NUAGE D'ARGENT

La neige était arrivée pendant la nuit, saupoudrant le paysage, fine comme de la brume, portée par le vent d'ouest. Elle avait dû venir de très loin. L'odeur de la mer y était encore présente et la chaleur du soleil matinal la faisait monter au-dessus de l'immense toundra triste.

Nuage d'Argent avait vu la mer, longtemps avant, quand il était enfant et que le Peuple chassait encore sur les terres de l'ouest. La mer était immense, obscure, toujours en mouvement, capable de luire — comme un étrange feu liquide

— quand le soleil tombait dessus sous un certain angle. S'y aventurer, c'était la mort; la contempler, c'était un enchantement. Il ne la reverrait plus, il le savait. Les Autres tenaient maintenant les terres côtières, et le Peuple reculait, se rapprochant chaque année un peu plus du, lieu où naît le soleil. Et même si les Autres venaient à disparaître aussi brusquement qu'ils étaient apparus, Nuage d'Argent avait bien conscience qu'il n'avait aucun espoir de retourner là-bas. Il était trop, vieux, trop boiteux, trop proche de sa fin. Il faudrait la moitié d'une vie à la tribu pour refaire le chemin en sens inverse. Nuage d'Argent n'en avait pas autant devant lui. Deux ou trois ans, avec de la chance; c'était plus probable. Mais c'était bien ainsi. Il avait vu la mer autrefois, ce qui n'était pas le cas des autres membres de la tribu. Il n'en oublierait jamais l'odeur ni la grande houle puissante. Debout sur l'éminence qui dominait le campement, il contemplait les plaines couvertes d'une neige inattendue, les narines largement ouvertes pour inspirer profondément l'odeur musquée qui montait, portée par les vapeurs de la neige fondante. L'espace d'un instant, il se sentit rajeuni.

L'espace d'un instant.

Derrière lui, une voix dit :

« Tu n'avais pas parlé de neige, hier soir, quand nous avons monté le camp, Nuage d'Argent. »

C'était la voix de Celle Qui Sait. Pourquoi l'avait-elle suivi jusqu'ici? Il était monté pour être seul dans le silence de l'aube. Et il n'avait vraiment pas envie d'être importuné en cet instant d'intimité, surtout par elle.

Nuage d'Argent se retourna lentement vers elle.

« Une chute de neige est-elle si extraordinaire qu'il faille le signaler à chaque fois?

— Nous sommes dans la cinquième semaine d'été, Nuage d'Argent. »

Il haussa les épaules.

« Il peut aussi neiger en été, femme.

— A la cinquième semaine?

— A n'importe quelle semaine, dit Nuage d'Argent. Je me rappelle des étés où la neige ne cessait jamais, où elle tombait tous les jours. On voyait le soleil d'été briller à travers, et pourtant la neige tombait. Ça se passait dans les terres de l'ouest, où les étés sont plus chauds qu'ici.

— C'était il y a longtemps, avant ma naissance. Tout le monde dit que les étés deviennent de plus en plus beaux partout, et ça semble être vrai. Tu aurais dû nous avertir que la neige arrivait, Nuage d'Argent.

— Y a-t-il tant de neige que ça? La terre est à peine saupoudrée, Celle Qui Sait.

— Nous aurions pu sortir nos tapis de couchage.

— Pour une poignée de neige?

— Qui apprécie de se réveiller avec de la neige sur la figure?

— Je n'ai pas trouvé que c'était important, dit Nuage d'Argent d'un ton irrité.

— Tu aurais quand même dû nous prévenir. Sauf si tu ne savais pas qu'elle arrivait, bien entendu. »

Celle Qui Sait lui adressa un long regard hostile. Elle devenait de plus en plus exaspérante à mesure que l'âge la rongeait, se dit Nuage d'Argent. Il se rappelait encore l'époque où elle était Rivière Plongeante, la superbe jeune fille élancée à l'épaisse chevelure brune tombant en cascade et aux seins comme des melons d'été. Tous alors la désiraient dans la tribu, lui aussi, il ne pouvait le nier. Mais à présent qu'elle avait passé son trentième hiver, ses cheveux s'étaient transformés en filandres blancs, ses seins étaient vides, et les hommes ne la regardaient plus avec désir; elle avait changé son nom pour Celle Qui Sait et prenait des grands airs pleins de sagesse comme si la Déesse avait pénétré dans son âme.

Il lui lança un regard furieux.

« Je savais que la neige arrivait. Mais je savais aussi que ça ne valait pas la peine d'en parler. Je sentais la neige dans ma cuisse, à l'endroit de ma vieille blessure, là où je sens toujours la venue de la neige.

