MAUVAIS JUGEMENT

22

« Et comment va notre petit ce matin, mademoiselle Fellowes? demanda Hoskins.

— Pourquoi n'allez-vous pas voir par vous-même, docteur? »

Le visage de Hoskins refléta un mélange d'amusement et d'énervement. « Pourquoi m'appelez-vous toujours " docteur

"? demanda-t-il.

— Parce que vous l'êtes, c'est du moins ce que je crois, dit-elle en pensant au " Ph.D. " si fièrement gravé sur la plaque de son bureau.

— Et vous avez l'habitude bien ancrée d'appeler "docteur

" les gens en position d'autorité, c'est bien ça? Surtout si ce sont des hommes? »

Ses paroles la firent tressaillir. Elles étaient parfaitement exactes : au cours de sa carrière, les personnes les plus haut placées, dans les hôpitaux où elle avait travaillé, avaient toutes des diplômes de médecine. La plupart étaient des hommes. Aussi plaçait-elle spontanément le mot « docteur » toutes les deux phrases quand elle s'adressait à un supérieur. Son ancien mari était docteur aussi — il avait un doctorat universitaire comme Hoskins. Tout à coup, Mlle Fellowes se posa une question : si leur mariage avait tenu, l'appellerait-elle

« docteur » également? Drôle d'idée. Elle ne pensait plus à lui que rarement; l'idée de mariage dans son ensemble était maintenant quelque chose de lointain et d'invraisemblable.

« Que préféreriez-vous? demanda-t-elle. Dois-je vous appeler " monsieur Hoskins " ?

— La plupart des gens m'appellent " Jerry ". » Mlle Fellowes lui lança un regard étrange.

« Je ne pourrais pas faire ca !

— Non?

— Ce... ça ne serait pas bien.

— Ce ne serait pas bien », répéta Hoskins pensivement. Il l'étudia comme s'il la voyait pour la première fois. Un sourire chaleureux apparut sur son visage large et charnu. « Vous êtes très formaliste. Je ne m'en étais pas rendu compte. Très bien : continuez à m'appeler "docteur Hoskins ". Et je continuerai à

vous appeler "mademoiselle Fellowes ". »

Avait-il envisagé de l'appeler « Édith »?

Personne ne l'appelait ainsi. Enfin, presque personne : peut-être six personnes en tout et pour tout. La plupart du temps, elle était « mademoiselle Fellowes », même pour elle. C'était une simple habitude : elle n'y réfléchissait jamais. Quelle austérité, quelle rigidité. Je suis vraiment quelqu'un de bizarre, maintenant que j'ai atteint l'âge mûr, se dit-elle. Et je ne l'avais jamais remarqué.

Hoskins la regardait tranquillement, toujours souriant. Il y avait quelque chose de très chaleureux chez cet homme, quelque chose d'aimable. Voilà encore un fait qu'elle n'avait pas noté jusque-là. Lors de leurs précédentes rencontres, elle l'avait surtout vu présenter au monde une image de raideur, de réserve et d'inflexibilité, ne laissant que rarement transparaître une lueur d'humanité. Mais c'était peutêtre la tension avant l'expérience qui lui avait donné cette apparence; maintenant que le succès du projet était confirmé, il se détendait, devenait plus lui-même.

Mlle Fellowes se surprit à se demander futilement si Hoskins était marié.

Cette réflexion l'embarrassa. Ne lui avait-il pas dit quelques semaines auparavant qu'il avait un fils? Un petit enfant, à peine assez âgé pour savoir marcher. Bien sûr qu'il était marié. A quoi pensait-elle donc?

Timmie! appela-t-elle. Viens ici, Timmie! »

Comme Hoskins, l'enfant était de joyeuse humeur et plein d'entrain. Il avait bien dormi; il avait bien mangé; il se dépêcha de sortir de sa chambre, s'approcha hardiment de Hoskins et émit un torrent de cliquetis.

« Vous croyez qu'il dit quelque chose, mademoiselle Fellowes? Qu'il ne fait pas simplement des bruits pour le plaisir d'entendre sa propre voix?

— Qu'est-ce que ça peut être sinon des mots, docteur? Le Dr McIntyre m'a posé la même question hier en entendant Timmie parler. Comment peut-on douter que cet enfant se serve d'un langage?

— Le Dr McIntyre est très conservateur. Il n'aime pas sauter aux conclusions.

— Eh bien, moi non plus. Mais Timmie parle, ou je ne parle pas moi-même.

— Espérons, mademoiselle Fellowes. Si nous n'arrivons pas à trouver un moyen de communiquer avec lui, il perdra la plus grande partie de sa valeur. Nous désirons qu'il nous parle du monde d'où il Vient.

— Il le fera, docteur. Dans son langage ou dans le nôtre. Et à mon avis, il aura appris à parler le nôtre bien avant que nous ayons rien découvert sur le sien.

— Nous verrons bien, n'est-ce pas? »

Hoskins s'accroupit pour se mettre au niveau de Timmie, et posa doucement les mains sur sa cage thoracique. L'enfant resta calme. Au bout d'un moment, Mlle Fellowes comprit que Hoskins chatouillait l'enfant très doucement, en remuant légèrement les doigts, souplement, ludiquement, d'une façon qui dénotait plus qu'une mince connaissance de 'la manière de prendre les petits garçons. Et Timmie aimait être chatouillé.

« Il est vraiment costaud, ce gosse, dit Hoskins. Aussi solide qu'à la naissance. Alors, tu vas apprendre l'anglais, Timmie? Et après, tu vas nous dicter un livre sur la vie à

l'époque paléolithique, tout le monde voudra le lire, ce sera un gros best-seller et on verra rentrer un peu de ce qu'on a investi sur toi, hein, Timmie? » Il jeta un coup d'oeil à Mlle Fellowes.

« Nous avons misé énormément sur cet enfant, vous savez. Pas seulement de l'argent; notre avenir professionnel tout entier. »

Hoskins ébouriffa l'épaisse chevelure désordonnée de Timmie, lui tapota la joue et se releva.

« Nous travaillons depuis des années avec un budget minime, en grappillant des fonds sou par sou. Vous n'imaginez pas l'énergie qu'il faut pour maintenir la Stase rien qu'un instant. Nous avons failli couler au moins une demidouzaine de fois. Il fallait tout miser sur un seul gros coup. C'était tout ou rien. Mais Timmie nous a sauvés. Grâce à lui, Stase Technologies va être reconnu.

— J'aurais cru que le dinosaure aurait suffi, docteur Hoskins.

— C'est ce que nous croyions aussi. Mais, je ne sais pourquoi, cela n'a jamais parlé à l'imagination du public.

— Un dinosaure?»

Hoskins se mit à rire.

« Oh, cela aurait marché si on avait ramené un

brontosaure adulte, je suppose, ou un tyrannosaure bien tapageur. Mais il nous fallait compter avec les limites de masse. Oh, nous aurions su maîtriser un tyrannosaure si nous avions pu en ramener un. Il faudra que je vous emmène voir notre dinosaure un de ces jours. Il est très joli.

— Joli? Un dinosaure?

— Oui. Vous verrez. Un joli petit dinosaure.

Malheureusement, les jolis petits dinosaures n'ont pas l'air de passionner les gens. « Très intéressant, disaient-ils, ces savants ont ramené un dinosaure vivant. » Mais quand ils l'ont vu à la télévision, ils ne l'ont pas trouvé intéressant du tout. Probablement parce qu'il ne faisait pas deux fois la taille d'une maison et qu'il ne crachait pas le feu. L'enfant de Néanderthal, voilà notre salut. Si ça n'avait pas marché, la société serait coulée.

— Je vois.

— Mais tout va bien, à présent. On nous a promis des fonds de tous côtés. C'est merveilleux, mademoiselle Fellowes. Tant que nous pourrons maintenir Timmie .bonne santé, heureux, et peut-être lui faire _apprendre quelques mots d'anglais : « Bonjour, tout le monde, moi c'est Timmie, je viens de l'Age de Pierre »...

— Ou quelque chose du même style, dit sèchement Mlle Fellowes.

— Oui. Quelque chose du même style. Qu'il soit en bonne santé et heureux, voilà la clé de tout. Que quelque chose lui arrive, et on nous traînera dans la boue, mademoiselle Fellowes. Ce qui fait de vous le pivot de toute cette opération, vous en rendez-vous bien compte? Votre parole sera notre loi : quoi qu'il faille à Timmie, il l'aura. Vous aviez absolument raison hier quand vous avez refusé de laisser les médias s'attaquer si vite ,à lui.

— Merci.

— Naturellement, vous comprenez bien qu'il nous faut One conférence de presse; il est vital, dans l'intérêt de tous, que nous maximisions la valeur publicitaire du projet Timmie aussi vite que nous pourrons... »

Hoskins avait brusquement l'air moins sympathique. Il redevenait l'administrateur qui disait « Faites-moi confiance »

à tort et à travers.

Mlle Fellowes dit d'un ton froid :

« Est-ce que cela veut dire que vous voulez les amener ici cet après-midi?

— Eh bien, si vous le croyez prêt à...

— Non. Pas encore. »

Hoskins s'humecta les lèvres.

« Votre parole fait loi. Dites-nous quand.

— Je vous le dirai.

— Mais pouvez-vous nous donner une idée de la date?

Demain?... Après-demain?

— Laissons la question en suspens, docteur. D'accord?

Je ne veux surtout pas exposer Timmie à quelque chose d'aussi stressant actuellement. Il en est encore à reprendre son souffle, à se remettre d'aplomb; prenez la métaphore que vous voudrez. Il peut en une seconde redevenir l'enfant inapprochable que vous avez vu ce soir-là. Même le Dr McIntyre a réussi, hier, à le rendre malade. »

Hoskins eut l'air déconcerté.

« Nous ne pouvons pas indéfiniment empêcher la presse de le voir, mademoiselle Fellowes.

— Je ne dis pas : indéfiniment. Laissez-moi en juger, docteur Hoskins. Vous avez bien dit que ma parole fait loi?

— Votre parole fait loi », dit Hoskins, l'air pas trop content. Il se tut un instant. Puis : « Vous n'êtes pas sortie, de la zone de Stase depuis le soir de l'expérience, n'est-ce pas, mademoiselle Fellowes? Pas même un instant?

— Non ! Je connais mes responsabilités, docteur Hoskins.

— Oui, mais nous n'avons pas l'intention de vous garder en cage avec l'enfant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours par semaine. Je vous avais dit, au cours de notre première entrevue, que vous seriez constamment sur le pont, tout au moins au début. Mais Timmie a l'air de se stabiliser. Il faut que vous mettiez sur pied un emploi du temps de détente. Mme Stratford vous remplacera une demi-heure ou une heure pour commencer, et ensuite vous pourrez peut-être avoir des après-midi libres.

— Comme vous voulez.

— Vous n'avez pas l'air très enthousiaste. Je ne m'étais pas rendu compte que vous étiez un tel bourreau de travail, mademoiselle Fellowes.

— Ce n'est pas exactement ça. C'est simplement que... eh bien, que Timmie est dans une position épouvantablement vulnérable. Il est désorienté, seul, loin de chez lui — il a énormément besoin d'amour et de protection/pour affronter ce qui lui est arrivé. Je ne voulais pas le quitter, même un petit moment.

— C'est une attitude très louable. Mais maintenant que le pire est passé,, il faut que vous commenciez à sortir, ne seraitce que pour de courtes pauses.

— Si c'est ce que vous voulez, docteur.

— Je crois que ça vaut mieux. Pour votre propre bien, mademoiselle Fellowes. Vous avez droit à un peu de répit. Et je ne voudrais pas non plus que Timmie devienne trop dépendant de votre présence constante. On ne peut pas savoir quel genre de lien risque de se développer si vous continuez à

le dorloter sans cesse. Et si vous êtes obligée, pour une raison quelconque, de sortir de la zone de Stase, Timmie risque de ne pas être capable d'affronter votre absence. La situation ne serait pas parfaitement saine. Vous me suivez? »

Mlle Fellowes acquiesça.

« Voulez-vous tenter une petite expérience? Nous allons faire venir Mme Stratford et la laisser s'occuper de Timmie une heure ou deux; vous, vous sortez aujourd'hui même et je vous emmène visiter les autres parties du laboratoire.

— Ma foi...

— Cela ne vous plaît pas, n'est-ce pas? Bon, eh bien on vous installera un bip. Si Mme Stratford a le moindre problème, vous serez revenue dans les cinq minutes. Faites moi confiance.

— Très bien », dit Mlle Fellowes' avec moins de réticences. Il n'avait pas tort. A présent qu'elle avait aidé

Timmie à franchir le cap des deux premiers jours, il était probablement sage de mettre à l'épreuve la capacité de l'enfant à supporter son absence un petit moment. « Je suis d'accord pour essayer. Emmenez-moi voir votre dinosaure.

— Je vais tout vous montrer », dit Hoskins. Il regarda sa montre. « Disons que je vous laisse... euh... quatre-vingt-dix minutes pour finir ce que vous faisiez quand je suis arrivé et pour faire vos recommandations à Mme Stratford.. Je reviendrai à ce moment-là et je vous enlève pour une visite personnalisée. »

Mlle Fellowes réfléchit un instant.

« Disons plutôt deux heures.

— Deux heures? Parfait. Je serai ici à onze heures précises. Ça ne vous pose pas de problème? »

Elle sourit d'un air joyeux.

« A vrai dire, je suis impatiente d'y aller. Tu peux te passer de moi un moment, hein, Timmie? »

L'enfant cliqueta.

« Vous voyez, docteur? Il sait quand je lui pose une question, et il répond, même s'il ne comprend pas ce que je lui dit. Il y a une vraie intelligence dans cette tête-là.

— J'en suis persuadé », dit Hoskins. Il hocha la tête, sourit et sortit.

Mlle Fellowes se prit à fredonner tout en vaquant à ses tâches matinales. Elle avait beau adorer Timmie, elle avait besoin de faire une pause.

Ou bien était-ce l'idée de passer un moment avec Hoskins?

Il a un jeune fils, se répéta-t-elle. Ce qui signifie qu'il a une femme. Une jeune et jolie femme.

Malgré tout, Mlle Fellowes avait échangé son uniforme d'infirmière contre une robe quand Hoskins vint la chercher. Une robe à la coupe classique, certes — elle n'en avait pas d'autres — mais cela faisait des années qu'elle ne s'était pas sentie aussi féminine.

Il lui fit sur sa toilette un compliment en règle et elle le reçut gracieusement selon l'usage. Un parfait prélude, se ditelle. Puis vint la pensée suivante, inexorable : Un prélude à

quoi?

23

Elle dit au revoir à Timmie et lui promit de revenir bientôt. Mme Stratford semblait un peu inquiète, mais elle observa que Mortenson resterait dans les environs au cas où

Timmie ferait des difficultés, et Mlle Fellowes comprit que la jeune assistante craignait plus une bagarre violente avec le petit que le mal qui pourrait arriver à Timmie pendant qu'il serait sous sa garde. Il vaudrait peut-être mieux lui confier d'autres tâches. Mais pour l'instant, il n'y avait pas d'autre choix. Le bip au fond de son sac à main avertirait Mlle Fellowes en cas de besoin.

Ils sortirent. L'enfant eut un petit gémissement de... surprise? de désespoir?

« Ne t'inquiète pas, Timmie! Je vais revenir! »

Cette rupture devait être faite, se dit-elle. Le plus tôt était le mieux, autant pour l'enfant que pour elle.

Hoskins l'emmena à travers le labyrinthe de couloirs violemment éclairés, de salles pleine d'échos et d'escaliers sinistres qu'ils avaient' traversés le soir de l'arrivée de Timmie, ce soir aujourd'hui qui paraissait si lointain à, Mlle Fellowes qu'elle le voyait un peu comme un. rêve. Un court moment, ils se retrouvèrent" à l'extérieur, clignant des yeux sous l'éclat du jour doré; puis ils plongèrent dans un nouveau bâtiment triste.

« Voici l'ancien labo de Stase, lui dit Hoskins. Là où tout à commencé. »

A nouveau, des vérifications de sécurité, des escaliers bruyants, des couloirs sentant le moisi, des salles mornes et caverneuses. Enfin ils arrivèrent dans une zone de recherche active. Des hommes et des femmes en blouses circulaient avec des piles de rapports, des dossiers, des cubes informatiques. Hoskins en salua beaucoup par leur prénom, et ils lui répondirent de la même façon. Mlle Fellowes en fut gênée. Mais nous ne sommes pas dans un hôpital, se dit-elle. Ces gens ne sont ici que pour travailler. Ça fait une différence.

« La partie animale se trouve ici, dit. Hoskins. Ce sont nos pièces les plus spectaculaires. »

L'espace était divisé en plusieurs pièces dont chacune était une bulle de Stase un peu plus petite que celle où était logé Timmie. Hoskins la mena jusqu'à un hublot et elle regarda.

On aurait dit un poulet avec des écailles et une queue, courant d'un mur à l'autre avec des gestes saccadés. Mais c'était un poulet sans ailes avec deux petits bras pendouillants terminés par des pattes qui s'ouvraient et se fermaient sans arrêt comme des mains. Sa tête étroite était délicate comme celle d'un oiseau, avec des yeux rouges étrangement scintillants. Son crâne était surmonté d'une arête osseuse qui rappelait un peu une crête de coq, •mais en bleu vif. Le corps était vert avec des rayures plus foncées et un lustre reptilien. La fine queue serpentine fouettait nerveusement l'air. Hoskins dit :

« Voici notre dinosaure. Notre grande fierté... jusqu'à

l'arrivée de Timmie.

— Un dinosaure? Ça?

— Je vous avais prévenue qu'il était petit. Pour vous, ce devrait être un géant, n'est-ce pas, mademoiselle Fellowes? »

Elle eut un sourire qui fit apparaître des fossettes sur ses joues.

« Oui, je suppose. Celui-ci est... ma foi... si minuscule;

— Nous en cherchions un petit, croyez-moi. L'électricité

de six comtés ne suffirait pas à créer un champ de Stase assez vaste pour contenir un stégosaure adulte. Et la technologie n'est pas encore assez avancée pour permettre un transfert important de masse, même si nous avions le courant nécessaire. »

Regardant fixement la créature, Mlle Fellowes sentit ' un frisson glacé. Un dinosaure vivant!

Mais il était si minuscule; il avait plutôt l'air d'un oiseau sans plumes, ou d'une espèce de lézard bizarre...

« S'il n'est pas grand, pourquoi dit-on que c'est un dinosaure?

— Ce n'est pas la taille qui compte, mademoiselle Fellowes. Ce qui classe un animal parmi les dinosaures, c'est sa structure osseuse. L'anatomie pelvienne, tout d'abord. Les reptiles actuels ont des membres qui pointent sur les côtés, comme ceci. Pensez à la façon de se déplacer d'un crocodile, ou d'un lézard. Ils rampent plus qu'ils ne marchent, vous ne trouvez pas? Mais les dinosaures avaient un pelvis d'oiseau. Beaucoup étaient capables de marcher debout comme les créatures bipèdes modernes. Voyez l'autruche; voyez les échassiers; voyez la façon dont sont attachées vos jambes. Même les dinosaures qui se tenaient à quatre pattes avaient un type de pelvis permettant à leurs pattes d'être verticales plutôt que de s'écarter sur les côtés comme chez le lézard. Il s'agit d'un modèle évolutionnaire entièrement différent, qui a conduit des reptiles dinosauriens jusqu'aux mammifères en passant par les oiseaux. Et la partie saurienne de cet embranchement a disparu. Les seuls reptiliens qui ont survécu à la Grande Extinction, à la fin du Mésozoïque, sont ceux qui possédaient l'autre type de conformation pelvienne.

— Je vois. Et il y avait des petits dinosaures aussi bien que des grands. Simplement, ce sont les grands qui ont frappé

l'imagination.

— Exact. Ce sont ceux-là qui nous font écarquiller les yeux dans les musées. Mais quantité d'espèces ne faisaient que quelques dizaines de centimètres. Celle-ci, par exemple.

— Je comprends maintenant pourquoi le public s'en est si vite désintéressé. Il n'a rien d'effrayant ni d'impressionnant.

— Le profane s'en est désintéressé, mademoiselle Fellowes. Mais je vous assure que notre petit camarade est une révélation pour les scientifiques. On l'étudie nuit et jour, et on a découvert des choses très intéressantes. Par exemple, on a pu déterminer qu'il n'est pas tout à fait un animal à sang froid. Ce qui confirme une théorie controversée. A la différence des espèces actuelles de reptiles, il a une méthode pour maintenir sa température interne au dessus de celle de son environnement. Ce n'est pas parfait, loin de là, mais cela corrobore le témoignage des squelettes, qui place les dinosaures dans la ligne directe de l'évolution menant aux oiseaux et aux mammifères. La créature que vous regardez en ce moment est l'un de nos plus lointains ancêtres, mademoiselle Fellowes.

— Si c'est vrai, ne brouillez-vous pas les cartes en l'arrachant à son époque? Et si ce dinosaure-là était le maillon clé de toute la chaîne évolutionnaire? »

Hoskins éclata de rire.

« Je crains que l'évolution ne fonctionne pas aussi simplement. Cette bestiole a disparu de son époque, elle a traversé cent millions d'années et nous sommes encore ici : c'est une preuve suffisante.

— C'est un dinosaure mâle ou femelle?

— Mâle, dit Hoskins. Depuis que nous l'avons amené ici, nous essayons d'avoir un point fixe sur une femelle de son espèce. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. »

Elle ne répondit pas. Elle regardait le petit dinosaure qui courait pathétiquement dans son enceinte de confinement. Il fonçait dans le mur avant de faire demi-tour. Cette stupide créature ne paraissait pas comprendre pourquoi elle ne pouvait aller plus loin, dehors, vers les marais humides et les forêts torrides de son monde préhistorique.

Elle pensa à Timmie, arraché à son milieu et parqué dans ses quelques petites pièces.

« Je disais, mademoiselle Fellowes : savez-vous ce qu'est un trilobite?

— Quoi? Ah... oui. Une espèce éteinte, comme une langouste, c'est bien ça?

— Eh bien, pas tout à fait. C'était un crustacé, et il est éteint, mais il ne ressemblait pas du tout à une langouste. Ni à

quoi que ce soit d'actuel, à vrai dire. A une époque, c'était la forme de vie dominante sur Terre, le summum de la création. C'était il y a un demi milliard d'années. Les trilobites grouillaient partout; ils rampaient par millions au fond des océans. Et ils ont tous disparu, nul ne sait pourquoi, sans laisser aucun héritage génétique. Seulement des fossiles en énormes quantités. »

Mlle Fellowes scruta l'intérieur du caisson. Elle vit six ou sept créatures léthargiques, gris-vert, de huit ou dix centimètres de long, posées sur un lit de vase. Elles ressemblaient à ce qu'on trouve au bord de la mer dans les flaques laissées par la marée. Leur corps étroit, oval, apparemment caparaçonné était divisé en trois bourrelets, un grand au centre et deux plus petits de part et d'autre, frangés de petites barbelures. A une extrémité, on voyait d'énormes yeux noirs à facettes, comme ceux des insectes. Tandis que Mlle Fellowes observait tout cela, un des trilobites sortit de ses flancs tout un déploiement de minuscules pattes articulées et se mit à ramper — lentement, très lentement — sur le fond du caisson.

