— En effet, dit Femme de la Déesse. A quoi rimerait un pèlerinage si nous ne faisons pas d'offrande en arrivant au Lieu de Pélerinage?

— Un sacrifice spécial.

— Comment, spécial? Je n'ai pas le temps de jouer aux devinettes.

— Le sacrifice d'un enfant », dit Celle Qui Sait. . Femme de la Déesse n'aurait pas été plus saisie si elle avait reçu une poignée de neige au visage.

« Qui dit ça?

— J'ai entendu parler les hommes. Nous allons offrir un enfant à la Déesse pour qu'elle empêche les Autres d'approcher. Nuage d'Argent l'a décidé. Probablement après en avoir discuté avec toi. Est-ce exact? »

Femme de la Déesse sentit un martèlement dans son sein et entendit comme un bruit de tonnerre dans ses oreilles. Prise de vertige, elle se contraignit à rester debout et inspira profondément à plusieurs reprises.

«C'est de la folie, Celle Qui Sait, dit-elle d'une voix glaciale. La Déesse donne les enfants. Elle ne veut pas les reprendre.

— Elle les reprend quelquefois.

— Oui. Oui, je sais. Les voies de la Déesse sont au-delà

de notre entendement. Mais nous ne tuons pas les enfants pour les Lui offrir. Des animaux, oui. Jamais un enfant. On n'a jamais fait ça.

— Mais les Autres n'ont jamais non plus été un réel danger pour nous jusqu'ici.

— Sacrifier des enfants ne nous protégera pas des Autres.

— On dit que Nuage d'Argent et toi avez décidé que si.

— Mensonge, dit Femme de la Déesse avec emportement. Tout ça est absurde, Celle Qui Sait. Il n'y aura aucun sacrifice d'enfants. Tu peux en être absolument assurée.

— Jure-le. Jure-le par la. Déesse... Non. » Celle Qui Sait prit par la main Visage du Feu Céleste et Douce Fleur. « Jure sur l'âme de ce petit garçon et de cette petite fille.

— Je ne suis pas tenue de te faire de serments. Ni par la Déesse, ni par le petit derrière de Douce Fleur, ni par quoi que ce soit. Nous sommes civilisés, Celle Qui Sait. Nous ne tuons pas d'enfants. Cela devrait te satisfaire. »

Celle Qui Sait avait l'air sceptique. Mais elle plia et s'éloigna.

Femme de la Déesse resta seule, plongée dans ses réflexions.

Sacrifier un enfant? Étaient-ils sérieux?

La Déesse pouvait-elle approuver un tel acte? Rendre une petite vie, retourner à la Déesse ce que la Déesse avait donné... était-ce un moyen de La convaincre d'aider le Peuple en ces temps difficiles?

Non. Non. Non. Non. Femme de la Déesse avait beau retourner la question, elle n'y trouvait aucun sens. Où était Nuage d'Argent? Ah, là-bas, en train d'examiner le nouveau lot de pointes de flèches de Chevaucheur de Mammouth. Elle s'approcha de lui et l'attira à l'écart. A voix basse, elle lui dit : « Réponds-moi, et honnêtement : projettestu de sacrifier un enfant au Lieu des Trois Rivières?

— Tu as perdu l'esprit, Femme de la Déesse?

— Celle Qui Sait dit qu'on en parle parmi les hommes. Que tu as déjà tranché et que j'ai donné mon accord.

— Et tu as vraiment donné ton accord? demanda Nuage d'Argent.

— Bien sûr que non.

— Eh bien, le reste est tout aussi exact. Sacrifier un enfant? Tu ne peux quand même pas avoir cru...

— Je n'en étais pas sûre.

— Comment peux-tu dire ça?

— Tu as annulé la Fête de l'Été, non?

— Qu'est-ce qui ne va pas, Femme de la Déesse? Tu ne vois pas la différence entre l'annulation d'une fête et le sacrifice d'un enfant?

— Certains disent que l'un est aussi mauvais que l'autre.

— Eh bien, ils sont fous, rétorqua Nuage d'Argent. Je n'ai pas de telles intentions, et tu peux dire à Celle Qui Sait que je... » Il s'interrompit. Son expression se modifia bizarrement.

« Tu ne penses pas que ça pourrait nous être bénéfique? Tu ne suggères pas...

— Non, dit Femme de la Déesse. Évidemment non. Là, on dirait que c'est toi qui as perdu l'esprit. Je ne suggère rien du tout. Je suis venu voir s'il y avait quelque vérité dans cette rumeur, c'est tout.

— Et maintenant, tu sais. Il n'y en a pas. »

Mais ses yeux gardaient une expression étrange. Son indignation paraissait s'être apaisée; il s'était comme retiré en lui-même. A quoi pouvait-il bien penser? Déesse du ciel, il n'envisageait tout de même pas de sacrifier tout soudain un enfant? Aurais-je semé à l'instant cette idée monstrueuse dans son esprit?

Non. Elle connaissait bien Nuage d'Argent. Il était dur, il était inflexible, il pouvait être brutal — mais pas ça. Pas un enfant.

« Je veux que tu comprennes bien ma position, dit Femme de la Déesse avec toute la force qu'elle put rassembler. Il se peut que certains hommes de cette tribu croient utile d'offrir un enfant à la Déesse, et pour ce que j'en sais, Nuage d'Argent, ils pourraient bien arriver à t'en convaincre avant que nous atteignions le Lieu des Trois Rivières. Mais je ne le permettrai pas. Je suis prête à appeler la malédiction la plus lourde de la Déesse sur le premier qui suggérerait seulement une chose pareille. Ce sera la malédiction de l'ours, la plus noire de toutes. Je romprai toute possibilité de pitié de Sa part sans hésiter. Je...

— Du calme, Femme de la Déesse. Tu t'excites pour rien. Personne ne parle de sacrifier des enfants. Personne. Quand nous serons au Lieu des Trois Rivières, nous attraperons un bouquetin, un chamois ou un bel élan rouge, nous en donnerons la viande à la Déesse comme d'habitude, et voilà

tout. Alors, calme-toi. Tu fais toute une histoire pour une chose dont tu sais que je ne l'autoriserais jamais. Tu le sais, Femme de la Déesse.

— Très bien, dit-elle. Un bouquetin. Un chamois.

— Tout à fait », dit Nuage d'Argent.

Il lui fit un grand sourire et, tendant la main, lui serra l'épaule avec affection. Elle se sentait ridicule. Comment avait-elle été imaginer que Nuage d'Argent pût nourrir une idée aussi barbare?

Elle alla s'agenouiller au bord d'un ruisseau et aspergea d'eau froide son front douloureux.

Plus tard, la tribu ayant repris sa marche, Femme de la Déesse, rattrapa Celle Qui Sait et dit

«J'ai parlé à Nuage d'Argent. Il n'avait jamais entendu parler de cette histoire de sacrifice d'enfant. Et il en pense la même chose que moi. Et que toi. Jamais il ne permettrait ça.

— Il y a ceux qui pensent autrement.

— Qui, par exemple? »

Celle Qui Sait fit un vague signe de tête.

« Je ne veux pas donner de noms. Mais ils pensent que la Déesse ne sera satisfaite que si nous Lui donnons un de nos enfants.

— Si c'est ce qu'ils pensent, ils ne comprennent rien à la Déesse. Laisse tomber tout ça, veux-tu, Celle Qui Sait? Ce ne sont que des discours creux.

— Espérons-le », dit Celle Qui Sait, d'un ton lourd de mauvais pressentiments.

Ils continuèrent leur marche. Peu à peu, Femme de la Déesse oublia cette affaire. En refusant de donner des noms, Celle Qui Sait avait éveillé ses soupçons. Il n'y avait vraisemblablement rien de concret dans cette histoire, et ce depuis le début. Ce serait peut-être une bonne idée d'envoyer Celle Qui Sait faire un petit pèlerinage solitaire pour débarrasser son âme troublée d'inventions aussi déréglées. Un sacrifice d'enfant. C'était inimaginable!

Les semaines passèrent; le Peuple marchait vers l'ouest dans la tiédeur déclinante de l'été. Enfin ils atteignirent une colline qui dominait les Trois Rivières. La longue marche du retour était presque finie. La piste descendait en lacet, passant d'une colline à l'autre, et en bas,, dans la vallée brumeuse, on voyait scintiller l'eau.

La journée était bien avancée, les Gens se disposaient à

dresser le camp pour la nuit. Alors se produisit une chose étrange.

Femme de la Déesse était non loin de la tête de la colonne. Soudain, l'air se mit à étinceler juste à côté du chemin. Elle vit des éclairs rouges et verts, des spires luisantes, et au centre une lumière blanche qui se déplaçait. Elle montait et descendait en tournoyant.

C'était pénible à regarder. Elle leva une main pour se protéger les yeux. Autour d'elle, les Gens criaient d'épouvante. Puis le phénomène disparut aussi soudainement qu'il était venu. L'air près du chemin semblait vide. Femme de la Déesse cligna des paupières, les yeux douloureux, l'esprit emporté

dans un tourbillon confus.

« Qu'est,ce que c'était? demanda quelqu'un.

— Qu'est-ce qui va arriver?

— Sauve-nous, Nuage d'Argent!

— Femme de la Déesse? Femme de la Déesse, dis-nous ce que c'était! »

Femme de la Déesse s'humecta les lèvres.

« C'était... la Déesse qui passait, improvisa-t-elle. L'ourlet de Sa robe, voilà ce que c'était.

— La Déesse, dirent-ils. C'était la Déesse. »

Tous restèrent silencieux, aux aguets, immobiles, attendant de voir si Elle allait revenir. Mais rien ne se produisit.

Puis Celle Qui Sait s'exclama :

« C'était bien la Déesse, et elle a pris Visage du Feu Céleste!

— Quoi?

— Il était ici, juste derrière moi, quand la lumière est apparue. Et maintenant il a disparu.

— Disparu? Où? Comment?

— Il faut le chercher! cria quelqu'un. Il faut le retrouver!

Visage du Feu Céleste! Visage du Feu Céleste! »

Il y eut un formidable remue-ménage. Les Gens se mirent à courir en tous sens. Femme de la Déesse entendit Nuage d'Argent réclamer le silence. Les Mères étaient les plus excitées; leurs cris aigus dominaient tous les autres, elles couraient en pleurant et en battant l'air des bras. Pendant une seconde, Femme de la Déesse fut incapable de se rappeler qui était la mère de Visage du Feu Céleste; puis il lui revint que c'était Fumée Rouge Au Soleil Levant qui avait donné naissance au petit garçon à la marque en forme d'éclair, quatre étés auparavant. Mais les Mères élevaient tous les enfants de la tribu en commun : Fontaine De Lait, Belle Neige et Lac De Glace Verte étaient aussi bouleversées par son ahurissante disparition que Fumée Rouge Au Soleil Levant.

« Il a dû s'écarter du chemin, dit Montagne Brisée. Je vais aller à sa recherche.

— H était juste ici, dit Celle Qui Sait. C'est cette lumière qui l'a avalé.

— Tu as vu ce qui s'est passé?

— H était derrière moi quand c'est arrivé. Mais il ne pouvait pas se perdre. C'est la lumière qui l'a emporté. C'est la lumière. »

Montagne Brisée insista pour retourner le chercher. En vain. Il n'y avait trace de l'enfant nulle part. On ne trouva pas même une empreinte de pas ; et il faisait de plus en plus noir.

« Il faut avancer, dit Nuage d'Argent. Il n'y a pas d'endroit pour dresser le camp..

— Mais Visage du Feu Céleste...

— Il a disparu, dit Nuage d'Argent d'un ton implacable. Emporté dans la lumière-de-la-Déesse. »

Ils repartirent. Femme de la Déesse était frappée de stupeur. Elle avait regardé la lumière chatoyante et sentait toujours une douleur dans ses yeux; quand elle les fermait, elle voyait flotter des taches violettes. La Déesse? Elle n'avait jamais rien vu qui ressemblât à cette lumière. Elle espérait ne jamais la revoir.

« Ainsi, la Déesse voulait un de nos enfants, finalement,. dit Celle Qui Sait. Tiens, tiens, tiens.

— Tu ne connais rien à ces choses-là! lui rétorqua Femme de la Déesse, furieuse. Rien! »

Et si elle avait raison? C'était tout à fait possible. Et même probable. Une lumière aussi puissante ne pouvait être qu'une manifestation de la Déesse.

La Déesse aurait donc emporté un enfant? Mais pourquoi?

Nous ne pouvons pas La comprendre, conclut Femme de la Déesse tard dans la nuit. Elle est la Déesse, nous ne sommes que Ses créatures. Et Visage du Feu Céleste a disparu. Tout cela passe notre compréhension, mais qu'il en soit ainsi. Et on avait cru que Nuage d'Argent projetait de sacrifier un enfant au Lieu des Trois Rivières. Eh bien, au moins, on n'en parlerait plus. Ils étaient presque arrivés à destination; et la Déesse avait pris un enfant sans qu'ils aient à le Lui offrir. Femme de la Déesse espérait qu'Elle S'en satisferait. Il n'y avait pas actuellement assez d'enfants dans la tribu pour se permettre de lui en donner un autre.

III

DÉCOUVERTE

12

Un Néanderthalien? Un sous-humain? se dit Mlle

Fellowes, incrédule, avec colère et, juste après, un sentiment aigu de trahison. C'était donc ça?

Elle regarda Hoskins avec une sorte de férocité contrôlée.

« Vous auriez pu me prévenir, docteur.

— Pourquoi? Quelle différence cela fait-il?

— Vous aviez parlé d'un enfant, pas d'un animal.

— Mais c'est un enfant, mademoiselle Fellowes. Vous ne croyez pas?

— C'est un enfant néanderthalien. »

Hoskins prit une expression perplexe.

« Mais bien entendu. Vous connaissez les expériences de Stase Technologies. Vous n'ignoriez pas que cet enfant serait pris dans une époque préhistorique. Nous en avons discuté

ensemble.

