III
DISPARITIONS
Y quieran que adivine Y que
no vea... Et veulent qu'il devine Sans qu'il voie...
Francisco de Quevedo y Villegas
Dimanche 4 février 1761
L'entrée dans Paris ramena Nicolas sur terre
comme un réveil brutal. Il émergeait après un long
engourdissement.
La nuit était tombée depuis longtemps quand la
malle arriva à la poste centrale, place du Chevalier-au-Guet. Sa
voiture avait pris du retard en raison des chemins détrempés et,
par endroits, inondés. Il retrouva un Paris qu'il ne reconnaissait
pas. En dépit du froid et de l'heure avancée, un vent de folie
soufflait sur les quartiers. Il fut à l'instant enveloppé,
bousculé, étouffé et tourmenté par des bandes hurlantes dont les
membres, masqués et ricanants, gesticulaient et se dépensaient en
mille folies.
Un
convoi en soutanes, surplis et bonnets carrés figurait la pompe
funèbre d'un mannequin de paille. Un misérable vêtu en prêtre et
portant une étole contrefaisait un officiant. Le tout était
environné de filles travesties en religieuses qui simulaient des
femmes grosses, pleurant et se lamentant. Tout ce cortège marchait
à la lueur de flambeaux et bénissait le public avec un pied de porc
trempé dans de l'eau sale. Chacun semblait pris de frénésie et les
femmes étaient de loin les plus audacieuses.
Une fille masquée se jeta sur Nicolas,
l'embrassa, lui murmura à l'oreille « Tu es triste comme la mort »
et elle lui tendit le masque grimaçant d'un squelette. Il se
dégagea vivement et s'éloigna sous un chapelet d'injures.
Le carnaval avait commencé. Du début de l'année
au mercredi des Cendres, les nuits seraient à la merci d'une
jeunesse déchaînée se mélangeant à la canaille.
Peu avant Noël, M. de Sartine avait réuni tous
les commissaires des quartiers, et Nicolas, à l'écart, avait
assisté à ce conseil de guerre. Échaudé par les scandaleux excès
qui avaient marqué le carnaval de 1760, le premier de son mandat,
le lieutenant général de police ne souhaitait pas que se
renouvelassent des débordements dont le roi lui-même s'était
inquiété. Les amendes et les arrestations ne suffisaient plus. Il
était nécessaire de tout prévoir et de tout maîtriser ; la machine
policière devait mettre en marche ses plus infimes rouages.
Confronté aux réalités de la nuit, Nicolas
comprit mieux les propos de M. de Sartine. Tout au long de son
chemin, la licence régnait sans partage sur la ville. Il regretta
vite de ne pas s'être masqué comme la fille lui avait conseillé de
le faire. Il eût passé inaperçu en prenant
ainsi la livrée de l'autre camp et n'aurait pas eu maille à partir
avec des bandes déchaînées, qui cassaient les vitres, éteignaient
les lanternes et se livraient à toutes sortes de dangereuses
facéties.
Ce sont de vraies saturnales, pensait Nicolas en
constatant que tout était à l'envers. La prostitution, qui,
d'ordinaire, se cantonnait à quelques lieux réservés, offrait ses
divers visages en toute impunité. La nuit devenait le jour, avec
ses huées, ses chansons, ses masques, ses musiques, ses intrigues
et ses invites.
Le quartier Saint-Avoye, où se situait la rue
des Blancs-Manteaux, paraissait plus calme. Nicolas fut étonné de
voir le logis des Lardin largement éclairé, car le commissaire et
sa femme recevaient peu, et jamais le soir. La porte n'étant pas
fermée au verrou, il n'eut pas à utiliser sa clé particulière.
Venant de la bibliothèque, les échos d'une conversation animée lui
parvinrent. La porte était ouverte, il entra. Mme Lardin lui
tournait le dos. Elle se tenait debout et parlait avec véhémence à
un homme en manteau, petit et corpulent, que Nicolas reconnut comme
étant M. Bourdeau, l'un des inspecteurs au Châtelet.
— Ne pas m'inquiéter ! Mais enfin, monsieur, je
vous dis et vous répète que je n'ai pas vu mon mari depuis vendredi
matin. Il n'est pas rentré depuis... Nous devions souper hier chez
mon cousin le docteur Descart, à Vaugirard. Passe encore que son
service l'ait retenu toute une nuit : j'ai le malheur d'être
l'épouse d'un homme dont j'ignore toujours l'emploi qu'il fait de
son temps. Mais trois jours et bientôt trois nuits sans nouvelles,
cela me passe...