Le summum de la création. La forme de vie dominante à

son époque.

Un homme vêtu d'une blouse de laboratoire apparut, poussant devant lui un plateau à roulettes portant un appareil inconnu de Mlle Fellowes. Il salua aimablement Hoskins et adressa un sourire impersonnel à sa visiteuse.

« Je vous présente Tom Dwayne de l'Université de Washington, dit Hoskins. Un de ceux qui étudient les trilobites. Tom est chimiste nucléaire. Tom, je voudrais vous présenter Édith Fellowes, I.D. La merveilleuse femme qui s'occupe de notre nouveau petit Néanderthalien. »

Le nouveau venu sourit de nouveau, de façon beaucoup moins impersonnelle cette fois. « C'est un grand honneur de faire votre connaissance, docteur Fellowes. Vous avez un travail monumental sur les bras.

— Mademoiselle Fellowes suffira, dit-elle, en essayant de paraître naturelle. Qu'est-ce qu'un chimiste nucléaire a à voir avec les trilobites, si je puis me permettre?

— Eh bien, à vrai dire, je n'étudie pas les trilobites en soi, dit Dwayne. J'étudie la chimie de l'eau qui nous est parvenue en même temps qu'eux.

— Tom examine les taux isotopiques de l'oxygène contenu dans l'eau, dit Hoskins.

— Et pourquoi cela? »

Tom répondit : « Ce que nous avons ici, c'est une eau primitive, vieille de cinq ou six cents millions d'années. Le taux isotopique nous indique la température de l'océan à cette époque — je pourrais vous expliquer ça en détail, si ça vous intéresse — et celle-ci nous apprendra toutes sortes de choses sur le climat. La plus grande partie de la Terre était sous l'eau à l'époque où les trilobites se sont développés.

— Tout le problème est là, mademoiselle Fellowes. Ceux qui étudient les trilobites eux-mêmes n'ont qu'à disséquer ces bestioles, et n'ont besoin que d'un scalpel et d'un microscope. Alors que ce pauvre Tom doit installer dans cette pièce un spectrographe de masse chaque fois _ qu'il se livre à une expérience.

— Pourquoi? Ne peut-il...

— Non, il ne peut pas. Il ne peut rien sortir de cette bulle de Stase. C'est une question de maintien de l'équilibre du potentiel temporel.

— L'équilibre du potentiel temporel », répéta Mlle Fellowes, comme si Hoskins avait parlé chinois.

« C'est un problème de conservation de l'énergie. Un objet qui traverse le temps voyage le long de lignes de force temporelle. Il acquiert un potentiel en se déplaçant. Nous neutralisons cet effet dans la Stase et il faut le maintenir dans cet état.

— Ah », dit Mlle Fellowes. Sa formation scientifique ne comprenait guère de physique. Les concepts de cette science lui échappaient en grande partie. Peut-être était-ce une réaction aux souvenirs malheureux de son mariage. Son mari aimait à s'étendre sur la « poésie » inhérente à la physique, son mystère, sa magie, sa beauté. C'était peut-être vrai. Mais Mlle Fellowes n'avait pas très envie de réfléchir à ce qui pouvait être associé à son ex-mari.

Il y avait des échantillons de végétation primitive dans des chambres scellées — de curieuses petites plantes écailleuses, bizarres et sans beauté — et des rochers qui, aux yeux de Mlle Fellowes, ne différaient en rien de ceux du vingt et unième siècle. Cet endroit ressemblait à un musée : un musée mis en place et utilisé comme un centre de recherches suractivé.

« Et vous devez superviser tout ça, docteur Hoskins?

— Indirectement, mademoiselle Fellowes. Dieu merci, j'ai des subordonnés. Le travail administratif général suffit à

m'occuper soixante-douze heures sur vingt-quatre.

— Mais vous n'êtes pas un homme d'affaires, dit-elle en repensant à l'ostentatoire Ph.D. Au fond, vous êtes un scientifique qui a progressivement dérivé vers

l'administration, n'est-ce pas? »

Il acquiesça d'un air un peu triste.

« Dériver est le terme exact J'ai commencé comme théoricien. Mon doctorat traitait de la nature du temps, de la technique de détection intertemporelle mésonique, etc. Quand nous avons fondé cette société, je ne me doutais pas le moins du monde que je deviendrais autre chose que directeur de la recherche théorique. Mais il y a eu des.., enfin, des problèmes. Les banquiers sont venus nous secouer les puces quant à notre façon de gérer l'affaire. Il y eut des changements de personnel au plus haut niveau et de fil en aiguille je me suis retrouvé

devant eux et ils m'ont dit : Il faut que ce soit vous le directeur, Jerry, vous êtes le seul qui puisse remettre tout ça d'aplomb." J'ai été assez idiot pour les croire, et puis... eh bien... eh bien... » Il sourit. « Me voilà avec un beau bureau en acajou et tout le tintouin. Je tripote de la paperasse, je demande des rapports, je tiens des conférences. Je dis aux gens ce qu'ils doivent faire. Et il me reste parfois dix minutes dans la journée pour penser vaguement à mes vraies recherches scientifiques. »

Mlle Fellowes ressentit un puissant élan de sympathie auquel elle ne s'attendait pas. Elle comprenait enfin pourquoi il y avait ce « Ph.D. » sur la plaque du bureau de Hoskins. Ce n'était pas de la vantardise. Il l'avait mis là simplement pour se rappeler qui il était et ce qu'il était.

Quelle tristesse, se dit-elle.

« Si vous pouviez vous débarrasser de l'administration, dit-elle, quel genre de recherches feriez-vous?

— Je m'intéresserais aux problèmes de transfert temporel à courte portée. J'aimerais travailler à une méthode de détection d'objets se trouvant en deçà de la présente limite de dix mille ans. Nous avons conduit quelques études préliminaires prometteuses, mais nous n'avons pas pu aller plus loin. C'est une question de ressources — financières et techniques —, de priorités, d'acceptation des limites du moment. Si nous arrivions à lancer notre drague aux temps historiques, mademoiselle Fellowes, si nous pouvions établir le contact avec l'Egypte des pharaons, la Babylonie, Rome ou la Grèce antique... »

Il s'interrompit au milieu de sa phrase. Mlle Fellowes entendit un remue-ménage dans une cabine, une voix de fausset au ton récriminateur. Hoskins fronça les sourcils, marmotta un rapide « Excusez-moi » et courut voir ce qui se passait.

Mlle Fellowes le suivit du mieux qu'elle put. Elle n'avait pas très envie de se retrouver seule au milieu de ce tohu-bohu venu du fond des âges.

Un vieil homme en colère en vêtements de ville avec une mince barbe grise et un visage rouge discutait avec un technicien plus jeune, en uniforme et portant le monogramme rouge et or de Stase Technologies sur sa blouse de laboratoire. Le vieux monsieur en colère disait : « J'avais des recherches vitales à terminer. Vous ne comprenez donc pas?

— Que se passe-t-il? demanda Hoskins en s'interposant.

— Tentative de retrait d'un spécimen, dit le technicien.

— Hors de la Stase? dit Hoskins en levant les sourcils. Vous êtes sérieux? » Il se tourna vers l'autre homme. « Je ne puis croire que soit vrai, professeur Adamevski. »

Celui-ci montra la plus proche bulle de Stase. Mlle Fellowes ne vit qu'une petite table grise où était posé un échantillon de roche parfaitement banal, à côté de quelques fioles (des agents réactifs, probablement).

Adamevski dit : « J'ai un énorme travail à mener pour vérifier,.. »

Le technicien le coupa.

« Docteur Hoskins, le professeur Adamevski savait depuis le début que ce spécimen de chalcopyrite ne pouvait rester ici que deux semaines. Et ce délai expire aujourd'hui.

— Deux semaines! explosa Adamevski. Qui peut dire à

l'avance combien de temps prendra une recherche? Est-ce que Roentgen a découvert le principe des rayons X en deux semaines? Est-ce que Rutherford a résolu le problème du noyau atomique en deux semaines? Est-ce que...

— Mais deux semaines, c'était la limite impartie à cette expérience, dit le technicien. Il le savait.

— Et alors? Je ne peux pas prédire l'avenir, docteur Hoskins. Deux semaines, trois semaines, quatre... L'important, c'est de résoudre le problème, non?

— Le problème, dit Hoskins, c'est que nous avons des moyens limités. Nous n'avons qu'un certain nombre de bulles de Stase et il y a une énorme quantité de travaux à effectuer. Nous sommes obligés de faire tourner les spécimens. Ce morceau de chalcopyrite doit retourner là d'où il vient. Il y a une longue liste de gens qui attendent d'utiliser cette bulle.

— Eh bien, qu'ils l'utilisent, dit Adamevski avec emportement. Moi, j'emporterai ce spécimen et je finirai le travail à mon université. Vous pourrez le récupérer après.

— Vous savez bien que ce n'est pas possible.

— Un bout de chalcopyrite! Un malheureux morceau de caillou de trois kilos sans valeur commerciale!

— Le problème, dit le technicien, c'est qu'il a voulu sortir cette pierre contre tout règlement et que j'ai failli perforer la Stase, sans me rendre compte qu'il était encore dans la bulle. »

Il y eut un silence de mort.

Hoskins se tourna vers le savant et dit d'un ton glacial «

Est-ce exact, professeur? »

Adamevski prit un air gêné.

« Je n'ai vu aucun mal à...

— Aucun mal? Aucun mal? » Hoskins hocha la tête. Il semblait contenir sa colère à grand-peine.

A l'extérieur de la chambre de Stase pendait une poignée rouge fixée à un cordon de nylon qui traversait la cloison. Sans une hésitation, Hoskins leva la main et tira sur la poignée.

Mlle Fellowes, qui regardait la bulle de Stase, inspira brutalement quand une brève explosion de lumière vive dansa autour du bloc de pierre, l'entourant pendant une faction de seconde d'un halo rouge et vert. Avant qu'elle ait eu le temps de fermer les yeux, la lumière disparut. Le bloc de pierre s'était évanoui. La table grise était vide.

Adamevski se dressa, suffoquant d'indignation.

« Qu'avez-vous... »

Hoskins l'interrompit sans ménagement.

« Vous pouvez évacuer votre cabine, professeur. Votre autorisation de recherches sur le matériel de Stase est définitivement annulée à partir de cet instant.

— Une minute. Vous ne pouvez, pas...

— Pardon : je peux, professeur. Et je le fais. Vous avez violé une de nos règles les plus strictes.

— J'en appellerai à l'Association, internationale des...

— Faites toujours », dit Hoskins.

Il se détourna délibérément, laissant le professeur à ses protestations, et revint vers Mlle Fellowes. Elle avait assisté à

la scène avec une gêne croissante, espérant toujours que son bip se déclencherait et lui donnerait une excuse pour s'éloigner.

Hoskins avait le visage blanc de fureur.

« Je regrette d'avoir dû interrompre cette visite, mademoiselle Fellowes. Mais ce genre de choses est parfois nécessaire. Si vous voulez voir autre chose, ou si vous avez d'autres questions...

— Si ça ne vous dérange pas, docteur, il faudrait que je retourne près de Timmie.

— Mais vous n'êtes sortie de votre chambre de Stase que depuis...

— Quand même, je crois que ça vaut mieux. »

Un instant, Hoskins remua les lèvres en silence. Finalement, il dit : « Écoutez, si vous alliez voir avec Mme Stratford comment va Timmie? Si tout va bien, vous pouvez peut-être vous accorder encore un peu de temps libre. J'aimerais vous inviter à déjeuner, mademoiselle Fellowes. »

24

Ils se rendirent à la cafétéria, dans la petite salle des cadres. Hoskins présenta Mlle Fellowes, extérieurement très à

l'aise mais ne sachant pourtant où se fourrer.

Que doivent-ils penser, à nous voir ensemble? se demandait-elle. Elle regretta de n'avoir pas gardé son uniforme d'infirmière, qui lui servait d'armure. Il lui permettait d'affronter le monde sous le masque d'une fonction, non sous l'aspect d'une personne.

Le menu n'avait rien d'extraordinaire. Salades, sandwiches, plateaux de fruits, petits pains; c'était à peu près

— tout. Tant mieux : les années passées à l'hôpital lui en avaient donné l'habitude. Elle choisit quelques plats simples : une salade verte, des fraises et des quartiers d'orange, quelques tranches de pain de seigle, une petite bouteille de babeurre.

« Vous avez souvent ce genre de problèmes, docteur..__

Hoskins? dit-elle en s'asseyant.

— Il faut du temps, dit-il, pour dissuader complètement les gens d'emporter des spécimens quand leur délai d'expérience est terminé. Mais c'est la première fois que quelqu'un essaie réellement de le faire.

— Ce qui aurait créé un épouvantable problème avec... euh... l'équilibre du potentiel temporel?

— Exactement, dit Hoskins, à qui l'expression eut l'air de plaire. Nous savons qu'il y aura des accidents et nous avons fait installer des sources d'énergies spéciales pour compenser la perte due à des retraits accidentels d'objets de la Stase. Mais cela ne veut pas dire que nous avons envie de voir l'électricité

d'une année entière disparaître en une demi seconde. Nous serions obligés de diminuer pendant des mois le nombre de nos opérations pour équilibrer le coût. Et par-dessus tout, le professeur se serait trouvé dans la pièce au moment critique.

— Que se serait-il passé?

— Eh bien, nous avons fait l'expérience avec des objets inanimés — et aussi avec des souris, à vrai dire — et tout ce qui était dans la bulle au moment de la perforation a disparu.

— Tout est reparti dans le temps?

— Probablement. Emporté, pour ainsi dire, par la traction de l'objet retournant simultanément dans son époque propre. C'est en tout cas la théorie, et nous n'avons aucune raison de la mettre en doute : un objet qui reprend sa place dans la matrice espace-temps génère de telles forces dans son voisinage immédiat qu'il entraîne tout autour de lui. Les limitations de masse ne semblent s'appliquer que dans le sens passé-présent. S'il y avait eu un éléphant dans la bulle avec l'échantillon de roche, il aurait été emporté dans le temps aussi. Je préfère ne pas penser aux violations de la loi de la conservation de l'énergie que cela implique.

— La paillasse n'est pas partie », fit remarquer Mlle Fellowes.

Hoskins sourit largement

« Non, en effet. Ni le plancher ni les fenêtres. Cette force a des limites. Elle ne peut pas emporter tout le bâtiment. Et elle ne semble pas assez puissante pour entraîner dans le temps les objets fixés sur place. Aussi attachons nous tout ce qui dans la Stase est à proximité de l'objet en transit, ce qui est un système sacrément compliqué.

— Mais le professeur n'aurait pas été attaché.

— Non, dit Hoskins. Cet imbécile serait reparti avec la roche, tout droit au Pliocène.

— Ç'aurait été affreux pour lui.

— J'imagine, oui. Non que j'aurais beaucoup pleuré, je vous assure. Mais en fin de compte, nous en aurions pâti aussi. Vous imaginez les procès?

— Mais s'il mourait par suite de sa propre négligence...

— Ne soyez pas naïve, mademoiselle Fellowes. Depuis des dizaines d'années, toutes sortes de crétins commettent des négligences dans ce pays, et les avocats qui s'occupent de leur succession en détournent la responsabilité sur les autres. L'ivrogne qui tombe devant un train, le cambrioleur qui passe à travers une verrière et se fracture le crâne, le gamin qui s'accroche à l'arrière d'un bus et qui s'étale... Croyez-vous qu'ils ne réussissent pas tous à s'en tirer avec d'énormes dédommagements? Les héritiers d'Adamevski diraient que c'est nous qui avions été négligents, parce que nous clavions pas vérifié que la bulle était bien vide avant de la perforer. Les tribunaux seraient d'accord, sans tenir compte du fait que cet homme n'avait pas à s'introduire clandestinement dans la bulle pour tenter de voler un spécimen. Et même si nous gagnions le procès, mademoiselle Fellowes, imaginez-vous l'effet sur le public si jamais cette histoire venait à se savoir? Un vieux savant inoffensif tué dans un accident de Stase! Les terrifiants dangers du système de voyage temporel! Des risques inconnus du public! Une sorte de rayon de la mort! Quelles sortes d'expériences affreuses sont en cours derrière ces portes?

Qu'on les ferme! Qu'on les condamne! Vous comprenez? Du jour au lendemain, nous serions des monstres et nos fonds seraient bloqués comme ça », dit Hoskins en faisant claquer ses doigts. Se renfrognant, il regarda son assiette en jouant d'un air maussade avec sa nourriture.

« Vous ne pourriez pas le ramener? demanda Mlle Fellowes. De la même façon que vous avez trouvé la roche?

— Non, parce qu'une fois qu'un objet est reparti, le point fixe initial est perdu. Retrouver le professeur impliquerait de relocaliser un point fixe spécifique à cinq millions d'années d'ici ou à peu près, et cela reviendrait à lancer une ligne dans les —profondeurs de l'océan pour attraper un seul poisson bien précis. Bon Dieu, quand je pense aux précautions que nous prenons pour prévenir les accidents, je suis furieux. Chaque unité de Stase a son propre système de perforation, ce qui est normal : chaque unité a son point fixe particulier et doit être séparément démontable. Mais l'important, c'est qu'on attend toujours la dernière minute pour déclencher un système de perforation. Et à ce moment-là, le déclenchement s'opère

— vous m'avez vu faire, n'est-ce pas? — par une traction sur une poignée placée par précaution en dehors de la Stase. Cette traction est un mouvement mécanique important qui demande un gros effort; ce n'est pas quelque chose qu'on peut faire accidentellement.

— Donc, vous seriez obligé de laisser le professeur Adamevski là-bas, au — comment avez-vous dit? — au Pliocène?

— Il n'y aurait pas d'autre choix.

— Et le Pliocène, c'était quand?

— Il a commencé il y a dix millions d'années et a duré

quelque chose comme huit millions d'années. Mais la roche qui était ici venait de cinq millions d'années dans le passé.

— Le professeur aurait-il pu survivre à cette époque? »

Hoskins leva les mains en un geste d'incertitude.

« Ma foi, le climat n'était probablement pas aussi rude qu'il allait le devenir au cours de la période glaciaire d'où vient Timmie, et l'atmosphère était plus ou moins semblable à ce que nous respirons aujourd'hui... moins les saletés que nous y avons envoyées depuis deux siècles. Si Adamevski s'y connaissait en chasse et en plantes comestibles, ce qui est hautement improbable, il aurait pu s'en tirer quelque temps. A vue de nez, entre deux semaines et deux mois.

— Bon, et si entre-temps il rencontrait une femme du Pliocène, qu'il lui plaise, qu'elle lui apprenne à trouver de la nourriture? » A cet instant, une idée encore plus folle vint à

Mlle Fellowes. « Il pourrait même s'accoupler avec elle et en avoir des enfants, créer une nouvelle lignée génétique, en combinant les gènes d'un homme moderne à ceux d'une femme préhistorique. Est-ce que ça ne changerait pas toute l'histoire? Voilà quel serait le plus gros risque du transfert du professeur dans le passé, non? »

Hoskins essaya de réprimer une crise de fou rire. Mlle Fellowes sentit ses joues devenir rouge vif.

« J'ai dit quelque chose d'idiot, docteur? »

Quelques secondes passèrent avant qu'il pût répondre.

« Idiot? Non, le mot est bien trop fort... Naïf, plutôt. Mademoiselle Fellowes, il n'existait pas au Pliocène de femmes attendant gentiment l'arrivée de notre professeur Adamevski pour se mettre en ménage avec lui. Aucune qu'il aurait choisie comme compagne, en tout cas.

— Je vois.

— J'ai un peu oublié ce que je savais autrefois sur nos ancêtres hominidés, mais je peux vous assurer qu'Adamevski n'aurait rien trouvé qui ressemble de près ou de loin à l'Homo sapiens. Tout ce qu'il aurait pu espérer rencontrer, ç'aurait été

une forme primitive d'australopithécidés faisant peut-être un mètre vingt et couverts de poils de la tête aux pieds. L'espèce humaine, telle que nous la concevons, n'était pas encore apparue à une date aussi reculée. Et je doute que même un homme aussi passionné que le professeur Adamevski (Hoskins réprima un nouvel accès de fou rire) ait pu être assez impressionné par votre hominidée moyenne du Pliocène pour avoir envie d'avoir des rapports sexuels avec elle. Bien entendu, s'il tombait sur une Cléopâtre pliocénienne — la guenon dans les yeux de laquelle il verrait toute une mer immense où fuyaient des galères, pour ainsi dire...

— Je crois comprendre, dit Mlle Fellowes d'un ton pincé, regrettant d'avoir mis le sujet sur le tapis. Mais je vous avais demandé, quand vous m'avez montré le dinosaure, pourquoi l'histoire n'est pas changée lorsqu'on extrait quelque chose du temps puis qu'on l'y replace. Je comprends maintenant que le professeur n'aurait pas pu fonder une famille au Pliocène, mais si vous envoyiez quelqu'un à une époque où existaient de véritables êtres humains, disons il y a vingt mille ans... »

Hoskins prit un air songeur.

« Eh bien, dans ce cas, il se produirait une rupture mineure de la ligne temporelle, je suppose. Mais je ne crois pas qu'il se passerait quoi que ce soit d'important.

— Donc, vous ne pouvez pas changer l'histoire en vous servant de la Stase?

— Théoriquement, si, c'est possible, j'imagine. En pratique, à part dans des cas sortant vraiment de l'ordinaire, non. Nous emportons continuellement des objets hors de la Stase. Des molécules d'air. Des bactéries. De la poussière. Dix pour cent environ de notre consommation d'énergie sert à

compenser ce genre de micro-pertes. Mais même le déplacement de gros objets dans le temps induit< des changements qui finissent par s'amortir. Prenez le morceau de chalcopyrite d'Adamevski. Durant les deux semaines qu'il a passées à notre époque, un insecte, disons, qui cherchait refuge en dessous, a été tué. Cela pourrait lancer toute une série de changements le long de la ligne temporelle. Mais les mathématiques de la Stase indiquent qu'il s'agirait d'une série convergente. Le nombre de changements tend à diminuer avec le temps et les choses finissent par reprendre le cours qu'elles auraient suivi normalement.

— Vous voulez dire que la réalité se guérit d'elle même?

