- Elle n'agit peut-être pas seule, dit Ann-Britt Hôglund avec^hésitation.
- ¿ quoi penses-tu ? Des anges de la mort ? Un groupe de femmes ? Une secte ?
- Cela ne paraît pas vraisemblable.
- Non, dit Wallander. Je ne le pense pas non plus. Il se rassit.
- Je voudrais que tu fasses l'inverse maintenant. que tu reprennes tous les événements, un à un. Et que tu me donnes toutes les raisons qui contredisent l'hypothèse d'une femme.
- Ne vaudrait-il pas mieux attendre d'en savoir un peu plus sur ce qui est arrivé à Blomberg ?
- Peut-être. Mais je ne pense pas que nous en ayons le temps.
- Tu crois que ça risque de recommencer? Wallander voulait lui donner une réponse honnête. Il resta
silencieux un moment.
- Il n'y a pas de commencement, dit-il enfin. Du moins 383
pas de commencement que nous puissions discerner. Par conséquent, il n'est pas non plus vraisemblable qu'il y ait une fin. Cela peut se produire à
nouveau. Et nous ne savons pas du tout dans quelle direction nous tourner.
Ils avaient atteint une impasse. Wallander sentait croître son impatience de ne pas avoir de nouvelles de Martinsson et de Svedberg. Puis il se souvint que sa ligne était bloquée. Il composa le numéro du central. Ni Martinsson ni Svedberg n'avaient appelé. Il demanda à ce qu'on lui transmette tout appel de leur part. Mais aucun autre.
- Les effractions, dit-elle soudain. Au magasin et chez Eriksson. quel rôle jouent-elles ?
- Je ne sais pas. Pas plus que pour la flaque de sang par terre. Je croyais avoir une explication. Maintenant je ne sais plus.
- J'ai réfléchi de mon côté.
Wallander vit qu'elle était sérieuse. Il lui fit signe de poursuivre.
- Nous n'arrêtons pas de dire que nous devons distinguer ce que nous voyons réellement. Holger Eriksson a signalé une effraction au cours de laquelle rien n'a été volé. Pourquoi dans ce cas l'a-t-il signalée ?
- Je me suis posé la question moi aussi. Il a pu être choqué par le fait que quelqu'un se soit introduit chez lui.
- Dans ce cas, ça colle.
Wallander ne comprit pas aussitôt o˘ elle voulait en venir.
- On peut imaginer que quelqu'un se soit introduit chez lui pour lui faire peur. Non pour voler.
- Un avertissement ? C'est ce que tu veux dire ? -Oui.
- Et la boutique ?
- Gôsta Runfeldt quitte son appartement. Soit il a été attiré dehors. Soit c'est le matin et il est descendu pour attendre le taxi. Il disparaît sans laisser de trace. Peut-être s'est-il rendu au magasin? «a ne prend que quelques minutes. La valise, il l'a laissée dans le hall d'entrée de l'immeuble. Ou alors il l'a emportée avec lui. Elle n'était pas lourde.
- Pourquoi se serait-il rendu au magasin ?
- Je ne sais pas. Il avait peut-être oublié quelque chose.
384
- Tu veux dire qu'il aurait été agressé à l'intérieur de la boutique ?
- Ce n'est pas une idée brillante, je sais. Mais elle m'est venue comme ça.
- Elle en vaut bien d'autres, dit Wallander. Il la dévisagea.
- Avons-nous même pris la peine de vérifier si le sang en question pouvait être celui de Runfeldt ? demanda-t-il.
- Je ne crois pas. Dans ce cas, c'est ma faute.
- Si on devait se demander qui est responsable de toutes les erreurs commises au cours d'une enquête, on ne ferait plus que ça. Je suppose qu'il n'en reste aucune trace?
- Je peux en parler à Vanja Andersson.
- Fais-le. Histoire d'en avoir le cour net.
Elle se leva et quitta la pièce. Wallander était fatigué. Ils avaient eu une bonne conversation. Mais son inquiétude ne cessait de croître. Ils étaient aussi loin que possible d'un centre de gravité susceptible de donner une direction à l'enquête.
Il entendit quelqu'un hausser le ton dans le couloir. Puis il se mit à
penser à Baiba. Il se força à se concentrer à nouveau sur le travail en cours. Il vit alors intérieurement le chien qu'il aurait aimé acheter. Il se leva et alla chercher un café. quelqu'un lui demanda s'il avait eu le temps de formuler un avis sur l'association des Ámis de la hache ª. Il répondit par la négative et retourna dans son bureau. Il avait cessé de pleuvoir. Les nuages formaient une couverture immobile au-dessus du ch‚teau d'eau.
Le téléphone sonna. C'était Martinsson.
- Svedberg vient de revenir de l'université. Apparemment, Eugen Blomberg passait plutôt inaperçu là-bas. Ce n'était pas un chercheur très éminent, semble-t-il. Il aurait été vaguement lié à l'hôpital pédiatrique de Lund, mais sans réelles responsabilités. En fait, ses recherches se situaient à
un niveau assez rudimentaire. C'est du moins ce que prétend Svedberg. Mais d'un autre côté, qu'est-ce qu'il en sait, lui, des allergies au lait ?
- Continue, dit Wallander sans chercher à dissimuler son impatience.
