VIII

RÊVE

36

Dans la soirée, longtemps après le départ de Bruce Mannheim et de Marianne Levien, Hoskins retourna à la maison de poupée. Il avait une expression à la fois hagarde et sinistre.

« Timmie dort? » demanda-t-il.

Mlle Fellowes acquiesça. « Enfin. J'ai mis un temps fou à

le calmer. » Elle posa le livre qu'elle était en train de lire et regarda Hoskins sans aménité. L'après-midi avait été tendu, et elle aurait préféré rester seule.

Hoskins dit : « Je regrette que ça ait si mal tourné.

— On a beaucoup crié, en effet. Plus qu'il n'était bon pour le petit. Vous ne croyez pas que cette discussion aurait pu se tenir ailleurs?

— Je regrette, répéta Hoskins. J'ai un peu perdu les pédales. Ce type va me rendre dingue.

— En fait, je ne l'ai pas trouvé aussi affreux que je pensais. Je crois qu'il s'inquiète vraiment du bien-être de Timmie.

— Sans doute. Mais de là à venir ici sans y être invité et à

nous dire ce que nous avons à faire...

— Le petit a vraiment besoin d'un camarade de jeu. »

Hoskins la regarda d'un air découragé. Mais il parvint à se maîtriser à temps.

« Oui, dit-il d'un ton calme. Mais où allons-nous en trouver un?

— Alors, vous ne parliez pas sérieusement en disant que vous feriez venir votre propre fils? »

Hoskins eut l'air alarmé. Elle le pressait peut-être un peu trop. Mais personne ne l'avait obligé à revenir.

« Si, bien sûr. Croyez-vous que j'aie peur que Timmie fasse mal à mon gosse? Mais ma femme penserait qu'il y a des risques. Beaucoup de gens considèrent encore Timmie comme une espèce d'enfant-singe.

— Et si nous faisions diffuser une interview de lui sur le subéthérique? suggéra Mlle Fellowes. Maintenant qu'il parle anglais...

— Je ne pense pas que cela améliore les choses, mademoiselle Fellowes.

— Et pourquoi pas?

— Son anglais n'est pas très bon, vous savez. » Elle monta immédiatement sur ses grands chevaux. « Qu'est-ce que vous voulez dire? Il a un vocabulaire stupéfiant, quand on voit d'où il vient. Et il apprend des mots tous les jours. »

Le regard de Hoskins était très las.

« Vous êtes la seule personne qui le comprenne. Pour nous autres, ce qu'il dit pourrait aussi bien être du néanderthalien.

— C'est que vous n'écoutez pas attentivement.

— Oui, dit Hoskins mollement. C'est peut-être ça. » Il haussa les épaules, détourna les yeux et parut tomber dans une sorte de rêverie.

« Si seulement cette enquiquineuse n'était pas mêlée à

cette histoire! s'exclama-t-il au bout d'un moment.

— Marianne Levien?

— Oui, cette salope en acier chromé... pardonnez mon langage, mademoiselle Fellowes...

— Mais c'est exactement ce qu'elle est. »

Mlle Fellowes hocha la tête.

« J'ai du mal à croire qu'on ait pu envisager d'engager une femme comme ça pour s'occuper de Timmie.

— C'était une des premières postulantes. Elle voulait ce poste. A tout prix, même.

— Mais ça ne lui va pas du tout.

— Elle avait des titres extraordinaires. C'est sa personnalité qui m'a dissuadé. Elle a été très étonnée de ne pas être engagée. Et maintenant, je ne sais comment, elle a partie liée avec Mannheim. C'est sa façon de se venger. L'enfer ne connaît pas la colère. Elle n'arrêtera pas de lui bourrer le crâne de son jargon ridicule, comme s'il n'y avait pas déjà assez d'imbécillités pseudo-psy là-dedans, elle le poussera à s'en prendre à moi, à me persécuter sans cesse... »

Sa voix commençait à monter.

Mlle Fellowes intervint fermement : « Je ne crois pas qu'on puisse parler de. persécution quand quelqu'un suggère que Timmie est très seul et qu'il faut que ça change.

— Ça va changer, je vous le promets.

— Mais pourquoi pensez-vous qu'elle cherche à se venger?

— Parce qu'elle voulait venir ici s'occuper de ce projet alors qu'il démarrait, que ça n'a pas marché et qu'en conséquence elle veut tout détruire. Elle n'aura aucune pitié. Mannheim, on peut le manipuler, il se contenterait d'assurances polies. Mais elle, elle va exiger des inspections tous les trois jours, maintenant que c'est elle qui tire les ficelles, et elle voudra des changements. Elle demandera que Timmie fasse une psychothérapie, ou qu'il passe en orthodontie, ou en chirurgie plastique pour qu'il ait une jolie tête souriante d'Homo sapiens. Elle ne cessera jamais de fourrer son nez partout et de se servir de la machine publicitaire de Mannheim pour nous faire passer pour des savants fous... » Il se détourna, regarda fixement la porte fermée de la chambre de Timmie et ajouta, l'air morose : «

Entre les griffes d'une femme comme ça, Mannheim ne peut rien faire. En plus, elle doit coucher avec lui. Elle doit le posséder, à présent. Il n'a pas une chance. »

Mlle Fellowes écarquilla les yeux.

« C'est affreux de dire des choses comme ça!

— Quoi donc?

— Qu'elle et lui... qu'elle se sert de lui... Vous n'en avez aucune preuve. Ce que vous suggérez est déplacé, docteur Hoskins. Tout à fait déplacé. »

La colère de Hoskins sembla fondre brusquement. Il la regarda et sourit d'un air penaud. « Oui, probablement. Vous avez raison. J'ignore totalement avec qui couche Mannheim, et je m'en fiche. De même pour Levien. Tout ce que je veux, c'est qu'ils nous laissent poursuivre nos recherches en paix, mademoiselle Fellowes. Vous le savez bien. Mais je suis si fatigué aujourd'hui... »

Impulsivement, Mlle Fellowes s'approcha de lui et lui prit les mains. Elles étaient glacées. Elle les tint en souhaitant pouvoir y faire passer vie et énergie.

« Depuis quand n'avez-vous pas pris de vacances, docteur Hoskins? »

— Des vacances? » Il eut un petit rire caverneux. « Je ne suis même pas sûr de savoir ce que ce mot veut dire.

— C'est peut-être ça, le problème.

— Je ne peux pas en prendre. C'est absolument

impossible. Que je tourne le dos une minute, mademoiselle Fellowes, et Dieu sait ce qui peut se passer ici. Dix personnes du genre Adamevski qui essaient de voler des spécimens dans la. Stase. D'autres qui font des expériences tordues` sans autorisation. Du matériel acheté alors qu'on n'en a pas les moyens pour des projets qui n'ont pas une chance de marcher. Il y a ici une bande de gens plus tordus les uns que les autres, et je suis le seul gendarme. Tant que la phase actuelle du projet n'est pas achevée, je ne peux pas prendre de congé.

— Au moins un week-end prolongé? Il faut vous reposer.

— Je sais. Bon Dieu, je sais bien! Merci, mademoiselle Fellowes. Dans l'asile de dingues qu'est cet institut de recherche, vous êtes un des rares piliers de salubrité.

— Et vous me promettez d'essayer de prendre un peu de repos?

— J'essaierai, oui.

— A partir de maintenant? demanda-t-elle. Il est bientôt six heures. Votre femme vous attend chez vous. Et votre petit garçon.

— Oui, dit Hoskins. Je ferais bien de m'en aller. Merci pour tout. »

37

Au cours de la nuit, elle fut éveillée par des sanglots qui venaient de la chambre de Timmie. Il y avait longtemps qu'elle n'avait plus entendu cela.

Elle sortit de son lit et entra dans la chambre. Elle avait appris depuis longtemps à se réveiller en vitesse quand un enfant perturbé l'appelait.

« Timmie? » dit-elle.