— Préhistorique, d'accord. Mais un Néanderthalien? Je croyais m'occuper d'un enfant humain.

— Les Néanderthaliens étaient humains, dit Hoskins en commençant à manifester un certain énervement. Plus ou moins.

— Ils étaient humains? C'est vrai? »

Elle regarda Candide Deveney d'un air suppliant.

« Eh bien, dit celui-ci, selon la plupart des paléontologues des soixante-dix dernières années, il faut considérer l'homme de Néanderthal comme une forme d'Homo sapiens,

mademoiselle Fellowes — une branche archaïque de l'espèce, ou une sous-espèce, une sorte de cousin de la cambrousse, mais sans aucun doute proche de nous...

— Laissons tomber ce point pour l'instant, Deveney, coupa Hoskins impatiemment. Nous avons un autre problème à régler. Mademoiselle Fellowes, avez-vous déjà eu un chiot ou un chaton?

— Oui, quand j'étais petite. Mais qu'est-ce que ça a à voir avec...

— Quand vous aviez ce petit chien, ce petit chat, vous vous en occupiez? Vous l'aimiez?

— Bien sûr. Mais...

— Était-il humain, mademoiselle Fellowes?

— C'était un animal, docteur. Il ne s'agit pas d'un animal, aujourd'hui. Ceci est une question professionnelle. Vous avez demandé une infirmière hautement expérimentée avec une formation considérable en médecine pédiatrique avancée pour s'occuper de... de...

— Imaginons que cet enfant soit un bébé chimpanzé, dit Hoskins. Éprouveriez-vous de la répulsion? Si je vous demandais de vous en occuper, le feriez-vous? Mais ce n'est pas un singe anthropoïde quelconque. C'est un petit être humain.

— Un enfant de Néanderthal.

— C'est bien ce que je dis. Un petit humain. Bizarre et rebelle, comme je vous l'avais dit. Un cas difficile. Vous êtes une infirmière expérimentée, mademoiselle Fellowes, avec un dossier admirable concernant vos réussites. Est-ce que vous reculez devant les cas difficiles? Avez-vous jamais refusé de vous occuper d'un enfant malformé? »

Mlle Fellowes sentait fondre la raison de sa colère. Elle dit, sur un ton beaucoup moins véhément :

« Vous auriez pu être un petit peu plus explicite. — Et vous auriez refusé le poste, c'est ça?

— Avant ce soir, je n'avais pas vraiment pris conscience de ce qui se préparait. Et même quand j'ai appris que vous alliez remonter quarante mille ans en arrière, je n'ai pas complètement compris que vous alliez ramener un Néanderthalien. Je ne suis pas spécialiste de... de... comment avez-vous dit, paléoanthropologie, monsieur Deveney? Je n'ai pas l'habitude de l'échelle de temps de l'évolution humaine comme vous autres.

— Vous n'avez pas répondu à ma question, dit Hoskins. Si vous aviez eu toutes les données en main à l'avance, auriezvous refusé ce poste ou non?

— Je n'en sais rien..

— Voulez-vous le refuser à présent? Il y a d'autres candidates qualifiées, vous le savez. Donnez-vous votre démission? »

Hoskins la regardait d'un oeil froid, tandis que Deveney observait la scène à l'autre bout de la pièce, et que l'enfant de Néanderthal, ayant fini le lait et nettoyé la soucoupe, levait les yeux vers elle, de grands yeux pleins de désir au milieu de son visage mouillé.

Elle regarda fixement le petit garçon. Le vilain petit garçon. Elle entendit sa propre voix dire : Mais un Néanderthalien? Je croyais m'occuper d'un enfant humain. Le petit garçon montra le lait, puis la soucoupe. Et il se mit soudain à émettre une courte séquence de sons secs, stridents, qu'il répéta à plusieurs reprises : des sons composés de gutturales bizarrement étranglées et de cliquetis complexes de la langue.

Surprise, Mlle Fellowes dit :

« Mais il parle!

— Apparemment, dit Hoskins. Ou du moins, il arrive à

produire un son signifiant encore à manger — ce que peut aussi faire un chat, naturellement.

— Non... non, il a parlé, dit Mlle Fellowes.

— Cela reste à prouver. L'aptitude à parler de l'homme de Néanderthal est très controversée. C'est un des problèmes que nous espérons résoudre au cours de cette expérience. »

L'enfant refit ses cliquetis. Il regarda Mlle Fellowes. Il regarda le lait, puis la soucoupe vide.

« Voilà votre réponse, dit-elle. Il parle, ça ne fait aucun doute!

— Si c'est exact, c'est donc qu'il est humain, vous ne croyez pas, mademoiselle Fellowes? »

Elle laissa passer la question sans réagir. Un enfant affamé avait besoin d'elle. Elle tendit la main vers le lait. Hoskins lui saisit le poignet et l'obligea à le regarder en face. « Un instant, mademoiselle Fellowes. Avant de continuer, je dois savoir si vous avez l'intention de garder votre poste. »

Elle se dégagea d'une secousse.

« Vous allez le laisser mourir de faim si je ne reste pas? Il demande encore du lait, et vous m'empêchez de lui en donner.

— Allez-y. Mais il me faut connaître votre réponse.

— Je reste avec lui... pour un temps. »

Elle versa le lait. L'enfant s'accroupit, plongea le visage dedans et lapa bruyamment comme s'il n'avait rien bu ni mangé depuis des jours. Il faisait de petits bruits avec la gorge, comme un fredonnement, tout en léchant la soucoupe. Ce n'est rien d'autre qu'un petit animal, se dit Mlle Fellowes. Un petit animal!

Elle sentit monter en elle un frisson d'horreur. Elle le réprima avec peine.

13

« Nous allons vous laisser seule avec l'enfant, mademoiselle Fellowes, dit Hoskins. Il vient de traverser une terrible épreuve; il vaut mieux que tout le monde sorte pendant que vous essaierez de le faire dormir.

— Je suis d'accord. »

Il indiqua la porte métallique ovale, qui n'était pas sans rappeler le sas d'un sous-marin, et qui commandait l'entrée de la maison de poupée.

« C'est la seule porte d'accès à Stase Numéro Un. Nous la fermerons en sortant. demain, je désire que vous appreniez le détail du fonctionnement de la serrure, qui sera, bien entendu, accordée à vos empreintes digitales comme elle l'est déjà aux miennes. L'espace au-dessus de nous (il leva les yeux vers les plafonds ouverts de la maison de poupée) est surveillé par un réseau de capteurs, qui nous préviendront immédiatement si quelque chose de fâcheux arrivait ici.

— Quelque chose de fâcheux?

— Une intrusion.

— Pourquoi y aurait-il...

— Il y a dans ce logement un enfant de Néanderthal venu de l'an 40 000 avant J.-C. dit Hoskins avec une impatience mal dissimulée. Cela peut vous paraître invraisemblable, mais il existe toutes sortes de possibilités d'intrusion, des producteurs de Hollywood aux groupes scientifiques rivaux en passant par les soi-disant avocats des droits de l'enfant dont nous avons déjà parlé. »

Bruce Mannheim, pensa Mlle Fellowes. Il a vraiment peur d'avoir des ennuis avec cet homme-là.

« Ma foi, évidemment, dit-elle. Il faut protéger cet enfant.

» Puis elle leva les yeux. « Vous voulez dire que je vais être exposée aux regards d'un observateur placé là-haut? »

demanda-t-elle, outrée.

— Non, non », dit Hoskins Il sourit. Un sourire doux, peut-être un peu condescendant. La vieille fille prude s'inquiète des curieux. « On respectera totalement votre intimité, je vous l'assure. Faites-moi confiance, mademoiselle Fellowes. »

Et voilà. Encore ce Faites-moi confiance. Il l'aimait bien, cette expression; et plus il l'employait, moins elle lui faisait confiance.

« Si n'importe qui peut monter à ce balcon, je ne vois pas comment...

— L'accès à ce balcon sera strictement limité, je dis bien strictement, dit Hoskins. Seuls y monteront les techniciens qui auraient à travailler sur le noyau énergétique, et dans ce cas on vous en avertira à l'avance. Les capteurs n'effectueront qu'une surveillance purement électronique, contrôlée par ordinateur. Nous ne vous espionnerons pas. Vous restez avec lui cette nuit, mademoiselle Fellowes, c'est entendu? Et toutes les autres nuits, jusqu'à nouvel ordre.

— Bien.

— On vous relèvera durant la journée, selon l'horaire qui vous conviendra. Nous mettrons cela au point demain. Mortenson, Elliott et Mme Stratford se, tiendront prêts à vous remplacer quand vous quitterez l'enfant. Il est absolument essentiel qu'il reste dans la zone de Stase et que vous sachiez toujours où il se trouve. »

Mlle Fellowes jeta un coup d'oeil circulaire à la maison de poupée.

« A quoi sert ce dispositif, docteur Hoskins? Ce petit garçon est-il si dangereux?

— C'est une question énergétique, mademoiselle

Fellowes. Des lois de conservation de l'énergie sont en jeu; je vous les expliquerai quand vous voudrez, mais vous avez mieux à faire pour l'instant. Ce qu'il vous faut garder à l'esprit, c'est qu'il ne doit jamais quitter ces pièces. Jamais. Sous aucun prétexte. Même pas pour lui sauver la vie. Ni même pour vous sauver la vie, mademoiselle Fellowes. Est-ce clair? »

Mlle Fellowes releva le menton d'une façon un peu théâtrale.

« Je ne suis pas sûre de savoir ce que vous voulez dire, mais je comprends très bien les ordres, docteur Hoskins. Même si ma vie est en jeu, je suis prête à m'y conformer, et tant pis si ça fait un peu mélo.

— Bien. Et si vous avez besoin de quelqu'un, vous pouvez le faire savoir par le système intercom. Bonsoir, mademoiselle Fellowes. »

Les deux hommes sortirent. Tous les autres étaient déjà

partis. Le sas pivota et se referma, et Mlle Fellowes crut entendre le cliquetis d'appareils électroniques se mettant en place.

Elle était enfermée. En compagnie d'un enfant sauvage. Elle se tourna vers lui. Il l'observait d'un air circonspect et il avait laissé du lait dans la soucoupe. Laborieusement, elle mima le geste de soulever la soucoupe et de la porter à ses lèvres. La pantomime n'eut aucun effet. Il se contentait de la regarder, les yeux écarquillés, sans faire aucune tentative pour l'imiter. Alors elle décida d'opérer elle-même, comme précédemment; elle leva la soucoupe à hauteur de son visage et fit semblant de laper le lait.

« A toi, dit-elle. Essaie. »

Il la regardait toujours fixement. Il tremblait.

« Ce n'est pas dur, dit-elle. Je vais te montrer. Là. Donne tes mains. »

Doucement — très doucement — elle lui prit les poignets. Il émit un grondement, un son terrifiant chez un enfant aussi petit, et retira ses bras avec une force stupéfiante. Son visage était rouge de rage et de peur. La marque de naissance en forme d'éclair ressortait violemment sur sa peau lavée de frais.

Le Dr Hoskins l'avait saisi par les poignets peu de temps auparavant. Il lui avait croisé les bras sur le corps et l'avait soulevé de terre. L'enfant, devait se rappeler la sensation de ces grosses mains d'homme lui enserrant les poignets.

« Non, dit Mlle Fellowes de sa voix la plus douce. Je ne cherche pas à te faire de mal. Je veux juste te montrer comment tenir ta soucoupe de lait. »

Il la guettait de ses yeux effrayés, à l'affût du moindre faux mouvement. Lentement, elle rapprocha les mains, mais il secoua la tête et écarta ses poignets d'une saccade.

« Très bien, dit-elle. C'est moi qui tiendrai la soucoupe. Tu n'auras qu'à laper. Mais au moins tu ne seras pas accroupi par terre comme un animal. »

Elle rajouta un peu de lait dans la soucoupe, la leva et la lui tendit à hauteur de visage. Et elle attendit. Elle attendit. Il émit les cliquetis et les borborygmes gutturaux qui signifiaient « faim ». Mais il ne s'approcha pas. Il leva le regard vers elle, les yeux arrondis. Il fit un bruit, dont elle ne pensait pas l'avoir déjà entendu. Que voulait dire ce son-là? Pose l'assiette par terre, vieille créature idiote, pour que je puisse boire un peu de lait! Étaitce cela?

« Allons, mon petit. Bois-le sans te mettre par terre, comme un brave petit humain. »

H la regarda fixement. Il cliqueta de nouveau, sur un ton un peu mélancolique.

« Fais comme ceci » dit Mlle Fellowes. Se pliant pratiquement en deux, elle avança le visage (non sans mal; son visage à elle n'était pas fait comme un museau) et lapa un peu de lait tout en maintenant la soucoupe devant lui. Il la regardait solennellement, à quelques centimètres d'elle. Qu'il a des yeux immenses, se dit-elle.

« Comme ça... »

Elle lapa encore un peu de lait.

Il s'avança. Il garda les mains à ses côtés, si bien qu'elle dut continuer à tenir le récipient; mais il sortit la langue, goûta, puis se mit à boire avec plus d'empressement, toujours debout.

Mlle Fellowes abaissa la soucoupe.

Contrarié, il grogna et leva les mains pour la maintenir à

son niveau. Elle retira vite les siennes. A présent, l'enfant tenait la soucoupe tout seul. Et il buvait avidement. (Bien joué, petit. Magnifique!)

La soucoupe était vide. D'un air indifférent, il la laissa tomber par terre, où elle éclata en cinq ou six morceaux. Il leva vers Mlle Fellowes des yeux où se lisait le trouble, le dépit ou même la crainte. Il émit une sorte de plainte. Elle sourit.