385
- J'ai du mal à comprendre qu'on puisse avoir si peu de centres d'intérêt, dans la vie. Apparemment, il s'occupait de ses histoires de lait. ¿ part ça, rien du tout. Sauf une chose.
Wallander attendit.
- Il semblerait qu'il ait eu une liaison. J'ai retrouvé quelques lettres.
Les initiales KA reviennent à plusieurs reprises. Le détail intéressant, c'est qu'elle était enceinte.
- Comment le sais-tu ?
- Par les lettres. Dans la dernière que j'ai trouvée, elle approchait du terme de la grossesse
- La lettre est datée de quand ?
- Il n'y a pas de date. Mais elle parle d'un film qui lui a plu, à la télévision. Si je m'en souviens bien, il est passé il y a un mois, pas plus. On va vérifier, bien s˚r.
- Il y a une adresse ?
- Non.
- On ne sait même pas si elle habite Lund?
- Non. Mais elle est sans doute originaire de Scanie, vu les tournures qu'elle emploie.
- Tu as interrogé la veuve de Blomberg au sujet de cette femme ?
- C'est ce que je voulais te demander. Si je dois l'interroger là-dessus.
Ou s'il vaut mieux attendre.
- Pose-lui la question, dit Wallander. Nous ne pouvons pas attendre. En plus, je soupçonne qu'elle est déjà au courant. Il nous faut le nom et l'adresse de cette femme. Le plus vite possible. Rappelle-moi dès que tu en sauras plus.
Wallander resta assis, la main sur le combiné. Il se sentait mal à l'aise.
Ce que lui avait dit Martinsson lui rappelait quelque chose.
Cela avait un lien avec Svedberg.
De quoi s'agissait-il?
Puis il attendit que Martinsson le rappelle. Hansson apparut à la porte en disant qu'il essaierait de s'attaquer le soir même au rapport d'enquête en provenance d'‘stersund.
- Il y en a onze kilos, dit-il. Juste pour ton information.
- Tu l'as pesé ? demanda Wallander, surpris.
- Moi, non. Jetpak, oui. 11,3 kg en provenance du commissariat d'‘stersund.
Tu veux savoir combien ça a co˚té ?
386
- Non.
Hansson disparut. Wallander commença à se curer les ongles en imaginant un labrador noir endormi au pied de son lit. Il était dix-neuf heures quarante. Toujours pas de nouvelles de Martinsson. Nyberg l'appela pour l'informer qu'il rentrait chez lui. Après avoir raccroché, Wallander se demanda pourquoi il avait pris cette peine. Pour signaler qu'on pouvait le joindre à son domicile? Ou qu'il voulait qu'on lui fiche la paix, au contraire ?
Enfin, Martinsson le rappela.
- Elle dormait, dit-il. Je ne voulais pas la réveiller. C'est pour cela que ça a pris si longtemps.
Wallander ne fit aucun commentaire. Pour sa part, il aurait réveillé
Kristina Blomberg sans une seconde d'hésitation.
-qu'a-t-elle dit?
- Tu avais raison. Elle savait que son mari voyait d'autres femmes. Celle-ci n'était pas la première. Mais elle ne la connaît pas. Les initiales KA ne lui disent rien.
- Sait-elle o˘ elle habite?
- Elle dit que non. J'aurais tendance à la croire.
- Mais s'il partait en voyage, elle devait être au courant?
- Je lui ai posé la question. Elle a répondu qu'il ne voyageait pas.
D'ailleurs, il n'avait pas de voiture. Il n'avait même pas le permis.
- «a signifie qu'elle habite dans le coin.
- C'est aussi mon avis.
- Une femme qui répond aux initiales KA. Nous devons la retrouver. Priorité
absolue. Est-ce que Birch est là?
- Il est retourné au commissariat il y a un moment.
- O˘ est Svedberg ?
- Il devait parler à quelqu'un ; à l'homme qui, apparemment, connaissait le mieux Eugen Blomberg.
- Svedberg doit essayer d'identifier la femme aux initiales KA. C'est ça qui compte.
- Je ne suis pas s˚r de pouvoir le joindre. Il a oublié son portable.
Wallander jura.
- La veuve de Blomberg doit savoir qui était le meilleur 387
ami de son mari. C'est important que tu transmettes la consigne à Svedberg.
- Je vais voir ce que je peux faire.
Soudain, Wallander se rappela ce qu'il avait oublié un peu plus tôt. Mais il avait déjà raccroché. Il chercha le numéro de téléphone du commissariat de Lund. Il eut de la chance ; on lui passa Birch presque aussitôt.
- On a peut-être trouvé quelque chose, dit Wallander.
- Martinsson l'a dit à Ehrén, qui travaille avec lui à Siriusgatan. J'ai cru comprendre que nous recherchions une femme qui répondrait aux initiales KA.
- Oublie le conditionnel. C'est bien KA. Karin Anders-son, Katarina Alstrôm... Nous devons la retrouver. Il y a aussi un détail important, à
mon avis.
- L'information contenue dans l'une des lettres, comme quoi elle allait bientôt accoucher ?
Birch réfléchissait vite.
- Précisément, dit Wallander. Nous devrions donc prendre contact avec la maternité de Lund. Nous renseigner sur les femmes qui ont accouché ces dernières semaines. Ou qui sont sur le point d'accoucher. Avec les initiales KA.
- Je m'en charge, dit Birch. C'est un peu délicat.
