XII
LE VIEUX SOLDAT
La misère du soldat est si grande qu'elle fait
saigner le cœur ; il passe ses jours dans un état abject et
méprisé, il vit comme un chien enchaîné que l'on destine au
combat
Comte de Saint-Germain
Bourdeau attendait sous la porte cochère. Il
expliqua sans préambule à Nicolas les raisons de dérangement qu'il
lui causait : Tirepot avait retrouvé la trace des deux suspects et
lui avait envoyé un messager pour le prévenir qu'il filait les
intéressés. Dès que sa chasse aboutirait, il se manifesterait. Son
homme était déjà parti le rejoindre. L'inspecteur venait donc
chercher Nicolas pour le ramener au Châtelet où toutes les
informations convergeraient.
Nicolas approuva les dispositions de son adjoint
et, pressé à son tour, voulut faire chercher une voiture. Toujours
prévoyant, l'inspecteur lui désigna un fiacre qui attendait dans la
rue. Ils regagneraient le bureau de permanence pour y attendre la
suite des événements et revêtiraient un déguisement afin
d'être prêts à toute éventualité. Nicolas prit sa cape et
son tricorne avant de monter dans la voiture. Ils atteignirent
rapidement leur destination dans le Paris presque vide de la fin
d'un dimanche d'hiver, ne croisant que quelques groupes de masques
qui menaient le charivari autour de bourgeois apeurés, ce qui fit
souvenir à Nicolas qu'une semaine juste s'était écoulée depuis son
retour de Guérande.
Assis à la petite table du bureau de permanence,
Bourdeau raconta, par le menu, l'installation de Semacgus à la
Bastille. Le chirurgien y avait été aimablement accueilli par le
gouverneur qui le connaissait, ayant eu l'occasion de dîner avec
lui chez M. de Jussieu. Il avait été établi dans une cellule vaste
et aérée, pourvue de quelques meubles. Bourdeau était retourné à
Vaugirard pour prendre les hardes et les livres dont Semacgus lui
avait donné la liste. Catherine continuait à réconforter Awa
maintenant persuadée qu'elle ne reverrait plus Saint-Louis. Il en
avait profité pour vérifier que les scellés de la maison Descart
étaient intacts et que personne n'avait tenté d'y pénétrer. Les
mouches se succédaient d'ailleurs autour de la demeure du médecin.
Quant aux rapports émanant de la rue des Blancs-Manteaux, Bourdeau
en venait à douter de la raison ou du zèle de ses informateurs. Il
n'était, en effet, question que de retour de Mme Lardin quand nul
ne l'avait vue sortir, et de sortie quand nul ne l'avait vue
rentrer. De ce côté-là, le mystère s'épaississait. Mauval avait été
repéré, à plusieurs reprises, entrant dans la maison. Son résumé
achevé, Bourdeau sortit sa pipe, la considéra pensivement, puis se
consacra bientôt à la production d'une fumée épaisse qui obscurcit
davantage la pièce que le couchant plongeait,
peu à peu, dans l'ombre.
Nicolas ne parvenait pas à s'arracher à
l'engourdissement dans lequel l'avaient plongé les délices de la
table de M. de Noblecourt. Il revenait sans cesse sur sa
maladresse, sur cet accès de prétention qui n'était, il le sentait
maintenant, que la manifestation de ses propres incertitudes.
Balbastre n'avait pas voulu le blesser et n'avait fait que hasarder
un bon mot dans le cliquetis de paroles brillantes qui était le
propre d'une société libre. Le jeune homme mesurait sa chance
d'être invité à rencontrer des hommes de goût et de tact, reflets
des prestiges d'une Cour policée. Revenant sur sa faiblesse, il
mesurait le chemin qu'il lui restait encore à parcourir pour
arriver à la maîtrise de lui-même et éviter que la première pique
dirigée contre lui, le moindre froissement d'amour-propre, ne
rouvre sa blessure. Il était conscient que cette blessure
intérieure faisait partie de son être profond, et qu'il devrait
vivre avec elle. Il n'avait jamais trouvé l'occasion de s'en ouvrir
à quelqu'un. Il avait eu un début d'intention de se confier à son
ami Pigneau, mais celui-ci, tout bienveillant qu'il fût, était déjà
un homme d'église, enclin à recevoir les confidences comme une
confession. Il ne pouvait replacer la souffrance morale de Nicolas
que dans l'ordre d'une foi qui tenait peu de compte des douleurs
intimes ou, plutôt, qui engageait à les abîmer dans l'adoration de
la Divinité.
Le travail de la digestion l'assoupissant, Nicolas
se mit à rêver. Il se trouvait au château de Ranreuil, près des
douves. Isabelle avait glissé sur l'herbe et était tombée dans
l'eau ; elle flottait immobile au milieu des roseaux. Sur la rive,
Nicolas tendait les mains vers la jeune fille, mais ne parvenait
pas à bouger ; il hurlait son désespoir, sans
qu'aucun son sortît de sa bouche. Le marquis surgissait alors, le
visage déformé par la haine et tenant à la main un grand crucifix
dont il tentait de frapper le jeune homme. Il sentit une vive
douleur à l'épaule...
— Monsieur, calmez-vous, c'est moi, Bourdeau. Vous
vous êtes endormi. Vous rêviez ?
Nicolas frissonna.
— Je faisais un cauchemar.
La nuit était tombée et Bourdeau avait allumé une
chandelle qui répandait une lumière blême et filait en
grésillant.
— Tirepot s'est manifesté, dit-il. Nos deux
gaillards sont actuellement attablés dans une guinguette du
faubourg Saint-Marcel, près du marché aux Chevaux. Ils paraissent y
avoir leurs habitudes. Il faut faire vite. J'ai prévenu le guet qui
nous rejoindra.
Il tendit à Nicolas chapeau et hardes. Lui-même
recueillit de la poussière sur le haut d'un bahut dont il se salit
ensuite le visage. Il invita le jeune homme à en faire autant.
Leurs figures avaient maintenant l'aspect de celles des petits
ramoneurs savoyards. Nicolas reprit la défroque qui lui avait été
si utile lors de sa descente à Vaugirard. Il voulut prendre une
épée, mais Bourdeau l'en dissuada en observant que cette arme ne
s'appariait pas avec sa tenue et que le petit pistolet dont il lui
avait fait cadeau présentait toutes les garanties de sécurité et de
discrétion. Leurs préparatifs terminés, ils s'embarquèrent dans le
fiacre conduit par un aide de Bourdeau. L'inspecteur commanda le
chemin le plus court qui consistait à franchir le Pont au Change,
traverser la Cité, rejoindre la rive gauche par le Petit Pont,
avant de piquer sur la porte Saint-Marcel
pour s'enfoncer dans le faubourg.
Les cahots de la voiture replongèrent Nicolas dans
son engourdissement ; il tentait de mettre un peu d'ordre dans ses
idées. Quelque chose lui pesait, comme si son esprit tentait de lui
faire passer un message qu'il ne parvenait pas à entendre. Il
repassa dans sa mémoire le dîner de la rue Montmartre, dont la
surprise avait été la découverte du nouveau message de Lardin, tout
aussi incompréhensible que le premier. Il était difficile de
s'expliquer la manière dont le commissaire avait souhaité se
manifester auprès de deux de ses connaissances qui n'étaient pas
ses proches et qui pouvaient avoir quelques raisons de se méfier de
lui. Chez M. de Noblecourt, c'était par prudence et prétérition et,
chez Nicolas, par éloignement de subordination. Il lui faudrait
relire et comparer les deux messages. Il cherchait en vain à quel
moment son malaise ou son interrogation avait pu naître, et sur
quel détail son trouble présent s'appuyait. Il revivait la scène du
cabinet de curiosités. Il revit l'étrange crucifix. L'objet lui
rappelait confusément quelque chose et il se promit d'y penser à
nouveau.
