II
GUÉRANDE
Passion da Vener Maro dar
Zadom Interramant d'ar Zul Dar baradoz hec'h ei zur.
Agonie le vendredi Mort le samedi Enterrement le
dimanche Au paradis ira sûrement.
Dicton de Basse Bretagne
Mercredi 22 janvier 1761
La Loire se montra clémente jusqu'à Angers. La
pluie, mêlée de neige, n'avait pas cessé et pendant la nuit, passée
à Tours, le niveau du fleuve avait continué de monter. Parfois,
dans une trouée de brume, une cité fantôme surgissait, grise et
morte. Les rives défilaient, invisibles. En arrivant à Angers, le
chaland fut pris dans des remous contraires. Il heurta la pile d'un
pont, tournoya plusieurs fois sur lui-même puis, désemparé,
démembré, s'échoua sur un banc de sable. L'équipage et les passagers purent regagner
la rive à bord d'une plate.
Après s'être réconforté d'un vin chaud dans une
auberge de mariniers, Nicolas s'enquit des possibilités de gagner
Nantes. Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis son embarquement.
Pourrait-il arriver à Guérande à temps pour revoir son tuteur? Il
mesurait avec angoisse les nouveaux retards qui menaçaient de
s'accumuler. Le fleuve était de moins en moins praticable et aucun
bâtiment ne se hasarderait, en aval pour le moment. La route ne
paraissait pas meilleure pour les berlines, et il renonça à
attendre la prochaine malle.
Confiant dans ses qualités de cavalier, Nicolas
décida de se procurer une monture et de poursuivre son chemin à
franc étrier. Il disposait désormais d'économies provenant des
gages versés par Lardin. Une quarantaine de lieues le séparaient de
sa destination. Il irait au plus direct d'Angers à Guérande.
Nicolas se sentait de taille à affronter les brigands. Il devrait
aussi compter avec les troupes de loups affamés qui, en cette
saison, erraient, à la recherche de proies, et qui n'hésiteraient
pas à l'attaquer. Mais, rien ne pouvait ébranler sa volonté
d'arriver au plus vite. Il choisit donc un cheval qu'il paya à prix
d'or — le maître de poste hésitait, par ce temps, à hasarder ses
pensionnaires — et piqua des deux dès qu'il eut franchi les
murailles de la ville.
Le soir même, il couchait à Ancenis et, le
lendemain, il s'enfonça dans les terres. Il parvint, sans encombre,
à l'abbaye de Saint-Gildas-des-Marais, où les moines
l'accueillirent avec curiosité, heureux de cette distraction
inattendue. Tout près des bâtiments, des loups
s'acharnaient sur une charogne; ils ne prirent pas garde à
lui.
A l'aube, il gagna la forêt de la Bretesche. Son
parrain, ami des Boisgelin, y courait le sanglier chaque automne.
Seules les bases des tours du château se devinaient au loin. Il
abordait des paysages connus.
Pendant la nuit, le vent s'était levé en
tempête, comme il arrive souvent dans ces régions. Sa monture
peinait. La tourmente hurlait de telle manière que Nicolas en était
comme sourd. Le chemin détrempé, qui longeait les tourbières, était
jonché de branches arrachées. Les nuages volaient si bas que la
pointe des grands pins semblait les déchirer.
Parfois, la fureur des éléments cessait d'un
coup. Tout se figeait et, dans le silence revenu, on entendait le
cri aigu des grands oiseaux de mer qui, chassés du littoral,
planaient au-dessus des terres.
Mais la tourmente ne tardait pas à reprendre. Le
sol était parcouru de lambeaux d'écume blanche qui se
poursuivaient, s'arrêtant puis se dépassant. Certains
s'agglutinaient dans les halliers ou dans le creux des souches,
comme une neige marine. D'autres glissaient sur la surface encore
gelée des marais. Les vagues, à quelques lieues de là, laissaient
sur la grève des masses blanches aux reflets jaunes que la tempête
dissociait, démembrait, en allégeant les débris qu'elle emportait
dans les terres. Nicolas sentit, sur ses lèvres, la trace salée de
l'océan.
