ACCESSION

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« Mademoiselle Fellowes, dit Timmie, quand est-ce que je vais commencer l'école? »

La question, totalement inattendue, la frappa comme la foudre.

Elle regarda ces yeux bruns et sérieux levés vers elle et passa doucement les doigts dans ses cheveux, sentant machinalement les noeuds rêches et essayant de les défaire. Timmie avait toujours les cheveux en désordre. Mlle Fellowes les coupait elle-même tandis qu'il se tortillait nerveusement sous les ciseaux. L'idée de faire venir un coiffeur lui déplaisait; la coupe qu'elle exécutait masquait la partie fuyante à l'avant de son crâne et celle, saillante, à l'arrière. Avec précaution, Mlle Fellowes dit : « Où as-tu entendu parler d'école, Timmie?

— Jerry va à l'école. »

(Évidemment. Qui d'autre aurait pu lui en parler?)

« Jerry va à la gar-de-rie. » Timmie prononça le long mot avec une précision inhabituelle. « Et il va ailleurs aussi. Il va au magasin avec sa maman. Il va au cinéma. Au zoo. A plein d'endroits dehors. Quand est-ce que je vais dehors, mademoiselle Fellowes? »

Une petite douleur naquit dans le coeur de Mlle Fellowes. Il était inévitable que Jerry parle à Timmie du monde extérieur. Ils communiquaient librement et facilement, deux petits garçons qui se comprenaient sans difficulté. Et Jerry, l'émissaire de ce monde mystérieux derrière la porte de la bulle, devait vouloir tout en dire à Timmie. Il n'y avait aucun moyen d'éviter cela.

Mais c'était un monde où jamais Timmie n'irait. Mlle Fellowes dit avec une gaieté étudiée : « Mais qu'estce que tu ferais dehors, Timmie? Tu sais qu'il fait froid en hiver? •

— Froid? »

Un regard déconcerté. Il ne connaissait pas le mot. (Mais pourquoi le froid le gênerait-il, cet enfant qui avait appris à marcher dans les champs de neige de l'âge glaciaire?)

« Le froid, c'est comme dans le réfrigérateur. Tu sors et en une minute ou deux, ton nez commence à te faire mal, et aussi tes oreilles. Mais ça, c'est en hiver. En été, il fait très chaud dehors. On dirait qu'on est dans un four. Tout le monde transpire et se plaint de la chaleur. Et puis il y a la pluie. L'eau qui tombe du ciel, qui trempe tes vêtements, et après tu es tout mouillé... »

C'était un raisonnement misérablement cynique, elle le savait et elle se sentait épouvantablement mal à l'aise. Raconter à un enfant cloîtré que le monde extérieur avait quelques petits inconvénients, c'était dire à un aveugle que les couleurs et les formes étaient ennuyeuses, que c'étaient des distractions énervantes, qu'en réalité il n'y avait rien d'intéressant à voir.

Mais Timmie ne prêta aucune attention à ses sophismes pitoyables.

« Jerry dit qu'à l'école, ils peuvent jouer à plein de jeux que je n'ai pas ici. Ils ont des cassettes vidéo et de la musique. Il dit qu'il y a plein d'enfants à la gar-de-rie. II dit... il dit... »

Un instant de réflexion, puis il leva triomphalement ses deux petites mains, les doigts écartés. « Il dit tout ça! »

Mlle Fellowes dit : « Tu as des cassettes vidéo.

— Jerry dit qu'il voit plus de cassettes en un jour que moi tout le temps.

— On peut t'en avoir d'autres. Des très jolies.

— Vous pouvez me rapporter les Quarante Voleurs?

— C'est une histoire que Jerry a entendue à la garderie?

— Il y a des voleurs dans une caverne, et des jarres... » Il s'interrompit. « Des grandes jarres. C'est quoi, des voleurs?

— Des voleurs, ce sont... des gens qui prennent des choses qui appartiennent aux autres.

— Ah.

— Je peux te rapporter la cassette. Et il y en a d'autres. Sindbad le Marin, qui a voyagé partout dans le monde, qui a... tout vu. » La voix lui manqua un instant. Mais Timmie n'avait pas relevé les implications de cette . phrase. « Et les Voyages de Gulliver. Il est allé dans un pays où les gens étaient minuscules, et ensuite dans un pays de géants, et ensuite... »

La voix lui manqua encore. Tous ces voyageurs, tous ces dévoreurs d'expériences! Mais peut-être était-il bon d'approvisionner Timmie en histoires de lointains voyages. Il ne serait pas le premier reclus à s'en divertir. « Et puis il y a l'histoire d'Ulysse, qui a passé dix ans à tenter de retrouver la route qui le ramènerait auprès de sa famille. » Encore Uri pincement. Comme Gulliver, comme Sindbad, comme Ulysse, Timmie était un étranger en terre étrangère, elle ne pouvait pas l'oublier. Tous les grands récits du monde ne parlaient-ils donc que d'errants transportés dans, des lieux étranges et s'efforçant de regagner leur foyer?

Mais les yeux de Timmie brillaient. « Vous allez me les chercher tout de suite? Vous voulez bien? »

Ainsi fut-il temporairement consolé,

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Elle commanda toutes les cassettes vidéo de mythes au catalogue. La pile dépassait la taille de Timmie dans la salle de jeu. Les jours où Jerry n'était pas là, il s'y plongeait pendant des heures.

Il était difficile de dire ce qu'il comprenait.: Il était impossible à un adulte de pénétrer dans l'esprit d'un enfant et de le savoir avec certitude. Cependant Mlle Fellowes ellemême, enfant, avait adoré ces récits sans les comprendre complètement, comme tant d'autres enfants depuis des centaines, voire des milliers d'années; et tout ce qui avait pu leur échapper dans le détail, ils l'avaient remplacé par l'imagination. Elle espérait qu'il en allait de même pour Timmie.

Après une première période d'indécision, elle n'essaya plus d'éliminer de sa vidéothèque ce qui pouvait susciter chez Timmie des pensées perturbantes. Les enfants se laissaient moins facilement troubler que ne le craignaient les adultes. Même un cauchemar de temps en temps ne pouvait faire de mal. Aucun enfant n'était jamais mort de peur en écoutant Boucle d'Or et les Trois Ours, même si c'était, au niveau le plus littéral, un conte terrifiant. Jamais les loups écumants, ni les croque-mitaines au pas traînant, ni les effrayants trolls des fables enfantines n'avaient laissé de blessures durables. Les enfants adoraient ce genre d'histoires.

Le croque-mitaine des légendes, avec ses sourcils broussailleux, son faciès hirsute, ses yeux méchants, était-il un souvenir des temps où les Néanderthaliens parcouraient l'Europe? Mlle Fellowes avait remarqué cette théorie dans un des livres qu'elle avait empruntés au Dr McIntyre. Timmie serait-il bouleversé à l'idée d'appartenir à une tribu repoussante? Non, non, se dit-elle. Seuls des adultes très instruits pouvaient avoir des idées pareilles. Timmie serait fasciné par le croque-mitaine comme n'importe quel autre enfant, et se pelotonnerait sous son couvre-lit, délicieusement terrorisé, voyant des formes dans le noir — sans tirer de ces histoires de terreur la moindre conclusion sur son statut génétique.

Et les cassettes affluaient, et l'enfant les regardait : comme si un barrage s'était rompu et que le glorieux fleuve de l'imagination humaine se précipitait tout entier en lui. Thésée et le Minotaure, Persée et la Gorgone, le roi Midas qui pouvait transformer tout ce qu'il touchait en or, le joueur de flûte de Hamelin, Bellérophon et la Chimère, Alice de l'autre côté du miroir, Jack et le haricot, Aladin et la lampe merveilleuse, Le pêcheur et le génie, les aventures d'Odin et de Thor, le combat d'Osiris et 'de Seth, le voyage du capitaine Nemo... Timmie dévorait tout. Etait-il capable de distinguer un conte d'un autre, ou de se les rappeler une heure plus tard? Mlle Fellowes ne cherchait pas à le savoir. Tout ce qui l'intéressait, c'était de le ,laisser plonger dans ce formidable torrent d'histoires, de s'en imprégner l'esprit, d'accéder au monde magique des mythes, puisque le monde réel des maisons, des avions, des autoroutes e des gens devait jamais rester hors de sa portée. Tout cela devait avoir un certain impact. Elle l'entendit plus d'une fois raconter à Jerry une version délirante d'une de ses cassettes — Sindbad voyageant en sous-marin, ou Hercule ligoté par des Lilliputiens — et Jerry écoutait, impavide, jouissant de l'histoire autant que Timmie lui même. Mlle Fellowes s'assura que tout ce que l'enfant disait était bien enregistré. Quand on se représentait les Néanderthaliens comme des demi-humains bestiaux et hirsutes, il fallait écouter Timmie raconter l'histoire de Thésée dans le Labyrinthe! Même s'il présentait un peu le Minotaure comme le héros de l'histoire.

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Mais il y avait les rêves. Il en parlait de plus en plus. C'était toujours le même rêve, pour autant qu'elle pût le dire. Timmie essayait, non sans hésitations, de décrire l'extérieur à Mlle Fellowes. Dans ses rêves, il se trouvait invariablement dehors, dans ce grand endroit vide dont il lui avait si fréquemment parlé. Dans ses derniers rêves, il n'était plus vide. Il y avait des enfants, d'étranges objets tirés de descriptions livresques mal digérées, de lointains souvenirs de Néanderthal à moitié resurgis.

Mais les enfants ne faisaient pas attention à Timmie et les objets s'écartaient quand il voulait les toucher. Bien qu'il fût dans le monde, il n'en faisait pas partie. Il errait aussi seul dans le grand endroit vide que dans sa chambre. Et il se réveillait en larmes.