Bourdeau respectait son silence et continuait à
s'envelopper de volutes de fumée. Avec intelligence, il semblait
toujours comprendre le besoin de mutisme de son chef. La nuit était
maintenant profonde et la ville pauvrement éclairée par des
lanternes dont les chandelles étaient souvent éteintes par le vent.
Nicolas avait entendu M. de Sartine réfléchir à haute voix sur les
aménagements qu'il envisageait pour éclairer la capitale et mieux
assurer la sécurité de ses habitants. Il s'élevait aussi contre la
multiplication des enseignes et des auvents qui produisaient, sur
le pavé des rues, d'immenses ombres portées,
et créaient des zones obscures propices aux tire-laine, coupeurs de
bourses et autres malandrins. De plus, les auvents, le plus souvent
pourris par les intempéries, tombaient et provoquaient des
accidents.
Le bruit de la voiture s'atténuait parfois
quelques instants ; elle semblait rouler sur un tapis. Un remugle
pénétrant signalait que le fiacre venait de passer devant la
demeure d'un riche malade, dont les domestiques avaient répandu du
fumier et de la paille, devant la porte, pour étouffer le bruit des
carrosses. À d'autres endroits, des fondrières gelées
s'effondraient et les glaces étaient aspergées d'eau boueuse. Ils
croisèrent encore des bandes de masques qui bombardèrent la voiture
de petits sacs emplis de farine, mais le carnaval toucherait
bientôt à sa fin, le cœur n'y était plus et le mardi gras
marquerait le terme d'un incendie qui s'achèverait le mercredi des
Cendres, avec l'entrée en Carême.
Une fois franchie la limite de la ville, Nicolas
eut l'impression de pénétrer dans un désert glacé. Le faubourg
présentait là son aspect le plus sinistre. La faible lueur du falot
dévoilait de grands murs qui, peu à peu, laissaient la place à des
masses indistinctes. On devinait la présence d'établissements
religieux ou hospitaliers, nombreux dans cette partie de la ville.
Là où rien n'avait été bâti, l'imagination suppléait à la vision et
recréait des zones abandonnées où des halliers fantômes couvraient
le sol de taillis inextricables peuplés de ronciers griffus et
givrés. De petits murets surgissaient, protégeant des vergers, des
jardins ou des chantiers. La circulation avait cessé. Soudain, une
bête de nuit palpita contre la glace du côté de Nicolas, en picora
sauvagement la surface, puis disparut. Il
songea au pressentiment de M. de Noblecourt et, dans le même temps,
il sentit l'angoisse de Bourdeau, qui frémissait à ses côtés.
Le messager de Tirepot les avait précédés ; il
intercepta leur voiture près du cimetière Sainte-Catherine. La
taverne où ils devaient se rendre se trouvait à quelques pas de là,
rue du Cendrier. Leur guide leur désigna une grande masure
faiblement éclairée, en retrait de la voie. Ils s'en approchèrent
quand, venant du derrière d'une charrette effondrée près d'une pile
de bois, une voix connue héla Nicolas.
— Vous voilà enfin ! murmura Tirepot. Je gèle à
vous attendre. Fais semblant de donner ton eau. Les deux compères,
un vieux soldat nommé Bricart et son complice, Rapace, un ancien
boucher, sont à la table d'angle, à droite de l'entrée.
Méfiez-vous, le lieu est mal famé.
Nicolas feignait de se rajuster.
— Le guet est prévenu et va arriver. Toi, tu
restes à l'écart. Je ne veux pas que tu sois vu. Tu files,
maintenant.
Nicolas rejoignit Bourdeau, qui travaillait son
rôle. Il se mit à boiter en enfonçant son grand chapeau.
— Donnez-moi le bras et dissimulez votre visage.
Gare à la lumière.
Ils poussèrent la porte du cabaret. La salle était
plongée dans une semi-obscurité. Les poutres du plafond bas étaient
noircies par les fumées. Sur un sol inégal de terre battue, une
dizaine de tables de bois peint, entourées de bancs mal équarris,
constituaient tout le mobilier. Çà et là, quelques chandelles de
mauvais suif prodiguaient une lumière incertaine. Des chiffonniers,
des mendiants et deux rabouilleuses de barrières qui, jupes haut
troussées, se chauffaient les reins devant la
cheminée où brûlait un feu pauvre, formaient une assemblée
disparate. Le cabaretier était en train de casser du sucre et, de
temps en temps, il remuait un bâton dans le grand pot de la
crémaillère où bouillonnait un mélange épais de rebuts bigarrés et
de racines. Une des épaves humaines s'approcha et, après avoir payé
son écot, reçut une écuelle pleine de ce mélange accompagnée d'un
morceau de pain noir mêlé de son. Rapace et Bricart paraissaient
plongés dans une conversation animée. Les pots de vin
s'accumulaient sur leur table. Bourdeau, titubant, poussa Nicolas
dans un coin sombre, à gauche de la cheminée. La place avait été
habilement choisie ; elle permettait une vue générale de la salle,
de son entrée, mais aussi de ses issues vers l'arrière.
L'inspecteur frappa du poing sur la table et, d'une voix éraillée,
appela l'hôte qui s'approcha pour prendre commande. Deux écuelles
de soupe et un cruchon d'eau-de-vie furent réclamés et payés tout
aussitôt. Bourdeau posa sa pipe et cracha copieusement sur le
sol.
— Monsieur, dit-il à voix basse, le verre
d'eau-de-vie se boit d'un coup, la tête rejetée en arrière. Le
pain, vous l'émiettez dans la soupe. La cuillère, tenez-la à pleine
main. Vautrez-vous sur la table et faites le plus de bruit possible
en mangeant. Vous finirez l'assiette en la portant à vos lèvres.
Soyons prudents, nos tournures ne nous protègent pas de regards un
peu sagaces. Nous allons nous régaler !
Il lui fit un horrible clin d'œil.
Nicolas vit arriver la pitance avec inquiétude. Il
se souviendrait longtemps de cette journée au cours de laquelle il
était passé des sommets de l'art culinaire aux ignominies des
morceaux d'arlequins. Bourdeau l'encouragea du regard. Il s'efforça
de suivre ses conseils et s'affala sur le
bois crasseux de la table. Le pain plongé dans le brouet se
désagrégeait lentement et de petits morceaux de paille montaient à
la surface. La première cuillerée le fit presque défaillir et il
dut retenir un haut-le-cœur qu'il noya aussitôt d'une lampée
d'alcool. Le « réconfortant » du père Marie, au Châtelet, était
toute douceur et suavité en comparaison du fleuve de feu qui inonda
sa poitrine. Il décida de procéder autrement. Il prit son courage à
deux mains, porta l'écuelle à sa bouche et avala son infâme contenu
; il le fit suivre d'un nouveau verre. Bourdeau contenait avec
peine son fou rire. Il avait, pour sa part, choisi une méthode plus
hypocrite ; chaque cuillerée était suivie d'une quinte de toux
effroyable et de crachements successifs sur le sol. Nicolas finit
par être gagné par la gaieté de son compagnon. Une fois calmé et
agréablement échauffé par l'eau-de-vie, il se dit qu'il n'avait
guère, jusque-là, prêté d'attention à l'inspecteur, que leurs
relations, toutes amicales et confiantes qu'elles fussent, se
cantonnaient aux seules préoccupations du service. Jamais il ne
s'était interrogé sur le passé de Bourdeau, les raisons de sa
vocation policière ou sa vie familiale. Il se sentit saisi d'une
curiosité immédiate envers un homme qui ne lui avait jamais
marchandé ni son aide ni sa bienveillance. Il saisit l'occasion de
ce moment d'attente pour tenter de rattraper le temps perdu.