Elle s'assit et se tamponna les yeux avec un
mouchoir.
— Il lui est arrivé
quelque chose ! Je le sais, je le sens. Que dois-je faire, monsieur
? Je suis au désespoir !
— Madame, je crois pouvoir vous dire que M.
Lardin avait mission de découvrir une banque de jeu clandestin.
C'est une affaire bien délicate. Mais voilà M. Le Floch. Il pourra
m'aider demain si votre mari, ce que je me refuse à croire, ne
réapparaissait pas.
Louise Lardin se retourna, se leva en joignant
les mains, et laissa tomber son mouchoir. Nicolas le ramassa.
— Oh ! Nicolas, vous voilà ! Je suis bien aise
de vous voir. Je suis si seule et désemparée. Mon mari a disparu
et... Vous m'aiderez, Nicolas ?
— Madame, je suis votre serviteur. Mais je suis
de l'avis de M. Bourdeau : le commissaire a sans doute été retenu
par cette affaire que je crois connaître et dont les tenants sont
en effet délicats. Prenez du repos, madame, il est tard.
— Merci, Nicolas. Comment se porte votre tuteur
?
— Il est mort, madame. Je vous remercie de votre
sollicitude.
La mine apitoyée, elle lui tendit la main. Il
s'inclina. Louise Lardin sortit sans un regard pour
l'inspecteur.
— Vous savez calmer les femmes, Nicolas,
commenta celui-ci. Mon compliment. Je suis désolé pour votre
tuteur...
— Je vous remercie. Quel est votre sentiment ?
Le commissaire est homme d'habitudes. Il découche quelquefois, mais
il prévient toujours.
— D'habitudes... et de secret. Mais
l'essentiel était de calmer pour ce soir les
inquiétudes de sa femme. Vous vous y êtes mieux entendu que moi
!
Bourdeau considéra Nicolas en souriant, les yeux
pétillants d'une ironie bienveillante. Chez qui Nicolas avait-il
remarqué la même expression ? Peut-être chez Sartine qui, souvent,
le regardait pareillement. Il rougit sans relever le propos.
Les deux hommes devisèrent encore quelques
instants et décidèrent d'aviser à l'aube. Bourdeau prit congé.
Nicolas allait gagner sa soupente quand Catherine, qui avait tout
écouté dans l'ombre, surgit. La large face camuse paraissait livide
à la lumière du bougeoir.
— Bauvre Nicolas, je te blains. Quel grand
malheur ! Tu es seul, baintenant. Tout va mal, tu sais, ici auzi.
Très mal, très mal.
— Que veux-tu dire ?
— Rien. Je sais ce que je sais. Je n'ai pas les
oreilles sourdes.
— Si tu sais quelque chose, il faut m'en parler.
Tu n'as plus confiance en moi ? Tu veux ajouter encore à ma peine.
Tu es sans cœur.
Nicolas regretta aussitôt sa mauvaise foi à
l'égard de la cuisinière, qu'il aimait tendrement.
— Moi, une sans-cœur ! Nicolas ne beut pas dire
cela.
— Alors, parle, Catherine. Songe que je n'ai pas
dormi depuis plusieurs jours.
— Bas dormi ! Mais, mon betit, il ne faut pas.
Voilà, il y a eu une grande querelle entre Bonsieur et Badame jeudi
dernier au sujet de Bonsieur Descart, le cousin de Batame. Bonsieur
l'accusait d'être coquette avec lui.
— Avec ce dévot hypocrite ?
— Tout juste.
Pensif, Nicolas rejoignit
sa chambre. Tout en défaisant son bagage, il réfléchissait aux
propos de Catherine. Certes, il connaissait maître Descart, le
cousin de Louise Lardin. C'était un grand type efflanqué qui
faisait toujours penser Nicolas aux échassiers des marais de
Guérande. Il n'aimait pas son profil fuyant, encore accentué par
l'absence de menton et par un nez osseux et busqué. Il se sentait
mal à l'aise en sa présence : avec son ton prédicant, sa manie des
citations obscures tirées des Écritures et ses hochements de tête
entendus, le personnage l'agaçait. Comment la belle Mme Lardin
pouvait-elle s'en laisser conter par un Descart ? Il s'en voulut de
ne pas s'inquiéter davantage du sort de Lardin et, sur ce, il
s'endormit.
