IV
DÉCOUVERTES
À mesure qu'on est plus éclairé, on a moins de
lumière
Prince de Ligne
Mardi 6 février 1761
À son réveil, Nicolas tenta de se remémorer dans
les plus petits détails la scène qui avait marqué son retour rue
des Blancs-Manteaux. Le parfum fugace qu'il avait respiré ne
pouvait être que celui de Marie Lardin. Si Catherine, la
cuisinière, l'avait ainsi saisi, il l'aurait reconnue à l'instant
par l'odeur composite dont son vêtement était toujours imprégné.
Mais pourquoi Marie l'avait-elle entraîné ainsi ? Elle voulait sans
doute le protéger, mais contre qui ? Il avait bien reconnu les voix
de Descart et de Mme Lardin, et leurs propos n'avaient pour lui
rien de mystérieux. Plusieurs conclusions en découlaient toutefois.
Descart avait avec Louise Lardin des relations particulières. Il
lui avait raconté l'incident du Dauphin
couronné, et elle avait été scandalisée par sa
présence dans cette
maison. Mais pourquoi avait-il parlé de « piège » ? Était-ce
manière de se disculper d'avoir été là ?
Pour Nicolas, ce court dialogue prenait un sens
spécial à la lumière de l'agression protectrice dont il avait fait
l'objet. Le fait que quelqu'un — Marie Lardin — avait jugé qu'être
témoin de cet entretien constituait un danger donnait à tout cela
une dimension inquiétante. Le mieux, désormais, était de jouer
l'innocent et de ne marquer sa curiosité à aucun des habitants de
la maison. Chacun apprendrait bien assez vite, si cela n'était déjà
fait, qu'il était l'enquêteur désigné par de Sartine pour résoudre
l'affaire de la disparition du maître de maison.
Tout en songeant, Nicolas se surprit à
chantonner un air du Dardanus de
Rameau. Cela ne lui était pas arrivé depuis son départ de Guérande.
La vie reprenait donc ses droits. Il était impatient de commencer
sa journée. Cette carrière de policier, il l'avait épousée sans le
vouloir. Jeté dans Paris, pris en main par Sartine, tout s'était
enchaîné. Maintenant l'action et ses rebonds, ses surprises, ses
découvertes et parfois ses embûches l'animaient d'une énergie
nouvelle, même si certaines questions demeuraient pour lui sans
réponses et si des scrupules apparaissaient dans le feu de la
manœuvre. L'interrogatoire de Semacgus lui laissait un sentiment
confus d'amertume. Il se demanda s'il devait demeurer chez les
Lardin, alors que tout conduisait à penser qu'il serait contraint
de les interroger un jour, eux aussi.
Tandis qu'il achevait une toilette rapide à
l'eau glacée, le silence de la maison le frappa soudain. Certes, le
quartier était calme, mais il semblait tout d'un coup étouffé comme
sous une chape. Un coup d'œil au-dehors
l'éclaira : l'aube qui montait jetait une lumière jaunâtre sur un
jardin recouvert de neige.
La montre du chanoine sonna la demie de sept
heures. Quand Nicolas descendit, Catherine n'était pas là, mais
elle avait laissé, sur un coin du potager, un poêlon de soupe qu'il
savait lui être destiné. Du pain frais l'attendait sur la table. Le
mardi, la cuisinière quittait la maison de bonne heure avec deux
immenses paniers d'osier, pour se rendre au marché Saint-Jean. Elle
se hâtait autant que le lui permettait sa corpulence, afin de
profiter de l'heure matinale, car, avec un peu de chance, elle
pourrait trouver le poisson encore vivant, les chalands qui
rapportaient la marée de Basse-Seine étaient pourvus de viviers
d'eau de mer pour le transport des belles pièces.
Il s'apprêtait à sortir quand la voix de Louise
Lardin l'appela. Assise au bureau de la bibliothèque, elle écrivait
dans la pénombre. Seul un bougeoir, dont la chandelle était presque
consumée, éclairait un visage défait et fatigué.
— Bonjour, Nicolas. Je suis descendue très tôt,
je ne pouvais pas dormir. Guillaume n'est toujours pas là. Je ne
vous ai pas entendu rentrer hier soir. Quelle heure était-il
?
La préoccupation était nouvelle et la question
directe.
— Bien après huit heures, mentit Nicolas.
Elle le regarda avec une expression dubitative
et il remarqua pour la première fois l'absence de son sourire
habituel, et à quel point ce visage, ni coiffé ni maquillé, pouvait
être dur avec ses lèvres serrées.
— Où peut-il être ? demanda-t-elle. Avez-vous vu
Bourdeau, hier ? On ne me dit rien.
— Les recherches continuent, madame, soyez-en
assurée.
Elle s'était levée et souriait à présent.
Oubliant sa tenue négligée, elle revenait à son attitude habituelle
de séduction. Elle lui fit penser soudain à la magicienne Circé et
son esprit se mit à vagabonder. Il s'imagina soudain transformé en
pivert comme le roi Picus ou en pourceau comme les compagnons
d'Ulysse. La soupe de Catherine ne lui semblait pas de nature à le
protéger des maléfices de Louise. Cette rêverie mythologique, qui
sentait encore un peu son pédant de collège, lui fit perdre son
sérieux.
