RENCONTRE
1
Édith Fellowes lissa sa blouse comme toujours avant d'ouvrir la serrure complexe et de franchir la frontière invisible entre le est et le n'est pas. Elle tenait son calepin et son stylo mais ne prenait plus de notes, sauf quand elle sentait qu'il fallait absolument faire un compte rendu. Cette fois, elle avait aussi une valise. (« Des jeux pour le petit », avait-elle dit au garde en souriant — mais il ne se souciait plus depuis longtemps de lui poser des questions et lui avait fait un joyeux signe de la main tandis qu'elle passait la barrière de sécurité.)
Et, comme toujours, le vilain petit garçon sentit qu'elle était entrée dans son monde à lui et il vint en courant à sa rencontre en gémissant « Mademoiselle Fellowes... Mademoiselle Fellowes... » à sa manière douce et balbutiante.
« Timmie, dit-elle en caressant tendrement les cheveux en broussaille qui poussaient sur son crâne étrangement conformé. Qu'est-ce qui ne va pas?
— Où est Jerry? dit-il. Il va revenir jouer avec moi aujourd'hui?
— Pas aujourd'hui, non.
— Je m'excuse pour ce qui s'est passé.
— Je sais, Timmie.
— Et Jerry...?
— Ne t'inquiète pas pour Jerry, Timmie. C'est pour ça que tu pleurais? Parce que Jerry te manque? » Il détourna le regard.
« Pas seulement pour ça, mademoiselle Fellowes. J'ai encore fait un rêve.
— Le même? » La bouche de Mlle Fellowes se durcit. Naturellement, il fallait s'attendre à ce que l'histoire de Jerry fasse resurgir ce rêve.
Il acquiesça.
« Le même, oui.
— Ç'a été dur, cette fois?
— Dur, oui. J'étais... dehors. Il y avait plein d'enfants. Jerry était là aussi. Ils me regardaient tous. Il y en avait qui riaient, et d'autres qui me montraient en faisant des grimaces, mais il y en avait qui étaient gentils. Ils ont dit : « Allez, allez, tu vas y arriver, Timmie. Fais un pas à la fois. Ne t'arrête pas et tu seras libre. » Alors j'ai avancé. Je suis sorti d'ici et je suis allé dehors. Et j'ai dit : « Maintenant, venez jouer avec moi », mais ils se sont mis à trembloter et ils ont disparu, et je me suis mis à glisser en arrière et je suis rentré ici. Je ne pouvais rien faire. Je suis rentré ici en glissant et il y avait un mur noir tout autour de moi, et je ne pouvais plus bouger, j'étais coincé, j'étais...
— Oh, c'est affreux. Je te plains, Timmie. C'est vrai, tu sais. »
Il essaya de sourire; ses dents trop grandes apparurent et ses lèvres s'étirèrent, soulignant sa bouche saillante.
« Quand est-ce que je serai assez grand pour aller dehors, mademoiselle Fellowes? Pour sortir vraiment? Pas juste en rêve?
— Bientôt, dit-elle à mi-voix, le coeur serré. Bientôt. »
Mlle Fellowes le laissa prendre sa main. Elle aimait le contact de sa paume épaisse et sèche. Il la tira à l'intérieur et lui fit traverser les trois pièces qui constituaient l'ensemble de Stase Section Un : une confortable prison pour le vilain petit garçon depuis sept ans (mais avait-il sept ans? Qui pouvait le dire ?).
Il la mena vers une fenêtre donnant sur une partie boisée et broussailleuse du monde du est (à présent caché par la nuit). Au loin, une clôture portait un avertissement menaçant : défense d'entrer sous peine de telle ou telle sinistre sanction. Timmie s'écrasa le nez à la vitre.
« Racontez-moi encore ce qu'il y a dehors, mademoiselle Fellowes.
— C'est mieux. Plus joli », dit-elle tristement. Comme elle l'avait tant fait depuis trois ans, elle l'examina du coin de observant son petit visage fermé qui se découpait sur la fenêtre. Son front plat fuyait en arrière et ses cheveux rudes pendaient, formant des mèches qu'elle n'avait jamais réussi à dompter L'arrière de son crâne saillait bizarrement, faisant paraître sa tête plus lourde qu'elle n'était, comme si elle penchait en avant, obligeant le corps à se vater. De vigoureux bourrelets osseux pointaient sous la peau au-dessus de ses yeux. Sa grande bouche était plus proéminente que son large nez épaté; il n'avait pour ainsi dire pas de menton, sa mâchoire s'incurvait doucement vers l'arrière. Il était petit pour son âge, presque nain en dépit de sa puissante carrure; ses jambes trapues étaient arquées. Une marque de naissance rouge vif, semblable à une zébrure d'éclair, barrait sa joue large et fortement charpentée.
C'était un petit garçon très laid et Edith Fellowes l'aimait plus que tout au monde.
Elle était derrière lui, il ne pouvait pas la voir; elle laissa ses lèvres trembler.
Ils voulaient le tuer, voilà tout. Ce n'était qu'un enfant, extraordinairement dépourvu de défense, et ils projetaient de l'envoyer à la mort.
Non, rien à faire. Elle ferait tout pour les en empêcher. Tout. Ce serait un énorme manquement à son devoir, elle le savait, et jamais de sa vie elle n'avait rien fait de ce genre, mais aujourd'hui, cela n'avait plus d'importance. Elle avait un devoir envers eux; cela ne faisait aucun doute, mais elle avait aussi un devoir envers Timmie, sans parler de celui qu'elle avait envers elle-même. Et elle voyait clairement où était le devoir prioritaire, où était le deuxième, et où était le troisième. Elle ouvrit la valise, sortit le pardessus, la casquette en laine avec les oreillettes et tout le reste.
Timmie se retourna et la regarda fixement. Ses yeux étaient très grands, très brillants et très sérieux. « Qu'est-ce que c'est, mademoiselle Fellowes? — Des vêtements, dit-elle. Des vêtements pour dehors. »
Elle lui fit signe. « Viens ici, Timmie. »
2
C'était la troisième postulante que Hoskins avait reçue pour ce travail, et le service du personnel préférait les deux premières. Mais Gerald Hoskins était un directeur pratique : lorsqu'il déléguait à quelqu'un une partie de son autorité, il n'acceptait pas obligatoirement son avis sans prendre la peine de le vérifier par lui-même. Dans la société, on trouvait parfois que c'était son plus gros défaut. 'Et il était parfois d'accord. Néanmoins, il avait insisté pour recevoir personnellement les trois femmes.
La première s'était présentée avec une cote de trois étoiles décernée par Sain Aickman, le chef du personnel de Stase Technologies. Pour Hoskins, c'était un signe : Aickman avait un fort penchant pour les gens carrés, à l'esprit résolument moderniste. C'était très bien si on voulait un expert dans le confinement des champs d'implosion, ou quelqu'un qui puisse maîtriser un paquet de positrons rebelles en les appelant par leur prénom. Mais Hoskins n'était pas convaincu que le profil high-tech convenait pour ce travail-ci.
Elle s'appelait Marianne Levien et c'était une vraie tigresse. Dans les trente-huit, trente-neuf ans, éclatante de santé, mince, élégante, soignée comme une gravure de mode. Pas vraiment belle — ce n'était pas précisément le mot —
mais remarquable, franchement remarquable.
Elle avait de superbes pommettes, des cheveux noir de jais tirés en arrière, lui découvrant le front, et des yeux froids et étincelants qui voyaient tout. Elle portait un élégant tailleur d'un beau brun sombre avec un liseré doré qu'on aurait dit acheté l'avant-veille à Paris ou à San Francisco, et autour du cou un petit collier, très discret, à fils d'or terminés par des perles : le genre de bijou que l'on n'arbore pas lors d'un entretien pour un emploi, surtout de ce type. Elle avait l'air du jeune cadre agressif visant une place au conseil d'administration, pas d'une infirmière.
Mais, fondamentalement, c'était bien une infirmière, e‘
même mieux. Son curriculum vitae était renversant. Doctorats en pédagogie heuristique et en technologie rééducatrice. Assistante de direction des services spéciaux de la clinique générale infantile de Houston. Consultante. auprès de la Commission Katzin, la force d'intervention fédérale en matière d'éducation curative. Six ans d'expérience en interfaçage d'intelligence artificielle de pointe pour enfants autistes. Une bibliographie de logiciels d'un kilomètre de long. C'était ce qu'il fallait à Stase Technologies, S.A., pour ce boulot?
Oui, semblait-il, pour Sam Aickman.
« Vous comprendrez, n'est-ce pas, dit Hoskins, que je vous demanderai d'abandonner tous vos projets extérieurs, votre job à Washington, remploi à Houston et tout travail consultatif requérant des déplacements. Le fond de la question, c'est que vous serez obligée de rester ici, à plein temps, pour une période de plusieurs années, affectée à une tâche unique hautement spécialisée. »
Elle ne cilla pas.
« Je le sais.
— Je vois qu'au cours des dix-huit derniers mois, vous êtes apparue à des colloques à Sâo Paulo, Winnipeg, Melbourne, San Diego et Baltimore, et que vous avez fait lire des communications à cinq autres conventions scientifiques où
vous ne pouviez pas vous rendre personnellement.
— C'est exact.
— Et cependant, vous êtes sûre de pouvoir passer de la carrière très active qui ressort de votre curriculum vitae au genre de vie essentiellement solitaire qu'il vous faudra adopter ici? »
Son oeil avait un éclat froid et résolu.
« Non seulement je pense être absolument capable de passer de l'un à l'autre, mais je suis tout à fait prête — et impatiente de le faire. »
Il y avait quelque chose qui n'allait pas.
« Pourriez-vous m'en dire un peu plus? demanda-t-il. Vous ne vous rendez peut-être pas très bien compte à quel point la vie est... euh... monastique à Stase Technologies. Ni à
quel point votre domaine de responsabilité sera exigeant.
— Je m'en rends compte, docteur Hoskins.
— Et vous restez prête et impatiente?
— J'ai peut-être moins envie de courir de Winnipeg à Sào Paulo en passant par Melbourne.
— Le carburant commence à manquer, c'est ce que vous voulez dire, docteur Levien? »
L'ombre d'un sourire apparut sur ses lèvres, le premier signe de chaleur humaine depuis qu'elle était entrée dans son bureau. Mais le sourire disparut à l'instant.
« On peut dire cela ainsi, docteur Hoskins.
— Oui, mais vous, que diriez-vous? »
Cette brusque question parut la surprendre. Mais elle prit une profonde inspiration et recomposa son attitude sans effort visible.
« Manque de combustible est peut-être un terme trop fort pour décrire mon orientation comportementale actuelle. Disons simplement que je m'attache à repositionner mes dépenses énergétiques — qui, vous l'avez vu, se manifestaient avec profusion — de façon à ne les utiliser que sur un seul point de sortie.
— Ah... oui. Tout à, fait. »
Hoskins la contempla avec un mélange de crainte el d'horreur. Sa voix était un contralto parfaitement posé, ses sourcils étaient d'une symétrie sans défaut, elle se tenait assise le dos merveilleusement droit, dans la plus belle attitude imaginable. Elle était extraordinaire à tous points de vue. Mais elle n'avait pas l'air réelle.
« Et qu'est-ce qui vous pousse, exactement, à postuler pour cet emploi, en dehors du fait qu'il vous permet de concentrer votre dépense d'énergie sur un seul point?
— La .nature de l'expérience me passionne.
— Ah. Parlez-moi de ça.
— Comme on le sait quand on écrit de la littérature pour la jeunesse, le monde de l'enfant est très différent du monde des adultes — c'est un monde étranger dont les valeurs, les postulats et les réalités sont entièrement autres. En grandissant, nous changeons d'univers si radicalement que nous en oublions la nature du monde que nous avons quitté. Au cours de mes travaux avec les enfants, j'ai essayé de pénétrer dans leur esprit pour comprendre leur nature étrangère aussi profondément que mes limitations d'adulte me le permettaient. »
Hoskins essaya de contrôler son étonnement
« Vous pensez que les enfants sont des créatures étrangères?
— Métaphoriquement, oui. Pas au sens littéral, bien entendu.
— Bien entendu. » Il étudia son curriculum vitae, les sourcils froncés. « Vous ne vous êtes jamais mariée?
— Non, jamais, dit-elle d'un ton froid.
— Et je suppose que vous n'avez pas choisi d'être mère célibataire?
— J'y ai sérieusement réfléchi il y a quelques années. Mais j'ai trouvé dans mon travail un substitut de maternité tout à fait suffisant.
— Oui. J'imagine. Mais si vous considérez le monde de l'enfant comme fondamentalement étranger, qu'est-ce qui vous a poussée à être candidate à ce travail?
— Selon la remarquable description préliminaire de votre expérience qui m'a été fournie, mon rôle consisterait à
m'occuper d'un enfant qui vient littéralement d'un autre monde. Dans le temps, pas dans l'espace; mais c'est une situation existentielle équivalente. J'aimerais avoir la chance d'étudier les différences fondamentales d'un tel enfant par rapport à nous, en obtenant un déplacement parallactique qui pourrait me fournir de nouveaux aperçus pour mon propre travail. »
Hoskins la regarda, les yeux écarquillés.
Non, se dit-il. Elle n'a rien de réel. C'est une espèce d'androïde d'une habile facture. Une infirmiéroïde. Sauf qu'il n'existait pas de robots d'un tel niveau de qualité. Ce ne pouvait qu'être un être humain de chair et de sang. Mais elle n'agissait pas comme tel.
« Ce ne sera peut-être pas si simple, dit-il. Il peut y avoir des problèmes de communication. Cet enfant aura très probablement des difficultés d'élocution. A vrai dire, il y a des chances pour qu'il soit pratiquement incapable de parler.
— Il?
— Nous ne pouvons préciser le sexe pour l'instant. Cet enfant n'arrivera pas avant trois semaines, à un jour ou deux près, et jusque-là nous ne saurons strictement rien de ce qu'il est réellement. »
Le problème semblait la laisser indifférente.
« Je suis consciente des risques. Il aura peut-être un énorme handicap vocal, physique, voire intellectuel.
— Oui, il vous faudra peut-être avoir la même approche qu'avec un enfant extrêmement retardé de notre époque. Nous n'en savons rien. Nous vous confions quelque chose de totalement inconnu.
— Je suis prête à relever le défi, dit-elle. Celui-ci ou un autre. C'est le défi qui m'intéresse, docteur Hoskins. »
Il n'en doutait pas. Elle semblait prête à affronter n'importe quoi et le pourquoi et le comment ne paraissaient pas l'intéresser. Il n'était pas difficile de comprendre pourquoi elle avait fait si forte impression sur Sam Aickman. Hoskins se tut à nouveau, le temps d'offrir une ouverture à
Marianne Levien. Elle n'hésita pas à en profiter. Elle plongea la main dans son attaché-case et en sortit un ordinateur portable grand comme une grosse pièce de monnaie.
« J'ai apporté, dit-elle, un programme sur lequel je travaille depuis que le réseau m'a appris que vous acceptiez les demandes d'emploi pour ce poste. Je suis partie d'une étude que j'ai faite il y a sept ans au Pérou sur des enfants dont le cerveau avait subi des dommages : six algorithmes qui définissent et modifient le flux des communications. Le point central, c'est qu'ils court-circuitent les canaux verbaux habituels de l'esprit et...
— Merci, dit Hoskins d'un ton doux, en fixant le minuscule appareil comme si elle lui tendait une bombe. Mais il y a toutes sortes d'embrouillaminis légaux qui m'interdisent de prendre connaissance de votre matériel avant que vous ne soyez effectivement employée par Stase Technologies, S.A. Une fois que vous serez sous contrat, je serai naturellement enchanté de parler en détail de vos recherches antérieures, mais en attendant...
— Bien sûr », dit-elle. Le rouge monta à ses joues parfaites. C'était une erreur, et elle s'en rendait compte : elle s'était montrée trop ambitieuse, voire arriviste. Hoskins observa la façon soigneuse dont elle se ressaisit. « Je comprends parfaitement la situation. J'ai été ridicule de vouloir brûler ainsi les formalités. Mais j'espère que vous saisissez, docteur Hoskins, que derrière la façade sans aspérité
que je présente, je suis au fond une chercheuse, avec tout l'enthousiasme du jeune étudiant diplômé qui s'attaque à la découverte des secrets de l'univers, et que, même en sachant ce qui est faisable ou convenable, il m'arrive de passer pardessus le protocole habituel par pur désir, par pure fébrilité
d'atteindre le coeur de... »
Hoskins sourit.