Lundi 5 février 1761
De bon matin, il quitta une maison assoupie où
seule Catherine, morose et silencieuse, rallumait son potager. De
toute évidence, le commissaire n'était pas rentré. Nicolas gagna le
Châtelet par des rues que le désordre, comme une marée qui se
retire, avait jonchées des débris de la fête. Il vit même, sous une
porte cochère, un pierrot au costume souillé qui ronflait au milieu
des ordures. Dès son arrivée, il prit le temps d'adresser deux
billets, l'un au père Grégoire et l'autre à son ami Pigneau pour
les informer de la mort du chanoine et de son retour. Alors qu'il
portait ses billets à la poste, le petit Savoyard habituel apparut
avec un message de M. de Sartine lui demandant de venir, toutes
affaires cessantes, le rejoindre rue Neuve-Saint-Augustin.
Nicolas fut témoin d'un
curieux spectacle lorsqu'il pénétra dans le bureau du lieutenant
général de police. Assis dans un fauteuil, l'homme le plus grave de
France paraissait plongé dans une méditation qui crispait son
front. Il croisait et décroisait sans cesse les jambes et hochait
vigoureusement la tête au grand désespoir d'un garçon coiffeur qui
tentait de disposer ses cheveux en boucles ordonnées. Deux valets
ouvraient des boîtes oblongues et en sortaient, avec précaution,
différents types de perruques qu'ils essayaient, l'une après
l'autre, sur un mannequin, revêtu d'une robe de chambre écarlate.
Nul n'ignorait, dans Paris, que M. de Sartine avait une marotte :
il collectionnait avec passion les perruques. Une manie aussi
innocente pouvait être tolérée chez un homme à qui on n'attribuait
aucune autre faiblesse. Mais ce matin-là, il ne paraissait pas
satisfait par la présentation et grommelait dangereusement.
Le garçon coiffeur, après lui avoir protégé le
visage d'un écran, lui poudrait la tête d'abondance, et Nicolas ne
put s'empêcher de sourire au spectacle de son chef environné d'un
nuage blanchâtre.
— Monsieur, je suis bien aise de vous voir, dit
Sartine. Ce n'est pas trop tôt. Comment va le marquis ?
Nicolas se garda de répondre, comme il était
accoutumé de le faire. Mais, pour une fois, Sartine appuya sa
question.
— Comment va-t-il ?
Il dévisageait intensément Nicolas. Le jeune
homme se demanda si Sartine, toujours bien informé, ne savait pas
déjà tout ce qui s'était passé à Guérande. Il décida de rester dans
le vague.
— Bien, monsieur.
Il s'appuya contre son bureau, posture qui lui
était familière et, exceptionnellement, invita Nicolas à
s'asseoir.
— Monsieur, commença-t-il, je vous observe
depuis quinze mois et j'ai toute raison d'être satisfait de vous.
N'en tirez aucune gloire, vous savez peu de chose. Mais vous êtes
discret, réfléchi et exact, ce qui est essentiel dans notre métier.
Je vais aller droit au but. Lardin a disparu. J'ignore ce qu'il en
est exactement et j'ai quelques raisons de m'interroger. Je l'ai,
vous le savez, commis, sous ma seule autorité, à des affaires
particulières desquelles il ne doit de rapport qu'à moi-même. Sur
votre tête, monsieur, conservez devers vous ce que je vous confie.
Lardin, en tout cela, use d'une grande liberté. D'une trop grande
liberté, peut-être. D'autre part, vous êtes trop observateur pour
ne point avoir remarqué que je m'interroge quelquefois sur sa
fidélité, n'est-ce pas ?
Nicolas opina prudemment.
— Il est sur deux affaires, poursuivit Sartine,
l'une particulièrement délicate, car elle engage la réputation de
mes gens. Berryer, mon prédécesseur, m'a transmis le mistigri à son
départ des affaires. Je m'en serais bien passé. Sachez, monsieur,
que mon chef du Département des jeux, rouage essentiel de la
police, le commissaire Camusot, est soupçonné, depuis des années,
de protéger des officines clandestines. En tire-t-il profit ?
Chacun sait que la frontière entre l'utilisation nécessaire des
mouchards et des compromissions condamnables est bien étroite.
Camusot a une âme damnée, un certain Mauval. Ce personnage est
dangereux. Méfiez-vous-en. Il sert d'intermédiaire pour organiser
des parties truquées avec des provocateurs. De
là, descentes de police et saisies. Et vous savez que les
confiscations, suivant les ordonnances...
Il fit un signe de tête interrogateur.
— Une partie des sommes confisquées revient aux
officiers de police, dit Nicolas.
— Voilà bien le bon élève de M. Noblecourt !
Compliments. Lardin travaillait également sur une autre affaire
dont je ne peux vous parler. Qu'il vous suffise de le savoir et de
vous souvenir qu'elle nous dépasse. Vous ne me paraissez pas, outre
mesure, surpris de mes propos. Pourquoi dois-je vous parler ainsi
?