— D'une certaine façon. Arrachez un être humain au'

passé, ou envoyez-en un dans le passé, et vous créerez une blessure plus importante. S'il s'agit d'un individu ordinaire, cette blessure se guérira quand même toute seule; c'est ce que montrent les calculs. Naturellement, des tas de gens nous écrivent quotidiennement pour nous demander de ramener Abraham Lincoln à notre époque, ou Mahomet, ou Alexandre le Grand. Nous n'avons pas aujourd'hui la capacité technique de le faire, et je ne dis pas que nous le ferions si nous pouvions. Mais si nous pouvions jeter notre filet à une si courte distance et si nous étions capable de localiser un humain particulier, comme ceux que je viens de citer, le changement dans la réalité provoqué par le déplacement d'un de ces grands façonneurs de l'histoire serait trop énorme pour être guéri. Il existe des moyens de calculer quand un changement risque d'être trop important, et nous faisons en sorte de ne pas nous approcher de cette limite. »

Mlle Fellowes dit : « Dans ce cas, Timmie...

— Non, il ne pose aucun problème de cette sorte. Un seul petit garçon appartenant à une sous-espèce humaine vouée à

disparaître cinq ou dix mille ans plus tard a peu de chances de changer le cours de l'histoire quand nous le ramenons à notre époque. La réalité ne risque rien. » Hoskins lui jeta un coup d'oeil vif. « Vous n'avez pas à vous inquiéter.

— Je ne m'inquiète pas. J'essaie seulement de comprendre comment les choses fonctionnent ici. »

Mlle Fellowes aspira une longue gorgée de babeurre.

« S'il n'y avait aucun risque historique à ramener un enfant de Néanderthal à notre époque, il serait donc possible éventuellement d'en ramener un autre, n'est-ce pas?

— Bien sûr. Mais un seul nous suffit. Si Timmie nous permet d'apprendre tout ce que nous voulons...

— Même s'il suffit pour la recherche, il a peut-être besoin d'un camarade de jeu?

— Quoi?

Cette idée avait jailli dans l'esprit de Mlle Fellowes de façon aussi soudaine et inattendue que le prénom « Timmie »: une impulsion, quelque chose de spontané. Elle s'étonna d'avoir soulevé ce problème.

Mais maintenant que c'était fait, il n'y avait plus qu'à

continuer.

« C'est un enfant normal et en bonne santé, pour autant que je puisse en juger. C'est un enfant de son époque, naturellement. Mais je pense qu'à sa façon il est remarquable.

— C'est aussi mon avis, mademoiselle Fellowes.

— Et pourtant son développement risque de ne pas se poursuivre normalement.

— Pourquoi cela? demanda Hoskins.

— Un enfant a besoin de stimulation, et celui-ci vit enfermé et seul. Je ferai ce que je pourrai, mais je ne peux pas remplacer tout un milieu culturel. Docteur, il a besoin d'un autre enfant pour jouer. »

Hoskins hocha lentement la tête.

« Malheureusement, il est seul de son espèce, n'est-ce pas? Pauvre petit. »

Mlle Fellowes l'observait d'un air matois, espérant qu'elle avait choisi le bon moment.

« Si vous pouviez ramener un deuxième Néanderthalien...

— Oui. Ce serait l'idéal, mademoiselle Fellowes... Mais, c'est impossible.

— Impossible? dit Mlle Fellowes, soudain atterrée.

— Même avec la meilleure volonté du monde. Nous ne pouvons espérer trouver un autre Néanderthalien de sa tranche d'âge sans une chance incroyable; les populations étaient très clairsemées à l'époque, mademoiselle Fellowes ; nous ne pouvons pas piocher au hasard dans l'équivalent néanderthalien d'une grande ville, et attraper un enfant; et même si c'était possible, il serait injuste de multiplier les risques en faisant venir un autre être humain dans la Stase. »

Mlle Fellowes posa sa cuiller. Un torrent d'idées nouvelles jaillissait dans son esprit.

« Dans ce cas, docteur Hoskins, laissez-moi prendre un autre biais. S'il est impossible de ramener dans le présent un autre enfant de Néanderthal, n'en parlons plus. Je ne sais même pas si j'arriverais à me débrouiller avec un deuxième. Mais plus tard, quand Timmie sera mieux adapté, si nous faisions venir un enfant de l'extérieur pour jouer avec lui? »

Hoskins écarquilla les yeux.

« Un enfant humain?

— Un autre enfant, dit Mlle Fellowes avec un regard furieux. Timmie est humain.

— Bien sûr. Vous savez bien ce que je voulais dire... Mais une telle chose est impossible.

— Pourquoi donc? Vous avez arraché cet enfant à son époque et vous en avez fait un prisonnier perpétuel. Vous ne lui devez pas quelque chose? Docteur Hoskins, s'il y a un homme dans le monde actuel qui peut être considéré comme le père de cet enfant — dans tous les sens du terme, sauf au sens biologique —, c'est vous. Pourquoi ne pouvez-vous pas faire cette petite chose pour lui?

— Son père? » dit Hoskins. Et il se leva en vacillant un peu. « Mademoiselle Fellowes, je crois que je vais vous raccompagner, si vous n'y voyez pas d'inconvénient. »

Ils regagnèrent la maison de poupée dans un morne silence qu'aucun des deux ne brisa.

25

Comme il l'avait promis, Mclntyre envoya une pile d'ouvrages de référence traitant de l'homme de Néanderthal. Mlle Fellowes s'y plongea comme si elle était revenue à

l'école d'infirmière et devait passer quelques jours plus tard un examen décisif.

Elle apprit que les premiers fossiles de Néanderthal avaient été découverts au milieu du dix-neuvième siècle par des ouvriers travaillant dans une carrière de calcaire près de Düsseldorf en Allemagne, dans un lieu appelé Vallée de Neander — Neanderthal, en allemand. En dégageant les alluvions recouvrant le soubassement calcaire d'une grotte à

vingt mètres au-dessus du fond de la vallée, ils étaient tombés sur un crâne humain et sur d'autres ossements.

Les ouvriers remirent le crâne et une partie des ossements à un professeur de collège de la région, lequel les apporta à un anatomiste bien connu, le Dr Hermann Schaafhausen de Bonn. Celui-ci fut sidéré par leur aspect étrange. Le crâne comportait de nombreux traits humains, mais il était d'apparence curieusement primitive, allongé et étroit, avec un front incliné

et un énorme bourrelet osseux au-dessus des orbites. Les fémurs qui accompagnaient le crâne étaient si épais et si lourds qu'ils semblaient à peine humains.

Mais Schaafhausen ne se laissa pas impressionner. Dans une communication qu'il lut à un colloque en 1857, il désigna,ces étranges fossiles comme « le monument le plus ancien des premiers habitants de l'Europe.».

Mlle Fellowes leva les yeux sur Timmie qui s'amusait avec un jouet à l'autre bout de la chambre.

« Écoute ça, dit-elle. " Le monument le plus ancien des premiers habitants de l'Europe." Il parle d'un de tes cousins.»

L'enfant n'eut pas l'air impressionné. Il émit quelques cliquetis indifférents et reprit son jeu.

Mll Fellowes poursuivit sa lecture. Et l'ouvrage ne tarda pas à confirmer ce qu'elle soupçonnait déjà : que les Néanderthaliens, s'ils étaient certainement d'anciens habitants de l'Europe, étaient loin d'être les plus anciens. La découverte des fossiles de Néanderthal avait été suivie, au dix-neuvième siècle, par des trouvailles similaires dans de nombreuses régions d'Europe : ossements fossilisés de créatures humanoïdes au front incliné, aux arcades sourcilières proéminentes et — autre trait typique — au menton fuyant. Les savants discutèrent et, comme les théories de l'évolution de Darwin étaient le plus largement acceptées, on finit par admettre que les spécimens de type Néanderthal étaient les restes d'une sorte d'être humain préhistorique à l'aspect bestial, ancêtre de l'humanité moderne, peut-être à mi-chemin sur l'échelle évolutionnaire entre le singe et l'humain.

«A l'aspect bestial, dit Mlle Fellowes en reniflant. Tout est dans l'oeil de celui qui regarde, hein, Timmie? »

On avait alors découvert d'autres types de fossiles humains, à Java, en Chine, en Europe encore, qui semblaient encore plus primitifs que ceux de Néanderthal. Et au vingtième siècle, en trouvant des méthodes fiables de datation des sites anciens, on comprit que les Néanderthaliens devaient avoir vécu à une date relativement récente sur l'échelle de l'évolution humaine. Les restes humains de Java et de Chine étaient vieux d'au moins un demi million d'années, tandis que les Néanderthaliens n'étaient apparus qu'il y a cent cinquante mille ans. Ils avaient, semblait-il, occupé une grande partie de l'Europe et du Proche-Orient pendant plus de cent mille ans, prospérant jusque vers — 35 000. Puis ils avaient disparu, remplacés en tous lieux par l'espèce humaine actuelle, qui à

l'évidence avait déjà vu le jour à l'époque des premiers hommes de Néanderthal. Il apparaissait que les humains de type moderne avaient vécu côte à côte avec les

Néanderthaliens, pacifiquement ou non, pendant des milliers d'années avant de connaître une subite explosion démographique et d'évincer totalement l'autre type humain. Il semblait y avoir plusieurs théories différentes pour expliquer la soudaine extinction de l'homme de Néanderthal. Mais tout le monde était d'accord pour dire qu'il avait disparu de la surface de la Terre à la fin de la période glaciaire. L'homme de Néanderthal n'était pas un ancêtre simiesque et bestial de l'homme moderne. Ce n'était en rien l'un de ses ascendants. C'était simplement un humain d'un autre type, peut-être un cousin éloigné; les deux races avaient mené une existence parallèle, mais une seule avait survécu aux grands glaciers.

« Donc, tu es bien humain, Timmie. Je n'en ai jamais vraiment douté (en fait, elle en avait douté au tout début et n'en était pas fière), mais c'est écrit ici noir sur blanc. Tu as juste l'air un peu bizarre, c'est tout. Mais tu es aussi humain que moi. »

Timmie émit quelques cliquetis.

« Oui, dit Mlle Fellowes. C'est ce que tu penses aussi, non?

Et, pourtant, les différences, les différences... Mlle Fellowes feuilleta le livre. A quoi ressemblaient vraiment les Néanderthaliens? Au début, il y avait eu des débats enflammés : les spécimens fossiles étaient peu nombreux et l'un d'eux portait des traces d'arthrite et donnait une image trompeuse de l'espèce. Mais au fur et à mesure que de nouvelles preuves fossiles apparaissaient, une image du peuple de Néanderthal se forma, qui fut généralement acceptée.

Us étaient plus petits que les humains actuels — les plus grands ne devaient pas dépasser un mètre soixante — et très trapus, avec de larges épaules et une poitrine profonde. Ils avaient le front fuyant, d'énormes arcades sourcilières et une mâchoire inférieure arrondie en guise de menton. Leur nez était gros et épaté, en pied de marmite, et leur bouche avançait comme un museau. Ils avaient les pieds plats et très larges, avec des orteils courts et carrés. Leurs os étaient lourds, épais, avec de grosses articulations, leurs muscles étaient probablement très développés. Ils avaient les jambes courtes, arquées naturellement, les genoux toujours pliés, marchant peut-être en traînant les pieds.

Ils n'étaient pas beaux, ça non. Pas selon les canons actuels.

Mais ils étaient humains. Indubitablement humains. Avec un coup de rasoir, une coupe de cheveux, une chemise et une paire de jeans, un homme de Néanderthal pouvait probablement se promener dans n'importe quelle ville du monde sans attirer l'attention.

« Oh, Timmie, écoute ce qui vient! » Mlle Fellowes parcourut la page du doigt et lut : « Il avait un cerveau développé. Le cerveau se mesure par la capacité crânienne du squelette : c'est-à-dire le volume, en centimètres cube, de la cavité crânienne. Chez /'Homo sapiens actuel, la capacité

crânienne moyenne est de l'ordre de 1400 à 1500 cc. Certains ont une capacité cérébrale de 1100 à I200 cc. La capacité

cérébrale moyenne de l'homme de Néanderthal était d'environ 1600 cc. pour les crânes masculins, d'environ 1350 cc pour les crânes féminins. Ce qui -est supérieur à la moyenne de /'Homo sapiens. » Elle gloussa. « Qu'est-ce que tu dis de ça, Timmie?

»

Timmie lui sourit. Comme s'il avait compris! Mais Mlle Fellowes savait que c'était impossible.

« Évidemment, dit-elle, ce n'est pas la taille du crâne qui compte, c'est la qualité du cerveau qui s'y trouve. Les éléphants ont le plus gros crâne du monde, mais ils ne savent pas l'algèbre. Moi non plus, si on va par là, mais je peux lire un livre et conduire une voiture; montre-moi un éléphant qui en soit capable! Tu me trouves idiote, Timmie, à te parler comme ça? » L'enfant avait une expression solennelle; il la gratifia d'un cliquetis ou deux.

« Mais tu as besoin de parler à quelqu'un, ici. Et moi aussi. Viens ici une seconde, tu veux? » Mlle Fellowes lui fit signe de s'approcher. Il la regarda d'un air inexpressif, mais resta où il était. C'était un joli rêve d'imaginer qu'il commençait à comprendre ses paroles; mais c'était un rêve sans substance.

Alors, elle s'approcha de lui, s'assit à ses côtés et lui tendit le livre. Il y avait un dessin sur la page de gauche, une reconstitution du visage d'un homme de Néanderthal, massif et grisonnant, avec la bouche saillante caractéristique, le grand nez épaté et une barbe en broussaille tout emmêlée. Sa tête se détachait en avant de ses épaules. Ses lèvres étaient un peu retroussées et découvraient les dents. Il avait vraiment l'air sauvage. Bestial, même : il n'y avait rien à faire. Mais dans ses yeux brillait l'éclat indiscutable de. l'intelligence, et l'expression de quelque chose d'autre, de quelque chose de... de quoi? De tragique? Une expression d'angoisse, de douleur?

11 fixait le lointain, comme s'il pouvait voir les abîmes du temps. Il plongeait le regard dans un monde où nul de son espèce n'existait plus, à part un petit garçon qui n'avait rien à y faire.

« De quoi a-t-il l'air, Timmie? Tu le reconnais? Est-ce qu'il ressemble à quelqu'un? »

Timmie émit quelque cliquetis. Il jeta sur le livre un coup d'oeil dénué d'intérêt.

Mlle Fellowes désigna du doigt l'image. Puis elle lui prit la main et la posa sur la page.

Il ne parut d'abord s'intéresser qu'à la texture lisse du papier. Puis il saisit le coin inférieur, le souleva et se mit à

tirer dessus d'un air désoeuvré, si bien que la page commença à se déchirer au niveau de la reliure.

« Non! » s'écria Mlle Fellowes, et, d'un geste rapide et automatique, elle lui prit la main et lui donna une petite tape. Timmie la regarda. Ses yeux brillaient de colère. Il gronda et sa main se transforma en griffe pour récupérer le livre. Elle le mit hors de sa portée.

Il tomba à genoux et se remit à gronder en la regardant. C'était un roulement profond, surnaturel, et il avait les yeux renversés, les lèvres retroussées, les dents découvertes en une effrayante grimace de rage.

« Oh, Timmie, Timmie... » Les larmes montèrent aux yeux de Mlle Fellowes et elle se sentit envahie d'un sentiment de désespoir, de défaite — et même d'horreur.

Il s'aplatit par terre comme un animal, se dit-elle, alarmée. Et il feule comme s'il allait me sauter dessus pour m'ouvrir la gorge.

Oh, Timmie...

Mais Mlle Fellowes s'obligea au calme. Ce n'était pas la bonne réaction au petit éclat de l'enfant. Qu'espérait-elle donc?

Il avait tout au plus quatre ans, il venait d'une tribu primitive, en avait jamais vu de livre. Comment aurait-il traité celui-là

avec crainte et respect? Comment aurait-il su gré à l'infirmière de fournir cette source d'informations à son jeune esprit avide d'apprendre?

Des enfants de quatre ans issus de milieux instruits pouvaient déchirer des pages de livres. Et grogner quand on leur donnait une tape sur la main. Personne ne les. considérait pour autant comme des petites bêtes sauvages. Pas à cet âgelà. Timmie non plus n'était pas un animal; juste un petit garçon sauvage prisonnier dans un monde incompréhensible. Prudemment, Mlle Fellowes rangea les livres de McIntyre dans une armoire. Quand elle revint dans la chambre, elle trouva Timmie apaisé, en train de s'amuser avec son jouet comme si rien d'inhabituel ne s'était passé.

Une vague d'amour pour l'enfant la submergea. Elle avait une envie folle de lui demander pardon de s'en être ainsi prise à lui. Mais à quoi bon? Il n'y comprendrait rien. Ma foi, il y avait un autre moyen.

« Je crois qu'un peu de porridge serait le bienvenu, Timmie. Tu ne crois pas? »

VI

RÉVÉLATION

26

Plus tard dans la journée, le Dr McIntyre arriva à la maison de poupée pour sa seconde visite. Quand il entra, Mlle Fellowes dit :

« Merci encore pour les livres, docteur. »

McIntyre sourit de son petit sourire sans chaleur.

« Je suis heureux d'avoir pu vous aider, mademoiselle Fellowes.

— Mais il y a d'autres choses que j'aimerais savoir. Avant de poursuivre mes lectures, je voudrais vous poser quelques questions... »

Le paléoanthropologue sourit à nouveau, de façon moins chaleureuse encore. Il était manifestement pressé de commencer sa séance avec l'enfant de Néanderthal. Mais après le fiasco de la dernière visite, Mlle Fellowes était résolue à

empêcher McIntyre d'acculer Timmie aux larmes au nom de sa curiosité scientifique. La séance devrait avancer à l'allure que lui imposerait Mlle Fellowes, ou elle n'avancerait pas du tout. Sa parole ferait loi, selon la formule de Hoskins.

« Si je puis vous aider, mademoiselle Fellowes...

— Il s'agit du point central qui me pose problème depuis que je travaille avec Timmie. Nous sommes tous d'accord pour dire que les Néanderthaliens étaient humains. Ce que je voudrais savoir, c'est jusqu'à quel point ils nous sont proches. Les différences physiques sont assez évidentes et j'ai étudié

les articles que vous m'avez envoyés. Je parle des différences culturelles. Des différences intellectuelles. Ce qui définit réellement l'humanité.

— Eh bien, mademoiselle Fellowes, c'est exactement ce que je m'efforce d'apprendre en venant ici. Le but des tests...

— Je comprends bien. Dites-moi d'abord ce qu'on sait déjà. »

McIntyre eut une moue irritée. Il passa ses doigts dans ses fins cheveux dorés.

« Quoi en particulier?

— J'ai appris aujourd'hui que les deux races, celle de Néanderthal et la nôtre ont vécu côte à côte pendant cent mille ans.

— Le mot " races " n'est pas tout à fait adéquat. Les différentes " races " humaines actuelles sont beaucoup plus proches les unes des autres que nous ne le sommes des Néanderthaliens. Il serait peut-être plus exact de parler de " sous-espèces ". L'homme de Néanderthal appartient à la sousespèce de l'Homo sapiens neanderthalensis et nous à celle de l'Homo sapiens sapiens.

— Très bien. Mais ils ont bien vécu côte à côte.

— Au moins dans les régions chaudes; les

Néanderthaliens devaient avoir les froides pour eux tout seuls, parce qu'ils y étaient mieux adaptés. Il s'agit de populations réduites, de groupes clairsemés. Une tribu particulière de Néanderthal a pu vivre des siècles sans jamais rencontrer d'Homo sapiens sapiens. Mais ils ont pu être voisins à

l'époque où finissait la dernière période glaciaire et où l'espace habitable pour nos ancêtres s'agrandissait en Europe.

— Donc, vous ne pensez pas qu'il y ait la moindre chance que les Néanderthaliens soient nos ancêtres.

— Oh, non. C'est un groupe distinct. Ils étaient assez proches de nous pour se croiser avec l'Homo sapiens sapiens

— nous avons des preuves fossiles qui l'attestent — mais dans l'ensemble, ils ont dû rester de leur côté et ne contribuer que très peu, sinon pas du tout, au fonds génétique des humains actuels.

— Des cousins de la campagne.

— Ce n'est pas une mauvaise formule.

— Merci... Et est-ce qu'ils étaient moins intelligents que l'Homo sapiens sapiens? »

Il eut à nouveau l'air impatient.

« Je ne peux vraiment pas me prononcer là-dessus, mademoiselle Fellowes, tant que vous ne me laissez pas pratiquer d'examen sérieux des aptitudes mentales de Timmie à...

— Qu'en pensez-vous à première vue?

— Moins intelligent.

— Sur quoi se fonde votre avis, docteur McIntyre'? Est-ce seulement un préjugé? »

Le rouge envahit le teint délicat de McIntyre.

« Vous m'avez demandé une opinion avant que j'aie eu l'occasion d'examiner le seul témoignage véritable dont ait jamais disposé la science. Ma réponse ne peut être que l'expression d'un préjugé, par définition.

— Oui, je comprends. Mais elle doit bien s'appuyer sur quelque chose de concret? »

Mclntyre se maîtrisa.

« Le niveau culturel du moustérien — c'est le terme que nous employons pour la culture néanderthalienne : le moustérien — n'était pas très élevé et n'a pas manifesté de signes importants de progrès au cours des centaines de siècles qu'il a duré. Tandis que la lignée sapiens a régulièrement amélioré sa technologie durant tout le Paléolithique et jusqu'à

aujourd'hui, ce qui explique que ce soient des humains sapiens qui ont ramené un enfant néanderthalien des abîmes du temps et non l'inverse. De plus, nous ne connaissons aucun art de Néanderthal. On suppose qu'ils ont dû avoir une forme de religion, parce qu'on a trouvé des tombes néanderthalienne et qu'une espèce qui enterre ses morts doit bien croire à une sorte d'après-vie, donc à des entités spirituelles supérieures. Et nous ne sommes même pas totalement sûrs qu'ils aient été

physiologiquement capables de se servir d'un langage. Ni qu'ils en aient eu les capacités intellectuelles. »

Mlle Fellowes sentit la tristesse la submerger. Elle était soulagée que Timmie ne pût comprendre.

« Donc, vous pensez que c'était une race

intellectuellement inférieure?

— C'est ce que nous pouvons penser en nous fondant sur ce que nous savons actuellement. Mais les outils moustériens, même simples, étaient adaptés aux tâches qui leur étaient dévolues : tuer le petit gibier, trancher la viande, gratter les peaux, couper des arbres, etc. Et s'il n'y a pas de peintures néanderthaliennes, c'est peut-être qu'ils trouvaient ce genre de choses blasphématoire. Il y a eu des cultures plus récentes qui avaient des interdits sur les images.

— Mais vous pensez que les Néanderthaliens étaient une race... une sous-espèce inférieure.

— En effet. Malgré tous les arguments en leur faveur, le fait demeure qu'au fond je les considère comme un type d'humain statique, à l'esprit lent, que notre peuple a dépassé et, pour finir„ fait disparaître. Naturellement, si on parle de supériorité physique, c'est une autre paire de manches. Eu égard aux conditions d'existence qui prévalaient à l'époque, on pourrait bien considérer les Néanderthaliens comme le type supérieur. Ces mêmes traits qui nous les font voir comme d'affreuses brutes pourraient avoir été des marques de leur supériorité.

— Donnez-moi un exemple.