Elle alluma la veilleuse. Il était assis dans son lit, les yeux grands ouverts, et il faisait l'étrange son aigu qui était sa façon de pleurer. Il ne paraissait pas la voir.

« Timmie, c'est moi. Mademoiselle Fellowes. » _Elle s'assit à côté de lui et lui passa le bras autour des épaules. «

Tout va bien, Timmie. Tout va bien. »

Lentement, les pleurs cessèrent.

Il la regarda comme s'il ne l'avait jamais vue. Ses yeux avaient un bizarre aspect vitreux et ses lèvres étaient étrangement retroussées. Son visage était pâle, presque exsangue, et la marque de naissance en forme d'éclair semblait plus éclatante que jamais.

Il dort encore, se dit-elle.

« Timmie? »

Il lui fit des cliquetis:en langage de Néanderthal. On aurait dit qu'il parlait à une entité invisible placée derrière elle. Mlle Fellowes le berça doucement, tout en murmurant son nom et en fredonnant. Son petit corps était raide. On aurait presque dit qu'il était sous le coup d'un sortilège. Ses cliquetis continuaient, entrecoupés des espèces de grondements animaux qu'il émettait au cours des premières semaines de son séjour. C'était effrayant de le voir ainsi régresser jusqu'à sa personnalité préhistorique.

— Là, là, Timmie... mon petit garçon... le petit garçon de mademoiselle Fellowes... ça va bien, tout va bien, il ne faut pas avoir peur. Tu veux un peu de lait, Timmie? »

Elle sentit qu'il perdait de sa rigidité. Il était en train de se réveiller.

« Mademoiselle... Fellowes, dit-il d'une voix hachée.

— Du lait? Un peu de lait chaud, Timmie?

— Lait. Oui. Veux lait.

— Viens », dit-elle et le soulevant du lit, elle l'emmena dans la cuisine. Autant ne pas le laisser seul en ce moment. Elle l'installa sur le tabouret près de l'élément réfrigérant, sortit une bouteille de lait et la mit un instant dans le chauffebiberon.

« Qu'est-ce que tu avais? lui demanda-t-elle tandis qu'il buvait. Tu as fait un rêve, Timmie? »

Il acquiesça sans s'arrêter de boire. Mlle Fellowes attendit qu'il finisse.

— Rêve », dit-il. C'était un des derniers mots qu'il avait appris. « Mauvais. Mauvais rêve. »

Il avait le visage grave. Il semblait frissonner, bien qu'il fît aussi bon que d'habitude dans la maison de poupée.

« Viens te remettre au lit, maintenant, lui dit-elle en le reprenant dans ses bras. De quoi as-tu rêvé, Timmie? Tu peux me raconter? »

Il refit une longue série de cliquetis, interrompue par deux brefs grondements.

213

Était-ce l'angoisse qui le ramenait à son ancien lan gage?

Était-ce seulement qu'il n'avait pas le vocabulaire pour décrire son rêve en anglais?

A cet instant, il dit : « De-hors. »

Sa prononciation était si mauvaise qu'elle n'était pas sûre d'avoir bien entendu.

« Dehors? C'est bien ce que tu as dis?

— De-hors, répéta-t-il.

— En dehors de la bulle? » Mlle Fellowes montra le mur.

« Là dehors? »

Il hocha la tête. « De-hors.

— Et qu'est-ce que tu as vu? »

Il émit des cliquetis.

« Je ne te comprends pas. »

Les cliquetis se firent plus insistants.

« Non, Timmie. Il faut que tu parles avec mes mots à moi. Je ne comprends pas les tiens. Quand tu rêvais que tu étais dehors, qu'est-ce que tu as vu?

— Rien, dit-il. Vide.

— Tu n'as rien vu dehors? »

Cliquetis.

Peut-être avait-il vu des amoncellements de neige, de grands animaux velus et dégingandés, des gens vêtus de fourrures. Mais il ne connaissait pas les mots, anglais pour le dire.

« Peur? suggéra Mlle Fellowes.

— Vide, dit-il. Timmie seul. »

Elle le serra contre elle, puis le borda de nouveau car il avait défait le couvre-lit, et lui donna un de ses jouets préférés, un animal informe, vert avec des pattes molles, censé

représenter un dinosaure. Le Dr McIntyre avait froncé le sourcil en l'apercevant, et avait administré à Mlle Fellowes un petit exposé sur le rapprochement indu qu'on faisait entre l'homme préhistorique et les dinosaures. Oui, avait répondu Mlle Fellowes, je le sais très bien. Mais Timmie adore son dinosaure. L'enfant le tenait à présent serré sur son coeur; et Mlle Fellowes resta à côté de son lit jusqu'à ce qu'il se fût rendormi.

Plus de mauvais rêves, lui dit-elle intérieurement. Plus de rêves du grand endroit dehors où Timmie est tout seul. Elle regagna son propre lit. Un coup d'oeil au réveil sur la coiffeuse lui apprit qu'il était cinq heures moins le quart. Le matin était proche; elle doutait de pouvoir se rendormir. Mais le sommeil s'empara d'elle; et cette fois, ce fut elle qui rêva. Elle était dans son lit, non dans la maison de poupée mais dans son petit appartement à l'autre bout de la ville. On frappait à sa porte à coups redoublés. Elle se leva, enfila un peignoir de bain, alluma l'écran de sécurité. Il y avait un homme dans le hall : un homme assez jeune avec des cheveux roux coupés court et avec une barbe, rousse également. Bruce Mannheim.

« Édith? dit-il, il faut que je vous voie. »

Il souriait. Elle défit les sécurités de la porte avec des mains tremblantes. Dans le hall obscur, plein d'ombres, il la dominait, plus grand qu'elle ne s'en souvenait, avec de larges épaules et une silhouette carrée et virile. « Édith, dit-il. Oh, Édith, ça fait si longtemps... ).

Puis elle se retrouva dans ses bras. Là, dans le hall, insoucieuse des voisins qui les regardaient en les montrant du doigt et en murmurant. Il la souleva comme elle avait soulevé

Timmie... il la porta dans l'appartement... sans cesser de chuchoter son prénom...

« Bruce », dit-elle. Puis elle se rendit compte qu'elle avait prononcé son nom à voix haute. Elle était réveillée. Elle se dressa vivement, écarlate, et porta les deux mains à la bouche. Des fragments du rêve tourbillonnaient en elle. L'absurdité du songe, son érotisme vulgaire, digne des fantasmes d'une collégienne, la laissaient abasourdie. Elle était incapable de se rappeler la dernière fois qu'elle avait fait un rêve de ce genre. Et en plus, aller prendre Bruce Mannheim... Elle se mit à

rire.

Mlle Fellowes frayant d'intime façon avec l'ennemi! Le Dr Hoskins en aurait des sueurs froides, s'il savait! C'est pathétique, se dit-elle brusquement.

L'aura du rêve flottait encore autour d'elle. Certains détails lui échappaient déjà. D'autres brillaient d'une flamme encore très vive. L'ardente étreinte, le chuchotement langoureux, passionné. Edith... Edith... ça fait si longtemps, Édith...

Un pitoyable petit fantasme de vieille fille. Écoeurant. Mlle Fellowes se mit à trembler, refoulant ses larmes. Son rêve ne lui semblait plus drôle du tout. Elle avait l'impression d'avoir été souillée. Comme si on s'était introduit dans son esprit, comme si on avait envahi son existence proprette. Pourquoi? Elle s'était débarrassée de ça bien des années auparavant. Elle avait choisi une vie de vieille fille. Au sens strict. Elle avait bien été mariée, mais ce chapitre-là était clos. Elle vivait comme une île, se suffisant à elle-même, depuis des années, des dizaines d'années. Dévouée à son travail, à ses enfants. Et maintenant ça...