Il ouvrit sa tabatière, puis la referma
sèchement, sans priser.
— En fait, reprit-il, je suis entraîné par la
nécessité et dois avouer que, dans cette occurrence, il me faut
sortir des sentiers battus. Voici une commission extraordinaire qui
vous donnera tout pouvoir pour enquêter et requérir l'aide des
autorités. Je préviendrai de cela le lieutenant criminel et le
lieutenant du guet. Quant aux commissaires des quartiers, vous les
connaissez déjà tous. Prenez les formes, cependant, tout en restant
ferme avec eux, sans rompre en visière. N'oubliez pas que vous me
représentez. Élucidez-moi ce mystère, car il y a apparence qu'il en
ait un. Mettez-vous à la tâche immédiatement. Commencez par les
rapports de nuit, qui sont souvent fort éloquents. Il faudra savoir
les rapprocher, joindre les parties cohérentes et tenter de faire
cohérer les parties disparates.
Il tendit à Nicolas le document déjà
signé.
— Ce sésame, monsieur, vous ouvrira toutes les
portes y compris celles des geôles. N'en abusez pas. Avez-vous
quelque demande à me soumettre ?
— Monsieur, j'ai deux requêtes...
— Deux ? Vous voilà bien hardi, soudain !
— Premièrement, je souhaiterais pouvoir disposer
de l'inspecteur Bourdeau pour me seconder dans ma tâche...
— L'autorité vous vient au grand galop. Mais
j'approuve votre choix. Il est essentiel de savoir juger des hommes
et des caractères, et Bourdeau m'agrée. Et encore ?
— J'ai appris, monsieur, que les informations ne
sont pas marchandises gratuites...
— Vous avez parfaitement raison et j'aurais dû y
songer avant vous.
Sartine se dirigea vers l'angle de la pièce et
ouvrit la porte d'une armoire-coffre. Il en sortit un rouleau de
vingt louis qu'il tendit à Nicolas.
— Vous me rendrez compte exactement et
fidèlement de tout ce que vous entreprendrez et tiendrez les
comptes de cet argent. S'il vient à manquer, demandez. Allez, il
n'est que temps. Faites au mieux et retrouvez-moi Lardin.
Décidément, M. de Sartine surprendrait toujours
Nicolas ! Il sortit de son cabinet tellement ému que, si le poids
du rouleau d'or n'avait pas autant tiré sur la poche de son habit,
il se serait pincé pour vérifier que tout cela n'était pas un
songe. La joie d'avoir été distingué et chargé d'une mission
importante le cédait pourtant devant une sourde angoisse. Serait-il
à la hauteur de la confiance mise en lui ? Il pressentait déjà les
obstacles qui ne manqueraient pas de s'accumuler sur sa route. Son
âge, son inexpérience et les chausse-trappes que susciterait
immanquablement une faveur aussi déclarée,
compliqueraient encore sa tâche. Et pourtant, il se sentit prêt à
affronter cette nouvelle épreuve. Il la comparait à celle des
chevaliers dont les aventures emplissaient les ouvrages de la
bibliothèque du château de Ranreuil.
Cette idée le ramena vers Guérande ; la douleur
était toujours là avec les visages de son tuteur, du marquis et
d'Isabelle... Il lut la commission que Sartine lui avait
remise.
« Nous vous mandons que le
porteur du présent ordre, M. Nicolas Le Floch, est, pour le bien de
l'État, placé en mission extraordinaire et nous représentera dans
tout ce qu'il fera et jugera bon d'ordonner, en exécution des
instructions que nous lui avons données. Mandons aussi à tous les
représentants de la police et du guet de la prévôté et vicomté de
Paris de lui apporter aide et assistance en toutes occasions, à
quoi sommes assurés que vous ne ferez faute. »
Cette lecture emplit Nicolas de fierté et il se
sentit investi d'une autorité nouvelle. Il perçut tout d'un coup ce
qu'était le « service du roi » et sa grandeur.
Assuré d'être le modeste instrument d'une œuvre
qui le dépassait, il rejoignit le bureau de l'Hôtel de police où
étaient centralisés les rapports des commissaires et des rondes du
guet. Il verrait Bourdeau plus tard et voulait se mettre sans
attendre à son travail de recherche, comme Sartine le lui avait
ordonné.