— Cela vous fait rire ? demanda Louise
Lardin.
Nicolas se ressaisit.
— Non madame, aucunement. Pardonnez-moi, je dois
sortir.
— Allez, monsieur, allez, personne ne vous
retient. Peut-être rapporterez-vous de bonnes nouvelles. Mais plus
je vous examine et plus je me persuade que je n'ai rien à espérer
de vous.
Il franchissait le seuil de la porte quand elle
le rappela et lui tendit la main.
— Pardonnez-moi, Nicolas, je ne voulais pas dire
cela. Je suis nerveuse et inquiète. Vous êtes mon ami, n'est-ce pas
?
— Je suis votre serviteur, madame.
Il s'empressa de prendre congé de cette femme
dont l'évidente duplicité l'intriguait. Il ne discernait pas la
nature exacte des sentiments qu'elle lui inspirait.
La neige avait cessé de tomber, le froid était
vif mais la journée promettait d'être belle. À l'Hôtel de police,
Nicolas rencontra M. de Sartine dans l'escalier. Le lieutenant
général était pressé et impatient et ce fut sur une marche que
Nicolas dut rendre compte des premiers
résultats de ses investigations. S'il s'était attendu à une
approbation flatteuse, il lui fallut déchanter : il dut se
contenter d'un grognement indistinct.
Nicolas, qui voulait se rendre à Vaugirard pour
y interroger le docteur Descart, se hasarda pourtant à solliciter
la permission d'emprunter une monture dans les écuries du service.
Il lui fut répondu, sur un ton fort crêté, par un personnage
écarlate, qu'ayant reçu une commission, dont on commençait à
regretter de l'avoir octroyée, il n'avait qu'à en faire bon usage
sans excéder le monde avec de bas détails et qu'il pouvait bien
prendre un, douze ou cent chevaux, ânes ou mulets, pourvu que cela
fût pour le service du roi.
Mortifié, Nicolas alla rejoindre Bourdeau. Il
lui fit le récit de l'algarade, ce qu'il regretta aussitôt comme
une faiblesse qui lui aurait échappé. L'inspecteur l'écoutait avec
amusement et tenta de le persuader de l'insignifiance de la chose,
dans laquelle seul son amour-propre était en cause. Nicolas rougit
et l'admit volontiers.
Bourdeau lui fit observer que M. de Sartine
avait cent affaires sur les bras, que la disparition de Lardin
n'était sans doute pas la plus grave, qu'il avait à compter avec M.
le comte de Saint-Florentin, ministre de la Maison du roi, qui
avait Paris dans son portefeuille et, au-dessus, avec les
principaux ministres qui avaient leur mot à dire et, enfin, avec le
roi lui-même qu'il approchait directement, et duquel il tenait ses
ordres. Pouvait-on imaginer position plus délicate et soucis plus
constants ? Cela justifiait amplement quelques sautes d'humeur et
un amour immodéré pour les... perruques. Qu'étaient-ils eux-mêmes,
au regard de cela, sinon de misérables rouages
de l'immense machine policière ? Que Nicolas entende la leçon et
enfonce son chapeau par-dessus.
Le jeune homme, encore marri, se le tint pour
dit et changea de sujet en remerciant le ciel de lui avoir commis
un compagnon qui sache lui dire la vérité. Après avoir chargé
Bourdeau de lire les derniers rapports, il alla choisir un cheval
aux écuries, où il n'y avait ni mulets ni ânes, et se mit en route
pour Vaugirard.
Nicolas franchit la Seine par le Pont Royal et
gagna l'esplanade des Invalides. Là, il s'arrêta, saisi par la
splendeur du spectacle. Le soleil jetait de côté des traits de
lumière qui traversaient de sombres nuées. Aidé par le vent, un
maître de ballet invisible animait des changements incessants qui
balayaient cet immense panorama d'éclairages successifs et opposés.
Le rideau d'ombre percé d'éclairs cédait, à chaque instant, la
place à son contraire : la clarté vacillait alors, dévorée
d'obscurs incendies.
Au centre, dominant la scène, et vraiment royal,
le dôme de l'église Saint-Louis, reflétant les ombres
intermittentes, paraissait pivoter autour de son axe de pierre. La
partie resplendissante du dôme était encore soulignée par la ligne
horizontale des toitures où l'ardoise humide brillait aux endroits
où la neige avait déjà glissé. Des masses blanches s'accumulaient
autour des mansardes et des cheminées et s'effondraient par
paquets, couronnant l'édifice de volutes poudreuses. Nicolas,
rêveur impénitent devant les ciels océaniques, était émerveillé par
la palette composite des gris, des noirs, des blancs, des ors et
des bleus profonds. Tant de beauté le paralysait et son cœur
battait de bonheur. Il se surprit à aimer
Paris qui lui offrait cette émotion, et il comprit pour la première
fois le sens profond de la phrase des Écritures : « Et la lumière
fut. »
Le vent qui lui giflait le visage le tira de ses
songes et le replongea dans la sourde crainte d'affronter Descart.
