TRANSFORMATION

40

Trois jours plus tard, Hoskins passa voir Mlle Fellowes et lui dit : « Tout est réglé. Ma femme veut bien laisser Jerry venir jouer avec Timmie, et Ned Cassiday a rédigé un contrat de responsabilité qui d'après lui résistera à tout examen juridique.

— Responsabilité? Vis-à-vis de quoi, docteur Hoskins?

— Eh bien, en cas de blessure éventuelle.

— Infligée par Timmie ou par Jerry, voulez-vous dire?

— Oui », avoua Hoskins, en reprenant son ton penaud. Mlle Fellowes se hérissa.

« Dites-moi : croyez-vous sérieusement qu'il y ait un risque? Ou votre femme?

— Si nous étions vraiment inquiets, nous ne laisserions pas Jerry jouer avec Timmie. Ma femme avait quelques doutes au début, comme vous le savez, mais il n'a pas fallu longtemps à Timmie pour la séduire. Cependant, le risque demeure, quand on met en présence deux enfants qui ne se connaissent pas, que l'un des deux en vienne à taper sur l'autre, mademoiselle Fellowes. Je n'ai pas besoin de vous le rappeler.

— Bien entendu. Mais les parents, en général, n'exigent pas un contrat de responsabilité pour laisser jouer leurs. enfants. »

Hoskins éclata de rire.

« Vous ne comprenez pas. C'est la société qui insiste pour avoir ce contrat, pas nous. C'est Annette et moi qui garantissons la société que nous n'entreprendrons pas d'action en justice contre Stase Technologies si quelque chose arrive. Il s'agit d'une renonciation à toute responsabilité, mademoiselle Fellowes.

,— Ah, dit-elle soudain confuse. Je vois. Alors, quand amenez-vous Jerry?

— Demain matin? Ça irait? »

41

Mile Fellowes attendit l'heure du petit déjeuner pour lui annoncer la nouvelle.

« Tu vas avoir un ami aujourd'hui, Timmie.

— Un ami?

— Un autre petit garçon. Qui vient jouer avec toi.

— Un petit garçon comme moi?

— Comme toi, oui. » Pour l'essentiel, se dit-elle farouchement. « Il s'appelle Jerry. C'est le fils du docteur Hoskins.

— Fils? » Il lui adressa un regard intrigué.

— Le docteur Hoskins est son père, expliqua-t-elle, comme si cela pouvait l'aider.

— Père.

— Père — fils. » Elle leva la main, puis la baissa. « Le père, c'est le grand monsieur. Le fils, c'est le petit garçon. »

Il avait encore l'air perdu. Il y avait tant de choses que tout le monde tenait pour évidentes et qui lui étaient étrangères. Il avait passé tout son temps isolé dans la bulle. Avait-il oublié même ses parents? Mlle Fellowes se reprit à

détester Gerald Hoskins pour avoir arraché ce petit garçon à

son monde. Elle était presque d'accord avec Bruce Mannheim pour dire qu'il y avait là une escroquerie très sophistiquée. Farfouillant dans le tas de livres, elle y trouva une adaptation de l'histoire de Guillaume Tell. Les illustrations étaient vigoureuses et pleines de vie, il s'y plongeait sans cesse en caressant légèrement les images. Elle l'ouvrit sur une double page qui montrait Guillaume Tell faisant sauter la pomme de la tête de son fils avec un carreau d'arbalète, et indiqua d'abord l'archer dans son costume médiéval, puis l'enfant.

« Père — fils — père — fils... »

Timmie hocha gravement la tête.

Que pouvait-il penser? Que le Dr Hoskins était vraiment un bel homme avec de longs cheveux blonds et de drôles de vêtements, portant une curieuse machine sous le bras? Ou qu'il allait tirer sur des pommes posées sur sa tête? Ç'avait peut-être été une erreur de l'embrouiller juste à ce moment-là avec des concepts abstraits comme « père » et « fils ».

Ma foi, l'important, c'était qu'il allait bientôt avoir un ami.