« Bien entendu, docteur Levien. Ce n'est pas pécher que pécher par enthousiasme. Et ç'a été une conversation très intéressante. Nous vous joindrons dès que nous aurons pris une décision. »
Elle lui jeta un regard étrange, comme si elle était surprise de ne pas être engagée sur-le-champ. Mais elle eut le bon sens de se contenter de dire « Merci beaucoup » et « Au revoir ». Elle s'arrêta à la porte du bureau, se retourna et fit un dernier sourire à haute tension. Puis elle sortit, laissant une image incandescente sur la rétine mentale de Hoskins: Pffou, se dit-il.
Il sortit son mouchoir et s'épongea le front.
3
La deuxième candidate différait de Marianne Levien presque sous tous les rapports. D'abord, elle avait vingt ans de plus; ensuite, il n'y avait absolument rien chez elle d'élégant, de froid, d'intimidant, d'incandescent ou d'androïde. Elle s'appelait Dorothy Newcombe. Elle était ronde, maternelle, presque étouffante; elle était habillée simplement, presque mal, sans bijoux; ses façons étaient douces et son visage agréablement joyeux.
Elle semblait environnée d'une aura dorée de chaleur féminine. Elle ressemblait au fantasme enfantin de la grandmère idéale. Elle avait l'air si simple et facile à vivre qu'il était difficile de croire qu'elle avait la formation, indispensable pour le poste, en pédiatrie, physiologie et chimie clinique. C'était pourtant inscrit noir sur blanc sur son curriculum vitae, conjointement avec un étonnant diplôme en médecine anthropologique. En dépit des merveilles de la civilisation du vingt et unième siècle, il subsistait çà et là des régions primitives sur le globe, et Dorothy Newcombe avait travaillé
dans six ou sept d'entre elles, dans différents endroits du monde, en Afrique, en Amérique du Sud, en Polynésie, en Asie du Sud-Est. Pas étonnant que Sam Aickman ait agréé son dossier. Une femme qui aurait pu servir de modèle pour une statue de la déesse de l'amour maternel, et qui à côté de cela savait s'occuper des enfants des sociétés primitives... Elle semblait avoir le profil parfait. Après la perfection ouatée de l'oppressante Marianhe Levien, Hoskins se sentait tellement à l'aise en présence de cette femme qu'il dut combattre une puissante impulsion de lui offrir immédiatement le poste sans même prendre la peine de lui parler.
Mais il réussit à se dominer.
Et Dorothy Newcombe se débrouilla pour se disqualifier en cinq minutes à peine.
Tout s'était passé magnifiquement jusqu'à l'instant fatal. Elle était chaleureuse et présentait bien. Elle adorait-, les enfants, bien entendu; elle en avait eu trois, et auparavant, aînée d'une famille nombreuse dont la mère était malade, elle s'était occupée de ses nombreux frères et soeurs. Elle s'était présentée munie des meilleures recommandations des hôpitaux et cliniques où elle avait travaillé; elle avait résisté
aux conditions de vie les plus éprouvantes des régions les plus reculées; elle aimait travailler avec toutes les sortes d'enfants handicapés et brûlait d'affronter le problème unique en son genre que ne manquerait pas d'impliquer le projet de Stase Technologies.
Mais à ce moment la conversation tomba sur les raisons pour lesquelles elle était prête à quitter son emploi actuel —
un poste important et apparemment très rémunérateur d'infirmière-chef dans un centre de soins pour enfants d'un État du Sud — pour le plaisir de s'emmurer dans le centre discret et bien gardé de Stase Technologies. « Je sais, dit-elle, que je vais abandonner beaucoup de choses pour venir ici. Mais j'y gagnerai aussi. Non seulement la chance de faire le genre de travail que je préfère dans un domaine neuf, mais aussi la possibilité de me dépêtrer enfin de ce fichu cassepieds de Bruce Mannheim. »
Hoskins fut pris d'un frisson glacé.
« Bruce Mannheim? Vous voulez dire l'avocat des
"enfants en danger "?
— Il y en a un autre? »
Il inspira profondément et retint sa respiration. Mannheim! Cette grande gueule! Ce faiseur de problèmes!
Au bout d'un moment, il dit d'un ton circonspect :
« Est-ce à dire qu'il y a un problème entre vous et Bruce Mannheim? »
Elle s'esclaffa. « Un problème? On peut appeler ça comme ça. Il fait un procès à l'hôpital. Je devrais plutôt dire qu'il me fait un procès, à moi : j'ai été choisie, avec d'autres, comme défenderesse. Depuis six mois, le travail s'en ressent énormément. »
Une sensation nauséeuse retourna l'estomac de Hoskins. Il tripota les papiers posés sur son bureau en essayant de reprendre son aplomb.
« Il n'y a rien là-dessus dans le dossier du service du personnel.
— On ne m'a pas posé la question. Je n'essayais pas de cacher quoi que ce soit, sinon je n'aurais rien dit. Mais le sujet n'a jamais été abordé.
— Eh bien, maintenant, je vous pose la question, madame Newcombe. De quoi s'agit-il?
— Vous connaissez cet agitateur professionnel? Vous savez qu'il prend les positions les plus extravagantes pour montrer à tout l'univers combien il s'inquiète du bien-être des enfants? »
Il aurait été peu judicieux de se laisser entraîner à lancer des opinions en l'air. Surtout s'agissant de Bruce Mannheim. «
Je sais qu'on le dit, remarqua-t-il.
— Vous exprimez cela de façon très diplomatique, docteur Hoskins. Croyez-vous qu'il ait fait poser des micros dans votre bureau?
— Sûrement pas. Mais je ne partage pas obligatoirement votre opinion négative envers Mannheim et ses idées. Pour dire le vrai, je n'ai pas vraiment de position à son sujet. Je ne suis pas vraiment impliqué dans les questions qu'il a soulevées. » C'était un mensonge éhonté, et Hoskins en était gêné. Un des premiers protocoles sur le projet en cours disait : Prendre toutes mesures pour éviter que des casse-pieds comme Bruce Mannheim ne nous tombent dessus. Mais c'était Hoskins qui posait les questions, et non l'inverse. Il ne se sentait pas tenu d'en dire plus qu'il n'était nécessaire. Il se pencha en avant. « Il a des idées précises sur la façon d'élever les enfants confiés à la garde de l'administration. C'est un beau parleur, et il s'est lancé dans une croisade. Voilà tout ce que je sais. Je ne suis pas vraiment qualifié pour dire si ses idées sont valables ou non. Pour en revenir à ce procès, madame Newcombe...
Nous avons sorti des petits enfants de la rue. La plupart sont des drogués de la troisième, voire de la quatrième génération. C'est la chose la plus triste qu'on puisse imaginer : des enfants nés toxicomanes. Vous connaissez la théorie qui veut que la toxicomanie, comme la majorité des dépendances physiologiques, provient très souvent d'une prédisposition génétique?
— Bien sûr.
— Eh bien, nous avons mené des études génétiques sur ces enfants, ainsi que sur leurs parents et leurs grands-parents quand nous avons pu les retrouver. Nous essayons de repérer et d'isoler le gène toxicopositif, s'il existe, dans l'espoir de l'éradiquer un jour.
— Voilà une bonne idée, dit Hoskins.
— C'est ce que tout le monde pense, sauf Bruce
Mannheim. A la façon dont il nous est tombé dessus, on croirait que nous pratiquons des manipulations génétiques sur ces gosses, alors que nous étudions simplement leurs chromosomes pour savoir ce qu'il y a dedans. C'est de la recherche pure, sans aucune modification génétique. Mais il nous a assené seize injonctions qui nous lient les mains de toutes les manières imaginables. Il y a de quoi en pleurer. Nous avons voulu nous expliquer, mais il ne veut rien entendre. Il déforme nos propres déclarations pour s'en servir comme base au procès suivant. Et vous connaissez l'attitude des tribunaux face à quelqu'un qu'on accuse d'utiliser des enfants comme sujets d'expériences.
— J'en ai peur, dit Hoskins consterné. Et ainsi, votre hôpital dépense son énergie et s'es ressources à se défendre devant la justice au lieu de...
— Ce n'est pas seulement l'hôpital. Il a accusé des gens nommément. J'en fais partie. Je suis l'un des neuf chercheurs qu'il accuse de viol sur des mineurs — de viol, carrément — à
la suite de ses prétendues études sur notre travail. » Son ton était amer, avec une note d'amusement. Ses yeux scintillèrent soudain. Elle se mit à rire à en secouer sa lourde poitrine. «
Vous imaginez ça? Violer un enfant? Moi? »
Hoskins hocha la tête avec sympathie. « Cela paraît effectivement incroyable. »
Il se sentait découragé. Cette -femme avait toutes les qualités pour le poste. Mais comment engager quelqu'un qui avait des démêlés avec le redouté Bruce Mannheim? Le projet allait déjà soulever assez de controverses. Dans tous les cas de figure, Mannheim me tarderait pas à venir fourrer son nez dans leurs affaires. Mais tout de même, engager Dorothy Newcombe... Il imaginait d'ici la conférence de presse de Mannheim. Cette femme avait à répondre d'une accusation de viol d'enfant dans un autre établissement scientifique —
Mannheim ferait sonner accusation comme inculpation — et Stase Technologies la prenait comme bonne d'enfants et gardienne du malheureux enfant, victime pathétique d'une forme d'enlèvement sans précédent...
Sans savoir comment, il s'obligea à poser encore des questions pendant cinq minutes. En surface, tout se passait agréablement. Mais au fond, ils n'avaient plus rien à se dire. Quand elle prit congé, il la remercia de sa franchise, exprima l'estime qu'il avait pour ses hautes qualifications et lui donna l'assurance traditionnelle de la joindre bientôt, elle sourit et lui dit tout le plaisir qu'elle avait eu à converser avec lui — elle avait compris qu'elle n'aurait pas le poste.
Dès qu'elle fut sortie, il appela Sam Aickman au téléphone et dit :
« Bon sang, Sam, pourquoi ne m'avais-tu pas dit que Dorothy Newcombe était empêtrée dans un des procès de Bruce Mannheim? »
A l'écran, le visage d'Aickman prit une expression stupéfaite, presque bouleversée.
« C'est vrai?
— Elle vient de me le dire. Une accusation de viol d'enfants fondée sur les travaux qu'elle fait actuellement.
— Ah bon. Ah bon », dit Aickman, déconfit. Il avait à
présent l'air plus confus que stupéfait. « Bordel, Jerry, j'ignorais complètement qu'elle avait à voir avec cet emmerdeur de choc. Et pourtant, on l'a vraiment interrogée à
fond... mais pas assez à fond, il faut croire.
— Nous n'avons vraiment pas besoin de quelqu'un qui est déjà dans le collimateur de Mannheim.
— Mais elle est extra, non? C'est franchement l'être humain le plus maternel que j'aie...
— Oui. Franchement. Et au moins on est sûrs que les vautours juridiques de Mannheim viendront lui planter leurs serres dans la peau dès qu'ils sauront qu'elle est chez nous. Tu n'es pas d'accord, Sam?
— On dirait que tu vas devoir te rabattre sur Marianne Levien, non ?
— Je n'ai pas encore vu toutes les candidates, dit Hoskins. Mais Levien se présente bien.
— Ça, tu peux le dire », dit Aickman avec un large sourire.
4
Édith Fellowes n'avait aucun moyen de savoir qu'elle n'était que la candidate Numéro Trois pour le poste, mais elle n'en aurait pas été étonnée. Elle avait l'habitude d'être sous-estimée. Il n'y avait rien chez elle de voyant, rien de spectaculaire, rien qui révèle d'un coup des qualifications de premier niveau en quoi que ce soit. Elle n'était ni d'une étourdissante beauté ni d'une fascinante laideur, ni intensément passionnée ni curieusement hautaine, ni audacieusement perspicace ni laborieusement douée. Toute sa vie, les gens avaient eu tendance à tout juste la remarquer. Mais c'était une femme stable, très équilibrée, qui savait parfaitement bien ce qu'elle valait et qui, grosso modo, avait eu une existence satisfaisante et bien remplie — grosso modo. Avec ses allures de campus, le siège de Stase
Technologies, SA., était à ses yeux un endroit mystérieux. Des bâtiments gris ordinaires, nus et banals, s'élevaient au milieu de plaisantes pelouses vertes parsemées d'arbustes. C'était un centre de recherches comme il en existait mille autres. Mais Edith Fellowes savait que derrière ces murs se passaient d'étranges choses — des choses qui dépassaient sa compréhension et même son aptitude à croire. L'idée qu'elle pût vraiment travailler dans un de ces bâtiments l'emplissait d'étonnement.
Comme la plupart des gens, elle n'avait qu'une idée confuse de cet établissement et du travail extraordinaire qui s'y faisait. Bien entendu, elle avait entendu parler du bébé
dinosaure qu'ils avaient réussi à ramener du passé. Voilà qui lui avait paru franchement miraculeux, une fois passée sa première réaction de scepticisme. Mais elle n'avait rien compris aux explications de la télévision sur la façon dont Stase Technologies s'y était pris pour plonger dans le passé et en ramener le reptile disparu. Puis l'expédition envoyée sur les lunes de Jupiter avait relégué Stase Technologies aux dernières pages des journaux, et elle avait tout oublié. L'histoire merveilleuse du dinosaure n'avait été qu'un feu de paille, un de plus dans un siècle riche en merveilles. Et maintenant Stase projetait de ramener du passé un enfant humain. Il fallait quelqu'un pour s'occuper de cet enfant.
Elle pouvait le faire.
Elle voulait le faire.
Elle saurait peut-être le faire mieux que personne. Elle saurait certainement le faire bien.
On lui avait dit que son travail serait inhabituel, extrêmement difficile. Rien de tout cela ne la troublait. Ce qu'elle avait toujours préféré éviter, c'étaient les postes ne comportant aucun défi.
Ils demandaient dans leur annonce une femme ayant une formation en physiologie, quelques connaissances de chimie clinique, et l'amour des enfants. Édith Fellowes était compétente dans ces trois domaines.
L'amour des enfants était inné chez elle — quel individu normal, se demandait-elle, n'aimait pas les enfants? Surtout une femme?
Les connaissances en physiologie faisaient partie des études de base d'infirmière. L'idée de la chimie clinique lui était venue après coup : si elle devait travailler avec des enfants malades ou prématurés qui commençaient leur vie avec un handicap, autant avoir la meilleure compréhension possible de la façon de faire fonctionner plus efficacement leur petit corps abîmé.
Un travail difficile avec un enfant hors de l'ordinaire?
Oui, c'était ce qu'elle aimait. En plus, le salaire offert était franchement phénoménal, assez pour attirer son attention même si la recherche de l'argent n'avait jamais beaucoup compté dans son plan de vie. Et elle était prête pour un nouveau défi. La routine de la vie à l'hôpital pour enfants commençait à perdre de son sel. C'est terrible, se disait-elle, quand le travail devient irritant, surtout un travail comme le sien. Elle avait peut-être besoin de changement. S'occuper d'un enfant préhistorique...
Oui. Oui.
« Le docteur Hoskins va vous recevoir », dit la réceptionniste.
Une porte à, commande électronique s'ouvrit en roulant sans bruit. Mlle Fellowes pénétra dans une pièce étonnamment sobre qui contenait un bureau d'un modèle ordinaire, un écran de données ordinaire et un homme ordinaire d'une cinquantaine d'années, avec des cheveux paille qui s'éclaircissaient, un début de bajoues et une bouche aux coins curieusement tombants qui lui donnait une expression plus maussade, peut-être, que ne l'était son humeur. La plaque sur le bureau annonçait :
GERALD A. HOSKINS, PH. D.
Directeür Général
Mlle Fellowes fut plus amusée qu'impressionnée. Cette société devait être bien grande pour qu'il fallût rappeler aux gens l'identité de l'homme aux commandes en mettant une plaque devant lui dans son propre bureau. Et cet homme devait être bien fier de son doctorat pour l'afficher ainsi! Mais beaucoup de gens ici en avaient certainement autant. Était-ce sa façon d'indiquer qu'il n'était pas un simple cadre administratif, qu'il était lui-même un scientifique? Mais le directeur d'une société hautement spécialisée comme Stase Technologies ne pouvait être qu'un scientifique; les visiteurs n'avaient pas besoin qu'on attire leur attention sur cette évidence.
Il n'y avait là rien de bien grave. Si ce n'était qu'une petite vanité, on pouvait concevoir de pires faiblesses. Hoskins avait devant lui une liasse de sorties
d'imprimante. Son curriculum vitae, sans doute, avec compte rendu de l'entretien préliminaire et des choses du même genre. Le regard de Hoskins se posa sur elle, puis revint à la liasse. Il avait une façon franche d'évaluer, peut-être un peu trop directe. Mlle Fellowes se raidit machinalement. Elle se sentit rougir et un muscle sauta un instant sur sa joue. Il trouve mes sourcils trop épais et mon nez un peu de travers, se dit-elle.