— Le nez », dit McIntyre. Il montra Timmie. « Il a un nez beaucoup plus gros qu'un enfant actuel.

— Oui. En effet.

— Et on peut le trouver laid.

— On peut, acquiesça Mlle Fellowes d'un ton froid.

— Mais réfléchissez au climat que devait affronter l'homme paléolithique. La plus grande partie de l'Europe était couverte de permafrost. Un vent froid soufflait constamment sur les plaines du centre. La neige pouvait tomber en toute saison. Vous savez ce que ça fait de respirer un air vraiment froid. Mais un des rôles du nez humain est de réchauffer et d'humidifier l'air qu'on respire avant qu'il n'arrive aux poumons. Plus le nez est grand, plus sa capacité de réchauffement est importante.

— Comme un radiateur, vous voulez dire?

— Exactement. La structure faciale de l'homme de Néanderthal semble conçue pour empêcher l'air froid d'atteindre les poumons — ainsi que le cerveau, d'ailleurs : n'oubliez pas que les artères qui transportent le sang au cerveau sont logées juste derrière les cavités nasales. Mais le grand nez en saillie, les sinus maxillaires très développés, le gros diamètre des vaisseaux sanguins desservant le visage, tout cela peut être une adaptation à un environnement glaciaire. Et la lourde musculature, la vigoureuse structure corporelle...

— Donc, l'aspect soi-disant " bestial " de l'homme de Néanderthal n'était peut-être qu'une réponse évolutive spécialisée aux conditions difficiles de l'Europe glaciaire.

— Exactement.

— Mais si les Néanderthaliens étaient si bien armés pour survivre, pourquoi se sont-ils éteints? A cause d'un changement climatique qui leur a fait perdre l'avantage de leur spécialisation? »

McIntyre poussa un profond soupir.

« La, question est tellement débattue...

— Eh bien, quelle est votre opinion à vous? Ont-ils été

exterminés parce qu'ils avaient l'esprit lent? Leurs caractéristiques génétiques particulières ont-elles disparu par suite de croisements avec l'autre lignée? Ou était-ce...

— Puis-je vous rappeler, mademoiselle Fellowes, que j'ai du travail à faire ici? » dit McIntyre. Il commençait à avoir l'air exaspéré. « Malgré tout le plaisir que j'ai à discuter avec vous de l'homme de Néanderthal, le fait est qu'il y a dans cette pièce un authentique Néanderthalien vivant, et que je n'ai qu'un temps limité...

— Allez-y, docteur McIntyre, dit Mlle Fellowes, résignée. Examinez Timmie. Faites seulement en sorte de ne pas bouleverser cet enfant comme la dernière fois. »

27

Et le temps vint de la première conférence de presse. Mlle Fellowes avait repoussé ce moment le plus Possible. Mais Hoskins insistait. L'enfant était en bonne forme physique, il n'allait pas tomber victime d'une infection bactérienne du vingt et unième siècle, il pouvait supporter le stress d'une rencontre avec les médias : l'heure de son dévoilement public avait sonné. La parole de Mlle Fellowes faisait peut-être loi, mais il y avait une parole qu'elle n'était pas libre de prononcer

: non.

« Je veux limiter, l'épreuve à cinq minutes, dit-elle.

— Ils en ont demandé quinze.

— Ils peuvent demander une journée entière si ça leur chante, docteur Hoskins. Mais cinq minutes, c'est tout ce que je considère comme acceptable.

— Dix, mademoiselle Fellowes. »

La résolution se lisait sur son visage.

« Dix au grand maximum. Moins si l'enfant montre, des signes d'épuisement.

— Vous savez bien qu'il va montrer des signes

d'épuisement, dit Hoskins. Je ne peux absolument pas accepter que les journalistes soient mis à la porte au premier geignement.

— Je ne pensais pas aux petits geignements, docteur. Je pensais à l'hystérie, aux profondes manifestations psychosomatiques, aux réactions potentiellement dangereuses pour sa vie devant une invasion massive de son espace vital. Vous vous rappelez dans quel état il était le soir où il est arrivé.

— Il avait tellement peur qu'il en perdait la tête.

— Et vous croyez qu'il ne va pas s'émouvoir si on lui flanque toute une batterie de caméras sous le nez? Et des'

spots brûlants? Et toute une bande d'inconnus braillards qui vont lui corner aux oreilles?

— Mademoiselle Fellowes...

— Combien de reporters comptez-vous laisser entrer, de toute façon? »

Hoskins fit un bref calcul de tête.

« Une douzaine à peu près.

— Trois.

— Mademoiselle Fellowes!

— La bulle de Stase est petite. C'est le refuge de Timmie. Si vous la laissez envahir par une meute de... de babouins...

— Ce seront des journalistes scientifiques comme Candide Deveney.

— Tant mieux. Trois journalistes.

— Vous êtes vraiment décidée à compliquer les choses, n'est-ce pas?

— Je dois prendre soin d'un enfant. C'est pour ça que vous me payez et j'ai l'intention de le faire. Si vous trouvez trop difficile de travailler avec moi, vous pouvez toujours me donner congé, vous savez. »

Ces mots lui avaient échappé. Mlle Fellowes eut peur tout à coup. Et si Hoskins la prenait au mot? S'il appelait une autre postulante — il devait sûrement y en avoir — pour prendre Timmie en charge?

Mais l'idée de la renvoyer parut inquiéter Hoskins autant qu'elle.

« Je n'en ai aucune envie, mademoiselle Fellowes. Vous le savez très bien.

— Alors, écoutez-moi. Le concept de pool de journalistes ne vous est pas inconnu, n'est-ce pas? Qu'ils choisissent trois représentants qui viendront ici étudier Timmie. Mieux vaut d'ailleurs qu'ils restent à l'extérieur de la bulle de Stase pendant que je le leur montrerai. Ils pourront communiquer ce qu'ils apprendront aux autres. Dites-leur qu'au-delà de trois, leur présence mettrait en danger la santé et la stabilité mentale de l'enfant.

— Quatre, mademoiselle Fellowes?

— Trois.

— Ils vont me massacrer si je leur dis...

— Trois. »

Hoskins la regarda fixement. Puis il éclata de rire.

« Très bien, mademoiselle Fellowes. Vous avez gagné. Trois journalistes. Mais ils pourront le voir pendant dix minutes entières. Et je leur dirai que s'ils ont des plaintes à

formuler, ils doivent s'adresser à l'infirmière. »

28

Plus tard le même jour, ces messieurs de la presse arrivèrent. Deux messieurs et une dame, pour être précis : John Underhill du Times, Stan Washington de Globe-Net Cable News, et Margaret Anne Crawford de l'agence Reuter. Mlle Fellowes tenait Timmie dans ses bras juste à

l'intérieur du périmètre de la Stase et il s'agrippait farouchement à elle tandis qu'ils mettaient leurs caméras en route et lui posaient des questions par la porte ouverte. Elle faisait de son mieux pour y répondre, exposant Timmie sous toutes les coutures pour qu'ils puissent bien voir sa tête.

« C'est un garçon ou une fille? demanda la dame.

— Un garçon, dit Mlle Fellowes d'un ton brusque.

— Il a presque l'air humain, dit Underhill, du Times.

— Il est humain.

— On nous avait dit que c'était un Néanderthalien.

— Je puis vous assurer, dit soudain la voix de Hoskins derrière elle, qu'il n'y a aucune supercherie. Cet enfant est un authentique Homo sapiens neanderthalensis.

— Et l'Homo sapiens neanderthalensis, ajouta Mlle Fellowes d'un ton tranchant, est un type d'Homo sapiens. Cet enfant est aussi humain que vous et moi.

— Mais avec une tête de singe, dit Washington, de GlobeNet Cable News. Comment se comporte-t-il, mademoiselle?

Comme un singe?

— Il se comporte exactement comme un petit garçon », répondit sèchement Mlle Fellowes, revenant un peu plus à son mode habituel d'attaque défensive. Timmie se tortillait contre son épaule. Elle l'entendait émettre tout bas de petits cliquetis de peur. « Il n'a rien d'un enfant-singe. Ses traits sont ceux de la branche néanderthalienne de l'espèce humaine. Son comportement est celui d'un enfant humain parfaitement normal. Il est intelligent et sensible, à moins d'être effrayé par une bande d'inconnus bruyants. Il s'appelle.., il s'appelle Timothy...

— Timothy? dit l'envoyé du Times. Pourquoi l'avoir appelé comme ça? »

Mlle Fellowes rougit.

« C'est son nom, simplement.

— C'était cousu à sa manche quand il est arrivé? demanda Globe-Net Cable News.

— C'est moi qui le lui ai donné.

— Timmie l'enfant-singe », dit Globe-Net.

Les trois reporters s'esclaffèrent. Mlle Fellowes sentit sa colère atteindre le point critique.

« Posez-le par terre, vous voulez? dit l'envoyée de Reuter. Qu'on voie comment il marche.

— Ce petit est trop effrayé, rétorqua Mlle Fellowes, en se demandant s'ils espéraient voir Timmie faire le tour de la pièce avec les mains traînant au sol. Beaucoup trop effrayé. Vous ne le voyez donc pas? »

En effet, la respiration de Timmie s'entrecoupait de soupirs de plus en plus profonds, comme s'il prenait son élan pour une explosion de cris. Et l'explosion se produisit. Les cris perçants, mêlés à une cascade de grognements et de cliquetis, semblaient ne jamais devoir s'arrêter. Elle sentait trembler l'enfant contre elle.

« Mademoiselle Fellowes... Mademoiselle Fellowes...

— Plus de questions! aboya-t-elle. La conférence de presse est terminée! »

Elle pivota sur place en tenant Timmie serré contre elle et se dirigea vers la chambre. Elle passa à grands pas devant Hoskins consterné qui lui adressa un bref hochement de tête et un petit sourire d'approbation.

Il fallut quelques minutes à Mlle Fellowes pour calmer le petit garçon. Peu à peu, son petit corps frémissant se détendit, son visage perdit son expression de terreur.

Une conférence de presse! se dit Mlle Fellowes avec amertume. Avec un enfant de quatre ans. Que lui feront-ils la prochaine fois?

Au bout d'un moment, elle ressortit de la chambre, rouge d'indignation, et ferma la porte de Timmie derrière elle. Les trois journalistes étaient toujours là, massés dans le petit espace à l'extérieur de la bulle. Elle passa la limite de la Stase et les affronta.

« Ça ne vous suffit pas? demanda-t-elle d'un ton sec. Il va me falloir tout l'après-midi pour réparer les dégâts. Pourquoi ne partez-vous pas?

— Il ne nous reste que quelques questions, mademoiselle Fellowes. »

Elle jeta un regard suppliant à Hoskins. Il haussa les épaules.

« Pourrions-nous en savoir un peu plus sur votre formation, mademoiselle Fellowes?... » dit la journaliste de Reuter.

Hoskins intervint rapidement : « Nous pouvons vous fournir une copie des titres professionnels de mademoiselle Fellowes, si vous voulez, mademoiselle Crawford.

— Oui, s'il vous plaît.

— Est-ce une spécialiste du voyage dans le temps?

— Mademoiselle Fellowes est une infirmière très expérimentée, dit Hoskins. Nous l'avons fait venir à Stase Technologies S.A. dans le but spécifique de s'occuper de Timmie.

— Et que pensez-vous faire de... Timmie, demanda l'envoyé du Times, maintenant que vous l'avez?

— Eh bien, dit Hoskins, nous voulions savoir si nous pouvions régler notre drague sur l'époque paléolithique avec une précision suffisante pour en ramener un organisme vivant. Nos réussites précédentes, vous le savez, avaient toutes eu lieu dans une zone-cible située à des millions d'années d'ici. Le projet Néanderthal nous a permis d'opérer à quarante mille ans, et nous travaillons à des perfectionnements qui permettront un ciblage à plus courte portée. De surcroît, nous avons maintenant parmi nous un enfant de Néanderthal vivant, une créature qui doit être considérée comme humaine. Les anthropologues et les physiologistes s'intéressent beaucoup à

lui et il sera l'objet d'études intensives.

— Combien de temps allez-vous le garder?

— Jusqu'au moment où nous aurons plus besoin de l'espace qu'il occupe que de lui. Assez longtemps, peut être. »

Le journaliste de Globe-Net Cable News dit : « Pouvez vous l'amener dehors pour que nous puissions mettre en route une transmission subéthérique et offrir aux spectateurs un vrai spectacle? »

Mlle Fellowes se racla bruyamment la gorge.

Mais Hoskins l'avait devancée. « Je suis désolé, mais on ne peut pas sortir l'enfant de la Stase.

— Et à propos, qu'est-ce que la Stase, en fait? » demanda Mlle Crawford, de Reuter.

— Ah. » Hoskins se permit l'un de ses petits sourires.

« Voilà qui demanderait beaucoup d'explications. Mais je peux vous en faire un bref résumé. Dans la Stase, le temps tel que nous le connaissons n'existe pas. Ce logement se trouve à

l'intérieur d'une bulle invisible qui ne fait pas vraiment partie de notre univers. On pourrait dire qu'il s'agit d'un environnement indépendant et inviolable. C'est pourquoi on a pu extraire cet enfant hors du temps.

— Un instant, objecta Underhill, du Times. Indépendant?

Inviolable? L'infirmière y entre et en sort.

— Vous pourriez le faire, dit Hoskins posément. Vous vous déplaceriez parallèlement aux lignes de force temporelles et cela n'entraînerait aucune perte ni aucun gain important d'énergie. L'enfant, lui, a été pris dans un passé lointain. Il s'est déplacé le long des lignes temporelles et a acquis un potentiel temporel. Le faire entrer dans l'univers, dans notre univers, et dans notre temps, consommerait suffisamment d'énergie pour griller toutes les lignes de la société et probablement pour couper le courant de toute la ville. Quand il est arrivé, toutes sortes de saletés sont arrivées avec lui, de la terre, de l'herbe, des cailloux et j'en passe, et nous en avons entreposé chaque parcelle au fond de la zone de Stase. Quand nous en aurons l'occasion, nous renverrons tout ça à

l'expéditeur. Mais nous ne pouvons pas prendre le risque de le sortir de la bulle. »

Les journalistes prenaient fébrilement des notes. Mlle Fellowes les soupçonnait de ne pas y comprendre grand chose et de savoir que leur public n'y comprendrait pas grand-chose non plus. Mais ça faisait scientifique et c'était ce qui importait. L'envoyé de Globe-Net dit : « Seriez-vous disponible pour une conférence de presse ce soir, docteur Hoskins?

— Je dois pouvoir m'arranger, répondit immédiatement Hoskins.

— Mais sans le petit, dit Mlle Fellowes.

— Non, dit Hoskins. Sans le petit. Mais je répondrai avec plaisir à toutes vos questions. »

Mlle Fellowes les regarda partir sans regret.

Elle referma la porte, entendit les verrous électroniques se mettre en place et resta un moment immobile à réfléchir à ce qui venait d'être dit.

Encore cet accroissement du potentiel temporel, cette poussée de courant, cette crainte de sortir de la Stase une chose remontée à la surface du temps. Elle se rappela le petit larcin du professeur Adamevski et ses dramatiques conséquences. En y repensant, Mlle Fellowes abouti, avec une netteté horrible, à une conclusion qu'elle avait à peine effleurée auparavant : Timmie était condamné à ne jamais rien voir du monde où il avait été projeté. La bulle serait son seul univers tant qu'il resterait au temps présent.

Il était prisonnier. Non par un décret arbitraire du Dr Hoskins, mais selon les lois inexorables du procédé par lequel il avait été arraché à sa propre époque. Les quelques petites pièces de la maison de poupée seraient pour toujours, les limites du monde de Timmie.

Pauvre petit. Pauvre petit.

Elle prit soudain conscience qu'il pleurait et se hâta de passer dans la, chambre pour le consoler.

29

Hoskins s'apprêtait à rappeler le conseil d'administration à

l'ordre du jour quand son téléphone sonna. Il le regarda avec irritation. Qu'y avait-il encore?

Le téléphone continuait à sonner.

« Excusez-moi, voulez-vous? » dit-il en jetant un regard circulaire dans la pièce. Il passa en mode audio et dit : «

Hoskins à l'appareil.

— Docteur Hoskins, ici Bruce Mannheim. Du Conseil de Défense des Enfants, comme vous le savez, je pense. »

Hoskins réprima une quinte de toux.

« Oui, monsieur Mannheim. Que puis-je faire pour vous?

— J'ai vu votre émission hier soir, naturellement. Le petit Néanderthalien. Fascinant, fascinant, une réussite scientifique absolument miraculeuse!

— Eh bien, merci. Et...

— Mais bien entendu, la situation soulève quelques problèmes éthiques. Comme vous le savez, je pense. Enlever un enfant d'une autre culture du milieu familial et éducatif qui lui est propre, et l'amener dans notre époque... » Mannheim s'interrompit. « Je crois qu'il faut que nous en discutions, docteur Hoskins.

— Peut-être. Mais pour l'instant...

— Oh, pas immédiatement, dit Mannheim d'un ton

dégagé. Ce n'est pas ce que j'escomptais. Je voudrais simplement proposer de choisir un moment pour discuter plus longuement des questions qui...

— Oui, dit Hoskins en levant les yeux au ciel. Bien sûr. Bien sûr, monsieur Mannheim. Si vous voulez bien laisser votre numéro à ma secrétaire, elle vous contactera dès que possible et nous pourrons convenir d'un rendez-vous.

— Parfait, docteur Hoskins. Merci beaucoup. » Hoskins raccrocha. Il regarda ceux qui l'entouraient d'un air morne.

« Bruce Mannheim, dit-il d'un ton lugubre. Le fameux avocat de la cause des enfants. Mon Dieu, mon Dieu! Il fallait s'y attendre, non? Eh bien, voilà, c'est arrivé. »

30

Il y eut alors des semaines où Mlle Fellowes se sentit de plus en plus intégrée à Stase Technologies, S.A. On lui attribua un petit bureau avec son nom sur la porte, tout près de la maison de poupée (comme elle appelait la bulle de Stase de Timmie). Son contrat initial fut déchiré et on lui en accorda un beaucoup plus avantageux. Hoskins et elle étaient peut-être destinés à se heurter à l'occasion, mais elle avait manifestement gagné son respect. On installa sur la maison de poupée le plafond qu'elle réclamait; le mobilier fut réétudié; on ajouta une deuxième salle de bains, et un meilleur système de rangement pour ses affaires.

Hoskins lui dit qu'on pouvait lui donner un appartement privé sur les terrains de la société : elle ne devait pas se sentir de service vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elle refusa. «

Je ne veux pas m'éloigner de Timmie pendant qu'il dort, expliqua-t-elle. Il se réveille en pleurant presque toutes les nuits. Il a l'air de faire des rêves très nets, et qui, je crois, lui font très peur. J'arrive à le rassurer, mais qui d'autre y parviendrait? »

Mlle Fellowes s'absentait néanmoins de temps entemps, plus par devoir que par envie. Elle allait à la banque, achetait des vêtements ou des jouets à Timmie. Une fois, elle alla voir un film. Mais elle n'avait qu'une envie : rentrer. Elle n'avait jamais vraiment remarqué, au cours de ses années d'hôpital, à

quel point sa vie était centrée sur son travail. A présent qu'elle habitait sur place, c'était encore plus visible. Elle n'allait même pas voir ses quelques amies, infirmières pour la plupart. Il lui suffisait de leur parler par téléphone.

Au cours d'une de ces incursions en ville, elle se surprit à

regarder un petit garçon ordinaire dans la rue, et trouva quelque chose de boursouflé et de repoussant dans son front haut et bombé, son menton prognathe, ses arcades sourcilières plates, son insignifiant, petit bout de nez. Elle dut se secouer pour rompre le sortilège.

Maintenant elle acceptait Timmie tel qu'il était, et Timmie semblait s'installer dans sa nouvelle existence. Il se montrait de moins en moins timide devant les étrangers; ses rêves devenaient moins persécutoires; il était maintenant aussi détendu avec Mlle Fellowes que si elle était sa vraie mère. Il s'habillait et se déshabillait tout seul, enfilant et enlevant avec un plaisir évident les salopettes qu'il portait généralement. Il avait appris à boire au verre et à se servir — maladroitement, certes — d'une fourchette en plastique pour porter les aliments à sa bouche.

Il avait même l'air de vouloir apprendre à parler anglais. Mlle Fellowes n'était arrivée à rien dans ses tentatives de décodage du langage de Timmie. Comme elle s'en était doutée, Hoskins avait tout enregistré et elle avait écouté et réécouté les bandes sans y trouver de schéma verbal intelligible. Ce n'étaient que des cliquetis et des grognements. Il faisait certains bruits quand il avait faim, d'autres quand il était fatigué, d'autres encore quand il avait peur. Comme l'avait fait observer Hoskins, même les chiens et les chats émettaient des sons reconnaissables en réaction à des situations spécifiques, mais personne, n'avait jamais identifié

des « mots » particuliers en aucun « langage » chien ou chat. Dans ses moments d'abattement, Mlle Fellowes craignait que Timmie se révélât tout bonnement incapable. d'apprendre un vrai langage, soit parce que les Néanderthaliens n'avaient pas les capacités intellectuelles pour parler, soit parce que, ayant passé ses années d'apprentissage parmi des gens qui ne parlaient que le plus simple, le plus primitif des langages, Timmie n'avait plus les moyens de maîtriser quelque chose de plus complexe. Elle fit quelques recherches sur les enfants sauvages — ces enfants qui avaient passé de longues périodes seuls, dans des régions primitives, pratiquement comme des animaux — et découvrit qu'après leur retour à la civilisation, ils étaient incapables de prononcer autre chose que des grognements informes. Même là où existaient les aptitudes physiologiques et intellectuelles à la parole, les stimuli d'apprentissage devaient être fournis dans les premières années de la vie, sans quoi l'enfant n'apprenait jamais à parler. Mlle Fellowes voulait absolument que Timmie lui prouve qu'ils se trompaient, afin que personne ne puisse douter qu'il était humain. Et quel caractère distinguait plus sûrement les êtres humains des bêtes que la parole?

« Lait, dit-elle, geste à l'appui. Un verre de lait. »

Timmie émit ce qu'elle pensa être des cliquetis de faim.

« Oui. Faim. Veux-tu du lait? »

Pas de réaction.

Elle essaya par un autre biais.

« Timmie... toi. Toi... Timmie. » Elle le montra du doigt. Il regarda le doigt sans mot dire.

« Marcher.

— Manger.

— Rire.

— Moi... mademoiselle Fellowes. Toi... Timmie. » Rien. Toujours rien.

C'est sans espoir, pensa Mlle Fellowes avec amertume. «

Parler?

— Boire?

— Manger?

— Rire?

— Manger », dit soudain Timmie.

Elle fut si saisie qu'elle faillit lâcher l'assiette de nourriture qu'elle venait de lui préparer.

« Redis-moi ça!

