XIV
TÉNÈBRES
Nous lançâmes un chevreuil et tuâmes un loup à
peu près comme les généraux gagnent des batailles, c'est-à-dire que
nous courûmes au bruit, que nous vîmes l'ennemi étendu sur le
carreau, que nous eûmes peur et que nous nous retirâmes en bon
ordre.
Abbé Barthélémy
Nicolas venait d'expliquer à Bourdeau la nature
des relations qui le liaient à la Satin. L'inspecteur n'avait fait
aucune remarque. La voiture avait dû ralentir car, en dépit des
appels et de quelques coups de fouet, il était impossible de
pousser l'attelage sans risquer de renverser des passants. Le
trajet semblait interminable à Nicolas. Il retournait dans sa tête
les dernières informations.
Ainsi Mauval détenait prisonnière Marie Lardin —
car ce ne pouvait-être qu'elle, la « novice » ! — et il allait la
céder au plus offrant. Elle serait ensuite contrainte à se livrer à
un commerce infâme ou, pire, emmenée de force dans les harems du
Grand Turc, ou déportée dans les colonies d'Amérique. Il était
patent qu'un complot visait à la faire disparaître et, avec elle,
l'héritière de Lardin, mais aussi celle, inattendue, de Descart.
Oui, vraiment, l'imbroglio avait été bien préparé ! Nicolas
imaginait le moment où le notaire se serait enquis de Marie pour la
faire entrer en possession de ses héritages. Personne ne l'aurait
trouvée. Sans nouvelles de sa belle-fille depuis son départ
précipité pour Orléans, Mme Lardin se serait inquiétée. La police
de M. de Sartine était réputée, mais il pouvait survenir qu'un
voyageur inconnu disparût sans laisser de trace. À l'autre bout de
l'itinéraire prévu, on découvrirait, comme par hasard, un message
ou une lettre fabriquée qui offrirait une apparence de
vraisemblance à la vocation monastique de la jeune fille. Mais, au
bout du compte, on s'égarerait en suppositions sur son sort. Peu à
peu, le silence retomberait, et puis viendrait l'oubli.
Un haut-le-cœur secoua soudain Nicolas. Il dut
ravaler l'acidité amère qui emplissait sa bouche. Son cœur se mit à
battre la chamade tandis qu'une sueur froide couvrait son front.
Bourdeau se tourna vers lui et le considéra. Aucun sentiment ne se
lisait sur son visage placide.
Nicolas, qui tentait de surmonter son malaise,
s'interrogea, une fois de plus, sur la nature profonde de son
adjoint. Il y avait bien deux Bourdeau. L'un, épicurien jovial, bon
père et bon mari, offrait l'apparence lisse d'un bonhomme attaché à
la routine de son état et aux menus plaisirs d'une existence simple
et banale. L'autre, plus profond, recelait une capacité de secret
et même de dissimulation aiguisée par une longue pratique des
criminels. Le jeune homme s'interrogeait sur le mystère des êtres.
Le jugement sur un homme portait sur les apparences, mais il
était difficile de découvrir la faille qui
conduisait vers sa vérité propre. Depuis Guérande il était
confronté constamment à cette question. La vérité ne
transparaissait pas à travers l'innocence des visages. Le marquis
de Ranreuil, Isabelle, Semacgus, Mme Lardin, Mauval et même M. de
Sartine lui en avaient donné les preuves les plus éclatantes. Au
mieux, les visages étaient des miroirs qui reflétaient vos propres
interrogations. Ainsi toute confiance, toute amitié et tout abandon
se heurtaient-ils au mur de glace des défenses adverses. Chacun
était seul dans l'univers, et cette solitude était le lot de
tous.
Nicolas regardait sans les voir les passants
pressés de la rue. Que faisait-il lui-même, jeté dans cette ville
par le hasard, et à quelle nécessité répondait cette course
effrénée poursuivie depuis deux semaines contre un ennemi invisible
? Pour quelle raison le destin l'avait-il choisi, et dans quelle
intention ultime, alors qu'il aurait pu demeurer à Rennes dans les
tâches médiocres et rassurantes d'un clerc de notaire.
Ils avaient atteint la rue du
Faubourg-Saint-Honoré. Nicolas frappa sur la caisse pour arrêter la
voiture. Ils étaient partis si vite du Châtelet qu'aucun plan
d'attaque n'avait été préparé. Bourdeau avait respecté sa rêverie.
Désormais, il fallait aviser.
— Je connais bien cette maison, dit Nicolas,
exagérant un peu. Si Mauval est là, nous devons nous méfier car
l'homme est dangereux. Le mieux est que j'entre seul au Dauphin
couronné en essayant de ne pas donner
l'éveil.
— Il est hors de question que je vous lâche,
répondit Bourdeau. Nous ferions mieux d'attendre ici du renfort.
Rappelez-vous ce qui est advenu au faubourg
Saint-Marcel. Ne commettons pas deux fois la même erreur. Attendons
les exempts.
— Non, le temps presse et il faut profiter de
l'effet de surprise. Vous êtes l'élément principal de mon plan. Je
sais, par la Satin, que la maison possède une issue secrète donnant
sur le jardin. Vous irez vous y poster. Si Mauval est ici, il
évitera l'affrontement direct. Il nous a glissé entre les mains ce
matin et doit tenir pour assuré que nous sommes en nombre. Donc, il
cherchera à s'enfuir par les arrières. C'est là que vous le
pincerez. C'est pour vous que je m'inquiète. Soyez sur vos gardes,
l'espèce est traîtresse en diable ! Nous allons renvoyer le cocher
demander de l'aide.
L'homme, dûment chapitré, fit faire demi-tour à
l'équipage et Nicolas et Bourdeau se séparèrent. Le jeune homme se
dirigea vers le Dauphin couronné. Il
heurta la porte à plusieurs reprises. Un guichet grillé s'ouvrit et
il dut supporter l'examen d'une personne invisible qui finit par
ouvrir la porte. Nicolas, qui s'attendait à voir la Paulet ou la
négrillonne, fut surpris de trouver à leur place une grande vieille
toute vêtue de voiles noirs, le visage couvert d'une épaisse couche
de céruse avec du rouge vif aux joues. Elle appuyait des mains
tremblantes, recouvertes de gants de filoselle, sur le pommeau
d'une canne. L'ensemble évoquait aussi bien une veuve qu'une
religieuse qui aurait troqué sa vêture conventuelle contre un habit
plus séculier. Elle souleva la tête et le regarda de côté.