— Bourdeau, dit-il à voix basse, vous ne m'avez
jamais dit comment vous étiez entré dans la police ?
L'inspecteur demeura silencieux un moment sans
dissimuler la surprise que cette question lui causait.
— Sans doute, monsieur, ne me l'avez-vous jamais
demandé.
Une nouvelle pause
s'établit durant laquelle Nicolas réfléchit sur le meilleur moyen
de relancer son propos.
— Vous avez encore vos parents ?
— Ils sont morts tous les deux, à peu de temps
l'un de l'autre. Cela fera bientôt vingt ans.
— Que faisait votre père ?
Il sentait Bourdeau plus détendu.
— Mon père était valet de chiens à la
vautrait56 du roi. Autant qu'il m'en souvient, il
tenait fort à honneur sa fonction. Jusqu'à son accident, il y fut
très heureux.
— Son accident ?
— Une bête noire acculée lui a ouvert la jambe,
alors qu'il s'était jeté au secours d'un des chiens les plus
appréciés du roi. On dut la couper, de crainte de la gangrène. Son
courage ne fut guère payé en retour ; on lui en voulut de ne pas
avoir sauvé le chien, décousu lui aussi... Impotent, il dut se
retirer dans son village sans vétérance ni pension. Il végéta
alors, éloigné de la chasse qui était toute sa vie, et séparé du
roi, son idole. Je l'ai vu dépérir de chagrin. Il ne se pardonnait
pas d'avoir laissé mourir un chien. Le roi avait grondé et n'avait
eu ni un regard ni un geste pour l'homme blessé. Ainsi sont les
grands...
— Le roi ne savait pas.
— C'est ce qu'on dit toujours. Ah ! si le roi
savait ça... Nicolas, nous servons la justice et nous obéissons,
mais en tant que citoyen je puis avoir mon opinion particulière. Le
roi est aussi un homme comme les autres, avec ses défauts et ses
caprices. Mon père avait été frappé, tout jeune, de sa fureur de
tuer. Il y a une quarantaine d'années, quand il débutait, il fut
témoin d'une scène si marquante qu'il la contait volontiers, encore
qu'elle ne fût pas à l'honneur de son Dieu.
Le roi avait alors douze ou treize ans et goûtait fort une biche
blanche qu'il avait nourrie tout faon. Elle s'était accoutumée à
lui si gentiment qu'elle mangeait dans sa main. Un jour, l'envie le
prit de la vouloir tuer. Il ordonna de la conduire à La Muette. Là,
il la fit éloigner, la tira et la blessa. La pauvre bête, affolée
et gémissante, accourut vers le roi, cherchant sa protection. Il la
fit derechef éloigner et la tua.
Nicolas fut surpris de la froide passion de
Bourdeau.
— Sentant sa fin approcher, poursuivit celui-ci,
mon père se résigna, lui qui n'avait jamais rien sollicité pour
lui-même, à adresser une supplique à Mgr le duc de Penthièvre,
grand veneur de France57, et le plus
honnête homme du royaume. Peu avant la mort de mon père, il me fit
venir à Paris où, après des études à Louis-Le-Grand, je fis mon
droit. Le produit de la vente de la petite maison de mes parents,
que le prince compléta généreusement, me permit d'acheter mon
office d'inspecteur et conseiller du roi. Ainsi, ce qui fut défait
par un Bourbon fut réparé par un Bourbon. Mais vous-même, monsieur,
comment expliquez-vous votre prodigieuse carrière ?...
Nicolas sentit l'ironie.
— Comment avez-vous pu bénéficier de l'appui de M.
de Sartine à un point tel qu'il vous mandate et que vous agissiez
en son nom avec des pouvoirs supérieurs à ceux d'un commissaire ?
Ne vous méprenez pas sur ma curiosité. Mais puisque vous me faites
l'honneur de la vôtre, permettez-moi d'en user tout aussi
franchement avec vous.
Nicolas était pris à son propre piège, mais il ne
le regrettait pas. Il estimait Bourdeau sincère et pressentait que
cette conversation ne ferait que les rapprocher l'un de l'autre. Mais c'était un autre Bourdeau
qui se révélait, plus profond et plus grave.
— Il n'y a pas de mystère et mon histoire n'est
pas si différente de la vôtre, répondit-il. Enfant trouvé, sans
aïeux et sans fortune, j'ai été recommandé à M. de Sartine par mon
parrain, le marquis de Ranreuil. Depuis, tout s'est enchaîné sans
que j'intervienne de mon propre chef, sinon par mon zèle à remplir
avec soin les tâches que l'on attendait de moi.
Bourdeau sourit.
— Vous voilà bien philosophe, vous posez les
questions sans donner les réponses. Ce n'est pas moi qui mettrais
en doute vos propos. Mais comprenez que votre situation étonne,
qu'on glose au Châtelet et que certains s'interrogent. On vous
croit membre d'une loge maçonnique.
— Ah ! ça... Mais pourquoi ?
— Je croyais que vous saviez que M. de Sartine
était lui-même affilié à la loge des Arts Sainte-Marguerite.
— Certes non, je suis bien éloigné de ces
choses.
En vérité le bonhomme simple que Nicolas avait cru
bien connaître jusque-là apparaissait sous un jour nouveau. Nicolas
prit conscience de l'incongruité de la situation. Depuis son retour
de Bretagne, il s'était laissé porter par les événements. Il
n'avait pas senti combien ses relations avec l'inspecteur s'étaient
insensiblement transformées. Il avait lui-même accepté cette dérive
sans se poser de questions et sans déplaisir. En dépit de ses
inquiétudes et de sa conviction d'être, à certains moments, un
objet dans les mains du lieutenant général de police, il avait
surmonté cette ambiguïté en obtenant, du moins le croyait-il, la
totale confiance de son chef. Pouvait-on passer aussi vite du
statut d'outil à celui de confident ? Il
préférait ne pas s'interroger là-dessus, se consacrant tout entier
à l'action. Cependant, il se rendait bien compte que Bourdeau
n'était pas un simple commis et qu'il lui avait fallu une grandeur
d'âme peu commune pour accepter qu'un jeune homme, un apprenti,
devienne, pour ainsi dire, son maître. L'inspecteur avait toléré,
lui, l'homme d'expérience, de s'effacer et d'accepter ses ordres.
Nicolas se dit qu'il avait sans doute négligé de veiller à ce que
ce renversement hiérarchique s'opérât avec tout le tact et la
délicatesse nécessaires. Il ne devait pas oublier cette leçon que
Bourdeau venait de lui donner. Il se souvint que l'usage de son
prénom, naguère habituel entre eux, avait laissé la place à un «
Monsieur » déférent, plus conforme à leurs nouvelles relations. Il
demeurait toutefois convaincu que l'inspecteur avait, pour lui, un
réel attachement, auquel répondait, de sa part, une estime vraie.
Il se promit de veiller à la lui prouver, d'autant plus que c'était
lui-même qui avait réclamé Bourdeau comme adjoint à M. de
Sartine.
Le silence dura jusqu'au moment où Bourdeau,
jurant sourdement, attira l'attention de Nicolas sur ce qui se
passait dans la salle. Les deux suspects s'étaient levés et, après
avoir vidé un dernier verre, quittaient la taverne. L'inspecteur
souffla à Nicolas de compter lentement jusqu'à trente ; alors
seulement, ils pourraient sortir à leur tour sans donner l'alarme
et sans risquer de buter sur l'objet de leur filature. Bourdeau
avait ordonné à leur guide de surveiller discrètement la sortie des
deux lascars, afin d'éviter de les perdre. Il conseilla à Nicolas
de feindre l'ivresse. Ils se levèrent titubant, appuyés l'un à
l'autre, et, se heurtant aux tables, ils sortirent du tripot.