« Il arrivera après le petit déjeuner, lui dit Mlle Fellowes. Il est très gentil ». Elle espérait de tout son coeur que c'était vrai. « Et tu lui montreras que toi aussi, tu es très gentil, hein?

— Gentil garçon. Oui.

— Tu seras son ami. Il sera ton ami. »

Ses yeux brillaient. Mais comprenait-il?

« Mademoiselle Fellowes? »

La voix de Hoskins à l'intercom.

« Les voilà, dit-elle. Jerry arrive! »

A son grand étonnement, Timmie détala dans sa salle de jeu et ferma à demi la porte. Il jeta un coup d'oeil inquiet par l'entrebâillement. Allons bon, se dit-elle.

A cet instant, toute la famille Hoskins se présenta sur le seuil de la bulle de Stase.

Hoskins dit : « Voici mon fils. Dis bonjour à

mademoiselle Fellowes, Jerry. »

Elle vit un enfant au visage rond et aux grands yeux, avec des joues pâles et des cheveux en désordre, accroché à la jupe d'Annette Hoskins. Gerald Hoskins à cinq ans.

« Dis bonjour », reprit Hoskins.

— Bonjour:» Le mot était tout juste audible. Jerry s'enfonça encore dans les plis de la jupe maternelle. Mlle Fellowes lui adressa son sourire le plus accueillant.

« Bonjour, Jerry. Tu veux entrer? C'est là que Timmie habite. Timmie va être ton ami. »

Jerry la dévisagea. Il avait plutôt l'air d'avoir envie de déguerpir en vitesse.

.« Fais-lui passer le seuil », dit Hoskins à sa femme, sans grande patience dans la voix.

Elle prit l'enfant dans ses bras — non sans mal; Jerry était grand pour son âge — et franchit le seuil.

« Il n'est pas bien, Gerald, dit-elle.

— Je le vois. Il va lui falloir un peu de temps pour se sentir à l'aise. Pose-le par terre. »

Annette Hoskins parcourut la pièce du regard. Elle semblait aujourd'hui plus que craintive. Son petit trésor, lâché

dans la cage de cet enfant-singe...

« Pose-le, Annette. »

Elle s'exécuta. L'enfant se serra contre elle en regardant d'un air inquiet la paire d'yeux qui l'observaient de l'autre pièce.

« Viens ici, Timmie, dit Mlle Fellowes. Voici Jerry, ton nouvel ami. Jerry a très envie de te connaître. N'aie pas peur. »

Lentement, Timmie entra. Jerry se tortilla. Hoskins se pencha pour décrocher ses doigts de la jupe de sa mère et dit en aparté à celle-ci : « Recule-toi, Annette. Pour l'amour de Dieu, laisse une chance au petit. »

Les deux enfants se firent face, pratiquement nez contre nez. Jerry devait avoir quelques mois de moins que Timmie, mais faisait quand même deux ou trois centimètres de plus. A voir sa façon de se tenir droit, de tenir la tête haute, une tête bien proportionnée, Mlle Fellowes trouva soudain Timmie aussi caricatural qu'aux premiers jours.

Ses lèvres se mirent à trembler.

Il y eut un long moment de gêne où ils se dévisagèrent. Finalement le petit Néanderthalien parla le premier, dans un soprano enfantin.

« Je m'appelle Timmie. »

Et il avança brusquement le visage comme pour examiner l'autre de plus près.

Effrayé, Jerry le repoussa vigoureusement et Timmie tomba. Tous deux se mirent à pleurer à grands cris, Mme Hoskins saisit son fils dans ses bras et Mile Fellowes, rouge de colère contenue, releva Timmie et le consola. Le petit animal! se dit-elle avec violence. La sale petite bête!

Mais elle savait bien qu'elle était trop dure. Timmie avait fait peur à Jerry; Jerry s'était défendu de la seule manière qu'il connaissait. Il ne s'était rien passé d'extraordinaire. Ils auraient dû s'y attendre dès le début.

Annette Hoskins dit : « Je savais bien que ce n'était pas une bonne idée. Instinctivement, ils ne s'aiment pas.

— Ce n'est pas instinctif, dit Mlle Fellowes fermement.