Mlle Fellowes n'était pas toujours là pour l'entendre crier. Elle avait pris l'habitude de passer trois ou quatre nuits par semaine dans un appartement situé sur les terrains de la société, comme Hoskins le lui avait proposé longtemps auparavant. Il fallait sevrer Timmie de sa présence constante. Les premières nuits, elle se sentit si coupable de l'abandonner qu'elle ne dormit pas; mais Timmie, au matin, ne disait rien de son absence. Elle finit par se sentir plus à l'aise de dormir loin de la maison de poupée. Timmie n'était pas le seul sevré d'une dépendance.

Elle prenait chaque matin des notes détaillées sur ses rêves, cherchant à les considérer comme un matériel utile à

l'étude psychologique de Timmie, qui serait l'un des produits les plus précieux de cette expérience. Mais certaines nuits, quand elle était seule dans sa chambre,•elle pleurait, elle aussi.

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Un jour, comme Mlle Fellowes lui faisait la lecture, Timmie lui mit la main sous le menton et le lui souleva si doucement qu'elle quitta le livre des yeux et rencontra son regard.

Il dit : « Chaque fois que vous lisez cette histoire, vous la dites toujours de la même façon. Comment vous faites, mademoiselle Fellowes?

— Eh bien, je la lis dans le livre!

— Oui, je sais. Mais ça veut dire quoi, lire?

— Eh bien... eh bien... » Un instant, elle se demanda par quel bout elle prendrait la question. Ordinairement, quand les enfants apprennent à lire, ils semblent deviner intuitivement la nature du procédé, puis ils apprennent le sens des symboles sur la page. Mais l'ignorance de Timmie semblait avoir des racines plus profondes que celle de l'enfant de quatre ans qui commence à découvrir qu'il existe quelque chose qui s'appelle lire et qu'il pourrait bien un jour être capable de maîtriser. Le concept en lui même lui était étranger.

Elle dit : « Tu sais que dans tes livres d'images — pas les cassettes, les livres — il y a des signes en bas des pages?

— Oui, dit-il. Des mots.

— Dans le livre que je lis, il n'y a que des mots. Pas d'images, rien que des mots. Je regarde les signes et j'entends des mots dans ma tête. Voilà ce que c'est, lire : c'est changer les signes en mots.

— Faites-moi voir. »

Elle lui tendit le livre. Il le pencha, puis le retourna. Mile Fellowes rit et le remit dans le bon sens.

« On ne comprend les signes que si on les regarde dans ce sens », dit-elle.

Il hocha la tête. Il se pencha tout près de la page, si près qu'il ne pouvait sûrement plus voir les mots, et regarda longuement. Puis il recula jusqu'à ce que le texte redevînt lisible. A titre d'essai, il retourna de nouveau le livre. Cette fois, Mlle Fellowes ne dit rien. Il le remit dans le bon sens.

« Il y a des signes qui se ressemblent, dit-il au bout d'un très long moment.

— Oui. Oui. » Ce signe de perspicacité la fit rire de plaisir. « Exact, Timmie!

— Mais il y a tellement de mots! Comment est-ce qu'on peut apprendre autant de signes?

— On utilise les petits signes pour faire les grands. Les grands signes, ce sont les mots; les petits, ça s'appelle des lettres. Et en réalité, il n'y a pas tant de petits signes que ça. Vingt-six seulement. » Elle leva une main et l'ouvrit cinq fois, puis leva encore un doigt.

« Montrez-moi.

— Tiens. Regarde. » Elle indiqua Sindbad sur la page. «

Tu vois ces sept petits signes entre les deux espaces vides? Ce sont les signes qui veulent dire SINDBAD. Celui-ci, c'est le son " s ". Celui-ci, c'est le " i ", et voici le " n ". Elle prononçait les lettres phonétiquement au lieu de dire leur nom.

« Tu les lis une par une et tu réunis tous les sons : Ss ii nnn dd bbb aaah ddd. Sindbad.»

Le petit comprenait-il seulement ce qu'elle disait?

« Sindbad », dit Timmie à mi-voix, et du bout du doigt il montra le nom sur le livre.

« Je vais te montrer tous les signes, lui proposa-t-elle. Ça te plairait?

— Ce serait amusant, oui.

— Alors, trouve-moi une feuille de papier et un crayon. Et un pour toi aussi. »

Il s'installa à côté d'elle. Elle dessina toutes les lettres de l'alphabet sur deux longues colonnes. Timmie, tenant gauchement son crayon, dessina une sorte d'imitation du a, mais avec de longues jambes tremblotantes qui se promenaient sur toute la feuille, sans laisser de place pour d'autres lettres.

Elle eut honte de ne jamais avoir eu l'idée de lui apprendre à lire. En dépit du vaste appétit de l'enfant pour les livres d'images, c'était la première fois qu'il manifestait un véritable intérêt pour les symboles imprimés qui les accompagnaient. Encore l'effet Jerry? L'autre petit garçon avait-il commencé à apprendre à lire? Mlle Fellowes avait écarté purement et simplement l'idée que Timmie y arrive un jour.

Et tout en lui montrant les lettres, en les notant sur son tableau, en les prononçant et en lui apprenant à les dessiner à

sa façon maladroite, elle ne croyait toujours pas sérieusement qu'il arriverait à s'en servir.

Elle continua à ne pas y croire jusqu'au moment où il se mit à lire.

Bien des semaines avaient passé. Assis sur ses genoux, il tenait un de ses livres et tournait les pages en regardant les images — c'est du moins ce qu'elle supposait.

Brusquement, il suivit une ligne imprimée du doigt et dit à haute voix, en ânonnant mais avec une résolution opiniâtre :

« Le chien se mit... à pourchasser... le chat. »

Mlle Fellowes était distraite, voire somnolente. « Qu'estce que tu dis, Timmie?

— Le chat... monta... à l'arbre.

— Ce n'est pas ce que tu as dit avant.

— Non. Avant, j'ai dit : « Le chien se mit à pourchasser le chat. » Comme ici.

— Hein? » Mlle Fellowes avait les yeux bien ouverts à

présent. Elle jeta un coup, d'oeil au livre que tenait l'enfant assis sur ses genoux.

La légende de la page de gauche disait : Le chien se mit à

pourchasser le chat.

Et la légende de la page d'en face était : Le chat monta à

l'arbre.

Il suivait ce qui était imprimé sur le livre, mot à mot. Il lisait!

Dans sa stupéfaction, Mlle Fellowes se leva si

précipitamment que l'enfant tomba par terre. Il sembla croire que c'était un nouveau jeu et leva les yeux vers elle avec un grand sourire. Mais elle le releva vivement.

« Depuis quand sais-tu lire? »

Il haussa les épaules. « Toujours?

— Non — vraiment.

— Je ne sais pas. J'ai regardé les signes et j'ai entendu les mots.

— Tiens. Lis là-dedans. » Mlle Fellowes prit au hasard un livre dans le tas et l'ouvrit aux pages centrales. Il le prit et l'étudia, en fronçant les sourcils de cette façon intense qui faisait ressortir la grosse corniche osseuse de ses arcades sourcilières. Il tira la langue et se la passa sur les lèvres. Lentement, péniblement, il dit : « Alors le tr-train... fit résonner son... ssu... son ssup... son sip...

— Son sifflet! termina-t-elle à sa place. Tu sais lire, Timmie! Tu sais vraiment lire! »

Elle l'enleva dans ses bras et fit le tour de la chambre en dansant, tandis qu'il la regardait, les yeux écarquillés.

« Tu sais lire! Tu sais lire! »

(Un enfant-singe, ça? Un enfant des cavernes? Un type d'humain inférieur? Le chat est monté à l'arbre. Le train fit résonner son sifflet. Où est le chimpanzé capable de lire ça!

Le train fit résonner son sifflet. Oh Timmie, Timmie...)

« Mademoiselle Fellowes? » dit-il, l'air un peu alarmé, tandis qu'elle l'emportait dans un tourbillon fou. Elle éclata de rire et le posa à terre.

C'était une découverte qu'elle devait absolument partager avec quelqu'un. Elle tenait la réplique à la tristesse de Timmie. Les cassettes pouvaient le distraire, mais elles auraient fini par ne plus lui suffire. Maintenant, s'il ne pouvait quitter la bulle de Stase pour aller au monde, le monde viendrait à lui, dans ces trois pièces — le monde entier dans des livres. Il fallait l'instruire jusqu'à ses pleines capacités. On lui devait bien cela.

« Reste ici avec tes livres, lui dit-elle. Je reviens dans un petit moment. Il faut que je voie le Dr Hoskins. »

Elle traversa les passerelles et les couloirs tortueux, atteignit les quartiers administratifs. La réceptionniste leva des yeux surpris quand Mlle Fellowes entra en coup de vent dans l'antichambre.

« Le Dr Hoskins est ici?

— Mademoiselle Fellowes! Le Dr Hoskins ne vous

attend...

— Oui, je sais. Mais je veux le voir.

— Y a-t-il un problème? »

Mlle Fellowes secoua négativement la tête.

« Il y a du nouveau. Quelque chose d'extraordinaire. S'il vous plaît, dites-lui que je suis ici. »

La réceptionniste appuya sur un bouton.

« Mlle Fellowes voudrait vous voir, docteur Hoskins. Elle n'a pas de rendez-vous. »

(Depuis quand ai-je besoin de...?)

Il y eut un silence gêné. Mlle Fellowes se demanda si elle allait être obligée de faire une scène pour voir Hoskins. Quoi qu'il fit dans son bureau, ce ne pouvait pas être aussi important que ce qu'elle avait à lui dire.

Par l'intercom, la voix de Hoskins dit : « Dites-lui d'entrer. »

La porte s'ouvrit en coulissant. Hoskins se leva du bureau où trônait la plaque Gerald A. Hoskins, Ph. D.

Lui-même était rouge et avait l'air tout excité, comme s'il partageait avec Mlle Fellowes un sentiment de triomphe et de gloire.