Ce n'était qu'un rêve, se dit-elle. Cela ne signifiait rien, rien du tout, sinon que Bruce Mannheim était venu aujourd'hui. Mais il avait au moins dix ans de moins qu'elle. Ce n'était qu'un homme. Il est vrai qu'elle avait été attirée par Hoskins d'une attirance sans objet, inutile, dépourvue de sens envers un homme heureux en ménage et avec qui elle ne travaillait que par hasard. Mais au moins, il y avait quelque substance dans le sentiment qu'elle avait pour Hoskins. Dans ce rêve, il n'y en avait aucune.

Il faut que je me rendorme, se dit-elle. Au matin, elle aurait probablement tout oublié.

Mile Fellowes ferma les yeùx. Au bout d'un moment, elle dormait. Mais l'ombre du rêve, ses contours vagues, son contenu humiliant, ne l'avaient pas quittée quand elle se réveilla un peu après six heures, alors que Timmie commençait à s'agiter dans sa chambre : les coups redoublés, la porte ouverte, le souffle court, l'étreinte passionnée. Tout cela était simplement absurde.

38

Manifestement, Hoskins avait bien du mal à découvrir quelqu'un qui accepte de laisser son enfant entrer dans la bulle de Stase. Mlle Fellowes ignorait comment il se débrouillait pour faire patienter Mannheim.

A vrai dire, elle ne le vit pratiquement pas durant cette période. Diriger la société lui prenait manifestement tout son temps, et même plus. Elle avait souvent senti qu'il ne cessait de se colleter avec une équipe de prima donna pleines de talent mais ombrageuses et ne rêvant que de prix Nobel, tandis que lui les harcelait pour mener à bien une des aventures scientifiques les plus complexes de l'histoire. C'était comme ça. Il avait ses problèmes, elle avait les siens.

La solitude grandissante de. Timmie était l'un des pires. Elle essayait d'assumer tous les rôles pour le petit, celui d'infirmière, de professeur et de mère; mais elle ne pouvait suffire à tout. Il faisait très souvent le même rêve : celui du grand endroit vide, hors de la maison de poupée

, où il n'aurait jamais le droit d'aller. Parfois il y était seul, parfois il y trouvait de mystérieuses silhouettes noires. Son anglais était encore très rudimentaire et elle avait du mal à

savoir si ce grand endroit vide représentait pour lui la période glaciaire perdue ou sa vision imaginaire de l'étrange époque où il avait été transporté. En tout cas, c'était effrayant, et il se réveillait souvent en larmes. Inutile d'avoir un diplôme en psychiatrie pour savoir que ce rêve était un symptôme de la solitude de Timmie et de sa tristesse grandissante. Durant le jour, il passait par de longues périodes d'abattement, restant sans rien dire pendant des heures devant la fenêtre de la maison de poupée, où il n'y avait pour ainsi dire rien à voir : il regardait le grand vide de son rêve, revoyant peut-être avec nostalgie les mornes plateaux balayés par les vents de son enfance, si lointaine à présent, ou se demandant simplement ce qui se trouvait au-delà des murs entre lesquels son existence était confinée. Alors, elle pensait avec rage : Pourquoi ne lui donne-t-on pas quelqu'un pour l'occuper? Pourquoi?

Mlle Fellowes se demandait si elle ne devrait pas entrer en contact avec Mannheim et le pousser à faire pression sur Hoskins. Mais cela ressemblait trop à une traîtrise. Alors, sa colère montait.

Les physiologistes avaient à présent appris tout ce qui était possible sans disséquer l'enfant, ce qui ne paraissait pas faire partie du programme d'étude. Leurs visites diminuèrent : quelqu'un venait une fois par semaine mesurer la croissance de Timmie, poser quelques questions de routine et prendre quelques photos, c'était tout. Disparues les aiguilles, les injections, les ponctions; les régimes spéciaux furent enfin estimés inutiles; les examens complexes et éprouvants sur la façon dont fonctionnaient les articulations, les ligaments et les os de Timmie se raréfièrent.

Tant mieux. Mais les psychologues prenaient le relais., On obligeait maintenant Timmie à passer des obstacles pour chercher de l'eau et de la nourriture. Il lui fallait soulever des panneaux, déplacer des barres, attraper des cordes. Et les chocs électriques, même doux, le faisaient pleurer de surprise et de peur — ou alors montrer les dents de façon plus que primitive. Mlle Fellowes croyait devenir folle. Mais elle refusait d'en appeler à Hoskins. Pour une raison qu'elle ignorait, il avait pris ses distances. Pourquoi s'était-il mis à l'écart du projet? Était-ce sa façon de se couper des plaintes et des requêtes de Bruce Mannheim? Pour elle, c'était idiot. Timmie était la seule victime de cette distanciation. C'était vraiment complètement idiot.

Elle faisait son possible pour limiter Ies entrevues de Timmie avec les savants. Mais elle ne pouvait pas le leur soustraire totalement. Après tout, elle participait à une expérience scientifique. Il fallait accepter les examens, les sondages et les secousses électriques de faible puissance. Il fallait laisser les anthropologues poser toutes les questions qu'ils voulaient. Mais Timmie ne pouvait répondre que s'il comprenait ce qu'on lui demandait, et surtout si son expérience d'enfant de quatre ans lui fournissait la réponse. Semaine après semaine, mois après mois, il parlait de mieux en mieux. Il continuait encore, à bredouiller un peu, ce que Mlle Fellowes trouvait plutôt mignon, mais sa compréhension de l'anglais était maintenant pratiquement équivalente à celle d'un enfant moderne de son âge. Dans ses moments d'énervement, il tendait à retomber dans ses éruptions de cliquetis et de grognements, mais c'était de moins en moins fréquent. Sans doute était-il en train d'oublier l'existence qu'il avait connue avant d'arriver au vingt et unième siècle — sauf dans l'intimité de ses rêves, à laquelle Mlle Fellowes n'avait pas accès. Qui savait quels énormes mammouths et mastodontes y cabriolaient, quelles noires scènes d'un mystère préhistorique se jouaient sur l'écran de son esprit?

Elle restait pourtant la seule à comprendre ce que disait Timmie.

Peu à peu; elle dut s'avouer que c'était sa proximité

continuelle avec lui qui en était la cause. Son oreille compensait automatiquement la différence entre ce qu'il disait et ce qu'il aurait dû dire. Il était effectivement différent d'un enfant actuel. Il comprenait la plupart des choses qu'on lui disait, il était capable de répondre par des phrases élaborées —

mais sa langue, ses lèvres, son larynx et, de l'avis de Mlle Fellowes, son petit os hyoïde, ne semblaient pas adaptés aux finesses de l'anglais du vingt et unième siècle, et les mots qu'il prononçait étaient très déformés.

Elle le défendait devant les visiteurs. « Vous avez déjà

entendu un Français dire un mot simple comme « the »? Ou un Anglais parles français? Il y a des lettres de l'alphabet russe qu'on ne peut pas prononcer sans se démantibuler les mâchoires. Il existe dès la naissance un entraînement particulier des muscles de la parole, et pour la plupart des gens, il est pratiquement impossible d'en changer. Eh bien, Timmie a un accent néanderthalien très prononcé. Ça diminuera avec le temps. »

En attendant, Mlle Fellowes aurait une position de pouvoir. Elle n'était pas seulement l'infirmière de Timmie, mais aussi son interprète : le canal par lequel ses souvenirs du monde préhistorique étaient transmis aux anthropologues qui l'interrogeaient. Sans son intermédiaire, il leur serait impossible d'obtenir des réponses cohérentes. Elle devint donc essentielle à la poursuite du travail d'exploration de la nature de la vie des hommes dans le lointain passé.

Mais les gens qui interrogeaient Timmie repartaient presque toujours insatisfaits. Non qu'il refusât de coopérer; mais il n'avait passé que trois ou quatre ans dans le monde de Néanderthal — les trois ou quatre premières années de sa vie. Peu d'enfants de son âge, à toutes les époques, pouvaient rendre compte verbalement du fonctionnement de leur société. La plus grande partie de ce qu'il réussissait à raconter consistait en choses que les anthropologues suspectaient déjà

et que, peut-être, ils implantaient eux-mêmes dans l'esprit de l'enfant par la nature même de leurs questions.