— Exact, dit Hoskins. Ça n'a rien d'instinctif. Pas plus que lorsque deux enfants se détestent la première fois qu'ils se voient. Pose Jerry à terre et laisse-le s'adapter.

— Et si cet enfant des cavernes le frappe?

— Ça n'aurait rien d'étonnant, dit Hoskins. Mais il peut se défendre. Et s'il ne sait pas le faire, il est temps qu'il s'y mette. Il faut juste le laisser s'habituer à tout ça. »

Annette Hoskins restait indécise.

« Le mieux, dit Hoskins, c'est que nous partions. S'il y a des problèmes, mademoiselle Fellowes saura s'en occuper. Elle peut amener Jerry à mon bureau dans une heure et je le ferai reconduire à la maison. »

42

Ce fut une heure bien longue. Timmie se retira au bout de la pièce et jeta des coups d'oeil furieux à Jerry comme s'il voulait le faire disparaître de l'univers par la seule intensité de son regard. A l'évidence, il avait décidé de ne pas chercher refuge dans la pièce du fond : sans doute jugeait-il malavisé de reculer et de céder par forfait la section avant de son domaine à l'ennemi.

Quant à Jerry, il se pelotonna misérablement à l'autre bout de la pièce en pleurant et en appelant sa mère. Il avait l'air si malheureux que Mlle Fellowes, au risque de bouleverser Timmie un peu plus, s'approcha de lui et lui dit que sa mère n'était pas loin, qu'on ne l'avait pas du tout abandonné, qu'il allait bientôt la revoir.

« La veux maintenant! » dit Jerry.

(Tu dois croire qu'on t'a laissé ici pour y vivre pour toujours, hein, petit? Rien que Timmie et toi, enfermés ensemble dans cette petite maison de poupée. Et ça ne te plaît pas du tout. Pas plus qu'à Timmie.)

« Rentrer! dit Jerry. Maintenant!

— Tu vas bientôt rentrer, Jerry, dit-elle à l'enfant. Ce n'est qu'une petite visite. »

Il essaya de la frapper avec les poings serrés.

« Non, dit Mlle Fellowes, en le saisissant habilement par la ceinture et en le maintenant à bout de bras, tandis qu'il gesticulait en vain pour l'atteindre. Non, Jerry! Non, ne tape pas. Qu'est-ce que tu dirais d'un sucre d'orge, Jerry?

— Non! Non! Non! »

Mlle Fellowes se mit à rire.

« Je crois quand même que ça te plairait. Reste ici et je vais t'en chercher un. »

Elle déverrouilla la cachette aux bonbons — Timmie la connaissait bien — et en sortit un énorme, cylindrique et vert, presque trop gros pour entrer dans la bouche de l'enfant.

, Jerry écarquilla les yeux et ses pleurs cessèrent instantanément.

« C'est bien ce que je pensais », dit Mlle Fellowes avec un grand sourire. Elle lui donna le sucre d'orge, et il se le fourra sans aucune difficulté dans la bouche.

Derrière elle, Timmie émit un grondement sourd.

« Oui, je sais, toi aussi tu en veux un. Je ne t'ai pas oublié, Timmie. »

Elle en prit un deuxième, orange cette fois-ci, et le lui présenta. Timmie s'en empara avec la férocité d'un animal en cage.

Mlle Fellowes le regarda, troublée. Elle avait prévu que cette visite ne se passerait pas dans la sérénité; mais ces signes de retour à la sauvagerie étaient inquiétants.

Sauvagerie? Non, se dit-elle. Timmie était venu se présenter à Jerry d'une façon polie et civilisée. Et Jerry l'avait poussé. Timmie devait se dire que des grondements et des grognements étaient une réponse appropriée.

Les deux enfants se lançaient des regards furieux pardessus leurs sucres d'orge. Cette première heure n'allait être une partie de plaisir pour personne, comprit Mlle Fellowes. Mais ce genre de situation ne lui faisait pas peur. Elle avait vu naître bien des batailles rangées, conclure bien des trêves, germer bien des amitiés. Tout ce qu'il fallait, c'était de la patience. Comme toujours avec les enfants. Les problèmes de ce genre se réglaient tout seuls avec le temps.