— Le bonjour, madame. Je souhaiterais parler à Mme
Paulet.
— Monsieur, lui répondit une voix rauque et
minaudière, Mme Paulet est en ville pour le moment, où elle vaque à
ses affaires. Peut-être vous plairait-il de l'attendre, elle ne
saurait tarder.
Elle s'inclina et recula à
petits pas pour lui permettre d'entrer. Il reconnut le corridor et
fut introduit sans surprise dans le salon jaune. Celui-ci n'avait
pas changé d'aspect. Les volets étaient fermés et occultés par de
lourds rideaux, et seul un bougeoir placé sur un guéridon éclairait
chichement la pièce. Ce qui lui avait paru luxueux, lors de sa
première visite, se confirma être éclatant de vulgarité et de
crasse. Il repéra dans l'ombre la cage du perroquet et s'en
approcha, intrigué par le calme et le silence du volatile. C'est
alors qu'il s'aperçut de la substitution ; l'oiseau avait été
remplacé par sa réplique en porcelaine.
— Monsieur a sans doute connu Coco ? demanda la
vieille devant son air surpris. Hélas, il nous a quittés ! Il a
péri d'émotion. C'était un petit drôle qui parlait très bien. Trop,
quelquefois.
Elle ricana et se retira.
— Je vous laisse, j'ai à faire. Mme Paulet ne vous
fera pas languir longtemps.
Nicolas s'assit sur une des bergères jonquille. Il
aurait pu choisir d'entrer en force et fouiller la maison, avec les
risques que cela pouvait comporter pour la séquestrée. La vieille
ne le connaissant pas, mieux valait attendre sagement la Paulet et
la contraindre à admettre les faits. Cela donnerait d'ailleurs le
temps aux renforts d'arriver.
Au bout d'une dizaine de minutes, il se leva,
s'approcha de la cheminée et se considéra dans le miroir. Il avait
vieilli et la fatigue marquait ses traits. Comme il continuait à se
dévisager, il perçut soudain comme un fourmillement entre ses
épaules. Un frisson le parcourut. Il sentait un regard peser sur
lui. Il se déplaça imperceptiblement sur le côté et finit par
découvrir, dans l'angle droit de la glace, le visage de la vieille
qui approchait de lui en silence. Les voiles rejetés en arrière laissaient apparaître un visage de poupée,
mais les yeux étaient maintenant grands ouverts et, dans leur
reflet vert, Nicolas reconnut en même temps le regard de Mauval et
y lut une meurtrière détermination. Il sut, avant de voir l'arme,
que son ennemi était sur le point de lui planter une épée dans le
corps. Il s'immobilisa sans rien laisser paraître. Il devait éviter
tout mouvement indiquant qu'il était sur ses gardes.
Il sut en un instant ce qui pouvait le sauver.
Joueur de soule endurci, il avait appris à plonger sur le sol et à
tomber. Il fallait retourner la situation et placer l'adversaire en
position d'incertitude. Certes, Mauval avait l'avantage de le voir
en face de lui, mais qu'il perde Nicolas de vue et l'égalité entre
eux était rétablie.
Nicolas se laissa choir brusquement sur le
guéridon. Le meuble tomba et avec lui le bougeoir. D'une main
preste, Nicolas éteignit la chandelle. La pièce était désormais
plongée dans l'obscurité. En touchant le sol, Nicolas avait poussé
le guéridon vers son adversaire dans l'espoir de le troubler et de
retarder sa progression. Il roula sur le côté. Le silence
recouvrait la pièce comme une chape.
Il songea un instant à crier pour alerter
Bourdeau, mais y renonça aussitôt. Son adjoint l'entendrait-il, et
pourrait-il entrer dans la maison ? Mauval avait dû multiplier les
précautions. Il s'en voulut de s'être laissé prendre dans ce piège,
et pensa que la première chose à faire était de protéger ses
arrières en évitant de se faire clouer contre le mur comme un
papillon sur sa planche.
À demi couché près de la cheminée, il tâtonna de
la main et toucha des tiges métalliques froides ; c'étaient des
pincettes. Il réussit à les décrocher et,
prenant garde à ne rien heurter, les projeta à travers la pièce. Le
lustre, frôlé, tinta discrètement, puis il y eut un bruit sec et
une cascade de sons cristallins. L'une des glaces de la paroi,
brisée, avait dû s'effondrer. Il y eut un froissement de tissus, un
choc et un meuble renversé. Nicolas pria le ciel que son adversaire
ne dispose pas de briquet. Il se rassura cependant ; le premier qui
ferait du feu se découvrirait.
Nicolas, dos au mur, s'installa dans l'attente. Le
danger était grand de s'y engourdir et de perdre la notion de
l'espace redoutable qui l'environnait. Il ne se faisait guère
d'illusions. Il s'agissait d'un combat à mort ; Mauval ne pouvait
plus le laisser vivre. Il espérait encore sans trop y croire que
Bourdeau parviendrait à intervenir à temps ou que le guet
arriverait en force.
Nicolas songea curieusement qu'il était comme
Phinée assailli par les Harpyes77. Zelies et
Calaiis78 arriveraient-ils à temps pour le tirer de
ce mauvais pas ? Ce souvenir lui donna à réfléchir. Selon la
tradition, le vieux roi aveugle ne disposait que d'un bâton pour se
défendre des attaques des monstres. Lui, avait une épée. L'idée lui
vint de joindre l'attaque à la défense et d'user d'un stratagème
que cette évocation mythologique lui suggérait.