Nicolas était connu des commis ; il fut donc
reçu sans questions intempestives. On lui communiqua les derniers
rapports de nuit, et il se plongea dans la lecture répétitive des
petits événements qui émaillaient les nuits et les jours de la
capitale, dans cette période agitée du carnaval. Rien n'attira son
attention. Il se pencha avec plus d'intérêt encore sur les copies
des registres de la Basse-Geôle2 qui
dénombraient les trouvailles macabres rejetées
par la Seine, un filet tendu en aval de Paris permettait de retenir
les corps flottants, dérivant dans les eaux du fleuve. Là, non
plus, la morne répétition des mentions ne lui fournit aucun
indice.
« Un cadavre masculin, que
l'on nous a dit s'appeler Pacaud, a été suffoqué par les eaux.
»
« Un cadavre masculin
d'environ vingt-cinq ans, sans plaie ni contusion, mais portant les
signes d'une suffocation par les eaux. »
« Un cadavre masculin
d'environ quarante ans, sans plaie ni contusion, mais aux signes
que nous avons vus estimons que le dit particulier est mort
d'apoplexie terreuse. »
« Un corps d'enfant sans
tête, que nous estimons avoir servi aux démonstrations anatomiques
et avoir séjourné sous les eaux. »
Nicolas repoussa le registre et mesura l'ampleur
de la tâche qu'on lui avait confiée. Il retombait dans le doute. Se
pouvait-il que M. de Sartine se fût moqué de lui ? Peut-être ne
souhaitait-il pas qu'on retrouvât Lardin ? Confier une telle
enquête à un débutant était peut-être une façon de l'enterrer. Il
écarta ces mauvaises pensées et décida de se rendre au Châtelet,
afin d'y visiter la Basse-Geôle et de se concerter avec
l'inspecteur Bourdeau.
Les recherches de l'inspecteur avaient été tout
aussi infructueuses que les siennes. Nicolas ne savait comment
faire part à l'inspecteur des décisions de M. de Sartine. Il trouva
plus simple de lui tendre, sans un mot, les ordres du lieutenant
général de police. Bourdeau, en ayant pris connaissance, releva la
tête et, considérant le jeune homme avec un bon sourire, dit
seulement :
— Cela s'appelle une nouvelle. J'ai toujours
su que vous iriez vite et loin. Je suis
heureux pour vous, monsieur.
Il y avait du respect dans son ton et Nicolas,
touché, lui serra la main.
— Cependant, reprit Bourdeau, vous n'êtes pas au
bout de vos peines. Il ne faut pas sous-estimer la difficulté. Mais
vous avez pleins pouvoirs et, si je puis vous aider, n'hésitez pas
à faire fond sur moi.
— Précisément, M. de Sartine m'a autorisé à
disposer d'une aide. À vrai dire, j'ai sollicité quelqu'un pour me
seconder. J'ai proposé un nom. En fait, le vôtre. Mais, je suis
très jeune et inexpérimenté et je comprendrais fort bien que vous
me refusiez.
Bourdeau était rose d'émotion.
— N'ayez aucun scrupule. Nous sommes hors des
règles. Je vous observe depuis que vous nous avez rejoints, et la
valeur n'attend pas... Je suis flatté que vous ayez pensé à moi et
il me plaît de travailler sous votre autorité.
Ils demeurèrent un moment silencieux, et ce fut
Bourdeau qui continua :
— Tout cela est fort bon, mais le temps presse.
J'ai déjà parlé au commissaire Camusot. Il n'a pas vu Lardin depuis
trois semaines. M. le lieutenant général vous en a-t-il parlé
?
Nicolas se dit, à part, lui que M. de Sartine se
faisait des illusions sur le secret des enquêtes et ne répondit pas
à la question de l'inspecteur.
— Je voudrais visiter la morgue. Non que j'aie
trouvé quelque chose dans les rapports, mais il faut ne rien
négliger.
Bourdeau tendit sa tabatière ouverte à Nicolas
qui, pour le coup, en usa largement. Il était dans les habitudes
bien ancrées du Châtelet de respecter cette petite cérémonie avant
d'affronter les puanteurs de la Basse-Geôle.
Nicolas connaissait bien ce lieu sinistre pour y avoir accompagné
Lardin. C'était une cave hideuse, un réduit infâme, éclairé par une
moitié de fenêtre. Un grillage et une rampe séparaient les corps en
décomposition du public autorisé à les examiner. Pour éviter une
trop rapide destruction des corps, du sel était jeté, à intervalles
réguliers, sur les plus décomposés. Ici, étaient reconnus — ou
rejetés dans l'anonymat — les cadavres rendus par la Seine ou
découverts sur la voie publique.