« Si on jouait aux cubes? leur demanda-t-elle. Timmie," tu voudrais jouer avec tes cubes? »

Timmie lui lança un regard buté — mais pas entièrement négatif, estima-t-elle„ encore qu'elle n'en fût pas tout à fait sûre.

« Bien » dit-elle. Elle passa dans l'autre chambre et en rapporta les cubes, parfaitement lisses, qui cliquetaient quand on les rapprochait et carillonnaient quand on mettait en contact deux faces de même couleur. Mlle Fellowes les déposa au milieu de la pièce. « Et tu es d'accord pour que Jerry joue aussi avec tes cubes, Timmie? »

Timmie grommela quelque chose.

«Tu es donc d'accord, dit-elle. Tu es vraiment gentil!

Je savais que ça ne te gênerait pas. Viens ici, Jerry. Timmie te laisse jouer avec ses cubes. »

Hésitant, Jerry approcha. Timmie était déjà assis par terre, occupé à choisir ses cubes préférés. Jerry le regardait à

distance respectable. Mlle Fellowes le poussa à s'asseoir près des cubes, doucement mais fermement.

« Joue avec les cubes, Jerry. Vas-y. C'est d'accord. Ça ne dérange pas Timmie. »

Il tourna la tête vers elle, l'air dubitatif:

Puis il choisit un cube avec précaution. Timmie grommela plus fort, mais ne bougea pas quand Mlle Fellowes lui lança un vif coup d'oeil. Jerry prit un nouveau cube. Puis un autre. Timmie en prit deux autres et les plaça derrière lui. Jerry s'empara d'un quatrième cube.

En un rien de temps, le tas de cubes avait été en gros divisé en deux. Les deux enfants jouaient chacun de leur côté

sans se prêter aucune attention, comme s'ils avaient été sur deux planètes différentes. Il n'y avait aucun contact entre eux, pas même des regards furtifs.

Mais au moins ils jouaient avec le même jeu de cubes, se dit Mlle Fellowes. C'était un début.

Elle s'éloigna et les laissa faire. De temps en temps, elle jetait un coup d'oeil pour voir si l'un des deux avait pensé à

traverser le mur invisible qu'ils avaient dressé au milieu de la pièce. Mais non : ils étaient toujours perdus chacun dans sa sphère personnelle. Ils se donnaient tant de mal pour ne pas faire attention l'un à l'autre que cela devait être épuisant. Timmie avait assorti ses cubes par couleur et les avait arrangés en un carré approximatif ouvert à deux angles. Jerry, lui, après avoir un peu tâtonné, avait assemble les siens de façon plus complexe, les organisant en une pyramide parfaite. Mlle Fellowes se sentit un peu découragée devant cette réussite. Un nouvel exemple de la supériorité mentale de l'Homo sapiens sapiens sur l'Homo sapiens neanderthalensis?

Peut-être. Mais on pouvait penser aussi que Jerry avait chez lui, un jeu de cubes comme celui-ci, et que son père, le savant, le physicien, lui avait appris à faire de belles pyramides. Timmie, le pauvre orphelin, ne disposait pas d'un tel avantage; Mlle Fellowes n'avait jamais eu l'idée de lui apprendre l'art d'empiler les cubes. Elle avait été contente de voir que Timmie comprenait le jeu tout seul, comme par instinct. A présent, confuse du résultat, elle voulait croire que le Dr Hoskins avait fait de grands efforts pour développer la maîtrise de Jerry.

« Vous voulez du lait, les enfants? » demanda Mlle Fellowes comme l'heure tirait à sa fin.

Ils en voulaient; mais quand elle fit la distribution, chacun regagna son coin pour boire son verre. Mlle Fellowes nota sans plaisir la dextérité avec laquelle Jerry maniait son verre. Arrête, s'ordonna-t-elle sévèrement. Jerry a eu tout le temps d'apprendre, alors que Timmie n'en a jamais eu l'occasion. Lui, il n'a pas débarqué dans ce monde à quatre ans.