Allons, elle était idiote, cet homme ne s'intéressait pas plus à l'angle de son nez ou à l'épaisseur de ses sourcils qu'à la marque des chaussures qu'elle portait. Mais elle était troublée d'être regardée aussi intensément par un homme. En uniforme d'infirmière, elle n'avait pas de mal à se rendre invisible. C'était plus difficile sans uniforme, mais au cours des ans elle avait appris à désamorcer lès regards masculins, et elle était dérangée d'être ainsi examinée, plus dérangée qu'elle n'aurait dû.
« Votre C.V. est tout à fait impressionnant, mademoiselle Fellowes », dit-il.
Elle sourit sans répondre. Qu'aurait-elle pu dire?
« Et vous avez de très hautes recommandations de vos supérieurs. Tous louent vos qualités en termes presque identiques, vous le saviez? Se donne totalement à son travail... Profondément dévouée à sa tâche... Capable de grandes ressources en cas de crise... Maîtrise technique extraordinaire...
— Je travaille dur, docteur Hoskins, et je sais en général ce que je fais. Ces appréciations ne sont, à mon avis, que des façons compliquées d'exprimer ces deux faits.
— J'imagine. » Il la regarda fixement et soudain elle sentit la force de cet homme, son entêtement, son opiniâtre résolution à faire aboutir les missions qui étaient les siennes. Des traits de caractère valables pour un administrateur. De quoi rendre éventuellement la vie impossible à ses collaborateurs. On verra bien, se dit-elle. Elle lui rendit son regard, calmement, uniment. Il finit par dire : « Je ne vois aucune nécessité de vous interroger sur votre formation professionnelle. Tout cela a été minutieusement étudié au cours de vos précédents entretiens et vous vous en êtes sortie haut la main. Je n'ai en fait que deux points à discuter avec vous. »
Elle attendit.
« Primo, dit-il, il me faut savoir si vous vous êtes déjà
trouvée impliquée dans des affaires, disons, politiquement sensibles. Sujettes à controverses.
— Je n'ai rien d'une militante, docteur Hoskins. Je vote quand je pense qu'un candidat en vaut la peine, ce qui est rare. Mais je ne signe pas de pétitions et je ne participe pas à des manifestations, si c'est ce que vous me demandez.
— Pas exactement. Je parle de polémiques au niveau professionnel plutôt que politique, en fait. Des controverses sur la façon de traiter les enfants.
— Je ne connais qu'une façon de traiter les enfants : faire tout son possible pour satisfaire leurs besoins, tels qu'on les comprend. Si cela paraît simpliste, je m'en excuse, mais... »
Il sourit.
« Ce n'est pas non plus précisément ce que je voulais dire. Je voulais dire... » Il s'interrompit et s'humecta les lèvres. « Le genre Bruce Mannheim, voilà ce que je voulais dire. Les débats enflammés sur les méthodes qu'emploient les institutions publiques pour traiter certains enfants. Vous me suivez, mademoiselle Fellowes?
— J'ai surtout eu à m'occuper d'enfants débiles ou handicapés, docteur Hoskins. Mon rôle est d'essayer de les maintenir en vie et de les aider à se fortifier. Il n'y a pas grande matière à discussion là-dedans, n'est-ce pas?
— Donc vous n'avez jamais eu professionnellement affaire à de prétendus avocats des droits de l'enfant du style Bruce Mannheim?
— Jamais. Il me semble avoir lu quelques articles sur M. Mannheim dans les journaux. Mais je n'ai jamais eu de contact avec lui ni avec personne comme lui. Je ne le reconnaîtrais pas si je le rencontrais dans la rue. Et je n'ai pas d'opinion particulière sur ses idées, ni dans un sens ni dans l'autre. »
Hoskins eut l'air soulagé.
« Je ne veux pas que vous pensiez que je suis hostile à
Bruce Mannheim ou aux positions qu'il représente, comprenez-moi. Mais ce serait une sérieuse complication si notre travail devenait l'objet d'une publicité malveillante.
— Naturellement. C'est aussi la dernière chose que je souhaite.
— Très bien, dans ce cas. Nous pouvons continuer. Ma deuxième question porte sur la nature de l'engagement que nous attendrons de vous dans ce travail. Mademoiselle Fellowes, pensez-vous pouvoir vous occuper d'un enfant difficile, bizarre, peut-être rebelle, voire extrêmement désagréable?
— Bien sûr, répondit-elle sans hésiter.
— Réfléchissez bien. Des problème& particuliers se poseront. Cet enfant ne ressemblera à aucun autre sur Terre. Ce sera l'enfant le plus seul de l'histoire du monde. Êtes-vous prête à assumer une telle charge? Voulez-vous assumer une telle charge? »
A nouveau, il la regarda fixement comme s'il voulait voir à travers elle. A nouveau, elle soutint fermement ce regard intense.
« Vous dites qu'il sera difficile, bizarre et... comment avez-vous dit?... extrêmement désagréable. Désagréable en quel sens?
— Il s'agit d'un enfant préhistorique. Vous êtes au courant. Il — ou elle, nous n'en savons rien encore — ,risque fort bien d'être sauvage, bien plus que la tribu la plus sauvage de la Terre d'aujourd'hui. Son comportement ressemblera peut-être plus à celui d'un animal qu'à celui d'un enfant. Et peut-être d'un animal féroce.
— Je n'ai pas seulement travaillé avec des bébés prématurés, docteur Hoskins. J'ai eu aussi affaire à des enfants émotionnellement perturbés. J'ai dû m'occuper de cas sacrément durs.
— Peut-être pas durs à ce point.
— Nous verrons bien, n'est-ce pas?
— Il sera sauvage, malheureux, seul, furieux. Un étranger effrayé dans un monde inconnu. Arraché à tout ce qu'il connaissait et placé dans des conditions d'isolement quasi total
: une véritable personne déplacée. Vous connaissez cette expression : « personne déplacée », mademoiselle Fellowes. Elle date de la moitié du siècle dernier, à l'époque de la Deuxième Guerre mondiale, où des gens déracinés erraient à
travers toute l'Europe, et...
— Le monde est en paix aujourd'hui, docteur Hoskins.
— Bien sûr. Mais cet enfant n'aura pas un grand sentiment de paix. Il souffrira de la totale dislocation de sa vie; ce sera une authentique personne déplacée, la plus poignante qui soit. Et très jeune, qui plus est.
— Jeune comment?
— Pour le moment, nous ne pouvons pas ramener plus de quarante kilos de masse du passé par coup de drague. Ceci inclut non seulement le sujet vivant mais aussi la matière de la zone d'isolement environnante. Il s'agira donc d'un petit enfant, très petit.
— Un nourrisson, c'est ça?
Nous n'en savons rien. Nous espérons ramener un enfant de six ou sept ans. Mais il se pourrait qu'il soit beaucoup plus jeune.'
— Vous n'en savez rien? Vous allez faire ça à
l'aveuglette? »
Hoskins prit un air contrarié.
« Pelons d'autre chose, mademoiselle Fellowes. Votre" biographie indique que vous avez été mariée, mais que vous vivez seule depuis plusieurs années. »
Elle se sentit devenir écarlate.
« J'ai été en effet mariée. Peu de temps, et il y a longtemps.
— Vous n'avez pas eu d'enfants.
— Notre mariage a échoué, dit-elle, principalement parce qu'il s'est avéré que je ne pouvais pas avoir d'enfant.
.te vois, dit Hoskins, l'air mal à l'aise.
— Evidemment, nous avions à disposition tous les moyens du vingt et unième siècle pour tourner le problème —
les chambres foetales ex-utero, les implants, les mères porteuses, et coetera. Mais mon mari était incapable d'accepter autre chose que la méthode traditionnelle d'échange de gènes. Il fallait que ce soit notre enfant, à lui et à moi, et rien d'autre. Et il fallait que je porte l'enfant pendant les neuf mois réglementaires. Mais c'était impossible de mon côté, et lui était incapable d'envisager les autres choix; alors nous nous sommes... séparés.
— Je suis navré... Et vous ne vous êtes jamais remariée? »
Sa voix resta ferme, sans trace d'émotion.
« Le premier essai avait été pénible. J'ignorais si je ne souffrirais pas encore plus une deuxième fois, et je n'ai pas pu prendre le risque. Ça ne veut pas dire que je ne sais pas m'occuper des enfants, docteur Hoskins. Je n'ai certainement pas besoin de souligner que mon choix professionnel a vraisemblablement un rapport avec le grand vide que mon mariage a créé dans mon... dans mon âme, -si vous voulez. Au lieu de m'occuper d'un ou deux enfants, j'en ai soigné des dizaines. Des centaines. Comme si c'étaient les miens.
— Et ils n'étaient pas tous très mignons.
— Pas tous, non.-— Ce n'étaient pas toujours de jolis enfants avec un petit nez retrousse et qui gazouillaient toute la journée? Vous les avez pris comme ils étaient, jolis ou vilains, doux ou violents?
Sans réserve?
— Sans réserve, dit Mlle Fellowes. Un enfant, c'est un enfant, docteur Hoskins. Celui qui n'est ni joli ni mignon est peut-être celui qui a le plus besoin d'aide. »
Hoskins ne répondit pas et réfléchit. Un sentiment de déception monta en elle. Elle était venue prête à parler de sa formation technique, de ses recherches sur les déséquilibres électrolytiques, sur les neurorécepteurs... Mais il ne lui avait rien demandé dans ces domaines. Il voulait seulement savoir si elle pouvait s'occuper d'un malheureux enfant sauvage —
ou d'un bébé en général, pourquoi pas? — comme si c'était un véritable problème. Comment pouvait-il en douter le moins du monde? Et cette question encore moins pertinente sur la politique; pourquoi l'avait-il posée? Il savait qu'elle n'avait rien fait de gênant. Il devait le savoir: Manifestement, ses qualifications ne l'intéressaient pas beaucoup. Manifestement, il avait quelqu'un d'autre en vue pour le poste et il allait poliment, avec douceur, la congédier dès qu'il aurait trouvé le moyen de le faire avec tact.
Enfin il dit :
« Eh bien, quand pouvez-vous, au plus tôt, quitter votre emploi actuel? »
Elle le regarda bouche bée, désarçonnée.
« Vous voulez dire que vous m'engagez? Comme ça, tout de suite? »
Hoskins sourit brièvement, et pendant un instant, son large visage eut un certain charme distrait.
« Sinon, pourquoi vous demanderais-je de donner votre préavis?
— Est-ce que ça ne doit pas passer d'abord en comité?
— Mademoiselle Fellowes, le comité, c'est moi. Et je prends rapidement mes décisions. Je sais quel genre de personne je cherche et vous semblez être celle-là. Bien sûr, je peux me tromper.
— Et si vous vous trompez?
— Je suis capable de faire volte-face tout aussi rapidement, croyez-moi. Notre projet interdit toute erreur. Une vie est en jeu, une vie humaine, la vie d'un enfant. Par pure curiosité scientifique, nous allons faire à cet enfant une chose que certains jugeront monstrueuse. Je ne me fais pas d'illusions. Je ne crois pas que nous soyons des monstres, je n'ai ni scrupules ni regrets quant à ce que nous nous proposons de faire, et je crois qu'à longue échéance l'enfant qui fera l'objet de notre expérience n'en tirera que du profit. Mais je sais que d'autres seront d'un avis radicalement contraire. En conséquence, nous désirons que cet enfant soit aussi bien traité que possible durant son séjour dans notre ère. S'il apparaît que vous n'êtes pas capable de dispenser ces soins vous serez remplacée sans hésitation, mademoiselle Fellowes. Je ne vois aucune façon de formuler la chose avec délicatesse. Nous ne faisons pas de sentiment et nous n'aimons pas non plus prendre des paris sur des éléments qu'il est en notre pouvoir de contrôler. Pour le moment, considérez que ce poste n'est à vous qu'à titre d'essai. Nous vous demandons de couper les ponts avec toute votre existence présente sans garantie aucune que vous resterez ici au-delà de la première semaine, voire de la première journée. Vous croyez-vous prête à
prendre le risque?
— On ne peut pas dire que vous preniez des gants, docteur Hoskins.
— On ne peut pas le dire. Sauf quand j'en prends. Eh bien, mademoiselle Fellowes? Qu'en dites-vous?
— Je n'aime pas non plus parier », dit-elle.
Son visage s'assombrit.
« Est-ce un refus?
— Non, docteur Hoskins, c'est un accord. Si j'avais douté
un instant d'être la personne qu'il fallait pour ce poste, j'aurais commencé par ne pas me présenter. Je peux y arriver. J'y arriverai. Et vous n'aurez pas lieu de regretter votre décision, vous pouvez en être certain. Quand est-ce que je commence?
— Nous amenons la Stase au niveau critique en ce moment même. Nous pensons donner le coup de drague dans deux semaines, le quinze au soir, à sept heures et demie pile. Il vous faudra être présente à l'instant de l'arrivée, prête à
prendre la suite. Vous avez donc quinze jours pour mettre un point final à vos activités présentes. Il est bien entendu que vous vivrez dans nos locaux tout le temps, n'est-ce pas, mademoiselle Fellowes? Je veux dire vingt-quatre heures sur vingt-quatre, au moins durant les premières phases. Vous avez bien vu ça dans les spécifications d'emploi, n'est-ce pas?
— Oui.
— Alors, nous nous comprenons parfaitement. »
Non, se dit-elle. Nous ne nous comprenons pas du tout. Mais ça n'a aucune importance. S'il y a des problèmes, nous les résoudrons d'une façon ou d'une autre. L'important, c'est l'enfant. Tout le reste est secondaire. Tout.
Premier Interlude : Celle Qui Sait
C'était la mi-journée et tout le camp sentait la crise imminente. Le Cercle de Chasse tout entier était revenu des plaines, sans y être resté assez longtemps ne fût-ce que pour apercevoir le gibier, encore moins pour le chasser; et maintenant, ses sept membres étaient assis les uns contre les autres, moroses, inquiets de la possibilité d'une guerre et de ses conséquences. Les Femmes de la Déesse avaient sorti les trois crânes d'ours sacrés, les avaient placés sur les corniches de pierre au-dessus de l'autel de la Déesse, et s'étaient accroupies devant, nues, ointes de graisse d'ours, de sang de loup et de miel; elles psalmodiaient les prières particulières censées apporter la sagesse en temps de grand péril. Les Mères avaient rassemblé tous les petits enfants sous leurs ailes comme si elles s'attendaient à une attaque des Autres à tout instant, et les plus grands restaient tapis aux abords du cercle, craintifs, sans savoir quoi faire.
Quant aux hommes les plus vieux, les sages et distingués anciens de la tribu, ils s'étaient isolés sur la petite colline audessus du camp pour discuter de stratégie. Nuage d'Argent était là, ainsi que Chevaucheur de Mammouth, et Combat Comme Un Lion, borgne et bossu, et le gros et lent Boeuf Musqué Puant. Le sort de la tribu dépendrait de leurs décisions.
Quand les Autres avaient pénétré sur les terrains de chasse de la tribu, dans les territoires de l'ouest, et qu'il était apparu que rien de ce que le Peuple faisait ne les ferait partir, les anciens avaient décidé que la meilleure chose à faire était d'aller vers l'est. « La Déesse a choisi de donner les terres de l'ouest aux Autres, avait opiné Boeuf Musqué Puant. Mais les terres froides de l'est nous appartiennent. La Déesse veut que nous allions y vivre en paix. » Les autres avaient acquiescé. Là-dessus, les Femmes de la Déesse avaient jeté les pierres du destin et en avaient déduit une sentence confirmant l'avis des hommes.
Alors, le Peuple avait émigré jusqu'en ce lieu. Et voilà
que les Autres, apparemment, y étaient arrivés aussi. Et maintenant, que faisons-nous? se demanda Celle Qui Sait.
Nous pourrions peut-être aller au sud jusqu'aux terres chaudes. Mais les terres chaudes, à coup sûr, sont pleines d'Autres à l'heure qu'il est, et de toute manière, il s'y trouve nombre de nos gens qui ne nous verraient pas venir d'un bon oeil. Devons-nous aller vers le nord, vers les effrayants champs de glace? Les Autres sont sûrement trop délicats pour avoir envie de vivre en un tel endroit. Mais nous aussi, pensait Celle Qui Sait. Nous aussi.