« Ce n'est qu'une soucoupe, mon petit. Il y en a tant qu'on veut. De même pour le lait. »

Du pied, elle repoussa les morceaux dans un coin — il ne faudrait pas oublier de les faire ramasser dans un moment, mais ça pouvait attendre — et sortit une nouvelle soucoupe, identique à la première, du petit placard en bas du chariot alimentaire. Elle la lui montra.

Le gémissement cessa. Il sourit.

C'était bien un sourire, le premier qu'elle voyait sur son visage. Un visage étonnamment large — où la bouche allait d'une oreille à l'autre! — et merveilleusement rayonnant, comme une soudaine percée du soleil à travers des nuages noirs.

Mlle Fellowes lui rendit son sourire. Doucement, elle tendit la main et le toucha, lui caressa les cheveux avec des mouvements très lents pour lui permettre de suivre des yeux tout ce qu'elle faisait, afin de s'assurer qu'il n'y avait pas de danger.

Il tremblait. Mais il ne bougea pas, les yeux levés vers elle. Pendant un moment, elle put lui caresser les cheveux, puis il recula, se cabrant craintivement comme un timide petit... animal.

Les joues de Mlle Fellowes s'embrasèrent.

(Arrête. Il ne faut pas le voir comme ça. C'est un enfant, un petit garçon, un petit garçon humain effrayé.) Mais ses cheveux... qu'ils s'étaient révélés grossiers sous ses doigts! Qu'ils étaient emmêlés, rêches, épais!

C'étaient des cheveux bizarres. Vraiment très, très, très bizarres.

14

« Il va falloir que je te montre comment te servir de la salle de bains, dit-elle. Tu crois que tu pourras apprendre? »

Elle parlait d'une voix douce, gentille, sachant bien qu'il ne comprenait pas ses paroles, mais espérant le faire. réagir à

son ton calme.

L'enfant se lança de nouveau dans une séquence de cliquetis. Encore du lait : c'était ça qu'il voulait? Ou autre chose? Mlle Fellowes espérait qu'on enregistrait chacun des sons. Elle voulait étudier, apprendre son langage s'il existait un moyen d'y arriver. En supposant que c'était bien un langage, et non un répertoire de sons animaux instinctifs. Mlle Fellowes entendait essayer de lui apprendre l'anglais, mais si c'était impossible, elle voulait au moins tâcher d'apprendre à

communiquer avec lui à sa façon.

Étrange concept : apprendre à parler le néanderthalien. Mais elle avait fait des choses tout aussi curieuses pour entrer en contact avec des enfants difficiles.

« Je peux te prendre la main? » dit-elle.

Mlle Fellowes lui tendit la sienne et l'enfant la regarda comme s'il n'avait jamais vu une chose pareille. Elle la maintint tendue et attendit. L'enfant fronça les sourcils. Au bout d'un moment, il éleva sa propre main dans un mouvement incertain et l'avança lentement, un peu tremblante, vers Celle de l'infirmière.

« C'est ça, dit-elle. Prends la mienne. »

La main frissonnante s'approcha à deux centimètres, puis l'enfant perdit courage. Il la retira vivement comme si Mlle Fellowes avait les doigts brûlants.

« Bon, dit-elle d'un ton calme, on réessaiera plus tard. Tu veux t'asseoir ici? »

Elle tapota le matelas du lit.

Pas de réaction.

Elle mima l'action de s'asseoir.

Rien. Un regard sans expression.

Elle s'assit — ce qui n'était pas facile sur un lit aussi bas

— et tapota l'espace à côté d'elle.

« Voilà, dit-elle en lui dédiant son sourire le plus chaleureux. Assieds-toi près de moi, tu veux bien? »

Silence. Un regard. Puis une nouvelle rafale de cliquetis, plus quelques grognements : ça, c'était nouveau. Il semblait posséder tout un vocabulaire constitué de cliquetis, de grognements et de borborygmes. C'était certainement un langage. Non, ce n'était pas encore prouvé.

« Tu t'assois? Non? »

Cliquetis. Elle les écouta puis tenta de les imiter, mais maladroitement, sans obtenir comme l'enfant une impression de crépitement ni un débit de mitraillette. Il la regarda avec.., étonnement? amusement? Difficile à dire. Mais l'idée qu'elle tentait de lui parler par cliquetis paraissait le fasciner. Si ça se trouvait, elle était en train de lui dire quelque chose d'affreux, d'abominable. Mais les bruits qu'elle faisait devaient plutôt être pour lui un charabia incompréhensible. Il pensait peut-être qu'elle était dérangée.

H cliqueta et gronda d'une voix basse, calme, presque songeuse.

Elle cliqueta à son tour. Elle imita ses grondements. C'était plus facile à reproduire que les cliquetis. A nouveau, il la regarda fixement. Il avait une expression grave, pensive, qui rappelait celle d'un enfant face à un adulte atteint de folie. C'est ridicule, se dit Mlle Fellowes. Il faut que je m'en tienne à l'anglais. Il n'apprendra jamais rien si je lui sors un baragouin débile en imaginant que je lui parle dans sa langue.

« Assis, dit-elle du ton qu'elle aurait employé pour un jeune chien. Assis!... Non? Bon, alors, non. Salle de bains?

Donne-moi la main et je vais te montrer comment te servir des toilettes... Encore non, c'est ça? Tu ne peux pas faire par terre comme ça, tu sais. On n'est pas en 40 000 avant J.-C., et même si tu as l'habitude de gratter la terre derrière toi, tu ne pourras pas le faire ici. Surtout avec un plancher en bois. Prends ma main, on va y aller, d'accord?... Non? Dans un moment? »

Mlle Fellowes s'aperçut qu'elle commençait à parler à tort et à travers.

Il se faisait tard, et elle subissait depuis le début de la soirée une tension forte. Il y avait quelque chose d'irréel à être dans cette maison de poupée en train d'essayer d'apprendre à

un enfant-singe aux arcades sourcilières proéminentes et aux yeux bulbeux comment boire du lait dans une soucoupe, comment aller aux toilettes, comment s'asseoir sur un petit lit. Non. Pas un enfant-singe.

Ne l'appelle jamais comme ça, même quand tu es seule!

« Tu prends ma main? » reprit Mlle Fellowes. Il faillit le faire. Presque.

Les heures passaient lentement, et on avait à peine progressé. Elle n'arriverait à rien avec la salle de bains ni avec le lit, c'était clair. Et il donnait lui aussi des signes de fatigue. Il bâilla. Ses yeux devenaient vitreux et sa lèvre inférieure commençait à pendre. Brusquement il se roula en boule, se mit par terre, puis, d'un vif mouvement, roula sous le lit. Agenouillée, Mlle Fellowes le regarda, les yeux écarquillés. Il lui lança un regard brillant de méfiance et lui envoya une rafale de cliquetis.

« Très bien, lui dit-elle. Si tu te sens plus en sécurité, dors là. »

Elle attendit un peu, jusqu'à ce qu'elle entendît sa respiration calme et régulière. Il devait être épuisé! A quarante mille ans de chez lui, jeté dans un lieu étranger, incompréhensible, rempli de lumières brillantes, de sols durs et de gens bizarres qui ne ressemblaient en rien à ceux qu'il connaissait; et il trouvait quand même le moyen de se rouler en boule et de s'endormir. Les enfants avaient une grande résistance, une immense capacité à s'accommoder des ruptures les plus terribles...

Elle éteignit et ferma la porte, puis gagna le lit pliant installé pour elle dans la grande chambre.

Levant la tête, elle ne vit rien que l'obscurité. Elle savait qu'elle était ridicule, qu'il était tard et que personne ne se trouvait là-haut. Les seuls yeux qui l'observaient devaient être ceux d'une série de capteurs électroniques. Mais tout de même... aucune intimité...

Tout était filmé, très probablement. On faisait un enregistrement visuel complet de tout ce qui se passait dans la zone de Stase. Elle n'aurait jamais dû accepter ce poste sans exiger que Hoskins la laisse inspecter l'endroit où elle allait habiter.

Faites-moi confiance, avait-il dit.

D'accord. Bien sûr.

Eh bien, elle s'en arrangerait pour cette nuit. Mais demain, il faudrait au moins qu'ils installent un toit sur ses quartiers. Et puis, se dit-elle, il faudra que ces crétins d'hommes placent un miroir dans cette chambre, une commode plus grande et une salle de bains séparée s'ils veulent que je dorme ici. 15

Elle avait du mal à s'endormir. Malgré sa fatigue, elle avait les yeux ouverts, dans l'espèce d'éveil absolu que l'on atteint dans les états d'épuisement extrême. Elle s'efforçait de percevoir le moindre bruit dans la pièce à côté.

' Les parois étaient verticales et très hautes, mais si l'enfant était capable de les escalader comme un singe?

Le long d'un mur vertical sans aucune prise? Et voilà, tu recommences à penser à lui comme à un singe!

Non, impossible. Elle en était sûre. Et là-haut, sur le balcon, il y avait les infatigables capteurs de Hoskins. Ils donneraient l'alarme au besoin.

Puis soudain, elle se prit à se demander : peut-il être dangereux? Physiquement dangereux?

Elle repensa à tout le mal qu'ils avaient eu à lui donner son bain. Elle avait vu Hoskins, puis Elliott batailler pour le tenir en place. Le second avait reçu une bonne estafilade!

Et s'il entrait ici et...

Non, se dit Mlle Fellowes. Il ne me fera pas de mal. Elle s'amusa de ses craintes. Ce n'était qu'un enfant de trois ans, quatre au plus. Néanmoins, elle n'avait pas encore réussi à lui couper les ongles. S'il l'attaquait à coups d'ongles et de dents pendant son sommeil...

Sa respiration s'accéléra. Ah, elle était ridicule, complètement ridicule, et pourtant...

Elle savait bien qu'elle était prise dans un mouvement de pendule sans fin, incapable d'adopter une position claire et de s'y tenir. Était-ce un petit singe dégoûtant et dangereux, ou un petit enfant malheureux et terrifié loin de ceux qu'il aimait?

Ou un peu des deux? Elle se rappelait des épisodes désagréables où des enfants, à l'hôpital, avaient été poussés à

un désespoir tel qu'ils s'en étaient pris à des membres du personnel avec une véhémence non feinte et avaient causé des dégâts très réels.

Mlle Fellowes n'osait pas s'endormir. Couchée sur le dos, les yeux ouverts, elle tendait l'oreille avec une vigilance pénible. Et elle entendit quelque chose.

L'enfant pleurait.

Il ne criait pas de peur ou de colère; il ne hurlait pas, il ne braillait pas. Il pleurait doucement, et ses pleurs étaient les sanglots désespérés d'un enfant seul, tout seul. Toute ambivalence disparut de l'esprit de Mlle Fellowes. Pour la première fois, elle pensa, avec un coup au coeur : Le pauvre petit!

Bien sûr que c'était un enfant. Peu importaient la forme de sa tête ou la texture de ses cheveux. Il était orphelin comme personne ne l'avait jamais été. Hoskins l'avait dit lors de leur premier entretien : « Ce sera l'enfant le plus seul de l'histoire du monde. » Ce n'étaient pas seulement son père et sa mère qui avaient disparu, mais son espèce tout entière, sans exception. Arraché impitoyablement à son époque propre, il était le dernier survivant de sa race.

Elle eut honte de sa répugnance envers cet enfant, de son irritation devant ce petit sauvage. Comment avait-elle pu être si cruelle? si peu professionnelle? C'était déjà horrible d'être ainsi enlevé; c'était encore pire d'être considéré avec mépris par la personne même qui devait s'occuper de lui dans une vie nouvelle et incompréhensible.

Tirant soigneusement sa chemise de nuit sur ses mollets

— les capteurs au plafond! Elle ne pouvait s'empêcher de penser à ces idioties de capteurs! — Mlle Fellowes sortit de son lit et entra sur la pointe des pieds dans la chambre du . petit garçon.

« Petit, dit-elle dans un murmure. Petit. »

Elle s'agenouilla et s'apprêta à tendre la main sous le lit. Mais l'idée lui vint — honteuse mais prudente, née d'une longue expérience avec des enfants à problèmes — qu'il risquait de vouloir la mordre, et elle retira sa main. Elle préféra allumer la veilleuse et tirer le lit du mur. Le pauvre gosse était misérablement pelotonné dans le coin, les genoux sous le menton, ses yeux brouillés et pleins d'appréhension levés vers elle.

A la faible lumière, elle réussit à accepter son aspect repoussant, ses traits grossiers, sa grosse tête difforme.

« Pauvre petit, murmura-t-elle. Pauvre petit qui a peur. »

Mlle Fellowes lui caressa les cheveux, ces cheveux rêches, emmêlés, rudes, dont le contact lui avait été si désagréable il y avait quelques heures. A présent, ils semblaient simplement étranges. Il se raidit quand sa main le toucha, puis se détendit.

« Mon pauvre, dit-elle. Viens que je te prenne dans mes bras. »

Il fit un petit cliquetis. Puis un grondement étouffé, une sorte de ronronnement malheureux.

Elle s'assit par terre à côté de lui et se remit à lui caresser les cheveux lentement, rythmiquement. S'était-il trouvé

quelqu'un pour lui faire cette caresse dans l'existence préhistorique féroce et inconnue qu'il avait abandonnée? Il avait l'air d'apprécier. Doucement, tendrement, elle jouait avec ses cheveux, les lissait, les redressait, en ôtait des bourres, mais surtout elle passait la main sur son crâne, lentement, lentement, presque, hypnotiquement.

Elle lui caressa la joue, le bras. Il la laissa faire. Elle se mit à fredonner une chanson lente et douce, sans paroles, répétitive, un air qu'elle connaissait depuis l'enfance, qu'elle avait chuchoté à bien des enfants perturbés pour les apaiser.