La vieille cité féodale apparut à travers un
bouquet d'arbres. Elle flottait au milieu des marais comme une île
détachée des terres blanches et noires qui l'entouraient. Nicolas
poussa son cheval et gagna au galop la ceinture des
murailles.
Il entra dans Guérande par
la porte Sainte-Anne. La ville semblait désertée de ses habitants
et les pas de son cheval, répercutés par les vieilles pierres,
réveillaient les échos des rues.
Place du Vieux Marché, il s'arrêta devant une
maison de granit, attacha sa monture à un anneau du mur et pénétra,
les jambes tremblantes, dans le logis. Il se heurta à Fine qui,
ayant entendu du bruit, s'était précipitée pour l'accueillir.
— Ah! c'est vous, monsieur Nicolas! Merci, mon
Dieu!
Elle l'étreignit en pleurant. Sous la coiffe
blanche, le vieux visage ridé, contre lequel il avait caché ses
chagrins d'enfant, se crispait, les pommettes violacées.
— Quel grand malheur, Jésus, Marie, Joseph!
Notre bon Monsieur s'est trouvé mal le soir de Noël, durant la
messe. Deux jours après, il a pris froid en allant ranimer la
sainte lampe. Depuis, tout a empiré, la goutte s'y est ajoutée; le
docteur dit qu'elle est remontée. Le voilà perdu. Il n'a plus sa
tête. Il a reçu les sacrements hier.
Le regard de Nicolas se posa sur un coffre. Le
manteau, le chapeau et la canne de son tuteur y étaient posés. À la
vue de ces objets familiers, le chagrin lui monta à la gorge.
— Fine, allons le voir, fit-il d'une voix
étranglée.
Petite et menue, Fine tenait le grand cavalier
par la taille tandis qu'il montait l'escalier. La chambre du
chanoine était dans la pénombre, seulement éclairée par les flammes
de la cheminée. Il reposait immobile, la respiration hachée et
sifflante, les deux mains crispées sur le haut du drap. Nicolas se
jeta à genoux et murmura:
Il avait toujours usé de cette formule pour
s'adresser à son tuteur. En vérité, c'était bien son père qui se
trouvait là, mourant. Celui qui l'avait recueilli, qui s'était
occupé de lui avec constance et lui avait manifesté en toutes
circonstances une égale affection.
Désespéré, Nicolas prit conscience de l'amour
qu'il avait toujours porté au chanoine; et que de cela, il n'avait
jamais parlé, tant la chose allait de soi et que, jamais plus, il
n'aurait l'occasion de le lui dire. Il entendait encore la voix de
celui qui gisait là lui dire doucement, — avec quelle tendresse, il
le comprenait maintenant: « Monsieur mon pupille. »
Nicolas prit la main du vieillard et l'embrassa.
Ils restèrent ainsi longtemps.
Quatre heures sonnaient quand le chanoine ouvrit
les yeux. Une larme apparut au coin d'un œil et coula le long d'une
joue amaigrie. Ses lèvres s'agitèrent, il tenta d'articuler quelque
chose, soupira longuement et mourut. La main de Nicolas guidée par
celle de Fine lui ferma les yeux. Il avait le visage serein.
La fidèle gouvernante prit les choses en main
avec une sorte d'acharnement têtu. Comme le voulait la coutume de
sa Cornouaille natale, dont le chanoine aussi était originaire,
elle fit un signe de croix au-dessus de la tête du mort, puis
ouvrit toute grande la croisée, pour aider l'âme à s'échapper du
corps. Après quoi, elle alluma un cierge au chevet du lit et envoya
la servante prévenir le chapitre et la femme du porte-bannière,
experte en ces cérémonies. Lorsqu'elle arriva, le glas sonnait à la
Collégiale. Les deux femmes firent la toilette du mort, placèrent
ses paumes l'une contre l'autre, et nouèrent les mains avec un chapelet. Une chaise fut disposée au pied
du lit, sur laquelle on posa une assiette d'eau bénite et un brin
de buis.