Il dégaina lentement son arme, la posa sur le sol,
puis, tout aussi précautionneusement, enleva sa redingote. Tâtant
le mur, il se déplaça vers la droite pour rejoindre la croisée près
de laquelle se trouvait la cage du perroquet. Parfois, il
s'arrêtait, le cœur battant, pour scruter l'ombre menaçante et
tenter de discerner si Mauval manœuvrait lui aussi. Il était
vraisemblable qu'il avait choisi la même tactique conservatoire,
celle de rester adossé contre un mur, sans doute près de la
porte.
Nicolas sentit enfin la
table de marqueterie sur laquelle la cage était posée. Il s'en
approcha, ouvrit la porte grillagée et saisit l'oiseau de
porcelaine. Il le posa sur la table avant de se figer à l'écoute
d'un craquement lointain du plancher. Ce bruit fut suivi d'un
raclement de meuble poussé ou traîné. Il fallait agir au plus vite
et prendre l'adversaire de vitesse. Il disposa sa redingote sur la
cage comme pour constituer un épouvantail, et éprouva le poids de
l'ensemble afin d'être sûr de pouvoir le brandir. Ce qui allait
suivre exigeait une parfaite coordination des gestes extrêmes, mais
Nicolas se sentit comme allégé : il avait pesé le pour et le
contre, et maintenant les dés étaient jetés.
Après avoir posé son épée, il saisit la cage par
le milieu et la souleva. Il prit dans sa main droite le perroquet
de porcelaine qu'il jeta aussitôt avec force à travers la pièce ;
la mort de Coco n'aurait pas été inutile. En même temps qu'il
l'entendait se fracasser sur un mur, il perçut distinctement le
déplacement brusque de l'ennemi et, à nouveau, un meuble tomba.
Alors, la cage couverte du manteau d'une main et l'épée de l'autre,
il s'avança dans la pièce en se repérant le long du mur à sa
droite. Au moins, de ce côté-là, il était préservé de toute
attaque. Se déplaçant de biais, il tenta de gagner la porte. Une
lame fouetta l'espace et cingla son habit. Mauval était là.
Sur le coup, l'émotion lui coupa le souffle.
Nicolas eut le sentiment qu'il ne parviendrait pas à rejoindre la
porte pour se défendre au grand jour dans un combat honorable. Si
toute issue faisait défaut, le hasard seul, ou la main de Dieu,
dirigerait les assauts et orienterait leur conclusion qui ne serait
ni la récompense du courage ni celle de l'adresse. La fatalité
ordonnerait, pour une raison inconnue, le
résultat de la conjonction absurde de leurs deux destins.
Nicolas fit une large enjambée sur la gauche. Il
supposait que Mauval avait compris son intention de gagner la
porte. Il anticipait sur la prochaine attaque qui, en toute
logique, devait frapper à sa droite. Non content de lui enseigner
les rudiments de l'escrime, le marquis de Ranreuil l'avait initié
aux échecs. Il fallait, se souvenait-il, toujours déplacer ses
pièces en ayant à l'esprit les cinq ou six mouvements suivants. Le
problème, ici, était que les positions de l'adversaire ne lui
étaient qu'approximativement connues.
Il entendit une lame s'enfoncer en vibrant dans la
tapisserie de la muraille. Il devait résister à la tentation de
riposter. Son idée était autre, et il décida de demeurer sur place.
La cage n'était pas très pesante mais, alourdie par la redingote,
son poids devenait insupportable et il sentait son bras s'engourdir
et trembler. Bientôt, la crampe surviendrait. Il se mit à balancer
l'ensemble d'avant en arrière pour produire un léger bruit et
surtout leurrer Mauval par le déplacement d'air produit. Une
nouvelle pointe survint là où il ne l'attendait pas, sur sa gauche.
L'épaule éraflée, il laissa échapper une exclamation qu'il eut la
présence d'esprit de transformer en plainte d'homme blessé. Il se
baissa aussitôt et l'attaque suivante passa juste au-dessus de sa
tête. Il se redressa et agita violemment la cage. Mauval s'était
sans doute rapproché pour achever sa proie. Il devait sentir la
redingote devant son visage et, n'ayant été l'objet d'aucune
attaque en réponse aux siennes, pouvait croire Nicolas gravement
touché. Son épée s'enfonça dans le manteau, entre deux barreaux de
la cage, sans toucher le jeune homme. Nicolas pivota en force,
bloquant ainsi l'arme de Mauval. Sachant dès lors exactement où se trouvait son adversaire, il lança
sa pointe et sentit son épée glisser sur un obstacle dur puis
entrer dans un corps. Il entendit un long soupir, puis le bruit
d'une masse qui s'affaissait. Sur le coup, il soupçonna une ruse
semblable à la sienne. Il reprit sa progression vers la porte en
appréhendant une nouvelle attaque. Mais rien ne vint et il finit
par en atteindre la poignée qu'il abaissa avec fièvre. La porte
s'ouvrit et, après avoir écarté la portière de velours qui en
protégeait l'accès, il fut enveloppé de la lumière rougeoyante du
crépuscule qui donnait dans le corridor par l'œil-de-bœuf
surmontant la porte.
En se retournant vers le salon, Nicolas distingua,
au milieu des meubles renversés, une masse informe immobile sur le
sol. Saisissant un bougeoir, il l'alluma et s'avança dans la pièce.
Les glaces opposées multipliaient son reflet à l'infini. Il
s'approcha prudemment du corps recroquevillé dans ses voiles, le
tâta du bout de son épée et le poussa du pied. Le cadavre roula sur
le dos et laissa apparaître le visage de Mauval. Les yeux verts
fixaient désormais le vide et la figure du démon avait, sous la
couche grotesque des fards, repris son aspect angélique.
Privé de sentiment ce regard accusait Nicolas qui
ne put en supporter la fixité ; il lui ferma les yeux. Il constata
la précision de son coup d'épée, tiré en plein cœur. Seul,
pourtant, le hasard avait dirigé sa main. Ce fut alors qu'il prit
conscience d'avoir tué un homme. Toute la tension de la lutte tomba
et une immense lassitude s'empara de lui. Certes il n'avait fait
que défendre sa propre vie, mais rien, aucune justification, ne
pouvait dissiper le sentiment, — le remords, même — d'avoir ôté la
vie à l'un de ses semblables, et il savait déjà que ce sentiment ne
le quitterait plus. Dans le même temps, il
savait devoir vivre désormais avec cette douleur et ce
souvenir.