— Manger. »

Le même son. Pas vraiment net. Cela ressemblait plutôt à

« Mahéé ». Elle n'avait pas réussi à entendre la consonne centrale. Mais dans le contexte, c'était le bon son. Elle lui tendit l'assiette, mais trop haut pour qu'il pût la saisir.

« Mahéé! répéta-t-il, de façon plus insistante.

— Manger? demanda-t-elle. Tu veux manger?

— Mahééé! » Il s'impatientait.

« Tiens, dit Mlle Fellowes. Manger, c'est ça, Timmie. Mange! Mange ton repas!

— Mahéé », dit-il, satisfait, puis il saisit sa fourchette et s'attaqua à la nourriture avec vigueur.

« C'était bon? lui demanda-t-elle une fois qu'il eut fini. Tu as aimé ton déjeuner? »

Elle n'allait pas abandonner maintenant. Là où il y avait un mot, il pouvait y en avoir d'autres.

Elle le désigna du doigt.

« Timmie.

— Mmm-mmm, dit-il.

— Timmie veut encore manger? Manger? »

Elle pointa le doigt sur lui, puis sur sa bouche à elle et mima les mouvements de mastication. Il la regarda sans rien dire. Ma foi, il n'avait plus faim.

« Timmie, répéta-t-elle en le montrant.

— Mmm-mmm », dit-il, et il se tapota la poitrine. Il n'y avait pas à s'y tromper. Elle sentit un élan étourdissant la traverser. Fierté? Joie? Stupéfaction? Sans doute les trois à la fois. Un instant, elle crut qu'elle allait fondre en larmes.

Puis elle se précipita vers l'intercom. « Docteur Hoskins!

Voulez-vous venir, s'il vous plaît? Et envoyez chercher le Dr McIntyre aussi! »

31

« C'est encore Bruce Mannheim à l'appareil, docteur Hoskins. »

Hoskins regarda le téléphone comme s'il s'était mué en serpent. C'était le troisième appel en quinze jours. Il essaya de prendre un ton enjoué.

« Oui, monsieur Mannheim! Ça fait plaisir d'avoir de vos nouvelles!

— Je voulais simplement vous dire que j'ai discuté des résultats de notre très agréable conversation de la semaine dernière avec mon comité de consultants.

— Ah oui? » dit Hoskins, d'une voix moins enjouée. Il n'avait pas trouvé cette dernière conversation tout à fait aussi agréable que Mannheim. Il l'avait trouvée indiscrète, inquisitrice et, dans l'ensemble, scandaleuse.

« Je leur ai dit que vous aviez répondu à mes questions préliminaires de façon très satisfaisante.

— Je suis heureux de l'apprendre.

— Et le sentiment général est chez nous qu'il n'est pas nécessaire d'agir pour l'instant au sujet de l'enfant de Néanderthal, mais qu'il va nous falloir observer la situation de très près pendant que nous terminerons notre étude de la question dans son ensemble. Je vous rappellerai la semaine prochaine avec une liste de points à éclaircir. J'ai pensé que vous aimeriez être au courant.

— Ah... oui, dit Hoskins. Merci beaucoup de m'avoir prévenu, monsieur Mannheim. »

Il ferma les yeux et s'obligea à respirer lentement. Merci beaucoup. monsieur Mannheim. C'est très aimable à vous de nous laisser continuer notre travail pour l'instant. Enfin, pendant que vous terminez votre étude de la question dans son ensemble. Merci beaucoup, beaucoup, beaucoup.

32

Le jour où Timmie prononça ses premiers mots d'anglais fut merveilleux pour Mlle Fellowes. La suite fut moins enchanteresse.

Le problème, c'était que Timmie n'était pas seulement un petit garçon confié à sa garde. C'était un spécimen scientifique extraordinaire, et des savants du monde entier se bousculaient pour avoir le privilège de l'étudier.

Jacobs et McIntyre continuaient d'être extrêmement présents. Ils avaient eu la chance d'être les premiers à voir Timmie. Mais ils savaient bien qu'ils ne pouvaient en avoir le monopole. Une horde d'anthropologues, de physiologistes, d'historiens des cultures et de spécialistes d'une dizaine d'autres domaines étaient derrière la porte et sonnaient avec insistance. Chacun avait préparé son programme. Ils étaient d'autant plus pressés que Timmie, croyait-il, parlait désormais anglais. Certains s'y prenaient comme s'ils n'avaient qu'à s'asseoir devant l'enfant et lui poser des questions sur la vie au Paléolithique telle :

« Quelles espèces d'animaux chassait ta tribu?

— A quoi ressemblaient les croyances religieuses de ton peuple?

— Migriez-vous avec les saisons?

— Y avait-il des guerres entre tribus?

— Et des guerres entre ta sous-espèce et l'autre? »

Leur esprit bouillonnait de questions auxquelles seul Timmie pouvait répondre. Raconte-nous! Nous voulons savoir tout ce qu'il y a à savoir sur ton peuple et ses... structures familiales...

animaux totémiques...

groupes linguistiques...

concepts astronomiques...

capacités technologiques...

Mais bien sûr, personne ne posa à Timmie aucune de ces importantes questions, parce que l'anglais du petit Néanderthalien, malgré des progrès constants, s'arrêtait encore à des phrases telles que « Timmie manger maintenant » et «

Monsieur s'en va maintenant ».

De plus, Mlle Fellowes était la seule personne capable de comprendre ses paroles avec un certain degré de fiabilité. Pour les autres, même s'ils le voyaient tous les jours, ses tentatives lourdes et étranglées n'étaient que très difficilement reconnaissables comme porteurs de sens. Manifestement, les Néanderthaliens avaient les aptitudes intellectuelles nécessaires à la parole, ainsi que les capacités anatomiques de produire des sons, mais leur langue et leur larynx étaient apparemment incapables d'obtenir le degré d'articulation requis par les langues modernes. En tout cas, Timmie n'y parvenait pas. Même Mlle Fellowes devait la plupart du temps faire de gros efforts pour comprendre ce qu'il voulait dire. Tout cela était frustrant pour tout le monde : pour Timmie, pour Mile Fellowes, et surtout pour les savants, si impatients d'interroger l'enfant. Et cela ne faisait que souligner son isolement. Alors même qu'il commençait à savoir communiquer avec ses ravisseurs, il lui fallait livrer une terrible bataille pour transmettre le concept le plus. simple à la seule personne capable, au moins partiellement, de le comprendre.

Les physiologistes lui faisaient suivre des régimes spéciaux. Elle lui achetait des jouets. Ils le fatiguaient avec des demandes d'échantillons sanguins, de radiographies, de boucles de cheveux même. Elle lui apprenait des chansons et des comptines. Ils faisaient passer à Timmie des tests exhaustifs et' exténuants de coordination et de réflexes, d'acuité visuelle, d'audition, d'intelligence intuitive. Ensuite, Mlle Fellowes le consolait en le tenant contre elle et en le caressant jusqu'à ce qu'il s'apaise.

Elle insistait pour qu'ils s'en tiennent à la durée quotidienne prévue pour leurs examens. La plupart du temps, elle gagnait, mais pas toujours. Les savants la considéraient certainement comme une ogresse, une peine à connaître, une femme bornée. Mlle Fellowes n'en avait cure. Ce qu'elle avait en vue, c'était l'intérêt de Timmie, pas le leur. Son seul allié, c'était Hoskins. Il venait à la maison de poupée presque tous les jours. Il saisissait toutes les occasions d'échapper à son rôle de directeur et portait un intérêt sentimental à l'enfant; peut-être aussi prenait-il plaisir à parler avec elle.

(Elle avait appris deux ou trois choses sur lui : il avait inventé la méthode d'analyse des rayons réfléchis envoyés par le rayon mésonique en pénétrant dans le passé; il avait été l'un des inventeurs de la méthode de mise en Stase; ses manières souvent froides n'étaient qu'une façon de cacher une nature affable dont il n'était que trop facile de profiter; et, ah oui, qu'il était bien marié, sans aucun doute, et heureux en ménage.)

Un jour, Hoskins arriva juste à temps pour la voir exploser.

La journée avait été mauvaise, très mauvaise. Une nouvelle équipe de physiologistes était venue de Californie avec toute une nouvelle série de tests à propos de son attitude corporelle et de sa structure pelvienne. Les tests, faits avec un machin à base de tiges de métal glacé, comprenaient toutes sortes de poussées et de pressions. Timmie n'était pas trop d'humeur à ce moment-là à se laisser pousser et presser contre des tiges de métal glacé. Ils le manipulaient comme si c'était un animal de laboratoire quand Mlle Fellowes se sentit submergée par une violente envie de meurtre.

« Assez! cria-t-elle enfin. Dehors! Sortez! »

Ils la regardèrent, les yeux écarquillés, bouche bée.

« J'ai dit : Dehors! La séance est finie! Cet enfant est épuisé. Vous lui tordez les jambes, vous lui faites mal au dos. Vous ne voyez pas qu'il pleure? Sortez! Sortez!

— Mais, mademoiselle Fellowes... »

Elle se mit à rassembler leurs instruments. Ils les récupérèrent vivement. Elle montra la porte. En marmonnant dans leur barbe, ils sortirent au petit trot.

A la porte, elle les regarda s'en aller, aveuglée par la rage, en se demandant quelle serait l'intrusion suivante, cependant que Timmie sanglotait derrière elle. Puis elle remarqua Hoskins.

« Y a-t-il un problème? » dit-il.

Elle lui lança un regard furieux. « Vous pouvez le dire! »

Se tournant vers Timmie, elle lui fit signe et il accourut, s'accrochant à elle des bras et des jambes. Elle l'entendit murmurer quelque chose, très bas, des mots qu'elle n'arriva pas bien à distinguer. Elle le serra contre elle. Hoskins dit gravement : « Il n'a pas l'air heureux.

— Vous le seriez, à sa place? Ils sont après lui tous les jours, maintenant, avec leurs prises de sang, leurs sondes et leurs tests. Vous auriez dû voir ce qu'ils lui faisaient à l'instant

— on aurait dit qu'ils essayaient de comprendre comment ses jambes étaient rattachées à son corps. Et voilà qu'on lui change sa nourriture, maintenant. Le régime synthétique qu'on lui a prescrit depuis lundi est fait de trucs que je ne donnerais pas à un cochon.

— Le Dr Jacobs dit que cela lui donnera des forces, que cela le rendra plus apte à résister à...

— A résister à quoi? A d'autres tests?

— Il faut que vous gardiez à l'esprit, mademoiselle Fellowes, que le but premier de cette expérience est d'en apprendre le plus possible sur...

— Je ne l'oublie pas, docteur. Et vous, n'oubliez pas que Timmie n'est pas un hamster ou un cochon d'Inde, ni même un chimpanzé, mais bien un être humain.

— Personne ne dit le contraire, dit Hoskins. Mais... »

Elle le coupa de nouveau.

« Mais ça ne vous intéresse pas. Vous ne le voyez que comme une espèce de petit singe en salopette, et vous pensez que vous pouvez...

— Nous ne le voyons pas comme...

— Si! Mais si! Vous m'avez dit que c'était l'arrivée de Timmie qui avait fait sortir votre société de l'ombre. Si vous en avez une quelconque reconnaissance, vous devez les empêcher d'approcher ce pauvre enfant tant qu'il n'est pas assez grand pour comprendre un peu mieux ce qu'on lui demande. Après une mauvaise séance, il fait des cauchemars, il n'arrive pas à dormir, il hurle pendant des heures, parfois. Maintenant, je vous avertis, je ne les laisse plus entrer ici. Plus du tout! »

(Elle se rendit compte que sa voix avait monté à mesure qu'elle parlait. Mais elle ne pouvait pas s'en empêcher.)

« Excusez-moi, dit-elle au bout d'un moment. Je ne voulais pas hurler comme ça.

— Je comprends que vous soyez bouleversée.

— Merci.

— Le Dr Jacobs m'a assuré que la santé de l'enfant est excellente, et qu'il n'est en aucune manière diminué par le programme de recherches auquel il est... soumis.

— Dans ce cas, le Dr Jacobs devrait passer une nuit ici'. Pour l'écouter pleurer dans le noir. Pour me voir obligée d'aller dans sa chambre le prendre dans mes bras et lui chanter des berceuses. Il n'est pas diminué, docteur Hoskins? C'est parce qu'il a passé ses premières années dans les pires conditions et qu'il s'est débrouillé pour survivre. Si un enfant peut survivre à un hiver glaciaire, il peut sans doute survivre à

tous les tripotages d'un troupeau de blouses blanches. Mais ça ne veut pas dire que ce soit bon pour lui.

— Il faudra discuter du calendrier de recherches à la prochaine réunion.

— Oui, en effet. Il faut rappeler à tous que Timmie a droit à un traitement humain. »

Hoskins sourit. Elle lui adressa un regard interrogateur. Il dit : « Je pensais seulement à quel point vous avez changé depuis le premier jour. Vous aviez l'air complètement affolée. J'ai dû vous convaincre que vous vous occuperiez vraiment d'un enfant et pas d'une espèce de petit primate. »

Mlle Fellowes baissa les yeux. « Je n'avais probablement pas bien compris, au premier coup d'oeil... », murmura-t-elle, puis sa voix s'éteignit.

Elle regarda Timmie, toujours accroché à elle. Il était beaucoup plus calme. Elle lui tapota doucement le derrière et le renvoya dans sa salle de jeux. Hoskins jeta un coup d'oeil à

l'intérieur quand Timmie ouvrit la porte et y aperçut un étalage de jouets qui lui arracha un sourire.

« Il a de quoi faire, dit-il.

— Il y a droit, le pauvre petit. Ils sont tout ce qu'il possède et il les mérite bien, avec tout ce qu'il subit.

— Bien sûr. Bien sûr. Il faudrait même lui en acheter d'autres. Je vais vous envoyer un formulaire. Dites-nous tout ce dont il aurait besoin... »

Mlle Fellowes eut un sourire.

« Vous aimez bien Timmie, n'est-ce pas?

— Comment pourrais-je ne pas l'aimer? Il est tellement solide, ce petit bougre! Et si courageux.

— Courageux, oui.

— Comme vous, mademoiselle Fellowes. »

Elle ne sut comment réagir. Il restèrent face à face un instant. Hoskins semblait avoir baissé sa garde : Mlle Fellowes lut une profonde lassitude dans ses yeux. Elle dit, avec une inquiétude non feinte : « Vous avez l'air fatigué, docteur Hoskins.

— Vraiment, mademoiselle Fellowes? » Il rit, d'un rire peu convaincant. « Il faut que je m'exerce à avoir l'air plus vivant, alors.

— Est-ce qu'il y a un nouveau problème?

— Un problème? » Il eut l'air surpris. « Non, pas de problème! Je fais un travail exigeant, c'est tout. Ce n'est pas tant qu'il soit compliqué; la complexité ne me fait pas peur. Mais ce n'est pas ce que je fais avec le plus de plaisir. Si je pouvais revenir au travail de laboratoire... » Il secoua la tête. «

Enfin, ça ne nous mène nulle part. J'ai pris note de votre réclamation, mademoiselle Fellowes. Nous verrons ce qu'on peut faire pour alléger un peu le calendrier de recherches de Timmie. Enfin, dans la mesure de nos possibilités. Vous comprenez ce que je veux dire, j'en suis certain.

— J'en suis certaine, moi aussi », dit Mlle Fellowes d'un ton peut-être un petit peu trop sec.

Interlude Quatre : Le Cercle de

Guerre

C'était l'aube, et le ciel était d'un gris funèbre, avec un vent âpre qui soufflait de deux directions à la fois. Une petite portion blanche de la lune apparaissait encore, comme un couteau d'os suspendu dans le ciel. Les hommes du Cercle de Guerre s'apprêtaient à descendre la colline vers l'autel aux pierres brillantes, au lieu où confluaient les trois rivières. Celle Qui Sait, à l'écart, aurait bien désiré pouvoir les accompagner.

C'était toujours aux hommes que revenait de faire les choses intéressantes, et toujours aux mêmes, les jeunes pleins de sève. Les vieux comme Nuage d'Argent et Boeuf Musqué

Puant et Combat Comme Un Lion faisaient les déclarations et donnaient les ordres, mais c'étaient les jeunes, Arbre Aux Loups, Montagne Brisée, OEil Flamboyant et Attrapé L'Oiseau Dans Le Buisson, qui faisaient les choses. Ils étaient vraiment vivants, se disait Celle Qui Sait, avec un sentiment aigu de jalousie.

Quand il y avait du gibier dans les plaines, ils formaient le Cercle de Chasse. Ils aiguisaient le bout de leurs lances, s'enveloppaient les chevilles de bandes sombres de fourrure de loup pour se donner vitesse et férocité, partaient, martelaient le sol et poussaient les mammouths par-dessus les falaises, ou encerclaient un malheureux rhinocéros embourbé et le frappaient jusqu'à ce qu'il s'écroule, ou encore lançaient les pierres-à-cordes aux rennes pour entraver leurs pattes et les faire tomber en pleine course. Ensuite, ils chargeaient leurs victimes sur l'épaule ou les traînaient derrière eux jusqu'au camp où ils faisaient une entrée triomphale en chantant et en dansant, salués par la tribu qui psalmodiait leurs noms, et ils avaient le droit de choisir le premier morceau de la viande fraîchement cuite, le coeur, la cervelle et les autres bons morceaux.

Et quand quelqu'un avait enfreint la loi, ou qu'un chef était parvenu à la fin de ses jours et devait être envoyé dans l'Autre Monde, ils devenaient le Cercle de Mise à Mort, enfilaient les masques en peau d'ours et apportaient la massue d'exécution en ivoire; ils emmenaient leur victime hors de vue et faisaient ce qui devait être fait. Puis ils revenaient solennellement, l'un derrière l'autre en chantant le Chant de l'Autre Monde, que seuls les membres du Cercle de Mise à

Mort avaient le droit de chanter.

Et quand l'ennemi rôdait, il était temps pour eux de devenir le Cercle de Guerre, de se peindre les rayures bleues sur les épaules, les rouges autour des reins et de revêtir les capes de lion. C'était ce qu'ils étaient en train de faire, et Celle Qui Sait les jalousait amèrement. Nus, debout en cercle, les hommes plaisantaient et riaient nerveusement, tandis que le vieux Chevaucheur de Mammouth finissait de mélanger les pigments. La guerre était la seule occasion où les hommes se peignaient le corps; la dernière guerre n'était pas toute récente et il fallait mélanger de nouveaux pigments. Cela prenait du temps. Mais Chevaucheur de Mammouth connaissait l'art de moudre les pierres et de mélanger la graisse d'antilope à la poudre afin de la faire tenir sur la peau. Il était assis en tailleur, penché sur son travail. Et les hommes du Cercle de Mise à Mort attendaient qu'il en eût fini. Il avait sorti les tubes d'os où étaient enfermés les pigments et les mêlait à la graisse dans un bol de pierre. Enfin les couleurs furent prêtes. Chevaucheur de Mammouth tendit le bol de rouge à Montagne Brisée et le bol de bleu à Jeune Antilope ; et les autres vinrent se faire peindre.

Le volume des plaisanteries et des rires s'accrut. Les hommes étaient effrayés de ce qui les attendait; c'est pourquoi ils s'esclaffaient tant. Les deux peintres utilisaient des pinceaux en queue-de-renard qui les chatouillaient beaucoup et redoublaient leur hilarité. Les rayures aux épaules étaient faciles à exécuter, une bleue étroite en travers du dos, une large en travers de la poitrine, puis une tache-de-la-Déesse en bleu sur la gorge, là où pointe la partie dure, une autre sur le coeur. C'était la peinture des parties qui déclenchait les fous rires. On faisait d'abord une rayure rouge au bas du ventre, audessus de l'endroit où se trouvent les parties de l'homme, qui faisait tout le tour du dos, au-dessus des fesses; puis une fine rayure entourant chaque cuisse juste en dessous des parties masculines; et enfin, ce qui les faisait toujours rire, la rayurede-la-Déesse qui courait le long de l'organe viril et deux points sur les parties rondes qui pendaient en dessous. Montagne Brisée y appliquait la peinture avec de grands gestes et les hommes faisaient semblant de trouver le chatouillement intolérable. Mais peut-être ne faisaient-ils pas semblant. Continue, se dit Celle Qui Sait. Peins-moi aussi! Je n'ai pas de parties d'homme, mais tu peux dessiner les rayures rouges sur mes reins et sur le bout de mes seins, et ce sera pareil quand viendra le moment de se battre. Parce que je suis tout autant un guerrier que chacun de vous. Tout autant. Ils avaient presque fini. Tous les hommes étaient peints sauf les deux peintres eux-mêmes. Alors, Montagne Brisée traça les rayures du bas sur Jeune Antilope et Jeune Antilope traça les rayures du haut sur Montagne Brisée; puis ils échangèrent leur bols de peinture, et Jeune Antilope passa le rouge sur Montagne Brisée et Montagne Brisée le bleu sur Jeune Antilope. Ensuite, ils attachèrent leurs pagnes autour de leur taille, leurs capes de lion sur leurs épaules, ramassèrent leurs lances et furent prêts à guerroyer.

Ou presque. Femme de la Déesse devait encore dire sur eux les mots-de-guerre, devant les trois crânes d'ours. Mais déjà Celle Qui Sait voyait les deux autres Femmes de la Déesse installer les crânes sur le chemin, et Femme de la Déesse elle-même enfiler les habits spéciaux qu'elle devait porter quand elle donnait la bénédiction-de-guerre. Celle Qui Sait regarda au pied de la colline l'autel en pierres brillantes, au lieu où les rivières se rencontraient. Il n'y avait personne.

Tout cela ne servirait à rien si les Autres étaient partis. Femme de la Déesse avait déclaré que les traces de pas autour de l'autel étaient fraîches, mais qu'en savait-elle? Elle ne chassait pas. Les traces qu'elle avait vues pouvaient dater de trois jours. Alors, les Autres seraient loin .Il fallait juste aller vite à l'autel et exécuter les rites que Nuage d'Argent jugeait bons; ensuite, le Peuple pourrait s'éloigner, vers l'est, atteindre ce pays plat, froid et vide où les Autres se rendaient rarement

— et y poursuivre son existence. S'il n'y avait pas réellement lieu d'envoyer le Cercle de Guerre renifler le territoire, Nuage d'Argent perdait là un temps précieux. L'année avançait. Les jours commençaient à raccourcir. Il ne tarderait pas à neiger tous les jours. Le Peuple devait promptement terminer ce qu'il était venu faire ici, et trouver un endroit sûr où s'installer durant les mauvais mois à venir.

Mais Femme de la Déesse avait probablement raison : des Autres étaient aux environs. Alors la guerre aurait lieu; des hommes mouraient, et peut-être pas seulement des hommes. Garde Le Passé, s'approchant par-derrière, lui dit dans l'oreille : « La Déesse est très dure en ce moment. Nous sommes venus ici L'adorer; mais Elle prend le petit garçon, puis Elle nous amène au milieu des Autres. »

Celle Qui Sait haussa les épaules.

« Je ne vois pas d'Autres. Nous sommes ici depuis deux jours et personne n'en a vu.