Ayant mis son cheval au galop, il s'enivrait maintenant d'air
glacé. Le chapeau à la main, de peur qu'il ne s'envole, il
redressait le buste, le visage haut levé. Sa chevelure libre
flottait, comme la crinière brune de sa monture, et, de loin, cet
assemblage mouvant de muscles, de tissus et de cuirs devait figurer
quelque centaure fantôme. Le choc répété des sabots sur la neige
produisait des chuintements assourdis dont l'irrégularité
accentuait l'étrangeté de l'apparition qui traversait vaporeusement
l'esplanade. Une fois franchie la barrière de Vaugirard, de mornes
collines s'échelonnaient depuis le chemin de ronde jusqu'aux
hauteurs de Meudon. Les moulins, semblables à des tours de glace,
montaient la garde ; de leurs ailes dentelées de givre pendaient de
fines lances de cristal. Tout était blanc, soyeux et cassant.
L'ivresse de la course et la réverbération du ciel engourdirent à
nouveau Nicolas, éclair sombre d'un monde incolore.
Au milieu d'une armée pétrifiée de pieds de
vigne apparurent des masures ensevelies et de petites maisons de
maîtres. Il eut l'impression d'être à cent lieues de la capitale.
Au lieu-dit « La Croix Nivert », un carrefour l'obligea à
s'orienter. Il était déjà venu une fois chez le docteur pour lui
remettre un pli de Lardin. Descart l'avait reçu sur le pas de la
porte, sans daigner lui dire un mot.
Nicolas repéra finalement la demeure. C'était
une large bâtisse entourée de hauts murs dont le faîte était couronné d'éclats de verre pris dans le
mortier. Un chien se mit à hurler et le cheval fit un tel écart
qu'un cavalier moins expérimenté que Nicolas eût été désarçonné
sur-le-champ. Il calma la bête furieuse en lui flattant l'encolure
et lui murmura des paroles apaisantes.
Sautant à terre, Nicolas hésita un instant, pour
finir par tirer une poignée qui fit retentir une cloche au loin. Le
chien reprit ses hurlements. Il ne venait personne. Nicolas
s'aperçut alors que le portail était entrouvert, et il s'engagea
dans le jardin par une allée bordée de buis. Les volets étaient
clos, mais la porte céda à la première pression qu'il exerça sur sa
poignée.
Il fut surpris de se retrouver sur une sorte de
terrasse intérieure qui se révéla être la partie supérieure d'un
escalier de pierre descendant dans une vaste salle par deux
révolutions symétriques. Une odeur étrange le saisit, comme un
remugle de moisi, de feutre mouillé, d'encens refroidi et de
chandelle éteinte, le tout dominé par un effluve douceâtre,
métallique et acide que Nicolas ne parvenait pas à
identifier.
Le jeune homme considéra la scène qui se
déroulait au-dessous de lui, dans une pièce carrelée percée aux
deux bouts de croisées dissimulées par de lourds rideaux, avec une
cheminée faisant face à l'escalier. Des poutres apparentes noircies
formaient un plafond élevé. Des étagères de bois couvraient la
presque totalité des murs. Au-dessus de la cheminée, un grand
crucifix offrait la vision tourmentée d'un Christ d'ivoire aux bras
allongés vers le haut. Il attira l'attention de Nicolas : son
tuteur, le chanoine, aurait réclamé, sinon un billet de confession,
du moins une bonne et entière profession de foi à tout
paroissien qui en eût possédé un
semblable5. Dans un angle de la pièce, Descart, un
tablier maculé couvrant son habit, achevait la saignée d'une femme
âgée dont le bras droit, maintenu par des bandages et des attelles,
paraissait brisé. Le contenu d'une cuvette de métal où miroitait
sombrement un lac pourpre indiquait que plusieurs palettes avaient
déjà été tirées. La patiente, le visage cireux, renversée sur le
dossier du fauteuil, se trouvait mal et Descart lui tamponnait les
tempes avec du sel de vinaigre. Nicolas s'éclaircit la gorge et
toussa. Le docteur se retourna.
— Ne voyez-vous pas que j'opère ? fit-il d'un
ton furieux. Sortez.
La femme revenait à elle et se mit à geindre
sourdement, accaparant l'attention du médecin.
— Monsieur, dit Nicolas, une fois achevé ce que
vous faites, je souhaiterais vous entretenir. Vous interroger, en
fait.
Il s'en voulut une fois de plus de cette
impossibilité, qu'il avait notée déjà chez lui, à user du bon terme
dès l'abord, comme un cheval qui renâcle devant l'obstacle.
— M'interroger ? s'exclama le docteur.
M'interroger ! Un laquais m'interroger ! Je vous ordonne de
sortir.
Nicolas, blême, dévala l'escalier et se campa
devant Descart qui rompit d'un pas, le visage pris de
tremblements.
— Monsieur, dit Nicolas, je vous prierai de ne
pas m'insulter. Il pourrait vous en cuire de diverses manières. Je
ne sortirai pas et vous m'écouterez.
La femme, ahurie, regardait alternativement les
deux hommes.
— Je vais lâcher mon chien et vous partirez, je
vous le prédis, gronda Descart.
— Madame, regagnez votre logis. Il vous faut
repos entier et diète absolue. Je vous verrai demain. De nouvelles
saignées seront nécessaires. Tout est dans la révulsion par les
antagonistes. Allez.