« Alors, vous avez appris la nouvelle? lui dit-il sans attendre. Non, bien sûr; c'est impossible. Nous avons réussi. Nous avons vraiment réussi.•

— Réussi à quoi faire?,

— Nous possédons la détection intertemporelle à courte distance.,

Il était si plein de son succès que Mile Fellowes garda pour elle sa propre nouvelle.

« Vous voulez dire que vous pouvez atteindre les temps historiques? dit-elle.

— Exactement. En ce moment même, nous avons un

point fixe sur un individu du quatorzième. siècle. Imaginez ça. Nous sommes prêts .à lancer le Projet Moyen Age. Ah, mademoiselle Fellowes, si vous saviez à quel point je serais heureux d'oublier le Mésozoïque, de ne plus voir tous ces trilobites, ces échantillons de roche, ces bouts de fougères, de renvoyer les paléontologues chez eux et de faire venir enfin des historiens... » Il s'interrompit au milieu de sa phrase. «

Mais vous vouliez me dire quelque chose, non?. Eh bien, allez-y. Tout ce que vous voulez, vous l'aurez. Il suffit de demander. »

Mlle Fellowes sourit. « J'en suis heureuse. Parce que je voudrais savoir si nous pourrions faire. venir des précepteurs pour Timmie?

— Des précepteurs?

— Pour son instruction. Je ne peux lui apprendre que ce que je sais; ensuite, il faudra que je laisse la place à quelqu'un qui ait la formation nécessaire.

— Son instruction? Dans quel domaine?

— Eh bien, dans tous les domaines. L'histoire, la géographie, les sciences, l'arithmétique, la grammaire, tout le cursus élémentaire. Il faut organiser une école pour Timmie. Pour qu'il puisse apprendre tout ce qu'il doit savoir. »

Hoskins la dévisagea comme si elle parlait une langue inconnue.

« Vous voulez lui apprendre la division? L'histoire romaine? La Révolution américaine?

— Pourquoi pas?

— On peut toujours essayer. Même la trigonométrie et le calcul infinitésimal,, si ça vous chante. Mais que peut-il apprendre, mademoiselle Fellowes? C'est un petit garçon extra, nous sommes d'accord. Mais il ne faudrait pas perdre de vue que ce n'est qu'un Néanderthalien.

— Seulement?

— C'étaient des gens aux capacités intellectuelles très limitées, selon tous. les...

— Il sait déjà lire, docteur Hoskins. »

La mâchoire inférieure de Hoskins s'affaissa. «

Comment?

— Le chat monta à l'arbre. Il me l'a lu dans son livre. Le train fit résonner son sifflet. J'ai choisi le livre, je lui ai montré

la page et il m'a lu les mots.

— Il sait lire? dit Hoskins abasourdi. Vraiment?

— Je lui ai montré à quoi ressemblaient les lettres, et comment on les assemblait pour faire des mots. Et lui, il a fait le reste. Il a appris en un temps étonnamment court. Il est capable de lire un livre de contes. Et avec le temps, vous le verrez passer à des livres sans image, à des revues, à des manuels... »

Hoskins restait assis, l'air subitement abattu. « Je ne sais pas, mademoiselle Fellowes. »

Elle dit : « Vous venez de me dire que je pouvais avoir ce que...

Je n'aurais pas dû le dire.

— Un précepteur pour Timmie? C'est une si grosse dépense?

— Ce n'est pas la dépense qui m'inquiète. Et c'est merveilleux que Timmie sache lire. C'est ahurissant. Je veux le voir. Mais vous parlez de toutes les choses qu'il apprendra avec le temps... Mademoiselle Fellowes, il ne reste plus beaucoup de temps. »

Elle resta bouche bée.

« Vous êtes bien consciente qu'on ne peut pas continuer l'expérience Timmie indéfiniment. »

Un sentiment d'horreur la submergea. Elle eut

l'impression que le sol sous ses pieds s'était transformé en sable mouvant.

Dans un éclair de souffrance, elle se rappela le professeur Adainevski qu'on avait renvoyé au bout de deux semaines parce que l'installation de Stase qui le contenait devait être évacuée pour l'expérience suivante.

« Vous allez le renvoyer? demanda-t-elle d'une toute petite voix.

— J'en ai bien peur.

— Mais il s'agit d'un enfant, docteur Hoskins. Pas d'un, caillou. »

L'air mal à l'aise, Hoskins répondit : « Quand même. On ne peut pas lui accorder une importance excessive. Nous avons appris de lui à peu près tout ce qui était possible. Il ne se rappelle rien de sa vie à l'époque de Néanderthal qui ait une véritable valeur scientifique. Les anthropologues ne comprennent pas grand-chose à ce qu'il dit, même quand vous traduisez. Alors...

— Je ne peux pas le croire, dit-elle, assommée.

— Je vous en prie, mademoiselle Fellowes. Ce n'est pas pour aujourd'hui, vous savez. Mais maintenant que nous allons ramener des sujets des temps historiques, il va nous falloir tout l'espace de Stase dont nous pourrons disposer»

Elle n'arrivait pas à comprendre.

« Mais Timmie...

— Je vous en prie, ne le prenez pas comme ça,

mademoiselle Fellowes.

— Le seul Néanderthalien vivant du monde et vous parlez de le renvoyer?

— Mademoiselle Fellowes, je vous en prie. Je sais que vous êtes profondément attachée au petit. Et qui vous le reprocherait? C'est un gosse génial. Et vous vivez avec lui nuit et jour depuis longtemps. Mais vous êtes une professionnelle, mademoiselle Fellowes. Vous savez bien que les enfants qu'on vous confie vont et viennent constamment, que vous ne pouvez pas espérer les garder pour toujours. Ce n'est pas nouveau. D'ailleurs, Timmie ne va pas partir tout de suite; peut-être pas avant plusieurs mois. Entre temps, si vous voulez un précepteur, nous ferons tout ce que nous pourrons. »

Elle continuait à Le dévisager.

« Je vais vous donner quelque chose à boire,

mademoiselle Fellowes.

— Non, dit-elle dans un souffle. Je n'ai besoin de rien. »

Elle tremblait. Dans une sorte de cauchemar, elle se leva, traversa la pièce en chancelant, attendit que la porte s'ouvre et passa l'antichambre sans regarder.

Etaient-ils fous? Ce n'était plus un Néanderthalien, sauf en surface. C'était un petit garçon doux, avec un bon caractère, qui portait des salopettes vertes, aimait regarder des cassettes vidéo et lire des histoires tirées des Mille et Une Nuits. Un enfant qui rangeait sa chambre le soir. Qui savait se servir d'un couteau, d'une fourchette et d'une cuiller. Qui savait lire. Et ils allaient le renvoyer à l'époque glaciaire et le laisser se débrouiller seul dans une toundra perdue?

Ce n'était pas possible. Il n'avait pas une chance dans le monde d'où il venait. Il ne possédait plus une seule des qualités nécessaires à un Néanderthalien; en revanche, il avait acquis de nombreux talents qui ne lui serviraient strictement à

rien.

Il mourrait, là-bas, se dit-elle.

Non.

Timmie, pensa-t-elle avec toute la violence dont elle était capable, tu ne mourras pas.

51

Elle savait à présent pourquoi Bruce Mannheim lui avait donné son numéro de téléphone. Elle n'avait pas compris à

l'époque, mais Mannheim avait vu loin. Quelque chose mettrait Timmie en danger. I l'avait prévu, et pas elle. Elle avait pris grand soin de ne rien remarquer. Elle s'était laissée aller à croire, contre toute évidence, contre toute logique, que Timmie passerait le restant de ses jours au vingt et unième siècle.

Mais Mannheim savait que c'était faux.

Et il attendait qu'elle l'appelle.

« Il faut que je vous voie immédiatement, lui dit-elle.

— Au siège de Stase?

— Non, dit-elle. Ailleurs. N'importe où. Quelque part en ville. Choisissez l'endroit. »

Ils se donnèrent rendez-vous dans un petit restaurant près de la rivière où, selon Mannheim, personne ne les dérangerait; cet après-midi-là, il pleuvait. Quand elle arriva, Mannheim l'attendait : tout cela paraissait terriblement clandestin : déjeuner avec quelqu'un qui avait causé beaucoup d'ennuis à

son employeur. Et qui — en plus — était un homme. Un homme qu'elle connaissait à peine, jeune et séduisant. Ça ne ressemblait pas du tout à Édith Fellowes de faire des choses comme ça. Surtout quand elle repensait à ce rêve où

Mannheim frappait à sa porte et l'enlevait dans ses bras... Mais il ne s'agissait pas d'un rendez-vous galant. Son rêve n'était qu'une fantaisie passagère de son inconscient. Elle ne se sentait pas le moins du monde attirée par Mannheim. Le moment était grave. C'était une question de vie ou de mort. Elle joua avec son menu en se demandant par où

commencer.

Il dit : «'Comment va Timmie?

— Très bien. Vous n'imaginez pas les progrès qu'il fait.

— H grandit?

— Il sait lire.

— C'est vrai? » Les yeux de Mannheim scintillèrent. Il a un très beau sourire, se dit Mlle Fellowes. Comment le Dr Hoskins avait-il pu le prendre pour un monstre? « C'est un extraordinaire bond en avant! Je parie que les anthropologues ont dû être sidérés en l'apprenant. »

Elle tournait les pages du menu comme si elle ne savait pas ce que c'était. Dehors, la pluie tambourinait contre la vitre avec une force presque malveillante. Ils étaient pratiquement les seuls clients.

Mannheim dit : « Le coq au vin est particulièrement bon ici. Et les lasagnes ne sont pas mauvaises.

— Ça n'a aucune importance. Je prendrai ce que vous prendrez, monsieur Mannheim. »

Il la regarda bizarrement. « Appelez-moi Bruce. S'il vous plaît. Voulez-vous que nous commandions du vin?