Le froid les saisit. Il s'était remis à neiger.
Bourdeau désigna les pas dans la neige et la
marque du pilon. Le ciel était avec eux : il leur suffirait de
suivre les empreintes. Ils n'eurent pas longtemps à marcher. À
quelques centaines de pas de la taverne, s'ouvrait une impasse,
étroit chemin de terre enserré entre des fascines. Une ombre leur
désigna du bras la venelle et disparut. Une barrière de bois,
couverte d'une sorte de chapiteau, fermait l'entrée d'un terrain. À
travers les interstices des palissades, l'obscurité laissait
deviner un entrepôt ou une grange dont la masse arrêtait le regard.
Aucun bruit ne se faisait entendre. L'inspecteur murmura à
l'oreille de Nicolas, qu'en cas de double issue ils risquaient de
perdre leurs clients et que, les archers n'étant pas encore
arrivés, ils devaient agir seuls et sur-le-champ. Nicolas approuva
en hochant la tête.
Bourdeau poussa doucement la barrière. Elle céda
avec un grincement. Ils pénétrèrent à l'aveuglette dans l'enclos.
Nicolas sentit aussitôt une chape de tissu grossier lui couvrir la
tête dans le même temps qu'il éprouvait contre ses côtes la pointe
d'un couteau. Il entendit à côté de lui un bruit sourd suivi de
l'affaissement d'un corps. Une voix s'éleva.
— Jardié, ce gueux a son compte. Ces bâtons
plombés vous défoncent un crâne ! On s'occupera du corps plus tard.
On va travailler son camarade pour savoir ce qu'ils avaient dans le
ventre.
Nicolas, les mains liées, fut poussé en avant. Sa
tête était enfermée dans un sac serré au cou, qui l'étranglait à
moitié. Il se rendit compte qu'on entrait dans un bâtiment. Le
briquet fut battu et une lumière filtra à travers le tissu. On
l'assit sur un tabouret et le sac fut brutalement arraché. Une
torche, accrochée à un anneau dans un mur de pierre, éclairait une
grange encombrée d'objets et de meubles disparates. Au milieu de tout ce désordre, il reconnut
aussitôt l'élégant cabriolet de Semacgus. Alors, malgré sa
détresse, il ne put s'empêcher de songer qu'il touchait au but ou,
qu'à tout le moins, un pas important venait d'être franchi.
Sa deuxième pensée fut pour Bourdeau. « Était-il
mort ? » Peut-être ces réflexions seraient-elles les dernières. Il
lui faudrait trouver un moyen de laisser une trace, un message, un
indice, mais comment ?
Devant lui, se tenait un personnage de taille
moyenne, le cheveu filasse clairsemé, avec des yeux vairons qui lui
rappelèrent le jeune homme si urbain qui lui avait volé sa montre
quand il était entré à Paris pour la première fois. Le visage était
grêlé par les traces de la petite vérole. Il pointait un coutelas
vers Nicolas. L'autre personnage devait être en retrait, et il ne
le voyait pas.
— Tu me le tiens en joue, fit l'homme. Faut être
prudent. Alors, mon petit monsieur, on nous suivait. On fouinait ?
Voyons de plus près ce que tu nous caches.
Il se mit à fouiller Nicolas avec système. Le
jeune homme se félicita d'avoir laissé au Châtelet tout ce qui lui
était personnel. Il espérait que le petit pistolet accroché à
l'intérieur de la vieille redingote passerait inaperçu, mais
l'homme poussa un grognement de triomphe en le découvrant.
— Et ça, c'est quoi, hein, c'est quoi ? Regarde ce
que je viens de tirer en valade58.
Il poussait le canon de l'arme contre la bouche de
Nicolas si violemment que sa lèvre éclata. Il tenta de donner le
change.
— Monsieur, répondit-il — et il regretta aussitôt
cette marque de politesse qui le trahissait — mon ami et moi étions
à la recherche de la demeure de M. Chauvel.
Pourriez-vous m'indiquer si elle se trouve dans les environs
?
— Voilà-t-y pas que le Jean-foutre essaye de nous
en conter. Serait-il pas qu'il taffe59 ? Tu entends
cela, Bricart ? Mais, regarde ces mains douces et propres ; tout ça
ne va pas avec le reste. Tu serais pas de la Mouche, par hasard ?
Et en carnaval, pour mieux faire !
Nicolas frémit ; l'homme ne cachait même pas leurs
noms, c'était un mauvais signe s'il avait vraiment affaire à des
criminels endurcis.
L'autre s'approcha. Plus âgé, il portait une
moustache blanche fournie et sa jambe droite se terminait par un
pilon de bois. Sa vêture était un mélange bizarre d'effets
militaires usés et de hardes civiles. Il s'appuyait sur un gourdin
et tenait un pistolet armé à la main. Il vint renifler Nicolas et
resta à ses côtés.
— Et ça sent la giroflée, un vrai
céleste60 ! Crois-moi, mon petit monsieur, ton
affaire est déplorée61 et tu n'as
plus qu'à nous bavarder tout ce que tu sais. Pique-le,
Rapace.
— Et comment que je vais lui faire cracher. J'ai
de quoi le faire jaser.
Il piqua Nicolas à la poitrine, juste sur sa
blessure qui se remit à saigner. Le jeune homme ne put retenir un
cri.
— Et sensible, avec ça. Allez, parle ! Parle ou je
te saigne...
Rapace s'apprêtait à poursuivre quand un
craquement sec se fit entendre. La porte de la grange venait de
s'ouvrir, défoncée. La voix de Bourdeau hurla.
— Vous êtes cernés ! Ne bougez plus, vos armes à
terre !
— Du calme ! Il nous en conte, il est seul, dit
Rapace.
Il saisit le pistolet de Bricard et le braqua sur
Bourdeau.
— Vous, le revenant, les mains sur le
chapeau.
Tout en obéissant, Bourdeau cria :
— À moi, le guet !
— Tais-toi, ou je te brûle !
Quelques secondes très longues s'écoulèrent. Ils
étaient tous figés dans l'attente. Rien ne vint.
— Pour un vétéran, tu as perdu la main, Bricart
!
— J'y comprends rien, j'ai entendu son crâne
éclater.
— Si tu veux pas que je découpe ton petit
camarade, reprit Rapace à l'adresse de l'inspecteur, tu vas
m'expliquer ce que vous cherchiez.
Le couteau s'approchait du cou de Nicolas, dont le
cœur se mit à battre douloureusement. Tout allait donc s'achever au
fond de ce faubourg perdu... Soudain, un coup de feu éclata et
Rapace, avec un air surpris, tomba comme une masse, une balle au
milieu du front. Nicolas, d'un coup de reins, fit choir le tabouret
sur lequel il était immobilisé et heurta Bricart qui, déséquilibré,
tomba sur le sol. Bourdeau bondit et se jeta de tout son poids sur
le vieux soldat avant de le désarmer. Il lui attacha les mains
derrière le dos avec une sangle de cuir trouvée sur le sol, puis
libéra Nicolas.
— Bourdeau, je vous ai cru mort ! Dieu soit loué,
vous êtes sauf et je vous dois la vie.
— N'en parlons plus. M. de Sartine ne m'aurait
jamais pardonné de n'avoir point tenu ma parole de vous protéger et je ne me le serais pas pardonné à
moi-même.
— Mais Bourdeau, expliquez-moi ce miracle.
— En fait, monsieur, chaque fois que je pars pour
une expédition qui peut se révéler dangereuse, je porte un chapeau
de ma fabrication.