Néanmoins, elle ne pouvait se défendre d'une certaine mélancolie en ramenant Jerry au bureau de Hoskins.

« Eh bien, comment cela s'est-il passé? demanda Hoskins.

— Ça commence à venir, dit Mlle Fellowes. Il faut bien commencer.

— Il n'y a plus eu de coups?

— Non. Ils se sont supportés. Timmie est resté dans un coin et Jerry dans l'autre. Il va leur falloir du temps pour apprendre à s'apprécier.

— Oui, je suis sûr que vous avez raison », dit Hoskins. Il avait l'air indifférent à ses propos, presque impatient de la voir partir. Il n'avait pas dit un mot à son fils depuis que celui-ci était entré dans le bureau.

Des papiers étaient éparpillés sur son bureau, des sorties d'imprimantes, des bouts de bandes vidéo, des bobines de données.

« Une nouvelle expérience? » risqua Mlle Fellowes.

— En effet. Nous approchons du dragage à courte distance. Nous sommes sur le point de réussir la détection intertemporelle à très courte portée.

— La détec...

— Nous rétrécissons la portée. Nous sommes arrivés bien en deçà de la barrière des dix mille ans, et nous pouvons espérer une amélioration quantitative de plusieurs magnitudes à notre prochain envoi. »

Mlle Fellowes le regarda d'un air inexpressif. Elle pensait à Timmie et à Jerry.

« Nous pouvons maintenant, reprit Hoskins, envoyer une drague à mille ans en arrière — ou même moins,

mademoiselle Fellowes! Et il y a plus. L'ancienne limite des quarante kilos est en passe de devenir caduque. Nous• pensons qu'une masse de quatre-vingts, voire cent kilos, est maintenant dans le domaine du possible.

— Je m'en réjouis pour vous, docteur Hoskins. » Il n'y avait aucune chaleur dans sa voix, mais Hoskins ne parut pas s'en apercevoir. Il regarda son fils comme s'il remarquait seulement sa présence, et l'amena contre lui d'un geste un peu désinvolte. « Eh bien, il faudra ramener Jerry ici dans quelques jours pour voir si ça se passe un peu mieux entre eux, hein, mademoiselle Fellowes?

— Oui. Oui, naturellement. »

Elle hésita.

« Y a-t-il autre chose? » demanda Hoskins.

Oui, il y avait autre chose. Elle voulait lui dire à quel point elle lui était reconnaissante d'avoir laissé Jerry venir voir Timmie. Même si ça ne s'était pas spécialement bien passé. Elle savait que la tension initiale tomberait, que les enfants finiraient par devenir amis. Et un ami, c'était ce dont Timmie avait le plus besoin. Jerry le changerait : il s'ouvrirait, communiquerait avec quelqu'un de son niveau et deviendrait l'enfant qu'il devait être. Enfin, Timmie pourrait devenir Timmie. Mlle Fellowes en était vraiment reconnaissante à

Hoskins.

Mais elle ne put se résoudre à le lui dire. Elle essaya de trouver un moyen de, le remercier, mais elle ne savait pas comment entrer dans le cercle de ses sorties d'imprimante et de ses bobines de données. Elle avait peut-être eu tort de dire qu'il devait quelque chose à l'enfant. Alors, il avait amené son propre fils, son vrai fils. Après tout, il avait pu faire venir Jerry pour montrer qu'il était un bon père pour Timmie et en même temps, qu'il n'était en aucune façon son père. Les deux à la fois! Avec, en dessous, toute une masse enfouie de rancoeur.

« Je, suis très heureuse que vous ayez laissé votre fils venir, dit-elle finalement. Merci beaucoup, docteur Hoskins. »

Et tout ce qu'il trouva à dire, ce fut : « Je vous en prie. De rien, mademoiselle Fellowes. »

43

Une routine s'installa. Jerry revint trois jours plus tard, puis quatre jours après. La seconde visite dura autant que la première; la troisième fut portée à deux heures, ce qui devint la règle pour les suivantes.