— Ils sont ici. Ils nous attendent, cachés là, en bas, prêts à

attaquer.

— Comment le sais-tu?

— Je l'ai rêvé, dit Garde Le Passé. Ils étaient invisibles, comme des êtres de brume, puis ils sont devenus apparents comme des ombres, et ensuite ils ont jailli de la terre tout autour de nous et se sont mis à nous massacrer. »

Celle Qui Sait eut un rire âpre.

« Encore un rêve noir.

— Encore?

— La nuit avant-dernière, Nuage d'Argent a rêvé qu'il était redevenu enfant, qu'il entrait dans la mer, et que quand il en sortait il devenait de plus en plus vieux à chaque pas qu'il faisait, et en quelques instants il était flétri, tordu et débile. Un rêve de mort, voilà ce que c'était. Et voilà que tu rêves d'Autres qui nous guettent près de l'autel. »

Garde Le Passé acquiesça.

« Et la Déesse a pris le petit Visage du Feu Céleste sans nous donner en échange aucun signe de Son plaisir. Je pense qu'il faut quitter ce, lieu, sans rester pour célébrer de cérémonie auprès de cet autel.

— Mais Nuage d'Argent dit que nous devons le faire.

— Nuage d'Argent devient timoré et faible avec l'âge », dit Garde Le Passé.

Celle Qui Sait se tourna vers la chroniqueuse d'un air furieux.

« Aimerais-tu être chef à sa place?

— Moi? » Garde Le Passé sourit. « Pas moi, Celle Qui Sait. Je ne veux surtout pas être chef. S'il est une femme au monde qui meurt d'envie d'être chef, Celle Qui Sait, je crois que c'est toi. Je n'ai aucun goût pour ce genre de fardeau. Néanmoins, je crois que le temps est venu pour Nuage d'Argent de poser sa baguette, sa coiffe et son manteau.

— Non.

— On lit la fatigue dans son regard.

— Il est fort et sage, dit Celle Qui Sait, sans grande conviction.

— Tu sais que ce que tu dis n'est pas vrai.

— Vraiment, Garde Le Passé? Vraiment?

— Tu sais et. je sais et Femme de la Déesse sait que Nuage d'Argent n'est plus apte à être le chef. Et quand les hommes s'en rendront compte à leur tour, le Cercle de Mise à

Mort devra faire son office.

— Peut-être bien, dit Celle Qui Sait, mal à l'aise. — Alors pourquoi le défends-tu?

— J'ai de la peine pour lui: Je n'ai pas envie qu'il soit obligé de mourir.

— C'est très gentil de ta part. Mais le chef sait comment vont les choses. Te rappelles-tu le temps où Neige Noire était le chef, et il est tombé malade de la bile verte, rien n'arrivait à

le soigner, il s'est dressé devant nous tous et nous a dit que son heure était venue? A-t-il hésité, même un instant? Et avant lui Grand Arbre, le père de Nuage d'Argent, a-t-il hésité? Tu n'étais pas encore née. Grand Arbre était un grand chef; mais un jour il a dit : je suis trop vieux, je ne peux plus être le chef, et à la tombée du jour il était mort. Comme cela doit être pour Nuage d'Argent.

— Pas encore. Pas encore.

— Même s'il nous mène au désastre? reprit Garde Le Passé avec froideur. C'est ce qu'il est peut-être en train de faire en ce moment même. C'était une erreur de nous faire venir ici; je m'en aperçois maintenant, même si je ne l'ai pas compris au début. Pourquoi le défends-tu si farouchement? Il n'est rien pour toi. Je croyais même que tu ne l'aimais pas.

— Si Nuage d'Argent meurt, qui deviendra le chef? —

OEil Flamboyant, je suppose.

— Exactement. OEil Flamboyant! » Celle Qui Sait eut un sourire méchant. « Je te le dis, Garde Le Passé, j'aimerais mieux garder Nuage d'Argent, même vieux et maladroit, et mourir sous les coups des Autres plutôt que d'avoir OEil Flamboyant comme chef!

— Ah, dit Garde Le Passé. Je comprends. Tu places tes petites rancoeurs personnelles avant le bon sens, avant la vie elle-même, Celle Qui Sait. Que tu es absurde !

— Tu vas finir par te faire frapper, finalement.

— Mais ne vois-tu pas que...

— Non, dit Celle Qui Sait. Non, je ne vois rien du tout. Mais ça suffit. Regarde, regarde en bas! »

Pendant que les deux femmes parlaient, Femme de là

Déesse avait fini de bénir le Cercle de Guerre, et ses membres, convenablement peints et équipés, étaient descendus de la colline pour prendre position autour de l'autel. Ils se tenaient à

présent épaule contre épaule, brandissant leurs lances et regardant de tous côtés d'un air à la fois menaçant et provocant.

Et les Autres apparurent, sortant du néant comme les créatures de brumes du rêve de Garde Le Passé.

D'où sortaient-ils? Ils devaient être tapis dans les épaisses broussailles le long d'une des rivières, utilisant peut-être un moyen magique qui les faisait ressembler à des broussailles, en attendant que vienne l'heure de bondir.

Ils étaient huit ou dix. Non, plus. Celle Qui Sait essaya de les compter, mais elle eut beau se servir de ses deux mains, il en restait encore — peut-être une pleine main en plus. Alors que le Cercle de Guerre ne comptait que neuf guerriers. Tout allait finir par un massacre. Nuage d'Argent avait envoyé tous les jeunes hommes de la tribu à la mort.

« Ils sont vraiment hideux! murmura Garde Le Passé

d'une voix âpre, en serrant si fort l'avant-bras de Celle Qui Sait que celle-ci en eut mal. On dirait des monstres! Des choses de cauchemar! Quand je les ai vus en rêve, ils étaient loin d'être aussi repoussants!

— Ils se ressemblent à eux-mêmes, dit Celle Qui Sait. Voilà de quoi ont l'air les Autres.

— Toi, tu en as déjà vu. Mois pas. Oh, ces faces plates!

Ces cous décharnés! Ces bras, ces jambes... On dirait des pattes d'araignée ! »

Toute la tribu se massait sur la petite éminence qui dominait l'autel. Celle Qui Sait entendit la respiration lourde et rauque de Nuage d'Argent. Un enfant pleurait. Quelques Mères semblaient pleurer aussi.

Quelque chose d'étrange se passait en bas. C'était comme une danse.

Les hommes du Cercle de Guerre se tenaient toujours épaule contre épaule, formant une haie devant l'autel. Ils avaient l'air fébriles, mais ils restaient sur leurs positions. Les Autres avaient formé une haie en face d'eux, à une vingtaine de pas. Eux aussi étaient épaule contre épaule, armés de longues lances.

Mais personne n'attaquait.

Les deux groupes de guerriers se contentaient de lancer des regards menaçants. Personne ne bougeait. On avait l'impression que les hommes ne respiraient même pas. Ils étaient aussi immobiles que des pierres. Se pouvait-il que les Autres fussent aussi effrayés que devait l'être le Cercle de Guerre? Ils étaient pourtant des tueurs impitoyables, à ce qu'on disait. Et ils étaient plus nombreux que les hommes du Cercle de Guerre d'au moins une main. Mais personne ne faisait un geste.

Ce fut OEil Flamboyant qui fit la première tentative pour sortir de l'impasse. Il avança d'un pas. Un instant après, tous les membres du Cercle de Guerre l'imitèrent.

OEil Flamboyant agita sa lance, lança un regard furibond aux Autres et émit un son long et sourd qui flotta jusqu'aux oreilles des spectateurs, au sommet de la colline : « Hoouuu. »

Les Autres échangèrent des coups d'oeil assortis de froncements de sourcils. Ils avaient l'air indécis, troublés. Un de leurs hommes s'avança à son tour; et toute la rangée le suivit. Lui aussi agita sa lance.

— Hoouu.

— Hooouuu.

— Hooouuuu.»

Celle Qui Sait et Garde Le Passé se regardèrent, sidérées. Des deux côtés, ils se contentaient de faire des bruits ridicules! Était-ce ainsi qu'on engageait un combat?

Peut-être que les hommes ne savaient pas bien quoi faire. Ils n'avaient jamais combattu les Autres, ils ne les avaient même jamais rencontrés. Elle était la seule de toute la tribu qui ait vécu cette expérience, la fois où elle avait vu l'Autre tout seul près du bassin glacé. Et cette fois-là, bien des années avant, l'Autre avait tourné les talons et pris la fuite. Cette fois, les Autres-ci se contentaient de rester sur place, l'air inquiet, imitant les bruits idiots que faisaient les hommes du Cercle de Guerre. Alors qu'ils étaient plus nombreux et mieux armés.

Pourquoi? Étaient-ils une race de couards?

— Hooouuu.

— Hooouuu.

— Hooouuu.

— Hooouuu.

— Écoute-les, dit Celle Qui sait avec un ricanement. On dirait des chouettes. »

A cet instant, il y eut un léger mouvement. Les hommes du Cercle de Guerre avaient un peu pivoté, se décalant par rapport à l'autel. Et les Autres s'étaient décalés d'autant, faisant toujours face au Cercle de Guerre.

Les hululements s'accrurent. Les rangées bougèrent encore, sans vraiment aller nulle part. Puis elles reculèrent. Des lances furent levées et agitées, aucune ne fut projetée.

« Ils ont tous peur ! dit Garde Le Passé, stupéfaite.

— Hoouuu.

— Hoouuu.

— Nous devrions leur foncer dessus, marmonna Celle Qui Sait. Ils déguerpiraient en un rien de temps!

— Hoouuu.

— Hoouuu.

— Des chouettes », reprit Garde Le Passé.

Il y avait de quoi devenir fou. Celle Qui Sait n'y tenait plus. Elle se dirigea vers Chevaucheur de Mammouth, assis devant les deux bols de peinture de guerre, et arracha sa robe. Chevaucheur de Mammouth la regarda, perplexe.

« Donne-moi la peinture, dit-elle.

— Mais tu ne peux pas...

— Si. »

Elle se pencha, s'empara vivement du bol de pigment bleu et s'en barbouilla les seins. Puis elle prit le rouge, se dessina un grand triangle au milieu du corps, un trait à la base du ventre et sur chaque cuisse, et se fit une tache sur les poils sombres des reins. Tout le monde la regardait, les yeux écarquillés. Elle ne prit pas la peine de demander à

Chevaucheur de Mammouth de lui faire des rayures de peinture de guerre sur le dos; elle ne pensait pas qu'il le ferait, et elle n'avait pas envie de perdre son temps à discuter. Ça n'avait aucune importance.

Les Autres! se dit-elle farouchement. Tous des lâches!

Nuage d'Argent s'approchait d'elle d'un pas hésitant, en ménageant sa jambe douloureuse.

« Que fais-tu, Celle Qui Sait?

— Je me prépare à faire la guerre à votre place », dit-elle. Elle remit sa robe et descendit la colline, vers l'autel aux pierres brillantes.

VII

RÉSISTANCE

33

Sam Aickman dit : « Repassez-moi l'appel de ce salaud, voulez-vous, Jerry? »

Hoskins glissa le cube de transcription dans la fente d'accès. Sur l'écran de la salle de réunion apparut Bruce Mannheim, tel qu'il était sur le téléphone de Hoskins au moment de l'appel. Une rosette qui clignotait avec insistance dans le coin inférieur droit de l'écran signalait que l'appel avait été enregistré avec la permission du demandeur. Mannheim était un homme au visage plein, jeune

d'aspect, avec des cheveux roux coupés ras, au teint rougeaud. La barbe n'était plus de mode depuis plusieurs années sauf chez les très jeunes gens et les vieillards, mais il arborait un bouc court, impeccablement soigné, et une petite moustache en broussaille.

Le célèbre avocat des droits de l'enfant avait l'air très sincère, très sérieux, très grave.

Aux yeux de Hoskins, il était aussi très contrariant. A l'écran, Mannheim dit : « La situation est celle-ci, docteur Hoskins : notre dernière conversation n'a rien apporté, et je ne peux absolument plus accepter votre parole que l'enfant vit dans de bonnes conditions.

— Pourquoi? répondit Hoskins à l'écran. Ma parole estelle brusquement devenue indigne de confiance?

— Là n'est pas la question, docteur. Nous n'avons aucune raison de mettre votre parole en doute. Mais nous n'avons aucune raison non plus de l'accepter les yeux fermés, et on commence à penser, dans mon comité de consultation, que je me suis trop pressé d'accepter votre évaluation du statut de cet enfant. Le problème, c'est qu'il n'y a eu aucune inspection sur place.

— Vous parlez de cet enfant comme s'il s'agissait d'une arme secrète, monsieur Mannheim. »

Mannheim sourit, mais on ne voyait guère trace de, gaieté

dans ses yeux gris pâle. « Comprenez ma position, je vous en prie. Je subis des pressions considérables de la partie de l'opinion publique que je représente. Malgré votre battage, beaucoup persistent à penser qu'un enfant qui se trouve gardé

sous réclusion solitaire pour un temps indéfini est un enfant soumis à une peine cruelle et inhumaine.

— Nous en avons discuté, vous et moi, plus d'une fois, dit Hoskins. Cet enfant reçoit les meilleurs soins possible, et vous le savez très bien. Il dispose d'une infirmière vingt-quatre heures sur vingt-quatre, on lui fait un bilan de santé tous les jours et il suit un régime parfaitement équilibré qui a déjà

donné de très bons résultats. Nous serions fous de faire autrement, et quoi que nous puissions être par ailleurs, nous ne sommes pas fous.

— Je reconnais que vous m'avez déjà dit tout cela. Mais vous refusez toute contre-épreuve. Et les lettres, les appels que je reçois quotidiennement, les réclamations indignées, les pressions que font peser les citoyens inquiets...

— Si on fait pression sur vous, monsieur Mannheim, dit Hoskins sans s'embarrasser de phrases, puis-je suggérer que c'est parce que vous avez vous-même soulevé la question, et que maintenant vos propres troupes vous demandent de prendre la responsabilité des problèmes que vous avez créés?

— Voilà comment il faut lui parler, mon vieux Jerry! dit Charlie McDermott, le vérificateur des comptes.

— C'est peut-être un peu abrupt, à mon sens », dit Ned Cassiday. Directeur du service juridique, il était obligé de se montrer prudent.

La conversation se poursuivait sur l'écran.

« ... ne nous mène à rien, docteur Hoskins. Restons-en au problème fondamental : un enfant a été enlevé à ses parents, à

son foyer...

— Un enfant néanderthalien, monsieur Mannheim.

L'homme de Néanderthal était un type d'humain primitif, sauvage et nomade. Libre à chacun d'imaginer que les Néanderthaliens ont compris le concept de relation parentsenfants tel que nous le connaissons. Mais nous avons peut-être arraché cet enfant à une existence bestiale, hostile et misérable; c'est même beaucoup plus probable, à mon avis, que votre image d'un enlèvement où nous aurions brisé une petite vie de famille du Pléistocène, idyllique et digne d'une carte de Noël.

— Êtes-vous en train de me dire que les Néanderthaliens ne sont que des animaux? demanda Mannheim. Que l'enfant que vous avez ramené du Pléistocène n'est qu'une espèce de singe qui marche sur ses pattes de derrière?

— Certainement pas. Les Néanderthaliens étaient primitifs mais indiscutablement humains.

— ... Si vous voulez dire que votre captif n'a pas de droits humains parce qu'il n'est pas humain, docteur Hoskins, je vous ferai remarquer que les savants pensent unanimement que l'Homo-neanderthalensis n'est en réalité qu'une sous-espèce de notre race, l'Homo sapiens, et que par conséquent...

— Dieu de miséricorde, explosa Hoskins, vous ne m'écoutez donc pas? Je viens de vous expliquer que nous reconnaissons que Timmie est humain.

— Timmie? dit Mannheim.

— On lui a donné le surnom de Timmie, ici, oui. Tous les médias l'ont dit. »

Ned Cassiday murmura : « C'était probablement une erreur. En lui donnant un nom, on le rend trop réel aux yeux du public, et s'il y a un problème quelconque...

— Cet enfant est bien réel, Ned, dit Hoskins. Et il n'y aura pas de problème. »

A l'écran, Mannheim disait : « Très bien, docteur. Nous sommes d'accord pour dire qu'il s'agit d'un enfant humain. Et nous ne sommes pas en réel désaccord sur un autre point fondamental : vous avez pris la garde de cet enfant de votre propre chef et vous n'avez aucun droit légal sur lui. Le fond de la question, c'est que vous l'avez kidnappé, au sens exact du terme.

— Un droit légal? Quelle légalité? Citez-moi les lois que j'ai violées. Montrez-moi le tribunal du Pléistocène où je puisse être poursuivi!

— Les gens du Pléistocène peuvent bien être dépourvus de tribunaux, ils ne sont pas pour autant dépourvus de droits, dit Mannheim d'un ton doucereux. Vous observerez que j'emploie le présent pour parler de cette espèce éteinte. Maintenant que le voyage dans le temps est devenu une réalité

fonctionnelle, tout est au présent. Si nous pouvons entrer dans l'existence de gens qui vivaient il y a quarante mille ans, nous devons leur appliquer les droits que nous considérons comme inaliénables dans notre société. Vous n'allez pas me dire que Stase Technologies, S.A. aurait le droit de s'introduire dans un village du Brésil, du Zaïre ou de l'Indonésie et de s'emparer d'un enfant dans le seul but de...

— Il s'agit d'une expérience unique, bredouilla Hoskins.

— Je crois à présent que c'est vous qui ne m'écoutez pas, docteur Hoskins. Je ne parle pas du motif de l'expérience; je parle simplement de droit. Même pour l'amour de la recherche scientifique, vous sentiriez-vous le droit de vous emparer d'un enfant d'aujourd'hui dans son village natal et de le transporter ici pour l'étudier, sans vous inquiéter des sentiments de ses parents ou de son tuteur?

— Bien sûr que non.

— Mais avec les cultures tribales du passé, c'est permis? »

Hoskins dit : « L'analogie ne tient pas. Le passé est un livre fermé. L'enfant dont nous avons la garde est mort, monsieur Mannheim, depuis quarante mille ans. »

Ned Cassiday laissa échapper un hoquet et secoua vigoureusement la tête. Quelles ramifications légales venait-il encore de détecter dans cette fâcheuse discussion?

« Je vois, dit Mannheim. Cet enfant est mort, mais on le soigne vingt-quatre heures sur vingt-quatre? Soyons sérieux, docteur Hoskins. Votre raisonnement est absurde. A l'époque du voyage dans le temps, la vieille distinction entre « mort »

et « vivant » n'a plus la même valeur. Vous avez ouvert le livre fermé dont vous parliez, et vous ne pouvez plus le refermer par une décision unilatérale. Que cela vous plaise ou non, nous sommes désormais dans un âge de paradoxes. L'enfant est aussi vivant que vous et moi, nous sommes d'accord pour dire qu'il est humain et qu'il mérite les traitements auxquels tout enfant a droit. Et ceci nous ramène tout droit à la question des soins qu'il recevra durant son séjour ici. Qu'on le qualifie de victime d'enlèvement, de sujet d'une expérience scientifique unique, d'hôte involontaire de notre époque, livrez-vous au tripatouillage sémantique que vous voudrez, tout ce qui compte, c'est que vous avez enlevé

de façon arbitraire un enfant à son milieu natal sans le consentement d'aucune des personnes concernées et que vous le gardez enfermé dans une cellule d'isolement. Faut-il tourner autour du pot? Il n'y a qu'un seul problème. Vous savez lequel. Je représente un vaste ensemble de gens inquiets, qui m'ont demandé de m'assurer que les droits de ce malheureux enfant sont bien respectés.

— Je récuse votre emploi du terme malheureux ". J'ai expliqué à maintes reprises que cet enfant...

— Très bien. Je retire ce terme s'il vous gêne tant. Le reste de ma déclaration n'en est pas affecté. »

Hoskins dit, sans chercher à cacher son impatience grandissante : « Qu'attendez-vous de nous précisément, monsieur Mannheim?

— Je vous l'ai dit. Une inspection sur place, pour nous permettre de voir par nous-mêmes l'état et l'attitude de l'enfant. »

Sur l'écran, Hoskins ferma les yeux une seconde. « Vous êtes tenace, n'est-ce pas? Vous n'aurez de cesse que vous ne soyez venu ici tout vérifier en personne?

— Vous connaissez la réponse.

— Eh bien, il faudra que nous vous recontactions, monsieur Mannheim. Jusqu'à présent, nous n'avons laissé voir Timmie qu'à des chercheurs scientifiques qualifiés, et je ne suis pas sûr que vous entriez dans cette catégorie. Je vais devoir demander une réunion de mon comité de consultants pour en discuter. Merci beaucoup d'avoir appelé, monsieur Mannheim. Ç'a été un plaisir de parler avec vous. »

L'écran devint noir.

Hoskins fit le tour de la pièce des yeux.

« Alors ? Voilà. Vous voyez le problème. Ce type est comme un bouledogue accroché au bas de mon pantalon. J'aurai beau le secouer, il ne lâchera pas prise. »

Ned Cassiday dit : « Et si vous arrivez à le faire lâcher, il vous sautera encore dessus, et cette fois, il y a de bonnes chances pour qu'il vous plante les crocs dans la jambe, Jerry, et pas seulement dans le pantalon.

— Que voulez-vous dire, Ned?

— Qu'on devrait lui laisser faire cette inspection. Geste de bonne volonté.

— C'est votre opinion de juriste, tout bien pesé? »

Cassiday acquiesça.

« Vous bloquez ce type depuis des semaines, exact? Il vous appelle, vous le faites marner, il rappelle, vous trouvez un nouveau moyen de détourner ses arguments, et ainsi de suite, sans arrêt. Ça ne peut pas durer éternellement. Il est aussi têtu que vous, et la différence, c'est que son entêtement ressemble à un attachement à une noble. cause, et que le vôtre ressemble à de l'obstruction volontaire. C'est bien la première fois qu'il demande à pénétrer dans nos locaux, non?

— Exact, dit Hoskins.

— Vous voyez? Il arrive toujours à trouver une nouvelle manoeuvre. Et celle-ci, vous ne pouvez pas la contrer par de nouvelles déclarations de presse, ni une nouvelle interview avec Candide Deveney par subéthérique. Mannheim irait crier sur tous les toits qu'on a quelque chose de terrible à cacher. Laissons-le venir voir le petit garçon. Ça lui clouera peut-être le bec assez longtemps pour qu'on puisse terminer les travaux de ce projet. »

Sam Aickman secoua négativement la tête.

« Je ne vois aucune raison pour que nous nous écrasions devant cet emmerdeur professionnel, Ned. Si on gardait cet enfant enchaîné dans un placard, d'accord, si c'était un pauvre sac d'os scorbutique et couvert de boutons, criant misère jour et nuit; mais ce gosse est en pleine santé, d'après Jerry. Il prend un peu de poids, j'ai entendu dire qu'il apprenait un peu d'anglais; il n'a jamais aussi bien vécu et ça devrait être évident même pour Bruce Mannheim.