Après avoir raccroché, Wallander s'aperçut qu'il transpirait. L'enquête commençait enfin à bouger... Il sortit dans le couloir. Personne. Il sursauta en entendant sonner son téléphone. C'était Ann-Britt Hôglund. Elle l'appelait de la boutique de Runfeldt.
- Il ne reste aucune trace de sang. Vanja Andersson a tout nettoyé ellemême.
- La serpillière, dit Wallander.
- Elle l'a jetée. Elle trouvait cette flaque désagréable. Et la poubelle a été vidée il y a longtemps.
Wallander savait qu'il suffisait de presque rien pour réussir une analyse de sang.
- Les chaussures, dit-il. quelles chaussures portait-elle ce jour-là? Il reste peut-être une trace de sang sous la semelle
- Je vais lui poser la question.
Wallander attendit. Ann-Brit* revint après quelques instants.
388
- Elle portait des sabots. Mais ils sont chez elle.
- Va les chercher, dit Wallander. Apporte-les ici et appelle Nyberg. Il est chez lui. Il devrait au moins pouvoir nous dire s'il y a du sang dessus.
Il raccrocha. Hamrén apparut dans l'encadrement de la porte. Wallander ne l'avait presque pas vu depuis son arrivée à Ystad. Il se demanda ce que fabriquaient les deux policiers de Malmô.
- J'ai pris la suite de Martinsson concernant les relations entre Eriksson et Runfeldt, dit Hamrén. Jusqu'à présent, ça n'a rien donné. Leurs trajectoires ne se sont sans doute jamais croisées.
- Il faut continuer, dit Wallander. C'est important. ¿ un moment, ces enquêtes vont se recouper. J'en suis convaincu.
-EtBlomberg?
- Lui aussi. Le contraire est tout simplement impensable.
- Depuis quand le travail de la police se base-t-il sur des conjectures ?
demanda Hamrén en souriant.
- Tu as raison. Mais on espère toujours... Hamrén tenait sa pipe à la main.
- Je vais fumer dehors, dit-il. «a rafraîchit les neurones. Hamrén disparut. Il était un peu plus de vingt heures.
Wallander attendait des nouvelles de Svedberg. Il alla chercher un gobelet de café et quelques biscuits. Le téléphone sonna. Une communication destinée au central avait été orientée vers son bureau par erreur. ¿ vingt heures trente, il se posta devant la porte de la cafétéria et regarda distraitement la télévision. De belles images des Comores. O˘ donc se trouvaient ces îles ? ¿ vingt heures quarante-cinq, il était à nouveau dans son fauteuil. Birch téléphona pour lui annoncer qu'ils avaient commencé les recherches sur les femmes qui avaient accouché au cours des deux derniers mois, ou qui allaient accoucher dans les deux mois à venir. Jusque-là, ils n'avaient trouvé aucun nom répondant aux initiales KA. Après avoir raccroché, Wallander songea que rien ne l'empêchait de rentrer chez lui.
Les autres pouvaient tout aussi bien le joindre sur son téléphone portable.
Il essaya de contacter Martinsson, sans succès. Puis Svedberg le rappela.
Il était vingt et une heures dix.
389
r
- Il n'y a pas de femme qui porte les initiales KA. Du moins pas à la connaissance du meilleur ami de Blomberg.
- Bien, dit Wallander sans chercher à masquer sa déception.
- Je vais rentrer maintenant, dit Svedberg. Wallander raccrocha ; le téléphone sonna aussitôt. C'était
Birch.
- Je regrette, dit-il. On n'a trouvé personne avec les initiales KA. Je pense hélas que ces renseignements sont fiables.
- Merde, dit Wallander.
Ils réfléchirent tous deux quelques instants.
- Elle a pu accoucher ailleurs qu'à Lund, dit Birch enfin.
- Tu as raison. Il faudra continuer les recherches demain. Il raccrocha. Il se souvenait maintenant du détail lié à
Svedberg. Un papier qui avait atterri par erreur sur son bureau. A propos d'incidents nocturnes à la maternité d'Ys-tad. Une affaire d'agression...
et de fausse infirmière...
Il composa le numéro de portable de Svedberg, qui répondit de sa voiture.
- O˘ es-tu ? demanda Wallander.
- Même pas encore à Staffanstorp.
- Viens. Nous devons vérifier quelque chose ensemble.
- Oui, dit Svedberg. J'arrive.
Le trajet lui prit quarante-deux minutes.
Il était vingt et une heures cinquante lorsque Svedberg apparut à la porte de son bureau.
A ce moment-là, Wallander avait déjà commencé à douter.
Le risque qu'il se soit purement et simplement trompé était trop grand.
^…U…lI
27
II ne comprit vraiment ce qui s'était passé qu'au moment o˘ la porte se referma derrière lui. Il fit les quelques pas qui le séparaient de sa voiture et s'installa au volant. Puis il prononça son propre nom à haute voix : ¬ke Davidsson.
¬ke Davidsson était désormais un homme très seul. Il n'avait pas cru qu'une chose pareille puisse lui arriver. que sa maîtresse depuis tant d'années -
même s'ils ne vivaient pas ensemble - lui dise un jour qu'elle ne voulait plus de lui. Et le jette dehors.
Il fondit en larmes. Il avait mal. Il ne comprenait pas. Mais elle paraissait s˚re de sa décision. Elle lui avait demandé de partir et de ne jamais revenir. Elle avait rencontré un autre homme, lui avait-elle dit, un homme qui envisageait de vivre avec elle.