Elle fut prise d'une grande tristesse. Ils avaient fait un long chemin pour venir ici. La marche exténuante l'avait laissée fatiguée, et elle savait que Nuage d'Argent aussi était las, ainsi que beaucoup d'autres. Il était temps de se reposer, de faire provision de viande et de fruits pour l'hiver à venir et de reprendre des forces. Mais ils allaient, semblait-il, reprendre leur errance sans repos ni répit. Pourquoi? N'y avaitil aucune place dans cette vaste terre nue où ils puissent s'arrêter un temps pour reprendre leur souffle?
Celle Qui Sait n'avait aucune réponse, ni à cette question ni à aucune autre. En dépit du nom orgueilleux qu'elle s'était arrogé, elle restait déconcertée par les embarras continuels que causaient les Autres, comme par les défis et les mystères de sa propre existence.
Elle était le seul membre de la tribu à n'avoir pas de vraie place ni de vraie fonction. Comme la plupart des filles, elle avait grandi en pensant devenir une Mère, mais elle avait attendu longtemps pour prendre un compagnon, préférant mener une vie vagabonde, accompagnant parfois les hommes aux terrains de chasse. Quand elle accepta enfin Vent Sombre à l'âge de vingt ans, un âge avancé pour ce genre de choses, seuls des enfants morts sortirent de son ventre. Et puis elle perdit Vent Sombre,emporté par une fièvre noire en un seul après-midi.
Elle était encore belle à l'époque, mais après la mort de Vent Sombre, aucun des hommes sans compagne n'avait voulu d'elle. Ils savaient que son ventre tuait les bébés : quelle valeur eût-elle eu comme compagne? Et la mort prématurée de Vent Sombre attestait qu'elle portait malheur. Elle devait donc rester seule, à l'écart des hommes, elle qui avait eu tant d'amants. Elle ne ferait jamais partie des Mères. Elle ne pouvait pas non plus devenir une Femme de la Déesse : comment une femme stérile aurait-elle pu servir la Déesse sans dérision? D'ailleurs une femme qui voulait se consacrer à la Déesse devait commencer à apprendre ses mystères avant que le premier sang ne sortît de ses reins. Comment une femme vieillissante de vingt-cinq ans, qui avait porté et perdu cinq bébés en cinq ans, aurait-elle pu devenir une Femme de la Déesse?
Alors, Celle Qui Sait n'était ni une Mère ni une Femme de la Déesse, ce qui voulait dire qu'elle n'était rien. Elle faisait les choses ordinaires que faisaient toutes, les femmes, gratter les peaux, préparer les repas, soigner les malades et s'occuper des enfants, mais elle n'avait pas de compagnon, elle n'appartenait à aucun Cercle et vivait en étrangère dans son propre peuple. Son seul espoir était que Garde Le Passé meure; alors elle deviendrait la chroniqueuse de la tribu. 'Garde Le Passé était comme elle, ni Mère ni prêtresse, et de toute la tribu, c'était la plus proche amie de Celle Qui Sait. Mais bien que Garde Le Passé eût quarante ans — c'était la plus vieille femme de la tribu —, elle était pleine de vigueur et de santé. Celle Qui Sait avait huit ans de moins et devenait une vieille. Elle commençait à se dire qu'elle était destinée à se flétrir, à se ratatiner et à mourir bien avant que Garde Le Passé ne lâche ses bâtons d'archives et ne rejoigne la Déesse. C'était là une triste vie. Mais Celle Qui Sait prenait soin de cacher aux autres le chagrin qui l'affligeait. Qu'ils la craignent; qu'ils la détestent. Elle ne voulait pas de leur pitié. Maintenant elle était seule, comme d'habitude, et elle regardait. Chacun se sentait aussi impuissant qu'elle face à la menace des Autres. Mais eux, au moins, ils étaient ensemble, ils avaient le réconfort du groupe.
« Voilà celle qu'il nous faut! s'écria OEil Flamboyant, Celle Qui Sait devrait aller combattre les Autres avec nous !
— Celle Qui Sait! Celle Qui Sait! » crièrent d'une voix rauque les hommes du Cercle de Chasse.
Ils se moquaient d'elle, naturellement. N'était-ce pas comme cela depuis toujours? Ces hommes ne l'avaient-ils pas repoussée, l'un après l'autre, après la mort de Vent Sombre, alors qu'elle espérait trouver un nouveau compagnon?
Pourtant elle s'approcha et les regarda avec un sourire farouche, serrés les uns contre les autres sur le sol gelé.
— Oui, dit-elle. C'est une bonne idée. Je peux me battre aussi bien que n'importe lequel d'entre vous. »
Elle tendit le bras si vite que personne ne put l'arrêter et s'empara de la lance d'OEil Flamboyant. Il grogna de rage et bondit sur ses pieds pour la lui reprendre, mais elle fit adroitement glisser ses mains sur la hampe jusqu'à la prise de chasse et pressa la pointe de silex sur le ventre d'OEil Flamboyant. Il la regarda, les yeux exorbités. Ce n'était pas tant le sacrilège d'une femme tenant sa lance qui semblait le tracasser; c'était plutôt qu'il semblait croire qu'elle allait la lui enfoncer dans le corps.
« Donne-moi ça, articula-t-il péniblement.
— Regarde, elle sait comment la tenir, OEil Flamboyant, dit Arbre Aux Loups.
— Oui, et je sais aussi m'en servir.
— Donne-moi ça. »
Elle enfonça à nouveau la pointe. Elle crut qu'OEil Flamboyant allait avoir une attaque. Son visage était rouge vif et la sueur lui dégoulinait sur les joues. Tout le monde s'esclaffait. Il voulut donner un coup à la lance et elle la retira hors de sa portée. Furieux, il cracha dans sa direction et fit le signe du démon, les deux mains serrées. Celle Qui Sait eut un grand sourire.
« Refais ce signe et je l'effacerai avec ton sang, lui ditelle.
— Allez, Celle Qui Sait », dit OEil Flamboyant d'un ton aigre. Il faisait des efforts visibles pour se maîtriser. « Ce n'est pas bien que tu touches cette lance, et tu le sais. Nous sommes en grand péril et tu n'as pas besoin de commettre en plus des actes néfastes.
— Tu m'as invitée à aller me battre avec les hommes, ditelle. Eh bien, dans ce cas, il me faudra une lance, non? La tienne est parfaite. Elle m'ira très bien. Fais-t'en une autre si tu veux. »
Les autres s'esclaffèrent à nouveau. Mais leur rire avait —
à présent un son bizarre.
Elle feinta avec la lance et OEil Flamboyant l'esquiva en jurant. Il s'avança lourdement comme s'il voulait la lui reprendre par la seule force. Elle le fit reculer avec un coup d'estoc non feint. OEil Flamboyant bondit en arrière, l'air furieux et un peu effrayé.
Elle ne se rappelait pas depuis combien de temps elle ne s'était pas tant amusée. OEil Flamboyant était le guerrier .le plus fort de la tribu, et, le plus bel homme également, avec des épaules larges comme celles d'un mammouth, et de superbes yeux noirs qui brasillaient comme des charbons sous, un front splendide qui s'avançait comme une falaise. Quand ils étaient jeunes, ils avaient couché ensemble de nombreuses fois et elle avait espéré qu'il la prendrait pour compagne à la mort de Vent Sombre. Il avait été le premier à la refuser. Fontaine de Lait était la seule compagne qu'il voulait, avait-il dit. Il aimait les femmes qui savaient porter des enfants, voilà ce qu'il avait dit. Et ç'avait été la fin de l'histoire entre OEil Flamboyant et elle.
« Tiens », dit Celle Qui Sait, se radoucissant enfin. Elle se pencha et enfonça la pointe de la lance d'OEil Flamboyant dans le sol. A la chaleur de la mi-journée, ce qu'il restait de neige avait disparu et le sol était mou.
OEil Flamboyant s'empara de la lance avec un grondement:
« Je devrais te tuer, marmonna-t-il en la lui brandissant au visage.
— Vas-y. » Elle ouvrit grands les bras et fit saillir ses seins. « Frappe ici. Tue une femme, OEil Flamboyant. Ce sera un bel exploit.
— Ça nous porterait peut-être un peu chance, dit-il. Mais il baissa l'arme. Si jamais tu touches encore à ma lance, Celle Qui Sait, je te laisse ligotée sur une colline à la merci d'un ours. Tu comprends? Oui?
— Garde tes menaces pour les Autres, répondit-elle d'un ton égal. Ils seront plus difficiles à effrayer que moi. Et je ne suis pas du tout effrayée.
— Tu as vu un Autre de tout près, une fois, non? lui demanda Montagne Brisée.
— Une fois, oui, dit Celle Qui Sait, en se renfrognant au déconcertant souvenir qu'elle en avait.
— Qu'est-ce qu'il sentait, de si près? dit Jeune Antilope. Je parie qu'il puait ferme. »
Celle Qui Sait acquiesça.
« Comme une hyène crevée, dit-elle. Comme une chose qui est restée un mois et demi à pourrir. Et il était laid. Vous ne pouvez pas savoir à quel point. Sa figure était plate, comme si quelqu'un l'avait enfoncée. » Elle gesticulait pour souligner ses paroles. « Il avait des dents aussi petites que celles d'un enfant. Et de petites oreilles ridicules et un nez minuscule. Et ses membres... — elle frissonna. Ils étaient grotesques et hideux. Comme les pattes d'une araignée, tiens. Tout longs, tout maigres. »
Ils la regardaient tous avec crainte et révérence, même OEil Flamboyant. Personne d'autre dans la tribu, pas même Nuage d'Argent, ne s'était jamais trouvé comme elle face à
face avec un Autre. Certains en avaient vu de très loin, comme une vision fugitive, à l'époque où la tribu vivait dans les terres de l'ouest. Mais Celle Qui Sait était tombée sur un d'eux dans la forêt.
C'était des années auparavant, quand elle avait dix-neuf ans et qu'elle était encore une sauvageonne qui n'en faisait qu'à sa tête en toutes choses. Les hommes du Cercle de Chasse avaient fini par lui interdire de les accompagner dans leurs rondes de surveillance; elle ‘était partie seule un matin, tôt, l'humeur sombre et maussade, et elle s'était aventurée loin du camp. A la mi-journée, dans une petite clairière au milieu de bouleaux à l'écorce blanche, elle avait découvert un joli bassin entouré de rochers, s'était dépouillée de sa pelisse pour se baigner dans ses eaux bleues et froides, et quand elle était sortie, elle avait vu avec stupeur un Autre — il n'y avait pas à
s'y tromper — qui la regardait fixement à moins de vingt pas. Il était grand, incroyablement grand, autant qu'un arbre, et très maigre, avec des épaules étroites et la poitrine creuse, si bien qu'il paraissait plus fragile qu'une femme, malgré sa taille. Son visage était le plus étrange qu'elle eût jamais vu, avec des traits étonnamment délicats, comme ceux d'un enfant, et une peau extrêmement pâle. Ses mâchoires avaient l'air si faibles qu'elles devaient avoir du mal à couper un morceau de viande, mais son menton était désagréablement lourd et saillant, pointant sous sa figure plate, renfoncée. Il avait de grands yeux d'une couleur bizarre, délavée, comme une aquarelle, et son front montait tout droit, sans aucun bourrelet au-dessus des yeux.
A tout prendre, il était d'une laideur de démon. Mais il n'avait pas l'air dangereux. Il ne portait pas d'arme visible, et il semblait lui sourire. Du moins, elle pensait qu'il s'agissait d'un sourire, cette façon qu'il avait de découvrir ses dents minuscules.
Elle était nue comme un ver et dans la pleine maturité de sa jeune beauté. Elle se présenta devant lui sans honte et elle eut soudain l'idée inattendue qu'elle avait envie qu'il lui fasse signe de venir près de lui, et qu'il la prenne dans ses bras, et qu'il lui fasse l'amour à la façon, quelle qu'elle fût, dont les Autres font l'amour à leurs femmes. Bien qu'il fût laid et étrange à regarder, elle avait envie de lui. Pourquoi? se demanda-t-elle. Et elle se répondit que c'était parce qu'il était différent; qu'il était nouveau; qu'il était autre. Oui, elle se donnerait à lui. Et ensuite elle rentrerait avec lui, elle vivrait avec lui et elle deviendrait elle-même une Autre, parce qu'elle en avait assez des hommes de sa tribu et qu'elle était prête pour quelque chose de nouveau. Oui. Oui.
Qu'y avait-il à craindre? Les Autres étaient censés être des démons, mais celui-là n'était pas du tout terrifiant; il avait seulement une tête étrange et il était beaucoup trop grand et trop maigre. Et surtout, il ne paraissait pas menaçant. Seulement différent.
« Je m'appelle Rivière Plongeante, dit-elle (c'était son nom en ce temps-là). Qui es-tu? »
L'Autre ne répondit pas. Il émit de la gorge un son profond qui était peut-être un rire.
Un rire?
« Je te plais? dit-elle. Tous ceux de ma tribu me trouvent belle. Et toi? »
Elle passa ses mains dans ses longs cheveux épais mouillés par son bain. S'étirant, faisant des grâces, elle lui montrait sa poitrine pleine, la puissance et la massivité de ses bras et de ses jambes, la solidité de son cou. Elle fit deux ou trois pas vers lui en souriant, tout en fredonnant un petit air de désir.
L'Autre arrondit les yeux et il secoua la tête. Il tendit le bras dans sa direction, la paume en avant, et se mit à faire des signes avec ses doigts, des signes de sorcellerie sans aucun doute, des signes du démon. Il recula.
« Tu n'as pas peur de moi, hein? Je veux seulement jouer. Viens, Autre. » Elle lui fit un grand sourire. « Ecoute, arrête de reculer comme ça! Je ne te veux pas de mal. Tu ne comprends pas ce que je dis? » Elle parlait d'une voix forte, très clairement, en espaçant largement les mots. Il reculait toujours. Elle plaça ses mains sous ses seins et les souleva en un geste universel d'offrande.
Cela, du moins, il le comprit.
Il émit un grondement sourd, comme un animal aux abois. Ses yeux brillaient d'un éclat craintif. Il retroussa les lèvres en une expression de quoi... d'effroi? De dégoût?
Oui, de dégoût, comprit-elle.
Il doit me trouver aussi laide que je le trouve laid. Il fit demi-tour et st mit à courir de façon désordonnée à travers les bouleaux.
« Attends! cria-t-elle. Autre! Autre, reviens! Ne t'enfuis pas comme ça, Autre! »
Mais il avait disparu. C'était la première fois de sa vie qu'un homme la refusait, et cette expérience était pouf elle stupéfiante, incroyable, presque insupportable. Même si c'était un Autre, même si elle avait pu lui paraître étrange et peut-être sans séduction; l'avait-il vraiment trouvée repoussante au point de gronder, de grimacer et de s'enfuir?
Oui. Oui. Ce devait être un enfant, se, dit-elle. Malgré sa taille, ce n'était qu'un enfant.
Ce soir-là, elle revint auprès de la tribu, résolue à prendre enfin l'un des siens comme compagnon, et quand. Vent Sombre lui demanda de partager son tapis de couchage, elle accepta sans hésitation.
« Oui, dit-elle aux hommes du Cercle de Chasse. Oui, je ne sais que trop à quoi ressemblent les Autres. Et quand nous les rattraperons, j'ai l'intention d'être à vos côtés pour tuer ces bêtes dégoûtantes comme les infects démons qu'ils sont.
— Regardez, dit Arbre Aux Loups en tendant le doigt. Les anciens redescendent de la colline. »
En effet, ils approchaient, Nuage d'Argent en tête, boitant péniblement tout en feignant l'aisance, et les trois autres derrière lui, faisant craquer leurs articulations. Celle Qui Sait les observa tandis qu'ils traversaient le camp, vers l'autel de la Déesse. Nuage d'Argent s'entretint un long moment avec les trois prêtresses. Il y eut de nombreuses dénégations et de nombreux hochements de tête. Enfin, Nuage d'Argent s'avança, la plus vieille prêtresse à ses côtés, pour faire une déclaration.
La Fête de l'Été, dit-il, serait annulée cette année — ou du moins repoussée. La Déesse avait manifesté son
mécontentement en faisant venir un parti d'Autres désagréablement près du camp, dans ces terres même de l'est où aucun Autre n'était censé habiter. A l'évidence, le Peuple avait fait quelque chose de mal; à l'évidence, ce lieu n'était pas bon pour lui. En conséquence, le Peuple allait partir d'ici le jour même pour entreprendre un pèlerinage au Lieu des Trois Rivières, loin en arrière, où il avait, l'année précédente, érigé
un autel en l'honneur de la Déesse. Et au Lieu des Trois Rivières, il adjurerait la Déesse de lui expliquer ses erreurs. Celle Qui Sait gémit.