« Demandez-lui quelle était la taille de sa tribu, disaient-ils.

— Je ne crois pas qu'il ait de mot pour " tribu ".

— Alors, combien il y avait de gens autour de lui. » Elle le lui demanda. Elle avait tout juste commencé à lui apprendre à compter. Il eut l'air perdu.

« Beaucoup », dit-il.

Beaucoup, dans le vocabulaire de Timmie, pouvait désigner n'importe quoi au-delà de trois. Passé ce chiffre, il ne semblait plus faire la différence.

« Beaucoup comment? » demanda-t-elle. Elle lui fit lever la main et passa un doigt sur l'extrémité des siens. « Beaucoup comme ça?

— Plus.

— Combien de plus? »

Il fit un effort. Il ferma les yeux comme s'il regardait dans un autre monde, puis il tendit les mains en les ouvrant et en les refermant rapidement.

« Il indique des chiffres, mademoiselle Fellowes?

— Je pense. Chaque mouvement veut probablement dire cinq.

— J'ai compté trois mouvements pour chaque main. Il y avait donc trente personnes dans sa tribu?

— Quarante, je pense.

— Reposez-lui la question.

— Timmie, dis-moi encore : combien de gens y avait-il dans ton groupe?

— Groupe, mademoiselle Fellowes?

— Les gens qui t'entouraient. Tes amis et ta famille. Combien étaient-ils?

— Amis. Famille. » Il réfléchit. C'étaient

vraisemblablement des mots vagues, irréels pour lui. Puis, au bout d'un temps, il regarda ses mains, et se remit à les ouvrir et à les refermer, comme les ailes d'un oiseau qui battent; peut-être comptait-il, peut-être était-ce quelque chose d'entièrement différent. Il était impossible de dire combien de fois il l'avait fait : peut-être huit, peut-être dix.

« Vous voyez? dit Mlle Fellowes. Je pense qu'il dit qu'il y avait quatre-vingts, quatre-vingt-dix, cent personnes cette fois. Si vraiment il répond à la question.

— Le chiffre était plus bas la première fois.

— Je sais. Mais c'est ce qu'il dit cette fois-ci.

— C'est impossible. Une tribu aussi primitive ne pouvait pas compter plus de trente personnes! »

Mlle Fellowes haussa les épaules. S'ils voulaient altérer l'évidence par leurs préjugés, cela ne la regardait pas. « Alors, écrivez trente. Vous demandez à un enfant qui a dans les trois ans de vous donner un rapport de recensement. Il doit tout deviner, et le plus étonnant, c'est qu'il devine même ce que nous essayons de lui faire dire. Sauf si nous délirons sur son cas. Qu'est-ce qui vous fait croire qu'il sait compter? Qu'il comprend même le concept de chiffre?

— Mais il le comprend, non?

— A peu près aussi bien qu'un enfant de cinq ans. Demandez à un enfant de cinq ans combien de personnes vivent dans sa rue, et voyez ce qu'il vous répondra. »

Les autres questions donnèrent des résultats« aussi incertains. La structure tribale? Mlle Fellowes réussit à

extirper de Timmie, après bien des contorsions verbales, que la tribu avait un « grand homme ». Pas de surprise de ce côtélà. Les tribus des temps historiques avaient toujours un chef; il était raisonnable de penser que les tribus de Néanderthal en avaient un également. Elle demanda s'il connaissait le nom du grand homme, et Timmie répondit par des cliquetis. Quel que fût le nom du chef, l'enfant était incapable de le traduire en termes anglais ni même d"en donner un équivalent phonétique. Le chef avait-il une épouse? Timmie ne savait pas ce que c'était. Comment le chef était-il choisi? Timmie ne comprit pas la question. Et les pratiques religieuses? Mlle Fellowes réussit, à force de suggestions scientifiquement douteuses, à faire décrire à l'enfant un endroit sacré fait de pierres, dont il n'avait pas le droit d'approcher, et un culte lié

`à une haute prêtresse. Elle était sûre qu'il s'agissait d'une prêtresse et non d'un prêtre, car il la décrivait avec force gestes; mais elle se demandait s'il comprenait vraiment le sens de ses questions.

« Si seulement ils s'étaient débrouillés pour amener un enfant plus âgé! se lamentaient les anthropologues. Ou même un adulte, bon sang! N'avoir d'autre source de renseignement qu'un gamin ignorant, il y a de quoi devenir fou.

— Je n'en doute pas, acquiesça Mlle Fellowes sans grande compassion. Mais dans vos rêves les plus fous, vous n'aviez jamais pensé pouvoir parler à un Néanderthalien, quel qu'il soit.

— Quand bien même! Si seulement on avait un adulte!

— Oui, si seulement », dit Mlle Fellowes, puis elle leur annonça que le temps imparti à leur interview était fini. 39

Puis Hoskins réapparut, arrivant un matin à la maison de poupée sans s'annoncer.

« Mademoiselle Fellowes? Puis-je vous parler? »

Il avait de nouveau un ton timide, comme s'il était extrêmement embarrassé.

Elle sortit en lissant son uniforme d'infirmière d'un air froid. Puis elle s'arrêta, confuse. Hoskins n'était pas seul. Une femme pâle et mince l'accompagnait, hésitant au seuil de la zone de Stase. Ses cheveux blonds et son teint clair lui donnaient une apparence de fragilité. Ses yeux d'un bleu très clair fouillaient l'espace derrière Mlle Fellowes, scrutant chaque partie de la pièce comme si elle s'attendait à voir un gorille sauvage bondir hors de la chambre de Timmie. Hoskins dit : « Mademoiselle Fellowes, je vous présente ma femme. Chérie, tu peux entrer. Il n'y a aucun danger: Tu vas ressentir un petit malaise sur le seuil, mais ça passe. Je voudrais te faire faire la connaissance de mademoiselle Fellowes, qui s'occupe de l'enfant depuis son arrivée. »

(Sa femme? Mlle Fellowes s'en serait fait une autre idée. Quelqu'un d'un peu plus solide et moins nerveux que cette femme visiblement mal à l'aise. On peut-être la seconde épouse qu'aimaient s'offrir les hommes d'affaires d'un certain âge qui réussissaient dans la vie : jeune, ensorcelante, éclatante de santé. Mais un homme comme Hoskins, avec une forte volonté, pouvait avoir préféré choisir quelqu'un de faible comme repoussoir. Sa femme était beaucoup plus jeune que lui (et que Mlle Fellowes, puisqu'on en parlait). Mais elle n'était pas vraiment jeune : une quarantaine d'années, peutêtre.)

« Bonjour, madame Hoskins, dit prosaïquement Mlle Fellowes. Je suis enchantée de vous rencontrer.

— Annette.

— Je vous demande pardon?

— Appelez-moi Annette, mademoiselle Fellowes. Tout le monde m'appelle comme ça. Et vous, vous vous appelez... »

Hoskins s'interposa vivement. « Que fait Timmie, mademoiselle Fellowes? La sieste? J'aimerais que ma femme le voie.

— Il est dans sa chambre. Il lit. »

Annette eut un rire bref, presque moqueur. « Il sait lire?

— Simplement des livres d'images, madame Hoskins. Avec des petites légendes. Il n'est pas encore prêt à vraiment lire. Mais il aime regarder les livres. Celui qu'il lit en ce moment parle de la vie dans le grand Nord, des Eskimos, de la chasse au phoque, d'igloos, etc. Il 1e lit au moins une fois par jour. »

En fait, c'était un petit mensonge. Timmie ne lisait pas du tout. Mais il regardait les images et comprenait apparemment leur contenu. C'était sa façon de lire.

D'un ton vif, curieusement enthousiaste, Hoskins dit : «

N'est-ce pas stupéfiant, mademoiselle Fellowes? Vous vous rappelez comment il était le soir où nous l'avons ramené? Et le voir aujourd'hui, lire un livre sur les Eskimos et les igloos... »

Hoskins rayonnait d'une fierté quasi paternelle. Mlle Fellowes l'examina d'un oeil soupçonneux. Il y avait quelque chose de peu naturel dans ce ton brusquement grandiloquent. Que mijotait-il? Et pourquoi amener sa femme après si longtemps?