Il était presque minuit. C'était un lundi, le 17 octobre. L'obscurité
l'entourait. Il savait qu'il ne devait pas conduire de nuit. Sa vue était trop mauvaise. Conduire, il ne le pouvait en réalité qu'avec des lunettes spéciales, et à la lumière du jour. Il plissa les yeux ; il distinguait à
peine les contours de la route. Mais il ne pouvait pas rester là toute la nuit. Il devait rentrer à Malmo.
Il mit le contact. Il était très abattu et il ne comprenait pas ce qui s'était passé.
Il s'engagea sur la petite route. Il ne voyait pas grand-chose. Ce serait peut-être plus facile une fois qu'il aurait retrouvé la nationale. Dans l'immédiat, il s'agissait de sortir de Lôdinge.
Mais il se trompa de direction. Les petites routes étaient nombreuses, étroites, et elles se ressemblaient toutes, dans 391
le noir. ¿ minuit et demi, il comprit qu'il était complètement perdu. Il se trouvait alors à un endroit o˘ le chemin semblait s'arrêter dans une sorte de cour de ferme. Il s'apprêtait à faire marche arrière lorsqu'il crut voir une ombre dans le faisceau des phares. quelqu'un se dirigeait vers sa voiture. Il pensa avec soulagement que cette personne pourrait sans doute lui indiquer le chemin.
Il ouvrit la portière et descendit.
L'instant d'après, il n'y eut plus que du noir.
Svedberg mit un quart d'heure pour retrouver le papier que lui réclamait Wallander. Celui-ci s'était montré très explicite lorsque Svedberg était apparu à la porte de son bureau peu avant vingt-deux heures.
- C'est peut-être hasardeux. Mais nous recherchons une femme répondant aux initiales KA qui aurait accouché, ou qui serait sur le point d'accoucher dans la région. Au début, nous avons pensé à Lund. Mais ça n'a rien donné.
Alors, c'est peut-être à Ystad. Sauf erreur, la maternité d'ici utilise des méthodes qui l'ont rendue célèbre, même à l'étranger. D'autre part, il s'y est passé des incidents bizarres, la nuit, à deux reprises. C'est peut-être une pure conjecture, je le répète. Mais je veux savoir ce qui est arrivé.
Svedberg trouva le papier et retourna dans le bureau o˘ Wallander l'attendait avec impatience.
- Ylva Brink, commença Svedberg. Ma cousine. Enfin, une cousine éloignée.
Et elle est sage-femme à la maternité. Elle est venue au commissariat pour me signaler qu'une inconnue s'était manifestée la nuit précédente dans le service. «a l'avait inquiétée.
- Pourquoi ?
- Ce n'est pas normal qu'une personne étrangère à la maternité surgisse ainsi pendant la nuit.
- Procédons par ordre, dit Wallander. quand l'incident s'est-il produit pour la première fois ?
- La nuit du 30 septembre au 1er octobre.
- Il y a presque trois semaines. Elle était donc inquiète, disais-tu...
- Elle est venue le lendemain, un samedi. Je l'ai reçue 392
dans mon bureau. C'est à ce moment-là que j'ai pris ces notes.
- Et par la suite, l'incident s'est reproduit?
- La nuit du 12 au 13 octobre. Par coÔncidence, Ylva était aussi de garde cette nuit-là. C'est alors qu'elle a été frappée. J'ai été appelé là-bas au matin.
- que s'était-il passé?
- L'inconnue avait surgi de nouveau. quand Ylva a tenté de l'interpeller, l'autre l'a envoyée au tapis. D'après Ylva, c'était comme recevoir un coup de pied d'un cheval.
- Elle n'avait jamais vu cette femme auparavant?
- Non.
- Elle portait un uniforme d'infirmière ?
- Oui. Mais Ylva est convaincue qu'elle ne faisait pas partie du personnel.
- Comment peut-elle en être s˚re ? Il doit y avoir beaucoup de gens à
l'hôpital qu'elle ne connaît pas.
- Elle était s˚re de son fait. Mais je n'ai pas pensé à lui demander pourquoi.
Wallander réfléchit.
- Cette femme s'intéresse à la maternité entre le 30 septembre et le 13
octobre. Elle s'y rend deux fois, la nuit, et n'hésite pas à frapper une sage-femme. quel était le but de sa visite ?
- Ylva se pose la même question.
- Elle n'a pas de réponse ?
- Elle a fait le tour des chambres avec ses collègues, dans les deux cas.
Mais il n'y avait rien à signaler.
Wallander consulta sa montre. Il était vingt-deux heures quarante-cinq.
- Je veux que tu téléphones à ta cousine, dit-il. Tant pis si on la réveille.
Svedberg hocha la tête. Wallander indiqua son téléphone d'un geste. Il savait que son collègue, distrait par nature, avait une mémoire très développée pour les numéros de téléphone. Il composa celui de sa cousine et laissa sonner longtemps avant de raccrocher.
- Si elle n'est pas chez elle, ça veut dire qu'elle travaille. Wallander se leva vivement.
393
- Tant mieux. Je ne suis pas retourné à la maternité depuis la naissance de Linda.
- Le service a été entièrement reconstruit. Tout est neuf, tu verras.