Les heures qui suivirent parurent interminables
à Nicolas. Glacé, il n'avait aucune conscience de ce qui se passait
autour de lui. Il dut répondre aux salutations de tous ceux qui se
succédaient dans la chambre mortuaire. Des prêtres et des
religieuses, se relayant au chevet du mort, récitaient la litanie
des trépassés. Comme c'était l'usage, Fine servait crêpes et cidre
aux visiteurs dont beaucoup demeuraient dans la grande pièce à
parler à voix basse.
M. de Ranreuil était arrivé dans les premiers,
sans Isabelle. Cette absence avait troublé l'émotion de Nicolas à
revoir son parrain. Sous son ton cavalier, le marquis dissimulait
mal son chagrin de voir partir un vieil ami et, avec lui, une
complicité de trente ans. Il eut à peine le temps, dans la presse,
de dire à Nicolas que M. de Sartine lui avait écrit qu'il était
content de lui. Il fut entendu que le jeune homme se rendrait à
Ranreuil après les funérailles, qui devaient se dérouler le
dimanche.
Au fur et à mesure que s'égrenaient les heures,
Nicolas observait les changements sur le visage du disparu. Le
teint cireux des premières heures avait peu à peu viré au cuivre,
puis au noir, et les chairs avalées sculptaient maintenant le
profil d'un gisant de plomb. La tendresse fuyait devant cette chose
qui se défaisait et qui ne pouvait plus être son tuteur. Il dut se
ressaisir pour écarter cette impression, qui revint pourtant
l'envahir plusieurs fois jusqu'à la mise en bière, le samedi
matin.
Le dimanche, le temps fut beau et froid.
Dans l'après-midi, la bière fut conduite sur
un brancard à la Collégiale toute proche. Nicolas chercha en vain
Isabelle dans la foule qui s'y était rassemblée.
Il suivait machinalement les chants et les
prières, refermé sur lui-même. Il considérait le vitrail qui
surmontait le maître-autel et qui représentait les miracles
accomplis par saint Aubin, patron du sanctuaire. La grande ogive de
verre et de pierre, aux dominantes bleues, perdait peu à peu son
éclat dans l'ombre hivernale qui montait. Le soleil avait disparu.
Il s'était épanoui le matin dans la transfiguration du levant, il
avait resplendi dans la gloire du milieu du jour, il déclinait
maintenant.
Tout homme, pensait Nicolas, devait ainsi
parcourir le cycle de sa vie. Son regard retomba sur la bière
recouverte d'un drap noir orné de flammes d'argent qui miroitaient
faiblement à la lueur incertaine des cierges du catafalque. Il se
sentit à nouveau submergé par le chagrin et la solitude.
L'église était à présent envahie par les
ténèbres. Le granit, comme il arrive en hiver, pleurait à
l'intérieur. Aux fumées de l'encens et des cierges se mêlait une
vapeur d'eau exsudée par les murailles sombres. Le Dies irae éclata comme une conclusion sans espoir.
Tout à l'heure, et dans l'attente de la sépulture définitive, les
pauvres restes seraient déposés dans la crypte, près des gisants
jumeaux de Tristan de Carné et de sa femme.
Nicolas songea que c'était précisément là qu'il
avait été abandonné, et que le chanoine Le Floch, il y aurait
bientôt vingt-deux ans, l'avait découvert et recueilli. L'idée que
son tuteur retrouvait la terre à cet endroit même lui fut comme une
mystérieuse consolation.
Le lundi fut morne et
Nicolas subit le contrecoup des fatigues et des chagrins. Il ne se
décidait pas à rendre visite au marquis qui, à l'issue du service,
lui avait renouvelé son désir de le voir.