Le jeune homme tenta de se ressaisir et partit à
la recherche de Bourdeau. Au bout du corridor, une porte ouvrait
sur un office prolongé par un réduit donnant sur le jardin. Il
tomba sur Bourdeau qui attendait là, l'air anxieux.
— Peste, monsieur, vous voilà tout pâle ! J'avais
sans doute raison de m'inquiéter. Que vous est-il arrivé ?
— Ah ! Bourdeau, je suis bien aise de vous
voir...
— Je vois cela. Vous avez l'air d'un spectre, si
tant est que j'en ai jamais vu. Le temps m'a paru bien long!
— J'ai tué Mauval.
Bourdeau le fit s'asseoir sur le rebord de pierre
du soubassement de la maison.
— Mais vous êtes blessé ! Votre habit est déchiré
et vous saignez.
Nicolas sentit la douleur au moment où
l'inspecteur lui signalait la blessure.
— Ce n'est rien. Une simple éraflure.
Il se mit à raconter avec volubilité son combat
contre Mauval. Bourdeau hocha la tête comme à son habitude et lui
mit la main sur l'épaule, le secouant un peu.
— Vous n'avez rien à vous reprocher. C'était lui
ou vous. Une belle canaille de moins. Vous vous habituerez à ce
genre de rencontre. Je me suis trouvé moi-même, à deux reprises,
contraint à me défendre dans des circonstances analogues.
Ils regagnèrent l'intérieur de la maison. Nicolas
conduisit l'inspecteur dans le grand salon. Bourdeau fit un
commentaire admiratif sur la précision et la netteté du coup de
pointe, à la grande confusion de Nicolas. La
moitié du rideau qui fermait la scène du petit théâtre fut
décrochée et jetée sur le corps de Mauval, après que l'inspecteur
l'eut fouillé. À part quelques louis, une tabatière ornée du
portrait en miniature de Louise Lardin, ils trouvèrent un billet
ouvert. Le pain à cacheter avait été rompu. Il portait, écrite de
la propre main de Nicolas, la phrase : « Le
saumon est sur la rive », que Nicolas reconnut aussitôt.
C'était le mot de passe qu'il avait donné à la Paulet si celle-ci
souhaitait le joindre discrètement. Sur une bande de papier, ils
découvrirent aussi l'adresse de M. de Noblecourt. Ainsi, remarqua
Bourdeau, l'homme nourrissait bien de mauvaises intentions à
l'égard de Nicolas.
Se rappelant le but premier de leur descente au
Dauphin couronné, ils se précipitèrent
au deuxième étage. De toutes les portes donnant sur le couloir, une
seule résista à leurs efforts. Nicolas entendit, en réponse à leurs
coups de poing, des gémissements étouffés. Bourdeau écarta son
compagnon, tira de sa poche une minuscule tige métallique ouvragée
et l'introduisit dans la serrure. Après quelques essais
infructueux, il réussit à faire jouer le pêne. Sur deux paillasses
jetées à terre gisaient, ligotées et bâillonnées, la Paulet et
Marie Lardin.
Quand ils les eurent libérées de leurs liens.
Marie se mit à sangloter avec des hoquets convulsifs, comme une
enfant. La Paulet, sa large face camuse empourprée, paraissait
étouffer et sa forte poitrine se soulevait tandis qu'elle laissait
échapper de petits cris plaintifs. Elle finit par faire quelques
pas hésitants en regardant ses pieds gonflés.
— Ah ! monsieur, quelle gratitude nous vous avons
!
— Rassurez-vous, madame, dit Nicolas à qui son
expression n'avait pas échappé. En revanche, vous avez des
explications à nous donner. Vous êtes coupable d'avoir donné la
main à un crime. Cette jeune fille a été enlevée, conduite de force
dans votre établissement, séquestrée dans des conditions odieuses
et menacée d'être vendue pour mener une vie d'infamie. Pour le
moindre de ces crimes, madame, vous seriez marquée d'une fleur de
lys sur les marches du Palais et enfermée à vie. C'est dire
l'intérêt pour vous d'être sincère. Dites la vérité et cela sera
pris en compte, je m'y engage.
— Monsieur, répondit la Paulet en lui prenant la
main qu'elle se mit à pétrir, je vous sais honnête homme. Ayez
pitié d'une pauvre femme qui fut contrainte, à son cœur défendant,
d'accueillir cette pauvre agnelle.
Elle regarda derechef vers le couloir.
— C'est ce monstre qui a tout fait.
— Quel monstre ?
— Le Mauval, ce damné ! Moi, je ne suis qu'une
pauvre achalandeuse. Je suis bonne avec mes filles. J'ai pignon sur
rue et belle clientèle. J'ai toujours payé mon dû à la police. Et
si jeu clandestin il y a, vous savez que c'est avec la bénédiction
du commissaire Camusot. Je me suis emportée, l'autre fois. Mais,
mon bon jeune homme, vous m'aviez poussée à bout. Demandez à la
demoiselle si je ne l'ai pas défendue bec et ongles quand j'ai su
qu'elle était la fille du commissaire Lardin. Pas de ça, Margot !
Et l'autre, le Mauval, qui a brutalisé un vas-y-dire79 pour lui voler mon message ! Il craignait de
vous voir arriver et voulait vous tendre un
piège. Je me suis rebecquée pour m'y opposer et il m'a
frappée...
Elle montrait sa joue violacée.
— Puis il m'a jetée ici, telle que vous m'avez
trouvée. Si ce n'est pas la preuve de mon innocence !
— Ce n'est que la preuve de votre crainte de voir
les choses aller trop loin, observa sèchement Nicolas.
Marie confirma, entre deux sanglots, une partie
des propos de la Paulet. Un vacarme les interrompit. Une vive
terreur saisit la maquerelle. Après avoir parlé à l'oreille de
Nicolas, Bourdeau descendit. Le renfort espéré arrivait enfin.