— Je me demande si c'est vrai.

— Je suis un menteur? C'est bien ça?

— Tu nous aurais avertis, si tu avais su. Tu aurais bien aimé avoir un tapis de couchage sur toi, comme les autres. Plus, même, je pense.

— Dans ce cas, tue-moi, dit Nuage d'Argent. J'avoue tout. Je n'ai pas vu que la neige venait. Je ne vous ai donc pas prévenus et vous vous êtes réveillés avec de la neige plein la figure. C'est un affreux péché. Réunis le Cercle de Mise à

Mort, qu'ils m'emmènent derrière la colline et qu'ils me frappent douze fois avec la massue d'ivoire. Crois-tu que je m'en soucie, Celle Qui Sait? J'ai vu quarante hivers et plus. Je suis très vieux et très fatigué. Si tu as envie de gouverner la tribu un moment, Celle Qui Sait, je me ferai un plaisir de m'écarter et de...

— Je t'en prie, Nuage d'Argent.

— C'est vrai, non? D'un jour à l'autre, tu acquiers une plus grande sagesse, et moi je vieillis, simplement. Prends ma place. Tiens. Tiens. » Il défit son manteau en peau d'ours, symbole de sa fonction, et le lui jeta au visage. « Vas-y, prends-le! Et aussi la coiffe de plumes, la baguette d'ivoire, et tout le reste. Nous allons descendre prévenir tout le monde. Mon temps est fini. Tu peux être le chef, à présent. Tiens! La tribu est à toi!

— Tu es ridicule. Et de mauvaise foi, en plus. Tu abandonneras la coiffe de plumes et la baguette d'ivoire un beau matin où l'on te trouvera tout froid et raide par terre, et pas une minute plus tôt. » Elle lui rendit le manteau. «

Epargne moi tes gestes grandiloquents. Je n'ai aucune envie de prendre ta place, ni maintenant ni après ta mort, et tu le sais bien.

— Alors, pourquoi venir ici me tarabuster avec ces trois malheureux flocons?

— Parce que nous sommes dans la cinquième semaine d'été.

— Et alors? Nous en avons déjà parlé. La neige peut e tomber à n'importe quelle époque de l'année et tu le sais.

— J'ai consulté les bâtons d'archives. Il n'est pas tombé de neige aussi tard dans l'année depuis mon enfance.

— Tu as consulté les bâtons d'archives? demanda Nuage d'Argent, interloqué. Ce matin, tu veux dire?

— Je me suis réveillée, j'ai vu la neige et j'ai eu peur. Alors je suis allée voir Garde Le Passé et je lui ai demandé de me montrer les bâtons. Nous avons fait les calculs ensemble. La dernière fois qu'il a neigé durant la cinquième semaine d'été, c'était il y a dix-sept ans. Tu sais ce qui s'est passé

d'autre cet été-là? Six d'entre nous sont morts à la chasse au rhinocéros, quatre autres ont été piétinés par des mammouths. Dix morts en un seul été.

— Qu'est-ce que tu racontes, Celle Qui Sait?

— Je demande si cette neige est un mauvais présage.

— Cette neige, c'est de la neige. Rien d'autre.

— Mais la Déesse est peut-être en colère?

— Pose la question à la Déesse. Elle ne me parle pas beaucoup, en ce moment. »

Celle Qui Sait fit une moue exaspérée. « Ne plaisante pas, Nuage d'Argent. Et si cette neige annonçait qu'un danger nous attend?

— Regarde, dit-il en désignant d'un geste ample la vallée et les plaines. Vois-tu du danger? Je vois un peu de neige, d'accord. Très peu. Et je vois aussi les Gens s'éveiller en souriant, vaquer à leurs occupations, entamer une nouvelle journée agréable. Voilà ce que je vois, Celle Qui Sait. Si tu vois la colère de la Déesse, montre-moi où. »

Et en effet, tout lui paraissait merveilleusement paisible. Au campement principal, les femmes et les fillettes préparaient le feu du matin. Des garçons trop jeunes pour chasser déambulaient, fouillant sous la mince couche de neige à la recherche de brindilles et d'herbe sèche pour faire du combustible. Plus loin à gauche, dans le domaine des Mères, il vit des bébés prendre leur repas matinal — il y avait l'inépuisable Fontaine de Lait, un nourrisson à chaque sein, et Eau Profonde faisait faire une ronde aux tout petits, s'arrêtant pour consoler un garçon — c'était Visage du Feu Céleste —