L'heure des visites n'avait pas encore sonné et
pourtant un homme était déjà là, dans un angle sombre du caveau. Il
considérait avec attention les pauvres restes allongés sur des
dalles de pierre parmi lesquels Nicolas reconnut avec saisissement
ceux qui avaient été décrits dans les rapports. Mais il y avait une
grande différence entre la froideur des registres et la réalité
sordide. Il n'avait pas pris garde à cette ombre silencieuse, et ce
fut Bourdeau qui lui désigna cette présence insolite par un léger
coup de coude et un clin d'œil. Nicolas se dirigea vers
l'inconnu.
— Monsieur, peut-on savoir ce que vous faites
ici et qui vous a autorisé à entrer ?
L'homme se retourna. Le front contre le
grillage, perdu dans ses contemplations, il ne les avait pas
entendus s'approcher. Nicolas eut un mouvement de surprise.
— Mais c'est le docteur Semacgus !
— Oui, Nicolas, c'est bien moi.
— Voici l'inspecteur Bourdeau.
— Monsieur... Mais vous-même, Nicolas, quel
mauvais vent vous conduit en ces lieux ? Toujours votre
apprentissage ?
— Mais oui, et vous ?
— Vous connaissez Saint-Louis, mon
domestique ? Il a disparu depuis vendredi et
je suis fort inquiet.
— Depuis vendredi... Docteur, l'endroit ne me
paraît pas se prêter à la conversation. Regagnons les bureaux,
voulez-vous ?
Ils retrouvèrent l'antichambre des audiences
dans laquelle Nicolas avait attendu sa première entrevue avec
Sartine. Désormais, l'huissier le saluait poliment. Nicolas se
revoyait avec attendrissement en petit Breton timide. Il s'en
voulut de toujours céder à la nostalgie du passé : c'en était fait
de beaucoup de choses de sa première existence ; il fallait qu'il
se donnât corps et âme à sa mission actuelle. Ils s'approchèrent
d'un méchant bureau qui servait aux policiers de permanence.
Nicolas pria Semacgus d'attendre quelques instants et s'isola avec
Bourdeau.
— N'est-ce pas une curieuse coïncidence ?
fit-il. Vous ne connaissez pas le docteur et, par conséquent, vous
ne pouvez être aussi étonné que moi devant la conjonction de deux
événements si semblables.
Il resta un moment rêveur, et reprit :
— Gauthier Semacgus est un chirurgien de marine
formé à l'école de Brest. Il a beaucoup navigué sur les bateaux du
roi, puis s'est embarqué sur les navires de la Compagnie des Indes.
Il est resté plusieurs années dans nos comptoirs d'Afrique, à
Saint-Louis du Sénégal. C'est un savant et un original, anatomiste
réputé. C'est aussi un ami de Lardin, je n'ai jamais compris
pourquoi. C'est chez lui que je l'ai rencontré...
Une idée lui traversa l'esprit, qu'il préféra
garder pour lui.
— Il est servi par deux esclaves nègres qu'il
traite fort bien. Saint-Louis lui sert de cocher et Awa, sa femme,
de cuisinière. Il vit en solitaire à Vaugirard.
— Allons recueillir officiellement sa
déposition.
Nicolas ouvrit la porte et invita Semacgus à
entrer. En pleine lumière, l'homme apparaissait de haute stature,
et de ceux qui ne passent pas inaperçus. Il était beaucoup plus
grand que Nicolas, qui pourtant dominait son monde. Il portait un
habit sombre à boutons de cuivre, de coupe militaire, une cravate
éclatante de blancheur et des bottes souples, et s'appuyait sur une
canne à pommeau d'argent aux sculptures exotiques. Le visage aux
yeux bruns était massif et coloré. Il émanait du personnage une
autorité tranquille. Il s'assit devant une petite table sur
laquelle Bourdeau étalait ses papiers, après avoir taillé sa plume.
Nicolas demeura debout derrière le docteur.
— Maître Semacgus, il vous plaira que nous
recueillions votre déposition...
— Nicolas, ne le prenez pas mal ; mais d'où vous
vient cette assurance et de quel droit...
Ce fut l'inspecteur Bourdeau qui répondit
:
— M. Le Floch a reçu délégation extraordinaire
de M. de Sartine.
— Soit, mais comprenez ma surprise.
Nicolas ne releva pas.
— Docteur, qu'avez-vous à déclarer ?
— Comme vous voulez... Vendredi soir, j'étais
invité par un ami à un médianoche. C'est carnaval, n'est-ce pas. Je
me suis fait conduire rue du Faubourg-Saint-Honoré par Saint-Louis,
mon domestique, qui me sert à l'occasion de cocher pour un petit
cabriolet que je possède. À trois heures du matin, je n'ai retrouvé
ni mon cocher ni ma voiture.