Il leva la tête, les yeux fixés sur sa bouche, comme si, dans la pénombre, il se demandait d'où émanait ce son. Elle le rapprocha, le serra contre elle. Il n'offrit pas de résistance. Lentement elle fit pression de la main contre sa tête pour l'amener doucement à se reposer sur son épaule. Elle passa un bras sous ses jambes et, d'un mouvement coulé et sans hâte, le souleva et le posa dans son giron. Elle continua à répéter la même phrase musicale calme, sinueuse, tout en le berçant d'avant en arrière, d'avant en arrière, d'avant en arrière.

A un moment, il avait cessé de pleurer.

Au bout d'un certain temps, le doux ronronnement régulier de sa respiration signala à Mlle Fellowes qu'il dormait.

Avec des soins infinis, elle repoussa du genou le lit contre le mur, et étendit l'enfant dessus. Elle tira les couvertures sur lui et les borda, puis se redressa et resta un moment à le contempler. Son visage était merveilleusement paisible dans son sommeil.

Maintenant, elle ne savait trop pourquoi, sa laideur n'avait plus beaucoup d'importance. Vraiment.

Elle sortit de la chambre à pas de loup. A la porte, elle hésita : et s'il allait se réveiller? Il risquait d'être encore plus perdu qu'avant, s'il s'attendait à retrouver la présence rassurante et ne la sentait plus. Il pourrait perdre la tête ou même devenir fou furieux.

Mlle Fellowes luttait avec elle-même. Elle revint devant le lit et regarda l'enfant endormi. Puis elle poussa un soupir. Il n'y avait qu'une seule chose à faire. Elle s'assit lentement et se coucha à côté du petit garçon.

Le lit était beaucoup trop petit pour elle. Elle dut remonter les genoux contre sa poitrine, coincer son coude gauche contre le mur, et, pour éviter de déranger l'enfant, se tordre en une position complexe et inconfortable. Elle resta éveillée, à

l'étroit et tordue, avec l'impression d'être Alice au Pays des Merveilles venant de goûter à la bouteille portant l'inscription

« Buvez-Moi ». Très bien elle ne dormirait pas cette nuit. Les choses iraient mieux après. Il y avait parfois d'autres priorités. Elle sentit quelque chose contre sa main. Les doigts de l'enfant qui effleuraient sa paume. Il tendait la main vers elle dans son sommeil. La petite main rêche se faufila dans la sienne.

Mlle Fellowes sourit.

16

Elle s'éveilla en sursaut. Où était-elle? Pourquoi avait-elle mal partout? Elle perçut l'odeur inhabituelle d'une personne étrangère dans ses narines et le contact inhabituel d'un corps étranger contre le sien.

Elle dut combattre une impulsion irraisonnée de hurler. Elle ne put que la réduire à un gargouillis.

L'enfant s'asseyait dans le lit en la regardant les yeux écarquillés. Le vilain petit garçon, l'enfant arraché au temps. Le petit enfant de Néanderthal.

Il fallut un long moment à Mlle Fellowes pour se rappeler qu'elle s'était mise au lit avec lui. Puis tout lui revint. Elle s'aperçut qu'elle avait réussi à s'endormir malgré tout. Et que le matin était venu.

Lentement, laissant ses yeux dans ceux de l'enfant, elle étendit une jambe et posa le pied par terre, et fit de même avec l'autre. Elle gardait les muscles tendus pour pouvoir se dégager rapidement en cas de panique.

Elle jeta un coup d'oeil rapide et inquiet au plafond ouvert. Est-ce qu'ils regardaient, là-haut? Est-ce que des caméras la filmaient, avec ses yeux troubles, en train d'entamer une nouvelle journée?

A cet instant, les doigts courtauds de l'enfant s'avancèrent et touchèrent ses lèvres. Il dit quelque chose : deux rapides cliquetis et un grognement.

Involontairement, Mlle Fellowes s'écarta de lui à ce contact. Un petit frisson la traversa. Elle se haïssait, mais elle n'y pouvait rien. Il était effroyablement laid à la pleine lumière du jour.

Le petit garçon se remit à parler. Il ouvrit la bouche et, de la main, imita une chose qui en sortait.

Ce n'était pas difficile à décoder. Encore tremblante, Mlle Fellowes dit :

« Tu veux que je chante encore? C'est ça? » L'enfant ne dit rien, mais il ne quittait pas sa bouche des yeux. D'une voix que la tension rendait chevrotante et un peu -fausse, Mlle Fellowes reprit la petite chanson qu'elle avait chantée la veille. Le vilain petit garçon sourit. IL parut la reconnaître et se balança maladroitement en agitant les bras. Il émit un petit gargouillis qui était peut-être un embryon de rire. Intérieurement, Mlle Fellowes soupira. La musique a des charmes qui adoucissent les bêtes sauvages. Enfin, si ça marchait...

« Attends, dit-elle. Laisse-moi m'habiller. J'en ai pour une minute. Ensuite, je te prépare ton petit déjeuner. »

Elle se passa de l'eau sur le visage et se démêla les cheveux, sans cesser de penser aux yeux électroniques qui l'observaient. Seulement électroniques?

L'enfant ne bougeait pas du lit. Il paraissait calme. La sauvagerie farouche, échevelée de ses premières heures dans le vingt et unième siècle semblaient s'enfoncer dans la nuit des temps. Chaque fois qu'elle se tournait dans sa direction, Mlle Fellowes lui faisait signe. Il finit par agiter la main lui aussi, en un geste maladroit mais charmant qui fit courir un frisson de surprise et de plaisir dans le dos de Mlle Fellowes. Quand elle eut fini, elle dit :

« Tu aurais peut-être envie de quelque chose de solide à

manger. Des flocons d'avoine et du lait, ça te va? »

Il sourit, comme s'il avait compris.

La préparation des céréales ne prit qu'un instant au micro-ondes. Elle fit signe au petit garçon de venir. Mlle Fellowes n'avait aucun moyen de savoir s'il avait compris son geste ou s'il suivait simplement l'arôme de la nourriture; toujours est-il qu'il descendit du lit et clopina jusqu'à elle. Ses jambes étaient très courtes par rapport à son torse trapu, ce qui les faisait paraître plus arquées qu'elles ne l'étaient.

Il regarda le sol, pensant manifestement qu'elle allait y poser le bol de flocons d'avoine pour qu'il le lape.

« Non, dit-elle. Tu es un petit garçon civilisé, maintenant. En tout cas, tu vas en devenir un. Les petits garçons civilisés ne mangent pas par terre. »

Cliquetis. Grondement.

« Je sais que tu ne comprends pas ce que je dis. Mais ça viendra. »

Elle prit une cuiller dans le tiroir et la lui montra. «

Cuiller. »

Il la regarda, impassible, sans manifester d'intérêt. « Pour manger. Cuiller.»

Elle la plongea dans le bol et la porta à sa propre bouche. Les yeux de l'enfant s'agrandirent, ses. narines s'ouvrirent encore plus et il émit un son étrange, inquiet, prolongé, comme un cri très étouffé : probablement le cri d'une créature affamée qui croit qu'une autre va lui voler son petit déjeuner. Elle fit semblant de mettre la cuiller dans la bouche, d'avaler les flocons d'avoine' et de se pourlécher les babines. Les yeux ronds, l'air malheureux, il observait la scène sans comprendre.

« A toi d'essayer, maintenant », dit Mile Fellowes. Elle remit les céréales dans le bol en lui présentant la cuiller vide pour lui montrer qu'elle n'avait rien mangé. Puis elle prit un peu de nourriture avec la cuiller et la lui tendit. Il recula, les yeux agrandis d'effroi, comme si la cuiller était une arme. Son petit visage basané se plissa de peur et il émit un son qui n'était ni tout à fait un sanglot ni tout à fait un grondement.

« Regarde, dit-elle. Cuiller. Flocons d'avoine. Bouche. »

Non. Il avait beau avoir faim, il ne voulait pas entendre parler de cuiller. Bon, eh bien, on aura tout le temps pour ça, se dit Mlle Fellowes. Elle mit la cuiller de côté.

« Mais tu vas tenir le bol dans les mains. Tu sais le faire. Ici, pas question de s'accroupir par terre pour manger. »

Elle lui présenta le bol. Il le regarda et baissa les yeux. «

Prends-le dans tes mains. »

Cliquetis. Elle pensa reconnaître un schéma connu, mais sans pouvoir en être sûre. Bon sang, il faudrait que Hoskins enregistre ces sons! S'il ne le faisait pas déjà.

« Dans les mains, dit fermement Mlle Fellowes. Tiens. »

Il comprit. Il prit le bol entre ses mains, les pouces plongés dans le contenu, et le porta à sa bouche. Ce fut fait d'une façon plutôt maladroite et incroyablement salissante, mais il ingurgita la plus grande partie de la nourriture. Il pouvait donc apprendre vite, quand la peur ne le paralysait pas. Mlle Fellowes avait l'impression qu'on ne le verrait plus beaucoup manger par terre comme un animal. Elle l'observa minutieusement. Il paraissait en bonne santé, robuste et vigoureux. Il avait les yeux brillants, de belles couleurs, et ne présentait aucun signe de fièvre ou de maladie. Jusqu'à présent, il semblait très bien résister aux rigueurs de son extraordinaire voyage.

Bien qu'elle n'en sût pas plus que quiconque sur la croissance des enfants néanderthaliens, Mlle Fellowes commençait à le trouver plus vieux qu'elle avait cru; il devait être plus proche de quatre ans que de trois. Il était petit, mais son développement physiologique dépassait celui d'un enfant moderne de trois ans. Naturellement, ce pouvait en partie provenir des conditions dans lesquelles il avait vécu à l'Age de Pierre.

Elle essaya de lui faire boire son lait dans un verre, cette fois. Il parut vite saisir l'idée de tenir le verre entre. les mains : apparemment, il ne trouvait pas le verre aussi menaçant que la cuiller. Mais il avait des problèmes avec l'ouverture, trop petite pour qu'il pût y fourrer commodément le visage, et il se mit à geindre d'une voix aiguë, plaintive, où la frustration commençait à glisser vers la colère. Mlle Fellowes mit la main par-dessus celle du petit garçon, fit basculer le verre et lui en mit le bord entre les lèvres.

Ce fut encore un beau gâchis, mais la plus grande part du liquide fut avalée une fois de plus. Et les gâchis, elle connaissait.

Le cabinet de toilette, à sa grande surprise et à son immense soulagement, se, révéla un problème moins difficile. Au début, il sembla prendre la cuvette des cabinets pour une espèce de fontaine où l'on pourrait s'amuser à patauger, et elle craignit qu'il grimpe dedans. Mais elle le retint et se plaça devant lui ; elle ouvrit la robe de chambre de l'enfant et il comprit aussitôt ce qu'elle attendait de lui.

Elle se surprit à lui tapoter la tête en disant : « Tu es gentil. Tu es très intelligent. »

Et à l'immense joie de Mlle Fellowes, l'enfant lui sourit. Ç'allait être la matinée des découvertes, comprit-elle avec plaisir. Autant pour lui que pour elle. Il apprenait le maniement des cuillers, des verres et des cuvettes de w.-c. Elle, elle apprenait à le connaître. Elle découvrait l'humanité

essentielle qui résidait derrière son étrange visage laid — ô

combien laid!

Elle lui rendit son sourire et le petit visage s'éclaira encore plus. C'était un sourire tout à fait normal, celui d'un enfant qui a vu que son sourire a provoqué une réaction agréable. Un enfant normal? Ce serait une sérieuse erreur que de nourrir quelque illusion là-dessus.

Mais quand il sourit, se dit-elle, il est tout à fait acceptable. Vraiment.

IV

ÉTUDE

17

Mi-matinée. Elle lui avait donné un bain — beaucoup moins mouvementé que la veille — et l'avait examiné de très près : il présentait des bleus et des éraflures comme on pouvait s'y attendre chez un garçon ayant vécu dans des conditions primitives, mais aucun signe évident de maladie ni de blessure grave. Elle avait même réussi, avec beaucoup de patience et de chansons, à lui couper les ongles des mains. Ceux des orteils attendraient. Ni l'enfant ni elle n'avaient assez d'endurance pour continuer ce travail aujourd'hui. La porte de la bulle de Stase s'était discrètement ouverte alors que Mlle Fellowes vaquait à ses occupations domestiques, et Hoskins apparut devant elle, sans un mot, les bras croisés. Depuis combien de temps était-il là?

« Puis-je entrer? » dit-il.

Mlle Fellowes hocha sèchement la tête.

« On dirait que c'est déjà fait, non ?-— Je voulais dire dans la zone de travail. Vous n'avez pas répondu quand je vous ai appelée par l'intercom.

— J'étais occupée. Il faut peut-être parler plus fort. Mais. entrez, entrez! »

L'enfant recula à l'arrivée de Hoskins. Il lui lança un regard inquiet et sembla sur le point de déguerpir dans la pièce du fond. Mlle Fellowes sourit et lui fit signe de venir; il s'avança alors et s'agrippa à elle en enroulant ses petites jambes torses autour d'elle.

Une expression révérencielle s'épanouit sur le visage de Hoskins.

« Vous avez fait de gros progrès, mademoiselle Fellowes

!

— Un petit bol de flocons d'avoine bien chaud peut faire des merveilles.

— Il a l'air déjà très attaché à vous.

— Je sais faire les choses que je dois faire, docteur Hoskins. C'est si surprenant que ça? »

Il rougit.

« Je ne voulais pas dire que...

— Non, bien sûr que non. Je comprends. Hier, c'était un petit animal sauvage, et maintenant...

— Il n'a plus rien d'un animal.

— Non, dit-elle. Il n'a plus rien d'un animal. » Elle hésita une seconde. Puis : « J'ai eu quelques doutes à ce propos au début.

— Comment pourrais-je l'oublier?

— C'est fini. Quand je l'ai vu la première fois, j'ai vraiment pensé que c'était un enfant-singe, et je n'étais pas préparée à prendre en charge une chose pareille. Mais il s'est assagi de manière étonnante. En fait, il est très intelligent. Nous nous entendons très bien.

