logé dans cette chambre ? Je vous en sais gré.
Il y avait à la fois de la reconnaissance et de
l'ironie dans sa voix.
— Je crois, en effet, que vous le pouvez, sourit
Nicolas. Outre que vous auriez pu passer la nuit dans l'un de ces
séjours divins que sont « La Barbarie » ou « Les Chaînes », on eût
pu préférer vous accueillir dans « La Fin d'aise », célèbre par ses
reptiles et son ordure, ou encore dans « La Fosse », en cône
renversé, dans laquelle, le dos courbé et les pieds dans l'eau, il
vous aurait été loisible de méditer sur l'inconvénient de ne pas
faire confiance à ses amis45.
— Oh ! Oh ! Voilà, je le crois, une pierre dans
mon jardin qui impose que celui qui la jette en fournisse aussi
l'explication.
Nicolas s'assit sur l'autre chaise.
— J'ai voulu que cet entretien n'ait pas de
témoin, reprit-il. Ce n'est pas un interrogatoire officiel. La
chose viendra peut-être mais, pour le moment, je voudrais vous
parler de certains faits avec la plus grande ouverture. N'y voyez
ni malice ni ruse de ma part. Vous y discernerez sans doute un peu
de candeur, mais c'est une part préservée de moi-même que je n'entends pas encore abandonner. La
forteresse est pourtant investie et vous y avez contribué...
Semacgus écoutait, sans trace d'émotion
particulière.
— Vous n'avez, à aucun moment, joué partie
claire avec moi. Dès notre rencontre à la Basse-Geôle, vous vous
êtes montré fuyant, imprécis et dissimulé. Reprenons, si vous le
voulez bien. Vous m'avez déclaré être parti de chez la Paulet à
trois heures du matin. Cette précision m'avait alors étonné chez
quelqu'un qui sortait d'une partie fine. Dès cet instant, vous
étiez suspect...
— Du meurtre de Lardin ?
— Suspect. C'est vous qui, pour la deuxième
fois, évoquez l'assassinat hypothétique du commissaire. Vous étiez
aussi convaincu de dissimulation ; ainsi, m'avez-vous déclaré plus
tard n'avoir cédé qu'une seule fois à Louise Lardin. Or, il appert,
selon des témoignages recevables, que votre liaison avec la femme
de votre ami durait encore, et dure peut-être à l'heure où nous
sommes. Enfin...
Nicolas sortit de la poche de son habit un
papier vierge qu'il feignit de lire.
— « A déclaré avoir reçu un louis pour dire et
affirmer que ledit inconnu était demeuré avec elle jusqu'à trois
heures du matin et pour n'avouer jamais qu'il était parti bien
avant. Interrogée sur ce point, a dit et répété que ledit inconnu
était sorti sans que quiconque pût l'apercevoir par la porte
dérobée du jardin par laquelle les joueurs se retirent en cas de
descente de police. À la question à quelle heure était-il parti,
ladite fille a répondu : « Un quart d'heure après minuit. » Cette
fille s'appelle la Satin. Inutile de vous demander si vous la
connaissez, n'est-ce pas ?
— Nicolas, vous faites les questions et
les réponses. De plus, tout cela a-t-il
quelque chose à voir avec le meurtre du docteur Descart ?
— En effet, la chose reste à prouver. Je tente
simplement de vous faire comprendre qu'un magistrat qui ne vous
connaîtrait pas et qui procéderait à l'examen de votre cas,
concernant la disparition de Lardin, en viendrait, en toute bonne
foi, à douter de vos déclarations. Imaginez ensuite que ce même
magistrat vous retrouve dans une affaire de meurtre et, qui plus
est, dans le meurtre d'un homme avec lequel, de notoriété publique,
vos relations étaient pour le moins difficiles, mettez ensemble
toutes ces conjonctions d'impressions et de faits et concluez
vous-même sur les issues vraisemblables. Mesurez alors la chance
d'avoir affaire à moi, à un ami qui — c'est ainsi — détient un
pouvoir discrétionnaire sur l'instruction de ces deux affaires et
qui espère que vous n'êtes pour rien dans ces deux drames.