Alors elle comprit.

Reprenant une voix normale, Hoskins dit : « Je dois m'excuser d'être si peu venu ces derniers temps, mademoiselle Fellowes. Mais j'ai été pris par toutes sortes de problèmes. Dont notre ami Bruce Mannheim n'était pas le moindre.

— J'imagine bien.

—. II m'appelle presque toutes les semaines, se tracassant pour Timmie comme si c'était son propre fils et moi, le directeur de son école. Une école sortie d'un roman de Dickens, dirait-on.

— Et il vous demande en particulier ce que vous avez fait pour trouver un compagnon à Timmie? » dit Mlle Fellowes. Hoskins fit la grimace. « Je me suis donné du mal. Nous avons eu des entretiens avec plus d'une dizaine d'enfants avec leurs parents, naturellement. »

Voilà qui était nouveau pour Mlle Fellowes. « Alors?

— Ça se réduit à ceci : deux petits garçons semblaient convenir, mais leurs parents ont posé toutes sortes de conditions auxquelles nous ne pouvions faire face. Un autre garçon aurait pu faire l'affaire, et nous étions sur le point de l'amener ici pour une visite d'essai à Timmie, mais à la dernière minute, les parents ont fait venir un avocat qui voulait que nous donnions des garanties très complexes et que nous nous engagions à diverses choses qui paraissaient peu judicieuses à nos avocats. Quant aux autres enfants, la question de la responsabilité n'a pas été soulevée, parce que les parents ne semblaient intéressés que par le prix que nous étions prêts à payer. Mais les enfants n'avaient l'air que de petits voyous qui auraient fait plus de mal que de bien à

Timmie. Bien entendu, nous les avons refusés.

— Donc, vous n'avez personne. »

Hoskins s'humecta les lèvres. « Nous avons fini par décider que nous prendrions un enfant d'un membre du personnel.

— Votre propre fils? demanda Mlle Fellowes.

— Je l'ai dit lors de la visite de Mannheim et du docteur Levien. Eh bien, voilà, nous y sommes. Je ne voudrais pas demander à un employé de la société ce que je ne suis pas prêt à faire. J'ai décidé de proposer mon fils Jerry pouf devenir le camarade de jeu dont Timmie a besoin. Mais, bien sûr, je ne peux pas prendre la décision tout seul.

— Vous avez donc amené Madame Hoskins afin qu'elle se persuade que votre fils ne risque rien avec Timmie », dit Mlle Fellowes.

Hoskins débordait de gratitude. « Oui, mademoiselle Fellowes. Oui, c'est exactement ça! »

Mlle Fellowes jeta un nouveau coup d'oeil à l'épouse de Hoskins. Celle-ci se mordait les lèvres en gardant les yeux braqués sur la porte derrière laquelle était tapi le terrifiant petit être. Un gorille. Un chimpanzé. Qui allait sauter instantanément sur son cher trésor et lui arracher les membres.

« Timmie? dit l'infirmière, tu veux bien venir un instant?

Nous avons de la visite. »

L'enfant passa timidement la tête 'par la porte.

« Tout va bien, Timmie. C'est le docteur Hoskins et sa femme. Sors. »

L'enfant s'avança. Il est tout à fait présentable, se dit Mlle Fellowes. Il portait sa salopette bleue avec les grands ronds bleus, et ses cheveux, soigneusement peignés par Mlle Fellowes une heure auparavant, n'étaient pas trop emmêlés ni ébouriffés. Le petit livre qu'il était en train de lire pendait au bout de son bras gauche.

D'un air interrogateur, il regarda les visiteurs. Il avait de très grands yeux. Timmie reconnut Hoskins, malgré le temps passé, son épouse le dérouta. A l'évidence, quelque chose dans le langage corporel de celle-ci, quelque chose de tendu et d'inquiet, l'avait mis sur ses gardes.

Il y eut un long silence gêné.

Puis Timmie sourit.

C'était un sourire chaleureux, merveilleux, le sourire spécial « d'une-oreille-à-l'autre ». Mlle Fellowes en fondit d'amour. Elle faillit le prendre dans ses bras et le serrer contre elle. Qu'il était mignon quand il faisait ça! Qu'il avait l'air doux et confiant. Comme un petit enfant qui sort de la nurserie pour accueillir ses visiteurs.

« Oh, dit Annette Hoskins, de l'air de quelqu'un qui vient de trouver un cheveu dans son potage. Je ne savais pas qu'il était si... bizarre. »

Mlle Fellowes la regarda de travers.

Hoskins dit : « Ce ne sont que les traits de son visage, tu sais. Pour le reste, on dirait simplement un enfant très musclé.

— Mais sa tête, Gerald; cette bouche énorme, ce nez énorme... ces sourcils saillants... ce menton... il est vraiment laid, Gerald.

— Il comprend la plupart des choses que vous dites, l'avertit Mlle Fellowes d'une voix glacée.

Mme Hoskins hocha la tête. Mais elle était incapable de s'arrêter. « Il n'est pas comme à la télévision. Il a vraiment l'air beaucoup plus humain quand on le voit à... »

Hoskins, comme s'il sentait monter la rage de Mlle Fellowes, se tourna vers sa femme et dit d'un ton un peu pressant : « Pourquoi ne pas discuter avec Timmie, chérie?

Apprends à le connaître un peu. C'est bien pour ça que tu es venue, après tout.

— Oui. Oui. »

Elle sembla rassembler son courage.

« Timmie? dit-elle d'une petite voix tendue. Bonjour, Timmie. Je suis madame Hoskins.

— Bonjour », dit Timmie.

Il lui tendit la main. C'était ce que Mlle Fellowes lui avait appris à faire.

Annette Hoskins jeta un rapide coup d'oeil à son mari. Il leva les yeux au ciel et hocha la tête.

D'un mouvement indécis, elle tendit la main et prit celle de Timmie comme si c'était un chimpanzé savant. Elle la serra une fois, sans enthousiasme, et la lâcha hâtivement. Timmie dit : « Bonjour, madame Hoskins. Je suis heureux de vous rencontrer.

— Qu'est-ce qu'il a dit? demanda Annette Hoskins. Est-ce qu'il m'a dit quelque chose?

Il a dit bonjour, dit Mlle Fellowes. Il a dit qu'il était heureux de vous rencontrer.

— Il parlé? Anglais?

Il parle, oui. Il comprend les livres faciles. Il mange avec un couteau et une fourchette. Il sait s'habiller et se déshabiller tout seul. Ça ne devrait pas vous surprendre qu'il sache faire tout ça. C'est un enfant normal, madame Hoskins, et il doit avoir un peu plus de cinq ans. Peut-être cinq ans et demi.

— Vous n'en savez rien?

— Nous ne pouvons que faire une estimation, dit Mlle Fellowes. Il n'avait pas d'extrait de naissance dans sa poche en arrivant. »

Mme Hoskins se tourna de nouveau vers son mari. «

Gerald, je suis encore indécise. Jerry n'a pas encore cinq ans.

— Mais il est grand et solide pour son âge. Plus grand que Timmie. Écoute, Annette...

— Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas. Comment être sûre qu'il n'y a pas de risque? »

Immédiatement, Mlle Fellowes dit : « A laisser Timmie avec votre fils? Aucun, madame Hoskins. Timmie est un gentil petit garçon.

— Mais c'est un sau... sauvage. »

Mlle Fellowes dit d'un ton énergique : « En aucune façon. Est-ce qu'un sauvage sort de sa chambre un livre à la main, tendant la main pour qu'on la lui serre? Est-ce qu'un sauvage sourit, dit bonjour et se montre heureux de vous rencontrer? Il est là, devant vous. De quoi est-ce qu'il a vraiment l'air, madame Hoskins?