— Je suis heureux de vous l'entendre dire. Cela signifie-til que vous avez décidé de garder votre emploi? » Elle lui lança un regard glacé.

« Il n'y a jamais eu de doute là-dessus, n'est-ce pas, docteur Hoskins?

— Ma foi... » Hoskins haussa les épaules. « J'imagine que non. Vous savez, mademoiselle Fellowes, beaucoup de gens ici sont un peu sur les nerfs. Vous pouvez juger de l'extraordinaire énergie qu'a demandé ce projet. Maintenant que c'est une réussite, une réussite totale, nous ne pouvons que nous sentir un peu étourdis. Comme celui qui a réuni toutes ses forces pour défoncer une porte qui lui barrait le chemin. Il se lance brusquement, la porte s'ouvre presque sans résistance, il se retrouve dans le lieu qu'il désirait tant atteindre; alors il s'arrête, regarde autour •de lui, un peu désorienté, et se dit : Très bien, j'y suis enfin, et maintenant, qu'est-ce que je fais?

— Bonne question, docteur Hoskins. Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait? Vous allez faire venir toute sorte d'experts pour examiner cet enfant, n'est-ce pas?

— Bien entendu.

— Vous allez envoyer rapidement quelqu'un lui faire passer un examen de santé complet, je suppose.

— Oui, naturellement. Mais il va bien, vous ne croyez pas? Fondamentalement?

— Fondamentalement, oui. Il est robuste, ce petit chenapan. Mais je ne suis pas médecin et on ne lui a fait aucun examen interne. Il peut très bien être porteur de tout un tas de parasites, amibes et autres. C'est même probable. Ils peuvent menacer sa santé, et même la nôtre.

— Nous y avons pensé. Le Dr Jacobs viendra à midi pratiquer une batterie de tests préliminaires. C'est le médecin avec lequel vous travaillerez le temps que le projet durera. Si sa visite ne bouleverse pas trop l'enfant, le Dr McIntyre, du Smithsonian Institute, viendra le voir ensuite pour un premier examen anthropologique. Après quoi, bien sûr, il y aura les médias. »

Elle fut prise au dépourvu.

« Les médias? Quels médias?

— Eh bien, mais... ils voudront voir l'enfant aussi tôt que possible. Candide Deveney a déjà annoncé la nouvelle. Tous les journaux et toutes les chaînes de télévision du monde seront à notre porte avant la fin de la journée. »

Mlle Fellowes regarda l'enfant et lui mit le bras autour des épaules dans un geste protecteur. Il eut un frisson, un tressaillement imperceptible, mais ne la repoussa pas.

« Vous allez remplir ce petit logement de journalistes et de caméras? A sa première journée passée ici?

— Eh bien, nous n'avions pas réfléchi à...

— Non, dit-elle, vous n'avez pas réfléchi. C'est très évident. Ecoutez, docteur Hoskins, c'est votre petit Néanderthalien à vous, et vous pouvez en faire ce que vous voulez. Mais pas un journaliste n'entrera ici tant qu'on n'aura pas fait un bilan médical et que le petit n'aura pas un certificat de bonne santé. Il faut aussi qu'il ait du temps pour s'habituer à

être ici. Vous comprenez, n'est-ce pas?

— Mademoiselle Fellowes, vous savez que la publicité

est une composante essentielle de...

— Oui. La publicité est une composante essentielle de tout. Imaginez la publicité que vous aurez si cet enfant meurt d'une crise cardiaque devant les caméras!

— Mademoiselle Fellowes!

— Ou s'il contracte un rhume auprès d'un de vos chers reporters. J'ai essayé de vous faire comprendre, en vous demandant une chambre stérile, qu'il n'a probablement aucune résistance aux micro-organismes contemporains. Pas d'anticorps, pas d'immunité naturelle, rien...

— Je vous en prie, mademoiselle Fellowes.

— Et s'il leur passe une mignonne petite peste de l'Age de Pierre contre laquelle nous ne sommes pas immunisés?

— D'accord, mademoiselle Fellowes. Vous avez gagné.

— Je veux en être absolument sûre. Que les médias attendent. Il a besoin avant tout de toute sorte d'injections préventives: C'est déjà bien assez grave qu'il ait été exposé

hier soir au contact de tant de gens; je refuse de laisser entrer une foule de journalistes aujourd'hui ou demain. S'ils veulent, ils peuvent le photographier du balcon, en dehors de la zone de Stase, comme si nous avions ici un nouveau-né; je veux aussi qu'ils se taisent. Ah, en parlant de balcon, je ne suis toujours pas satisfaite du degré d'intimité de cet endroit. Je veux qu'on mette un toit sur mes quartiers — une bâche fera l'affaire; je ne veux pas que des ouvriers viennent ici faire du bruit avec leur matériel pour l'instant — et je pense qu'on pourrait munir en toute sécurité le reste de la maison de poupée d'un plafond, aussi. »

Hoskins sourit.

« Vous ne mâchez pas vos mots. Vous êtes très énergique, mademoiselle Fellowes. » Au ton .qu'il employait, il paraissait aussi admiratif que contrarie.

« Énergique? dit-elle. Oui, je suppose. Du moins pour mes enfants. »

18

Jacobs était un homme de belle carrure, au visage carré, d'une soixantaine d'années, avec d'épais cheveux blancs coupés ras à la militaire. Il avait l'air efficace, pragmatique, un peu brusque, avec un style qu'on associerait plutôt à un médecin des armées qu'à un pédiatre. Mais Mlle Fellowes savait, par expérience, que ce genre de brusquerie ne dérangeait pas les enfants, du moment qu'elle était tempérée par une gentillesse fondamentale. Ils attendaient d'un médecin qu il représente l'autorité. C'était ailleurs qu'ils recherchaient la douceur, la tendresse, le réconfort. Le médecin était un dieu venu résoudre les problèmes et dispenser les traitements. Quel genre de médecins avait connu le petit garçon? Des sorciers guérisseurs, sans doute. Des figures terrifiantes avec un os dans le nez et des cercles rouges peints autour des yeux, établissant leurs diagnostics en cabriolant autour des feux de camp qui jetaient des flammes bleues, vertes ou écarlates. De quoi aurait l'air le Dr Jacobs avec un os dans le nez? Avec une peau d'ours aux épaules au lieu de cette prosaïque blouse blanche?

Il lui donna une poignée de main rapide, sans

condescendance.

« J'ai entendu parler de vous en bien, Fellowes.

— J'espère bien.

— Vous avez travaillé sous les ordres de Gallagher à

Valley General, n'est-ce-pas? C'est du moins ce que m'a dit Hoskins. Quelqu'un de bien, Gallagher. Foutrement dogmatique, mais au moins il ne jure que par des dogmes valables. Vous êtes restée combien de temps dans son service?

— Trois ans et demi.

— Vous l'appréciez? »

Mlle Fellowes haussa les épaules.

« Pas spécialement. Une fois, je l'ai entendu dire à une jeune infirmière certaines choses qui à mon avis n'avaient pas lieu d'être dites. Mais nous nous entendions bien au travail, lui et moi. J'ai beaucoup appris à son contact.

— Oui, c'est un homme adroit. » Jacobs hocha la tête. «

Dommage qu'il manie ses infirmières de cette façon. Dans tous les sens du terme. Vous-même, il ne vous est pas arrivé

d'avoir de démêlés avec lui, si?

— Moi? Non. Rien de la sorte!

— Non, j'imagine qu'il n'aurait rien tenté avec vous. »

Mlle Fellowes se demanda ce qu'il voulait dire. Qu'elle n'était pas le type de Gallagher, peut-être? Elle n'était le type de personne, les choses étaient ainsi depuis des années et c'était très bien. Elle ne releva pas la remarque. Jacobs semblait avoir mémorisé tout son curriculum vitae. Il mentionna tel hôpital, tel médecin, parla d'infirmières-chefs et de conseils d'administration qu'il connaissait manifestement très bien. Tout ce qu'elle savait de son côté sur le Dr Jacobs, c'était que c'était une huile de l'institut médical d'État et qu'il avait en outre une clientèle privée considérable. Leurs chemins ne s'étaient jamais croisés. Mais elle ne releva pas davantage.

« Je crois qu'il serait temps maintenant de jeter un coup d'oeil à votre petit Néanderthalien, dit Jacobs. Où se cache-til? »

Elle indiqua la chambre. Inquiet, l'enfant s'y était tapi, et jetait de temps à autre un coup d'oeil dans la pièce où se tenaient, laissant apparaître une mèche de cheveux emmêlés et occasionnellement un oeil.

« Il est timide, non? Ce n'est pas ce que disaient vos assistants. Ils l'ont décrit comme aussi sauvage qu'un petit singe.

— Sa terreur première est passée. Maintenant, il est simplement perdu.

— Il a de quoi, le pauvre petit bonhomme. Mais il faut nous y mettre. Demandez-lui de venir, s'il vous plaît. Mais peut-être faut-il que vous alliez le chercher?

— Je peux l'appeler », dit Mile Fellowes.

Elle se tourna vers l'enfant.

« Tu peux sortir, Timmie. C'est le Dr Jacobs. Il ne te fera pas de mal. »

Timmie?

D'où cela sortait-il? Elle n'en avait aucune idée. Le nom venait de jaillir du puits de son inconscient. Elle n'avait jamais connu de Timmie. Mais il fallait bien appeler cet enfant d'une façon ou d'une autre, non? Et apparemment, elle venait de le baptiser. Timothy. Timmie pour les intimes. Ainsi soit-il. Un vrai nom, un nom humain.

« Timmie? » répéta-t-elle, appréciant la sonorité, jouissant de pouvoir l'appeler par un nom. Elle ne penserait plus à lui comme à « l'enfant », au « Néanderthalien », au « vilain petit garçon ».. C'était Timmie. C'était une personne. Et comme elle approchait, Timmie disparut.

« Très bien, dit Jacobs non sans impatience. On ne va pas y passer la journée. Entrez et ramenez-le, voulez-vous, Fellowes? »

Il enfila un masque chirurgical — autant pour sa propre protection, devina Mlle Fellowes, que pour celle de Timmie. Mais le masque était une erreur. Timmie jeta un coup d'oeil dans la pièce et laissa échapper un hurlement suraigu, comme s'il avait vu un démon sorti de ses cauchemars paléolithiques. Alors que Mlle Fellowes atteignait la porte, il se jeta violemment contre le mur à l'autre extrémité de la pièce, comme une créature en cage essayant d'échapper à son gardien, et s'y colla en tremblant craintivement.

« Timmie... Timmie... »

Rien à faire. Il ne se laisserait plus approcher tant que Jacobs serait dans les environs. Il avait assez bien supporté la présence de Hoskins, mais Jacobs semblait lui inspirer une peur bleue. Alors, les enfants voulaient des médecins du genre pragmatique, militaire et brusque? Pas celui-là, en tout cas. Elle sonna et appela Mortenson et Elliott.

« Il va nous falloir un peu d'aide, je crois », leur dit-elle. Les deux costauds se regardèrent d'un air indécis. Sous sa veste d'uniforme, Elliott avait une bosse visible au bras gauche sans doute un bandage pour recouvrir l'estafilade que Timmie lui avait infligée la veille.

« Oh, allons, dit Mlle Fellowes. Ce n'est quand même qu'un petit enfant. »

Mais le garçon, dans sa terreur, était complètement revenu à son comportement sauvage. Flanquée de Mortenson et d'Elliott, Mlle Fellowes entra dans la pièce et tenta de s'en saisir, mais il se mit à courir à quatre pattes autour de la pièce avec une agilité tout anthropoïde, et ils eurent bien du mal à

s'emparer de lui. Finalement, Elliott se jeta sur lui, le prit à micorps et le souleva de terre. Prudent, Mortenson l'attrapa par les chevilles en l'empêchant de ruer.

Mlle Fellowes s'approcha. Elle dit d'une voix douce :

« Tout va bien, Timmie... personne ne te fera de mal... »

Elle aurait aussi bien pu dire : « Fais-moi confiance. »

L'enfant se débattait avec presque autant de véhémence que la veille, quand ils avaient voulu lui donner un bain. Avec une conscience aiguë d'être ridicule, Mlle Fellowes entreprit de chanter le petit air de la nuit précédente. Sans plus de résultats.

Le Dr Jacobs se pencha sur lui.

« Il va falloir l'endormir, j'en ai peur. Mon Dieu, quel affreux petit être! »

Mlle Fellowes se sentit prise d'une fureur soudaine, comme si Timmie était son propre enfant. Comment osait-il dire une chose pareille!

Elle rétorqua d'un ton sec :

« C'est le visage néanderthalien classique. Il est très beau, selon les critères de Néanderthal. » Elle se demanda d'où elle tirait ça. « Je n'aime guère l'idée de l'endormir. Mais s'il n'y a pas d'autre choix...

Je ne crois pas, dit le médecin. Nous n'aboutirons à rien en le maintenant par la force tandis que j'essaie de faire mes lectures de relevés. »

Non, pensa Mlle Fellowes. L'enfant ne serait pas heureux de se sentir mettre un &pressoir lingual dans la bouche ou des lumières dans les yeux, ni de donner un échantillon de son sang, ni de se faire prendre la température, même par un relais à thermocouple télécommandé. Elle acquiesça -à contrecoeur. Jacobs sortit une ampoule tranquillisante ultrasonique de sa trousse.

« Vous ignorez quelle est la dose appropriée », dit. Mlle Fellowes.

Le médecin la regarda, étonné.

« Ces doses sont conçues pour un poids corporel ne dépassant pas trente kilos. Celle-ci devrait être largement dans les limites de sa tolérance.

— Il s'agit d'un enfant néanderthalien. Nous n'avons aucune donnée sur leur système circulatoire. »

Sa façon de raisonner la surprit elle-même. Encore une fois, elle faisait la distinction entre Néanderthaliens et humains. Elle ne parvenait pas, semblait-il, à avoir une philosophie conséquente face à cet enfant. Il est humain, se dit-elle avec véhémence. Humain humain humain. C'est Timmie et il est humain.