Personne n'avait entendu l'homme qui s'était
introduit sans bruit et qui, depuis quelques instants, dominait la
scène dans la pénombre.
— À ce régime-là, mon distingué confrère, vous
n'aurez bientôt plus de malades vivants.
Nicolas avait aussitôt reconnu la voix de
Semacgus.
— Il ne manquait plus que le diable s'y mît !
s'écria Descart, en poussant la femme hors de la pièce.
Semacgus descendit dans la salle et salua
Nicolas, d'un clin d'œil. Il marcha sur Descart.
— Cher confrère, j'ai quelques mots à vous
dire.
— Vous aussi ! Mais « confrère » est vite dit.
Vous vous parez des plumes du paon, monsieur le garçon
chirurgien6 ! Je finirai
par vous faire interdire. Un homme qui rejette la saignée, qui s'en
remet à la nature et qui soigne sans titres !
— Laissez mes titres qui valent bien les vôtres.
Quant à la saignée, vous êtes, en ce siècle éclairé, le fruit sec
des vieilles doctrines.
— Vieilles doctrines ! Il insulte Hippocrate et
Galien. « L'enseignement du sage est source de vie. »
Semacgus prit une chaise et s'assit. Nicolas
pressentit qu'il souhaitait ainsi se prémunir contre la violence de
son tempérament. Cette position, il l'avait observé, préservait des
excès, et la colère montait moins vite assis que debout.
— Votre enseignement à
vous est source de mort. Quand entendrez-vous donc que la saignée,
utile en cas de pléthore, est néfaste dans beaucoup d'autres ?
Comment pouvez-vous soigner la fracture de cette pauvre femme, en
l'affaiblissant ? Et, de surcroît, vous l'affamez, alors qu'il
faudrait lui prescrire bonne chère et vin de Bourgogne. Cela
aiderait à sa guérison.
— Il blasphème avec les écritures ! glapit
Descart. « Dans le forfait des lèvres, il y a un piège funeste. »
Si vos médiocres réflexions se voulaient un peu pour
pensées7, vous sauriez, comme l'enseigne
Batalli8, que « le sang, dans le corps humain, est
comme l'eau dans une bonne fontaine : plus on en tire, plus il s'en
trouve ». Moins de sang, plus de sang. Tout est évacué et tout se
dissout, les fièvres, les humeurs, l'âcreté, les acrimonies et la
viscosité. Plus on saigne, mieux on se porte, pauvre ignorant
!
Un peu d'écume apparaissait à la commissure de
ses lèvres minces. Machinalement, il avait saisi sa lancette et
traçait des volutes sur le miroir sanglant de la bassine.
— Brisons là, monsieur, l'exemple est fort
mauvais. Le pauvre Patin9 exigea d'être
saigné sept fois et il mourut. Auteur pour auteur, je préfère m'en
remettre à notre ami Sénac, le médecin du roi, que vous connaissez
sans doute ? Quand on prétend détourner le sang de la tête, on le
détourne du talon. Vous n'êtes ni savant, ni civil, ni honnête, et
je m'en vais vous demander très directement...
Nicolas décida d'interrompre cette querelle qui
le dépassait, bien qu'il comprît confusément que les arguments de
Semacgus étaient frappés au coin du bon sens. Cette réaction
n'était sans doute pas équitable, car sa préférence pesait sur son
jugement. Mais il était aussi gêné de voir
Semacgus se prendre au jeu, répondre aux provocations de Descart,
et s'engager dans cette controverse ridicule.
— Messieurs, cela suffit, jeta-t-il, vous
débattrez un autre jour. Monsieur Descart, si je suis ici, c'est au
nom de M. de Sartine, lieutenant général de police, de qui je tiens
tout pouvoir pour enquêter sur la disparition du commissaire
Guillaume Lardin. Nous savons que vous fûtes parmi les derniers à
l'avoir rencontré.
Descart fit quelques pas et tisonna le feu qui
repartit en crépitant avec un vif éclat.
— Tout arrive dans ce monde d'iniquités,
soupira-t-il. Ce petit jeune homme...
— J'attends votre réponse, monsieur.
— J'ai, en effet, dîné chez les Lardin, il y a
dix jours.
Semacgus fit un mouvement, Nicolas le retint,
une main sur son bras. Il sentit le bouillonnement intérieur qui
l'agitait.
— Vous ne l'avez pas revu depuis ?
— Je vous ai répondu. « Vous êtes mes témoins,
oracle de Dieu. »
— Avez-vous rencontré Lardin depuis ?
— Pas le moins du monde. Quelle est cette
inquisition ?
Semacgus ne put s'empêcher de prendre la parole,
mais sa question ne fut pas celle que Nicolas redoutait.
— Descart, qu'avez-vous fait de Saint-Louis
?
— Rien du tout, Votre nègre ne m'intéresse pas.
Il souille la terre du Seigneur.
— On m'a dit..., intervint Nicolas.
Et il fut à nouveau surpris par la réponse de
Descart.
— Que j'ai tiré dessus, à
la Saint-Jean ? Ce diable volait des cerises dans mon jardin. Il
n'a eu que ce qu'il méritait, une volée de gros sel.