« Mais ça va nous prendre des semaines pour aller là-bas!
Et c'est dans la mauvaise direction, en plus! Nous allons retourner en plein dans le territoire que nous venons de quitter et qui grouille d'Autres! »
Nuage d'Argent lui lança un regard glacial.
« La Déesse nous a promis cette terre, libre d'Autres. Aujourd'hui nous y arrivons et nous découvrons que des Autres s'y trouvent déjà. Ce n'est pas normal. Nous devons Lui demander conseil.
— Alors, allons Lui demander conseil au sud. Au moins, il fera plus chaud, et nous trouverons peut-être un bon emplacement pour camper, sans Autres pour nous gêner.
— Tu as notre permission d'aller vers le sud, Celle Qui Sait. Nous nous mettrons en route cet après-midi vers le Lieu des Trois Rivières.
— Et les Autres? s'écria-t-elle.
— Ils n'oseront pas s'approcher de l'autel de la Déesse, dit Nuage d'Argent. Mais si c'est ce que tu crains, Celle Qui sait, eh bien alors, va vers le sud! Va vers le sud, Celle Qui Sait! »
Elle entendit quelqu'un éclater de rire. C'était OEil Flamboyant. Puis les autres hommes du Cercle de Chasse se mirent aussi à rire, et quelques Mères se joignirent à eux. Quelques instants plus tard, tous s'esclaffaient en la montrant du doigt.
Elle regretta de n'avoir plus la lance d'OEil Flamboyant à
la main. Elle les abattrait tous, et rien n'arrêterait le massacre.
« Va vers le sud, Celle Qui Sait! lui criaient-ils. Va vers le sud, va vers le sud, vers le sud! »
Un juron lui monta aux lèvres, mais elle le refoula. Ils étaient sérieux. Si en cet instant elle laissait sa colère parler, ils seraient bien capables de la chasser de la tribu. Dix ans plus tôt, elle s'en serait réjouie. Mais elle était une vieille femme à présent; elle avait trente ans passés. Partir seule serait courir à une mort certaine.
Elle marmonna quelques paroles furieuses dans sa barbe, et se détourna du regard ferme de Nuage d'Argent. Celui-ci tapa dans ses mains.
« Très bien, cria-t-il. Au travail, tous! Emballez vos affaires! Nous levons le camp! Partons avant qu'il fasse nuit! »
II
ARRIVÉE
5
Pour Édith Fellowes, les semaines suivantes furent terriblement chargées.
Le plus dur fut de cesser son travail à l'hôpital. Un préavis de deux semaines était non seulement irrégulier, mais malvenu; pourtant l'administration se montra raisonnablement compréhensive une fois que Mlle Fellowes eut déclaré qu'elle ne partait qu'avec la plus grande répugnance, et uniquement parce qu'on lui avait offert l'occasion de prendre part à un projet de recherche extraordinairement intéressant. Elle mentionna le nom de Stase Technologies, S.A. «
Vous allez vous occuper du bébé dinosaure? lui demanda-t-on, et tout le monde gloussa.
— Non, pas du dinosaure, dit-elle. De quelque chose de beaucoup plus proche de mes compétences. »
Elle n'en dit pas plus. Le docteur Hoskins lui avait interdit d'entrer dans les détails. Mais ceux qui connaissaient Édith Fellowes n'eurent pas de mal à deviner que le projet devait avoir un rapport avec les enfants; et si ses patrons étaient les gens qui avaient ramené ce fameux bébé dinosaure du mésozoïque, ils devaient certainement projeter de faire à
présent quelque chose du même genre — ramener par exemple un enfant préhistorique. Mlle Fellowes ne confirma ni n'infirma cette supposition. Mais ils savaient. Tous savaient. Son congé lui fut naturellement accordé. Cependant, pendant quelques jours, elle fut occupée pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre à régler des problèmes en suspens, à archiver les derniers rapports, à
constituer des listes pour ses successeurs, à séparer son équipement et son matériel de recherche de ceux de l'hôpital. Ce côté-là des choses fut ardu mais pas autrement ennuyeux. Ce qui fut vraiment difficile, ce fut de dire au revoir aux enfants. Ils ne voulaient pas croire qu'elle s'en allait.
« Vous allez revenir dans une semaine ou deux, hein., mademoiselle Fellowes? lui demandaient-ils en s'attroupant autour d'elle. Vous partez juste en vacances, c'est ça? Pour un petit congé? Où est-ce que vous allez, mademoiselle Fellowes? »
Elle connaissait certains de ces enfants depuis le jour de leur naissance. Aujourd'hui, ils avaient cinq, six, sept ans : externes pour la plupart, mais certains étaient résidents permanents et elle travaillait avec eux d'un bout de l'année à
l'autre.
Leur annoncer la nouvelle fut dur, très dur.
Mais elle se durcit pour affronter cette tâche. Un autre enfant avait besoin d'elle à présent, un enfant extraordinairement spécial, un enfant dont la situation serait unique dans l'histoire de l'univers. Elle savait qu'elle devait aller là où on aurait le plus besoin d'elle.
Elle ferma à double tour son petit appartement du quartier sud de la ville, après avoir choisi quelques affaires qu'elle voulait emporter dans son nouveau logement et mis le reste au garde-meuble. Ce fut assez rapide. Elle n'avait ni plantes, ni chat, ni aucun animal d'aucune sorte dont elle eût à s'inquiéter. La seule chose qui comptait, c'étaient les enfants, toujours les enfants. Pas besoin d'animaux ni de plantes.
Toujours prudente, elle conserva son bail. Elle prenait très au sérieux l'avertissement de Gerald Hoskins : elle pouvait être renvoyée à tout moment. Ou démissionner elle pouvait s'apercevoir que l'opération de Stase Technologies ne lui plaisait pas, que son rôle dans le projet ne la satisfaisait pas, que le choix de ce poste avait été une monumentale erreur. Elle n'avait pas brûlé tous ses bateaux : l'hôpital attendrait son retour, ainsi que les enfants et son appartement. Au cours de ces deux semaines, elle trouva le temps de traverser plusieurs fois la ville pour se rendre au siège de Stase Technologies afin d'aider à préparer l'arrivée de l'enfant venu du passé. On lui avait fourni une équipe de trois personnes, deux jeunes hommes et une femme, et elle leur donna une longue liste de choses dont elle aurait , besoin : médicaments, compléments nutritionnels, et même une couveuse.
« Une couveuse? demanda Hoskins.
— Une couveuse, dit-elle.
— Nous n'avons pas l'intention de ramener un prématuré, mademoiselle Fellowes.
— Vous ignorez ce que vous allez ramener, docteur Hoskins. Vous me l'avez dit vous-même, dans les mêmes termes. Vous pouvez ramener un enfant malade, ou un infirme, ou un enfant qui tombera malade à l'instant où nos microbes modernes pénétreront dans son organisme. Je veux une couveuse, au moins par précaution.
— Une couveuse, d'accord.
— Et une chambre stérile assez grande pour accueillir un enfant actif et en bonne santé, si jamais il est trop grand pour vivre en couveuse.
— Mademoiselle Fellowes, soyez raisonnable, je vous en prie. Notre budget est...
— Une chambre stérile. Jusqu'à ce qu'on soit sûr qu'on peut laisser sans risque notre air contaminer cet enfant.
— Je crains qu'on ne puisse éviter la contamination. Il respirera notre air infesté de microbes dès l'instant de son arrivée. Il n'y a aucun moyen de faire fonctionner la Stase dans les conditions d'asepsie que vous paraissez désirer. Aucun moyen, mademoiselle Fellowes.
— Je veux qu'il y ait un moyen. »
Hoskins lui lança le regard qu'elle appelait déjà le regard breveté « Ne dites pas d'idioties ».
« Vous ne l'emporterez pas cette fois, mademoiselle Fellowes. Je suis sensible à votre désir de protéger cet enfant de tous les risques imaginables. Mais vous ignorez tout de l'agencement matériel de notre installation, et vous devez simplement accepter le fait que nous ne pouvons pas amener instantanément cet enfant dans une chambre d'isolation parfaitement aseptique. Nous ne pouvons pas.
— Et si l'enfant tombe malade et meurt?
— Notre dinosaure est toujours en excellente santé.
— Il n'y a aucune raison de penser que les reptiles, préhistoriques ou non, soient sensibles aux micro-organismes qui rendent les humains malades. Mais c'est un humain que vous allez ramener ici, docteur Hoskins, pas un petit dinosaure. Un membre de notre espèce.
— Je ne méconnais pas cela, mademoiselle Fellowes.
— Et c'est pourquoi je vous demande de...
— Et je vous dis que la réponse est non. Il faut ici assumer certains risques, et l'infection microbienne en fait partie. Toute l'assistance médicale possible sera prévue, si un problème surgit. Mais nous n'allons pas essayer de créer un environnement cent pour cent sûr, miraculeux, magique. Nous ne le ferons pas. » Puis Hoskins se radoucit. « Mademoiselle Fellowes, laissez-moi vous dire une chose. J'ai moi-même un enfant, un petit garçon, qui n'a même pas l'âge d'aller à la garderie. Oui, à mon âge, et c'est ce qui m'est arrivé de plus merveilleux de toute ma vie. Je veux que vous sachiez, mademoiselle Fellowes, que je m'inquiète autant de la sécurité
de l'enfant qui va arriver ici la semaine prochaine que si c'était mon fils Jerry. Et que je suis aussi certain que tout ira bien que si c'était mon fils qui était l'objet de l'expérience. »
Mile Fellowes n'était pas sûre que la logique de cet argument fût particulièrement saine. Mais il était très clair à
ses yeux que rien n'ébranlerait Hoskins, et qu'elle n'avait aucun moyen de faire pression sur lui, sinon démissionner. C'était la seule arme qu'elle possédait. Elle devait la réserver pour le bon moment, et il ne semblait pas être venu. Tout aussi résolument, Hoskins refusa qu'elle visite à
l'avance l'endroit où serait logé l'enfant.
« C'est la zone de Stase, dit-il, et on a lancé un compte à
rebours qu'on ne peut pas arrêter. Personne ne peut y pénétrer. Personne. Ni vous, ni moi, ni le président des Etats-Unis. Et nous ne pouvons pas interrompre le compte à rebours simplement pour vous faire faire une visite touristique.
— Mais si je logement est, inadapté...
— Le logement est bien adapté, mademoiselle Fellowes. Plus que bien. Faites-moi confiance.
— Tout de même, je préférerais...
— Oui. Faites-moi confiance. »
Ces mots ne signifiaient rien. Pourtant, sans savoir pourquoi, elle lui faisait confiance, plus ou moins. Elle ignorait toujours quel genre de scientifique pouvait bien être Hoskins, ni quelle était sa valeur, malgré le vague et ostentatoire « Ph. D. » sur la plaque de son bureau. Mais une chose était certaine. Comme administrateur, il était dur à la tâche. Ce n'était pas en léchant des bottes qu'il était parvenu à
la tête de Stase Technologies, S.A.
6
A cinq heures pile de l'après-midi, le quinze du mois, le téléphone de Mlle Fellowes sonna. C'était Ned Bruton, un des cadres de Hoskins.
« On en est aux trois dernières heures de compte à
rebours, mademoiselle Fellowes, et tout est en place pour l'opération. Nous enverrons une voiture vous prendre à sept heures précises.
— Je peux y aller par mes propres moyens, merci.
— Le Dr Hoskins nous a donné l'ordre d'envoyer une voiture vous prendre. Elle sera chez vous à sept heures. »
Mlle Fellowes poussa un soupir. Elle aurait pu discuter, mais à quoi bon?
Laisse Hoskins remporter les petites victoires, se dit-elle. Économise tes munitions pour les grandes batailles qui ne manqueront pas de venir.
7
Une pluie légère tombait. Le ciel était gris et triste, et les bâtiments de Stase Technologies avaient l'air encore plus laids que d'habitude, grandes structures ressemblant à des granges, sans le moindre soupçon d'élégance ou de grâce. Tout semblait avoir été improvisé, fait à la hâte. L'endroit donnait une impression de dureté, de mécanicité inhumaine et sans joie. Elle avait travaillé toute sa vie dans des établissements d'État, mais ces bâtiments-ci faisaient ressembler l'hôpital le plus sombre à un haut lieu d'allégresse et de ris. Et ces employés badgés qui vaquaient, raides comme des piquets, à leurs occupations, ces visages renfermés, ces voix étouffées, cette impression d'urgence quasi militaire... Qu'est-ce que je fais ici? se demanda-t-elle. Comment me suis-je laissé entraîner là-dedans?
« Par ici, je vous prie, mademoiselle .Fellowes », dit Bruton.
Des gens commençaient à la saluer. Elle n'avait pas besoin de décliner son identité. Elle aussi portait maintenant un badge, mais personne, à première vue, ne le regardait. Ils étaient au courant, tout simplement. C'est l'infirmière de l'enfant, semblaient-ils dire. Elle se sentait flotter dans les couloirs hâtivement construits où on l'entraînait jusqu'à une zone du centre de recherche où elle n'avait encore jamais pénétré.
Ils descendirent des escaliers métalliques sonores, entrèrent dans une espèce de tunnel aveugle éclairé par des lumières éblouissantes, marchèrent pendant une éternité en sous-sol avant d'arriver devant une porte en acier peinte en'
noir où dansaient les moirures d'un bouclier de sécurité.
« Approchez votre badge du bouclier, dit Bruton.
— Franchement, tout cela est-il nécess...
— S'il vous plaît, mademoiselle Fellowes. Je vous en prie.
»
La porte s'ouvrit sur de nouveaux escaliers. Monter, monter, monter, en spirale autour d'un cylindre immense, suivre un corridor, passer une autre porte... tout cela était-il nécessaire?
Enfin elle déboucha sur un balcon qui dominait un vaste puits. Du côté opposé, au fond du puits, se trouvait un ahurissant déploiement d'instruments encastrés dans une matrice incurvée qui évoquait le tableau de commandes d'un vaisseau spatial ou le front de travail d'un ordinateur géant —
ou simplement, peut-être, un décor de cinéma pour une délirante superproduction pseudo-scientifique. Des techniciens chiffonnés, les yeux hagards, couraient en tous sens d'une façon ridiculement théâtrale, se faisant des signes frénétiques. Des gens déplaçaient d'épais câbles noirs d'une prise à une autre, les examinaient, secouaient la tête et les remettaient dans leur position initiale. Les lumières brillaient, des chiffres défilaient en cliquetant sur d'immenses écrans inclinés vers le puits.
Le Dr Hoskins était non loin sur le balcon, mais il se contenta de la regarder d'un air lointain et de murmurer : «
Mademoiselle Fellowes. » Il semblait distrait, préoccupé, à
peine présent.
Il ne lui proposa même pas de s'asseoir bien qu'il y eût quatre ou cinq rangées de chaises pliantes dressées près de la rambarde surplombant la scène. Elle en prit une de son propre chef et la tira près du bord pour avoir une meilleure vue. Soudain les lumières s'allumèrent dans le puits, illuminant une zone jusque-là obscure. Elle baissa les yeux et vit des cloisons qui semblaient former un appartement sans plafond, une maison de poupée géante dont l'intérieur était visible d'audessus. L'une des pièces paraissait contenir un four à micro-ondes et un réfrigérateur, une autre était une salle de bains. Il y avait une petite alcôve remplie d'un équipement médical familier tout ce qu'elle avait demandé aux employés de lui fournir. Y
compris la couveuse.
Et l'objet qu'elle distinguait dans une autre pièce ne pouvait être qu'un lit, un petit lit.
Des hommes et des femmes arborant le badge de la société entraient à présent et prenaient place sur les sièges à
côté du sien. Mlle Fellowes reconnut certains cadres de Stase à qui on l'avaient présentée lors de visites précédentes. D'autres lui étaient complètement inconnus. Ils la saluaient tous de la tête en souriant comme si elle travaillait ici depuis des années.
Puis elle remarqua quelqu'un dont le nom et le visage lui étaient familiers :. un bel homme mince d'environ cinquantecinq ans, avec une petite moustache grise méticuleusement entretenue et des yeux perçants auxquels rien ne semblait échapper.
Candide Deveney! Le correspondant scientifique
d'International Telenews !