L'inspecteur avait demandé à son chef de retenir les deux femmes
pendant qu'on emporterait le corps de Mauval. Mieux valait, pour le
moment, conserver le secret de sa mort. Quand la Paulet s'enquit du
sicaire, Nicolas demeura évasif. Il était convaincu qu'elle avait à
peu près tout dit avec la sincérité dont elle était capable. La
Satin avait raison, ce n'était pas une mauvaise femme, même si son
négoce la conduisait à tutoyer dangereusement les rivages du
crime.
Ils demeurèrent tous les trois, lui et les deux
femmes, silencieux dans la pièce. Nicolas ne souhaitait pas
interroger Marie Lardin devant un tiers. Après un long moment,
Bourdeau revint et fit signe à Nicolas que tout était achevé. Ils
quittèrent le Dauphin couronné,
Bourdeau avec la Paulet dans une voiture et Nicolas dans l'autre
avec Marie. Celle-ci s'était calmée ; seuls quelques gros soupirs
lui échappaient encore. Elle regardait Nicolas avec
admiration.
— Mademoiselle, pardonnez-moi, mais je dois vous
poser quelques questions.
— Permettez-moi d'abord de vous remercier,
Nicolas. Je comprends que la fille a fait ma commission...
— Vous la connaissez bien ? Depuis longtemps
?
C'était lui qui se trouvait sur la sellette... Il
hésita un moment, mais ne crut pas devoir dissimuler la
vérité.
— C'est une très bonne amie et depuis
longtemps.
Marie eut une moue de mépris.
— Alors, vous êtes comme les autres... Et avec une
fille de mauvaise vie !
Nicolas explosa.
— Mademoiselle, il suffit. Vous voilà libérée.
J'ignore si vous savez à quoi vous avez échappé, mais je suis sûr
d'une chose : dans de certaines circonstances, il vaut mieux
compter sur certaines filles de mauvaise vie plutôt que sur les
honnêtes femmes. Et la moindre des choses, quand on leur doit son
salut, c'est de leur être reconnaissante d'avoir eu pitié et
d'avoir tenu parole. Vous plaît-il de répondre à mes questions et
de me raconter de quelle manière vous vous êtes retrouvée chez la
Paulet ?
— Je l'ignore, monsieur, répondit la jeune fille
qui ne l'appelait plus Nicolas. Je me suis retrouvée enfermée dans
cette pièce où vous m'avez découverte. J'étais fort étourdie,
malade, la tête lourde. La Paulet a voulu me convaincre de me
livrer à un commerce infâme. Puis cette fille est venue insister.
Comme je pleurais, elle s'est apitoyée et j'ai tenté de la
soudoyer. Je ne risquais rien d'essayer. Soit elle ferait ce que je
lui demandais, soit elle refuserait, et ma situation ne s'en
trouverait guère aggravée.
— Avez-vous une idée du jour de votre enlèvement
?
— Mes souvenirs sont confus. Je pense que ce
devait être mercredi de la semaine dernière. Je crois que ma marâtre avait surpris notre conversation le
soir où j'ai tenté de vous mettre en garde, si vous vous souvenez,
monsieur.
— Je me le rappelle fort bien. Autre chose : votre
père vous a-t-il, à un moment ou à un autre, fait parvenir un
message ?
Elle ouvrit la bouche, indignée.
— Vous avez fouillé ma chambre ! De quel droit
?
— Pas seulement votre chambre, toute la maison.
Mais je conclus de votre réaction que vous avez bien reçu quelque
chose. Le détail est d'importance, répondez-moi.
— Un billet dont la signification m'a échappé et
qui ne vous dirait rien. Il me l'avait glissé dans la main la
dernière fois que je l'ai vu, la veille de sa disparition.
Avez-vous des nouvelles de mon père ?
— Vous rappelez-vous les termes de ce message
?
— Il était question de choses qu'on devait au roi.
J'ignore à quoi il faisait allusion. Mon père m'avait seulement
recommandé de garder précieusement ce papier. Je l'ai placé dans un
tiroir et je l'ai oublié. Mais, monsieur, vous m'obsédez de
questions. Et mon père ?
Nicolas eut l'impression qu'elle allait se mettre
à trépigner comme une enfant. La pitié le prenait. Il n'y avait
aucune raison de lui dissimuler la vérité. À première vue elle
n'était guère suspecte et deux témoins, la Satin et la Paulet,
pourraient confirmer ses dires.
— Mademoiselle, il vous faut être
courageuse.
— Courageuse ? dit-elle en se dressant. Vous ne
voulez pas dire...
Elle mordit son poing pour ne pas hurler.
— C'est Descart ! C'est lui ! Je vous l'avais dit.
Elle l'a forcé. Mon Dieu, que vais-je devenir ?
— Comment savez-vous qu'il a été assassiné ?
— Elle en avait parlé, oui, avec lui.
La jeune fille se remit à pleurer. Nicolas lui
tendit son mouchoir et la laissa se calmer.
— Vous vous trompez, dit-il. Descart est mort lui
aussi, assassiné comme votre père.
— Alors, c'est le docteur Semacgus.
— Pourquoi songez-vous à lui ?
— Il ne peut s'agir que d'un des amants de ma
belle-mère. Le docteur était si faible avec elle.
— Ou votre belle-mère elle-même ?
— Elle est bien trop habile pour se
compromettre.
Elle continuait à sangloter et il ne savait
comment la calmer. Il l'enveloppa doucement dans sa redingote. Elle
se laissa aller centre son épaule. Il n'osa plus bouger et c'est
ainsi qu'ils firent leur entrée au Châtelet.
Nicolas confia à Bourdeau le soin de recueillir
les dépositions de la Paulet et de Marie Lardin. La tenancière du
Dauphin couronné serait incarcérée au
secret en attendant que l'affaire pût être régulièrement évoquée
devant un magistrat. La Satin pouvait rejoindre sa demeure, à
condition d'observer la plus grande discrétion. Quant à Marie
Lardin, elle serait conduite dans un couvent qui l'accueillerait
jusqu'à la conclusion de l'enquête. Il n'était pas décent qu'elle
retournât seule dans la maison des Blancs-Manteaux tant que ne
seraient pas éclaircies les conditions de
l'assassinat de son père et levés les soupçons qui pesaient sur sa
belle-mère.