Considérez donc ma position et jugez si le moment n'est pas venu de
vous ouvrir à moi des circonstances vraies et réelles et des
conditions dans lesquelles vous y avez été mêlé.
Un long silence suivit cet exorde prononcé d'une
voix appuyée et que Nicolas avait ponctué, à plusieurs reprises, en
martelant de ses paumes la surface crasseuse de la table. Semacgus,
pensif, se leva, fit quelques pas dans la cellule, se rassit, puis,
après un soupir, prit la parole.
— Je suis sensible, mon cher Nicolas, à vos
propos et aux sentiments qui les inspirent. Je n'avais pas mesuré
la chance d'avoir un ami pour enquêteur. Pardonnez-moi, mais votre
élévation a été si soudaine que, malgré l'estime que je vous porte,
j'étais loin d'avoir dans vos capacités la confiance requise par
les circonstances. Aussi, je vous le demande en grâce, faisons table rase de mes tergiversations passées.
Je suis prêt à répondre à toutes vos questions. Mais je vous
préviens, l'évidence peut conduire parfois à de fausses certitudes.
C'est un innocent qui vous parle.
— Mon ami, voilà ce que je voulais entendre. Je
vais d'abord vous demander de m'expliquer — Bourdeau m'a déjà
fourni les détails sur la découverte du corps de Descart — les
conditions dans lesquelles vous avez été appelé à le rencontrer
avant-hier soir.
Semacgus réfléchit un moment, et commença
:
— Vers neuf heures, on a tiré la sonnette de ma
demeure. Awa, qui ne cesse d'attendre des nouvelles de Saint-Louis,
s'est précipitée à la porte. Elle a trouvé à terre une lettre pliée
en quatre et fermée d'un pain à cacheter. Ne sachant qu'en faire,
elle me l'a aussitôt portée. Je l'ai ouverte...
Semacgus fouilla dans le revers de sa manche
droite et en sortit un petit billet qu'il tendit à Nicolas.
— Pas d'adresse..., constata celui-ci. Aucune
marque sur le pain. Voyons... « Venez ce soir à la maison, je vous
attendrai à la demie de cinq heures. Guillaume Descart. » Le papier
a été déchiré...
— Il l'était quand je l'ai reçu des mains d'Awa.
Mais Descart était économe, pour ne pas dire avare.
— Awa aurait-elle pu en couper un morceau
?
— Impossible, elle ne sait pas lire, et
considérez l'ensemble ; les pliures coïncident, y compris avec les
traces de pain à cacheter.
— C'est vrai. Quelle fut votre première réaction
à la lecture de ce billet ? L'écriture de Descart ne vous était pas
étrangère.
— En effet, du temps où nos relations étaient
plus suivies, il m'envoyait certaines pratiques indignes de sa
science. J'ai donc parfaitement reconnu son écriture. À vrai dire,
le laconisme de la lettre m'a intrigué, mais
le personnage était étrange et j'ai pris l'invitation pour ce
qu'elle paraissait être, une demande d'entretien. Je me suis creusé
la tête pour deviner son objet. Notre dernière rencontre, vous
étiez là, avait tourné court. Au fond, je ne m'attendais guère à
une offre de réconciliation.
— Vous avez dit à Bourdeau que seule une raison
grave, touchant à l'exercice de votre état, pouvait justifier cette
convocation.
— Certes, je pouvais imaginer qu'il tînt à
m'informer de l'état de la procédure qu'il avait engagée visant à
m'interdire l'exercice de la médecine, à moi, chirurgien de marine.
Ce genre de provocation l'aurait rempli d'aise.
— Pour quelle raison êtes-vous arrivé en avance
à Vaugirard ?
— Je devais déposer un herbier de plantes
tropicales au Jardin des Plantes. J'avais vu large dans mon horaire
; le temps était menaçant. Je suis donc rentré à Vaugirard et n'ai
pas cru pendable de me présenter chez Descart avec un peu
d'avance.
— Lorsque vous avez découvert le corps de
Descart, rien ne vous a frappé ?