Mlle Fellowes ne regardait pas beaucoup la télévision. Une heure ou deux par semaine, parfois même moins; il y avait des semaines où elle ne pensait même pas à allumer son poste. Les livres étaient pour elle une distraction suffisante, et parfois son travail était si passionnant que même les livres semblaient inutiles. Mais Candide Deveney était l'un des rares personnages du petit écran qu'elle connaissait. De temps en temps se présentait un événement qu'il fallait absolument voir, sans se contenter de lire ce qu'en disaient les journaux : l'atterrissage sur Mars, la présentation publique du bébé
dinosaure, ou la spectaculaire explosion nucléaire organisée pour détruire le minuscule mais redoutable astéroïde qui s'était trouvé sur une trajectoire de collision avec la Terre deux ans auparavant. Candide Deveney n'avait pas quitté l'écran durant ces évéments. Il était célèbre pour se trouver toujours sur le théâtre des grandes découvertes scientifiques. Mlle Fellowes se sentit impressionnée malgré elle de le voir ce soir. L'événement devait vraiment avoir une très grande importance pour justifier sa présence.
Puis elle se reprocha d'être à ce point ridicule. Deveney n'était qu'un journaliste. Pourquoi devait-elle être si impressionnée? Sûrement pas parce qu'elle avait vu cet homme à l'écran. Parce que d'autres hommes allaient lancer leur drague dans les profondeurs du temps et ramener un petit être humain au vingt et unième siècle. Et qu'elle, elle allait être un élément vital de cette entreprise. Elle, pas Deveney. C'était Candide Deveney qui devait être impressionné de se trouver dans la même pièce qu'Édith Fellowes, pas le contraire.
Hoskins s'était déplacé pour accueillir le journaliste. Mlle Fellowes pencha la tête pour écouter.
« J'ai réfléchi, disait Deveney, à ce que vous avez fait depuis ma dernière visite ici, le jour où le dinosaure est arrivé. Il y a une chose surtout sur laquelle je me suis cassé la tête; c'est cette histoire de sélectivité.
— Précisez votre pensée, dit Hoskins.
— Vous ne pouvez pas aller au-delà d'un certain point dans le passé. Plus on va loin, plus les choses deviennent imprécises. Il faut de plus en plus d'énergie, et finalement on se heurte aux limites absolues de l'énergie; ça, je n'ai pas de mal à le comprendre. Mais vous ne pouvez apparemment pas aller en de ça d'un certain point non plus. C'est ça qui me laisse perplexe. Et pas seulement moi. Je veux dire que si vous pouvez aller chercher quelque chose cent millions d'années dans le passé, vous devriez pouvoir ramener quelque chose de mardi dernier en fournissant un effort beaucoup moins grand. Et pourtant vous me dites que vous ne pouvez pas accéder à
mardi dernier, ni à aucune période proche de nous dans le temps. Pourquoi?
— Je peux faire en sorte que ça paraisse moins paradoxal, Deveney, dit Hoskins, si vous permettez que je me serve d'une analogie. »
(Il l'appelle « Deveney »! se dit Mlle Fellowes. Comme un professeur de faculté qui explique quelque chose à un étudiant!)
« Je vous en prie, prenez une analogie, dit Deveney. Du moment que vous pensez que ça éclaircira la question.
— Alors, voici : vous êtes incapable de lire un livre imprimé normalement s'il se trouve à deux mètres de vous, n'est-ce pas? Mais vous y arrivez très facilement si vous le tenez, disons, à trente centimètres de vos yeux. Jusque-là, moindre est la distance, mieux ça vaut. Mais si vous approchez le livre à un centimètre de votre regard, vous n'y voyez à nouveau plus rien. L'oeil humain est absolument incapable d'accommoder sur un objet aussi proche. Donc la distance est un facteur déterminant à plus d'un égard. Une trop grande proximité est aussi néfaste qu'un trop grand éloignement, en tout cas en ce qui concerne la vue.
— Hmm, dit Deveney.
— Un autre exemple : votre épaule droite est à peu près à
soixante-quinze centimètres de l'extrémité de votre index droit et vous pouvez toucher votre épaule droite avec votre index droit sans aucune difficulté. Maintenant, votre coude droit n'est qu'à mi-chemin de votre index par rapport à votre épaule. Il devrait être beaucoup plus facile de le toucher de l'index. Eh bien, essayez donc : posez votre index droit sur votre coude droit. Là encore, le problème, c'est la trop grande proximité.
— Je peux utiliser ces analogies pour mon article? dit Deveney.
— Naturellement. Utilisez ce que vous voudrez. Vous avez toute latitude. Pour ce projet, nous voulons que le monde entier ait le regard fixé sur nous. Il va y avoir beaucoup à voir.
»
(Malgré elle, Mlle Fellowes fut impressionnée par la calme assurance de Hoskins. Elle sentait en lui une grande force.)
« Jusqu'à quelle époque projetez-vous de remonter ce soir? demanda Deveney.
— Quarante mille ans. »
Mlle Fellowes inspira brusquemment.
Quarante mille ans?
8
Elle n'avait jamais envisagé cette éventualité. Elle avait été trop occupée par d'autres choses. Elle s'aperçut soudain qu'elle ne s'était jamais donné la peine de réfléchir à un certain nombre de points fondamentaux.
Elle savait, bien sûr, qu'on allait ramener un enfant du passé jusque dans le monde moderne. Elle savait aussi que l'enfant serait prélevé dans l'époque préhistorique. Seulement le mot « préhistorique » pouvait signifier pratiquement n'importe quoi. Dans certaines parties du monde, l'époque préhistorique, en plein XXIe siècle, était à peine terminée. Trois mille ans avant, presque toute l'Europe aurait pu être considérée comme « préhistorique ». Sans s'être vraiment posé de questions sur l'époque du prélèvement, Mlle Fellowes l'aurait volontiers situé dans une période de nomadisme pré-agricole, remontant peut-être à cinq ou dix mille ans au maximum.
Mais quarante mille ans?
Voilà qui la prenait au dépourvu. L'enfant qu'on allait lui confier pourrait-il être qualifié d'humain? L' Homo sapiens en tant que tel existait-il quarante, mille ans plus tôt?
Mlle Fellowes regretta d'avoir si bien oublié ses lointains cours d'anthropologie à la fac, mais, en cet instant, seules quelques bribes lui en revenaient. Avant l'apparition des êtres humains actuels, il y avait eu les hommes de Néanderthal, c'était bien ça? Des créatures sauvages et primitives. Auparavant le Pithécanthrope, encore plus primitif, et d'autres êtres au nom tout aussi compliqué, et d'autres espèces de préhommes ou de sous-hommes, petites créatures simiesques couvertes de poils et qu'on pouvait plus ou moins considérer comme nos lointains ancêtres. A quelle époque? Vingt mille ans avant? Cinquante mille? Cent mille? Elle n'avait aucun repère utile sur cette échelle de temps.
Dieu du ciel, vais-je m'occuper d'un enfant-singe?
Elle se mit à trembler. Elle était là à faire des histoires pour des couveuses et des chambres stériles, et on s'apprêtait à
lui lâcher sur les genoux une créature du genre chimpanzé, c'était bien ça? C'était bien ça? Une petite bestiole pleine de poils avec des griffes et des dents, une bestiole qui aurait plus sa place dans un zoo qu'ailleurs, et pas entre les mains d'une spécialiste de...
Enfin, peut-être que non. Les Néanderthaliens et les Pithécanthropes et toutes les premières formes de vie humanoïdes avaient peut-être vécu un million d'années et plus auparavant, mais elle ne se trouverait peut-être qu'en face d'un petit garçon sauvage. Elle avait déjà eu affaire à des petits garçons indisciplinés.
Mais quand même, cela faisait une période de temps énorme, quarante mille ans. Cette immensité lui donnait le vertige.
Quarante mille ans?
Quarante mille ans?
9
L'atmosphère était tendue. Le ballet désordonné au fond du puits avait cessé; c'était à peine si les techniciens bougeaient devant leurs tableaux de commande. Ils communiquaient entre eux par des signes subtils, quasiment impossibles à détecter — un sourcil qui se levait imperceptiblement, un doigt qui tapotait un poignet. Un homme parlait dans un micro d'une voix monotone, débitant de courtes phrases dépourvues de sens pour Mlle Fellowes — des chiffres, principalement, ponctués de messages codés impénétrables.
Deveney avait pris un siège à côté d'elle. Hoskins était de l'autre côté. Penché par-dessus la balustrade, le regard attentif, le journaliste demanda : « Est-ce qu'on va voir quelque chose, docteur Hoskins? Des effets visuels, je veux dire?
— Quoi? Non. Rien avant que tout soit terminé. Notre système de détection est indirect; ça marche un peu comme le radar, sauf que nous utilisons des mésons au lieu de radiations. Depuis des semaines, nous faisons tourner nos balayeurs à
mésons, nous les syntonisons et les resyntonisons. Les mésons se déplacent à rebours, dans les conditions requises. Certains sont réfléchis et nous devons analyser leurs réflexions; nous les rentrons une nouvelle fois, nous nous en servons comme guides pour la sonde suivante, et nous affinons le processus jusqu'à ce que nous approchions du niveau désiré de précision.
— Ça a l'air d'être un boulot ardu. Comment pouvez-vous être sûrs d'avoir atteint le bon niveau? »
Hoskins sourit, de son sourire coutumier, rapide, allumééteint.
« Nous travaillons là-dessus depuis quinze ans. On peut dire presque vingt-cinq, si on compte les travaux de la société
qui nous a précédés et qui a développé une grande part des principes de base sans arriver à atteindre une véritable fiabilité. Oui, c'est ardu, Deveney. Très ardu. Et effrayant. »
L'homme au micro leva la main.
« Effrayant? dit Deveney.
— Nous n'aimons pas échouer. Moi, en tout cas, je n'aime pas ça. Et l'échec est une situation de défaillance sans cesse présente ici. Nous opérons dans des zones de probabilités. Sur des effets quantiques, comprenez-vous. Le mieux que nous puissions espérer, c'est une probabilité, jamais une certitude. Ce n'est pas suffisant, à franchement parler. Mais c'est le mieux que nous puissions attendre.
— Et pourtant, vous paraissez très confiant.
— Oui, dit Hoskins. Nous avons un relevé sur cet instant particulier du temps depuis des semaines : nous l'avons rompu, nous l'avons refait après avoir intégré nos propres mouvements temporels, nous avons vérifié les parallaxes en recherchant toutes les distorsions relativistes imaginables et en essayant constamment d'avoir l'assurance que nous pouvions manipuler le flux temporel avec une précision suffisante. Et nous pensons en être capables.. J'aurais presque envie de dire que nous savons en être capables. »
Mais son front était luisant de sueur.
Brusquement, il se fit un silence effrayant dans la salle, seulement rompu par des bruits de respiration difficile. Édith Fellowes se leva de son siège, se pencha en avant, agrippée à
la balustrade.
Mais il n'y avait rien à voir.
« Maintenant », dit calmement l'homme au micro. La qualité de silence gravit encore un degré. C'était un silence nouveau, un silence total, plus profond que Mlle Fellowes n'aurait pu imaginer dans une salle pleine de monde. Mais il ne dura que le temps d'un souffle.
A cet instant éclata le cri d'un petit garçon terrifié au milieu des pièces de la maison de poupée. C'était un cri d'une intensité atroce, le genre de cri qui donne envie de se couvrir les oreilles.
Terreur! Terreur!
Un enfant effrayé qui hurlait en un instant de
bouleversement total et de désespoir, qui lâchait sa voix avec une puissance et une force stupéfiantes, pour exprimer une horreur si écrasante qu'elle en était presque incroyable. La tête de Mlle Fellowes pivota en direction du cri. Et Hoskins tapait du poing sur la balustrade en disant d'une voix tendue que le triomphe faisait trembler : « On a réussi!»
10
Ils se précipitèrent dans le petit escalier en colimaçon qui menait à la salle des opérations, Hoskins en tête, Deveney sur ses talons et Mlle Fellowes — sans y être invitée— à la suite du journaliste.. C'était peut-être une énorme entorse à la sécurité de sa part que de descendre maintenant. Mais elle avait entendu le cri qu'avait poussé l'enfant.
Au bas de l'escalier, Hoskins fit halte et regarda autour de lui. Il eut l'air un peu étonné que Mlle Fellowes l'ait suivi —
mais un peu seulement. Il ne dit rien.
L'ambiance de la salle des opérations avait
spectaculairement changé. La frénésie qui y régnait s'était entièrement dissipée, ainsi que la plus grande partie de la tension. Les techniciens qui avaient surveillé le matériel de drague temporelle avaient l'air complètement épuisés. Ils restaient sans bouger, muets, presque hébétés. Hoskins ne leur accorda aucune attention non plus. On eût dit qu'ils étaient des pièces de la machine mises au rebut, dépourvues d'importance à ses yeux.
Un ronflement très doux leur parvint de la maison de poupée.
« Nous allons entrer, dit Hoskins.
— Dans le champ de Stase? demanda Deveney, l'air mal à
l'aise.
— Il n'y a absolument aucun risque à pénétrer dans la Stase. Je l'ai fait cent fois. On ressent une sensation bizarre en traversant l'enveloppe du champ, mais c'est passager et ça n'a aucune importance. Faites-moi confiance. »
A l'appui de ses paroles, il franchit une porte ouverte. Deveney, avec un sourire crispé, inspira profondément sans chercher à se cacher et le suivit un instant après.
« Vous aussi, mademoiselle Fellowes, dit Hoskins. Je vous en prie! »
Du doigt, il lui fit signe de venir, impatiemment. Mlle Fellowes hocha la tête et passa le seuil. Elle sentit le champ sans erreur possible. C'était comme si une onde l'avait traversée, comme un picotement intérieur.
Mais une fois entrée, elle n'eut conscience d'aucune sensation inhabituelle. Tout semblait normal. Elle capta l'odeur propre des cloisons en bois neuves des chambres, et autre chose — une odeur de terre, de forêt, quelque chose comme cela...
Elle se fendit compte que les hurlements de terreur avaient cessé depuis quelque temps. Tout était silencieux dans le champ de Stase., Puis elle entendit un bruissement sec de pieds sur le sol, un raclement, comme des doigts grattant sur du bois — et, crut-elle, un gémissement sourd,
« Où est l'enfant? » demanda Mlle Fellowes affolée. Hoskins était en train d'examiner des cadrans et des appareils de mesure juste à l'entrée de la maison de poupée. Deveney, l'air ahuri, le regardait en bayant aux corneilles. Ni l'un ni l'autre ne semblait pressé de s'occuper de l'enfant —
l'enfant que cette vaste et incompréhensible masse de machines venait d'arracher à une époque inimaginablement ancienne.
Ces imbéciles d'hommes ne s'en souciaient-ils donc pas?
Mlle Fellowes s'avança de sa propre autorité, passa un couloir coudé et aboutit à la chambre où se trouvait le lit. L'enfant était là. Un garçon. Un tout petit garçon, très sale, très maigre, très étrange d'aspect.
Il pouvait avoir trois ans : sûrement pas beaucoup plus. Il était nu. Sa petite poitrine maculée de terre se soulevait spasmodiquement. Tout autour de lui étaient étalés de la terre, des cailloux et des mottes d'herbe grossière, le tout répandu sur le sol en un grand arc de cercle, comme si on avait renversé par inadvertance une pleine charge de remblai. Une riche odeur de terreau s'en échappait, avec un petit quelque chose de fétide. Mlle Fellowes vit quelques grandes fourmis et deux petites araignées poilues qui se déplaçaient lentement près des pieds nus et bruns du petit garçon.
Hoskins suivit son regard horrifié et dit d'un ton brusquement ennuyé :
« On ne peut pas arracher un petit garçon du temps bien proprement, mademoiselle Fellowes. Pour sa sécurité, il nous a fallu prendre en même temps une partie de ce qui l'entourait. Auriez-vous préféré le voir arriver avec une jambe en moins ou la moitié du crâne?
— Je vous en prie! dit Mlle Fellowes révulsée. Nous n'allons pas rester là sans rien faire! Ce pauvre enfant est terrifié. Et il est couvert de crasse. »
C'était un euphémisme. Elle n'avait jamais vu un enfant dans un état aussi lamentable. On ne l'avait peut-être pas lavé
'depuis des semaines; peut-être même jamais. Il puait. Tout son corps était couvert d'une épaisse couche de saleté et de graisse incrustées et une longue estafilade apparaissait sur sa cuisse, rouge, enflammée, peut-être infectée.
« Tiens, laisse-moi t'examiner... » murmura Hoskins, s'approchant avec douceur.
Le petit garçon arrondit le dos, serrant les coudes contre ses flancs et rentrant la tête dans les épaules, en une attitude de défense apparemment innée, et recula rapidement. Ses yeux flamboyaient de crainte et de méfiance. Quand il atteignit l'autre bout de la chambre et qu'il ne put aller plus loin, il retroussa la lèvre supérieure et se mit à gronder en feulant comme un félin. C'était un son effrayant, sauvage, bestial, féroce.