Ils prirent la voiture de Svedberg. quelques minutes plus tard, ils se garaient devant l'entrée des urgences. Wallander se rappela la nuit, quelques années auparavant, o˘ il s'était réveillé avec d'intenses douleurs à la poitrine en croyant à un infarctus. ¿ l'époque, l'entrée des urgences était ailleurs. Tout paraissait rénové, à l'hôpital. Ils sonnèrent. Un gardien apparut quelques instants après et leur ouvrit. Wallander lui montra sa carte. Ils prirent l'escalier. Le gardien avait pré venu le personnel de garde de leur arrivée. Une femme les attendait à la porte du service.
- Ma cousine, dit Svedberg. Ylva Brink.
Wallander la salua. Une infirmière passa à l'arrière-plan. Ylva Brink les fit entrer dans un petit bureau.
- Pour l'instant, c'est plutôt calme, dit-elle. Mais ça peut changer très vite.
- Je ne serai pas long, dit Wallander. Je sais que tous les renseignements concernant les malades sont confidentiels. Je n'ai pas l'intention de violer cette règle. Tout ce que je voudrais savoir, c'est s'il y a eu, dans ce service, entre le 30 septembre et le 13 octobre, une femme qui devait accoucher et qui répondait aux initiales KA. K comme Karin, A comme Andersson.
Une ombre d'inquiétude passa sur le visage d'Ylva Brink.
- Il s'est passé quelque chose ?
- Non. J'ai seulement besoin d'identifier quelqu'un. Rien d'autre.
- Je ne peux pas répondre à cette question. Ce sont des renseignements strictement confidentiels. ¿ moins que la personne n'ait signé un papier précisant que sa présence ici peut être divulguée. Je pense que cela vaut aussi pour les initiales.
- quelqu'un va devoir répondre tôt ou tard. Mon problème est que j'ai besoin de cette information tout de suite.
- Même ainsi, je ne peux rien pour vous.
Svedberg n'avait encore rien dit. Wallander vit qu'il fronçait les sourcils.
T
- Y a-t-il des toilettes ? demanda-t-il soudain à sa cousine. - Au bout du couloir à droite.
Svedberg fit un signe de tête à Wallander.
- Tu avais besoin d'y aller. C'est le moment. Wallander comprit. Il se leva et quitta la pièce.
Il attendit cinq minutes aux toilettes avant de retourner dans le bureau.
Ylva Brink n'y était plus. Svedberg se tenait penché sur un registre.
- que lui as-tu dit? demanda Wallander.
- qu'elle ne devait pas attirer la honte sur la famille. Et qu'elle était passible d'un an de prison.
- Ah bon ? Pourquoi ?
- Obstruction au travail d'un officier de police dans l'exercice de ses fonctions.
- «a n'existe pas.
- Elle ne peut pas le savoir. Voilà les noms. Je crois que nous ferions mieux de lire vite.
Ils parcoururent la liste. Aucune des femmes ne portait les initiales KA.
Les craintes de Wallander étaient confirmées.
- Ce n'étaient peut-être pas des initiales, dit Svedberg pensivement. KA signifie peut-être autre chose...
- quoi, par exemple 9
- Regarde, II y a une Katarina Taxell. Les lettres KA sont peut-être une abréviation de Katarina.
Wallander regarda la liste. Puis il la parcourut entièrement, une nouvelle fois. Aucun autre nom ne présentait cette combinaison de lettres. Aucune Karin, aucune Karo-lina. Ni avec un K, ni avec un C.
- Tu as peut-être raison, dit-il avec une certaine hésitation. Note l'adresse.
- Il n'y a pas d'adresses. Il n'y a que les noms. Il vaut peut-être mieux que tu m'attendes en bas. Pendant que je parle à Ylva,
- Contente-toi de lui dire qu'elle ne doit pas attirer la honte sur la famille. Ne parle pas d'éventuelles poursuites ; ça peut poser des problèmes. Je veux savoir si Katarina Taxell est encore à la maternité. Et si elle a eu de la visite. Je veux savoir s'il y a quelque chose de particulier la concernant. Si elle est mariée, etc. Mais surtout, son adresse.
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- «a risque de prendre du temps. Ylva a été appelée en salle d'accouchement.
- J'attendrai. Toute la nuit s'il le faut.
Il prit une biscotte sur une assiette et quitta le service. Aux urgences, il croisa un homme ivre et couvert de sang, qui venait d'arriver en ambulance. Wallander le reconnut. Un marchand de ferraille qui s'appelait Niklasson et qui habitait un peu à l'extérieur de la ville. En règle générale, il était sobre. Mais quand il ne l'était pas, les soirées avaient tendance à dégénérer en bagarre.
Wallander fit un signe de tête aux deux ambulanciers, qu'il connaissait aussi.
- C'est grave?
- Niklasson est coriace, dit le plus ‚gé. Il s'en sortira, comme d'habitude. Ils ont commencé à se battre dans une baraque de Sandskogen.
Wallander sortit sur le parking. Il faisait plutôt froid. Il songea qu'il fallait aussi vérifier s'il existait une Karin ou une Katarina à la maternité de Lund. Ce serait l'affaire de Birch. Il était vingt-trois heures trente. Il essaya d'ouvrir les portières de la voiture de Svedberg.
Verrouillées. Il envisagea de remonter pour lui demander les clés.