— Du vin? Je n'en bois jamais, je regrette. Mais si vous voulez en commander pour vous... »

H la regardait toujours.

Par-dessus le tambourinement de la pluie, il dit : « Qu'estce qui ne va pas, Édith? »

Elle resta interdite.

(Ça ira comme ça, Édith. Il va te prendre pour une débile!)

Elle dit : « Ils vont renvoyer Timmie.

— Vous voulez dire le renvoyer dans le temps?

— C'est ça. A son époque d'origine. »

Le visage de Mannheim se fendit d'un grand sourire. Ses yeux s'allumèrent. « Mais c'est merveilleux! C'est vraiment la meilleure nouvelle de la semaine! »

Elle fut horrifiée.

« Non... Vous ne comprenez pas...

— Je comprends que ce pauvre petit enfant captif va enfin être renvoyé à son peuple, à son père, à sa mère, dans le monde auquel il appartenait et qu'il aimait. Il faut fêter ça. Garçon! Une bouteille de Chianti — non, plutôt une demibouteille, je crois... »

Alors il vit Mlle Fellowes qui le dévisageait.

« Mais, dit-il, vous avez l'air bouleversée, Édith. Vous ne voulez donc pas que Timmie retrouve son peuple?

— Si, mais... » Elle agita les mains en un geste d'impuissance.

« Je crois comprendre. » Mannheim se pencha vers elle. Il rayonnait de sympathie et de sollicitude. « Vous vous occupez de lui depuis si longtemps que vous avez du mal à

vous en séparer aujourd'hui. Le lien qui vous unit est devenu si fort que c'est pour vous un traumatisme d'apprendre qu'il va être renvoyé chez lui. Je vous assure que je comprends ce que vous ressentez. .

— Il y a de ça, répondit Mlle Fellowes. Mais ce n'est qu'un aspect de la question.

— Quel est le vrai problème, alors? »

A cet instant, le serveur arriva avec le vin. Il montra l'étiquette à Mannheim, déboucha la bouteille selon les rites et versa un peu de vin dans le verre de Mannheim. Celui-ci goûta, approuva de la tête, puis dit à Mlle Fellowes : « Vous êtes sûre que vous n'en voulez pas, Edith? Par un jour de pluie aussi triste...

— Je vous en prie, dit-elle presque à voix basse. Buvez-le. Si j'en buvais, ce serait du gaspillage. »

Le serveur emplit le verre de Mannheim et s'en fut. «

Alors, dit-il, revenons à Timmie.

— Il va mourir si on le renvoie là-bas. Vous ne vous rendez pas compte? »

Mannheim reposa son verre si brusquement que le vin éclaboussa la nappe. « Voulez-vous dire qu'un voyage de retour dans le temps serait fatal?

— Non, ce n'est pas ça. Mais ce serait fatal pour Timmie. Écoutez, il est civilisé, aujourd'hui. Il sait nouer ses lacets et couper sa viande avec un couteau et une fourchette. Il se brosse les dents matin et soir. Il dort dans un lit et prend une douche tous les jours. Il regarde des cassettes vidéo et maintenant, il sait lire des petits livres simples. A quoi sert tout ça à l'époque paléolithique?

— Je crois que je vois où vous voulez en venir, dit, Mannheim soudain grave.

— Dans l'intervalle, il a dû oublier l'art de vivre au Paléolithique — ou le peu qu'il en savait au départ. Même des Néanderthaliens, ne devaient pas s'attendre à ce qu'un petit de trois ou quatre ans sache chasser et se débrouiller tout seul. Et même s'il savait quelques petites choses à cet âge-là, il ne se rappellera rien.

— Mais si on le renvoie dans sa tribu, on va sûrement l'intégrer, lui réapprendre les coutumes...

— Vous croyez? H ne sait plus parler leur langage, il ne pense plus comme eux, il a une drôle d'odeur parce qu'il est propre. Ils risquent aussi bien de le tuer sur-le-champ, non? »

Pensif, Mannheim plongea son regard dans son verre de vin.

« D'ailleurs, poursuivit Mlle Fellowes, qu'est-ce qui nous garantit qu'il sera rendu à sa tribu? Je ne comprends pas très bien comment fonctionne le voyage dans le temps, et je ne suis pas sûre que les gens de Stase le sachent tellement mieux. Est-ce qu'il reviendra à l'instant exact où il a été enlevé? Dans ce cas, il aura trois ans de plus, il aura énormément changé en une seconde, et ils ne sauront pas quoi en penser. Ils peuvent le prendre pour un démon. A moins qu'il ne revienne au même endroit, mais trois ans plus tard? Si ça se passe comme ça, sa tribu aura déménagé depuis longtemps. Quand il arrivera dans le passé, il n'y aura personne pour l'accueillir. Il va se retrouver tout seul dans un environnement hostile. Un petit garçon tout seul en pleine période glaciaire. Vous comprenez, monsieur Mannheim?

— Oui, dit-il. Je comprends. »

Il resta silencieux pendant un long moment. Il semblait profondément plongé dans des calculs.

« Vous savez quand il doit être renvoyé? dit-il enfin.

— Peut-être pas avant plusieurs mois, d'après ce que m'a dit le docteur Hoskins.

— Il ne reste pas beaucoup de temps. Il va falloir organiser une campagne "Sauvons Timmie : des lettres aux journaux, des manifestations, une injonction, peut-être une enquête du Congrès sur Stase Technologies. Bien entendu, il serait utile que vous y participiez pour témoigner de l'humanité essentielle de Timmie, que vous nous fournissiez des vidéos montrant qu'il sait lire et se prendre en charge. Et dans ce cas, il faudra probablement que vous démissionniez; vous serez coupée de Timmie, ce qui ne servirait à rien. C'est un problème. D'un autre côté...

— Non, dit Mlle Fellowes. Ça ne servirait à rien. »

Mannheim la regarda d'un air surpris. « Qu'est-ce qui ne servirait à rien?

— Une campagne comme celle dont vous parlez. Ça se retournera contre vous. Dès que vous commencerez à

protester, à organiser vos manifestations et à envoyer des injonctions, le Dr Hoskins baissera l'interrupteur. C'est à ça que ça revient : un interrupteur. On tire dessus et tout ce qui se trouve dans la bulle retourne à l'expéditeur. Les gens de Stase ne peuvent pas se permettre de laisser aller les choses au point où vous les aurez coincés par une injonction. Ils réagiront immédiatement et tout tombera à l'eau.

— Ils n'oseraient pas faire ça.

— Vous croyez? Ils ont déjà décidé que l'expérience avec Timmie était terminée. Ils ont besoin de sa bulle de Stase. Vous ne les connaissez pas. Ils ne font pas de sentiment. Fondamentalement, Hoskins est quelqu'un de bien, mais s'il doit choisir entre Timmie et l'avenir de Stase Technologies S.A., ça ne lui posera aucun problème. Et une fois Timmie parti, on ne pourra plus le ramener. Ce sera un fait accompli. Ils ne pourraient pas le retrouver une deuxième fois dans le temps. Votre injonction n'aurait aucune valeur. Et une, personne ayant vécu il y a quarante mille ans et morte avant que la civilisation ait seulement été imaginée n'aurait aucun recours devant nos tribunaux ».

Mannheim hocha lentement la tête. Il sirota longuement son vin tout en réfléchissant. Le serveur s'approcha, mais Mannhein lui fit signe de s'éloigner.

« Il n'y a qu'une seule chose à faire, dit-il.

— Et c'est?

— Nous connaissons des gens au Canada _qui seraient heureux d'élever Timmie. Et aussi en Angleterre et en Nouvelle-Zélande. Des gens aimants, pleins de sollicitude. Notre organisation pourrait fournir une subvention qui couvrirait le coût de votre emploi à plein temps. Bien entendu, il vous faudrait rompre avec votre existence présente et repartir à zéro dans un autre pays, mais si je vous sens bien, pour le bien de Timmie, vous n'auriez aucun problème à...

— Non. Ce serait impossible. »

Mannheim se renfrogna. « Je vois. »

Visiblement, il ne voyait pas. « Eh bien, dans ce cas, même si vous voyez un inconvénient à quitter le pays, et je vous comprends parfaitement, je pense qu'au moins nous pouvons compter sur vous pour faire sortir Timmie en fraude de Stase Technologies, non?

— Je ne vois aucun inconvénient à quitter le pays, si c'était nécessaire pour sauver Timmie. Je ferais n'importe quoi, j'irais n'importe où pour lui. Ce qui n'est pas possible, c'est de sortir Timmie en fraude de Stase.

— Est-ce si étroitement surveillé? Je vous assure, nous trouverons le moyen d'infiltrer le personnel de sécurité, de mettre sur pied un plan parfaitement sûr pour le faire sortir de ces bâtiments.

— Scientifiquement, c'est impossible.

— Scientifiquement?

— Il y a le potentiel temporel, la pression d'énergie, les. lignes de forces. Si on déplace une masse comme celle de Timmie, ça fera sauter tout le courant de la ville. C'est Hoskins qui me l'a dit et je n'en doute pas. On a récupéré tout un lot de cailloux, de terre et d'herbe en arrachant Timmie au passé, et même ça, on n'ose pas le jeter dehors. Tout est stocké

au fond de la bulle de Stase. Et si nous faisions sortir Timmie, je ne suis même pas sûre que ce serait sans danger pour lui. Si on le sortait de sa bulle de Stase pour l'amener dans notre univers, il pourrait subir un effet de force temporelle. Cette bulle, ce n'est pas notre univers. On le sent quand on passe la porte, vous vous souvenez? Alors, votre idée... Non, les risques sont trop grands. Pas pour vous ni pour moi, en fait, mais peut être pour Timmie. »

Mannheim avait l'air triste.