— J'ai mis deux heures à les lui retirer, vos
grains de sel, s'emporta Semacgus. Mon domestique ne vous avait pas
volé, il passait devant chez vous. Maintenant, il a disparu. Qu'en
avez-vous fait ?
Nicolas observait avec intérêt la tournure que
prenait la confrontation. Deux morceaux de silex frappés l'un
contre l'autre produisent une étincelle. Laissons les hommes
débattre, se disait-il, la vérité en jaillira peut-être.
— Expliquez donc plutôt à ce petit jeune homme
ce que vous faites avec la femelle de cet esclave ! ricana Descart.
« Leur visage est plus sombre que la suie. » Tout le monde sait
dans quelle fange vous vous roulez avec elle. La bête jalouse vous
a menacé et vous l'avez tuée, voilà tout !
Semacgus se leva. Nicolas, lui pressa fortement
le bras ; il se rassit.
— La calomnie fait bon ménage chez vous avec la
dévotion, à ce qu'il paraît, monsieur le Décalogue. Sachez que je
ne vous laisserai pas un instant tranquille, que je n'aie retrouvé
mon serviteur, dont je vous apprends qu'il n'est pas esclave, mais
un être humain comme moi, comme M. Le Floch et, peut-être même
comme vous, monsieur le saigneur.
Descart serrait convulsivement la lancette qu'il
avait toujours à la main. Les trois hommes se turent jusqu'au
moment où Nicolas, d'une voix froide et avec une autorité qui les
surprit, abaissa le rideau sur la scène.
— Docteur Descart, je vous ai entendu. Sachez
que vos propos seront vérifiés et que vous aurez à comparaître
devant un magistrat qui vous interrogera sur
la disparition du commissaire Lardin, mais aussi sur celle de
Saint-Louis. Monsieur, je suis votre serviteur.
Et entraînant rapidement Semacgus, il entendit
Descart proférer une dernière citation :
— « J'ai été en opprobre à mes voisins et en
horreur à ceux de ma connaissance. »
L'air froid leur fit du bien. Le visage de
Semacgus, déjà naturellement coloré, était rouge brique et une
veine violacée battait fortement à sa tempe.
— Nicolas, je n'ai pas tué Saint-Louis. Vous me
croyez, n'est-ce pas ?
— Je vous crois. Mais je voudrais vous croire
aussi pour Lardin. Vous figurez parmi les suspects, vous en
conviendrez.
— C'est vous, maintenant, qui parlez comme si
Lardin était mort.
— Je n'ai pas voulu dire cela.
— Mais pourquoi m'avoir empêché de lui parler de
la soirée chez la Paulet ?
— Vous me l'avez dit vous-même : rien n'indique
qu'il y ait été reconnu. Ce serait votre parole contre la sienne.
J'attends d'autres témoignages qui corroboreront votre déclaration.
Mais pourquoi vous hait-il autant, au-delà de vos controverses
médicales ?
— Ne les sous-estimez pas, Nicolas. Elles
participent de la vieille rivalité entre médecins et chirurgiens.
Je soigne quelques pauvres gens ; il estime que j'empiète sur son
territoire et détourne sa pratique...
— Mais vous avez été amis ?
— Des connaissances, tout au plus. À cause de
Lardin.
— Répondez-moi, y a-t-il eu quelque chose entre
Louise Lardin et vous ?
Semacgus leva la tête vers
l'azur éclatant. Il cligna les yeux, les reporta sur le visage
tendu de Nicolas, soupira et, posant la main sur l'épaule du jeune
homme, se mit à parler à voix basse.
— Nicolas, vous êtes bien jeune, je me répète.
Pour dire le vrai, je crains que Louise Lardin ne soit une femme
dangereuse dont il faudra, vous aussi, vous méfier.
— Est-ce une réponse ?
— La réponse est que je lui ai cédé une
fois.
— Lardin le savait ?
— Je l'ignore, mais Descart nous a
surpris.
— Il y a longtemps ?
— Un an à peu près.
— Pourquoi Descart n'en parle-t-il pas ?
— Parce qu'il est lui-même dans la même
situation. Qu'il m'accuse et cette accusation pourra être retournée
contre lui.
— Qui le sait, pour Descart ?
— Interrogez Catherine, elle sait tout. Et si
Catherine le sait, Marie l'apprendra très vite, elle ne lui cache
rien.
Nicolas tendit la main à Semacgus avec un
sourire lumineux.
— Nous sommes toujours amis, n'est-ce pas
?
— Bien sûr, Nicolas. Personne ne souhaite plus
que moi que vous aboutissiez et n'oubliez pas, par Dieu, le pauvre
Saint-Louis.
Nicolas revint rue Neuve-Saint-Augustin, grave
de ce qu'il venait d'apprendre, mais le cœur léger d'avoir retrouvé
l'amitié de Semacgus. Il songea gaiement que M. de Sartine serait
privé d'informations et qu'il ne lui ferait rapport que lorsqu'il
aurait aliment plus substantiel à lui mettre sous les yeux. Il
lui conservait toujours une petite rancune de
leur dernière rencontre.
Bourdeau l'attendait, l'air affairé et
mystérieux. Un rapport du guet l'avait intrigué. Une certaine
Émilie, marchande de soupe, avait été arrêtée le samedi 3 février
vers six heures du matin par une ronde de la garde des barrières.