L'attente risquait d'être longue. Finalement, il y renonça.
Il commença à faire les cent pas sur le parking.
Soudain, il était de retour à Rome. Son père marchait devant lui. En route vers sa destination secrète. Un fils suit et surveille son père dans une ville, la nuit. L'escalier de Tri-nité-des-Monts, la Piazza di Spagna, puis la fontaine de Trevi. Reflets dans son regard. Un vieil homme seul à Rome.
Savait-il qu'il allait bientôt mourir ? que si le voyage en Italie ne s'était pas fait à ce moment-là, il n'aurait jamais eu lieu?
Wallander s'immobilisa. Il avait la gorge nouée. quand aurait-il le temps de porter le deuil de son père ? La vie le rejetait, le ballottait. Il aurait bientôt cinquante ans. C'était l'automne. La nuit. Et il faisait les cent pas derrière un hôpital, en grelottant dans le froid. Ce qu'il redoutait le plus,
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c'était que la vie devienne incompréhensible au point qu'il ne puisse plus l'affronter. que restait-il alors ? Partir en préretraite ? Demander sa mutation à un poste plus paisible ? Passer quinze ans à faire la tournée des écoles en parlant de la drogue et des dangers de la circulation routière ?
La maison, pensa-t-il. Et un chien. Et peut-être aussi Baiba. Une transformation extérieure est nécessaire. Je commence par là. Puis on verra bien si ça entraîne des changements chez moi. Ma charge de travail est ce qu'elle est. Je ne peux pas m'en sortir si je dois en même temps me traîner moi-même comme un boulet.
Il était minuit passé. Wallander faisait les cent pas sur le parking.
L'ambulance était repartie. Tout était silencieux. Il devait réfléchir.
Mais il était trop fatigué. Il n'avait que la force d'attendre. Et de rester en mouvement pour entretenir la chaleur.
Svedberg réapparut à minuit et demi. Il marchait vite. Wallander comprit qu'il y avait du nouveau.
- Katarina Taxell est de Lund, commença-t-il. Wallander sentit aussitôt monter la tension.
- Elle est encore à la maternité ?
- Elle a accouché le 15 octobre. Elle est rentrée chez elle.
- Tu as l'adresse?
- Oui. Et pas seulement ça. Elle vit seule. Elle n'a pas donné le nom du père. Elle n'a pas reçu une seule visite au cours de son séjour.
Wallander retenait son souffle.
- Alors c'est peut-être elle, dit-il ensuite. «a doit être elle. La femme qui signait KA les lettres adressées à Eugen Blomberg.
Ils retournèrent au commissariat. Svedberg freina brutalement à l'entrée du parking pour éviter un lièvre qui s'était égaré en ville.
Ils s'installèrent dans la cafétéria provisoirement déserte. Une radio était allumée quelque part. Le téléphone sonnait chez les policiers de garde. Wallander se servit un café.
- Je ne pense pas que ce soit elle qui ait enfermé Blomberg dans un sac, dit Svedberg en se grattant pensivement le cr‚ne avec une cuillère à café.
J'ai du mal à croire qu'une
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femme qui vient d'accoucher sorte la nuit pour assassiner les gens.
- Elle est un maillon de la chaîne. Si je ne fais pas complètement fausse route. Elle se trouve entre Blomberg et la personne qui nous paraît maintenant cruciale.
- L'infirmière qui a frappé Ylva?
- Précisément.
Svedberg fit un effort pour suivre la pensée de Wallander.
- Tu veux dire que cette infirmière inconnue aurait surgi à la maternité
d'Ystad pour la rencontrer ?
-Oui.
- Mais pourquoi la nuit? Pourquoi ne vient-elle pas pendant les heures de visite ? «a doit bien exister, des horaires de visite. Et personne ne note les noms des visiteurs, ni des patients qui les reçoivent...
Wallander comprit que les questions de Svedberg étaient décisives. Il devait y répondre pour pouvoir poursuivre.
- Elle ne voulait pas être vue, dit-il. C'est la seule explication possible.
Svedberg insista.
- Vue par qui ? Est-ce qu'elle avait peur d'être reconnue ? Même par Katarina Taxell ? Se rendait-elle à l'hôpital la nuit pour regarder une femme endormie ?
- Je ne sais pas, dit Wallander. Je suis d'accord avec toi, c'est bizarre.
- Il n'y a qu'une seule explication possible. Elle vient la nuit parce qu'elle risquerait d'être reconnue si elle venait pendant la journée.
Wallander réfléchit
- Cela veut dire, par exemple, que quelqu'un qui travaille de jour aurait pu la reconnaître ?
- On ne peut pas envisager qu'elle préfère visiter la maternité de nuit sans raison. Pour s'exposer en plus à une situation o˘ elle est obligée de frapper ma cousine, qui ne lui a rien fait.
- Il y a peut-être une autre explication, dit Wallander.
- Laquelle ?
- qu'elle ne peut visiter la maternité que la nuit. Svedberg hocha pensivement la tête.
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- C'est possible. Mais pourquoi ?
- Il y a plusieurs explications. L'endroit o˘ elle habite. Son travail.
Peut-être aussi veut-elle accomplir ces visites en secret.
Svedberg repoussa son gobelet de café.
- L'enjeu devait être important, dit-il. Elle est venue deux fois.