Il lui montra son grand feutre Régence. Une
calotte de fer en tapissait le fond, retenue par un filet de
soie.
— Mais le coup de feu ?
— Toujours le chapeau ! Mon petit pistolet, frère
jumeau de celui que je vous ai donné, est fixé sur le côté,
derrière l'aile droite. On ne fouille jamais un chapeau. Inutile de
vous dire qu'il y faut quelque accoutumance et que j'ai beaucoup
tiré à la cible pour obtenir un résultat dont je suis assez fier.
Le seul risque c'est qu'on ne peut compter que sur un coup et que
ce miracle agencé n'est pas à répétition. Mais je vous ferai faire
un chapeau pour aller avec le pistolet.
— Mais pourquoi n'avoir pas tiré aussitôt ?
— C'eût été bien risqué ! J'ai parié sur la suite
et vous m'avez bien aidé en tombant sur Bricart. Que faisons-nous,
maintenant ? Nous attendons le guet ?
— Il ne devrait pas tarder. Mais j'ai une surprise
pour vous, Bourdeau.
Nicolas prit la torche et s'approcha de la voiture
remisée.
— Mais vous saignez, monsieur ?
— Cette canaille m'a rouvert ma blessure à la
poitrine, ce n'est rien. Voyez plutôt ce cabriolet. C'est celui de
Semacgus. Le cheval a déjà dû être vendu.
Il ouvrit la porte de la voiture. La lumière
frappa d'un coup la tapisserie beige de la banquette. Une large
tache de sang séché l'inondait. Elle avait débordé jusqu'au sol où
elle s'étendait en mare noirâtre. On avait
massacré ou transporté un corps saigné à blanc dans ce cabriolet.
Les deux hommes contemplaient cette horreur.
— Je crois bien que nous ne retrouverons pas
Saint-Louis vivant, dit Bourdeau.
Nicolas reprit l'initiative des opérations.
— Dès que les archers seront là, qu'ils procèdent
à une fouille minutieuse de la grange et du terrain. Un mutisme
absolu devra être observé sur la mort de Rapace. Ce cabriolet devra
être ramené au Châtelet, où Semacgus aura à le reconnaître.
J'emmène Bricart pour un premier interrogatoire. Je rendrai compte,
dès demain matin, à M. de Sartine. Bourdeau, je me fie à vous pour
qu'ici les choses se déroulent comme il convient. Dès que vous avez
terminé, rejoignez-moi. Je crains que nous ne dormions guère cette
nuit !
La mouche de Tirepot apparut, suivie d'un exempt
et d'une troupe d'archers. Les choses se déroulèrent comme l'avait
ordonné Nicolas. Au moment de partir, il marcha sur Bourdeau à qui
il tendit la main.
— Mon ami, merci.
Le retour sur Paris fut léger au cœur de Nicolas.
Les signes multipliés d'un danger mortel avaient pris désormais un
autre sens. L'avenir, jusqu'alors incertain, paraissait ouvert.
Même la présence à ses côtés d'un criminel avéré ne pouvait
distraire Nicolas d'un sentiment de soulagement, auquel s'ajoutait
la satisfaction d'avoir rendu justice à Bourdeau. L'épreuve l'avait
trempé comme l'eau du torrent la lame de l'épée rougie au feu. La
mort, dont il avait senti l'odeur avec l'haleine de Rapace, s'était
éloignée pour longtemps, le laissant comme lavé et plus assuré en
lui-même. Il renaissait et regardait les choses autrement. Le
fiacre, la douleur même de sa poitrine et la
neige qui tombait, lui procuraient jubilation et reconnaissance. Il
rit, car aux chimères noires succédaient les chimères blanches, et,
incorrigible, il venait encore de passer des unes aux autres. Il
baigna dans cette euphorie jusqu'à l'arrivée au Châtelet.
Après s'être changé, Nicolas vint retrouver son
prisonnier qu'il souhaitait interroger sur-le-champ. Il avait
souvent observé qu'un prévenu pris à chaud possédait moins de
défenses et que celles-ci apparaissaient plus tard, après
réflexion, quand le criminel avait édifié une forteresse de
certitudes et de dénégations. Nicolas s'était procuré, auprès du
geôlier, une bouteille d'eau-de-vie. Son intuition lui conseillait
de prendre Bricart avec douceur, se réservant de souffler le chaud
et le froid et de s'engager dans une autre voie si la première
menait à une impasse.
Quand il entra dans la cellule, il fut frappé de
la transformation de Bricart. La lanterne qu'il avait apportée
éclaira le vieux soldat assis sur la planche. Son faisceau le
montrait tassé sur lui-même, presque chauve, le teint cireux
ponctué de taches brunes. Ce visage tavelé et couturé de vieilles
cicatrices accusait le poids des ans. Les yeux ternes étaient
injectés de sang et la lèvre inférieure pendait tremblante. Nicolas
fit refermer la porte sur eux et délia les mains du prisonnier. Il
emplit d'eau-de-vie une tasse de terre et la lui tendit. Après un
temps d'hésitation, le vieux soldat avala d'un trait l'alcool. Il
s'essuya la bouche du revers de sa manche.
— Vous voilà bien seul, à cette heure, dit
Nicolas, votre camarade n'est plus là pour vous soutenir. C'est sur
vous seul que vont peser désormais de graves accusations. Si vous
voulez m'en croire, il ne vous reste qu'une
chose à faire : décharger votre conscience.
L'homme ne réagit pas.
— Prenons les choses au commencement. Bricart,
c'est votre nom de guerre ? Comment vous appelez-vous ?
L'autre hésitait. D'évidence, il pesait le pour et
le contre pour savoir s'il se cantonnerait dans le silence ou si
l'envie de soulager son angoisse en parlant l'emporterait.
— Jean-Baptiste Lenfant, né à Sompuy en Champagne,
dit-il enfin.
— En quelle année ?
— J'ai jamais su. Le curé disait « l'année du
grand froid et des loups ».
— Vous avez été soldat ?
Bricart redressa la tête. Il se transforma à vue
et, après avoir réclamé de quoi boire, se laissa porter par un flot
de paroles précipitées dans lesquelles toute sa vie repassait. Oui,
il avait été soldat et longtemps même, jusqu'à cette foutue
blessure, sur le champ de bataille de Fontenoy. Il avait été tiré
au sort, à vingt ans, pour la Milice royale. C'était pas de chance,
il aurait pu passer au travers. Il revoyait encore le départ de son
village. Beaucoup de ses camarades pleuraient et criaient qu'on les
menait périr. Les mères étaient là, qui se tordaient les mains. Il
avait encore dans le nez l'odeur des uniformes puants qu'on disait,
à voix basse, avoir été ceux des morts de la guerre précédente. Il
sentait toujours le poids du havresac trop lourd qui tirait le dos
en arrière et sciait les épaules. Un long chemin commençait dans la
boue de l'hiver pour rejoindre le régiment ou la forteresse. Les
galoches partaient en morceaux, le chausson s'effilochait et, à
l'arrivée au bivouac, les pieds étaient en
sang. Certaines recrues ne résistaient pas, d'autres se mutilaient.
Pour tous, il y avait le chagrin, la séparation d'avec leurs
proches et le mal du pays qui tuaient l'espérance. Puis les jours
avaient succédé aux jours. L'habitude était venue, avec des moments
heureux au milieu des souffrances. Il y avait les camarades, les
beuveries, le pillage qui tournait en maraude, les ventrées de
volailles et de fruits volés et les filles de ferme ou de
cabaret.