« Je suis un peu désemparé, dit-il. Je propose de soulever une tempête légale pour défendre Timmie et vous dites que ça ne marchera pas, qu'on appuiera sur l'interrupteur à l'instant où

nous créerons le moindre remous. Puis je suggère — assez illégalement — de voler Timmie à Stase et de le mettre hors de la juridiction de Hoskins, et vous venez me dire que ça ne marchera pas non plus, parce que ça pose des problèmes de physique. Très bien. Je veux vous aider, Édith, mais je suis dans une impasse et pour le moment, je n'ai pas d'autre idée.

— Moi non plus », dit Mlle Fellowes d'un ton

malheureux.

Ils restèrent sans rien dire, tandis que la pluie tambourinait contre la vitre.

XI

DÉPART

52

Le Projet Moyen Age : tout le monde n'avait plus que ce nom à la bouche à Stase Technologies. C'était le début d'une nouvelle et extraordinaire phase du voyage dans le temps; tous en convenaient. Stase Technologies ouvrirait les portes du passé historique,déverserait au vingt et unième siècle une connaissance neuve et stupéfiante des temps anciens, un trésor intellectuel incroyable. Et peut être aussi des trésors d'une autre nature si l'on pouvait accéder à n'importe quel siècle, pourquoi ne pas en ramener des oeuvres d'art, des livres et des manuscrits rares? En l'espace d'une journée, les ressources des musées du monde seraient doublées, triplées, quadruplées! Les objets seraient en parfait état — et cela sans bourse délier, en dehors des dépenses d'énergie.

Tout le monde à la société faisait des prières pour que le Projet Moyen Age se déroule sans anicroche. Tout le monde sauf Edith Fellowes, qui priait silencieusement pour qu'il échoue. Que les théories de Hoskins soient fausses, ou que le matériel ne soit pas à la hauteur : c'était le seul espoir auquel elle pouvait encore se raccrocher, le salut pour Timmie. Si l'opération était un fiasco, plus besoin d'évacuer la bulle de Stase. Tout pourrait continuer comme avant.

Elle souhaitait que le projet échoue; et le reste du monde attendait qu'il réussisse. Alors, elle en venait à haïr le monde. Le Projet Moyen Age faisait à présent l'objet d'une publicité

monumentale. Les médias et le public ne pensaient plus qu'à

ça. Stase Technologies n'avait rien eu depuis longtemps pour attirer leur attention. Le petit dinosaure était oublié. Ah! Si Timmie avait un tant soit peu ressemblé au féroce enfant-singe que les gens attendaient! Mais il n'était qu'un petit garçon très laid. Et il n'avait plus grand-chose de préhistorique. S'il avait beuglé de fureur, s'il s'était martelé la poitrine de ses poings, s'il avait rugi un charabia sauvage, l'intérêt se serait peut-être maintenu.. Mais ce n'était pas le genre de Timmie. Mais un humain historique, un adulte sorti du passé; quelqu'un ayant vu, de ses yeux vu, Jeanne d'Arc, Richard Coeur-de-Lion ou Saladin, quelqu'un sachant parler une langue connue, quelqu'un pouvant faire vivre les pages d'histoire...

Les semaines passaient. Le temps approchait.

Et à présent, l'Heure Zéro du Projet Moyen Age était toute proche.

Hoskins et ses associés m'ont beaucoup appris sur les techniques de relations publiques depuis l'arrivée de Timmie, trois ans plus tôt. Cette fois-ci, il y aurait plus qu'une poignée de spectateurs au balcon Les techniciens de Stase Technologie, S.A., joueraient leur rôle devant l'humanité tout entière.

Mlle Fellowes elle-même devenait presque folle à force d'attendre. Elle n'avait qu'une envie : que le suspense finisse; que le projet réussisse ou échoue. Elle voulait être présente dans la salle commune quand on abaisserait les derniers interrupteurs. Si seulement la nouvelle assistante arrivait, elle serait libre de s'y rendre -elle s'appelait Mandy Terris et avait été engagée la semaine dernière en remplacement de Mme Stratford, qui avait pris un travail mieux payé dans un autre État...

« Mademoiselle Fellowes? »

Elle pivota sur elle-même, espérant que ce serait enfin Mandy Terris. Mais non, ce n'était que la secrétaire du Dr Hoskins qui amenait Jerry pour sa séance de jeu avec Timmie. La femme se dépêcha de s'en aller. Elle aussi voulait avoir une bonne place.

Jerry s'avança timidement, l'air embarrassé.

« Mademoiselle Fellowes?

— Qu'y a-t-il, Jerry? »

Le petit garçon sortit de sa poche un article tout froissé

découpé dans un journal et le lui montra.

« C'est bien une photo de Timmie? »

Mlle Fellowes y jeta un coup d'oeil rapide. C'était effectivement Timmie, souriant de toutes ses dents. La photo de l'article avait été prise récemment, pour le troisième anniversaire de son arrivée. La fête d'anniversaire de Timmie,

, avaient-ils dit — la fête de sa « naissance » au vingt et unième siècle. Timmie tenait à la main un de ses cadeaux d'«

anniversaire », un jouet robot étincelant.

Jerry la regarda de près. « Ils disent que Timmie est un. enfant-singe.

— Quoi?»

Elle arracha la coupure de presse des mains du petit Hoskins et la regarda. Il y avait une légende qu'elle ne s'était pas donné la peine de lire :

L'ENFANT-SINGE PRÉHISTORIQUE REÇOIT UN

ROBOT JOUET POUR SON ANNIVERSAIRE.

Les yeux de Mlle Fellowes s'emplirent de larmes de rage. D'une torsion violente du poignet, elle déchira la coupure en une dizaine de morceaux et les jeta par terre.

« Pourquoi vous avez fait ça, mademoiselle Fellowes?

Parce qu'ils disaient que Timmie est un enfant-singe? Ce n'est pas un enfant-singe, n'est-ce pas? Ou bien c'en est un? »

Elle saisit le poignet de l'enfant et se contint pour ne pas le secouer.

« Non, ce n'est pas un enfant-singe ! Et je ne veux plus que tu dises ça! Jamais, tu m'entends? C'est méchant et tu ne dois pas le faire! »

Jerry se débattit pour lui faire lâcher prise, l'air effrayé. Mlle Fellowes avait le coeur qui martelait. Elle lutta pour se maîtriser.

« Entre jouer avec Timmie, dit-elle. Il a un nouveau livre à te montrer.

— Vous m'avez fait mal.

— Je m'excuse. Je ne l'ai pas fait exprès.

— Je le dirai à mon pè...

— Entre! Dépêche-toi! Je t'ai dit que je m'excusais. »

L'enfant déguerpit vers la porte de la bulle, et se retourna pour lui lancer un regard furieux. Mandy Terris approchait. Il était temps.

« Vous êtes un peu en retard, dit-elle en essayant de pas prendre un ton trop belliqueux. Jerry Hoskins est déjà là. Il joue avec Timmie.

— Je sais, mademoiselle Fellowes. J'ai essayé de faire vite, mais il y a du monde partout. Tout le monde est surexcité.

— Je sais. Maintenant, je voudrais que vous... »

Mandy dit : « J'imagine que vous êtes pressée d'aller assister au spectacle, non? » Son joli visage mince et inexpressif prit un air d'envie:« De tous les moments où j'ai été de service...

— Vous pourrez tout voir aux informations, ce soir, dit Mlle Fellowes. Entrons, voulez-vous? » Ce serait la première fois qu'elle laisserait Mandy Terris seule avec Timmie. « Les gosses ne vous poseront pas de problèmes. A vrai dire, plus vous les laisserez seuls, mieux ça vaudra. »

Mlle Fellowes ouvrit la porte de Stase et la fit entrer. Timmie et Jerry étaient absorbés dans leurs jeux et ne levèrent même pas les yeux. Elle indiqua à Mandy Terris ce qu'elle devait faire au cours des deux heures suivantes, les formulaires à remplir, les notes à prendre.

Alors que Mlle Fellowes s'apprêtait à partir, la jeune femme l'appela-: « J'espère que vous aurez une bonne place!

Et bon sang, j'espère que ça va marcher! »

Mlle Fellowes se retint de répondre, de peur de dire quelque chose de malvenu. Elle se dépêcha de sortir sans regarder en arrière.

Mais son retard lui avait ôté toute chance d'avoir une bonne place. Elle n'eut accès qu'à l'écran de télévision dans la salle commune. Elle le regretta amèrement. Si seulement elle avait pu être sur place; si elle avait pu s'approcher des instruments; si elle pouvait saboter l'expérience... Non. C'était de la folie. Elle rassembla ses forces et refoula ces idées ridicules.

Détruire ne résoudrait rien. On se contenterait de reconstruire et de recommencer l'expérience. Et elle se serait coupée à jamais de Timmie.

Rien n'y ferait.

Rien, sinon l'échec de l'expérience elle-même — une débâcle irrémédiable, une impossibilité fondamentale, quelque chose comme ça.

Aussi attendit-elle pendant que le compte à rebours se poursuivait, observant tout ce qui se passait sur l'écran géant, examinant le visage des techniciens à mesure que la caméra passait sur eux, guettant l'expression d'inquiétude et d'incertitude qui lui dirait que quelque chose allait de travers. Elle observait... observait...

Personne ne semblait indécis, perplexe ou inquiet. L'équipement avait été testé, de nombreuses fois. Des simulations avaient eu lieu par milliers.

Le compte à rebours se déroula jusqu'au bout, arriva à

zéro.

Et — très calmement, sans rien de spectaculaire —

l'expérience réussit.

Dans la nouvelle Stase se tenait un paysan barbu, aux épaules voûtées, d'un âge indéterminé, portant des vêtements en lambeaux et des sabots de bois, qui regardait., d'un air horrifié le paysage affolant qui venait de se substituer à son univers.