Mais pour Jacobs, apparemment, la question était réglée.

« Même si c'était un jeune gorille ou un petit orang-outan, je considérerais cette dose comme adéquate. Qu'est-ce que le système circulatoire vient faire là-dedans? C'est la masse corporelle qui compte. D'accord, une demi-dose pour cette fois. Juste pour ne pas prendre de risques avec la précieuse petite créature de Hoskins. »

Pas seulement de Hoskins, se surprit à penser Mlle Fellowes, à sa grande stupéfaction.

Jacobs appuya l'ampoule sur l'avant-bras de Timmie. Le tranquillisant eut un effet immédiat.

« Bien, dit le médecin. Maintenant, on va lui soutirer un peu de sang paléolithique et un peu d'urine préhistorique. Vous avez un échantillon de selles pour moi, Fellowes?

— Il n'a pas fait depuis son arrivée, docteur Jacobs. Le bouleversement du voyage dans le temps...

— Eh bien, quand il fera, vous en récupérerez un peu par terre et vous me préviendrez, voulez-vous?

— Il se sert des toilettes, docteur », dit Mlle Fellowes d'une voix vibrante d'indignation:

Jacobs leva les yeux. On pouvait aisément lire de la surprise et peut-être de la colère dans son expression ; mais il se mit à rire. « Vous êtes très prompte à le défendre, à ce que je vois.

— Oui. Oui, en effet. Est-ce mal?

— Je ne pense pas. Très bien; la prochaine fois que cet enfant ira à la selle, je veux cet échantillon. Je suppose qu'il ne tire pas encore la chasse, hein, Fellowes? »

Cette fois-ci, Elliott et Mortenson éclatèrent de rire. Mlle Fellowes ne partageait pas la gaieté générale.

Timmie semblait endormi, passif, tranquille, prêt à tout supporter. Jacobs n'eut aucun mal à ouvrir sa bouche. Mlle Fellowes, qui n'avait pas eu jusque-là l'occasion de voir les dents de Timmie, regardait par-dessus l'épaule de Jacobs, avec la crainte d'apercevoir des crocs simiens féroces, sauvages. Mais non, non : ses dents n'étaient rien de tout cela. Elles étaient un peu grosses, plus que celles d'un enfant moderne, apparemment robustes, mais joliment conformées et bien disposées; c'était une très belle dentition. 'Et humaine, positivement humaine, sans incisives pointues ni canines en saillie. Mlle Fellowes eut un long soupir de soulagement. Jacobs referma la bouche de l'enfant, examina ses oreilles, souleva ses paupières. Il lui scruta les paumes, la plante des pieds, lui tapota la poitrine, lui palpa l'abdomen, lui plia bras et jambes, enfonça légèrement le doigt dans la musculature de ses avant-bras et de ses cuisses.

« Ce gamin est une centrale électrique miniature. Comme vous avez déjà pu vous en apercevoir. Petit pour son âge et un peu maigrichon, mais je ne vois pas de signe de malnutrition. Une fois qu'on aura cet échantillon de selles, j'aurai une idée des choses qu'il a mangées, mais je dirais que son régime probable était riche en protéines et pauvre en amidon, comme on peut s'y attendre dans une population vivant de chasse et de cueillette à une époque de climat défavorable.

— Défavorable? demanda Mlle Fellowes.

— Un âge glaciaire, dit Jacobs d'un ton un peu

condescendant. C'est ce qui a prévalu presque tout le long de l'ère de Néanderthal. »

Qu'est-ce que vous en savez? se dit-elle agressivement. Vous y étiez?

Mats elle tint sa langue. Le Dr Jacobs faisait tout pour la prendre à rebrousse-poil; mais il était maintenant son collègue et ils devaient maintenir une relation courtoise. Pour Timmie, si ce n'était pour autre chose.

19

Timmie commença à remuer alors que l'examen médical n'était qu'à moitié terminé, et quelques instants plus tard, il apparut que le tranquillisant ne faisait presque plus d'effet. Ce qui signifiait qu'une dose normale aurait été la bonne, comme l'avait dit Jacobs. Timmie avait réagi au sédatif à peu près comme un enfant moderne. Elle le trouvait de plus en plus humain.

Mais Jacobs remballa son matériel et prit congé en disant qu'il reviendrait le lendemain pour vérifier tout résultat qui paraîtrait bizarre lors de l'analyse préliminaire.

« Vous voulez qu'on rentre? demanda Mortenson. —

Inutile. Laissez-moi seule avec le petit. »

Timmie se calma dès qu'ils furent sortis. A l'évidence, il s'était habitué à la compagnie de Mlle Fellowes; c'étaient les étrangers qui lui faisaient peur. Mais le temps y pourvoirait.

« Ce n'était pas si terrible, hein, Timmie? On t'a tâté, on t'a un peu chatouillé; mais il y a plein de choses qu'on doit apprendre sur toi, tu comprends? »

Il la regarda d'un air solennel sans rien dire. « Tu comprends, n'est-ce pas, Timmie? »

Il émit un petit grondement, deux syllabes. Stupéfaite, elle eut l'impression que cela ressemblait à Timmie. Étaitce possible? Connaissait-il déjà son propre nom? « Redis-le!

Timmie, Timmie. »

Il répéta les deux syllabes étouffées. Cette fois-ci, elle ne se sentit plus très sûre qu'il disait Timmie. Elle pouvait être le jouet de son imagination. Mais il valait la peine d'explorer cette piste.

Elle pointa le doigt sur lui.

« Timmie — c'est toi. Timmie. Timmie. Timmie. » Il la regarda de nouveau sans rien dire.

« Et moi, je suis... » Elle se désigna de l'index, brusquement hésitante. Mlle Fellowes, c'était un peu compliqué à dire. Mais Édith n'allait pas. Infirmière? Non, ça n'allait pas non plus. Il faudrait que ce soit Mlle Fellowes. «

Moi... mademoiselle Fellowes. Toi... Timmie. » Elle se montra du doigt. « Moi... mademoiselle Fellowes. Toi... Timmie. » Elle répéta la phrase trois ou quatre fois. Il ne réagissait pas. « Tu te dis, que je suis dingue, c'est ça? » lui demanda-t-elle, en éclatant de rire tant elle se sentait ridicule.

« A faire tous ces bruits incompréhensibles, à agiter le doigt, à

psalmodier comme ça. Et à mon avis, c'est à ton déjeuner que tu penses en ce moment, non? J'ai raison, Timmie? Déjeuner?

Nourriture? Faim? »

Il répéta les deux syllabes grondantes, avec quelques cliquetis en plus pour faire bonne mesure.

« Faim, c'est ça. C'est le moment du repas à haute teneur en protéines et pauvre en amidon. La spécialité de l'Age Glaciaire, hein, Timmie? Eh bien, allons voir ce que nous avons... »

20

Le Dr McIntyre du Service d'Anthropologie du Smithsonian Institute, arriva en début d'après-midi. Hoskins prit la précaution d'appeler Mlle Fellowes par l'intercom pour lui demander si elle pensait que l'enfant serait capable d'affronter un nouveau visiteur si peu de temps après le premier. Elle jeta un coup d'oeil de l'autre côté de la pièce. Timmie avait mangé comme un glouton : une flasque entière d'une boisson synthétique vitaminée que le Dr Jacobs avait conseillée, plus un nouveau bol de flocons d'avoine et un petit bout de pain grillé, la première nourriture solide qu'elle prenait le risque de lui faire manger. Il était assis au bord de son lit, l'air repu; il tapait rythmiquement des talons contre le dessous du matelas, et il ressemblait tout à fait à un petit garçon ordinaire qui s'amuse après le repas.

« Qu'est-ce que tu en dis, Timmie? Tu crois que tu peux supporter un nouvel examen? »

Elle n'attendait pas sérieusement une réponse, et les cliquetis qu'il émit ne paraissaient pas en être une. L'enfant ne la regarda pas et continua à taper des talons. Il se parlait à luimême, probablement. Mais il semblait vraiment de bonne humeur.

« Je crois qu'on peut prendre le risque, dit-elle à Hoskins.

— Bien. Comment l'avez-vous appelé? « Timmie »?

Qu'est-ce que cela veut dire?

— C'est son nom.

— Il vous a dit son nom? dit Hoskins, l'air sidéré.

— Bien sûr que non. C'est simplement comme ça que je l'appelle : " Timmie ". »

Il y eut un silence un peu gêné.

« Ah, finit par dire Hoskins. Vous l'appelez " Timmie

— Il faut bien que je l'appelle par un nom, docteur Hoskins.

— Ah, oui. Oui. " Timmie ".

— " Timmie ", dit Mlle Fellowes d'un ton ferme.

— " Timmie ". Oui. Très bien. Je vais vous envoyer le Dr McIntyre, si vous êtes d'accord, mademoiselle Fellowes. Pour voir Timmie »

Le Dr McIntyre s'avéra être un homme mince, tiré à

quatre épingles et beaucoup plus jeune que ne s'y attendait Mlle Fellowes ; il n'avait pas plus de trente ou trente-cinq ans, à vue de nez. Il était petit, délicat, avec de fins cheveux dorés et brillants et des sourcils si clairs et soyeux qu'ils en . étaient pratiquement invisibles, aux gestes précis, coquets, compliqués et maniérés, comme s'il suivait une mystérieuse chorégraphie intérieure. Mlle Fellowes se sentit déconcertée par son élégance et son raffinement : ce n'était pas du tout ce qu'elle attendait d'un paléoanthropologue. Même Timmie parut dérouté par son apparence, si différente de celle des hommes qu'il avait rencontrés depuis son arrivée. Les yeux arrondis par l'étonnement, il regardait McIntyre comme s'il s'agissait de quelque scintillante créature divine venue d'une autre étoile.

Quant à McIntyre, la vue de Timmie sembla le confondre au point de lui couper la parole. Un long moment, il resta pétrifié sur le pas de la porte à fixer l'enfant aussi intensément que celui-ci le regardait; puis il fit quelques pas sur sa gauche, s'arrêta, regarda à nouveau; enfin, il repassa devant la porte, s'arrêta encore une fois et regarda une fois de plus. D'un ton un peu acide, Mlle Fellowes dit :

« Docteur Mclntyre, je vous présente Timmie. Timmie, le docteur McIntyre est venu t'étudier. Et tu peux l'étudier toi aussi, si tu veux. »

Les joues exsangues du savant reprirent des couleurs.

« Je n'y crois pas, dit-il d'une voix altérée. Je n'arrive absolument pas à y croire. Cet enfant est un pur Néanderthalien! Bien vivant, sous mes yeux!... Pardonnezmoi, mademoiselle Fellowes. Il faut comprendre... c'est quelque chose de si complètement phénoménal, de si totalement stupéfiant... »

Il était pratiquement en larmes. Toutes ces démonstrations étaient embarrassantes. Puis elle imagina la réaction d'un historien qui entrerait dans une pièce et se verrait offrir la chance de converser avec Abraham Lincoln, Jules César ou Alexandre le Grand; ou d'un théologien placé devant les authentiques Tables en pierre de la Loi rapportées par Moïse du mont Sinaï. Évidemment qu'il serait fou de joie. Évidemment. Passer des années à étudier une chose connue par les vestiges les plus vagues, essayer de la comprendre, en recréer péniblement pur l'esprit la réalité perdue, et puis, à

l'improviste, rencontrer la chose même...

McIntyre se reprit vite. A sa façon souple et gracieuse, il traversa la pièce et s'agenouilla juste devant Timmie. Celui-ci ne manifesta aucune peur. C'était la première fois qu'il réagissait aussi calmement devant un inconnu. Il souriait en fredonnant et en se balançant comme pour accueillir un oncle bien-aimé venu en visite. L'éclat de l'étonnement scintillait toujours au fond de ses yeux. Il semblait complètement fasciné par le paléoanthropologue.

« Qu'il est beau, mademoiselle Fellowes! dit McIntyre.

— Beau? Jusqu'ici, je n'ai pas entendu grand monde dire ça de lui.

— Mais si, mais si ! Quel parfait petit visage de Néanderthal! Ces bourrelets supra-orbitaux... ils commencent seulement à se développer, mais il n'y a pas à s'y tromper. Le crâne platycéphale. La région occipitale allongée... Puis-je lui toucher le visage, mademoiselle Fellowes? Je ferai doucement. Je ne veux pas l'effrayer, mais j'aimerais vérifier quelques points sur la structure osseuse...

— On dirait qu'il aimerait toucher le vôtre », dit Mlle Fellowes.

La main de Timmie était tendue vers le front de McIntyre. Le chercheur s'approcha et les doigts de Timmie se mirent à

explorer sa chevelure dorée. L'enfant la caressait comme s'il n'a lait jamais rien vu d'aussi merveilleux. Puis soudain, il enroula quelques mèches autour de son majeur et tira. C'était une traction bien forte.

Mclntyre glapit et recula en rougissant.

« Je crois qu'il en veut quelques-uns, dit Mlle Fellowes.

— Pas comme ça. Tenez, passez-moi des ciseaux. »

McIntyre, ayant retrouvé le sourire, coupa quelques cheveux sur son front et donna les mèches brillantes à Timmie, qui se mit à rayonner et produisit des borborygmes de plaisir. «

Dites-moi, mademoiselle Fellowes, une des personnes qui sont venues ici avait-elle les cheveux blonds? »

Elle réfléchit un instant. Hoskins... Deveney... Elliott... Mortenson... Stratford... le Dr Jacobs... tous avaient les cheveux bruns, noirs ou gris. Les siens propres étaient châtains tirant vers le gris.

« Non. Pas que je me souvienne. Vous devez être le premier.