La plume grinçait sur le papier.
— Depuis trois jours, j'ai
fait le tour des hôpitaux et, en désespoir de cause, je suis venu à
la Basse-Geôle, dans le cas où...
— Vous y êtes entré en dehors des heures
d'ouverture, observa Nicolas.
Semacgus réprima un mouvement d'agacement.
— Vous savez bien que je me livre à des études
d'anatomie et Lardin m'a donné un billet qui me permet d'entrer à
tout moment pour examiner les corps déposés à la morgue.
Oui, Nicolas, tout d'un coup, s'en
souvenait.
— Pouvez-vous me dire qui était cet ami qui vous
avait convié vendredi soir ? demanda-t-il.
— Le commissaire Lardin.
Bourdeau ouvrit la bouche, mais un regard appuyé
de Nicolas l'arrêta.
— À quel endroit, cette partie fine ?
Le docteur sourit avec ironie et haussa les
épaules.
— Dans un endroit mal famé que la police connaît
bien. Chez la Paulet, au Dauphin
couronné, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Au rez-de-chaussée,
on soupe ; à la cave, table de pharaon3 et aux étages,
les filles. Un vrai paradis de carnaval.
— Vous y avez vos habitudes ?
— Et quand cela serait ? Mais ce n'est pas le
cas. J'étais invité par Lardin, ce qui m'a d'ailleurs surpris. Il
m'était bien revenu qu'il était friand de ce genre de raout, mais
il n'avait jamais souhaité que j'y participasse.
— Vous y avez pris plaisir ?
— Vous êtes bien jeune, Nicolas. La chair était
fine et les filles étaient belles. À l'occasion, je ne boude pas
ces sortes de plaisirs.
— À quelle heure êtes-vous arrivé ?
— Et vous en êtes sorti ?
— À trois heures, je vous l'ai déjà dit.
— Lardin est sorti avec vous ?
— Il y avait longtemps qu'il avait décampé. Et
pour cause, après tout ce scandale.
— Ce scandale ?
— Vous savez, sourit le docteur, nous étions
masqués... Lardin avait beaucoup bu, des vins et du Champagne. Peu
avant minuit, un homme est entré dans la salle. Il a bousculé
Lardin, ou le contraire. Lardin lui a arraché son masque. J'eus la
surprise de reconnaître Descart. Il est, vous le savez peut-être,
mon voisin à Vaugirard. Je l'ai connu chez Lardin, Mme Lardin est
sa cousine. C'est grâce à lui que j'ai trouvé une maison, à mon
retour d'Afrique. Descart chez la Paulet ! Nous naviguions en
pleine folie. Ils se sont empoignés tout de suite. Lardin était
hors de lui, il écumait. Il a accusé Descart de vouloir lui prendre
sa femme. Descart s'est retiré et Lardin est parti peu après.
— Seul ?
— Oui, de mon côté, je suis monté, avec une
fille. Mais tout cela a-t-il vraiment à voir avec la disparition de
Saint-Louis ?
— Le nom de cette fille ?
— La Satin.
— Descart vous a-t-il reconnu ?
— Non, il n'était pas minuit et j'avais donc
encore mon masque.
— A-t-il été reconnu ?
— Je ne crois pas, il s'est remasqué
immédiatement.
Nicolas éprouvait quelque gêne à retourner ainsi
sur la sellette un homme pour lequel il avait toujours éprouvé des sentiments de sympathie qui répondaient
tout naturellement à l'attention bienveillante que Semacgus n'avait
cessé de lui porter.
— Je dois vous prévenir d'une autre disparition,
dit-il. Le commissaire Lardin n'a pas été revu depuis vendredi
soir. Vous êtes, apparemment, la dernière personne à l'avoir
vu.
La réponse de Semacgus fut simple et
surprenante.
— Cela devait arriver.
La plume de Bourdeau se remit à crisser de plus
belle.
— Que voulez-vous dire ?
— Que Lardin, à force de mépriser le genre
humain, devait s'attirer des ennuis.
— C'est votre ami...
— L'amitié n'empêche pas la lucidité.
— Puis-je me permettre de vous faire observer
que vous parlez de lui comme s'il était mort...
Semacgus regarda Nicolas avec
commisération.
— Je vois que le métier rentre, monsieur le
policier. L'apprentissage est apparemment terminé.
— Vous ne m'avez pas répondu.
— C'est juste une intuition. Mon souci va
beaucoup plus au sort de mon domestique, que vous semblez bien
oublier.