— J'étais hors de moi, ayant compris aussitôt
dans quel piège j'étais tombé et que j'allais faire un suspect sur
mesure. J'ai constaté le décès. J'ai vu la lancette. Elle m'a
rappelé notre controverse sur la saignée et qu'ainsi l'instrument
du crime allait témoigner aussi contre moi ! Je n'ai rien vu
d'autre. N'oubliez pas que je n'avais qu'un bout de chandelle pour
m'éclairer.
Nicolas fit durer le silence qui s'était établi.
Semacgus se tenait la tête entre les mains.
— Mon ami, dit le jeune homme, des éléments, de
moi seul connus, m'incitent à considérer votre récit comme véridique. Mais, maintenant, il va
falloir me répondre sur ce que je suis fondé à estimer être une
suite de mensonges. À quelle heure avez-vous quitté l'établissement
de la Paulet, vendredi dernier ?
— Vous me posez la question et vous savez la
réponse.
— Je voulais vous l'entendre confirmer de votre
propre bouche. Cela n'explique pas que vous me l'ayez dissimulé la
première fois que je vous l'ai demandé. Pourquoi toute cette
comédie avec cette fille?
— Vous me contraignez, Nicolas, à admettre ce
que je voulais vous cacher pour ne pas compromettre une tierce
personne...
— Avec laquelle vous n'avez pas rompu et que
vous continuiez à fréquenter...
Semacgus fixait Nicolas.
— Je ne m'étonne plus que M. de Sartine vous ait
confié cette enquête. Vous pensez et déduisez avec un temps
d'avance. Vous serez un redoutable adversaire pour les
criminels.
— Pas de flatteries, Semacgus. Expliquez-moi
plutôt pourquoi vous êtes allé retrouver Mme Lardin cette nuit-là,
alors que son mari venait de quitter en fureur le Dauphin couronné et que vous pouviez juger plus que
probable son retour au logis ?
— Vous m'obligez à entrer dans des détails
humiliants, Nicolas. Il avait toujours été convenu entre Louise et
moi que la voie était réputée libre quand elle plaçait une
chandelle allumée à la croisée de sa chambre. Et, connaissant
Lardin, il y avait gros à parier que sa fureur l'engagerait à
errer, de tripot en tripot, jusqu'à l'aube. Aussi, je ne risquais
pas grand-chose.
— Six heures. J'ai bien failli me heurter à
Catherine qui venait prendre son service.
— Avez-vous revu Mme Lardin depuis ce jour
?
— Non, à aucun moment.
— Vous saviez que Descart était son amant, vous
me l'aviez dit. Cela ne vous gênait pas un peu ?
— Vous êtes cruel, Nicolas. La passion fait
admettre bien des choses que la morale réprouve.
— Vous m'avez dit aussi que Catherine savait
pour Descart. Pensez-vous qu'elle se soit confiée à Marie Lardin
?
— Sans nul doute, tout ce qui pouvait porter
préjudice à Louise, Catherine en faisait son pain blanc. Elle
confiait tout à Marie, qui haïssait sa belle-mère. Sous son air de
couventine et en dépit de son âge, c'est un caractère ardent. Elle
adorait son père, qui le lui rendait bien.
Nicolas réfléchissait. Se pouvait-il que la
douce Marie... Il repensa aux empreintes relevées à Vaugirard, si
conformes aux chaussures de la jeune fille dans sa chambre des
Blancs-Manteaux.
— Semacgus, comment pouvez-vous aimer Louise
Lardin ?
— Je ne vous souhaite pas d'en connaître les
raisons. Sachez que le pire est d'aimer sans estimer. Nicolas,
avez-vous des nouvelles de Saint-Louis ?
— Aucune et je ne veux pas vous donner de
fausses espérances à son sujet.
Semacgus baissa la tête et se retourna vers la
muraille, accablé.
— Mon ami, reprit Nicolas, après un silence, je
dois vous demander encore quelque chose. Pour votre sécurité, comme
pour la bonne marche de l'enquête, il me faut
vous maintenir au secret. J'espère aboutir le plus rapidement
possible. Je n'ai aucune confiance dans les cellules du Châtelet,
où quiconque peut entrer. Je vais vous faire conduire à la
Bastille, je vous assure que cela est préférable. Il y va de votre
vie et certaines cellules valent leur portion d'arsenic et
prédisposent à d'étranges suicides, cela s'est vu. L'instruction
est alors close et les vrais coupables assurés de l'impunité. Il y
a, dans ces deux affaires, des gens rien moins que
recommandables.