— Je n'arrive pas à me faire à sa tête. Il n'a pas un visage humain. »

Mlle Fellowes contint une explosion de fureur. D'une voix tendue, elle dit : « Il est aussi calme et raisonnable que peut l'être un enfant de cinq ans. C'est très généreux de votre part, madame Hoskins, de laisser votre fils venir jouer avec Timmie. N'ayez aucune crainte à ce sujet.

— Je n'ai jamais dit que j'acceptais », dit Mme Hoskins vivement.

Mlle Fellowes essaya de se maîtriser.

(Que le Dr Hoskins se débrouille. C'est sa femme.) Hoskins dit : « Parle au petit, Annette. Apprends à le connaître. Tu avais accepté de faire au moins ça.

— Oui. Oui, c'est vrai. » Elle s'approcha à nouveau de l'enfant. « Timmie? » dit-elle à titre d'essai. Timmie leva les yeux. Cette fois, il ne faisait plus son sourire d'une oreille à

l'autre. Il savait déjà, par les intonations qu'il captait, que cette femme n'était pas son amie.

Mme Hoskins, elle, sourit, mais ce n'était pas très convaincant. « Quel âge as-tu, Timmie?

— Il n'est pas très bon en calcul », dit à mi-voix Mlle Fellowes.

Mais à son grand étonnement, Timmie leva les cinq doigts de sa main gauche, nettement déployés.

« Cinq ! s'exclama l'enfant.

— Il a levé cinq doigts et il a dit cinq, dit Mlle Fellowes, stupéfaite. Vous l'avez entendu, n'est-ce pas?

— J'ai entendu, dit Hoskins... Je crois.

— Cinq, dit Mme Hoskins, se jetant à l'eau. C'est un très bel âge. Mon fils Jerry a presque cinq ans lui-même. Si j'amène Jerry ici, tu seras gentil avec lui?

— Gentil, dit Timmie.

— Gentil, traduisit Mlle Fellowes. Il a compris ce que vous disiez. Il a promis d'être gentil. »

Mme Hoskins hocha la tête. A mi-voix, elle dit : « Il est petit, mais il a l'air très fort.

— Il n'a jamais essayé de faire de mal à personne, dit Mlle Fellowes, oubliant les combats homériques du tout premier soir. Il est extrêmement doux. Soyez-en sûre, madame Hoskins. » Puis s'adressant à Timmie : « Emmène madame Hoskins dans ta chambre, Montre-lui tes jouets et tes jeux. Et ton placard à vêtements. » Montre-lui que tu es un vrai petit garçon, Timmie. Montre-lui ce qu'il y a derrière tes grosses arcades sourcilières et ton menton sans menton. Timmie tendit la main. Mme Hoskins, après un minuscule instant d'hésitation, la prit. Pour la première fois depuis qu'elle était, entrée dans la bulle de Stase, quelque chose comme un authentique sourire apparut sur son visage.

Elle suivit Timmie dans sa chambre. La porte se referma derrière eux.

« Je crois que ça va marcher, dit Hoskins à` voix basse. Il est en train de la conquérir.

— Évidemment.

— Ce n'est pas quelqu'un de déraisonnable. Croyez moi. Ni d'irrationnel. Mais Jerry lui est très cher.

— C'est tout naturel.

— C'est notre fils unique. Nous sommes mariés depuis plusieurs années; au début nous avons eu des problèmes de stérilité, et puis nous sommes arrivés... nous avons finalement pu...

— Oui, dit Mlle Fellowes. Je comprends. » Elle n'avait pas très envie d'entendre parler des problèmes de stérilité des Hoskins. Ni de la façon dont ils avaient réussi à les résoudre.

« Alors, vous comprenez... bien que j'en aie longuement discuté avec elle, qu'elle comprenne les problèmes posés par Mannheim et par la solitude de Timmie, elle hésite encore à

exposer Jerry au risque de...

— Il n'y a aucun risque, docteur Hoskins.

— Je le sais bien. Et vous aussi. Mais tant qu'Annette ne le saura pas elle aussi... »

La porte de la salle de jeux de Timmie s'ouvrit. Mme Hoskins apparut. Mlle Fellowes vit Timmie qui restait en arrière, dans l'embrasure, avec l'air circonspect qu'il adoptait quelquefois. Elle retint sa respiration. Quelque chose avait dû

se passer mal.

Mais non. Annette Hoskins souriait.

« Voilà une petite chambre très mignonne, dit-elle. Il sait plier lui-même son linge. Il me l'a montré. J'aimerais que Jerry le fasse moitié aussi bien. Et il range vraiment bien ses jouets... »

Mlle Fellowes relâcha sa respiration.

« Alors, on peut essayer? demanda Hoskins.

— Oui, je crois qu'on peut. »

Interlude Six : Impasse

Une fumée montait du camp des Autres, au bord de la rivière la plus petite, à l'ouest de l'autel de la Déesse. Dans la direction opposée, Nuage d'Argent voyait la fumée blanche qui signalait le feu de camp de son peuple, au flanc de la colline. Il n'y avait personne devant l'autel lui-même. Durant ce f interminable état de pat, un accord tacite était intervenu entre les deux tribus : l'autel était territoire neutre. Nul ne pouvait en approcher. Chaque camp postait des sentinelles jour et nuit sur le périmètre occupé par l'autel afin d'empêcher toute infraction.

Nuage d'Argent était seul, appuyé sur sa lance. L'obscurité tombait déjà, alors que le jour venait de commencer. La nuit arrivait de plus en plus tôt. Le matin commençait de plus en plus tard. Ce serait bientôt la saison des longues neiges, où seuls les fous se risqueraient à sortir, où tous resteraient pelotonnés à l'abri et se nourriraient des aliments stockés pendant l'automne en attendant le printemps. Mais nous n'avons toujours pas fait la paix avec la Déesse ni reçu Ses conseils, se dit Nuage d'Argent tristement. Et comment le pourrions-nous, alors que les Autres rôdent sans arrêt près de l'autel et nous empêchent d'approcher?

« Nuage d'Argent! Va-t-il encore neiger? »

Le vent lui porta la voix de Celle Qui Sait. Elle se tenait en travers du chemin, en compagnie de Femme de la Déesse et de Garde Le Passé. Nuage d'Argent se renfrogna. Ces trois-là

ne causaient que des ennuis. Trois femmes puissantes, emplies de force-de-la-Déesse. Elles le mettaient mal à l'aise. Et pourtant, il savait leur importance, chacune à sa manière, dans la vie de la tribu.

« Va-t-il neiger, Nuage d'Argent? Dis-le-nous! »

Il haussa les épaules. Puis il se tapota le genou et hocha la tête.

Sa vieille blessure à la jambe le faisait affreusement souffrir. Comme toujours, quand venait la neige. Mais aujourd'hui plus que d'habitude.

Hier, il avait neigé presque une heure, et aussi le jour d'avant. C'était mauvais, quand la neige commençait à tomber tous les jours. Une grande partie de la neige de la veille restait sur le sol. Le vent du nord, le vent-démon la projetait en rafales au visage de Nuage d'Argent.

Il faut que nous partions d'ici, se dit-il. Il faut que nous trouvions notre campement d'hiver.

Celle Qui Sait s'approchait pour lui parler. Encore des problèmes en perspective. Plus personne n'osait se moquer d'elle, ni même la regarder de travers, depuis ce jour mémorable où elle s'était couvert le corps de peintures de guerre et s'était avancée pour défier tout le groupe des Autres. Elle avait toujours été étrange; elle avait toujours été sauvage; mais à présent, elle avait acquis une nouvelle sorte de sauvagerie étrange qui donnait l'impression qu'elle se déplaçait dans des territoires où elle avait seule accès. Elle avait tant d'assurance et de majesté qu'on aurait dit qu'elle était chef à sa place.

« Ça s'éternise, Nuage d'Argent, dit-elle, et l'époque de la neige arrive.

— Je sais.

— Nous devrions attaquer et en finir.

— Ils sont trop nombreux. Tu le sais bien.