qui était tombé en s'égratignant le genou. Derrière le terrain des Mères, les Femmes de la Déesse avaient construit un cairn de pierres en guise d'autel et s'activaient autour; une des prêtresses disposait une offrande de baies, une autre versait sur l'hématite le sang du loup tué la veille, une troisième attisait le feu du jour. De l'autre côté, Chevaucheur de Mammouth avait installé son atelier et travaillait à ses lames de silex, qu'il réussissait encore avec un art parfait malgré la paralysie qui gagnait progressivement ses membres. Danseuse de Lune et une de ses filles étaient assises derrière lui, attelées à leur tâche habituelle qui consistait à mâcher des peaux de façon à les attendrir suffisamment pour en faire des manteaux. Loin à l'horizon, Nuage d'Argent aperçut les hommes du Cercle de Chasse en campagne en train de se déployer sur la toundra, lances et propulseurs en position. La longue ligne sinueuse de leurs empreintes, où le gros orteil était nettement séparé des autres doigts, s'éloignait du camp dans la neige fondante.

Tout semblait paisible, en effet. Tout paraissait ordinaire; une nouvelle journée se levait dans la vie du Peuple qui était aussi vieux que le temps et durerait jusqu'à la fin des jours. Pourquoi s'inquiéter d'une petite chute de neige à la mi-été? La vie était dure, la neige tombait tout au long de l'année, et il en serait toujours ainsi; la Déesse n'avait jamais promis qu'il n'y en aurait pas de neige cet été, si bienveillante qu'Elle eût été

ces dernières années.

C'était tout de même bizarre qu'il ne l'ait pas sentie arriver la veille. Ou bien l'avait-il sentie, mais sans y prêter plus attention? II était perclus de tant de maux et de douleurs en ce moment qu'il avait du mal à les interpréter séparément. Néanmoins, tout semblait aller bien.

« Je descends, dit-il à Celle Qui Sait. J'étais venu passer un moment seul au calme. Mais je m'aperçois que je n'y aurai pas droit.

— Laisse-moi t'aider », dit-elle.

D'un geste furieux, Nuage d'Argent repoussa la main qu'elle lui tendait.

« Ai-je l'air d'un infirme, femme? Bas les pattes! » Elle haussa les épaules d'un air indifférent.

« Comme tu veux, Nuage d'Argent. »

Mais le chemin depuis le sommet de la colline était cahoteux et difficile; la mince couverture de neige fondante cachait les pierres traîtresses et les rendait glissantes sous ses pieds. Avant d'avoir fait dix pas, Nuage d'Argent se surprit à

regretter d'avoir refusé l'offre de Celle Qui Sait. Pourtant il le fallait. On le laissait boiter un peu, mais s'il avait besoin d'aide pour descendre une pente douce, on pourrait se dire qu'il était temps de l'aider à trouver le repos ultime. Certes, on révérait les vieux, mais on ne pouvait les dorloter que jusqu'à un certain point. A son époque, il en avait aidé plusieurs à trouver l'ultime repos, et c'était vraiment une triste tâche de, leur confectionner un nid dans la neige et d'attendre que le froid les eût emportés dans leur dernier sommeil. Il ne voulait pas d'une telle aide : que son heure vienne quand elle viendrait et pas une heure avant. Ce serait bien assez tôt, de toute façon. Il haletait un peu en atteignant le bas de la colline; il avait chaud et se sentait poisseux de transpiration sous son manteau d'épaisse fourrure grise. Mais la descente ne s'était pas trop mal passée. Il était encore assez solide pour se débrouiller tout seul.

Il sentit des odeurs de cuisine. Des rires d'enfants et des cris perçants de nourrissons flottaient dans l'air. Le soleil montait rapidement. Un sentiment de bien-être l'envahit. Dans trois jours, ce serait la Fête de l'Été, et il devrait danser dans le cercle, sacrifier un taurillon et frotter de son sang la vierge élue de l'année. Et puis l'emmener à l'écart et l'étreindre pour assurer le succès de la chasse d'automne. Nuage d'Argent se sentait un peu mal à l'aise : il était un peu trop boiteux pour bien danser, il pouvait saloper le sacrifice du taurillon comme il l'avait vu faire autrefois par un autre chef vieillissant; et quant à étreindre la vierge, il n'était pas plus sûr de lui. Mais toutes ces craintes s'évanouirent à la tiédeur du matin. Celle Qui Sait devenait une vieille radoteuse. La neige ne signifiait rien. Rien! La journée était belle et radieuse. Un superbe été attendait le Peuple, avec toujours plus de chaleur. Dommage que la Fête de l'Été n'ait pas lieu aujourd'hui, se dit Nuage d'Argent, alors qu'il était d'humeur optimiste, et que son corps connaissait, pour l'instant du moins, un petit regain de vigueur. La danse... le taurillon... l'étreinte de la vierge...