— Exactement, dit Cassiday. Nous n'avons rien à cacher. Alors, pourquoi laisser l'occasion à Mannheim de dire le contraire?

— C'est une bonne idée », dit Hoskins. Il parcourut la pièce du regard. « J'aimerais qu'on vote là-dessus. Est-ce qu'on invite Mannheim à voir Timmie ou non?

— Moi, je dis : qu'il aille se faire foutre, dit Sam Aickman. Ce n'est qu'un emmerdeur. On n'a pas à s'écraser devant lui.

— Je suis de l'avis de Ned Cassiday, dit Frank Bruton. Qu'il vienne et qu'on en finisse.

— C'est risqué, dit Charlie McDermott. Une fois qu'il aura mis le pied dans la porte, on ne sait pas quels nouveaux problèmes il va trouver. Comme dit Ned, il invente toujours quelque chose. S'il voit le petit, nous n'en serons pas débarrassés. Au contraire, ça risque de faire empirer les choses. Je dis non.

— Et vous? » dit Hoskins à Elena Saddler qui dirigeait le service des matériaux.

— Qu'on le laisse venir. Comme dit. Ned, nous n'avons rien à cacher. Nous ne pouvons pas laisser cet homme nous calomnier comme il le fait. Une fois qu'il sera venu, ce sera sa parole contre la nôtre, et nous avons les reportages télévisés sur Timmie pour démontrer que nous avons raison et qu'il a tort. »

Hoskins hocha la tête d'un air lugubre.

« Deux pour, deux contre. C'est donc à moi que revient le vote décisif. D'accord. A Dieu va ! Je dirai à Mannheim qu'il peut venir. »

Aickman dit : « Jerry, es-tu bien sûr de vouloir...

— Oui, dit Hoskins. Je ne l'aime pas plus que toi, Sam. Et je n'ai pas plus envie que toi qu'il vienne fourrer son nez ici, même deux minutes. Mais puisque c'est un emmerdeur, laissons-le faire. Qu'il voie un Timmie florissant et en bonne santé. Qu'il rencontre Mlle Fellowes et voie de ses yeux s'il y a des abus ou non. D'accord, Ned : cette visite lui clouera peut-être le bec. Sinon la situation ne sera pas pire qu'aujourd'hui : il continuera à brasser de l'air, on continuera à

démentir. Mais si nous refusons purement et simplement ses demandes d'inspection, il va nous coller toutes sortes d'accusations sur le dos, et Dieu sait ce que nous .pourrons faire pour nous en débarrasser. Jetons un os au bouledogue. De cette façon, nous avons une chance contre lui; sinon, nous sommes coulés. Mannheim recevra une invitation, et à Dieu va ! La séance est levée. »

34

Mlle Fellowes donnait son bain à Timmie quand

l'intercom sonna dans la pièce à côté. L'interruption lui fit froncer les sourcils. Elle regarda l'enfant dans la baignoire. Se baigner n'était plus un supplice pour lui. C'était plutôt un jeu, chaque jour, il attendait ce moment avec impatience. La sensation d'être à moitié enfoncé dans l'eau tiède, allongé, n'était plus inquiétante, mais délicieuse; et aussi le plaisir d'en sortir rose, propre et de sentir bon. Et bien sûr, c'était très amusant de projeter de l'eau un peu par tout. Plus il vivait ici, plus Timmie ressemblait à un petit garçon ordinaire. Mais elle n'aimait pas l'idée de le laisser seul longtemps dans la baignoire sans s'occuper de lui. Généralement, les petits garçons de son âge ne se noient pas dans leur baignoire, et celui-ci semblait avoir un sens assez solide de sa propre sécurité. Mais il pouvait décider de sortir tout seul,. glisser et tomber...

Elle dit : « Je reviens tout de suite, Timmie. Tu restes seul dans la baignoire, d'accord? »

Il hocha la tête.

« Tu restes dans la baignoire. Dans la baignoire. Tu comprends?

— Oui, mademoiselle Fellowes. »

Personne au monde n'aurait reconnu ces paroles dans les sons émis par Timmie. Personne d'autre que Mlle Fellowes. Un peu inquiète, elle se dépêcha d'aller dans la pièce à

côté et décrocha l'intercom : « Qui est-ce?

— C'est le docteur Hoskins, mademoiselle Fellowes. Je voudrais savoir si Timmie peut supporter un autre visiteur.

— C'est son après-midi de liberté. Je suis déjà en train de lui donner son bain.

— Oui, je sais. Mais il s'agit d'un cas particulier. »

Mlle Fellowes prêta l'oreille aux bruits qui venaient de la salle de bains. Timmie faisait des éclaboussures à grand bruit et s'amusait énormément. Elle entendit son rire retentissant. D'un ton de reproche, elle dit : « Ce sont tous des cas particuliers, n'est-ce pas, docteur Hoskins? Si je laissais entrer tous les cas particuliers, cet enfant en verrait jour et nuit.

— Ce visiteur, c'est Bruce Mannheim, mademoiselle Fellowes.

— Hein?

— Vous connaissez ses accusations délirantes. J'ai fini par lui demander ce qu'il nous voulait et il a dit qu'il exigeait une inspection sur place. C'est son expression : "une inspection sur place ". De Timmie. Comme si on avait ici une espèce de silo à missiles. Ça ne nous enthousiasme guère, mais le conseil d'administration s'est réuni et nous avons finalement estimé

qu'un refus ferait plus de mal que de bien. Je crains qu'il n'y ait pas le choix, mademoiselle Fellowes. Nous sommes obligés de le laisser entrer.

Aujourd'hui?

— Dans deux heures environ. Il insiste beaucoup.

— Vous auriez pu me prévenir à l'avance.

— Je l'aurais fait si j'avais pu, mademoiselle Fellowes. Mais quand je l'ai appelé pour lui dire que nous acceptions de le laisser entrer, il m'a eu par surprise. Il m'a dit qu'il arrivait tout de suite; et quand je lui ai dit que je ne savais pas si c'était faisable, il a repris ses accusations. Selon lui, nous essayions plus ou moins de gagner du temps pour dissimuler les traces de coups de fouet. Il a ajouté qu'il assisterait demain à la réunion mensuelle de son comité de consultation, et que ce serait une bonne occasion de leur rendre compte de la situation... » Hoskins resta un instant silencieux. « Je sais que je vous prends de court, mademoiselle Fellowes. S'il vous plaît, ne faites pas d'histoires, d'accord? S'il vous plaît.»

Elle eut un élan de compassion. Coincé entre un agitateur et une infirmière acariâtre... Le pauvre, il devait être épuisé.

« D'accord, docteur Hoskins, dit-elle. Juste, cette fois. Je vais m'arranger pour camoufler tous les hématomes avec du maquillage. »

Elle retourna dans la salle de bains alors que la gratitude de Hoskins s'épanchait encore par l'intercom. Timmie était occupé à diriger une bataille navale entre un canard en plastique vert et un monstre marin en plastique violet. A première vue, c'était le canard qui gagnait.

« Tu vas avoir de la compagnie », dit Mlle Fellowes à

l'enfant. Elle bouillait de rage. « Quelqu'un vient contrôler ce que nous faisons. Voir si nous ne t'avons pas maltraité. Maltraité!

Timmie la dévisagea d'un air déconcerté. Son vocabulaire n'allait pas si loin.

« Qui vient? demanda-t-il.

— Un monsieur, dit-elle. Un visiteur. »

Timmie hocha la tête. « Gentil visiteur?

— Espérons. Allez, maintenant, c'est l'heure de sortir de l'eau et de te sécher.

— Encore bain! Encore bain!

— Encore bain demain. Allez, sors, Timmie! » Il s'extirpa de la baignoire de mauvaise grâce. Mlle Fellowes le frotta avec une serviette et l'inspecta rapidement.

Non, aucune trace de fouet. Aucun signe de problème. L'enfant était en excellente forme. Surtout quand elle le comparait avec le petit garçon crasseux, couvert de bleus et d'égratignures, qui, la première nuit, avait déboulé de la drague de Stase au milieu d'une masse de terre, de cailloux, de fourmis et de mottes d'herbe. Timmie luisait de santé. Il avait pris plusieurs livres depuis lors; ses égratignures avaient guéri et sa collection de bleus avait depuis longtemps disparu. Il avait les cheveux et les ongles bien coupés. Que Bruce Mannheim essaie de trouver matière à se plaindre. Qu'il essaie!

Normalement, elle lui aurait fait enfiler son pyjama après le bain; mais il y avait ce visiteur très particulier. Allons, ce serait la salopette pourpre avec les boutons rouges. Un grand sourire apparut sur le visage de Timmie quand il la vit. C'était sa salopette préférée, à lui aussi. « Et maintenant, un bon petit casse-croûte, avant que les autres n'arrivent. Qu'est-ce que tu en dis, Timmie? » Elle tremblait encore de colère.

« Mademoiselle Fellowes? »

C'était encore la voix de Hoskins à l'intercom.

« Qu'y a-t-il, docteur? Je croyais que M. Mannheim ne devait pas être là avant une demi-heure.

— Il est en avance, dit Hoskins. Il est comme ça, j'en ai peur. » Il y avait dans sa voix quelque chose d'étrangement timide. « Et je crains qu'en plus, il n'ait amené quelqu'un avec lui sans nous en avertir.

— Deux visiteurs, c'est trop, dit Mlle Fellowes d'un ton résolu.

— Je vous en prie, mademoiselle Fellowes. J'ignorais complètement qu'il amenait quelqu'un. Mais Mannheim insiste beaucoup pour qu'elle voie Timmie avec lui. Et maintenant que nous sommes allés aussi loin.., vous comprenez?

Ce Mannheim le terrifiait vraiment. Où était

l'indomptable Dr Gerald Hoskins?

« Et qui est l'autre personne? demanda-t-elle. L'hôte inattendu?

— Une de ses associées, une consultante de son

organisation. Une spécialiste des enfants perturbés, membre de toutes sortes de commissions gouvernementales. Nous avons un moment envisagé de l'engager, je dois vous le dire, pour ce poste que vous occupez actuellement, mais nous pensions — je pensais — qu'elle n'avait pas tout à fait la chaleur et la compassion que nous cherchions. Elle s'appelle Marianne Levien. Elle peut être un peu dangereuse. Nous ne pouvons pas prendre le risque de la renvoyer, maintenant qu'elle est ici. »

Mlle Fellowes mit sa main sur sa bouche.

Marianne Levien! se dit-elle, consternée. Que Dieu nous protège. Que Dieu nous protège tous.

35

La porte ovale de la maison de poupée s'ouvrit et Hoskins entra. Il avait une tête affreuse. Son visage charnu semblait s'être affaissé ;il avait l'air d'avoir pris dix ans en une journée. Son teint était plombé. Il avait dans les yeux une expression étrange de défaite, presque de couardise, que Mlle Fellowes trouva effrayante. Que se passait-il ?

Il dit d'une voix basse et gênée Voici Édith Fellowes, l'infirmière de Timmie. Bruce Mannheim, mademoiselle Fellowes. Marianne Levien.

— Et voici Timmie? demanda Mannheim.

— Oui, dit Mlle Fellowes d'une voix tonnante pour compenser la soudaine timidité de Hoskins. Voici Timmie ! »

Jusque-là, l'enfant était resté dans la pièce du fond, mais il avait passé la tête à la porte en entendant les visiteurs entrer. Il s'avançait maintenant d'un pas ferme, élastique, franc, qui arracha un bravo muet à Mlle Fellowes.

Montre-leur, Timmie! Est-ce qu'on te maltraite? Est-ce que tu te caches sous ton lit, en tremblant de peur et de souffrance?

Resplendissant dans sa plus belle salopette, l'enfant s'approcha des nouveaux venus et les dévisagea avec une curiosité non déguisée.

« Eh bien, dit Mannheim. Ainsi, c'est toi, Timmie.

— Timmie », dit Timmie, bien que Mlle Fellowes fût la seule personne présente à comprendre ce qu'il disait. L'enfant tendit le bras vers Mannheim. Mannheim crut manifestement qu'il voulait lui serrer la main. Mais Timmie ignorait tout de cette pratique. Il évita la main tendue de Mannheim et agita la sienne en un petit mouvement impatient de gauche à droite, tout en continuant à s'étirer vers le haut du plus qu'il pouvait. Mannheim eut l'air perplexe.

« Vos cheveux, dit Mlle Fellowes. Il n'a jamais dû voir quelqu'un avec des -cheveux roux. Il ne devait pas y en avoir à

l'époque de Néanderthal et aucun de ses visiteurs jusque-là

n'était roux. Il a l'air d'être complètement fasciné par les cheveux clairs.

— Ah, dit Mannheim. C'est donc ça. »

Il sourit, s'agenouilla et Timmie enfonça immédiatement les doigts dans l'épaisse chevelure moelleuse de son visiteur. Sa couleur, mais aussi sa texture bouclée devaient être nouvelles pour lui, et il l'explora d'un air pensif. Mannheim le laissa faire de très bonne grâce. Mlle Fellowes se surprit à concéder qu'il n'était pas du tout ce qu'elle avait imaginé. Elle s'était attendue à une espèce d'extrémiste aux yeux fous, crachant le feu, qui se mettrait surle-champ à assener des condamnations, des proclamations et d'inflexibles exigences. Mais il se révélait plutôt agréable et sympathique, réfléchi, sérieux, plus jeune qu'elle ne pensait, qui s'empressait de nouer amitié .avec Timmie.

Marianne Levien, c'était autre chose. Même Timmie, une fois qu'il se fut lassé d'examiner la chevelure de Bruce Mannheim, sembla bien en peine de savoir quoi en penser. Mlle Fellowes soupçonnait que c'était la venue inattendue de Mlle Levien, plus que la présence de Bruce Mannheim, qui mettait le Dr Hoskins dans une détresse aussi flagrante. Marianne Levien était bien connue dans le milieu de la médecine infantile : ambitieuse, agressive, chicanière, on la savait très douée pour l'auto-promotion et pour l'amélioration régulière de sa carrière. Mlle Fellowes ne l'avait encore jamais rencontrée; mais Mlle Levien lui semblait aussi formidable et désagréable qu'on le disait.

Elle avait plus l'air d'une actrice — ou d'une femme d'affaires, ou d'une actrice jouant le rôle d'une femme d'affaires — que d'une spécialiste des enfants. Elle portait une robe moulante chatoyante en tissu métallique aux mailles serrées, avec un énorme pendentif doré et flamboyant en forme de soleil sur la poitrine et un bandeau en fils d'or au tissage compliqué sur son front large. Ses cheveux sombres et brillants étaient tirés en arrière pour lui donner une apparence spectaculaire. Elle avait les lèvres rouge vif, les yeux entourés d'un maquillage éclatant. Un nuage invisible de parfum l'environnait.

Mlle Fellowes la dévisagea d'un air dégoûté. Comment le Dr Hoskins avait-il pu, même une fraction de seconde, envisager de prendre cette femme pour s'occuper de Timmie?

Et pourquoi Marianne Levien s'était-elle intéressée à ce travail? Il fallait vivre retirée, être totalement disponible, alors qu'elle était toujours en déplacement, assistant sans cesse à des conventions scientifiques, où elle prenait la parole pour exposer des opinions définitives qui agaçaient les gens avertis. Elle avait toutes sortes d'idées définitives sur l'utilisation des technologies de pointe pour rééduquer les enfants à problèmes

— en substituant de prodigieuses machines futuristes à

l'amour bien prosaïque qui avait si bien marché depuis l'aube de l'humanité.

C'était aussi une politicienne experte : toujours membre de telle commission, consultante pour telle mission, montant dans sa profession comme une fusée. Si elle avait voulu le poste de Mlle Fellowes, c'est qu'il pouvait être un tremplin vers quelque chose d'autrement important.

Timmie tendit la main vers la robe métallique chatoyante de Marianne Levien. Ses yeux brillaient de plaisir.

« Joli », dit-il.

Mlle Levien recula prestement hors de portée. Qu'a-t-il dit?

— Il admire votre robe, dit Mlle Fellowes. Il veut juste la toucher.

— Je préférerais qu'il s'en abstienne. Elle est fragile.

— Dans ce cas, faites attention. Il est très vif.

— Joli, répéta Timmie. Veux!

— Non, Timmie. Non. Pas toucher.

— Veux!

— Je suis désolée. Non. NON. »

Timmie lui adressa un regard malheureux. Mais il n'essaya plus de toucher Marianne Levien.

— Il vous comprend? demanda Mannheim.

— Eh bien, il ne touche pas la robe, non dit Mlle Fellowes en souriant.

— Et vous le comprenez?

— Assez souvent.

— Ces grognements qu'il fait, dit Marianne Levien, que croyez-vous qu'ils signifiaient?

— Il a dit " joli ". Votre robe. Ensuite, il a dit " veux ". Il voulait dire : je veux toucher.

— Il parlait anglais? demanda Mannheim, étonné. Je ne m'en serais pas douté.

— Il articule mal, probablement pour des raisons physiologiques. Mais j'arrive à le comprendre. Il possède un vocabulaire de... oh, environ cent mots, je pense, peut-être un peu plus. Il en apprend de nouveaux tous les jours. Maintenant, il les apprend tout seul. Il doit avoir dans les quatre ans, vous comprenez. Il s'y met tard, mais il a les capacités linguistiques normales d'un enfant de son âge, et il rattrape très vite le temps perdu.

— Vous dites qu'un enfant de Néanderthal a les mêmes capacités linguistiques qu'un enfant humain? demanda Marianne Levien.

— C'est un enfant humain.

— Oui, bien entendu. Mais différent. On pourrait s'attendre à des différences aussi considérables dans les aptitudes mentales que dans l'aspect physique. Sa structure faciale extrêmement primitive... »

Mlle Fellowes dit sèchement : « Elle n'est pas primitive, mademoiselle Levien. Allez voir un chimpanzé si vous voulez voir à quoi ressemble un faciès vraiment soushumain.

— C'est vous qui avez employé le terme de soushumain, pas moi, dit Levien.

— Mais vous le pensiez.

— Mademoiselle Fellowes! Docteur Levien! Je vous en prie! Ce ton aigre n'est pas de mise! »

Docteur Levien ? se dit Mlle Fellowes, en jetant un rapide coup d'oeil à Hoskins. Ma foi, oui, probablement. Mannheim dit en regardant autour de lui : « Ces petites'

pièces constituent tout le milieu de vie de l'enfant?

— C'est exact, répondit Mlle Fellowes. Au fond, il y a sa chambre, qui fait aussi salle de jeu. Il y prend ses repas, et là, c'est la salle de bains. Ma chambre est là-bas, et voici les rangements.

— Il ne sort jamais de cette enceinte?

— Non, dit Mlle Fellowes. C'est la bulle de Stase. Il ne sort pas de la bulle.

— C'est une existence bien confinée, vous ne pensez pas?

»

Hoskins dit rapidement, trop rapidement : « Cette réclusion est absolument nécessaire. C'est pour des raisons techniques, à cause de la charge de potentiel temporel qu'implique le fait de traverser le temps. Cela revient à dire que le coût en énergie pour laisser l'enfant passer les limites de Stase serait prohibitif.

— Donc, pour économiser un peu d'argent, vous allez le claquemurer indéfiniment dans ce petit appartement? demanda Levien.

— Il ne s'agit pas d'un peu d'argent, docteur Levien, dit Hoskins, l'air plus traqué que jamais. J'ai dit que le prix serait prohibitif. Quand VOUS, moi, ou mademoiselle Fellowes traversons la limite de Stase, ça ne pose aucun problème, mais pour Timmie, ce serait... eh bien, totalement impossible. Totalement impossible.

— Si la science peut faire traverser quarante mille ans à

un enfant, dit Marianne Levien, elle peut lui faire traverser ce couloir s'il le désire.

— J'aimerais que ce soit vrai, docteur Levien, dit Hoskins.

— Donc, cet enfant doit rester en permanence enfermé

dans ces pièces, dit Mannheim, et si je vous comprends bien, aucune recherche n'est en cours actuellement pour contourner le problème?

— C'est exact. C'est infaisable dans le cadre des considérations terre à terre auxquelles je dois faire face. Nous voulons que cet enfant vive à l'aise, mais nous n'avons aucun moyen de résoudre des problèmes insolubles. »

Mannheim hocha la tête. Il avait l'air de cocher une liste mentale.

« A quel genre de régime l'enfant est-il soumis? demanda Levien.

— Voulez-vous examiner l'office? dit Mlle Fellowes sans grande aménité.

— A vrai dire, oui, j'aimerais bien. »

Mlle Fellowes désigna d'un geste ample les

compartiments de congélation.

Regarde tout ton soûl, se dit-elle. Je crois que tu vas être contente.

En effet, Levien sembla satisfaite de ce qu'elle vit : tout un tas de fioles, d'ampoules, de compte-gouttes et de mortiers; tout l'assortiment inhumain de régimes synthétiques, si éloignés de tout ce que Mlle Fellowes considérait comme une nourriture saine. Levien examina les étagères remplies d'aliments high-tech en ayant manifestement l'air d'approuver. Elle-même ne devait manger que des aliments synthétiques, se dit Mlle Fellowes avec colère. Si elle mangeait.

« Rien à redire de ce côté, dit Levien au bout d'un moment. Vos diététiciens ont l'air de savoir ce qu'ils font.

— L'enfant semble en bonne santé, en effet, dit Mannheim. Mais cette solitude forcée m'inquiète.

— Oui, embraya Marianne Levien. Moi aussi. Et

beaucoup. »

Mannheim reprit : « Il est déjà navrant qu'il soit privé du soutien des structures tribales dans lesquelles il est né, mais qu'il soit privé de tout contact me paraît extrêmement ennuyeux.

— Et moi, je ne suis pas un contact, monsieur Mannheim?

demanda Mlle Fellowes non sans âpreté. Je suis avec lui pratiquement tout le temps, vous savez.

— Je parlais de quelqu'un de son âge. Un camarade de jeu. Cette expérience doit continuer longtemps, docteur Hoskins, n'est-ce pas?

— Nous espérons apprendre beaucoup de choses sur l'époque d'où vient Timmie. A mesure que sa maîtrise de l'anglais s'améliorera — et mademoiselle Fellowes m'assure qu'il parle de plus en plus couramment, même si certains d'entre nous ne comprennent pas très bien ce qu'il dit...

— En d'autres termes, vous pensez le garder ici quelques années, docteur Hoskins? dit Marianne Levien.

— Ça se pourrait, en effet. »

Mannheim dit : « Confiné à perpétuité dans ce petit logement? Et sans jamais voir des enfants de son âge? Est-ce là une vie pour un petit garçon bien-portant comme Timmie, à

votre avis? »

Le regard de Hoskins passa rapidement de l'un à l'autre. Il avait l'air d'un homme dépassé par le nombre.