Et tandis que l'assistance sombrait dans un délire jubilatoire, Mlle Fellowes restait pétrifiée de chagrin, bousculée, poussée, presque piétinée. Entourée de gens triomphants tandis qu'elle croulait sous la défaite. Quand le haut-parleur appela son nom en forçant sur les décibels, elle ne réagit qu'au troisième appel.

« Mademoiselle Fellowes. Mademoiselle Fellowes. Vous êtes demandée à la Section Un de Stase immédiatement. Mademoiselle Fellowes. Mademoiselle... »

Que s'était-il passé?

« Laissez-moi passer! » s'écria-t-elle. Avec une énergie furieuse, elle plongea dans la foule, frappant les gens qui la gênaient, cognant avec les poings serrés, battant des bras, s'approchant de la porte avec une lenteur cauchemardesque.

« Mademoiselle Fellowes, s'il vous plaît... Mademoiselle Fellowes... urgent... »

53

Elle trouva Mandy Terris en larmes dans le couloir extérieur de la bulle.

« Je ne sais pas comment c'est arrivé. Je suis allée à

l'angle du couloir pour voir un écran de poche qu'on avait installé là. Rien qu'une minute. Et puis, avant que j'aie pu faire quoi que ce soit... » Brusquement, elle s'écria d'un ton accusateur : « Vous aviez dit qu'il n'y aurait pas de problème; vous aviez dit que je devais les laisser seuls... »

Mlle Fellowes, échevelée, tremblant sans pouvoir se contrôler, lui lança un regard meurtrier. « Ou est Timmie? »

Mortenson avait surgi et nettoyait le bras de Jerry avec un désinfectant. Elliott était là aussi, préparant une injection antitétanique. Il y avait une tache de sang d'un rouge éclatant sur les vêtements de Jerry.

« Il m'a mordu, mademoiselle Fellowes, cria-t-il furieux. Il m'a mordu!»

Mais Mlle Fellowes ne le voyait pas.

« Qu'avez-vous fait de Timmie? s'écria-t-elle.

— Je l'ai enfermé dans la salle de bains, dit Mandy Terris. Je l'ai jeté dedans, ce petit monstre, et j'ai barricadé la porte avec des chaises. »

Mlle Fellowes courut à la maison de poupée sans prêter aucune attention à l'onde de désorientation de la Stase. Elle écarta les chaises et s'acharna sur la poignée de la porte. Il lui fallut une éternité pour l'ouvrir.

Enfin, elle entra dans la salle de bains. Elle baissa les yeux sur le pauvre petit garçon très laid blotti dans un coin.

« Ne me fouettez pas, mademoiselle Fellowes », dit Timmie d'une voix altérée. Il avait les yeux rouges. Ses lèvres tremblaient. « Je ne voulais pas lui faire de mal. Vous n'allez pas me fouetter, hein?

— Oh, Timmie, qui a parlé de te fouetter? » Elle le prit dans ses bras et le serra très fort.

D'une voix tremblante, il dit : « C'est elle. La nouvelle. Elle a dit que vous alliez me taper avec un grand fouet, me taper et me taper.

— C'était mal de dire ça: Personne ne te fouettera. Mais que s'est-il passé? Que s'est-il passé, Timmie? »

Il leva les yeux vers elle. Ils paraissaient énormes A voix basse, il dit : « Il m'a traité d'enfant-singe.

— Quoi!

— Il a dit que je n'étais pas un vrai enfant. Qu'il l'avait lu dans les journaux. Il a dit que j'étais seulement un animal. »

Timmie faisait des efforts pour ne pas pleurer; mais ses larmes jaillirent, comme un raz de marée. Les sanglots et les hoquets brouillèrent ses paroles, mais le sens général n'était que trop clair. « Il a dit qu'il ne voulait plus jouer avec un singe. J'ai dit que je n'étais pas un singe. Je ne suis pas un singe. Je sais ce que c'est, un singe.

— Timmie... Timmie...

— Il a dit que j'avais une drôle de tête. Il a dit que j'étais horrible et tout laid. 11 n'arrêtait pas de le dire et je l'ai mordu.

»

Ils pleuraient tous les deux, à présent.

Entre deux sanglots, Mlle Fellowes dit : « Ce n'est pas vrai. Tu le sais bien, Timmie. Tu es un vrai petit garçon. Un petit garçon adorable, le plus gentil du monde. Et personne, personne, ne t'enlèvera à moi. »

Elle ressortit. Elliott et Mortenson étaient toujours en train de panser Jerry. Mandy Terris n'était pas visible. Mlle Fellowes dit : « Emmenez cet enfant. Amenez-le au bureau de son père et finissez ce que vous avez à faire avec lui. Et si vous voyez Mile Terris, dites-lui qu'elle peut prendre son chèque et vider les lieux. »

Ils s'inclinèrent. Ils reculèrent devant elle comme si elle s'était mise à cracher du feu.

Elle fit demi-tour et rentra auprès de Timmie.

54

Elle avait pris sa décision. Ç'avait été très facile : elle avait soudain compris ce qu'il fallait faire et résolu de le faire sans tarder, sans hésiter. Elle allait peut-être affronter des dangers qu'elle ne comprenait pas, mais tant pis. Si elle n'agissait pas, Timmie allait certainement être renvoyé dans le temps pour y mourir. Si elle mettait son projet à exécution, il restait au moins l'espoir que les choses se passeraient bien. L'espoir. Un choix facile. Et elle n'avait plus le temps de réfléchir, maintenant que le propre fils de Hoskins avait été

mêlé à tout cela.

Non, il fallait que ce soit fait ce soir même, alors que les gens étaient encore distraits par la réussite du Projet Moyen Age.

Elle regretta de ne pouvoir appeler Bruce Mannheim. Mais elle n'osait pas prendre ce risque. Les ordinateurs du standard avaient peut-être un programme de sécurité; ils risquaient d'écouter et de rendre compte. Il faudrait le joindre une fois l'acte accompli. Mannheim ne verrait pas d'inconvénient à être éveillé aux petites heures de la nuit; pas pour ça. Ensuite, il pourrait se mettre au travail pour faire sa part des choses.

Minuit, se dit-elle. Le bon moment.

Qu'elle sorte et revienne à une heure aussi tardive ne poserait pas de problème. Elle venait souvent la nuit, même quand elle avait décidé de dormir dans son appartement privé. Le garde la connaissait bien et ne lui poserait pas de questions. La valise ne l'inquiéterait pas non plus. Elle répéta la phrase anodine : « Des jeux pour le petit », avec le sourire. Des jeux pour le petit? A minuit?

Mais pourquoi la soupçonnerait-on? Elle ne vivait que pour Timmie. Tout le monde le savait ici. Si elle lui apportait des jouets en pleine nuit, eh bien, c'était sa façon d'être. Pourquoi le remarquerait-il particulièrement?

Il ne remarqua rien.

« 'Soir, mademoiselle Fellowes. Sacrée journée, hein?

— Oui, une sacrée journée. J'apporte des jeux pour le petit », dit-elle en souriant.

Et elle passa la barrière de sécurité.

Timmie était éveillé quand elle pénétra dans la maison de poupée.

« Mademoiselle Fellowes... Mademoiselle Fellowes... »

Elle s'acharna à paraître normale pour éviter de l'effrayer. Avait-il dormi? Un peu, dit-il. Il avait refait le même rêve, et ça l'avait réveillé. Elle s'assit un moment à côté de lui, l'écouta poser des questions pleines d'un vague regret sur Jerry. Elle s'efforçait à la patience. Rien ne presse, se disait-elle. Pourquoi aurait-on des doutes? J'ai le droit d'être ici. Rares seraient ceux qui la verraient partir, et personne ne poserait de questions sur le paquet qu'elle porterait. Timmie resterait muet et la chose serait accomplie. Ce serait fait; à

quoi bon le défaire? On la laisserait libre. Même si le courant sautait dans six comtés, il n'y aurait plus aucune raison de ramener Timmie ici.

Elle ouvrit la valise.

' Elle en sortit l'imperméable, la casquette en laine avec les oreillettes, et tout le reste.

Timmie dit, avec une nuance d'ahurissement et peut être d'inquiétude : « Pourquoi vous me mettez tous ces vêtements, mademoiselle Fellowes? »

Elle dit : « Je vais t'emmener dehors, Timmie. Là où se passent tes rêves.

— Mes rêves? » Son visage se tordit soudain d'une envie, mêlée de crainte.

« N'aie pas peur. Tu seras avec moi. Tu n'auras pas peur si tu es avec moi, n'est-ce pas, Timmie!

— Non, mademoiselle Fellowes. » Il enfouit sa petite tête difforme contre son flanc, et sous ses bras qui l'entouraient, elle sentit son petit coeur battant.

Elle l'étreignit à son tour, coupa l'alarme et ouvrit doucement la porte.

Et hurla.

Gerald Hoskins était là, de l'autre côté de la porte.

55

Il la dévisageait, l'air aussi abasourdi qu'elle. Deux hommes l'accompagnaient.

Mlle Fellowes se reprit en une seconde et tenta vivement de le contourner et de s'engager dans le couloir; mais Hoskins eut le temps de l'arrêter. Il la saisit sans ménagement et la rejeta contre une commode. Puis il fit un signe aux deux hommes et lui fit face, bloquant la porte.