— Nous pourrions les affronter. Mais nous nous

contentons de rester sans bouger. Ils ont peur de nous, nous avons peur d'eux et personne ne fait rien. Combien de temps vas-tu nous obliger à rester ici?

— Jusqu'à ce que nous nous soyons présentés devant la Déesse, à Son autel, et ayons appris Sa volonté.

— Alors, il faut attaquer », dit Celle Qui Sait. Nuage d'Argent tourna vers elle un regard qui ne cillait pas. Elle avait des yeux effrayants qui ne ressemblaient pas à

des yeux de femme, ni même à des yeux de guerrier. On aurait dit des yeux en pierre polie.

« Tu étais en bas avec les hommes, dit Nuage d'Argent. Tu as vu qu'ils ne voulaient pas attaquer. Veux-tu combattre seule, Celle Qui Sait?

— C'est toi le chef. Donne-leur l'ordre d'attaquer. Je me battrai avec eux.

— Tout le monde mourra.

— Et si nous restons ici à attendre l'hiver? Dans ce cas aussi, tout le monde mourra, Nuage d'Argent. »

C'était tout à fait exact : ils ne pouvaient plus demeurer ici. Il s'en rendait compte aussi bien qu'elle. Nuage d'Argent savait que ç'avait été une erreur de venir en ce lieu. Mais il ne pouvait pas l'avouer.

Il dit : « Nous ne pouvons pas partir, Celle Qui Sait. Pas tant que nous ne serons pas allés à l'autel.

— Je disais bien que nous ne devions pas venir ici. Dès le début, quand tu as annoncé que la Fête de l'Été serait annulée, je te l'avais dit.

— Je m'en souviens, Celle Qui Sait. Mais nous sommes ici. Et nous y resterons jusqu'à ce que nous ayons accompli les rites. Nous ne pouvons pas partir comme ça.

— Non, dit Celle Qui Sait. Je suis d'accord là-dessus. Je ne voulais pas venir; mais maintenant que nous y sommes, nous devons entendre la voix de la Déesse. Je ne me disputerai pas avec toi sur ce point. »

Nuage d'Argent se dit que c'était toujours ça de gagné.

« Mais si nous ne pouvons pas rester longtemps à cause de la neige, si nous ne pouvons pas partir sans accomplir le rite, et si les Autres nous empêchent d'accomplir le rite et souillent l'autel par leur présence, alors il faut les chasser, dit Celle Qui Sait. Ce n'est pas plus compliqué que ça. »

Il la regarda d'un air sombre. Elle ne proposait pas d'autre solution qu'une mort certaine devant l'ennemi.

On tournait en rond. Il avait annulé la Fête de l'Été pour ordonner le retour à l'autel. S'il annulait aussi cette décision il n'y aurait aucun rite ni en été ni en automne, ce qui ne manquerait pas d'attirer la colère de la Déesse. Le Peuple mourrait de faim, et Nuage d'Argent se savait en danger d'être renversé s'il ne rétablissait pas la situation rapidement. Et pour le Peuple, un ex-chef, cela n'existait pas. Abandonner le rôle de chef signifiait dire adieu à la vie elle-même. Un feu brûlant courait le long de sa jambe. Ce ne serait peut-être pas une si mauvaise chose de passer le fardeau à

quelqu'un d'autre. Et de mettre un point final à toute cette douleur et à toute cette lassitude.

Femme de la Déesse les rejoignit. « Celle Qui Sait t'a-telle convaincu d'attaquer?

— Non.

— As-tu si peur de mourir? »

Nuage d'Argent éclata de rire. « Ta question est ridicule, Femme de la Déesse. J'ai peur que tu meures, et Fontaine de Lait, et Combat Comme Un Lion, et Belle Neige, et tous les autres. Mon rôle consiste à sauvegarder le Peuple, pas à le mener à une mort certaine.

— Je ne voulais pas faire ce pèlerinage, dit Femme de la Déesse. Tu t'en souviens? J'ai dit qu'il n'était pas nécessaire de refaire tout ce chemin pour savoir la volonté de la Déesse. Mais Garde Le Passé m'a convaincue de te laisser faire.

— Ça ne change plus rien, à présent, dit Nuage d'Argent d'un ton patient. A ton avis, pouvons-nous partir sans parler à

la Déesse?

— Peut-être que la Déesse a déjà parlé, dit Femme de la Déesse, pour dire que nous sommes des fous menés par un fou et que nous méritons de mourir. Mieux vaut alors mourir en combattant qu'en discutant sans fin pendant que la neige monte autour de nous.

— Regardez, intervint Celle Qui Sait. Un des Autres vient nous parler! »

Nuage d'Argent pivota, alarmé. Oui, c'était vrai : un grand et jeune guerrier avait quitté l'autre camp et se dirigeait vers eux. Il portait une lance avec une bande de fourrure rousse nouée au bout. Quand il passa devant l'autel, Montagne Brisée se hérissa et brandit son arme. L'Autre fit un son d'Autre et continua à avancer, passant à grands pas devant Montagne Brisée sans s'arrêter.

OEil Flamboyant et Arbre Aux Loups sortirent du camp et montrèrent l'Autre comme s'ils croyaient que Nuage d'Argent ne l'avait pas remarqué. Ils agitèrent leurs lances, prêts à

passer à l'attaque. D'un geste bref, Nuage d'Argent leur fit signe de reculer. Que croyaient-ils donc? Cet homme venait évidemment discuter.

Mais comment doit-on parler à un Autre? se demanda Nuage d'Argent.

L'ambassadeur zigzagua sur la terre couverte de neige, contournant les endroits où le sol était trop marécageux, et atteignit Nuage d'Argent. Il leva sa lance en un geste qui ne pouvait être interprété que comme un salut et l'agita solennellement d'un côté et de l'autre.

Nuage d'Argent souleva légèrement sa propre lance, la reposa et attendit.

L'Autre fit des sons d'Autre. On aurait dit les geignements d'un animal qui souffre.

« Tu crois qu'il ne va pas bien? demanda-t-il à Celle Qui Sait.

— H dit quelque chose. C'est comme ça qu'ils parlent. —

Très bien, dit Nuage d'Argent. Dis-moi ce qu'il essaie de dire, alors.

— Euh. Euh. Comment le pourrais-je?

— Tu es Celle Qui Sait. C'est toi-même qui le dis.

— Je ne sais que ce que je sais. Le langage des Autres n'en fait pas partie.

— Ah! dit Nuage d'Argent. Donc, il y a quelque chose que tu ne sais pas! Je ne t'ai encore jamais entendu dire une chose pareille, Celle Qui Sait. »

Elle lui fit un sourire acide, mais ne répondit pas. L'Autre parlait à nouveau. Il avait une voix très haut perchée, et il paraissait se donner du mal pour se faire comprendre, comme s'il s'adressait à des enfants. Nuage d'Argent l'observait avec attention, mais ne parvenait pas à

distinguer un seul mot. Les sons que l'Autre produisait n'étaient pas les sons de la parole.

Nuage d'Argent dit : « Tu ne sais pas parler comme il faut? Je ne comprendrai rien si tu gémis comme ça. »

L'Autre pencha la tête et mit une main à son oreille comme fait un sourd, bien que Nuage d'Argent eût parlé de façon très claire. Il était grand, incroyablement grand, avec la tête à mi-chemin du ciel, et quand il se penchait, il ressemblait à un oiseau à longues pattes du pays des marais. Nuage d'Argent le regardait, complètement fasciné. Comment se faisait-il qu'il ne tombe pas avec des jambes aussi longues? Ou qu'il ne se casse pas en deux en marchant? Et cette laideur... cette peau blême, comme celle d'un fantôme... ce visage qui avançait sous sa bouche, ces étranges traits plats...

« Je dis : tu ne sais pas parler comme il faut? Parle avec des mots si tu veux me parler! .