« Nuage d'Argent! Nuage d'Argent! »

Des voix rauques, haletantes, des hoquets râpeux, épuisés, venaient de l'autel de la Déesse.

Que se passait-il? Des chasseurs qui rentraient si tôt? Et dans une telle hâte?

Il s'abrita les yeux et regarda du côté du soleil. Oui, c'étaient Arbre Aux Loups et Montagne Brisée qui revenaient au camp en courant de toutes leurs forces et en criant son nom. Arbre Aux Loups agitait sa lance comme s'il était fou; Montagne Brisée ne semblait plus avoir d'arme.

Ils entrèrent dans le camp en trébuchant et faillirent. tomber aux pieds de Nuage d'Argent, la respiration sifflante, entrecoupée de gémissements, essayant de reprendre leur souffle. C'étaient deux des hommes les plus forts et les plus rapides, mais ils avaient dû courir à toute vitesse et ils étaient à bout de forces.

Nuage d'Argent sentit un grand malaise l'envahir, chassant la joie et la paix d'un instant.

« Qu'y a-t-il? demanda-t-il d'un ton brusque sans leur laisser le temps de reprendre leur respiration. Pourquoi revenez-vous si tôt? »

Montagne Brisée pointa le doigt derrière lui. Son bras tremblait comme celui d'un vieillard. Ses dents claquaient.

« Des Autres! laissa-t-il échapper.

— Quoi? Où ça? »

Montagne Brisée secoua la tête. il n'avait plus la force de parler.

En faisant un effort surhumain, Arbre Aux Loups dit : «

Nous... ne les... avons.., pas vus. Juste leurs traces.

— Dans la neige.

— Oui, dans la neige. » Arbre Aux Loups était à genoux, la tête ployée. De grandes ondes douloureuses le traversaient des épaules à la taille, comme des convulsions déchirantes. «

Leurs empreintes. Les longs pieds étroits. Comme ça. » Du doigt, il dessina dans l'air la forme' d'un pied. « Des Autres. C'est sûr.

— Combien? »

Arbre Aux Loups secoua la tête. Il ferma les yeux.

« Beaucoup », dit Montagne Brisée, retrouvant sa voix. Il leva les deux mains, les ouvrit et les referma, une fois, deux fois, trois fois. « Plus que nous. Deux, trois, quatre fois plus. Ils vont du sud vers le nord.

— Et un peu vers l'ouest, dit sombrement Arbre Aux Loups.

— Vers nous, tu veux dire?

— Peut-être. Pas... sûr.

— Vers nous, je pense, dit Montagne Brisée. ou c'est nous qui allons vers eux. Nous pouvons tomber sur eux si nous ne faisons pas attention.

— Des Autres par ici? dit Nuage d'Argent comme s'il se parlait à lui-même. Mais ils n'aiment pas les terrains découverts. Ce n'est pas leur genre de territoire, ici. Il n'y a rien qui les intéresse. Normalement, ils restent plus près de la mer. Es-tu certain, pour les empreintes, Arbre Aux. Loups?

Montagne Brisée? »

Ils hochèrent affirmativement la tête.

« Ils croisent notre chemin, mais je ne crois pas qu'ils s'approcheront de nous, dit Arbre Aux Loups.

— Moi, je crois que si, dit Montagne Brisée.

— A mon avis, ils ne savent pas que nous sommes ici.

— Moi, je pense que si », dit Montagne Brisée.

Nuage d'Argent porta ses mains à son visage et tira fort sur sa barbe, si fort qu'il se fit mal. Il scruta l'horizon à l'est comme si, par la seule intensité de son regard, il pouvait voir la troupe des Autres en train de croiser la piste de son peuple. Mais il ne vit que le soleil flamboyant du matin. Alors il se retourna et regarda Celle Qui Sait. Il s'attendait à la trouver suffisante, vertueuse et satisfaite. Finalement, cette neige d'été s'était révélée être un mauvais présage, non? Et il ne l'avait ni annoncée ni interprétée. Je te l'avais bien dit. allait dire Celle Qui Sait. Nous avons de gros problèmes et tu n'es plus capable de gouverner. Mais il ne vit rien de semblable. Celle Qui Sait était sombre et des larmes coulaient sur ses joues.

Elle tendit la main vers lui. Son geste avait quelque chose de presque tendre.

« Nuage d'Argent..., dit-elle doucement. Oh, Nuage d'Argent. »

Elle ne pleure pas simplement sur elle-même, se dit Nuage d'Argent. Ni sur le danger que court la tribu. Elle pleure pour moi, comprit-il avec stupéfaction.