Mais tout avait pris fin, un jour, sur un champ de
bataille. Pourquoi celui-là, pourquoi lui ? Cela commençait par la
diane éclatant dans l'aube froide. L'ennemi avait attaqué dès cinq
heures. Les états-majors chamarrés passaient au galop. Là-bas, sur
une petite butte, on apercevait un point gris et doré et un autre,
rouge, à ses côtés. Le sergent murmurait que c'étaient le roi et
son fils le dauphin. Bricart avait vu, pour la première et la
dernière fois de sa vie, le maréchal de Saxe, si souffrant d'une
suite de vérole qu'on le promenait, tout enflé d'eau, dans une
chaise d'osier, qui fouettait de sa voix colérique les énergies et
le désordre des officiers. Tout s'ébranlait dans le cri des
clairons et les colonnes, l'une après l'autre, montaient en
ligne.
Puis, aussitôt, tout s'achevait. Le choc qui
surprend, la première impression que rien n'est arrivé, qu'on a
sauvé sa peau et qu'on va se relever seulement couvert de terre et
du sang du camarade fauché à côté de soi. C'est ensuite la
sensation de baigner dans un liquide chaud et alors, par secousses
de plus en plus violentes, la douleur à hurler qui monte de la
jambe fracassée par le boulet. Il était resté abandonné jusqu'à la
nuit et s'était lui-même garrotté la cuisse. Il avait été ramassé à
demi mort. Mais, auparavant, il avait entendu le fracas effrayant
de la bataille, les cris, les hennissements
et les hurlements qui, peu à peu, avaient laissé la place aux
lamentations des blessés et aux râles des mourants. Près de lui, un
housard, écrasé sous sa monture, pleurait doucement en appelant sa
mère. Il avait dû se défendre contre des détrousseurs de cadavres,
des femmes et jusqu'à des enfants qui arrachaient aux pauvres morts
leurs misérables richesses, y compris le galon décousu des
uniformes. Il avait été ensuite ramené en charrette à un poste de
secours. Le sol y était couvert de sang et de débris humains. Des
chirurgiens estropiaient le pauvre monde. Sa jambe droite y était
passée. Il était resté là de longs jours. Chaque blessé reposait
dans ses déjections pire que s'il était couché sur du fumier. Tous
étaient couverts de vermine et les morts servaient de matelas aux
vivants. Oui, il avait été soldat, on s'était bien servi de lui
comme d'une bête promise à l'abattoir.
Une fois invalide, comme il n'avait ni soutien ni
grade, on l'avait abandonné sans secours avec, pour tout viatique,
son habit d'uniforme usé et son pilon de bois. Il avait regagné son
village. Ses père et mère étaient morts depuis longtemps, ses rares
cousins l'avaient cru disparu et son maigre héritage était
dispersé. Réduit à la misère, il avait beaucoup erré, puis avait
cru que la grande ville lui fournirait plus aisément de quoi
subvenir à ses besoins. Mais que pouvait espérer un invalide
incapable d'offrir sa force ? Il ne savait ni lire ni écrire, rien
que signer son nom en bâtons. Il craignait de finir à l'hôpital
général, enfermé comme une bête au milieu des furieux à qui on doit
porter les aliments au bout d'une baïonnette. Il en parlait en
connaissance de cause, ayant été pris une fois et enfermé à
Bicêtre. Il s'en était enfui par miracle et sa terreur était grande
d'y retourner.
Bricart s'était animé tout
au long de son récit. Le rouge lui était venu aux pommettes. Mais,
sous l'effet de l'alcool, il retombait dans sa prostration, le
menton affaissé sur la poitrine. Nicolas ne pouvait s'empêcher de
plaindre cette créature que la vie avait à ce point éprouvée.
Pourtant, le moment était venu de pousser le prisonnier dans ses
retranchements et d'obtenir de lui, soit un aveu formel, soit des
renseignements susceptibles de faire avancer l'enquête. Il était
indispensable de corroborer les éléments divers déjà en sa
possession. Il décida d'attaquer au plus vif. Les réactions de
Bricart indiqueraient la voie dans laquelle devrait se poursuivre
l'interrogatoire.
— Vous risquez bien plus que Bicêtre ! dit
Nicolas. Soyez bon garçon et racontez-moi ce que vous trafiquez
avec Rapace. Et d'abord, d'où vient ce cabriolet ensanglanté
découvert dans votre grange ?
Bricart se tassa un peu plus sur lui-même. Il jeta
à Nicolas un regard trouble et méfiant.
— Nous sommes revendeurs, c'est tout. Nous
achetons et nous vendons.
— Vous ne pouvez pas m'avouer que vous redoutez
l'hôpital et, dans le même temps, prétendre que vous êtes
commerçant ! Il y a là quelque chose que vous ne ferez croire à
personne.
— C'est Rapace qui a les fonds. Moi je n'ai rien,
je l'aide.
— À quoi faire ?
— À trouver les occasions.
— Et ce cabriolet, c'était une occasion ?
— C'est Rapace qui a traité.
Nicolas comprit que Bricart avait choisi un
terrain de défense solide : tout mettre sur le compte de Rapace,
qui, désormais, ne pouvait plus le contredire. Le long récit de la
vie du soldat avait déjà été une tentative de
diversion. Il parlerait beaucoup de ce qui importait peu, et il se
tairait sur l'essentiel. Il fallait trouver un autre angle
d'attaque.
— Votre jambe vous fait-elle souffrir ?
Bricart, soulagé, saisit au bond l'invite qui lui
était faite de parler d'autre chose.
— Ah ! mon bon monsieur, pas un moment, elle ne me
laisse la paix, la garce. Croiriez-vous qu'elle est toujours là. Je
la sens, elle me démange, j'ai même les orteils gourds. C'est-y pas
une pitié et un supplice d'avoir à gratter dans le vide ! Et le
moignon, le moignon, toujours à vif... C'est bien grande peine
!
— Votre pilon me paraît solide.
— Et comment qu'il l'est ! Il a été fait du bois
de chêne d'un triqueballe62 détruit à
Fontenoy. C'est un charpentier qui me l'a taillé. Ce pilon, c'est
un vieux camarade qui n'a jamais trahi.
Il en éleva la pointe vers Nicolas. Celui-ci
saisit fermement son extrémité. Bricart fut rejeté contre la
muraille, où il alla donner de la tête.
— Mordieu, que me veut ce trigaud63 ? gronda-t-il.
— Je te crois un gueux avéré qui ne cesse de
mentir, répondit Nicolas, et je prétends te faire rendre
raison.
Tout en maintenant d'une main le pilon de Bricart,
il avait sorti de l'autre un papier froissé de sa poche. Il
appliqua soigneusement le bout ferré de la prothèse au centre du
document.
— Ceci est convaincant, déclara-t-il.
Jean-Baptiste Lenfant, dit Bricart, je vous accuse de vous être
trouvé, dans la nuit du 2 février, à Montfaucon, avec Rapace, votre
complice, pour y déposer les restes d'un corps assassiné. Vous vous
y étiez rendus en charrette avec un cheval.
Les yeux affolés du
prisonnier cherchaient désespérément une issue. Nicolas avait déjà
vu ce regard à un renard pris au piège, entouré de chiens furieux.
Il n'était pas fier d'avoir réduit un homme à cet état de panique,
mais il fallait le faire parler. Il lâcha le pilon qui retomba avec
un bruit sec contre la planche.
— Cela est menterie et invention, protesta
Bricart. Je ne sais rien. Laissez-moi partir. Je n'ai rien fait, je
ne suis qu'un pauvre soldat invalide. Invalide !
Il criait et la lumière jouait maintenant sur la
sueur qui inondait son visage.