Interrogée au commissariat du Temple, les détails qu'elle avait
donnés étaient si extravagants qu'on avait supposé l'histoire
inventée et qu'on ne les avait relevés que pour la forme. La
vieille femme avait été relâchée. Bourdeau avait fait son enquête.
Elle était connue de la police pour de menus délits et comme
ancienne fille galante tombée, avec l'âge, dans la crapule, puis
dans la misère. Bourdeau avait sauté dans une voiture, retrouvé la
vieille Émilie et venait de l'interroger au Châtelet où elle était
retenue. Il tendit son rapport à Nicolas.
Du mardi 7 février 1761
Par devant nous, Pierre Bourdeau, inspecteur de
police au Châtelet, est comparue Jeanne Huppin, dite « la vieille
Émilie », marchande de soupe et ravaudeuse en chambre, demeurant en
meublé, rue du Faubourg-du-Temple, près de la Courtille.
Interrogée, a dict, en ces mots : « Hélas, mon
Dieu, où en suis-je réduite, ce sont mes péchés qui ont fait tout
cela. »
Enquis si elle s'était portée au lieu-dit La
Villette, au Grand Équarrissage de Montfaucon pour y dérober viande
pourrissante qu'on a trouvée sur elle et cela de manière illicite
et contrairement aux ordonnances.
A répondu à ce que nous lui demandions, s'être
bien rendue à Montfaucon pour y recueillir quelque aliment.
Interrogée si cette viande n'était pas destinée
à son commerce de soupe.
A répondu qu'elle avait
l'intention d'en user pour elle-même et que misère et besoin créant
nécessité l'y avaient contrainte.
A dict qu'elle voulait faire révélation à
condition qu'on lui promette d'en tenir compte et cela non pour
excuser son geste mais pour faire acte de bonne chrétienne qu'elle
était et décharger sa conscience d'un lourd secret.
A dict qu'étant occupée à couper, avec un grand
tranchoir, un morceau de bête morte, elle avait entendu un cheval
hennissant et deux hommes approcher. Qu'elle s'était dissimulée par
peur et crainte d'être surprise par ce qu'elle prenait pour une
ronde du guet qui surveille quelquefois ces lieux. A vu lesdits
hommes, s'éclairant d'un falot, vider deux tonnelets d'une matière
qui lui parut sanglante, le tout accompagné de vêtements. A ajouté
qu'elle avait entendu comme un craquement et vu quelque chose
brûler.
Interrogée pour savoir si elle avait distingué
ce qui avait brûlé.
A répondu qu'elle avait trop peur et que son
épouvante lui avait ôté le sens. Le froid l'ayant ranimée, elle
s'était enfuie sans rien vouloir examiner de crainte d'attirer sur
elle une bande de chiens errants qui s'étaient rassemblés. Elle
franchissait la barrière de la ville, quand la garde l'avait
arrêtée et interrogée.
Bourdeau proposait de se porter rapidement à
Montfaucon, afin d'examiner ce qu'il en était. La vieille Émilie
devait être du voyage et justifier sur place l'exactitude et la
cohérence de ses propos. Si ceux-ci étaient vérifiés, cela
indiquerait en tout cas qu'un drame sanglant avait eu lieu au cours
de la nuit durant laquelle Lardin avait disparu. Nicolas objecta
que la capitale recelait, la nuit, bien des mystères et qu'il n'y
avait aucune raison de penser qu'il y existait un lien entre cette
affaire et leur enquête. Il accepta pourtant d'accompagner
Bourdeau.
D'un naturel généreux,
Nicolas était néanmoins économe des deniers qu'on lui avait confiés
et il hésita à écorner le pécule de M. de Sartine, pour louer une
voiture de place. La vieille Émilie fut extraite de sa cellule du
Châtelet et ils la laissèrent ignorer le but de leur déplacement.
Nicolas comptait sur les affres de l'incertitude pour affoler la
miséreuse et saper ses défenses. Elle était maintenant assise à
côté de Bourdeau. Nicolas, qui lui faisait face, pouvait à loisir
observer l'ancienne fille galante. Jamais il n'avait vu spectacle
plus lamentable que ce reste dérisoire de splendeurs passées. La
vieille portait des hardes disparates, les unes sur les autres. La
pauvre femme craignait-elle qu'on ne les lui dérobât, ou
cherchait-elle à se préserver du froid ? Cet amoncellement de
tissus, déchirés et crasseux, était comme empaqueté dans une sorte
de houppelande faite d'une matière inconnue qui aurait pu être du
feutre si le temps ne l'avait transformée en une sorte de
couverture floconneuse. Ce vêtement laissait par endroits
resplendir des vestiges préservés de riches étoffes, de bouts de
dentelles jaunies, de strass et de broderies de fils d'or et
d'argent. Tout un passé défilait ainsi dans les strates qui
recouvraient ce naufrage humain. D'un bonnet informe serré par un
ruban, surgissait une face à la fois étroite et bouffie dans
laquelle deux yeux gris souris, agités par l'inquiétude, ne
cessaient de se mouvoir, soulignés plus que de raison par un noir
presque bleu qui rappela à Nicolas les moustaches dessinées au
charbon de son enfance. Une bouche déformée, à demi ouverte sur
quelques chicots, laissait passer un bout de langue étonnamment
rosé.