« Je ne m'attendais pas à ça. Etes-vous devenue complètement folle? »

Mlle Fellowes avait mis son épaule en avant pour cogner la commode plutôt que Timmie. Elle se retourna, tenant l'enfant fermement et défiant Hoskins du regard. Mais dès qu'elle prit la parole, elle ne fut plus qu'une suppliante : « Quel mal y a-t-il à ce que je l'emmène, docteur Hoskins? Vous ne pouvez pas faire passer une perte de courant avant une vie humaine. »

Hoskins fit un signe de tête aux deux hommes et ils vinrent l'encadrer, prêts à l'empoigner au besoin. Hoskins luimême s'avança et lui prit Timmie des bras. Il dit : « Une surintensité de la taille de celle que vous prépariez couperait le courant d'une zone immense. Pendant toute une journée, la, ville serait infirme. Les ordinateurs seraient coupés, les alarmes ne fonctionneraient plus, on perdrait des données, il y aurait des problèmes à n'en plus finir. Comment n'y aurait-il pas des blessés et des morts?

D'autres morts, pour lesquels nous aurions des comptes à

rendre? Des milliers de procès nous retomberaient sur le dos. Ce serait la faillite, ou à tout le moins un revers financier terrible pour Stase Technologies, et un fiasco colossal en termes de relations publiques. Imaginez ce que diraient les gens s'ils apprenaient que tout ce foutoir provient d'une infirmière sentimentale agissant pour l'amour d'un enfantsinge.

— Un enfant-singe! dit Mlle Fellowes avec une rage impuissante.

— Vous savez bien que c'est comme ça que les

journalistes aiment à l'appeler, dit Hoskins. Et les gens ordinaires pensent à lui en ces termes. Ils n'ont toujours pas compris ce qu'est un Néanderthalien. Et je ne crois pas qu'ils comprendront un jour. »

Un des hommes était sorti de la bulle. Il revint et fit passer une corde en nylon à travers des oeilletons sur la partie supérieure du mur.

Mlle Fellowes eut un hoquet. Elle se rappela la corde attachée à la poignée à l'extérieur de la pièce du professeur Adamevski.

Elle cria : « Non! Vous ne pouvez pas faire ça! »

Hoskins posa Timmie à terre et lui retira doucement son imperméable. « Reste ici. Timmie. Il ne t'arrivera rien. Nous allons juste sortir un instant. D'accord?

Timmie, le teint crayeux, muet, parvint à acquiescer. Hoskins guida Mlle Fellowes hors de la maison de poupée. Elle n'avait plus aucune résistance. L'esprit vide, elle remarqua qu'on accrochait la poignée rouge dans le couloir. Etrange qu'elle n'y ait jamais fait attention jusque-là, qu'elle n'ait jamais laissé cet objet pénétrer dans sa conscience. L'épée du bourreau, se dit-elle.

« Je suis désolé, mademoiselle Fellowes, dit Hoskins. Je vous aurais épargné ce spectacle si j'avais pu. J'avais prévu l'opération pour minuit pour que vous l'appreniez après coup.

»

Dans un murmure las, elle dit : « Vous faites ça parce que votre fils a été blessé. Vous ne vous rendez pas compte que Jerry a tourmenté cet enfant jusqu'à ce qu'il le frappe?

— Cela n'a rien à voir avec ce qui est arrivé à Jerry.

— Si vous le dites, répondit Mlle Fellowes d'un ton acide.

— Non. Croyez-moi. Je sais ce qui s'est passé

aujourd'hui; tout était la faute de Jerry. Bon, j'imagine que cet incident a un peu accéléré les choses. L'histoire s'est sue. C'était impossible à éviter, avec les médias qui se baladent partout dans le labo. Et nous allons entendre parler de «

négligence », de « Néanderthaliens sauvages » et autres idioties. Tout ça gâchera la couverture de l'expérience réussie d'aujourd'hui. De toute manière, il fallait que Timmie s'en aille un jour ou l'autre. Mieux vaut le renvoyer cette nuit et donner aux journaux à sensation un minimum de prétextes à produire des horreurs.

— Ce n'est pas comme si vous renvoyiez une pierre. C'est un être humain, et vous allez le tuer.

— Pas le tuer. Nous n'avons aucune raison de penser que le voyage de retour soit dangereux. Il arrivera grosso modo .à

l'endroit d'où il est parti, en un point du temps qui, selon nos calculs, devrait à peu près se situer dix semaines après son départ — plus ou moins quelques semaines, en tenant compte de la dérive entropique et d'autres petits détails techniques. Il ne sentira rien. Il sera revenu chez lui, enfant de Néanderthal dans un monde de Néanderthal. Il ne sera plus prisonnier ni étranger. Il aura sa chance de vivre une vie libre.

— Quelle chance? Il a sept ans au plus, il a pris l'habitude qu'on s'occupe de lui, qu'on le nourrisse, qu'on l'habille, qu'on le protège. Là-bas, il se retrouvera seul dans une période glaciaire. Vous ne croyez pas que sa tribu aura pu partir ailleurs, en dix semaines? Ils ne restent pas assis à ne rien faire : ils suivent le gibier, ils ratissent les pistes. Et si par miracle ils étaient encore là, vous croyez qu'ils le reconnaîtraient? Avec trois ans de plus? Ils s'enfuiraient en hurlant. Il serait bien obligé de s'occuper de lui tout seul. Comment saurait-il s'y prendre? »

Hoskins secoua la tête. Son visage était inexpressif, marmoréen, implacable.

« Il retrouvera sa tribu, ils l'accepteront parmi eux et lui feront bon accueil. J'en suis absolument certain. Faites moi confiance, mademoiselle Fellowes. »

Elle le regardait avec épouvante.

« Que je vous fasse confiance?

— S'il vous plaît, dit-il, et brusquement, l'anxiété perça dans son regard. C'est incontournable. Je suis désolé, mademoiselle Fellowes. Croyez-moi, je suis... plus désolé. que vous ne pouvez le croire. Cet enfant doit partir, c'est tout. Ne rendez pas les choses plus difficiles. »

Elle avait les yeux braqués sur lui. Elle soutint son regard sans rien dire un long et terrible moment.

Enfin elle dit, tristement : « Eh bien, si c'est ainsi. Laissez-moi au moins lui dire adieu. Laissez-moi cinq minutes seule avec lui. Vous pouvez m'accorder ça, non? »

Hoskins hésita. Puis il hocha la tête.

« Allez-y », dit-il.

56

Timmie courut vers elle. Pour la dernière fois, il courut vers elle ; pour la dernière fois, elle le serra dans ses bras. Un instant, elle le tint contre elle sans rien voir d'autre. Du bout du pied, elle attrapa une chaise, la déplaça contre le mur et la lâcha.

« N'aie pas peur, Timmie.

— Je n'ai pas peur quand vous êtes là, mademoiselle Fellowes. 11 est en colère contre moi, le monsieur dehors?

— Non, pas du tout. Simplement il ne nous comprend pas. Timmie, tu sais ce que c'est, une mère?

— Comme la mère de Jerry?

— Euh... oui. Comme la mère de Jerry. Tu sais ce que fait une mère?

— Une mère, c'est une dame qui s'occupe de vous, qui est très gentille avec vous et qui fait des bonnes choses.

— C'est ça. C'est ce que fait une mère. 11 t'est déjà arrivé

de vouloir une mère, Timmie? »

Timmie recula la tête pour la regarder dans les yeux. Lentement, il posa sa main contre sa joue et ses cheveux et la caressa, exactement comme elle l'avait fait elle-même autrefois.

Il dit : « Vous n'êtes pas ma mère?

— Oh, Timmie.

— Vous êtes en colère à cause de ce que j'ai dit?

— Non. Bien sûr que non.

— Parce que je sais que vous vous appelez mademoiselle Fellowes, mais... mais quelquefois, en dedans de moi, je vous appelle" Maman ". Comme Jerry avec sa mère, sauf que lui, il le dit tout haut. Ce n'est pas mal de vous appeler comme ça en dedans?

— Non. Non, c'est très bien. Et je ne te quitterai plus et rien ne pourra te faire du mal. Je serai toujours à côté de toi pour m'occuper de toi. Appelle-moi Maman, que je puisse t'entendre.

" Maman ", dit Timmie avec bonheur en pressant sa joue contre celle de Mlle Fellowes.

Elle se leva et, toujours avec Timmie dans les bras, monta sur la chaise.

Elle se rappela ce que Hoskins avait dit des objets qui n'étaient pas accrochés et se trouvaient emportés dans le temps avec l'objet en transit. Bien des choses dans la pièce étaient fixées; d'autres, non. Telle que la chaise sur laquelle elle se trouvait. Ma foi, tant pis : la chaise s'en irait. Cela n'avait pas d'importance. D'autres choses risquaient d'être emportées aussi. Elle n'en avait cure. Cela ne la regardait pas.

« Hé!» cria Hoskins à l'extérieur de la bulle.

Elle sourit. Elle tint Timmie fermement contre elle, leva sa main libre et tira de tout son poids sur le cordon qui pendait entre deux oeilletons.

Et la Stase fut perforée et la pièce fut vide.

Épilogue

VISAGE DU FEU CÉLESTE

Nuage d'Argent s'approcha de l'endroit où Femme de la Déesse, accroupie, dessinait des cercles magiques dans la neige et dit : « Il faut que je te parle. »

Elle continua son travail. « Eh bien, parle.

— Tu peux arrêter un instant de faire des ronds?

— Ces cercles nous protègent.

— Arrête quand même, dit Nuage d'Argent. Lève-toi et regarde-moi dans les yeux. Il faut que je te parle de quelque chose de sérieux. »

Femme de la Déesse lui adressa un regard aigre et menaçant, puis se mit debout lentement. Il crut entendre ses os craquer pendant qu'elle se relevait.

La neige avait cessé de tomber, au moins pour un court moment. Le soleil brillait faiblement comme un soleil de fin de saison, bas sur l'horizon.

« Eh bien? dit Femme de la Déesse. Parle.

— Il faut que nous partions d'ici, dit Nuage d'Argent.

— Évidemment. Tout le monde le sait depuis longtemps.

— Nous allons partir d'ici, voilà ce que je veux dire. Aujourd'hui même. »

Femme de la Déesse se gratta pensivement les reins. «

Nous n'avons toujours pas pu faire nos dévotions devant l'autel.