— Voulez-vous que je vous donne quelques détails
plus précis ? demanda Nicolas. Pourquoi puis-je affirmer que vous
étiez à Montfaucon ce soir-là ? Parce que j'ai relevé, dans la
neige gelée, des empreintes — il agitait le petit papier — et
quelles empreintes ? Celles d'un petit hexagone au contour
irrégulier qui se trouve être identique à l'extrémité de votre
pilon. J'ajoute que vous n'étiez pas seuls à Montfaucon...
— Jardié ! Il n'y avait que Rapace... Que le
Diable vous emporte !
— Je vous remercie de convenir que vous étiez bien
au Grand Équarrissage, et avec Rapace. M'eussiez-vous soutenu le
contraire que je vous aurais dit qu'il y avait là un témoin qui
vous avait vus. Je ne peux que vous conseiller, une dernière fois,
de me dire la vérité. Faute de quoi, d'autres plus habiles que moi
se chargeront de vous l'arracher en travaillant la jambe qui vous
reste.
Sa propre brutalité lui faisait horreur. Sa seule
justification était de croire que sa proposition constituait
l'unique chance de Bricart de sauver sa vie, en tout cas de
souffrir moins. L'homme devant lui était sans doute un criminel,
mais pouvait-on juger ses forfaits sans
essayer de les inscrire dans le prolongement des malheurs d'une
vie. Il imaginait Bricart, enfant, jeune homme, soldat blessé, et
toutes les souffrances défilaient...
— Bon, concéda l'autre, j'étais à Montfaucon avec
Rapace. Et alors ? On venait porter une vieille carne crevée qu'on
avait découpée.
Il parlait avec effort en soupirant entre chaque
mot comme si la respiration lui manquait.
— Découper un cheval, en pleine nuit ? Cessez ce
jeu, Bricart. Vous savez bien qu'il ne s'agissait pas d'une
carcasse, mais d'un cadavre.
Bricart grattait jusqu'au sang une croûte brunâtre
de son crâne chauve. Il hochait la tête comme s'il tentait
d'échapper à une pensée cruelle et obsédante.
— Je vais tout vous dire, soupira-t-il. Vous
n'avez pas l'air d'un mauvais bougre. Rapace et moi avons été
surpris alors que nous volions du bois dans les entrepôts du port
de la Rapée. Pour nous chauffer, pour sûr. L'hiver est froid aux
pauvres gens.
— Continuez.
— L'homme qui nous a arrêtés semblait connaître
Rapace. Il nous a proposé un marché. Il nous a demandé un service
pour un de ses amis. Il savait tout de nous, nos noms, la grange...
C'était le diable avec une gueule d'ange ! Il parlait en souriant
avec un regard à faire peur. Y avait pas moyen d'en sortir. On
devait se trouver, le vendredi au soir, vers dix heures, au bord du
chantier de la place en construction au bout des Tuileries, avec
une charrette et deux tonneaux. On nous promettait une bonne
récompense pour quelques heures de peine. Même, il nous avait donné
une avance, en louis d'or !
— Et le vendredi ?
— Fidèles au rendez-vous
avec la charrette. Que pouvions-nous faire ? À dix heures sonnant,
on était à l'angle du chantier, côté ville. Là, on a vu arriver
trois masques.
— L'homme qui vous avait arrêtés était là ?
— Je ne sais pas. Il y avait trois masques en
grandes capes noires. C'était carnaval.
— Vous n'avez rien remarqué de particulier ?
— La bise soufflait bigrement. L'un des masques a
failli tomber. Le capuchon de la cape s'est enflé. J'ai bien cru
voir une femme.
— Ensuite ?
— On nous a menés rue du Faubourg-Saint-Honoré. On
nous y a laissés. Un cabriolet vide est arrivé vers la demie de
onze heures. Il était conduit par un Noir. C'est lui qui devait
faire tout le travail pour son maître qui était en goguette dans un
bordel voisin, nous a-t-il dit. Il s'est embusqué. Un homme,
également masqué, est sorti d'une maison. Le Noir lui a sauté
dessus, l'a assommé, traîné dans la voiture et poignardé. Ensuite,
on est allé jusqu'au bord du fleuve. Il a découpé le corps sur la
berge. Rapace, qui est un ancien boucher, l'a aidé. On a placé les
morceaux dans deux tonneaux. Puis il nous a commandé de déposer le
tout à l'Équarrissage et nous a payé notre dû.
— Vous avez-vu le visage du mort ?
— Oui, un bourgeois, dans les cinquante ans.
— Ensuite ?
— Hue, dia, à Montfaucon. Il faisait un vent
d'enfer, la foutue neige menaçait. Sale coin. Arrivés à
l'Équarrissage, on a vidé le tonneau, et même, pour être franc avec
vous, on a un peu massacré la tête, comme le voulait le
nègre.
— Il était là ?
— Non, non, il nous avait
quittés au bord de l'eau. Il devait disparaître pour faire croire
que c'était lui le mort.
— Il ne vous a rien dit d'autre ?
— Rapace a bien essayé de savoir qui était le
mort. Il a juste dit que c'était un mari qui gênait son
maître.
— Soit. Le rendez-vous sur le chantier de la place
Louis XV, à quelle heure ?
— Vers dix heures, je vous l'ai dit. Puis, aux
environs de minuit, l'homme a été tué. Après le transfert au bord
de l'eau, on s'est trouvé sur le chemin de la Courtille, un clocher
sonnait la demie de deux heures. Une heure plus tard, tout était
achevé.
— La charrette et les tonneaux, qu'en avez-vous
fait?
— Vos argousins ont dû les trouver, s'ils savent
chercher.
— Bricart, vos dires vont être vérifiés et vous
serez confronté avec des témoins. J'espère pour vous que vous
m'avez dit la vérité. Sinon, je puis vous assurer que vous
n'échapperez pas à la question.
L'homme ne répondit pas, perdu dans ses pensées.
Nicolas n'avait plus devant lui qu'un vieillard qu'il aurait pu
plaindre si l'horreur de ce qu'il avait consenti à avouer laissait
imaginer qu'il pouvait avoir fait pire. Nicolas reprit sa lanterne,
frappa du poing à la porte pour que le geôlier vînt le délivrer.
L'obscurité reprit possession de la cellule.
Cet interrogatoire laissait Nicolas sur sa faim.
Bien des choses apparaissaient étranges dans le récit de Bricart.
Si l'on prêtait foi aux dires du vieux soldat, Semacgus redevenait
le principal suspect. Ainsi, Saint-Louis, toujours vivant et
complice de son maître, se serait enfui ou se
dissimulerait quelque part ? Quel était cet ange au regard de
démon, qui ne pouvait faire penser qu'à Mauval ? Et ces trois
masques mystérieux, commanditaires du meurtre et de sa mise en
scène macabre ? Était-ce bien une femme que Bricart avait cru voir
? L'horaire ne correspondait que trop bien à l'ensemble des
témoignages. Il demeurait cependant perplexe et s'interrogea
honnêtement. Se pouvait-il que son amitié pour Semacgus lui
troublât l'entendement et l'empêchât d'admettre l'éventuelle
culpabilité du chirurgien de marine ? Ce qui le gênait dans le
récit de Bricart, c'était son caractère lisse, trop parfaitement
détaillé. De plus, il paraissait invraisemblable que le motif du
meurtre de Lardin ait été aussi clairement formulé, au risque de
voir les deux complices s'en servir contre les commanditaires pour
les faire chanter ou pour s'en défendre... Quant à Mauval, dont
l'influence funeste se manifestait encore, il jouissait d'une telle
protection qu'on ne pouvait rien attendre de son hypothétique
témoignage.
Enfin, Nicolas en revenait toujours à Semacgus. Se
pouvait-il que la passion l'ait conduit jusqu'au crime ? Louise
Lardin était-elle sa complice ? Ou Descart ? Tout était possible,
et le pire, car tout était lié inextricablement. L'incertitude lui
faisait battre le cœur.