Bourdeau proposa de la conduire au couvent des
Dames anglaises80 du faubourg
Saint-Antoine, dont il connaissait la supérieure. Il interrogea son
chef sur ce qu'il comptait faire. Nicolas, souriant, lui répondit
avec un rien de goguenardise qu'il allait regagner son logis plein
d'usage et raison et méditer sur l'insignifiance des choses en
regardant son plafond. D'ailleurs, il se faisait tard, la nuit
tombait; il avait à soigner ses blessures, il devait prendre des
nouvelles de M. de Noblecourt et il avait grand faim.
L'insouciance de Nicolas était feinte mais il ne
lui déplaisait pas d'intriguer Bourdeau. En rentrant rue
Montmartre, il repassait dans son esprit les grandes étapes de son
enquête. L'articulation de certains faits lui échappait encore. En
dépit de sa fatigue et du choc que la mort de Mauval faisait
toujours peser sur lui, il savait qu'une réflexion paisible et une
nuit de sommeil lui éclairciraient les idées. Sa fringale
s'aiguisait, mais il ne souhaitait pas chercher pitance dans un de
ces établissements mercenaires qui restauraient le Parisien
solitaire. Il éprouvait le besoin de la chaleur d'un logis.
La nuit était tombée et le froid était vif quand
il franchit le porche de la maison du magistrat. Il retrouva avec
plaisir l'odeur de pain chaud qui la parfumait en permanence. Il
surprit Marion et Poitevin devisant à la table de l'office. Un
grand pot fumant mijotait sur le potager. Cette scène familière le
rasséréna tout autant que l'odeur qui chatouillait ses narines. Il
apprécia d'être accueilli comme l'enfant prodigue des Écritures. M.
de Noblecourt souffrait toujours, mais n'avait cessé de s'enquérir
de son locataire. Il serait heureux de voir Nicolas.
Le jeune homme regagna sa
chambre par l'escalier dérobé, après s'être emparé d'un broc d'eau
chaude. Il voulait faire un brin de toilette et panser ses plaies
avant de paraître devant le procureur. Il eut la joie de trouver
les habits commandés chez maître Vachon. À la lueur de sa
chandelle, le bel habit vert resplendissait de toutes ses
broderies. Quand il pénétra enfin dans la bibliothèque, joyeusement
accueilli par les cris et les bonds de Cyrus, il découvrit son hôte
affalé dans son fauteuil, le pied droit enveloppé de ouate reposant
sur un pouf de tapisserie. M. de Noblecourt lisait et dut faire un
effort pour se tourner vers Nicolas.
— Dieu soit loué, s'écria-t-il le voilà enfin !
Mon pressentiment était faux. Je ne vis plus, depuis hier. Les plus
funestes pensées m'ont obsédé. Je peux même dire qu'à chaque
poussée de cette coquine de goutte a correspondu une bouffée
d'angoisse. Heureusement, je m'étais trompé.
— Moins que vous ne le pensez, monsieur, et vous
êtes pour beaucoup dans une prudence qui m'a sans nul doute sauvé
la vie.
Nicolas entreprit de conter par le menu tout ce
qui venait d'advenir. Ce ne fut pas chose aisée, car le vieil homme
l'interrompait sans cesse par ses exclamations et ses questions. Il
y parvint pourtant jusqu'au moment où Marion vint les interrompre
en apportant à son maître une tasse de bouillon clair. Celui-ci
proposa à Nicolas de manger le bouilli qu'on lui interdisait avec
tous ses légumes. On ferait monter à son usage personnel une bonne
bouteille de Bourgogne. Cette proposition fut acceptée
d'enthousiasme.
— Marion me condamne à périr de faim ! soupira le
magistrat. Heureusement, ajouta-t-il en désignant le livre qu'il était en train de lire, je me
console en dévorant Le Cuisinier de Pierre de Lune. Je me sustente
en salivant. Savez-vous que ce grand maître d'une vraie cuisine
était écuyer de bouche du duc de Rohan, petit-fils du grand Sully.
C'est l'inventeur du paquet d'herbes81, du bœuf
mode et de la farine frite82. Et de plus,
ajouta-t-il en lorgnant la bouteille vénérable que Marion posait
sur la table, le vin m'est interdit. Quand je suis rassasié de
lectures gourmandes, je prends mon vieux Montaigne. Il me conforte
dans la résistance à cette chienne de goutte. Écoutez : « La
douleur se rendra de bien meilleure composition à qui lui tiendra
tête. Il faut opposer et bander contre. » Je m'y essaye ! Malpeste,
je vois que le récit de mes souffrances ne modère pas votre appétit
! C'est le fait d'une âme tranquille.
Nicolas releva la tête, confus de s'être laissé
surprendre à bâfrer de la sorte. La nourriture chaude et savoureuse
lui insufflait une énergie nouvelle.
— Mille regrets, monsieur. Les événements de la
journée...
— ... vous ont donné une faim carnassière.
— Monsieur, puis-je solliciter votre avis sur tout
cela?
Le vieux procureur baissa la tête en plissant les
yeux. Il paraissait plongé dans une profonde méditation. Ses
bajoues s'étalaient autour du menton comme une fraise de
chair.
— À vrai dire, fit-il en hochant la tête, rien
n'est réglé. Cependant, vous disposez de beaucoup d'éléments qu'il
vous reste à ordonner. Réfléchissez longuement aux circonstances de
votre enquête. Pesez sur la balance impartiale de votre jugement
les preuves et les présomptions. Et puis ensevelissez-vous dans un
profond sommeil. L'expérience m'a souvent
prouvé que la solution s'impose à nous au moment où on y pense le
moins. Et pour dernier conseil, je vous dirai ceci : il faut mettre
le feu aux poudres pour faire éclater la vérité. Si vous n'avez pas
de feu, feignez d'en avoir.