Fine, oublieuse de sa propre peine, ne savait
comment le distraire de ses pensées. Elle eut beau lui préparer les
plats préférés de son enfance, il ne consentit pas à y toucher, se
contentant d'un morceau de pain. Il passa une partie de la journée
à errer à travers les marais, les yeux fixés sur la ligne de la mer
qui blanchissait l'horizon. Un désir de départ et d'oubli
l'envahissaient. Il poussa même jusqu'au bourg de Batz, montant,
comme il le faisait chaque fois avec Isabelle, au sommet du clocher
de l'église. Coupé du monde, dominant les marais et l'océan, il se
sentit mieux.
Quand il revint, trempé, il trouva maître
Guiart, le notaire, qui l'attendait le dos au feu. Il invita
Nicolas et Fine à écouter la lecture d'un testament fort court,
dont les dispositions essentielles résidaient dans la mention
finale : « Je meurs sans richesses, ayant toujours donné aux
pauvres le surplus que Dieu avait bien voulu me réserver. La maison
que j'habite appartient au chapitre. Je prie la providence de
pourvoir au besoin de mon pupille. Il lui sera remis ma montre en
or à répétition, pour remplacer celle qui lui fut naguère dérobée à
Paris. Quant à mes biens propres, hardes, meubles, argenterie,
tableaux et livres, il comprendra qu'ils soient vendus pour
constituer une rente viagère, au denier vingt, à Mlle Joséphine
Pelven, ma gouvernante qui, depuis plus de trente ans, s'est
dévouée à mon service. »
Fine pleurait et Nicolas s'efforçait de la
consoler. Le notaire rappela que le jeune homme devait régler les
gages de la servante, les frais du médecin et de l'apothicaire, ainsi que les tentures, chaises et
cierges des funérailles. Les économies de Nicolas diminuaient à vue
d'œil.
Après le départ du notaire, il se sentit
étranger dans sa maison, et désespéré de voir Fine prostrée sur une
chaise. Ils restèrent longtemps à parler. Elle repartirait chez
elle, où elle avait encore une sœur dans un village près de
Quimper, mais s'inquiétait surtout de ce qu'il adviendrait de celui
qu'elle avait élevé. Un à un, les liens qui attachaient Nicolas à
Guérande se rompaient et lui-même dérivait, comme un bateau
désamarré, emporté par des courants contraires.
Le mardi, Nicolas se décida enfin à répondre à
l'invitation de son parrain. Il voulait fuir le logis de la rue du
Vieux-Marché où maître Guiart avait commencé l'inventaire et la
prisée des biens du défunt, tandis que Fine achevait ses
paquets.
Il cheminait lentement, songeur, ayant mis sa
monture au pas. Le temps était revenu au beau, mais le gel couvrait
les landes d'une résille blanche. La glace des ornières craquait
sous les sabots du cheval.
En approchant d'Herbignac, il se remémora les
traditionnelles parties de soule. Ce jeu violent et rustique, venu
du fond des âges, exigeait un corps vigoureux, du courage, du
souffle, et une résistance à toute épreuve quand coups et horions
pleuvaient sur les participants. Nicolas en gardait le souvenir sur
son corps. Une arcade droite ouverte avait laissé une cicatrice
encore visible. Quant à sa jambe gauche, brisée par un coup de
galoche, elle se rappelait à lui dès que le temps passait à la
pluie.
Il éprouvait pourtant une certaine jubilation au
souvenir de ces courses effrénées où le soulet, cette vessie de porc bourrée, de sciure et de chiffons,
devait être apportée au but. La difficulté tenait à ce que le
terrain était illimité, que le porteur du soulet pouvait être
poursuivi n'importe où, y compris dans les mares ou les ruisseaux
qui abondaient dans cette campagne, et que les coups de poing, de
tête et de bâton étaient permis et même encouragés. Les fins de
parties voyaient les adversaires épuisés et sanglants se retrouver
pour des ripailles fraternelles, après que le baquet les avait
débarrassés de la gangue de glaise ou de vase qui les recouvrait.
Car il arrivait que la poursuite gagnât parfois jusqu'aux rives de
la Vilaine.