Les deux enfants ne recommencèrent pas à s'observer ni à

se pousser. Ils se lorgnèrent d'un air maussade lorsque Jerry

— seul cette fois — traversa la barrière de Stase; mais Mlle Fellowes se dépêcha de dire : « Ton ami Jerry est revenu, Timmie », et Timmie hocha la tête, indiquant sans aucun signe d'hostilité qu'il prenait acte de la présence dé Jerry. Il commençait à l'accepter comme un élément de la vie dans la bulle, à l'instar des anthropologues ou du Dr Jacobs.

« Dis bonjour, Timmie.

— Bonjour.

— Jerry?

— Bonjour, Timmie.

— Maintenant, dis "Bonjour, Jerry ", tu veux bien, Timmie? »

Un silence.

« Bonjour, Jerry.

— Bonjour, Timmie.

— Bonjour, Jerry.

— Bonjour, Timmie.

— Bonjour, Jerry... »

Ils ne voulaient plus s'arrêter. C'était devenu un jeu. Tous deux riaient. Mlle Fellowes fut immensément soulagée. Des enfants qui pouvaient plaisanter ensemble n'allaient pas se taper dessus dès qu'elle aurait tourné le dos.

Autre chose. Jerry ne semblait avoir aucun mal à

comprendre ce que disait Timmie. « Bonjour, Jerry » n'était pas une séquence de sons particulièrement compliquée, mais bon nombre des visiteurs adultes de la maison de poupée avaient complètement échoué à comprendre ne fût-ce qu'une syllabe de Timmie. Jerry, lui n'avait pas d'idées préconçues sur la prononciation des mots. L'élocution embarrassée de Timmie n'avait guère de mystères pour lui.

« Vous voulez encore jouer avec les cubes? » demanda Mlle Fellowes.

Approbations enthousiastes. Elle alla chercher les cubes et les déchargea par terre.

Les enfants les partagèrent vite en deux tas et se mirent au travail. Cette fois, ils opéraient côte à côte, en silence, sans faire attention à l'autre, mais sans être gêné par sa proximité. Bien. Bien.

Malheureusement, le partage des cubes n'avait pas été

aussi égal que. Mlle Fellowes l'avait cru. Jerry s'en était approprié près des deux tiers. Il les arrangeait en forme de pyramide, encore une fois, et d'autant plus vite qu'il avait plus de matériaux à sa disposition.

Quant à Timmie, il travaillait sur une espèce de structure en forme d'X, mais il n'avait pas tout à fait assez de cubes pour que son projet prenne forme. Mile Fellowes le vit jeter un coup d'oeil songeur au tas de Jerry, et se prépara à

intervenir en cas de contestation. Mais Timmie ne fit pas un geste pour se servir parmi les cubes de Jerry; il se contenta de les regarder fixement.

Un louable signe d'auto-limitation? Une marque de politesse envers son hôte?

Mais peut-être y avait-il quelque chose de plus inquiétant. Timmie n'était pas un petit garçon bien élevé. Mile Fellowes ne se faisait pas d'illusions là-dessus. Elle avait mis toute son application à lui apprendre la courtoisie; mais il restait l'enfant d'une société primitive où les manières, au sens actuel, étaient probablement inconnues; après avoir été enlevé à sa tribu, il avait été obligé de vivre isolé dans la bulle de Stase, ce qui ne lui avait laissé aucune chance d'acquérir les habitudes sociales que les enfants ordinaires ont intégrées à son âge. Les enfants ordinaires de son âge n'étaient d'ailleurs pas si polis. Si Timmie n'essayait pas de prendre les cubes qu'il voulait

— et qui étaient ses cubes, après tout, c'était simplement que Jerry l'intimidait. Qu'il avait peur de se servir comme l'aurait fait n'importe quel petit garçon.

Cette unique fois où Jerry l'avait poussé, lors de la première visite, l'avait-elle à ce point effrayé?

Ou y avait-il autre chose — quelque chose de plus profond, de plus sombre, quelque chose d'oublié dans l'histoire perdue des premiers temps de l'espèce humaine?