Le regard grave que Nicolas posait sur elle
finit par intriguer la vieille Émilie. Par habitude, elle lui
décocha une œillade qui le fit rougir jusqu'aux cheveux. Il était horrifié de ce que ce geste pouvait
signifier. Elle comprit aussitôt qu'elle faisait fausse route et
reprit son attitude affaissée. Puis, elle fourragea dans une sorte
de réticule de satin vert, qui avait connu des jours meilleurs,
pour étaler sur ses genoux ses derniers trésors: un quignon de pain
noir, un éventail de jais cassé, quelques sols, un petit couteau de
corne, une boîte à rouge en laiton et une brisure de miroir. D'un
doigt sale, elle recueillit un peu de rouge et, se considérant dans
le triangle de glace, se mit à maquiller ses pommettes. Elle
retrouvait, peu à peu, les gestes habituels et émouvants de la
femme qu'elle avait été. Elle clignait des yeux, reculait la tête
pour mieux apprécier le soin de ses efforts, pinçait les lèvres,
souriait et essayait de retendre son front ridé. À la pauvresse qui
lui faisait face, Nicolas crut voir se substituer la silhouette de
la jeune fille charmante et enjouée qui, quarante ans plus tôt,
approchait chaque soir le Régent. Ému, Nicolas détourna le
regard.
Ils furent bientôt hors les murs et la vieille
Émilie, qui, depuis quelque temps, observait le paysage par la
glace de la voiture, reconnut la direction prise. Elle les
regardait l'un après l'autre, pitoyable dans son angoisse. Nicolas
regretta aussitôt de ne pas avoir tiré les rideaux de cuir et se
promit de mieux veiller, à l'avenir, à ce genre de détails. C'est
ainsi qu'il se forgeait sa propre doctrine au gré des événements et
que les règles non écrites de son métier s'inscrivaient dans sa
mémoire jour après jour. Il progressait dans la domination de la
matière criminelle en y apportant sa sensibilité, son sens de
l'observation, la richesse de son imagination et ses mouvements
inattendus dont la justification lui apparaissait après coup. Il
était son propre maître, se décernant à lui-même blâme ou louange. Il avait surtout retenu que seule une
méthode souple, fondée sur l'expérience, permettait l'approche de
la vérité.
La voiture s'arrêta et Bourdeau descendit pour
parlementer avec des manœuvres qui s'étaient approchés, intrigués
par leur arrivée. Sur une colline proche, un cavalier solitaire les
observait près d'un grand chêne dont les branches portaient une
multitude de corbeaux. Nicolas nota la chose sans s'y attarder et
aida la vieille à descendre. Sa main était moite et brûlante, elle
tenait à peine sur ses jambes et paraissait en proie à la plus vive
terreur.
— Mon Dieu, je ne peux pas...
— Allons, un peu de courage, madame. Nous sommes
avec vous. Vous n'avez rien à craindre. Montrez-nous l'endroit où
vous étiez dissimulée.
— Je ne reconnais rien, avec toute cette neige,
mon brave monsieur.
Le ciel était sans nuages, mais le froid, ici,
était plus vif qu'à Paris. La neige craquait sous leurs pas. Ils
avancèrent à l'aveuglette et finirent par tomber sur des monticules
informes d'où sortaient des sabots couverts de givre. Bourdeau
interrogea l'un des équarrisseurs.
— Depuis combien de temps ces carcasses
sont-elles là ?
— Quatre jours, au moins. Avec le carnaval, nous
n'avons travaillé ni samedi ni dimanche. De toute façon,
entre-temps, le gel s'y était mis. À cette heure, il faut attendre
le redoux pour manier la viande morte.
La vieille Émilie tendit une main et désigna
l'une des masses. Bourdeau balaya la neige qui la recouvrait et dégagea le corps d'un cheval. L'une de ses
cuisses avait été entamée.
— C'est celui-là? Au fait, qu'avez-vous fait de
votre tranchoir?
— Je ne sais plus.
Bourdeau continuait à travailler, agenouillé sur
le sol. Un éclair bleuté brilla dans la neige. Il leva un grand
coutelas de boucher.
— Ce ne serait pas votre outil, par
hasard?
Elle s'en saisit, le serra contre elle comme
s'il s'était agi d'un objet précieux.
— Oui, oui, c'est bien lui, mon couteau.
Bourdeau dut la forcer un peu pour le lui
reprendre.
— Je ne peux vous le laisser, pour le
moment.
Nicolas intervint.
— Rassurez-vous, on vous le rendra. Dites-moi
simplement où vous étiez placée.
Cette voix tranquille la calma. Comme une
automate, elle se pencha vers le sol et se tapit contre la
carcasse, le regard tendu vers l'angle d'un bâtiment de brique
situé à quelques toises.
— C'est là-bas, murmura Nicolas sourdement, en
la relevant et en époussetant la neige qui la couvrait. N'ayez
crainte, l'inspecteur et moi, nous irons seuls. Restez là et
attendez-nous.