Ces méditations avaient rapproché le jeune homme
de sa destination. Au fur et à mesure que montaient au-dessus de la
lande les grands chênes du lac et le sommet des tours du château,
s'affermissait sa volonté d'éclaircir le mystère de la disparition
d'Isabelle.
Rien, aucun signe, depuis son départ de Paris. À
aucun moment, elle ne s'était manifestée, même pour le deuil de
Nicolas. Peut-être l'avait-elle oublié, mais le plus cruel était
l'incertitude actuelle. Il appréhendait bien la souffrance d'une
séparation définitive, mais il ne parvenait pas à imaginer l'avenir
au cas où son amour serait encore partagé. Il n'était rien, et son
expérience parisienne lui avait enseigné que la naissance et la
richesse l'emportaient toujours sur tout. Ses pauvres talents ne
pesaient pas bien lourd.
La vieille forteresse, tapie au milieu des eaux
et des arbres, était maintenant à portée de voix. Nicolas franchit
un premier pont de bois qui le mena dans la barbacane, protégée de
deux tours. Il laissa son cheval aux écuries, puis s'engagea sur un
promontoire de pierre jusqu'au pont-levis. Par rapport à la
masse énorme de l'édifice, le portail d'entrée
était plutôt étroit — vestige des précautions anciennes qui
voulaient qu'un cavalier ne puisse entrer à cheval à l'intérieur.
La cour centrale, vaste et pavée, donnait toute sa dignité au corps
de bâtiment flanqué de deux tours gigantesques qui en occupaient le
fond.
Midi sonna à la chapelle. Nicolas, qui avait ses
habitudes au château, poussa la lourde porte de la grande salle du
logis. Une jeune fille blonde, simplement vêtue d'une robe verte à
col de dentelle, travaillait assise près de la cheminée. Au bruit
que fit Nicolas en entrant, elle leva la tête de son ouvrage.
— Vous m'avez fait peur, mon père,
s'écria-t-elle sans se retourner. La chasse a-t-elle été
bonne?
Comme personne ne répondait, elle
s'inquiéta.
— Qui êtes-vous ? Qui vous a permis
d'entrer?
Nicolas repoussa la porte et ôta son chapeau.
Elle poussa un petit cri et réprima l'élan qui la portait vers
lui.
— Je vois, Isabelle, que désormais je suis bien
un étranger à Ranreuil.
— Comment, monsieur, c'est vous? Vous osez vous
présenter, après ce que vous avez fait !
Nicolas eut un geste d'incompréhension.
— Qu'ai-je fait, sinon vous faire confiance,
Isabelle ? Il y a quinze mois, j'ai dû obéir à votre père et à mon
tuteur, et partir sans vous revoir. Vous étiez, paraît-il, à
Nantes, chez votre tante. C'est ce que l'on m'a dit. Je suis parti,
et depuis tant de mois, seul à Paris, pas un mot, pas une réponse à
mes lettres.
— Monsieur, c'est moi qui devrais me
plaindre.
La colère de Nicolas montait devant tant
d'injustice.
— Je pensais que vous m'aviez donné votre foi.
J'étais bien stupide de croire une infidèle, une...
Il s'arrêta, à bout de
souffle. Isabelle le regardait pétrifiée. Ses yeux, couleur de mer,
s'emplirent de larmes, de colère ou de honte, il ne savait.
— Monsieur, vous me paraissez bien habile à
inverser les rôles.
— Votre ironie me touche, mais l'infidèle, c'est
vous qui me fîtes partir.
— Infidèle, comment et pourquoi ? Ces propos me
dépassent. Infidèle...
Nicolas se mit à arpenter la pièce, puis
s'arrêta soudain devant le portrait d'un Ranreuil qui le
considérait sévèrement dans son cadre ovale.
— Tous les mêmes, depuis des siècles...,
grommela-t-il entre ses dents.