44

Un soir, après que Timmie fut allé se coucher, le téléphone sonna et la standardiste dit : « Mademoiselle Fellowes, j'ai un appel pour vous de Bruce Mannheim. »

Elle leva les sourcils. Mannheim l'appelait, elle? Par choix, elle vivait coupée du monde extérieur, de peur d'être importunée par les médias, les curieux, les dingues, les fanatiques et les gens comme... Bruce Mannheim. Mais voilà

qu'il était au bout du fil. Comment s'était-il débrouillé pour la joindre? Hoskins devait être au courant, se dit-elle.

« Oui, monsieur Mannheim. Comment allez-vous?

— Bien, mademoiselle Fellowes, très bien. Le Dr Hoskins m'a dit que Timmie avait enfin son petit camarade..

— En effet. Le propre fils du Dr Hoskins.

— Oui. Je suis au courant. Nous pensons tous ici que c'est admirable de la part du Dr Hoskins. Et comment cela se passet-il, à votre avis? »

Mlle Fellowes eut une hésitation.

« Très bien, à vrai dire.

— Les enfants s'entendent bien?

— Bien sûr. Ils étaient un peu nerveux au début, ce qui est normal. Timmie a très vite pris Jerry en amitié, alors qu'il n'avait jamais vu jusque-là d'enfant de notre espèce de son âge.

— Et Jerry? Devant un Néanderthalien, il n'a pas aussi bien réagi?

— Je ne sais pas si c'est parce que Timmie est

néanderthalien, monsieur Mannheim. Il était simplement nerveux. C'est une réaction normale chez les enfants, sans aucune nuance anthropologique particulière. L'un a poussé

l'autre, qui le lui a rendu; ça aurait pu arriver avec tous les enfants. Mais ça a changé. Ils se conduisent de façon très pacifique.

— Je suis heureux de l'entendre, dit Mannheim. Et Timmie se développe bien?

— lise porte bien, oui. »

Il y eut un silence. Elle espérait que le défenseur des enfants n'allait pas lui dire qu'il avait magouillé pour venir une nouvelle fois dans la maison de poupée. Timmie n'avait pas besoin d'un supplément de visiteurs; et Mlle Fellowes ne tenait pas à voir un étranger dans la place pendant que Timmie et Jerry étaient ensemble. Leur relation naissante, même calme, comportait un élément inhérent d'inconstance potentielle d'où pouvaient surgir très facilement des ennuis en présence d'un étranger.

Mais Mannheim n'avait pas l'intention de venir. Au bout d'un moment, il reprit : « Je tiens simplement à vous dire, mademoiselle Fellowes, à quel point nous sommes heureux qu'une infirmière aussi capable que vous s'occupe de Timmie.

— C'est très aimable à vous.

— On a fait subir une expérience terrifiante à cet enfant et il s'est merveilleusement adapté jusqu'ici. La plus grande part du crédit vous en revient. »

(Que voulait-il dire par jusqu'ici?)

« Nous aurions bien entendu préféré qu'on laisse Timmie vivre sa vie naturelle au milieu des siens, poursuivit. Mannheim. Mais puisqu'on ne le lui a pas permis, il est bon de savoir qu'on l'a confié à quelqu'un d'aussi dévoué et passionné

que vous. Vous avez fait des miracles. Je ne trouve pas d'autre mot.

— C'est très aimable à vous », répété Mlle Fellowes, encore plus gênée qu'avant. Elle n'avait jamais beaucoup aimé

les louanges; et Mannheim n'y allait pas de main morte.

« Et le Dr Levien pense comme moi.

— Ah », dit Mlle Fellowes. Puis, d'un ton froid : « C'est... très agréable à entendre.

— J'aimerais vous donner mon numéro de téléphone, dit Mannheim.

— Je peux toujours vous joindre par le Dr Hoskins, répondit Mlle Fellowes.

— Oui, naturellement. Mais il peut venir un moment où

vous souhaiteriez me joindre plus directement.

— Eh bien, peut-être...