Pour se calmer, il se mit à écrire un rapport
circonstancié à M. de Sartine, pour le cas où il ne pourrait
l'approcher le lendemain. De fait, cet exercice lui permit de
remettre ses idées en ordre. Certaines choses n'affleuraient pas
encore dans sa conscience. Il cherchait à retrouver le fil du
dialogue avec Bricart, ce qui l'avait frappé au passage, ce qui
manquait au récit et les impressions fugitives qui l'avaient
traversé. Il somnolait, la plume à la main quand Bourdeau apparut avec la mine particulière qui était la
sienne quand il était porteur de nouvelles.
— Bourdeau, vous allez m'apprendre quelque
chose...
— Oui, monsieur. Nous avons, au cours de notre
fouille...
— Retrouvé une charrette et deux tonneaux
ensanglantés.
Bourdeau sourit.
— Compliments, monsieur. Bricart a parlé.
— Oh ! ne vous réjouissez pas trop vite. Ce qu'il
m'a dit ne simplifie rien et rend notre tâche plus ardue. Pas
d'autres découvertes ?
— L'endroit est plein d'objets, volés sans doute.
J'ai fouillé Rapace. A part des brimborions, je n'ai trouvé qu'une
montre cassée en laiton.
Bourdeau lui tendit un grand mouchoir qui, dénoué,
laissa apparaître quelques sols, une petite tabatière en bois noir,
une main de ficelle et la montre en question. Nicolas s'engagea
aussitôt dans le récit de l'interrogatoire de Bricart. Trois heures
sonnèrent bientôt et ils décidèrent d'aller prendre un peu de
repos. Nicolas se fit reconduire en fiacre jusqu'à la rue
Montmartre.
Lundi 12 février 1761
Sa nuit avait été brève. Dès six heures, il
était debout. Après une rapide toilette, il descendit à l'office où
Marion, effarée, l'aida à refaire ses pansements. Il prit le temps
de boire un chocolat avec un pain fraîchement sorti du four. La
vieille gouvernante lui conta que M. de Noblecourt avait subi la
veille, selon ses prévisions, un fort accès
de goutte. Il avait été contraint de rester dans son fauteuil, le
pied enveloppé de ouate. Ce n'est que sur le matin qu'il avait pu
s'allonger et prendre un peu de repos. Selon Marion, ce n'était pas
tant sa gloutonnerie qui était en cause que le vin blanc, que ce
bavard assoiffé avait bu en quantité. Elle avait, par expérience,
remarqué son effet néfaste sur la santé de son maître.
Nicolas gagna à pied la rue
Neuve-Saint-Augustin. Il éprouvait une joie d'enfant à imprimer la
marque de ses pas dans la neige de la nuit, encore intacte et
propre. Arrivé à l'hôtel de Gramont, il demanda à un valet si le
lieutenant général de police était visible, et il fut introduit
presque aussitôt. M. de Sartine, en robe d'intérieur, fixait une
grande armoire ouverte emplie de dizaines de perruques. Nicolas
savait que c'était sa joie, chaque matin, d'admirer et de manier sa
collection.
— Pour me déranger si matin, je ne doute pas,
Nicolas, que vous m'apportiez ce que j'attends ? Ne vous effrayez
pas, je plaisante. Si c'était le cas, je le saurais déjà.
— Non, Monseigneur, mais j'ai avancé. Je suis
plusieurs pistes.
— Plusieurs ? Cela signifie que vous n'en tenez
aucune d'assurée ?
— Il serait plus exact de dire que nous sommes
en présence de plusieurs intrigues qui se recoupent.
Il le mit succinctement au courant des dernières
données de l'enquête. Le lieutenant général l'écoutait, le dos
tourné, occupé à coiffer d'une petite brosse d'argent l'un de ses
trésors.
— Vous me la baillez belle, monsieur, dit
soudain Sartine. Tout est clair. Semacgus est entre vos mains, et suspect, de surcroît, dans les deux
affaires. Les présomptions s'accumulent, pour ne pas dire les
preuves...
Il se retourna d'un seul mouvement et compléta
sa pensée.
— Si tout est lié et si Lardin est mort, on
devrait facilement retrouver ce que vous savez.
— Je crois, monsieur, que rien n'est simple dans
cette enquête et je doute que Bricart m'ait dit toute la
vérité.
— Agitez la question et, au besoin, faites-la
lui donner.
— C'est un vieux soldat...
— C'est surtout un gibier de potence. Or donc,
pas de sensibilité ni pour lui ni pour Semacgus pour lequel je
connais votre amitié. N'oubliez pas que le roi et l'État sont en
cause. Laissez la sensiblerie à nos amis les philosophes qui
dénoncent chez nous ce qui prévaut dans les États des princes
étrangers auxquels ils réservent leur encens et dont ils attendent
des pensions. Au fait, Bourdeau m'a parlé de vos comptes. J'ai
donné ordre à mes bureaux de vous déléguer de nouveaux fonds.
N'économisez pas, l'enjeu est trop grand. Allez, Nicolas. Il vous
reste peu de temps, mais il me paraît que vous avancez. Remerciez
Bourdeau de ma part de vous avoir conservé à nous.
Nicolas revint au Châtelet tout empli des propos
de M. de Sartine. Devait-il faire donner la question à Bricart ? La
décision lui revenait, et cela ne laissait pas de le tourmenter. Il
avait déjà assisté à des séances — cela, comme d'autres choses,
avait fait partie de son apprentissage de magistrat de police — et
il savait que bien peu de patients la supportaient et qu'ils
étaient conduits trop souvent à de faux aveux. Il se rappelait avoir eu un long débat avec
Semacgus à ce sujet. Le chirurgien estimait que la douleur
excessive ôtait toute raison à ceux qui l'éprouvaient et que la
question, inhumaine en soi, devrait être abolie comme tous les
excès commis par des hommes sur leurs semblables. Nicolas n'avait
pas trouvé d'arguments convaincants pour répondre à ces propos qui
sapaient en lui des convictions peu assurées. Le pire était
d'imaginer Bricart torturé, le corps enflé par l'eau avalée de
force ou sa jambe unique emprisonnée entre des planchettes. On ne
pourrait même pas enfoncer les coins... Que le vieux soldat fût un
criminel, Nicolas le supposait, mais il ne parvenait pas à
l'imaginer autrement qu'en jeune recrue arrachée aux siens. Ce
n'était aujourd'hui qu'un vieil homme éprouvant peut-être des
remords, mais Nicolas voyait l'adolescent éperdu que la milice
royale était venu prendre et jeter dans les horreurs de la
guerre.
Cette réflexion le mena jusqu'au Châtelet où il
trouva Bourdeau achevant d'écrire son rapport sur les événements de
la nuit. Quand il leva son regard sur Nicolas, celui-ci fut frappé
par la gravité inhabituelle de son expression.
— Monsieur, j'ai une mauvaise nouvelle à vous
annoncer. Bricart s'est pendu cette nuit dans sa cellule. Le
Geôlier a découvert la chose en faisant sa ronde ce matin.
Nicolas resta un moment sans voix.
— Il s'est pendu avec quoi ? bredouilla-t-il
enfin. Il avait été fouillé à l'écrou...
— Une sangle de cuir.
Bourdeau se détourna devant l'expression
d'horreur de Nicolas. Celui-ci se revoyait en train de délier les
mains du prisonnier. À l'issue de l'interrogatoire, il avait oublié
cette longue sangle de cuir tombée à terre.
L'étroit rayon de sa lanterne l'avait empêché de la voir.
Bourdeau lui tendit son rapport avec le mouchoir
noué contenant les objets trouvés sur Rapace. Il glissa le tout
machinalement dans la poche de son habit.