— Que dites-vous là et de quelle conséquence
cela peut-il être? Croyez-vous qu'il va vous répondre, monsieur le
soliloqueur, et descendre de son cadre?
Isabelle lui parut soudain frivole et
détachée.
— Infidèle, oui, vous. Infidèle, répéta
sombrement Nicolas en s'approchant d'elle.
Il la dominait, fou de rage, le sang au visage,
les poings serrés. Elle eut peur et éclata en sanglots. Il revit la
petite fille qu'il consolait de ses peines d'enfant et sa fureur
l'abandonna.
— Isabelle, que nous arrive-t-il ? demanda-t-il
en lui prenant la main.
La jeune fille se blottit contre lui. Il prit
ses lèvres.
— Nicolas, bégayait-elle, je t'aime. Mais mon
père m'avait dit que tu allais te marier à Paris. Je n'ai pas voulu
te revoir. J'ai fait répondre que j'étais à Nantes, chez ma tante.
Je ne pouvais croire que tu avais violé notre serment. J'étais
perdue.
— Comment as-tu pu croire une chose pareille
?
La douleur qui le tenaillait depuis tant de
mois se dissipa soudain dans une bouffée de
bonheur. Il serra tendrement Isabelle contre lui. Ils n'entendirent
pas la porte s'ouvrir.
— Cela suffit ! Vous vous oubliez, Nicolas...,
fit une voix dans son dos.
C'était le marquis de Ranreuil, son fouet de
chasse à la main.
Un instant, les trois personnages parurent figés
comme des statues. Était-ce le temps qui s'était arrêté ? Était-ce
cela, l'éternité ? Puis, tout se remit en marche. Nicolas
conserverait de cette scène un souvenir atroce qui allait désormais
hanter ses nuits. Il lâcha Isabelle et, lentement, fit face à son
parrain.
Les deux hommes étaient de la même taille et la
colère qui les animait les rapprochait douloureusement. Ce fut le
marquis qui parla le premier.
— Nicolas, je veux que vous laissiez
Isabelle.
— Monsieur, je l'aime, répliqua le jeune homme
dans un souffle.
Il se rapprocha d'elle. Elle les regardait tour
à tour.
— Mon père, vous m'avez trompée ! s'écria-t-elle
Nicolas, m'aime et j'aime Nicolas.
— Isabelle, cela suffit, laissez-nous ! J'ai à
parler avec ce jeune homme.
Isabelle mit sa main sur le bras de Nicolas
qu'elle serra et, sous ce geste où il y avait tout, il blêmit et
chancela. Elle sortit en courant, ramassant dans ses mains les
flots de sa robe.
Ranreuil, qui avait repris son calme habituel,
dit à voix basse :
— Nicolas, comprends-tu que tout cela m'est très
pénible?
— Monsieur, je ne comprends rien.
— J'entends, monsieur, que je ne suis rien
d'autre qu'un enfant trouvé, recueilli par un saint homme et que je
dois m'effacer.
Il soupira.
— Mais sachez, monsieur, que je me serais fait
tuer pour vous.
Il salua et s'apprêtait à sortir, quand le
marquis l'arrêta en le saisissant aux épaules.
— Mon filleul, tu ne peux comprendre. Fais-moi
confiance, un jour tu sauras. Je ne peux rien t'expliquer
maintenant.
Ranreuil parut soudain vieilli et fatigué.
Nicolas se dégagea et sortit.
À quatre heures, le jeune homme quittait
Guérande au galop sans espoir d'y revenir jamais. Il n'y laissait
qu'un cercueil non encore enseveli et une vieille femme qui
pleurait dans une maison dévastée. Il y abandonnait aussi son
enfance et ses illusions. Il ne se souviendrait plus de ce voyage
de retour insensé.
Tel un somnambule, il franchit forêts et
rivières, villes et villages, ne s'arrêtant que pour changer de
monture. Épuisé, il dut toutefois se résoudre à prendre la malle
rapide à Chartres.
C'était le jour même où la vieille Émilie épiait
deux individus suspects à Montfaucon.