— Le premier de toute sa vie, peut-être? Nous n'avions aucune idée, bien sûr, de ce que pouvait être la couleur de cheveux de l'homme de Néanderthal. Dans les reconstitutions populaires, on les montre presque toujours sombres, parce que, je suppose, on imagine ordinairement les Néanderthaliens comme des créatures simiesques et brutales, et que la plupart des grands singes modernes ont le poil sombre. Mais les cheveux sombres sont plus courants chez les populations des pays chauds que sous les climats nordiques, et les Néanderthaliens étaient certainement bien adaptés au froid extrême. Pour ce que nous en savons, ils auraient pu être aussi blonds que le Suédois ou le Finlandais moyen.

— Mais sa réaction en voyant vos cheveux, docteur McIntyre...

— Oui. Sans aucun doute, ils ont un sens particulier pour lui. Mais peut-être a-t-on les cheveux foncés dans sa tribu, ou même dans toute sa partie du monde. Sa peau foncée n'a certes rien de nordique. Il est vrai qu'un seul enfant, c'est un échantillon restreint. Mais nous l'avons! Et ça, c'est prodigieux, mademoiselle Fellowes. Je n'arrive vraiment pas à

y croire... » Un instant, elle craignit que McIntyre ne se laisse à nouveau emporter par l'émerveillement. Mais il parut se maîtriser. Avec une grande délicatesse, il posa les doigts sur les joues de Timmie, sur son front déclive, sur son petit menton fuyant, tout en marmonnant des choses dans sa barbe, des commentaires techniques, des paroles qui ne s'adressaient à personne.

Timmie supporta l'examen avec une grande patience. Puis, au bout d'un moment, il se lança dans un long monologue formé de cliquetis et de grondements; c'était la première fois qu'il parlait depuis l'entrée du

paléoanthropologue.

McIntyre leva les yeux vers Mlle Fellowes en rougissant d'exaltation.

« Vous avez entendu? A-t-il déjà émis des sons comme ça?

— Bien sûr. Il n'arrête pas de parler.

— De parler?

— Comment voulez-vous appeler ça? Il nous dit quelque chose.

— Vous voulez dire que vous supposez qu'il nous dit quelque chose.

— Non, dit Mlle Fellowes qui commençait à s'énerver. Il parle, docteur McIntyre. En néanderthalien. Il y a des structures nettes dans ce qu'il dit. J'ai essayé de les distinguer, et même de les imiter, mais sans résultat jusqu'ici.

— Quelle sorte de structures, mademoiselle Fellowes?

— Des cliquetis et des grondements. Je commence à les reconnaître. Il y a un ensemble de sons pour me dire qu'il a faim. Un autre pour l'impatience ou l'agitation. Un autre pour la peur. Je sais qu'il ne s'agit que d'interprétations personnelles, pas très scientifiques. Mais je n'ai pas quitté cet enfant depuis l'instant de son arrivée, et j'ai quelque expérience avec les enfants handicapés du langage, docteur McIntyre. Je les écoute très attentivement.

— Je n'en doute pas. » McIntyre lui adressa un regard sceptique. « A-t-on enregistré ses cliquetis et ses grondements?

— Je l'espère. Je n'en sais rien. » (Elle se souvint qu'elle avait voulu le demander au Dr Hoskins. Mais elle avait complètement oublié.)

Timmie dit encore quelque chose avec une intonation différente, plus mélodique, presque plaintive.

« Vous voyez, docteur McIntyre? Cela ne ressemblait à

rien qu'il ait dit jusqu'ici... Je crois qu'il veut encore jouer avec vos cheveux.

— Vous ne faites que deviner, n'est-ce pas?

— Bien entendu. Je ne parle pas encore le néanderthalien couramment. Mais regardez, il tend la main vers vous. »

McIntyre n'avait pas l'air de tenir à se faire à nouveau tirer les cheveux. Il sourit et tendit le doigt vers Timmie; mais cela n'intéressait pas l'enfant. Il l'exprima par une longue série de cliquetis ponctués par trois étranges sons aigus à mi-chemin entre, le grondement et le gémissement.

« Je crois que vous avez raison, mademoiselle Fellowes!

dit McIntyre d'une voix changée. Cela ressemble bel et bien à

un langage! Un langage défini. Quel âge pensez-vous qu'ait cet enfant?

— Entre trois et quatre ans. A mon avis, pas loin de. quatre. A quatre ans, on articule très bien, docteur McIntyre. Si vous-même avez des enfants...

— J'en ai une. Elle a presque trois ans et elle a beaucoup de choses à dire. Mais il s'agit ici d'un petit Néanderthalien.

— Quelle importance? Vous ne pensiez pas qu'un petit Néanderthalien de son âge saurait parler?

— Nous n'avons actuellement, mademoiselle Fellowes, aucune raison de supposer qu'un homme de Néanderthal ait pu être doué de la parole comme nous l'entendons. C'est pourquoi les sons que produit cet enfant ont une telle importance. S'ils représentent un langage, de véritables schémas sonores organisés avec une structure grammaticale distincte...

— Évidemment que c'est ce qu'ils représentent! Éclata Mlle Fellowes. Croyez-vous que vous allez arriver à me faire penser un seul instant que ce petit n'est pas un être humain?

— Les Néanderthaliens étaient certes humains,

mademoiselle Fellowes. Je serais le dernier à dire le contraire. Mais cela ne signifie pas qu'ils possédaient un langage parlé.

— Quoi? Comment auraient-ils pu être humains sans savoir parler? »

McIntyre inspira profondément en un geste exagéré de patience contrôlée — un geste que Mlle Fellowes ne connaissait que trop. Elle avait passé toute sa carrière avec des gens qui pensaient qu'elle en savait moins qu'eux, parce qu'elle était seulement infirmière. La plupart du temps, c'était inexact, du moins à l'hôpital. Mais elle n'était plus à l'hôpital; en matière de Néanderthaliens, elle ne savait pratiquement rien, et ce jeune homme blond était un spécialiste de la question. Elle se composa une expression d'intérêt attentif.

« Mademoiselle Fellowes, commença McIntyre de ce ton qui annonce un cours magistral, pour parler, il faut non seulement avoir un certain degré d'intelligence, mais aussi la capacité physique de produire des sons complexes. Les chiens sont intelligents et ont un vocabulaire étendu — mais on peut savoir ce que signifie " assis " et " cherche ", sans pouvoir dire

" assis " et " cherche " soi-même, et aucun chien depuis l'aube des temps n'a jamais été capable de mieux faire que" ouah ". Vous savez qu'on peut apprendre aux chimpanzés et aux gorilles à communiquer par signes et par gestes — mais qu'ils ne sont pas plus _capables de former des mots que les chiens. Ils n'ont pas l'équipement anatomique nécessaire.

— Je l'ignorais.

— Le langage humain est quelque chose de très

compliqué », dit McIntyre. Il se tapota la gorge. « La clé, c'est un minuscule os en forme de U, appele os hyoïde, à la base de la langue. Il commande onze petits muscles qui font bouger la langue et la mâchoire inférieure, et qui peuvent aussi élever ou déprimer le larynx afin de produire les voyelles et les consonnes qui constituent le langage. L'os hyoïde n'existe pas chez les primates. De ce fait, ils ne peuvent émettre que des grognements et des sifflements.

— Et les perroquets et les mainates? Ils prononcent des mots. Allez-vous me dire que l'os hyoïde est apparu chez eux et pas chez les chimpanzés?

— Les oiseaux comme le perroquet et le mainate se contentent d'imiter les sons des humains, en utilisant des structures anatomiques entièrement différentes. Mais ils n'ont pas la maîtrise d'un langage. Ils n'ont aucune idée de ce qu'ils disent. Ils répètent simplement ce qu'ils entendent.

— D'accord. Et les Néanderthaliens... ils ne possèdent pas d'os hyoïde? Si on les considère comme humains, ils doivent en avoir un.

— Nous n'en sommes pas certains, dit McIntyre. Le nombre total de squelettes de Néanderthal découverts à ce jour n'atteint pas deux cents, et beaucoup sont fragmentaires ou sérieusement abîmés. D'autre part, l'os hyoïde est très petit et n'est relié qu'aux muscles du larynx. Quand un corps se décompose, il tombe et peut aisément se trouver séparé du reste du squelette. Sur tous les fossiles néanderthaliens que nous avons examinés, mademoiselle Fellowes, un seul — un seul — en tout et pour tout avait encore son os hyoïde en place.

— Mais s'il l'avait, tous devaient l'avoir! »

McIntyre approuva.

« Très probablement. Mais nous n'avons jamais vu de larynx néanderthalien. Les tissus mous disparaissent, et nous ne connaissons pas la fonction de l'os hyoïde chez l'homme de Néanderthal. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que l'anatomie de son appareil vocal est probablement semblable à

celle de l'homme moderne. Mais comment savoir s'il était suffisamment développé pour leur permettre d'articuler des mots reconnaissables — ou si leur cerveau était assez complexe pour acquérir le langage... »

Timmie se remit à cliqueter et à gronder.

« Écoutez-le, dit Mlle Fellowes d un ton triomphant. Voilà votre réponse! Il a un langage précis et il le parie à la perfection. Et avant longtemps, il parlera anglais aussi, docteur McIntyre. J'en suis certaine. A ce moment-là, vous n'aurez plus à vous demander si les hommes de Néanderthal étaient capables de parler. »

21

McIntyre semblait vouloir résoudre toutes les énigmes posées par les Néanderthaliens d'un coup. Il émit des sons cliquetants à l'adresse de Timmie dans l'espoir de provoquer une réponse; il sortit des cubes de plastique colorés de sa serviette, probablement une espèce de test d'intelligence, et essaya de convaincre l'enfant de les arranger en séquences de taille et de couleur; il lui proposa des crayons et du papier, et se mit en retrait en attendant qu'il dessine quelque chose, ce qui ne parut pas intéresser Timmie ; il demanda à Mlle Fellowes de prendre le petit garçon par la main et de lui faire faire le tour de la pièce, et il le photographia en train de marcher. Il voulait encore essayer d'autres tests, mais Timmie avait son avis là-dessus. Alors que McIntyre montait un ensemble de bobines et de fuseaux qui avait l'air d'un jouet mais servait à mesurer la coordination de l'enfant, Timmie s'assit par terre et se mit à pleurer. Fort.

C'était la première fois qu'il pleurait vraiment — par opposition à ses sanglots, geignements ou gémissements —

depuis le soir de son arrivée. Le braillement familier, irrégulier, d'un enfant très fatigué qu'on a trop forcé. Mlle Fellowes ne fut pas mécontente de l'entendre, encore qu'elle fût surprise de la taille de sa bouche grande ouverte, de l'incroyable grosseur de son nez, de l'avancée de ses épais bourrelets orbitaux quand il fermait les yeux en les plissant. Le visage ainsi déformé par l'angoisse, il prenait un aspect étrange, presque terrifiant.

Et pourtant... Cette plainte, cet épanchement hululant d'émotion... sans regarder, elle pouvait penser que l'enfant qui tapait des talons par terre et hurlait à tue-tête n'était qu'un petit de quatre ans en train de faire une grosse crise de colère.

« Qu'ai-je fait pour le bouleverser comme ça ? demanda McIntyre.

— Vous êtes allé au-delà de sa capacité de concentration, j'imagine, dit Mlle Fellowes. Vous l'avez lassé. Ce n'est qu'un petit garçon, docteur McIntyre. Il ne faut pas s'attendre à ce qu'il accepte indéfiniment de se laisser titiller et tester; un petit garçon qui vient d'être séparé, dans des conditions extrêmement traumatisantes, de tout ce qu'il peut comprendre, je dois vous le rappeler.

— Mais je ne le titillais lias et... bon, peut-être. Je m'excuse. Tiens, Timmie — tiens, tu vois mes cheveux? Tu vois les cheveux tout brillants? Tu veux jouer avec? Tu veux me tirer les cheveux? »

McIntyre balançait ses mèches dorées presque sous le nez de Timmie. Timmie n'y prêta aucune attention. Au contraire, ses cris redoublèrent.

Dégoûtée, Mlle Fellowes dit :

— Il n'a pas envie de jouer avec vos cheveux pour l'instant, docteur Mclntyre. Et s'il décidait de tirer dessus, je crois que vous le regretteriez. Mieux vaut le laisser. Vous aurez quantité d'autres occasions de l'étudier.

— Oui ; c'est vrai. » Le paléoanthropologue se releva, l'air confus. « Vous comprenez, mademoiselle Fellowes, c'est comme si on me donnait un livre scellé contenant toutes les réponses aux mystères du monde. Je voudrais l'ouvrir et le lire immédiatement. Sans sauter une seule page.

— Je comprends. Mais j'ai peur que votre livre ait faim et soit de mauvaise humeur; d'ailleurs je pense qu'il a envie d'aller aux toilettes.

— Oui. Oui, bien sûr. »

McIntyre se mit à remballer son matériel d'examen. Alors qu'il rangeait les bobines et les fuseaux, Mlle Fellowes dit :

« Pouvez-vous m'en laisser un?

— Vous voulez mesurer vous-même son intelligence?

— Je n'ai pas besoin de mesurer son intelligence, docteur. Il me paraît tout à fait intelligent. Mais je crois qu'il aimerait avoir quelques jouets, et celui-ci est déjà dans la place. »

Les joues de McIntyre se colorèrent. On dirait qu'il rougit très facilement, se dit Mlle Fellowes.

— Bien sûr. Voici.

— A propos, docteur McIntyre, croyez-vous que vous pourriez m'obtenir des livres sur l'Homme de Néanderthal?

Deux ou trois textes de base, pour trouver quelques renseignements fondamentaux;que personne ne s'est donné la peine de me fournir jusqu'à présent? Ils peuvent être très techniques : je suis tout à fait capable de lire la langue scientifique. Il faut que j'apprenne des choses sur l'anatomie dés, Néanderthaliens, leur mode de vie, leur alimentation et le reste. Vous pourriez faire ça pour moi?