Il regarda Nicolas avec une lueur d'ironie dans
les yeux. Cette petite satisfaction fut payée d'une remontée de
douleur qui le fit grimacer et pousser de petits gémissements.
Nicolas comprit qu'il était temps de laisser reposer son vieil ami.
Après lui avoir souhaité une bonne nuit, il regagna sa chambre.
Allongé sur sa couche, il se mit à réfléchir. Tantôt le déroulement
de l'affaire lui paraissait évident, tantôt ses différents aspects
se bousculaient dans son esprit et brouillaient les pistes. Il
ressassait sans fin les mêmes suppositions qui n'aboutissaient
nulle part.
Pour se calmer, il décida d'examiner les trois
messages laissés par Lardin. Il les étala sur le plateau du
secrétaire à cylindre et les relut plusieurs fois. Les phrases
dansaient et leur texte continuait à évoquer en lui quelque chose
qu'il ne parvenait pas à fixer. Excédé, il mélangea les fragments
de papier comme on mêle des cartes et les abandonna. Le sommeil
l'emporta.
Mardi 13 février 1761
Une main hésitait au-dessus des cartons disposés
sur le sol. Le front plissé d'attention, il essayait de
reconstruire le mot CHAT. Il saisit une lettre, puis une autre une
troisième... Il leva la tête, l'air satisfait. Il avait pourtant
oublié le T et le chanoine, comme un Suisse d'église,
s'impatientait en laissant retomber sa canne
sur le dallage sonore de la cuisine. Il finit par lui désigner la
lettre manquante. La voix familière lui dit : « Voilà qui est dans
le bon ordre. » Mais déjà son tuteur remélangeait les cartons et
lui donnait un nouveau mot à assembler. Nicolas, agenouillé, voyait
les fortes galoches du chanoine et le galon élimé et taché de boue
du bas de sa soutane. Fine chantait une vieille ballade en breton,
tout en plumant une volaille. Il fut surpris de la musique
grinçante qui accompagnait le doux murmure de la rengaine.
Ce fut alors qu'il s'éveilla. Il s'approcha de
la fenêtre et tira les rideaux. De la rue Montmartre, montait le
son plaintif que tirait de sa vielle un Auvergnat vêtu d'une peau
de mouton et accompagné d'un chien noir. Les paroles de son tuteur
résonnaient encore dans la tête de Nicolas quand son regard se posa
sur les trois papiers de Lardin étalés en désordre sur le
secrétaire. Sans y prendre garde, il les mêla à nouveau et les
considéra. Comment n'avait-il pas remarqué cela plus tôt ? Tout
s'éclairait ou, du moins, une nouvelle piste s'ouvrait, qui ne
pouvait qu'aboutir. La volonté, qui avait poussé Lardin à laisser
derrière lui ces messages énigmatiques trouvait désormais son
explication. Mais rien, pour autant, n'était acquis. C'était tout
au plus, comme dans un conte de Perrault, un caillou jeté sur le
sentier.
Il fut prêt en un instant. Il se brûla en
avalant à la hâte la tasse de chocolat que Marion s'était empressée
de lui préparer. La vieille servante déplora le peu de temps qu'il
lui avait laissé pour fouetter le breuvage. Cette opération était
nécessaire, disait-elle, pour augmenter l'ampleur du velouté et
dégager la quintessence des arômes. Marion avait depuis longtemps
adopté le jeune homme, et les coings épluchés en commun l'automne
dernier avaient marqué pour elle le début
d'une complicité affectueuse. Elle lui avait donné sa confiance
sans calcul, émue aussi du respect qu'il portait à son maître.
Poitevin, qui partageait le penchant de Marion, obligea Nicolas,
avec une douce fermeté, à quitter ses bottes. En un tournemain, il
les nettoya puis les cira. Enfin, il en fit briller le cuir à
grands coups de brosse réguliers et avec force salive. S'arrachant
aux délices de la maison Noblecourt, Nicolas se plongea avec
allégresse dans l'air vif de la belle journée glacée qui
s'annonçait.
Il se rendit tout d'abord au Châtelet, où il
écrivit un message à M. de Sartine. Il s'agissait de solliciter sa
présence le soir même, à six heures de relevée, pour présider une
confrontation générale. Après quoi, il s'entretint longuement avec
Bourdeau. Il convenait de faire extraire Semacgus de la Bastille et
Louise Lardin de la Conciergerie, de convoquer Catherine, la
cuisinière, et, bien entendu, la fille du commissaire. Pour
l'heure, Nicolas, sans s'expliquer davantage, déléguait à son
adjoint toute autorité sur les décisions ou les initiatives à
prendre en son absence.
Cela précisé, il descendit à la Basse-Geôle et
médita de longues minutes devant les restes trouvés à Montfaucon,
qui avaient été rejoints, dans un congrès macabre, par les corps de
Descart, Rapace, Bricart, Lardin et Mauval. Leur rassemblement
offrait l'image terrible de la conjonction insensée de causes et
d'effets que le vice, l'intérêt, la passion et la misère avaient
finalement réduite à ce théâtre de corruption. Il lui fut pénible
de revoir Mauval dont le visage, maintenant nettoyé, apparaissait
serein et rajeuni. Quel concours tragique de circonstances avait
conduit, dans ce dépositoire, des êtres si divers et si éloignés
les uns des autres ? Il se pencha à nouveau sur l'inconnu du Grand
Équarrissage, comme pour tenter de percer son
secret et entendre de lui une confirmation. C'est dans cette
attitude que le surprit Sanson. Leur conversation fut animée. Ils
examinèrent le corps de Lardin, puis celui de Descart. De longs
silences espaçaient leurs propos. Enfin, Nicolas quitta l'exécuteur
des hautes œuvres après l'avoir convié à paraître à la séance
présidée, le soir même au Châtelet, par le lieutenant général de
police.
La journée de Nicolas fut riche en déplacements.
Il avait pris une voiture et sillonna Paris d'un point à un autre.