— Que puis-je faire, sinon m'en remettre à vous
?
— Rien, en effet, mais ne perdez pas confiance.
Travaillez à votre ouvrage. Je donnerai les ordres nécessaires pour
qu'on ne vous refuse rien à la Bastille. Faites-moi une liste de ce
dont vous avez besoin. Pour le monde extérieur, vous disparaissez ;
cela diminuera les risques. Fiez-vous à moi.
Semacgus lui jeta un regard résigné. Nicolas le
salua, sortit, referma soigneusement à clef la cellule et partit à
la recherche de l'inspecteur Bourdeau. Il finit par le découvrir
dans le bureau de permanence, attablé devant un bol de soupe que
lui avait procuré le père Marie.
Nicolas se sentait coupable d'avoir, d'une
manière si cavalière, écarté l'inspecteur de l'entretien avec
Semacgus, mais Bourdeau lui évita toute gêne en lui tendant, sans
un mot, deux plis. L'un portait son adresse formée d'une écriture
haute et ferme et était fermé d'un sceau de cire rouge, portant «
d'or à la bande d'azur chargée de trois sardines d'argent
»46, qu'il reconnut comme étant celui de M. de
Sartine. L'autre, d'une écriture fine, lui fit bondir le cœur dans
la poitrine. Il compta mentalement les jours qui s'étaient écoulés
depuis sa dernière rencontre avec Isabelle.
C'était le temps — plus d'une semaine — qu'il fallait à la poste
royale pour joindre Guérande à Paris. La lettre avait dû être
postée le samedi à midi, ou le lundi. Il la rangea dans sa chemise,
à même la peau, dans l'intention de la lire plus tard, à loisir. Il
ouvrit celle du lieutenant général de police. Le message était
laconique et indiquait que, le roi accompagnant Mme de Pompadour à
son château de Choisy, l'audience hebdomadaire qu'il accordait à M.
de Sartine, chaque dimanche à Versailles, était reportée. Cette
circonstance « offrait un délai supplémentaire pour éclairer
rapidement l'affaire en question ». Il concluait en incitant
Nicolas « à n'épargner rien ni personne pour aboutir ». Le temps
pris à cette lecture avait permis à Bourdeau de se faire plus
amène, ses bouderies ne durant jamais très longtemps. Sans un mot,
Nicolas tendit à ce dernier le billet de Descart et, pendant que
l'inspecteur l'examinait, il dut se retenir de reprendre la lettre
d'Isabelle.
— Que vous en semble, Bourdeau ?
demanda-t-il.
— Je crois, monsieur, que ce papier pourrait
bien appartenir au corps d'une lettre et avoir été découpé après
coup, pour un usage particulier.
— Je vois que nos avis concordent sur ce point.
Reste à savoir la raison et l'auteur de ce montage. Mes compliments
pour le soin que vous avez pris à Vaugirard. J'ai vu Rabouille, qui
m'a été fort utile, tout autant que votre homme rue des
Blancs-Manteaux.
Bourdeau rosit de plaisir et parut tout à fait
remis de sa déception.
— L'homme m'a fait rapport, après qu'il eut été
relevé, dit-il. Il a vu Mme Lardin sortit à neuf heures et...
— Impossible, s'écria
Nicolas, il m'a dit lui-même ne l'avoir point vue rentrer de la
nuit. Ou alors il s'est assoupi, ce qui serait pardonnable par ce
froid.
— J'allais tout juste vous signaler ce fait. Mon
homme m'assure ne pas s'être endormi. J'ai tendance à le croire, je
l'ai souvent éprouvé sans jamais trouver rien à redire à son
service.
— Allons, il faut chercher : tout mystère a une
explication. Redoublez la surveillance de la maison Lardin.
Peut-être, faudrait-il faire filer la femme du commissaire, que
vous en semble ?
— Je me suis permis de l'ordonner ce
matin.
— Vous êtes parfait, Bourdeau.
— Tellement parfait, qu'on me cache
l'essentiel.