— J'ai le sentiment que vous et moi sommes des alliés naturels dans cette entreprise, mademoiselle Fellowes. La seule chose qui compte pour nous, c'est le bien-être de Timmie. Quelles que soient nos divergences d'opinion sur la puériculture ou la politique, nous nous intéressons à Timmie. Profondément. Alors, si vous avez besoin de me parler du bien-être de Timmie, s'il survient des changements dans l'organisation de Stase Technologies qui pourraient avoir un impact défavorable sur son existence... »

(Ah. Vous voulez que j'espionne pour votre compte.)

« Je suis persuadée que tout continuera d'aller parfaitement bien, monsieur Mannheim.

— Bien entendu. Mais tout de même... »

Il lui donna son numéro. Elle le nota, sans savoir pourquoi.

Au cas où, se dit Mlle Fellowes.

Au cas où quoi?

45

« Jerry revient aujourd'hui, mademoiselle Fellowes?

demanda Timmie.

— Demain. »

L'enfant fut manifestement déçu. Son visage rond se couvrit d'un réseau de rides, son front saillant se plissa en un froncement de sourcils. « Pourquoi pas aujourd'hui?

— Aujourd'hui, ce n'est pas le jour de Jerry, Timmie. Il doit... aller ailleurs.

— Où, ailleurs?

— Ailleurs », dit-elle, restant dans le vague. Comment lui décrire une garderie? Que penserait Timmie s'il savait que d'autres enfants se réunissaient pour jouer, se pourchasser en riant dans une cour d'école, pour barbouiller du papier avec des doigts glorieusement poisseux de peinture? « Jerry sera là

demain.

— Je voudrais qu'il puisse venir tous les jours.

— Moi aussi », dit Mlle Fellowes.

(Mais est-ce vrai? Franchement?)

46

Le problème, ce n'était pas que •Timmie eût un ami, mais que Jerry devenait trop assuré, trop agressif, à mesure que le temps passait. Jerry avait complètement surmonté sa timidité

première, et devenait le personnage dominant du couple. - Pour commencer, il était plus grand que Timmie, plus lourd, plus vif, plus fort, peut-être même plus intelligent. Il paraissait comprendre les nouveaux jouets beaucoup plus vite que Timmie. Et quand Mlle Fellowes leur donnait de la peinture, des crayons ou de la pâte à modeler, Jerry se mettait rapidement au travail et créait des dessins ou des formes, alors que Timmie faisait un beau gâchis. Il n'avait apparemment aucune aptitude artistique, pas même les dons minimaux auxquels on peut s'attendre chez un enfant de son âge. Évidemment, se disait-elle, Jerry va à la garderie tous les jours. On lui a appris à se servir de crayons, de peinture et de pâte à modeler.

Mais Timmie avait tout cela bien avant l'arrivée de Jerry. Il n'avait jamais réussi à s'en servir convenablement, mais Mlle Fellowes n'en avait pas été troublée; elle ne comparait Timmie avec aucun autre enfant, et elle tenait compte de ses premières années.

Elle se rappelait maintenant ce qu'elle avait lu dans les ouvrages du Dr Mclntyre. Aucun exemple connu d'art néanderthalien. Pas de peinture pariétale, pas de statuettes, pas de dessins gravés sur les parois.

(Et s'ils étaient vraiment inférieurs? Et que ce soit la raison pour laquelle ils ont disparu quand nous sommes arrivés?)

Mlle Fellowes n'avait pas envie d'y penser.

Pourtant, il y avait Jerry, qui venait ici deux fois par semaine avec des airs importants comme s'il était chez lui. «

On joue avec les cubes », disait-il à Timmie. Ou « On peint »

ou « On regarde le kaléidécran ». Et Timmie se pliait sans se fâcher au programme de Jerry. Relégué dans un rôle complètement secondaire, il attendait avec une impatience et un plaisir grandissants les apparitions périodiques de son compagnon de jeu.

Tout ce qu'il a, c'est Jerry, se disait-elle tristement. Et une fois, alors qu'elle les observait, elle pensa : Hoskins a deux enfants, un de sa femme et un de Stase. Tandis qu'elle-même...

Grand Dieu, se dit-elle en portant ses poings à ses tempes, mais je suis jalouse!

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