— Saint-Louis est un esclave. Le propre des
esclaves est de prendre la fuite.
Les yeux bruns regardèrent Nicolas
tristement.
— Voilà des idées bien convenues dans une jeune
tête, et qui ne vous ressemblent guère, Nicolas. D'ailleurs,
Saint-Louis est libre ; je l'ai affranchi. Il n'a aucune raison de
s'enfuir. D'autant plus que sa femme, Awa, est toujours à la
maison.
— Je souhaite qu'on le retrouve, j'y suis fort
attaché.
— Encore une question. Lardin avait-il son
sempiternel gourdin, vendredi soir ?
— Je crois bien que non, répondit le
docteur.
Il regarda à nouveau Nicolas avec, cette fois,
une lueur de curiosité amusée.
— Ce sera tout, docteur, fit celui-ci. Voyez
avec Bourdeau pour Saint-Louis.
Quand Semacgus se fut retiré, les deux policiers
restèrent un long moment plongés dans leurs réflexions. Bourdeau
tapotait le bureau du bout des doigts.
— Pour un premier interrogatoire, personne
n'aurait pu faire mieux, dit-il enfin.
Nicolas ne releva pas cette remarque, qui
pourtant lui fit plaisir.
— Je retourne rue Neuve-Saint-Augustin, fit-il.
M. de Sartine doit être immédiatement avisé de tout cela.
Bourdeau hocha la tête négativement.
— Pas de zèle, jeune homme, il est surtout
l'heure d'aller déjeuner ! Elle est même passée de beaucoup.
D'ailleurs, le lieutenant général n'est pas visible l'après-midi.
Je vous invite. Je connais un petit cabaret où le vin est
bon.
Après avoir longé la Grande Boucherie, dont les
bâtiments étaient situés à l'arrière du Châtelet, ils s'engagèrent
dans la petite rue du Pied-de-Bœuf. Nicolas avait fini par
s'accoutumer aux habitudes et même aux odeurs du quartier. Les
bouchers abattaient le bétail dans leurs boutiques et le sang
ruisselait au milieu des ruelles, où il
caillait sous les pieds des passants. Mais cela n'était rien à côté
des exhalaisons qui sortaient des fonderies de suif animal.
Bourdeau sautait d'ornières en flaques, insensible à la puanteur.
Nicolas, qui rentrait tout juste de sa Bretagne et avait encore sur
sa peau le souffle des tempêtes, mit son mouchoir sur son visage,
au grand amusement de son compagnon.
Le tripot était accueillant. Il était fréquenté
par des commis d'échoppes et par des clercs de notaires.
L'aubergiste était du même village que Bourdeau, près de Chinon. Il
en vendait le vin. Ils s'attablèrent devant une fricassée de
poulet, du pain, des fromages de chèvre et un pichet de vin. En
dépit du caractère peu ragoûtant de la promenade, Nicolas fit
honneur à l'ambigu4 et s'y attaqua
gaillardement. La conversation consista en plans de campagne :
prévenir M. de Sartine, mener des enquêtes à Vaugirard et rue du
Faubourg-Saint-Honoré, interroger Descart et la Paulet, et
poursuivre l'examen des rapports de police.
Il était près de cinq heures quand ils se
séparèrent. Nicolas ne trouva pas Sartine à son hôtel ; il était à
Versailles, appelé par le roi. L'idée lui vint d'aller rendre
visite au père Grégoire, mais le couvent des Carmes était bien
loin, la nuit tombait et il décida de rentrer sagement rue des
Blancs-Manteaux.
La maison était décidément fort agitée en son
absence. À peine y avait-il pénétré qu'il entendit à nouveau deux
personnes converser, cette fois dans le salon de Mme Lardin.
— Il savait tout, Louise, disait une voix
d'homme.
— Je sais, il m'avait fait une scène affreuse.
Mais enfin, Henri, expliquez-moi, si vous le
pouvez, la raison de votre présence dans cette maison ?
— C'était un piège. Je ne peux rien vous dire...
Vous n'avez pas entendu un bruit ?
Ils se turent. Une main s'était plaquée sur la
bouche de Nicolas, une autre le poussait dans l'obscurité et
l'entraîna dans l'office. Il ne voyait rien et n'entendait qu'une
respiration haletante. On le lâcha. Il sentit un souffle et respira
un parfum qui ne lui était pas étranger, puis des pas s'éloignèrent
et il se retrouva seul dans le noir, attentif et immobile. Peu
après, la porte d'entrée se referma et il entendit Louise Lardin
qui regagnait ses appartements au premier. Il attendit encore
quelques instants et monta dans sa soupente.