Nicolas s'était réjoui trop tôt, il s'en mordit
les lèvres. Il n'avait pas encore l'usage suffisant des êtres. Il
trouva cependant le biais pour se tirer d'affaire, il éclata de
rire.
— Monsieur Bourdeau, vous êtes un sot. Vous
n'avez donc pas compris que je n'avais rien à attendre d'un homme
de l'âge et du caractère de Semacgus, qui eût été interrogé devant
vous, homme respectable et pareillement âgé. Je croyais que vous
aviez compris que vous n'étiez pas en cause. Et pour vous le
prouver, voilà où nous en sommes. Semacgus nous avait menti, il
avait quitté le Dauphin couronné à
minuit quinze, pour rejoindre Mme Lardin avec laquelle il était
resté jusqu'à six heures. Pour Vaugirard, ma conviction est qu'il
est hors de cause. Rabouine a dû vous dire que la maison était
habitée pendant votre transport et qu'elle a ensuite été dûment
visitée. Voilà, mon cher Bourdeau, de quoi panser les plaies de
votre amour-propre.
Bourdeau hocha la tête sans répondre.
— En parlant de Rabouine et des autres mouches, reprit-il, il faut, monsieur, que je vous
soumette un état des frais et vacations déboursés par moi, depuis
lundi, dans les deux affaires qui nous occupent. J'ai avancé, sur
mes deniers, les dépenses faites. Vous trouverez, ici, le détail
des opérations et leur coût. La coutume veut que l'état soit signé
par M. de Sartine, puis adressé au chef du Bureau des fonds et
contentieux du Contrôle général qui expédie un mandat pour régler
la dépense en question. C'est long... À enquête extraordinaire,
règlement extraordinaire. M. de Sartine m'a pourvu du nécessaire,
pour ce qui est de la dépense.
Nicolas considérait, perplexe, le papier que lui
tendait Bourdeau. Il portait, imprimé à gauche, la justification
des dépenses et, à droite, des colonnes pour le décompte des
journées d'officier et d'archer, ainsi que les totaux. Il releva,
avec curiosité, les dépenses extraordinaires engagées par
l'officier (Bourdeau) et ses observateurs, ainsi que le nombre des
fiacres et brouettes utilisés pour se déplacer au cours de
l'enquête. L'activité des diverses mouches était aussi indiquée,
ainsi que les honoraires de Sanson et ceux des deux médecins du
Châtelet. Plus les frais de déplacements à Montfaucon et à
Vaugirard, ainsi que les cellules à pistoles de la vieille Émilie
et de Semacgus. Le total général s'élevait à 85 livres, que Nicolas
voulut régler sur le fonds de réserve donné par Sartine. Il
s'aperçut que son viatique de 20 louis, déjà bien écorné, ne
suffirait pas. Il partagea ce qui restait et en donna la moitié à
Bourdeau.
— Voilà un acompte. Je fais diligence pour le
reste. Donnez-moi un reçu.
Bourdeau griffonna quelques mots au dos du
mémoire.
— Je vais vous donner un billet pour M. de
Sartine, afin de l'informer des derniers
événements, lui demander des fonds et solliciter la signature d'une
lettre de cachet, afin de mettre Semacgus en sûreté à la Bastille
où vous le conduirez sous bonne garde. Non que je craigne qu'il ne
s'échappe, mais pour éviter toute tentative contre lui. Nous
ignorons à qui nous avons affaire. Durant ce temps, j'irai procéder
à certaines vérifications. J'oubliais de vous dire, Bourdeau, que
j'ai déménagé. Je ne pouvais rester chez les Lardin, vu les
circonstances et, d'ailleurs, Mme Lardin m'a proprement mis à la
porte. Je suis donc hébergé, pour le moment, chez M. de Noblecourt,
rue Montmartre. Vous le connaissez.
— Ma demeure est à votre disposition,
monsieur.
— Je suis sensible à votre offre, Bourdeau, mais
vous avez déjà charge d'âmes.
Nicolas s'assit pour écrire le billet destiné à
Sartine. Il prit congé de l'inspecteur et sortit du Châtelet.
Impatient de prendre connaissance de la lettre d'Isabelle, il se
dirigea à grands pas vers la Seine.