Il se fit tout d'abord conduire rue des Blanc-Manteaux. Il revisita
avec soin la maison Lardin, puis franchit la Seine pour gagner
l'étude de maître Duport, notaire de Descart mais aussi de Lardin.
Il fut mal reçu, réagit encore plus mal et finit par obtenir ce
qu'il était venu chercher. Il retraversa la ville pour s'enfoncer
dans le faubourg Saint-Antoine. Il se perdit dans le dédale de
ruelles et d'impasses du quartier des menuisiers. Après de nombreux
détours, il dut s'enquérir de l'adresse recherchée auprès de
passants aux informations contradictoires. Il réussit enfin à
retrouver l'ébéniste dont le nom lui avait été fourni par la
facture découverte dans la bibliothèque du commissaire Lardin. Le
plus grand désordre régnait dans les papiers et les comptes de
l'artisan. Après de longues recherches, celui-ci parvint enfin à
renseigner Nicolas sur la commande en question. Son intuition
confirmée, il s'accorda une pause dans une guinguette du faubourg,
face à un de ces plats canailles qu'il affectionnait. Seule
manquait à son bonheur l'amicale présence de Bourdeau, bon
compagnon, toujours partant pour ce genre de ribote.
Ayant calmé sa fringale, Nicolas renvoya sa
voiture et revint à pied par la rue Saint-Antoine. Au milieu de la foule d'artisans et de gagne-deniers,
il laissa vagabonder son esprit. Parfois, le doute l'assaillait sur
le bien-fondé de son initiative. Était-il suffisamment armé pour
exiger avec autant de suffisance une comparution présidée par M. de
Sartine ? Puis les propos de M. de Noblecourt lui revenaient en
mémoire et le confortaient dans sa volonté d'aboutir. Il savait
qu'il allait engager non seulement le dénouement de son enquête,
mais aussi son avenir dans la police. Une erreur le rejetterait à
jamais dans des fonctions subalternes, et cela d'autant plus que
l'échec suivrait immédiatement son extraordinaire élévation. M. de
Sartine ne lui pardonnerait pas un insuccès dont la responsabilité
lui incomberait pour avoir confié une affaire aussi grave à un
jeune homme inexpérimenté. Ce n'était pas tant la découverte de
criminels qui importait pour le haut magistrat que la conclusion
d'une affaire d'État touchant de près le souverain et la sûreté du
royaume en temps de guerre. Il connaissait parfaitement les raisons
particulières pour lesquelles son chef s'était engagé, peut-être
légèrement, à lui faire confiance ; il se devait de ne pas le
décevoir. Mais convaincu, au fond, d'avoir donné le meilleur de
lui-même et cela au risque de sa vie, ses doutes appartenaient plus
au domaine de la conjuration qu'à celui d'une crainte
justifiée.
Il rentra au Châtelet sur le coup de cinq
heures. Il se sentait dispos et déterminé. Ses délibérations avec
lui-même se concluaient par une volonté d'action et d'aboutissement
sans états d'âme superflus.
Bourdeau, inquiet de son absence, manifesta son
soulagement de le voir, mais se garda de l'interroger sur l'emploi
de sa journée. Il avait préféré soutenir la requête de Nicolas de
vive voix, car il connaissait les réactions
du lieutenant général quand il supposait que les égards dus à sa
fonction n'étaient pas exactement observés. Nicolas reconnut encore
une fois la sagesse de son adjoint.
M. de Sartine avait bien renâclé devant une
proposition imposée, mais il s'était finalement laissé convaincre
par les arguments de l'inspecteur : il ne regretterait pas une
séance où tout devait s'éclairer.
Bourdeau regarda Nicolas qui ne manifesta ni
approbation ni inquiétude devant cette formule. Il le félicita au
contraire d'avoir agi de la sorte. Il convenait maintenant de
préparer la salle. Avec l'aide du père Marie, il fit placer des
escabeaux en rang dans le bureau du lieutenant général. Ce n'était
pas encore la sellette des tribunaux, sur laquelle les prévenus
étaient interrogés, mais cela y ressemblait et, disait-il,
ajouterait à l'inconfort des participants. Il eut un long
conciliabule avec Bourdeau, à la conclusion duquel le père Marie
fut invité à se joindre. Ils entrèrent tous les trois à plusieurs
reprises dans le bureau, comme pour repérer les lieux. A mesure que
l'heure approchait, Nicolas s'exaltait davantage.
Les suspects et les témoins arrivaient
maintenant les uns après les autres pour être aussitôt enfermés
dans des pièces séparées où il leur était impossible de
communiquer. Six heures sonnaient au clocher voisin. Un pas pressé
dans l'escalier de pierre annonça M. de Sartine, toujours exact. Il
fit signe à Nicolas de le suivre dans son bureau. À peine entré il
se précipita vers la grande cheminée où il se mit à tisonner le feu
avec une sorte de rage. Le jeune homme attendit placidement qu'il
eût sacrifié à sa manie.
— Monsieur, commença-t-il, j'apprécie fort peu
de me faire dicter mes actes et ordonner ma présence dans mes propres bureaux. J'ose espérer que vous
avez de bonnes raisons pour agir de la sorte.
— Je n'ai fait, monsieur, que suggérer
l'organisation d'une séance que j'estimais si essentielle à notre
enquête qu'elle ne pouvait se tenir en dehors de vous, répondit
Nicolas avec déférence. Vous en avez d'ailleurs jugé ainsi pour y
avoir accédé.
Son interlocuteur se radoucit.
— J'en accepte l'augure. Mais au moins, Nicolas,
cela conduira-t-il à régler ce à quoi nous pensons tous les deux
?
— Je le pense, monsieur.
— Veillez, en tout cas, à demeurer discret sur
ce point.
Il passa derrière son bureau et s'assit dans le
grand fauteuil de damas rouge. Il tira sa montre et la
consulta.
— Pressez les choses, Nicolas. Je suis attendu à
souper et ma femme ne me pardonnerait pas d'y manquer.
— Je fais introduire nos gens sur-le-champ.
Mais, quant à votre souper, monsieur, je crains que vous n'ayez à y
renoncer...