- Nous pouvons dresser un emploi du temps provisoire. La première fois, elle vient dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre. Elle choisit le créneau horaire o˘ la fatigue et la baisse de vigilance sont à leur maximum, chez tous les gens qui travaillent de nuit. Elle reste quelques minutes dans le service avant de disparaître. Deux semaines plus tard, l'incident se renouvelle. ¿ la même heure. Cette fois, Ylva Brink l'arrête, mais se fait neutraliser. La femme disparaît sans laisser de trace.
- Katarina Taxell accouche un ou deux jours plus tard.
- La femme ne reparaît pas à la maternité. En revanche, Eugen Blomberg est assassiné.
- Tu veux me dire qu'une infirmière serait à l'origine de tout ça?
Ils se regardèrent sans un mot.
Wallander s'aperçut soudain qu'il avait oublié de demander à Svedberg de poser une question importante à Ylva Brink.
- Tu te souviens du badge qu'on a retrouvé dans la valise de Gôsta Runfeldt? demanda-t-il. Un clip d'identification comme en utilisent les employés des hôpitaux.
Svedberg hocha la tête. Il s'en souvenait.
- Appelle la maternité, dit Wallander. Demande à Ylva d'essayer de se rappeler si la femme qui l'a frappée portait un tel badge.
Svedberg se leva et décrocha un téléphone mural. Une des collègues d'Ylva Brink répondit. Svedberg attendit. Wallander but un verre d'eau. Puis Svedberg reprit la parole. La conversation fut brève.
- Ylva est certaine que la femme portait un clip en plastique fixé à son uniforme, dit-il. Les deux fois.
- A-t-elle pu lire le nom ?
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- Elle n'est pas s˚re qu'il y ait eu un nom écrit dessus. Wallander réfléchit.
- Elle peut avoir perdu le premier, dit-il. Si elle peut se procurer un uniforme d'hôpital, elle peut aussi se procurer un badge.
- «a paraît difficile de retrouver des empreintes digitales à l'hôpital. On y fait sans cesse le ménage. En plus, nous ne savons même pas si elle a touché à quelque chose.
- En tout cas, dit Wallander, elle ne portait pas de gants. Ylva l'aurait remarqué.
Svedberg se frappa le front avec la cuillère.
- Attends ! Si j'ai bien compris, elle a empoigné Ylva avant de la frapper.
- Elle n'a touché que ses vêtements, dit Wallander. On ne retrouve rien sur les vêtements.
L'espace d'un instant, il se sentit découragé.
- Il faudra malgré tout en parler à Nyberg, dit-il. Peut-être a-t-elle touché le lit de Katarina Taxell ? Nous devons essayer. Si on trouve des empreintes qui correspondent à celles de la valise de Gôsta Runfeldt, on aura fait un énorme progrès. ¿ partir de là, on pourra commencer à
rechercher les mêmes empreintes chez Holger Eriksson et chez Eugen Blomberg.
Svedberg lui tendit le bout de papier o˘ il avait noté les renseignements sur Katarina Taxell. Wallander constata qu'elle avait trente-trois ans et qu'elle travaillait en indépendante, sans que son activité f˚t précisée.
L'adresse indiquée se trouvait dans le centre de Lund.
- Je veux que nous soyons là-bas demain matin à sept heures, dit-il.
Puisqu'on a commencé, toi et moi, autant continuer ensemble. Dans l'immédiat, je crois qu'on ferait mieux de dormir quelques heures.
- C'est curieux, dit Svedberg. Au début, on cherchait un mercenaire. Et maintenant, une infirmière.
- qui n'en est probablement pas une.
- «a, nous n'en savons rien. Le fait qu'Ylva ne l'ait pas reconnue ne signifie rien. Elle est peut-être vraiment
infirmière.
- Tu as raison. Nous ne pouvons pas exclure cette possibilité.
400
Wallander se leva.
- Je te raccompagne, dit Svedberg. O˘ en es-tu avec ta voiture, au fait?
- Je crois que je devrais en acheter une autre. Mais je me demande si j'en ai les moyens.
Un policier de garde entra précipitamment.
- Je savais que vous étiez là, dit-il. Je crois qu'il s'est passé quelque chose.
Wallander sentit son estomac se contracter. Non, pensa-t-il. Pas un de plus. On n'y arrivera pas.
- Un homme grièvement blessé a été retrouvé sur le bord de la route entre Sôvestad et Lôdinge. C'est un routier qui l'a découvert. On ne sait pas s'il a été renversé ou agressé. Une ambulance est déjà partie. Vu que ce n'était pas loin de Lôdinge, je me suis dit...
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. Svedberg et Wallander étaient déjà sortis.
Ils arrivèrent au moment o˘ les ambulanciers soulevaient le blessé pour l'emporter sur une civière. Wallander reconnut les deux hommes qu'il avait croisés plus tôt dans la soirée, aux urgences.
- Comme on se retrouve, constata le chauffeur de l'ambulance.
- C'est un accident de voiture ?
- Dans ce cas, il y a délit de fuite. Mais ça ressemble plus à une agression.
Wallander jeta un regard autour de lui. La route était déserte.
- qui se promène par ici la nuit? demanda-t-il. L'homme avait de vilaines blessures au visage et r‚lait
faiblement.
- On y va, dit le chauffeur. Il y a peut-être urgence. Risque de blessures internes.