— Je m'occuperai de vous faire envoyer tout ce dont vous avez besoin dès demain à la première heure. Mais je dois vous avertir, mademoiselle Fellowes, que nos connaissances sur les Néanderthaliens aujourd'hui sont à peu près nulles, par rapport à ce que nous allons apprendre de Timmie au cours de ce projet.

— Chaque chose en son temps. » Elle lui fit un grand sourire. « Vous êtes vraiment impatient de vous y attaquer, n'est-ce pas?

— Cela se voit, je crois.

— Eh bien, il vous faudra prendre patience, j'en ai peur. Je ne vous laisserai pas épuiser ce petit. On ne l'a que trop dérangé aujourd'hui, et ça ne se reproduira plus. »

Mclntyre eut l'air gêné. Il réussit à faire un petit sourire contraint et se dirigea vers la porte.

« Et quand vous choisirez les livres pour moi, docteur...

— Oui? dit Mclntyre.

— J'aimerais en particulier en avoir un qui compare les Néanderthaliens et les humains. Les humains actuels, je veux dire. En quoi ils étaient différents de nous, en quoi ils nous ressemblaient. Le système évolutionnaire tel que nous le voyons. Voilà les renseignements dont j'ai le plus besoin. »

Elle le regarda d'un air farouche. « Ils sont humains, n'est-ce pas, docteur Mclntyre? Un peu différents de nous, mais pas tant que ça, non?

— Oui, pour l'essentiel. Mais bien entendu...

— Non, dit-elle. Pas de Mais bien entendu." Timmie n'est pas un quelconque chaînon manquant. C'est un petit garçon, un petit garçon humain. Trouvez-moi seulement quelques livres, docteur McIntyre, et merci beaucoup. A bientôt. »

Lé paléoanthropologue sortit. Au même instant, les lamentations de Timmie se résorbèrent en sanglots indécis, puis, très vite, il se tut.

Mlle Fellowes le prit au creux de ses bras. Il s'accrocha à

elle en frissonnant.

« Oui, dit-elle d'un ton apaisant. Oui, oui, oui, ça a été une journée chargée. Beaucoup trop chargée. Et tu n'es vraiment qu'un petit garçon. Un petit garçon perdu. »

Loin de chez toi, loin de tout ce que tu connaissais.

« Est-ce que tu avais des frères et soeurs? » lui demandat-elle, sans attendre de réponse; elle lui donnait simplement le réconfort d'une voix douce à son oreille. « A quoi ressemblait ta mère? Ton père? Et tes amis, tes copains de jeu? Tous disparus. Disparus. Pour toi, ils doivent déjà être comme un rêve. Je me demande combien de temps tu te rappelleras quelque chose d'eux. »

Un petit garçon perdu. Mon petit garçon perdu.

« Tu veux un bon lait chaud? proposa-t-elle. Et ensuite, tu feras une sieste, je crois. »

Interlude Trois : Le Lieu des Trois

Rivières

Au cours de la nuit, Nuage d'Argent rêva de la mer. Dans son rêve, il n'était qu'un jeune garçon, à peine plus vieux (un été ou deux?) que le petit Visage du Feu Céleste que la Déesse avait emporté dans un tourbillon de lumière. Il se tenait au bord de la mer et le vent déposait son étrange humidité sur ses lèvres. Son père et sa mère, Grand Arbre et Douce Comme Une Fleur, étaient avec lui, ils lui tenaient la main et le menaient vers l'eau.

« Non, disait-il. C'est froid. J'ai peur d'y aller.

— Ça ne te fera pas de mal », disait Grand Arbre. Mais ce n'était pas vrai. Personne n'allait dans la mer. Tous les enfants l'apprenaient dès qu'ils étaient en âge d'apprendre quelque chose. La mer tuait. Elle aspirait la vie en un instant et rejetait les corps sur le rivage, vides et immobiles. Rien que l'année dernière, A Tué Cinq Mammouths, le guerrier avait glissé du haut d'une falaise enneigée et était tombé dans la mer, et quand il avait été rejeté

sur la grève, il était mort, et la tribu avait dû l'enterrer dans une petite caverne près du lieu fatal, et psalmodier toute la nuit et faire brûler un feu aux couleurs étranges. Et maintenant, son père et sa mère le poussaient à entrer dans la mer. En avaient-ils assez de lui? Quelle trahison était-ce là?

« La mer te rendra fort, lui dit Douce Comme Une Fleur. La mer fera de toi un homme.

— A Tué Cinq Mammouths y est mort!

— Son temps était venu. La mer l'a appelé. Mais ton temps est loin, petit. Tu n'as aucune raison d'avoir peur. »

Etait-ce vrai? Pouvait-il leur faire confiance?

C'étaient son père et sa mère. Pourquoi voudraient-ils qu'il meure?

Il s'accrocha fermement à leurs mains et avança entre eux. Sa tribu avait toujours vécu sur les plaines côtières, migrant le long de la côte à la suite du gibier, mais jamais il ne s'était trouvé aussi près de la mer. Il fixa l'eau, émerveillé et apeuré. On aurait dit une grande bête puissante couchée devant lui, sombre et luisante. Elle rugissait, ondoyait et jaillissait en écume blanche. Çà et là, une masse de mer s'élevait en l'air et venait s'écraser sur les rochers. Parfois, sur des falaises comme celle où A Tué Cinq Mammouths était tombé vers sa mort, Nuage d'Argent avait regardé au large et vu de gracieux animaux s'y mouvoir au milieu des blocs de glace. Ils ne ressemblaient pas aux mammouths, ni aux boeufs musqués, ni aux rhinocéros; c'étaient des créatures élancées, luisantes, étincelantes qui se déplaçaient dans la mer comme si elles volaient dans l'air.

Le printemps précédent; un de ces animaux marins s'était échoué, le Cercle de Chasse s'était jeté dessus et l'avait tué, et la tribu avait fait un grand festin. Comme sa viande était tendre! Et étrange! Et son épaisse fourrure... qu'elle était douce, merveilleusement douce. Avec l'abondante fourrure sombre de la créature, Grand Arbre avait fait un manteau pour Douce Comme Une Fleur, et elle le portait avec fierté dans les grandes occasions.

Allaient-ils l'offrir à la mer en échange de la fourrure?

«.Encore un pas, petit, dit Grand Arbre. Il n'y a rien à

craindre. »

Nuage d'Argent leva les yeux. Son père souriait. II était bien obligé d'avoir confiance. Le bord de la mer monta autour de ses chevilles. Il avait cru qu'elle serait froide, mais non, elle était tiède, elle était chaude, elle brûlait comme du feu. Un instant après, il ne sentit plus la brûlure. La mer recula, puis revint, plus haute, jusqu'à ses genoux, ses cuisses, son ventre. Grand Arbre et Douce Comme Une Fleur s'avancèrent encore et l'entraînèrent. Le fond de la mer était très doux, aussi doux que la fourrure de la créature marine, et semblait bouger sous ses pieds.

L'eau lui arrivait à la poitrine. Elle l'enveloppait comme une chaude couverture.

« Tes pieds touchent encore le fond? lui demanda Grand Arbre.

— Oui. Oui.

— Bien. Penche-toi en avant. Mets ta tête dans la mer. »

Il obéit. La mer le recouvrit, et c'était comme si une couverture de neige avait été étendue sur lui. La neige aussi cessait d'être froide quand on s'y enfonçait. Elle devenait brûlante comme le feu, et si on y restait assez longtemps, on s'endormait comme si on était enroulé dans . un tapis de couchage. C'était ce que lui avait dit une fille plus grande : une fois, elle avait vu une vieille femme aux os tordus et aux yeux vagues emmenée et déposée dans la neige; elle avait fermé les yeux et s'était endormie très paisiblement. Je vais m'endormir dans la mer, pensa Nuage d'Argent, et ce sera fini. Mourir ne paraissait plus très important. Il leva la tête pour voir si son père et sa mère avaient eux aussi laissé la mer recouvrir leur visage, mais à sa grande surprise, il vit qu'ils n'étaient plus à ses côtés. Il était complètement seul. Il entendit la voix lointaine de son père 'lui dire :

« Sors de la mer, maintenant, petit. Fais demi-tour et reviens. »

Oui. Il allait le faire.

Mais comme il retournait au rivage, il sentit son corps qui changeait, s'allongeait, devenait plus grand et plus étoffé, et il se rendit compte qu'il se transformait en homme. Ses épaules s'élargissaient, sa poitrine forcissait, ses cuisses étaient devenues épaisses et puissantes. Quand il prit pied sur le rivage rocailleux, c'était un guerrier dans la fleur de l'âge. Il baissa les yeux sur son corps nu et c'était le corps d'un homme, sombre et poilu. Il éclata de rire. Il se frotta la poitrine et se frappa les cuisses des mains. Au loin il vit les feux du camp, et il se mit à courir pour raconter à tous l'étrange chose qui lui était survenue.

Mais tout en courant, une nouvelle chose étrange lui arriva : il s'aperçut qu'il continuait à vieillir à chaque seconde. Le temps s'était saisi de lui et ne voulait plus le lâcher. Il avait laissé son enfance dans la mer. Puis, en sortant de l'eau, il s'était serai plein de la force exultante de la prime virilité. Mais à présent, il s'essoufflait un peu, puis il se mit à respirer difficilement et passa de la course au trot, puis au pas. Maintenant, il boitait et traînait la jambe, car quelque chose était arrivé à sa cuisse gauche et sa jambe tout entière était raide et douloureuse. Il la regarda. Elle était couverte de sang, comme si un animal l'avait lacérée à coups de griffes. Et il se souvint, oui, oui, il avait été chasser avec le Cercle de Chasse, et la panthère des neiges lui était brusquement tombée dessus...

Qu'il était dur de marcher aujourd'hui. Comme je suis vieux et fatigué, se dit-il. Je ne peux plus me tenir droit. Regardez, mes cheveux et mes poils deviennent argentés sur tout mon corps.

La douleur en lui était partout présente. Il sentait ses forces l'abandonner. Quel rêve étrange! Maintenant il mourait, mourait loin de la mer, dans un lieu inconnu où le sol était froid et dur, le vent sec, où il n'était entouré que d'étrangers. Où était Grand Arbre, où était Douce Comme Une Fleur... où

était Nuage d'Argent?

« Au secours! s'écria-t-il, se redressant en dormant. La mer m'a tué! La mer...

— Nuage d'Argent? »

Il y avait quelqu'un près de lui. Il cligna des yeux. C'était Celle Qui Sait, agenouillée à ses côtés, qui le regardait d'un air inquiet. Il s'efforça de se contrôler. Il tremblait comme une vieille femme malade, sa poitrine se soulevait

spasmodiquement. Personne ne devait le voir dans cet état. Il chercha son bâton à tâtons, le saisit par le bout et s'en aida pour se mettre maladroitement debout.

« Un rêve, marmonna-t-il. Mauvais présage. Il faut que je fasse un sacrifice tout de suite. Trouve-moi Femme de la Déesse!

— Elle est descendue, dit Celle Qui Sait. Elle nettoie l'autel.

— L'autel? Lequel? Où ça?

— Aux Trois Rivières... Qu'est-ce -qu'il y a, Nuage d'Argent? Tu as l'air complètement perdu!

— Le rêve, dit-il. Il était affreux. »

H s'avança en claudiquant. Son esprit commençait à

s'éclaircir. Il y avait trois rivières qui se rencontraient dans la vallée un peu plus loin.

Oui. Le long pèlerinage de retour avait pris fin. Leur camp était installé sur le haut plateau en pente qui dominait le confluent. Dans la lumière brumeuse de l'aube, Nuage d'Argent voyait les rivières en contrebas, la plus importante arrivant paresseusement du nord en charriant une profusion de blocs de glace, et les deux autres, plus petites et plus rapides, venues respectivement de l'est et de l'ouest, qui la rejoignaient selon des angles aigus.

L'année précédente — Nuage d'Argent avait l'impression que cela faisait des siècles — ils s'étaient arrêtés là pour des semaines de famine, avant que la Déesse leur envoie un miraculeux troupeau de rennes, eux-mêmes si hébétés par la faim que le Cercle de Chasse n'avait eu aucun mal à acculer une dizaine de bêtes désorientées au sommet d'une falaise. Quelle belle récolte de viande! En signe de reconnaissance, ils avaient bâti un superbe autel . à la Déesse, en se servant des blocs de pierre les plus gros qu'ils pouvaient soulever, et en les décorant d'un curieux minerai brillant qu'ils avaient réussi à

arracher à la face de la falaise en minces feuilles scintillantes; puis ils s'étaient remis en route, reprenant leur longue migration vers l'est.

« Je ne vois pas Femme de la Déesse en bas, dit Nuage d'Argent à Celle Qui Sait.

— Elle devrait être près de l'autel.

— Je vois l'autel. Je ne vois pas Femme de la Déesse.

— Tes yeux ne sont plus bons, Nuage d'Argent. Tiens, laisse-moi regarder. »

Elle passa devant lui et scruta la vallée embrumée. Au bout d'un moment, elle dit d'un ton perplexe :

« Non, tu as raison, elle n'est pas là. Elle doit être déjà en train de revenir. Mais elle avait dit qu'elle y passerait toute la matinée pour dire des prières et purifier l'autel...

— Nuage d'Argent! Nuage d'Argent!

— Femme de la Déesse? Qu'est-ce que tu... »

La prêtresse montait en courant le petit chemin qui menait à la vallée. Elle avait le visage rouge, ses robes étaient de travers et elle soufflait comme si elle avait couru tout le long du trajet.

« Qu'est-ce qu'il y a? Qu'est-ce qu'il y a, Femme de la Déesse?

— Les Autres!

— Quoi Où?

— Tout autour de l'autel. Je ne les ai pas vus, mais il y avait leurs empreintes partout. Les longs pieds... je connais ces pieds-là. Partout dans la terre mouillée. Des empreintes fraîches, Nuage d'Argent. Nous nous sommes jetés dans leurs bras! »

V