Ils butèrent assez vite contre plusieurs
monticules neigeux. Nicolas s'arrêta, réfléchit et pria Bourdeau
d'aller chercher un instrument pour dégager la neige. D'évidence,
il ne s'agissait pas de carcasses d'animaux. Pour tromper son
attente, il creusa un peu dans l'un des tas. Ses doigts touchèrent
une matière dure, en plusieurs morceaux, comme les dents d'un
râteau géant. Il se contraignit à saisir cela à pleines mains et
tira fermement. Une chose lourde se décolla
de la terre gelée et, horrifié, il vit monter vers lui une charogne
qu'il reconnut aussitôt comme les restes d'un thorax humain. Quand
Bourdeau revint avec un balai de brins de bruyère noués, Nicolas,
blême, se frottait vigoureusement les mains avec de la neige.
Un coup d'œil suffit à l'inspecteur pour
comprendre l'émotion du jeune homme. Sans échanger une parole, il
dégagèrent avec soin le terrain alentour, mettant au jour plusieurs
débris humains, mêlés de paille, et des ossements presque
entièrement décharnés auxquels ne demeuraient attachés que quelques
lambeaux gelés et noircis.
Ils déposèrent ces restes les uns à côté des
autres et reconstituèrent peu à peu ce qui avait été un corps.
L'état du squelette sorti de sa gangue de neige montrait assez
combien la vermine des rats et des bêtes de proie s'était acharnée
sur lui. Il ne fallait pas être grand anatomiste pour constater que
de nombreux ossements manquaient, mais la tête était là, mâchoire
fracassée. Près de l'endroit où Nicolas avait fait sa première
découverte, ils recueillirent des vêtements, un pourpoint de cuir,
une chemise noirâtre et lacérée, qui paraissait trempée de
sang.
Leur dernière trouvaille confirma les craintes
de Nicolas. Le gourdin de Lardin apparut, avec ses motifs étranges
sculptés sur l'argent du pommeau et cette espèce de serpent qui
s'enroulait autour de sa hampe. L'inspecteur hocha la tête; lui
aussi avait compris. D'autres indices suivirent: une culotte de
calemande grise et des bas, poisseux d'une matière sombre, et deux
souliers dont les boucles avaient disparu. Nicolas décida de
joindre ces objets à tout ce qu'ils avaient trouvé et de procéder
plus tard à leur examen minutieux. Il chargea à nouveau
Bourdeau de trouver quelque chose qui
permette d'emporter leur macabre moisson. Celui-ci revint assez
vite avec une vieille malle en osier achetée à un équarrisseur qui
en usait pour garder son tablier de travail et ses instruments.
Elle fut aussitôt remplie, les os soigneusement enveloppés dans les
vêtements.
Cependant, Nicolas paraissait chercher autre
chose et furetait, accroupi, le nez au sol. Soudain, il demanda à
Bourdeau de lui donner un morceau de papier, et se mit à estamper
de petits cratères qui marquaient un peu partout le sol et
s'étaient imprimés dans la glaise avant qu'elle ne soit recouverte
de neige et durcie par le gel. Nicolas ne fit aucune remarque
particulière. Il ne souhaitait pas transmettre le fruit de sa
réflexion, même à Bourdeau. Il ne s'agissait pas de méfiance, mais
il ne lui déplaisait pas d'envelopper de quelque mystère la
subordination dans laquelle les événements avaient placé
l'inspecteur. Il s'en voulut un peu de cette précaution qu'il jugea
pourtant préférable aussi longtemps que lui-même restait dans le
vague et ne s'était pas encore expliqué certaines de ses
observations.
À un regard interrogateur de son compagnon, il
répondit par un coup de menton et par une mimique sceptique. Ils
emportèrent la malle. Ils avaient oublié la vieille Émilie qui les
considérait, l'air hébété, et reculait devant leur cortège.
Nicolas, au passage, la prit par un bras et la ramena à la voiture.
Elle pleurait silencieusement et les larmes, délayant ses fards,
transformaient si atrocement son visage que Nicolas sortit son
mouchoir et lui essuya, avec une infinie douceur, les traînées
noires et rouges qui coulaient le long de ses joues.
Le retour fut morne. Nicolas, restait
silencieux, plongé dans ses pensées. La nuit tombait quand
ils franchirent la barrière. Nicolas ordonna
brutalement au cocher de s'engager dans une ruelle perpendiculaire
et d'éteindre le falot. Il n'eut que le temps de sauter à terre
pour apercevoir un cavalier qui passait au galop dans la rue
principale; c'était le même homme qui les observait au Grand
Équarrissage.
Au Châtelet, Nicolas fit mettre en sûreté, à la
Basse-Geôle, la malle contenant les restes présumés du commissaire.
Il entendait aussi conserver sous la main la vieille Émilie pour
l'interroger lui-même à nouveau et il lui fit donner une cellule à
pistole10, qu'il paya avec recommandation d'y servir
un repas chaud. Il se retira ensuite dans le bureau de permanence
pour y rédiger un rapport succinct à l'intention de M. de Sartine,
relatant sa visite à Descart et le transport à Montfaucon, en
omettant sa conversation avec Semacgus. Il concluait, sous réserve
des vérifications qu'il se proposait de poursuivre, sur la
possibilité que les restes découverts fussent bien ceux de
Guillaume Lardin.