Il dit : « Mlle Fellowes a déjà soulevé la question d'un camarade de jeu pour Timmie. Je vous assure que nous ne souhaitons aucunement gêner le développement émotionnel de cet enfant. »

Mlle Fellowes lui jeta un coup d'oeil étonné. Elle avait effectivement soulevé la question. Mais sans résultat. Dans la conversation à la cafétéria, Hoskins avait écarté l'idée du camarade de jeu en disant qu'elle était impraticable; en fait, il en avait paru si interloqué que Mlle Fe1lowes n'avait pas osé

en reparler. Mais depuis quelques jours, l'adaptation de Timmie. à la vie moderne était si rapide que Mlle Fellowes attendait le moment de remettre la question sur le tapis avec Hoskins.

Et c'était Mannheim qui la soulevait le premier, ce dont Mlle Fellowes était immensément soulagée. L'avocat des enfants avait absolument raison. On ne pouvait maintenir Timmie tout seul ici comme un singe dans une cage. Timmie n'était pas un singe. Et même un gorille ou un chimpanzé

supporterait mal d'être coupé de la compagnie de ses semblables.

« Eh bien, dit Mannheim, si vous avez déjà réfléchi à la question de lui trouver un compagnon, j'aimerais savoir ce que vous avez fait dans ce sens. »

Son ton avait soudain perdu de son amabilité.

L'air troublé, Hoskins dit : « Mlle Fellowes avait d'abord suggéré de ramener un deuxième Néanderthalien à notre époque pour l'installer avec Timmie, je dois vous dire que nous n'avons nullement l'intention...

— Un deuxième Néanderthalien? Oh, non, docteur

Hoskins, dit Mannheim. Ce serait inacceptable.

— Il est déjà assez grave d'en avoir incarcéré un, dit Marianne Levien. En capturer un second ne ferait qu'accentuer le problème. »

Hoskins lui lança un regard venimeux. Son visage ruisselait de transpiration.

« J'ai bien dit que nous n'avions pas l'intention de ramener un deuxième Néanderthalien, rétorqua-t-il, les dents serrées. Cela n'a jamais été envisagé. Et pour une dizaine de raisons différentes. Quand Mlle Fellowes en a parlé la première fois, je lui ai dit... »

Mannheim et Levien échangèrent un regard. Le ton brusquement véhément de Hoskins semblait les gêner. Même Timmie eut l'air un peu effrayé et se colla contre Mlle Fellowes.

D'un ton apaisant, Mannheim dit : « Nous pensons tous, docteur Hoskins, que ce serait une mauvaise idée de faire venir un second Néanderthalien. Là n'est pas la question. Ce que nous voulons savoir, c'est s'il serait possible de donner à

Timmie un camarade... quel est le mot? Pas humain, puisque Timmie est humain. Mais moderne. Un camarade moderne. Un enfant de notre époque.

— Un enfant qui puisse venir voir Timmie régulièrement, dit Marianne Levien, et lui apporter le type de stimuli développementaux tendant à favoriser une saine assimilation socio-culturelle dont nous sommes tous d'accord pour dire qu'elle est nécessaire.

— Une seconde, dit Hoskins d'une voix sèche. Quelle assimilation? Est-ce que vous imaginez que Timmie va mener une existence sans souci dans une jolie banlieue? Qu'il va demander la nationalité américaine, aller à l'église, trouver un emploi et se marier? Puis-je vous rappeler qu'il sort d'une époque tellement reculée qu'on ne peut même pas la taxer de barbare, d'une société que vous-même, docteur Levien, avez décrite assez justement comme une société étrangère. Et vous croyez qu'il va devenir... »

Mlle Levien lui coupa la parole avec froideur.

« La question, docteur Hoskins, n'est pas dans une hypothétique demande de naturalisation de Timmie, ni dans sa conversion à une religion, ni dans aucune autre réduction à

l'absurde. Timmie est encore un enfant, et ce qui nous intéresse au premier chef, M. Mannhein et moi même, c'est la qualité de l'enfance qu'il vit. Ses conditions d'existence actuelles sont inacceptables. Je suis persuadée qu'elles l'auraient été autant pour la société même de Timmie, si étrangère soit-elle à la nôtre. Toutes les sociétés humaines connues, si éloignées soient-elles des nôtres par leurs paradigmes et leurs paramètres, assurent à leurs enfants le droit à l'Instruction et à une intégration dans leur matrice sociale. Nous ne pouvons en aucune façon considérer les conditions de vie actuelles de Timmie comme lui apportant ce type de matrice sociale convenablement éducative. »

Hoskins dit d'un ton acide : « Ce qui signifie, en termes compréhensibles par un simple physicien tel que moi, docteur Levien, que vous pensez qu'il faudrait un compagnon, à

Timmie.

— Pas seulement " il faudrait ", dit Levien. Il faut.

— Je pense que nous allons prendre comme position qu'il est essentiel que cet enfant ait un compagnon, dit Mannheim d'un ton moins belliqueux que Marianne Levien.

— Essentiel, répéta Hoskins d'une voix morne.

— C'est un minimum, dit Levien. Cela ne veut pas dire que nous sommes prêts à considérer que l'incarcération de l'enfant à notre époque sur une longue période soit acceptable ou admissible. Mais pour le moment tout au moins, nous sommes d'avis que nous pouvons mettre de côté les autres objections prégnantes et autoriser la poursuite de l'expérience; n'est-ce pas, monsieur Mannheim?

— Autoriser! s'exclama Hoskins.

— A condition, continua Marianne Levien d'un air serein, qu'on permette à Timmie de bénéficier de contacts réguliers et émotionnellement enrichissants avec d'autres enfants de son groupe d'âge. »

Hoskins regarda Mlle Fellowes comme s'il cherchait un soutien face à cette charge. Mais elle ne pouvait lui apporter aucune aide.

« Je suis obligée d'être d'accord, dit Mlle Fellowes, tenaillée par l'impression de le trahir. C'est mon avis depuis le début. Le petit s'adapte très bien, c'est indiscutable. Mais nous approchons du moment où ce vide social lui sera dommageable. Et comme Timmie n'aura pas d'autres enfants de sa sous-espèce sous la main... »

Hoskins ne dit rien, mais elle crut l'entendre : Vous aussi, vous êtes contre moi?

Le silence tomba un instant. Timmie, de plus en plus perturbé par cette conversation agressive, la serrait fortement. Enfin, Hoskins dit : « Ce sont donc vos conditions, monsieur Mannheim? Docteur Levien? Un compagnon pour Timmie, sinon vous lâchez vos hordes sur moi?

— Nous ne faisons aucune menace, docteur Hoskins, dit Mannheim. Mais même votre Mlle Fellowes voit la nécessité

d'exécuter nos recommandations.

— C'est vrai. Et vous croyez que ça va être facile de trouver des gens qui accepteront joyeusement que leurs enfants viennent ici jouer avec un petit Néanderthalien?

— Ce ne devrait pas être plus compliqué, dit Mannheim, que de ramener un petit Néanderthalien au vingt et unième siècle.

— Je vois d'ici ce qu'en diraient nos avocats. Rien que le prix de l'assurance — au cas où nous trouverions des gens assez téméraires pour laisser leur gamin dans la bulle de Stase en compagnie de Timmie...

— Timmie ne m'a pas l'air féroce du tout, dit Mannheim. Il a même plutôt l'air doux. Ce n'est pas votre avis, mademoiselle Fellowes?

— Donc, vous seriez naturellement ravie de laisser votre petit garçon venir jouer avec lui, dit Hoskins. Il se trouve seulement que vous n'avez pas d'enfant, n'est-ce pas, docteur Levien? Non, bien sûr que non. Et vous, Mannheim? Vous avez un petit garçon à nous proposer? »

Mannheim sembla piqué au vif. Il dit avec raideur : « Là

n'est pas la question, docteur Hoskins. Je vous assure que si j'avais la chance d'avoir des enfants, je n'hésiterais pas à offrir mon aide. Je comprends votre ressentiment devant ce que vous voyez comme une ingérence, docteur, Mais en transportant Timmie dans notre époque, vous vous êtes fait à

la fois juge et bourreau. Il est temps maintenant de réfléchir aux implications de votre acte. Vous ne pouvez pas garder cet enfant en isolation uniquement parce qu'il fait partie d'une expérience scientifique. Vous ne pouvez pas, docteur Hoskins.

»

Hoskins ferma les yeux et inspira profondément à

plusieurs reprises.

« Très bien, finit-il par dire. Ça suffit. J'abandonne. Nous trouverons un compagnon de jeu à Timmie. Quelque part. Comme on pourra. » Son regard s'embrasa d'une brusque colère. « A la différence de vous tous, moi, j'ai un enfant. Et s'il le faut, c'est lui que je prendrai comme ami de Timmie. Est-ce une caution suffisante? Timmie ne sera plus seul ni malheureux. Ça vous va? » Hoskins les regardait d'un air furieux. « Maintenant que la 'question est réglée, avez-vous encore d'autres demandes? Ou bien pouvons-nous poursuivre notre travail scientifique en paix? »

Interlude Cinq : Les Autres

Tout en descendant la colline, Celle Qui Sait sentait la peinture de guerre flamboyer sur son corps, sous sa robe. Si elle avait osé, elle serait descendue nue pour montrer à tous, aux Autres et aux hommes de sa tribu, comment elle était peinte. Surtout aux hommes de sa tribu. Qu'ils voient qu'une femme pouvait porter la peinture aussi bien qu'un homme ; et que s'ils ne se décidaient pas à frapper l'ennemi, elle était capable de le faire à leur place.

Mais naturellement, c'était impossible. Une femme se couvrait le bas du corps sauf quand elle s'offrait au cours des rites d'accouplement : telle était la règle. Si elle avait porté un pagne comme les hommes, elle aurait pu au moins aller au combat la poitrine nue, afin que l'ennemi vît la peinture sur ses seins. Mais elle n'avait pas de pagne. Elle n'avait qu'une robe, qui la couvrait tout entière. Eh bien, elle l'ouvrirait une fois arrivée devant les Autres, et ils sauraient, grâce aux couleurs sur sa peau, qu'ils avaient un guerrier en face d'eux, même si ce guerrier avaient des seins.

Elle entendit Nuage d'Argent lui crier quelque chose, loin derrière elle, sur le chemin qui menait à la vallée. Elle ne répondit pas.

Bientôt, les membres du Cercle de Guerre la virent s'approcher. Ils étaient toujours bloqués dans leur situation absurde, en face des Autres ; mais ils tournèrent la tête et la dévisagèrent d'un air stupéfait.

« Va-t'en, Celle Qui Sait, lui cria OEil Flamboyant. Ce n'est pas la place d'une femme, ici!

— Tu m'appelles " femme ", OEil Flamboyant? Femme toi-même! Des femmes, voilà ce que vous êtes! Je ne vois aucun guerrier, ici. Allez-vous-en, vous, si vous avez peur de vous battre.

— Que fait-elle ici? demanda Arbre Aux Loups, sans s'adresser à personne en particulier.

— Elle est folle. » C'était Jeune Antilope. « Ce n'est pas nouveau.

— Va-t'en! s'écrièrent les hommes. Éloigne-toi de nous!

C'est la guerre, Celle Qui Sait! C'est la guerre! »

Mais ils ne réussiraient pas à la faire reculer. Leurs cris furieux étaient comme le bourdonnement d'insectes inoffensifs à ses oreilles.

Celle Qui Sait atteignit le bas du chemin et avança à

grands pas vers l'autel. Le sol à cet endroit était spongieux à

cause des trois rivières. L'eau devait courir sous la terre. A chaque pas, ses orteils nus s'enfonçaient profondément dans le sol froid, humide et mou.

Derrière elle, le soleil s'élevait au-dessus de la crête de la colline où le Peuple campait. La mince tranche blanche de lune avait disparu. Le vent lui soufflait au visage, vif et dur comme une gifle, Elle avança jusqu'au niveau du Cercle de Guerre.

Personne ne faisait un geste. Les Autres étaient aussi immobiles que des statues.

A Pris L'Oiseau Dans Le Buisson était le plus proche d'elle. « Donne-moi ta lance, lui dit Celle Qui Sait,

— Va-t'en, dit A Pris L'Oiseau Dans Le Buisson de la voix d'un homme qu'on étrangle.

— Il me faut une lance. Tu veux que j'affronte les Autres sans lance?

— Va-t'en.

— Regarde! Je me suis mis la peinture de guerre! » Elle ouvrit le devant de sa robe et montra ses seins effrontément barbouillés de pigment bleu. « Je suis un guerrier, aujourd'hui. Un guerrier doit avoir une lance!

— Fais-en une, alors. »

Celle Qui Sait cracha par terre et passa devant lui. « Toi, Jeune Antilope! Donne-moi la tienne. Tu n'en as pas besoin.

— Tu es une folle. »

Arbre Aux Loups passa le bras devant Jeune Antilope et saisit Celle Qui Sait par le coude. « Ecoute, dit-il, tu ne dois pas rester. Il va y avoir la guerre.

— La guerre? Quand ça? Vous vous contentez de rester plantés là à leur faire des bruits ridicules. Et eux, ils font pareil. Ils sont aussi lâches que vous. Pourquoi n'attaquez vous pas?

— Tu ne comprends rien à ces choses-là, dit Arbre Aux Loups d'un ton écoeuré.

— Non. Non, probablement pas. »

Mais il ne servait à rien de leur demander une lance. Ils n'avaient pas l'intention de lui en donner une; et ils tenaient tous leur arme fermement, sans doute parce qu'ils se rappelaient comment elle s'était emparée un jour de celle d'CE

il Flamboyant pour le menacer avec. Elle l'avait souillée. Boeuf Musqué Puant lui avait dit qu'il ne pouvait aller au combat avec une lance touchée par une femme, il l'avait brûlée et en avait taillé une nouvelle sans cesser de jurer et de marmonner dans sa barbe. Mais à quoi bon une nouvelle lance, se demanda Celle Qui Sait, si OEil Flamboyant était trop timoré pour s'en servir?

« Très bien. Je m'en passerai. »

Elle tourna les talons et s'avança de deux ou trois pas vers la haie d'Autres, qui la regardaient comme si c'était un démon à trois têtes et six défenses.

« Vous, les Autres! Regardez par ici, regardez-moi! »

Ils l'observaient bouche bée. Elle ouvrit sa robe encore une fois et leur montra ses seins couverts de peinture.

« Je suis le guerrier de la Déesse, leur dit-elle. Voilà ce que veulent dire ces peintures. Et la Déesse vous ordonne de partir d'ici. C'est Son autel. Nous l'avons construit pour Elle. Vous n'avez rien à faire ici. »

Ils continuaient de la dévisager, ébahis.

Du regard, Celle Qui Sait balaya toute la rangée d'hommes. Tous étaient grands et blêmes avec une chevelure trop. abondante qui leur tombait en dessous des épaules, mais coupée court sur le front, comme s'ils faisaient exprès d'exposer le, hideux dôme plat et trop haut de leur crâne. Ils avaient les bras longs et minces, comme les jambes. Ils avaient une petite bouche, un nez ridiculement réduit, un menton qui pointait de façon répugnante. Leur vue réveilla chez elle de vieux souvenirs, et elle revit le grand Autre dégingandé qu'elle avait rencontré près du petit bassin entouré

de rochers, il y avait si longtemps, alors qu'elle était jeune. Ces hommes lui ressemblaient tout à fait. Elle n'arrivait pas à

les distinguer les uns des autres, ni de celui qu'elle avait vu autrefois. Peut-être était-il présent aujourd'hui, l'Autre du bassin. Mais tous ces hommes avaient l'air jeune, et lui devait être vieux maintenant, presque autant qu'elle.

« Que vous êtes laids, leur dit-elle. Des monstres blafards et efféminés! Que faites-vous à renifler autour d'un autel de la Déesse? Ce n'est pas la Déesse qui vous a faits! C'est une hyène de passage qui vous a faits avec de la bouse de rhinocéros! »

Les Autres continuaient à la regarder, ahuris.

Celle Qui Sait fit un nouveau pas. Elle gesticulait, fendant l'air de la main comme pour les écarter des environs de l'autel. Un des Autres parla.

C'est du moins ce -qu'il avait l'air de faire. Il émit une longue série de sons grossiers, épais, qui sortaient de sa bouche comme si sa langue était attachée à l'envers. Ce n'était que du bruit. Ça n'avait aucun sens.

« Tu ne peux pas parler comme il faut? demanda Celle Qui Sait. On ne comprend rien de ce que tu dis. Qu'un autre parle, si tu n'y arrives pas. »

Il se remit à parler, de façon tout aussi incompréhensible.

« Non, dit-elle. Je ne sais pas ce que tu veux dire. » Elle s'approcha et pivota de façon à faire face à l'extrémité opposée de la rangée d'Autres.

« Toi, dit-elle à un autre homme. Tu parles un peu mieux que lui? »

Elle pointa le doigt sur lui et tapa dans ses mains. Il écarquilla les yeux et émit une espèce de grommellement sourd.

« Dis des mots! lui ordonna Celle Qui Sait. Arrête de faire des bruits idiots! — Pouah ! Êtes-vous tous fous dans votre tête? » Elle désigna l'homme à nouveau. « Parle! Avec des mots! Il n'y a donc personne chez vous qui ait appris à dire des mots? »

L'Autre répéta le même son.

« Aussi stupides que laids! dit Celle Qui Sait en secouant la tête. Faits par des hyènes, voilà ce que vous êtes! Avec de la bouse de rhinocéros. »

Aucun des hommes ne bougea.

Elle passa à côté d'eux et se dirigea vers l'autel. Les eaux des trois rivières tombaient de tous côtés avec force éclaboussures. Le Peuple avait bâti l'autel à l'endroit exact où

les rivières se rencontraient, contre un affleurement rocheux qui s'élevait au-dessus de la surface liquide. Femme de la'

Déesse avait rampé au milieu des embruns glacés pour placer les pierres selon le bon agencement et pour entasser entre elles les plaques de la pierre spéciale, celle qui brille. En approchant, Celle Qui Sait vit les lignes de-la-Déesse que les prêtresses avaient gravées dans la roche, cinq dans un sens, trois dans un autre et trois encore dans un autre. Mais on y avait touché. Quelqu'un qui n'était pas du Peuple avait tracé un cercle autour de chaque groupe de lignes-de-la-Déesse en entaillant profondément la pierre, et avait peint d'autres dessins au-dessus, des symboles étranges et déplaisants, qui s'enroulaient et se tordaient comme dans un mauvais rêve. On avait également peint des animaux : un mammouth avec une grosse tête bossue, un loup, et une créature que Celle Qui Sait ne sut pas reconnaître. Ce ne pouvait être que l'oeuvre des Autres. Les gens du Peuple se servaient de peinture pour s'en passer sur le corps quand le besoin s'en faisait sentir; mais ils ne dessinaient jamais de symboles sur les pierres. Jamais. Et peindre des images d'animaux était pure folie. Cela risquait de mettre en colère l'esprit des animaux qu'on peignait, et ensuite on n'arrivait plus à les tuer à la chasse.

« Qu'est-ce que vous avez fait, chiens immondes? C'est un autel, de la Déesse que vous avez souillé. Un autel de la Déesse. » Comme ils ne faisaient pas mine de comprendre, elle répéta plus fort : « Un autel de la Déesse ! »

Regards vides. Haussements d'épaules.

Celle Qui Sait montra la terre, puis le ciel : les signes universels de la Déesse. Elle se toucha les seins, le ventre, les reins : elle était faite à l'image de la Déesse, ils comprendraient sûrement ses gestes.

Mais ils continuèrent à la dévisager.

« Vous êtes complètement idiots! s'exclama-t-elle. Idiots!

Imbéciles! Vous êtes une bande d'animaux stupides ! »

Elle escalada les rochers en glissant sur leur surface mouillée, faillit tomber dans la rivière impétueuse. Mais elle s'accrocha à un croc rocheux qui saillait et assura sa prise. Arrivée à l'autel, elle tapa du bout du doigt sur le dessin du mammouth.

« Mal! cria-t-elle. Mauvais! Sacrilège!'»

Elle se mouilla le doigt et le passa sur l'image. La peinture s'étala et le dessin devint flou.

Les Autres commencèrent à prendre un air troublé. Ils se tournaient les uns vers les autres en marmonnant et en frottant les pieds par terre.

« Vos dessins n'ont rien à faire ici! cria Celle Qui Sait. C'est notre autel! Nous l'avons bâti pour Elle! Et nous sommes venus L'adorer et lui demander conseil! » Elle gratta soigneusement l'image jusqu'à ce qu'il n'en restât qu'un fouillis indistinct. Elle voulut alors s'en prendre aux autres images, mais ne put les atteindre : ses bras étaient trop courts. Seuls les Autres, avec leurs membres d'araignée, pouvaient dessiner si haut sur la roche.

Mais elle était sûre de s'être fait comprendre. Elle redescendit le long des rochers et revint à l'endroit où les deux groupes de guerriers se faisaient face.

« Vous comprenez? demanda-t-elle aux Autres. C'est" notre autel ! Le nôtre! » Elle s'avança droit sur eux, intrépide. Ils s'agitèrent nerveusement, mais aucun ne leva sa lance. Ils avaient peur d'elle, elle en était sûre. Une sainte femme, une femme qui avait la Déesse en elle : ils n'osaient pas lui résister.

Elle leva vers eux un regard furieux. Ils la dominaient, aussi grands que des arbres, aussi hauts que des montagnes indiquant l'ouest.

« Retournez dans votre pays, dit-elle. Laissez-nous tranquilles. Laissez-nous faire notre offrande en paix, espèces d'affreuses bêtes puantes! Têtes de bois! Brutes demeurées ! »

Elle attrapa l'Autre le plus proche et le poussa dans la direction qu'elle avait montrée. Il se dégagea en reculant de quelques pas. Elle lui fit signe de filer.

« Continue à marcher! Allez, en avant, vous tous! »

Celle Qui Sait se déplaçait au milieu d'eux comme un tourbillon, tout en criant et en les poussant. Ils s'écartaient d'elle d'un air inquiet comme si elle était pestiférée. Elle les poussait devant elle en agitant les bras et en hurlant, les chassant toute seule des environs immédiats de l'autel. Enfin elle s'arrêta et les regarda partir. Ils se retirèrent d'à

peu près cent cinquante pas, à l'endroit où l'une des deux petites rivières faisait un coude et s'élançait entre deux murailles de roche. Là, ils s'arrêtèrent; et alors, Celle Qui Sait s'aperçut qu'il y avait là un camp d'Autres, tout un groupe de femmes, d'enfants et de vieillards dissimulés dans un petit ravin buissonneux.

Très bien, se dit Celle Qui Sait. Ils avaient été écartés de l'autel; c'était le mieux qu'elle pût espérer. Ce n'était tout de même pas un mince exploit, et elle l'avait accompli toute seule

— mais le feu de la Déesse avait brûlé en elle, sans quoi elle n'y fût jamais parvenue.

Elle revint vers les hommes du Cercle de Guerre.

« Et tout ça sans lance », leur dit-elle d'un air triomphant. Jeune Antilope hocha la tête. « Tu es vraiment folle! »

Mais ses yeux brillaient d'admiration.