Mlle Fellowes sentit une onde de choc glacée traverser son système nerveux. C'était ça, sa nouvelle responsabilité?
Ça? Ce petit... animal?
C'était aussi affreux que ce qu'elle avait craint. Pire. Pire. Il avait à peine l'air humain. Il était hideux; c'était un petit monstre.
Hoskins, d'un geste rapide, saisit les deux 'poignets de l'enfant, les tira vers l'avant et les lui croisa sur le ventre. Dans le même mouvement, Hoskins le souleva de terre, ruant et se tortillant.
L'enfant se mit à pousser d'épouvantables cris d'orfraie. Ils jaillissaient du plus profond de son corps avec une puissance stupéfiante. Mile Fellowes s'aperçut qu'elle tremblait, et s'obligea à se calmer. C'était un son qui perçait les tympans, terrifiant, repoussant, sous-humain. Il était presque impossible de croire qu'un enfant si petit puisse produire des sons aussi affreux.
Hoskins le tenait en l'air à bout de bras et, visiblement désemparé, chercha Mlle Fellowes des yeux.
« Oui, tenez-le bien. Ne le reposez pas par terre. Attention aux ongles de ses orteils quand il donne des coups de pied. Emportez-le dans la salle de bains et nettoyons-le. Un bon bain chaud, voilà ce qu'il lui faut avant tout. »
Hoskins acquiesça. Si petit que fût l'enfant, cela ne semblait pas être une mince affaire que de le maintenir ainsi garrotté. Un adulte et un petit enfant : mais il avait une extraordinaire force de sauvagerie. Et il pensait, sans aucun doute, défendre son existence.
« Remplissez la baignoire, mademoiselle Fellowes! s'écria Hoskins. Vite! »
D'autres personnes étaient entrées dans la zone de Stase. Au milieu de la confusion, Mlle Fellowes reconnut ses trois assistants et les fit approcher.
« Vous, Elliott, faites couler l'eau. Mortenson, il me faut des antibiotiques pour l'infection à sa jambe. Mieux, apportez la trousse d'antiseptiques dans la salle de bains. Stratford, trouvez une équipe de nettoyage et commencez à enlever d'ici toutes ces saletés et toute cette crasse! »
Ils s'attelèrent à leurs tâches sans perdre un instant. Maintenant qu'elle donnait les ordres, le choc et l'horreur initiaux commençaient à disparaître et une partie de son sangfroid professionnel lui revenait. Ce serait difficile, c'est vrai. Mais elle était une spécialiste des cas difficiles. Et elle en avait rencontré beaucoup au cours de sa carrière. Des hommes d'entretien arrivèrent. On apporta des récipients métalliques; les hommes se mirent à déblayer la terre et les débris et à emporter les récipients dans une zone de confinement quelque part à l'arrière. Hoskins leur cria : Rappelez-vous que pas la moindre parcelle ne doit sortir de la bulle! »
Mlle Fellowes suivit à grands pas Hoskins dans la salle de bains et lui fit signe de plonger l'enfant dans la baignoire, qu'Elliott remplissait rapidement d'eau tiède. Cessant d'être une simple spectatrice parmi d'autres, elle redevenait l'infirmière efficace et expérimentée qui se lançait dans l'action, et elle s'était suffisamment reprise pour faire une pause et observer l'enfant d'un oeil serein, clinique, le voyant clairement comme si c'était la première fois.
Ce qu'elle vit la remplit d'une consternation écrasante. Un instant, elle hésita, luttant contre les émotions soudaines qui tourbillonnaient dans son esprit. Elle vit au-delà de la crasse et des cris, au-delà des membres qui battaient l'air et se tordaient inutilement. Elle vit le petit garçon lui-même. Sa première impression, en cet instant chaotique, ne l'avait pas trompée. C'était l'enfant le plus laid qui lui eût été
donné de voir. Il était horriblement laid, depuis son crâne difforme jusqu'à ses jambes torses.
, Il avait un corps exceptionnellement trapu, la poitrine e profonde et les épaules larges. D'accord : rien de très extraordinaire là-dedans, Mais ce crâne allongé, surdimensionné !Ce front bombé et fuyant! Cet énorme nez en forme de pomme de terre, avec ces narines sombres, caverneuses, ouvertes autant vers l'avant que vers le bas. Ces grands yeux fixes au milieu de ses énormes rebords osseux!
Ce menton fuyant, ce cou court, ces membres de nain!
Quarante mille ans, se dit Mlle Fellowes, l'esprit paralysé. Il n'est pas humain. Pas vraiment.
Un animal. Le pire scénario qu'elle eût imaginé s'était réalisé. Un enfant-singe, voilà ce que c'était. Une espèce de chimpanzé. On lui versait un salaire pareil pour s'occuper de ça! Mais comment? Que savait-elle des soins à donner à un petit singe sauvage sorti de la préhistoire?
Et pourtant... pourtant...
Elle se trompait peut-être à son sujet. Au plus profond d'elle-même, elle l'espérait. On voyait indéniablement l'éclat de l'intelligence humaine dans ces immenses yeux brillants et furieux. Sa peau, d'un marron clair, presque fauve, était couverte d'un fin duvet doré, et non de la fourrure grossière, hirsute, qu'on aurait imaginée chez un enfant-animal. Et son visage, même s'il était laid, n'était vraiment pas celui d'un singe. Il fallait chercher derrière l'étrangeté superficielle, et on s'apercevait alors que ce n'était qu'un petit garçon. Un petit garçon, oui, un petit garçon très laid, un petit, garçon étrange, un petit garçon humain — un petit enfant sale et effrayé avec des jambes arquées, un crâne bizarrement conformé, un piètre semblant de menton, une entaille infectée à la cuisse et une curieuse marque de naissance rouge sur la joue, qui ressemblait au zigzag d'un éclair — oui, oui, il n'était comme aucun des enfants qu'elle avait rencontrés, mais elle essaierait de le considérer comme un être humain quand même, ce pauvre enfant perdu, terrorisé, arraché au temps. Elle y arriverait peut-être. Peut-être.
Mais Dieu qu'il était laid! Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, ç'allait être un vrai défi que d'aimer quelque chose d'aussi laid! Mlle Fellowes n'était pas du tout certaine d'y parvenir, en dépit de tout ce qu'elle avait dit au Dr Hoskins. Et c'était là une pensée troublante.
La baignoire était pleine. Elliott, un homme bien bâti aux cheveux noirs, avec des mains énormes et d'épais poignets, avait enlevé l'enfant des mains du Dr Hoskins et lui maintenait le corps, malgré ses tortillements, à moitié sous l'eau. Mortenson, l'autre assistant, avait avancé le plateau médical à
roulettes. Mlle Fellowes vida la moitié d'un tube de* savon antiseptique dans la baignoire et une mousse jaunâtre commença à monter. Les bulles semblèrent capter un instant l'attention de l'enfant qui cessa de hurler et de ruer — mais rien qu'un instant. Puis il dut se rappeler que quelque chose d'horrible lui advenait, car il se remit à se débattre. Elliott rit.
« C'est une vraie anguille, ce petit bougre. Il a bien failli m'échapper, cette fois.
— Faites en sorte que ça n'arrive pas, dit Mile Fellowes. Mon Dieu, quelle crasse! Attention — tenez-le! Tenez-le bien
!
C'était une tâche brutale. Même avec l'assistance de deux hommes, elle ne pouvait pas faire mieux pour maîtriser dans une certaine mesure le garçonnet. Il ne cessait de se tordre, de se tortiller, de ruer, de griffer et de brailler. Mlle Fellowes ignorait s'il croyait défendre sa vie ou simplement sa dignité, mais elle avait rarement eu de patient aussi peu coopératif. Ils étaient tous éclaboussés d'eau savonneuse et à présent crasseuse, et Elliott ne riait plus. Le petit garçon lui avait éraflé le bras avec les ongles et une longue ligne sanguinolente apparaissait sous les épais poils' bouclés. Mlle Fellowes se demanda s'il n'allait pas falloir donner un sédatif à
l'enfant pour pou-, voir terminer le travail. Elle ne considéra cette solution que comme un dernier recours désespéré.
« Faites-vous faire une injection d'antibiotiques quand nous aurons fini, dit-elle à Elliott. Cette égratignure n'est pas belle. On ne sait pas quels microbes préhistoriques cet enfant transporte sous ses ongles. »
Elle s'aperçut qu'elle avait complètement oublié son désir de voir arriver l'enfant dans un environnement stérile, dépourvu de tous germes. Sans savoir pourquoi, cela lui paraissait parfaitement ridicule. Cet enfant était si fort, si agile, si farouche; et elle qui avait imaginé un petit être faible, vulnérable...
Ma foi, se dit Mlle Fellowes, il est quand même vulnérable, indépendamment de sa façon de se débattre. Ils auraient à le surveiller étroitement pour s'assurer qu'il ne soit pas victime d'une infection bactérienne contre laquelle il n'aurait aucune résistance innée.
« Sortez-le une minute de la baignoire, Elliott, dit-elle. Mortenson, changez l'eau. Mon Dieu, mon Dieu, que cet enfant est donc sale! »
L'opération de nettoyage semblait ne jamais devoir finir. Mlle Fellowes s'activait en silence, avec un sentiment croissant d'exaspération. Elle n'était plus stimulée par le défi. Elle était trempée, assourdie par les cris, fatiguée des coups portés par l'enfant, de plus en plus convaincue que Hoskins l'avait par ruse poussée à accepter une tâche impossible dont elle n'avait vraiment jamais compris la véritable nature. Il avait vaguement dit que l'enfant ne serait pas joli. Mais il était loin de l'avoir prévenue qu'il serait difforme, repoussant, aussi indomptable qu'un animal sauvage. Et il émanait de lui une puanteur que le savon et l'eau atténuaient trop lentement.
Dans la bagarre, elle eut une puissante envie de jeter le garçon tout savonneux et trempé dans les bras du Dr Hoskins, et de s'en aller sans plus attendre. Mais Mlle Fellowes savait qu'elle ne pouvait pas faire cela. Son orgueil professionnel était en jeu. Pour le meilleur ou pour le pire, elle avait accepté
ce travail. Elle devait en passer par là. Hoskins ne l'avait en aucune façon trompée, reconnut-elle. Il avait dit que l'enfant serait difficile, bizarre, rebelle, voire extrêmement désagréable. C'étaient ses termes exacts. Il lui avait demandé
si elle était prête à s'occuper de l'enfant de façon inconditionnelle — sans s'occuper de son menton fuyant ou de son front saillant. Et elle avait dit que oui, oui, oui, elle était prête à faire face à tout cela.
Et puis, il y aurait le regard de Hoskins si elle abandonnait maintenant. Un regard froid, scrutateur, qui dirait
: Donc, j'avais raison. Tout ce qui vous intéresse, c'est de vous occuper d'enfants bien mignons. hein, mademoiselle Fellowes?
Elle lui jeta un coup d'oeil par-dessus l'épaule. Hoskins se tenait à l'écart et les observait de loin d'un air calme, un demisourire aux lèvres. Son sourire grandit quand leurs regards se croisèrent, comme s'il pouvait lire ses pensées, voir l'indignation et le sentiment de trahison qui y bouillonnaient, et s'en amusait.
Je vais abandonner, décidément, se dit-elle, tandis que la rage la reprenait.
Mais pas tout de suite. Pas tant que j'ai les choses en main. Partir maintenant serait dégradant. D'abord, il faut que je civilise un peu ce hideux petit sauvage; ensuite, Hoskins pourra chercher quelqu'un d'autre pour se colleter avec lui. 11
L'échauffourée se termina par la victoire des trois adultes sur le petit garçon terrifié. Les couches externes de crasse avaient disparu et sa peau avait pris une nuance de rose raisonnablement présentable. Ses cris perçants de peur avaient fait place à des geignements indécis.
Il paraissait exténué par sa lutte. Il observait ce qui l'entourait à coups d'oeil prudents, vifs, emplis d'une suspicion effrayée, qui passaient tour à tour sur chacune des personnes présentes.
Il était parcouru de frissons. Pas tant de crainte que de froid à cause du bain, supposa Mlle Fellowes. Il était trapu sans doute, mais d'une maigreur effrayante, sans un gramme de graisse, avec des bras et des jambes comme des tuyaux de pipe, et il tremblait à présent comme si sa crasse avait constitué une efficace couche isolante. D'un ton sec, Mlle Fellowes dit :
« Apportez-moi une chemise de nuit pour cet enfant! »
L'objet demandé apparut immédiatement. On aurait dit que tout était prêt, mais qu'on attendait ses ordres : comme si Hoskins restait délibérément en retrait et la laissait faire, pour la tester. -
« Il vaudrait mieux que je le tienne, mademoiselle Fellowes, dit le robuste Elliott. Vous n'arriverez jamais à la lui passer toute seule.
— Vous avez raison, dit Mlle Fellowes. Je n'y arriverai pas. Merci, Elliott. »
Les yeux de l'enfant s'agrandirent à l'approche de la chemise de nuit, comme s'il s'agissait d'un instrument de torture. Mais cette fois, la bataille fut plus brève et moins violente que celle de la baignoire. Elliott saisit un minuscule poignet dans chacune de ses énormes mains et tint les petits bras en l'air; et Mlle Fellowes enfila prestement la chemise de flanelle rose par-dessus la tête de gnome.
L'enfant émit un petit bruit interrogateur. Il glissa les doigts d'une main par le col et empoigna le tissu. Un intense froncement de sourcils plissa son étrange front fuyant. Puis il gronda et tira d'un coup sec et rapide sur le vêtement, comme pour le déchirer.
Mlle Fellowes lui donna une tape sèche sur la main. Le Dr Hoskins, derrière elle, eut un hoquet de surprise. Elle n'y prêta pas attention.
Le garçonnet rougit, mais ne pleura pas. Il regarda Mlle Fellowes d'un air curieux, comme si son geste ne l'avait aucunement offensé, mais lui paraissait au contraire familier et attendu. Il avait les plus grands yeux qu'eût jamais vus Mlle Fellowes, sombres, brillants et mystérieux.
Il passa lentement ses doigts aplatis et courts sur l'épaisse flanelle, tâtant cette chose étrange, mais il n'essaya plus de la déchirer.
Désemparée, Mlle Fellowes pensa : Eh bien, et
maintenant?
Tous semblaient en animation suspendue, tous semblaient attendre son avis — même le vilain petit garçon. Une longue liste de choses à faire fleurit en vrac dans son esprit
Prophylaxie pour cette estafilade infectée.
Lui couper les ongles des mains et des pieds.
Tests sanguins. Vulnérabilité du système immunitaire?
Vaccinations? Série de traitements antibiotiques préventifs?
Lui couper les cheveux.
Échantillons de selles. Parasites intestinaux? Examen dentaire.
Radioscopie des poumons. Radioscopie de l'ensemble du squelette, aussi.
Et une demi-douzaine d'autres éléments d'urgence variée. C'est alors qu'elle comprit ce que devait être la première priorité, au moins pour le _vilain petit garçon. Vivement, elle demanda :
« Avez-vous prévu de la nourriture? Du lait? »
C'était prévu. Mme Stratford, la troisième assistante, fit entrer une unité mobile sur roulettes. Dans le compartiment de réfrigération, Mlle Fellowes trouva trois litres de lait, un chauffe-plats, des compléments vitaminés, un sirop cuivrecobalt-fer, et d'autres choses auxquelles elle n'avait pas le temps de s'intéresser pour l'instant. Dans un autre compartiment se trouvait un assortiment d'aliments pour bébé
dans des boîtes auto-chauffantes.
Du lait, du simple lait, c'était par là qu'il fallait commencer. Peut-être avait-il déjà mangé de la viande à
moitié carbonisée, des baies sauvages, des racines, des insectes, comment savoir? — mais le lait faisait partie du régime d'un enfant. Et les enfants sauvages étaient sans doute allaités longtemps.
Mais ils ne devaient pas savoir se servir d'une tasse. Mlle Fellowes versa un peu de lait dans une soucoupe et le mit à
chauffer dans le micro-ondes. Le petit garçon l'observait, les yeux écarquillés.
« C'est ça, regarde-moi, lui dit-elle. Tu es gentil. » Elle prit la soucoupe, l'approcha de ses lèvres et mima le geste de laper le lait.
« Boire, dit-elle. C'est comme ça qu'on boit. »
Mlle Fellowes recommença sa pantomime. Elle se sentait un peu ridicule. Mais cet enfant devait apprendre à boire. « A toi », dit-elle.