— Non, en effet.

— La Déesse sera furieuse. »

Irrité, Nuage d'Argent dit : « Elle est déjà furieuse. Nous le savons bien. Elle a envoyé les Autres occuper la berge de la rivière pour nous empêcher de nous servir de l'autel. Très bien

: nous ne pouvons plus rester non plus.

Nous n'avons pas de véritable abri par ici, pas beaucoup de nourriture, et l'hiver est tout proche.

— Tu aurais dû te dire tout ça il y a longtemps, Nuage d'Argent.

— Oui. J'aurais dû. Mais au moins je le reconnais. Quand nous aurons fini de discuter, je donnerai l'ordre de lever le camp, nous accomplirons les rites du départ et nous. partirons. Est-ce entendu? »

Femme de la Déesse resta un moment à le dévisager. Puis elle dit : « Oui, c'est entendu. Mais tu ne pourras plus être le chef après cela, Nuage d'Argent.

— Je sais. Le Cercle de Mise à Mort se réunira et fera ce qui doit être fait. On pourra me laisser ici en offrande à la Déesse. Un autre chef vous conduira vers l'est pour trouver un abri.

— Oui », dit Femme de la Déesse. Elle ne paraissait guère émue. « Et qui sera le chef après toi? OEil Flamboyant?

Montagne Brisée?

— Qui voudra, dit Nuage d'Argent.

— Et s'il y en a plus d'un qui veut? »

Il haussa les épaules.

« Ils se battront pour se départager.

— C'est mal. Il faut que tu choisisses.

— Non, dit-il. Ma sagesse est usée. Mes jours sont finis. Allez, prépare-toi pour ce qui vient. J'ai fini de parler avec toi.

»

Il s'éloigna. Elle l'appela, mais il n'eut pas l'air d'entendre. Elle lui lança une boule de neige qui le frappa à l'épaule, et la neige lui coula dans le dos, mais il continua à marcher. Il n'avait envie de parler à personne. C'était le dernier jour de son existence, et il avait simplement envie de passer le temps dans le calme, la sérénité, la paix, jusqu'à ce que le Cercle de Mise à Mort vienne le chercher avec la massue en ivoire. Demain, sa jambe ne le ferait plus souffrir; un autre porterait le fardeau du 'pouvoir.

Seul, il contempla au loin l'autel que son peuple n'avait pas pu utiliser.

Les Autres se déplaçaient çà et là, au bord de la rivière. Des guerriers en armes. Que faisaient-ils? Jeune Antilope était de garde près de l'autel; il marchait de gauche à droite et de droite à gauche, l'air mal à l'aise. Une attaque? Songeaient-ils à prendre l'autel par la force?

Ce serait bien ma chance, se dit Nuage d'Argent. Nous sommes dans l'impasse depuis des semaines, chaque peuple a peur de l'autre, personne n'ose prendre le risque de s'emparer de l'autel par la force. Et le jour même où je décide de me retirer et de leur laisser la place, les Autres décident de se battre. Et comme nous n'avons aucun moyen de communiquer avec eux, nous serons obligés d'accepter le combat, et nous serons .nombreux -à mourir. Pour rien. S'ils avaient attendu jusqu'à demain, ils, auraient eu l'autel sans coup férir.

« OEil Flamboyant! cria-t-il. Arbre Aux Loups! »

Les deux hommes vinrent en petite foulée. Nuage d'Argent montra l'autel.

« Est-ce qu'ils vont se battre? demanda Arbre Aux Loups.

— La Déesse seule le sait, mon garçon. Mais vous feriez bien de vous préparer à tout hasard. Prévenez tout le monde. Même les vieux. » Nuage d'Argent leva sa lance. « S'ils attaquent, je me battrai à vos côtés. »

OEil Flamboyant le regarda d'un air incrédule. « Toi, Nuage d'Argent?

— Pourquoi pas? Tu crois que j'ai oublié? »

Mieux vaut mourir au combat, se dit-il, que d'affronter la massue d'ivoire du Cercle de Mise à Mort. Mais il aurait mieux aimé voir le Peuple quitter paisiblement cet endroit. OEil Flamboyant et Arbre Aux Loups coururent sonner l'alarme.

Puis, brusquement, Celle Qui Sait bondit on ne sait d'où, comme si elle avait été piquée pat un insecte. Elle s'était éloignée toute seule ce matin, comme souvent, pour se promener sur la colline. Elle devenait chaque jour plus bizarre, celle-là.

« Nuage d'Argent ! Nuage d'Argent! Regarde! » Il se tourna vers elle.

« Que faut-il regarder, Celle Qui Sait?

— Sur la colline! » Elle montra un point derrière elle. «

Tu vois?

— Hein? Où ça? »

Il plissa les yeux et scruta le haut de la colline. Il n'y vit rien d'inhabituel.

« Le long du chemin, dit Celle Qui Sait. Là où nous sommes arrivés. Tu vois une lumière?

—.Non... Si! »

Nuage d'Argent sentit .un frisson glacé le parcourir. C'était une lumière qu'il avait déjà vue. L'air pétillait, crachait des éclairs rouges et verts. Des anneaux et des tourbillons de couleurs dansaient, formant comme des guirlandes folles. Au centre, on voyait une zone de violente lumière blanche, si brillante qu'on pouvait à peine la regarder en face. Il y avait eu une lumière comme celle-ci quand ils avaient descendu la colline. Le jour où la Déesse s'était emparée du petit Visage du Feu Céleste.

Il bredouilla une prière d'une voix rauque. Femme de la Déesse qui psalmodiait quelque chose et les deux autres Femmes de la Déesse reprenaient en choeur.

« Qu'est-ce que c'est cette lumière, Nuage d'Argent? lui demanda quelqu'un. Dis-nous. Dis-nous! »

D'un haussement d'épaules, il se débarrassa des questions. Engourdi comme un homme qui a marché trop longtemps dans la neige, il commença à monter sur la colline.

« La Déesse est revenue », souffla une voix de femme derrière lui.

Il marchait. Son peuple le suivait. Les Autres aussi avaient remarqué l'apparition, avaient interrompu leur manoeuvre et s'approchaient lentement, irrésistiblement attirés par le besoin de voir de plus près.

« La Déesse est là-haut! gémit une femme. Je la vois. Je la vois!

— La Déesse, oui!

— La Déesse. Et la Déesse est une Autre!

— La Déesse est une Autre! Regardez-la! Regardez! »

Nuage d'Argent plissa les yeux, s'efforçant de voir ce que voyaient les Autres. Mais la lumière était trop forte — cette étrange lumière, Cet étourdissant tourbillon de couleur avec cette blancheur qui tournoyait au milieu...

Alors, la lumière commença à disparaître. Et Nuage d'Argent vit la Déesse.

Elle se tenait, l'air serein, à l'endroit où brillait l'étrange lumière. Elle était de la race des Autres, en effet, très grande, très mince. Sa peau était pâle, ses cheveux clairs, ses lèvres rouges, son front tout droit. Elle portait des vêtements blancs d'une espèce que Nuage d'Argent n'avait jamais vue. Et elle tenait un enfant dans ses bras. Un enfant du Peuple.

Lentement, calmement, la Déesse descendit la piste, venant à la rencontre du groupe massé à sa base. Nuage d'Argent continua d'avancer. Celle Qui Sait était maintenant à

sa gauche, Femme de la Déesse à sa droite, Garde le Passé

juste derrière lui. Elles se pressaient contre lui, déconcertées, cherchant la présence sacrée du chef tandis qu'elles allaient à

la rencontre de la Déesse.

Elle était maintenant tout près.

Que son visage était étrange! Qu'il était beau, serein! Elle souriait, ses yeux brillaient de joie.

Et l'enfant qu'elle tenait — déjà grand, avec un étrange. vêtement —, ses yeux brillaient aussi.

« La marque de son visage.. dit Celle Qui Sait. Vous voyez? Le signe du feu céleste! Vous savez qui est cet enfant. Regarde, Fumée Rouge A L'Aube, la Déesse a ramené ton fils perdu, Visage du Feu Céleste!

— Visage du Feu Céleste n'était qu'un petit garçon. Et celui-là est...

— La marque! La marque sur son visage!

— Visage du Feu Céleste! Visage du Feu Céleste! » Le cri monta de toutes parts.

Oui, songea Nuage d'Argent. Ce ne pouvait être que lui. Qu'il avait l'air heureux! Il souriait, agitait les mains, les appelait. En quelques semaines, il avait vieilli de plusieurs années — un miracle de la Déesse — mais c'était lui, merveilleusement revenu parmi les siens. Où avait-il été?

Pourquoi était-il ramené aujourd'hui? Qui pouvait le dire?

Tout était l'oeuvre de la Déesse.

« Regarde, chuchota Garde Le Passé. Les Autres

viennent. »

Nuage d'Argent jeta un coup d'oeil. L'ennemi, était pratiquement sur eux. Mais pas pour se battre; il le vit à leur expression. Ceux qui gravissaient la colline, ce n'étaient pas seulement les guerriers, mais tous les Autres, femmes, enfants et vieillards également. Et ils paraissaient aussi abasourdis que le Peuple lui-même.

La Déesse attendait, souriante, Visage du Feu Céleste dans les bras. Une lumière dorée semblait émaner d'eux. Nuage d'Argent tomba à genoux. La joie rayonnait d'eux par vagues, faisant monter d'étranges larmes à ses yeux, et il rendit grâces. Femme de la Déesse s'agenouilla aussi, puis Celle Qui Sait, puis tout le Peuple et tous les Autres. Côte à

côte, oubliant toute idée de guerre, agenouillés dans la neige, levant des yeux émerveillés vers la silhouette brillante qui tenait l'enfant souriant dans ses bras, venue parmi eux comme une messagère de printemps et de paix.