— Ce sont ses mots à lui, dit brusquement Celle Qui Sait. Il a ses propres mots. » Sur son visage apparaissait une expression bizarre, l'expression de quelqu'un qui vient d'être frappé par une vérité nouvelle. « Les Autres ont une langue à

eux, différente de la nôtre.

— Quoi? dit Nuage d'Argent dérouté. Qu'est-ce que ça veut dire? Il n'existe qu'une seule langue, Celle Qui Sait. Il y a des mots et des bruits. Nous ne le comprenons pas, donc il fait des bruits. Comment pourrait-il y avoir plus d'une langue? Le ciel est le ciel. La montagne est la montagne.

L'eau, c'est l'eau, la neige, c'est la neige. Tout le monde sait ça. Comment pourrait-on les appeler autrement?

— Deux peuples, deux langues. Une langue pour nous, une autre pour eux...'»

Cette idée donnait mal à la tête à Nuage d'Argent. Mais il fallait la méditer au calme. Il en revint à l'Autre. Celui-ci s'était remis à parler. Cette fois, il gesticulait, peut-être pour mime; son message. Il montra l'autel de sa lance entourée de fourrure; il montra le pays de collines, à

l'est, d'où était venu le Peuple; il indiqua l'ouest, les terres qui s'étendaient vers la mer et qui à présent appartenaient aux Autres. Il montra à nouveau l'autel. Il montra Nuage d'Argent; il se montra lui-même. Il montra l'autel.

« Femme de la. Déesse? dit Nuage d'Argent. Tu y comprends quelque chose?

— Il veut que nous partions, pour qu'ils puissent avoir l'autel », répondit-elle. ,

Nuage d'Argent n'en était pas si sûr. L'Autre avait montré

trop de choses tour à tour. Si c'était lui qui était allé trouver les Autres, il aurait simplement montré l'autel et les Autres, puis les terres de l'ouest, puis fait un mouvement de la main comme s'il chassait une mouche pour leur dire de retourner là

d'où ils venaient. Quelqu'un d'intelligent devrait comprendre ça.

D'ailleurs, pourquoi ne pas essayer? C'est ce qu'il fit. L'Autre l'observa avec le genre d'expression qu'on réserverait à un enfant interrompant maladroitement une conversation d'adultes parfaitement claire. Quand Nuage d'Argent eut terminé, il recommença exactement la même mimique.

Celle Qui Sait dit : « Je crois qu'il essaie de nous dire que nous pouvons partager l'autel, que son peuple et le nôtre pouvons y faire ensemble nos dévotions.

— Partager un autel avec la racaille? s'écria Femme de la Déesse. Cet autel est à nous!

— C'est ça que tu me dis? demanda Nuage d'Argent à

l'Autre en parlant aussi lentement et aussi fort que possible. Tu penses que nous pouvons tous nous servir de l'autel? Tu plaisantes, je, crois. C'est un autel de la Déesse* Vous n'êtes pas le peuple de la Déesse, non? »

Il attendit, espérant obtenir une réponse compréhensible. Mais l'Autre se remit à dire des choses d'Autres et recommença ses gesticulations avec sa lance.

« Rien à faire, dit Nuage d'Argent. Je ne te comprends pas et tu ne me comprends pas. Celle Qui Sait et Femme de la Déesse croient te comprendre, mais elles ne font qu'entendre ce qu'elles veulent croire.

— Je pourrais m'asseoir avec lui et lui apprendre notre langue, proposa Celle Qui Sait. Ou apprendre à parler la sienne.

— Ne t'approche pas de lui, dit Femme de la Déesse. est impur, et ceci est une terre sacrée.

— Mais si nous pouvions lui parler...

— Comment ferais-tu? dit Nuage d'Argent. Ce serait comme s'asseoir avec un ours et apprendre des bruits d'ours. Ou apprendre à un ours à parler. C'est impossible.

— Les vieux disent toujours que tout est impossible, rétorqua Celle Qui Sait.

— Vieux? Vieux? » s'exclama Nuage d'Argent.

L'Autre s'était remis à gesticuler. Nuage d'Argent sentit une grande tristesse s'emparer de lui, pas seulement parce que Celle Qui Sait l'avait traité de vieux, ni à cause de la douleur ardente à sa jambe, ni parce que le temps de neige arrivait et que le Peuple n'avait pas encore fait de provisions pour le camp d'hiver. Non, c'était parce que cet homme étrange qui ressemblait à une cigogne était peut être venu à lui avec un message de paix, mais qu'il n'arrivait ni à le comprendre ni à

se faire comprendre, et que la situation allait rester bloquée. C'était comme un mur de pierre entre eux qui interdisait la communication.

L'Autre finit son discours et attendit.

« Je suis désolé, dit Nuage d'Argent. L'ennui, c'est que je ne parle pas ton langage. Et tu ne parles pas le mien.

— Donc, tu reconnais que c'est un langage! dit Celle Qui Sait d'un air triomphant.

— Oui, dit Nuage d'Argent, maussade. Pour le bien que ça nous fait... »

La conférence était terminée. L'Autre, l'air morose, tourna les talons et repartit vers son camp. Nuage d'Argent observa avec stupéfaction sa façon désarticulée de marcher. Il était si mal ficelé, si mal conçu, qu'il aurait dû perdre bras et jambes en chemin. Et sa tête aurait dû rouler. à bas de son cou trop faible. Nuage d'Argent était heureux d'avoir un corps solide, compact, même si ces derniers temps il était las et perclus de douleurs. Ce corps, c'était l'oeuvre de la Déesse. Il eut pitié

des Autres.

Alors que l'ambassadeur repassait la zone gardée par les sentinelles, Montagne Brisée agita de nouveau sa lance dans sa direction en émettant un sifflement provocant. L'Autre n'y prêta pas attention. Montagne Brisée jeta un coup d'oeil à

Nuage d'Argent, qui lui fit signe de se tenir tranquille. L'Autre disparut dans le camp lointain de son peuple.

Et voilà. Rien n'avait été fait.

Le doute tourmentait Nuage d'Argent. Tout ce qu'il entreprenait ces temps-ci tournait au cafouillage. Celle Qui Sait avait sans doute raison : il était trop vieux pour ce rôle. Il était temps de prendre du champ, de laisser le Cercle de Mise à Mort faire son travail et de s'étendre dans le sommeil qui ne finit jamais.

OEil Flamboyant deviendrait chef à sa place. Qu'il s'occupe des problèmes à venir.

Mais cette idée le mit en colère. OEil Flamboyant? II ferait des idioties, comme on peut s'y attendre de la part d'un idiot. Ce serait un péché de remettre la tribu entre ses mains. Qui, alors? Montagne Brisée? Arbre Aux Loups? Jeune Antilope?

Tous des imbéciles. Il ne pouvait leur laisser la tribu. La sottise leur passerait peut-être un jour; mais il n'aurait pas parié là-dessus.

Alors, qui me succédera?

Que la Déesse décide, se dit Nuage d'Argent. Une fois que j'aurai disparu. A ce moment-là, c'est Elle que ça regardera.

Il ne démissionnerait pas. Il attendrait que la mort vienne le prendre. Il était lui aussi un imbécile (dans quelle impasse était-il allé fourrer la tribu!) mais moins que les jeunes, et il arriverait peut-être à jouer son rôle encore un peu.

« Que vas-tu faire, maintenant, Nuage d'Argent? demanda Celle Qui Sait.

— Rien, dit-il. Que peut-on faire? »

Il retourna au camp et s'assit près du feu. Une petite fille s'approcha, il l'attira contre lui et ils restèrent à regarder les flammes bondissantes. Cette présence allégea un peu sa tristesse. De cette petite fille sortirait le Peuple de demain, longtemps après qu'il aurait disparu. C'était une pensée rassurante : les chefs pouvaient mourir, les guerriers mouraient, tout le monde mourait tôt ou tard, mais le Peuple se poursuivrait toujours, dans l'éternité, dans un monde sans fin. Oui. Oui. C'était une bonne chose à garder à l'esprit. Bientôt la neige se mit à tomber, et continua dans la nuit.

IX