Elle lui tendit la soucoupe. Il regarda l'objet d'un air impavide, sans manifester le moindre signe de compréhension.
« Bois, dit-elle. Bois. » Elle tira encore la langue et l'agita.
Pas de réaction. Juste un regard fixe. Il s'était remis à
trembler, bien que la pièce fût chaude et la chemise de nuit certainement plus que suffisante, Il fallait prendre des mesures plus directes, se dit l'infirmière.
Elle posa la soucoupe par terre, plongea trois doigts et en fit jaillir un peu sur les lèvres du petit garçon. Le lait coula sur ses joues et son menton fuyant.
L'enfant poussa un cri aigu qui ne ressemblait pas aux précédents. Il avait l'air ahuri et mécontent. Puis il passa la langue sur ses lèvres mouillées de lait. Il fronça les sourcils. Il goûta. Puis lécha à nouveau le pourtour de sa bouche. Etait-ce un sourire qu'elle voyait?
Oui. Oui. Une espèce de sourire, en tout cas. Mlle Fellowes recula.
« Lait, dit-elle. Ça, c'est du lait. Vas-y. Bois encore. »
Hésitant, le garçonnet s'approcha de la soucoupe. Il se pencha au-dessus, puis jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule comme s'il pensait trouver un ennemi tapi derrière lui. Mais il n'y avait rien. Il se pencha de nouveau, raide, maladroit, tendit le cou et lapa le lait, d'abord avec prudence, puis avec un empressement grandissant. Il buvait à la façon d'un chat, et à grand bruit. Il ne cherchait pas à se servir de ses mains pour amener la soucoupe à ses lèvres. Comme un petit animal, il était accroupi par terre et lapait.
Mlle Fellowes sentit une brusque répulsion jaillir en elle, tout en sachant que c'était elle qui, la première, avait mimé le geste. Elle voulait le considérer comme un enfant, un enfant humain, mais il en revenait toujours au niveau animal, et elle en avait horreur. Elle le haïssait. Elle savait que les gens devaient le voir sur son visage. Mais elle n'y pouvait rien. Pourquoi cet enfant était-il si bestial? C'était un être préhistorique, d'accord, mais fallait-il qu'il ressemble à ce point à un singe? Quel genre d'enfant lui avait-on confié là?
Peut-être Candide Deveney comprit-il sa réaction.
« L'infirmière est-elle au courant, docteur Hoskins ? dit-il.
— Au courant de quoi? » demanda brutalement Mlle Fellowes.
Deveney hésita, mais Hoskins eut la même expression de détachement amusé et répondit :
« Je ne sais pas. Pourquoi ne lui dites-vous pas?
— Qu'est-ce que c'est que tous ces mystères? demanda-telle. Allez, s'il y a un secret à savoir, dites-le-moi !
Deveney se tourna vers elle.
« Je me demandais simplement, mademoiselle, si vous étiez vraiment consciente que vous vous trouvez être la première femme civilisée de l'histoire à qui l'on confie un petit Néanderthalien. »
Interlude Deux : Femme de la
Déesse
C'était le quatrième matin de la marche vers l'ouest qui ramenait la tribu en pèlerinage au Lieu des Trois Rivières. Un vent froid et sec soufflait régulièrement du nord depuis que Nuage d'Argent avait ordonné de faire demi-tour et de rebrousser chemin sur les longues plaines désertes. Parfois, de nouvelles bourrasques de neige fine sifflaient âprement aux oreilles de la tribu, dans une danse chaotique de tourbillons laiteux — et ceci au beau milieu de l'été! La Déesse devait vraiment être très en colère. Mais pourquoi? Qu'avaient-ils fait?
La nuit, les Gens se pelotonnaient dans des creux et des fissures sous la lune qui inondait le ciel de fleuves de lumière glacée. 11 n'y avait ici nulle caverne où s'enfoncer. Les plus entreprenants trouvaient des brindilles et des branches et improvisaient de petits abat-vent, mais la plupart étaient trop fatigués par la journée de marche et de recherche de nourriture pour s'en donner la peine.
Le jour de la Fête de l'Eté était venu et — pour la première fois de mémoire d'homme — il n'y avait pas eu de Fête de l'Été. Femme de la Déesse en était très inquiète. «
Nous connaîtrons la famine quand viendront les mois froids, dit-elle d'un ton lugubre à Garde Le Passé. Y a-t-il eu une seule année où nous ayons laissé passer ce jour sans observer les rites?
— Nous ne négligeons pas la Fête de l'Été, répondit Garde Le Passé. Simplement, nous la repoussons jusqu'à ce que nous puissions demander conseil à la Déesse. »
Femme de la Déesse cracha.
« Demander conseil à la Déesse! Demander conseil à la Déesse! Que croit donc faire Nuage d'Argent? C'est moi qui transmets les conseils de la Déesse. Et je n'ai pas besoin de retourner au Lieu des Trois Rivières.
— Nuage d'Argent, si, dit Garde Le Passé.
— Par lâcheté pure et simple. Il a peur des Autres et maintenant qu'il sait qu'ils sont devant nous, il veut s'en éloigner.
— Mais ils sont à la fois devant et derrière. Ils sont tout autour de nous. Nous ne pouvons plus nous cacher. Et nous ne sommes pas assez nombreux pour les combattre. Que faut-il faire? La Déesse doit nous dire comment les affronter.
— Oui, concéda sombrement Femme de la Déesse.
J'imagine que -c'est vrai.
— Alors, tu peux nous conseiller, au nom de la Déesse, sur la tactique à suivre...
— Assez, Garde Le Passé. J'ai compris ce que tu voulais dire.
— Bien. Alors, garde mon point de vue à l'esprit. »
Femme de la Déesse renifla d'un air maussade et partit seule en direction du feu. Elle s'arrêta tout près et resta debout, les bras serrés contre les flancs.
Garde le Passé lui vouait une rancune ancienne, et qui ne s'arrangeait pas avec les années. Elle se croyait spéciale, avec sa longue mémoire (augmentée de ses fagots de bâtons d'archives) et sa profonde connaissance des traditions de la tribu. Et c'était vrai, elle était spéciale, reconnut Femme de la Déesse à contrecoeur. Mais pas sainte. Moi, je parle à la Déesse; et parfois, la Déesse me parle.
Néanmoins, s'avoua-t-elle en ouvrant son vêtement de fourrure pour laisser la chaude lueur du feu pénétrer son corps maigre et trapu, Garde Le Passé n'avait pas tort cette fois. Les Autres posaient un terrible problème. Ils étaient sortis de nulle part et semblaient se répandre partout, s'appropriant les plus belles cavernes, les meilleurs terrains de chasse, les sources les plus douces. Parfois des errants sans tribu croisaient le chemin du Peuple et racontaient des combats entre les Autres et des bandes de Gens, de hideux massacres, d'horribles déroutes. Les Autres avaient de meilleures armes, qu'il paraissaient capables de fabriquer en quantités incroyables, et ils étaient plus mobiles dans les batailles : ils se déplaçaient comme des ombres, et quand on se battait avec eux, ils étaient partout à la fois. Jusque-là, Nuage d'Argent avait réussi à
éviter ce genre de choses, en bourlinguant habilement çà et là
sur les grandes plaines pour prévenir tout heurt avec ces dangereux nouveaux venus. Mais combien de temps encore y parviendrait-il?
Oui, mieux valait faire ce pèlerinage et voir si la Déesse avait des conseils à donner.
D'ailleurs, Nuage d'Argent s'était montré très persuasif. La Fête de l'Eté marquait le point culminant de l'année, où le soleil était au plus haut et le jour le plus long. C'était une célébration de la bonté de la Déesse, de sa Grâce et de sa Faveur, une action de grâce anticipée pour les bienfaits qu'elle octroierait au cours des dernières semaines de la saison de chasse et de cueillette.
Comment la Fête de l'Été pouvait-elle se tenir, avait demandé Nuage d'Argent, alors que la Déesse était si manifestement mécontente d'eux?
Pour être plus près de la vérité, se dit Femme de la Déesse, comment la Fête de l'Eté pouvait-elle avoir lieu alors que Nuage d'Argent refusait de la célébrer? C'était un rite qui exigeait la participation d'un homme, le plus puissant de la tribu. C'était lui qui devait exécuter la danse de reconnaissance devant l'autel, sacrifier le taurillon, étreindre la vierge élue et l'initier aux mystères de la Grande Mère. Les trois Femmes-de la Déesse régnaient sur les autres fêtes, mais ne pouvaient en aucune façon s'acquitter de celle-ci. Cette idée mettait Femme de la Déesse mal à l'aise; mais c'était Nuage d'Argent qui décidait.
Femme de la Déesse se détourna du feu. Il était temps de dresser l'autel pour les rites du matin.
« Femmes de la Déesse! cria-t-elle. Mettons-nous au travail ! »
Autrefois, elles avaient des noms individuels. Mais maintenant, chacune des trois prêtresses était appelée Femme de la Déesse. La Déesse n'avait pas de nom, Ses servantes non plus.
Femme de la Déesse se rappelait encore le nom de la plus jeune, car c'était Sa propre fille, et elle lui avait donné ellemême son nom : Ciel Brillant de l'Aube. Mais elle n'avait plus prononcé ce nom depuis des années. Et la troisième, comment s'appelait-elle autrefois? Oiseau Solitaire ou Court Comme Le Renard? Femme de la Déesse ne savait plus. Ces deux femmes, Oiseau Solitaire et Court Comme Le Renard, se ressemblaient beaucoup. L'une était morte et l'autre était devenue prêtresse; les années passant, Femme de la Déesse avait fini par les confondre.
Quant à son propre nom de naissance, Femme de la Déesse l'avait oublié depuis des années. Quelquefois, en attendant le sommeil, elle rêvait à ce nom ancien. Soleil?. Ailes d'Or? Eau Scintillante? L'idée d'éclat s'y trouvait, elle en était presque sûre. Mais le nom lui-même avait disparu à
jamais, et nul ne l'aiderait à le retrouver. C'était un péché pour une Femme de la Déesse d'utiliser son nom de naissance, de quelque façon que ce fût. Chaque fois qu'elle se prenait à y penser, elle faisait immédiatement un signe de purification et demandait pardon.
Elle était dans son quarantième été. Seule Garde Le Passé
était plus âgée, et d'une ou deux saisons à peine. Mais Femme de la Déesse était forte et en bonne santé; elle espérait vivre encore dix ans, peut-être quinze, vingt si elle avait de la chance. Sa mère avait vécu jusqu'à un très grand âge, au-delà
même de sa soixantième année, et sa grand-mère. aussi. On vivait longtemps dans sa famille.
« Accomplirons-nous le rite complet? » lui demanda la cadette, alors qu'elles roulaient des pierres pour assembler l'autel.
Femme de la Déesse lui lança un regard irrité. « Bien sûr. Pourquoi non?
— Parce que Nuage d'Argent veut que nous partions juste après le repas du matin. Il dit que nous devons faire plus de chemin aujourd'hui que les trois derniers jours.
— Nuage d'Argent! Nuage d'Argent! Il dit ceci, il dit cela, et nous sautons comme des grenouilles à son signal. Il est peut-être pressé, mais pas la Déesse. Nous accomplirons le rite en entier. »
Elle alluma le feu. La seconde Femme de la Déesse sortit son petit paquet d'herbes aromatiques enveloppées dans de la peau de loup et les épandit sur la flambée. Des flammes colorées jaillirent. La cadette apporta le bol de pierre rempli du sang du gibier tué la veille et en versa un peu sur l'autel propitiatoire.
De la peau d'ours velue où on les gardait, Femme de la Déesse sortit les trois crânes d'ours qui étaient le, bien le plus saint, de la tribu, et les plaça sur trois pierres plates pour les, préserver de tout contact avec le sol.
Les crânes étaient le bien de la tribu depuis plus de générations que Garde Le Passé elle-même ne pouvait le dire. De grands héros du passé avaient tué ces ours en combat singulier; depuis lors, chaque Femme de la Déesse transmettait ces reliques à son héritière. L'ours était l'animalPère, la grande force vitale qui faisait éclore la vie dans la Grande Mère. C'était pourquoi Femme de la Déesse devait prendre soin de ne pas laisser les crânes toucher directement le sol : ils auraient fécondé la Mère, et ce n'était pas la saison pour cela. Les enfants à qui l'on donnait la vie maintenant, à la mi-été, naîtraient aux jours sombres de la fin de l'hiver, où la nourriture était la plus rare. L'époque pour donner la vie à des petits, c'était l'automne, afin qu'ils naissent au printemps. Femme de la Déesse posa les mains sur chacun des crânes, l'un après l'autre, en caressant amoureusement la voûte polie, rendue lisse et brillante comme glace par les impositions des nombreuses Femmes de la Déesse des ans révolus. Elle sentit des frissons lui parcourir les mains, les bras et les épaules alors que la force élémentale du Père montait des crânes et pénétrait son corps avec un picotement. Elle caressa les crocs luisants. Du doigt, elle tâta les orbites ténébreuses.
La force-du-Père lui ouvrit la voie, laissant la force-de-laMère entrer dans son âme. Chacune des deux forces menait obligatoirement à l'autre.
« Déesse, nous Te rendons grâces, murmura-t-elle. Nous Te rendons grâces pour le fruit de la terre et pour la viande des bêtes et nous Te rendons grâces du plus profond de nousmêmes pour le fruit de nos entrailles. » Rapidement, elle se toucha les seins, le ventre, les reins. Elle s'accroupit et enfonça le bout des doigts dans la terre durcie par le gel. Elle était froide aujourd'hui, mais c'était le sein de la Mère, et elle le caressa avec amour. A côté d'elle, les deux autres Femmes de la Déesse faisaient de même.
Elle ferma les yeux. Elle vit le grand arrondi du sein de la Mère qui s'étendait devant elle jusqu'à l'horizon. Elle emplit son âme de la force-de-la-Mère.
Bénis-nous, pria-t-elle. Protège-nous. Donne-nous la grâce de Ton amour.
Elle fut brutalement arrachée à ses méditations par un rire à la fois rauque et aigu derrière elle. Les garçons de la tribu, qui jouaient à leurs jeux violents. Eux aussi participaient de la Déesse, aussi grossiers, cruels et sots fussent-ils. La Déesse avait créé les femmes pour porter les enfants et donner nourriture et amour, et les hommes pour chasser, protéger et combattre, et chacun avait un rôle à tenir que l'autre ne pouvait se risquer à jouer. Tel était le sens de la Fête de l'Eté, l'union de l'homme et de la femme au service de la Déesse. Et si les garçons étaient brutaux et irrévérencieux, c'était parce que la Déesse les avait faits ainsi. Qu'ils rient. Qu'ils courent en rond et se frappent mutuellement avec des bâtons quand ils se rattrapaient. Les choses devaient être ainsi. Une fois terminé l'interminable rite, Femme de la Déesse se leva et, à l'aide d'un bâton, réduisit le feu en braises et ramassa les pierres sacrées. Elle rassembla les crânes d'ours, les baisa et les rangea dans leurs enveloppes de fourrure. Elle aperçut Nuage d'Argent, très loin, les bras croisés, l'air impatient, comme s'il avait attendu qu'elle ait enfin fini. Plus près, Celle Qui Sait apprenait une ronde aux enfants les plus jeunes.
Pitoyable. Cette femme stérile qui fait semblant d'être une Mère! La Déesse n'a pas été tendre avec elle.
« As-tu enfin fini? cria Nuage d'Argent. Pouvons-nous nous mettre en route, Femme de la Déesse?
— Le rite est accompli, oui. »
Celle Qui Sait s'approcha d'elle. Une troupe réduite de tout-petits la suivait : Douce Fleur, Visage du Feu Céleste et quelques autres.
« Je peux te parler un instant? demanda-t-elle.
— Nuage d'Argent veut que nous partions.
— Un instant, pas plus.
— Un instant, alors. »
Celle Qui Sait était vraiment irritante. Personne ne l'aimait. Elle était intelligente, pleine d'une sombre énergie, et, même à contrecoeur, il fallait lui accorder un certain respect. Mais elle était difficile à vivre. Sa vie n'avait été qu'une suite d'ennuis, et Femme de la Déesse la plaignait pour ces bébés morts, pour la perte de son compagnon, pour tout. Mais malgré tout, elle aurait aimé que Celle Qui Sait la laisse en paix. Elle avait une aura de malchance, de mécontentement divin.
A mi-voix, Celle Qui Sait dit :
— Est-il vrai qu'il y aura un sacrifice spécial quand nous arriverons au Lieu des Trois Rivières?