L'ambulance disparut. Ils examinèrent les lieux à la lumière des phares de la voiture de Svedberg. Une patrouille de nuit arriva peu après. Svedberg et Wallander n'avaient rien trouvé. En particulier, aucune trace de freinage. Svedberg expliqua aux autres ce qui s'était passé. Puis Wallander et
401
lui retournèrent à Ystad. Le vent s'était levé. Un voyant, sur le tableau de bord, indiquait la température extérieure. Trois degrés au-dessus de zéro.
- «a n'a sans doute aucun lien avec notre enquête, dit Wallander. Dépose-moi à l'hôpital et rentre dormir un peu. L'un de nous deux sera moins fatigué demain matin.
- O˘ dois-je te prendre ?
- En bas de chez moi. Disons à six heures. Martinsson se lève tôt. Appelle-le et raconte-lui ce qui s'est passé. Demande-lui de parler à Nyberg, à
propos du badge en plastique. Et dis-lui que nous allons à Lund.
Pour la deuxième fois cette nuit-là, Wallander se rendit aux urgences. Le blessé recevait des soins. Wallander s'assit et attendit, épuisé. Il s'endormit malgré lui. Lorsqu'il fut réveillé en sursaut par quelqu'un qui prononçait son nom, il ne comprit pas tout d'abord o˘ il était. Il avait rêvé. De Rome. Il marchait dans les rues sombres à la recherche de son père.
Un médecin se tenait devant lui. Wallander recouvra aussitôt ses esprits.
- Il s'en sortira, dit le médecin. Mais il a été sérieusement malmené.
- Ce n'est pas un accident ?
- Non. Tabassage. Mais pour autant que nous puissions en juger, il n'y a pas de blessures internes.
- Est-ce qu'il avait des papiers d'identité ?
Le médecin lui tendit une enveloppe. Wallander en tira un portefeuille qui contenait, entre autres choses, un permis de conduire. L'homme s'appelait
¬ke Davidsson. Wallander nota qu'il devait porter des lunettes pour conduire.
- Puis-je lui parler?
- Je crois qu'il vaut mieux attendre.
Wallander décida de demander à Hansson ou à Ann-Britt Hoglund de se charger de cette affaire. Même si cet homme avait été sérieusement maltraité, ils ne pouvaient en faire une priorité dans l'immédiat. Ils n'en avaient guère le temps. Wallander se leva pour partir.
- Nous avons trouvé quelque chose sur lui qui pourrait vous intéresser, dit le médecin.
402
II lui tendit un papier. Wallander déchiffra l'écriture pointue : Ún voleur neutralisé par les gardiens de la nuit. ª
- quels gardiens de la nuit ? demanda-t-il.
- «a me paraît clair, dit le médecin. Les milices de citoyens, dont on n'arrête pas de parler dans les journaux. On imagine bien qu'elles s'inventent un nom comme celui-là, non ?
Wallander considérait fixement le bout de papier.
- Autre détail qui va dans le même sens, poursuivit le médecin. Le papier était fixé à même sa peau. Agrafé. Avec une agrafeuse.
- C'est incroyable.
- Oui. C'est incroyable que les choses soient allées si loin.
Wallander ne prit pas la peine d'appeler un taxi. Il rentra chez lui à
pied. La ville était déserte. Il pensait à Katarina Taxell. Et à ¬ke Davidsson qui avait eu un message agrafé à son corps.
En arrivant à l'appartement de Mariagatan, il enleva ses chaussures et sa veste, prit une couverture et s'allongea sur le canapé. Mais il ne trouvait pas le sommeil. En plus, il commençait à avoir mal à la tête. Il alla à la cuisine et avala quelques comprimés avec un verre d'eau. Dehors, le lampadaire oscillait sur son fil, dans le vent. Il se recoucha et somnola, inquiet, jusqu'à la sonnerie du réveil. Il constata en s'asseyant qu'il était encore plus fatigué qu'au moment de se coucher. Il alla à la salle de bains et s'aspergea le visage d'eau froide. Puis il changea de chemise. En attendant que le café soit prêt, il appela Hansson à son domicile. Hansson mit longtemps à répondre. Wallander comprit qu'il l'avait réveillé.
- Je n'ai pas fini de lire le rapport d'enquête d'‘stersund, dit Hansson.
J'ai arrêté à deux heures du matin. Il m'en reste à peu près quatre kilos.
- On en parlera plus tard, coupa Wallander. Je veux juste que tu ailles à
l'hôpital et que tu parles à un blessé du nom d ¬ke Davidsson. Il a été
agressé sur la route de Lodinge hier soir ou cette nuit. Par des hommes qui se réclament d'une milice de citoyens, apparemment. Je veux que tu t'en charges.
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- qu'est-ce que je dois faire avec les papiers d'‘stersund?
- Tu te débrouilles pour tout mener de front. Moi, je vais à Lund avec Svedberg. Tu en sauras plus un peu plus tard.
Il raccrocha sans laisser à Hansson le temps de poser d'autres questions.
Il n'aurait pas eu la force d'y répondre.
¿ six heures, la voiture de Svedberg s'arrêta devant son immeuble.
Wallander l'avait vue arriver par la fenêtre de sa cuisine, o˘ il buvait son café debout.
- J'ai parlé à Martinsson, dit Svedberg lorsque Wallander fut monté à côté
de lui. Il va demander à Nyberg de s'occuper du clip en plastique.
- Il a compris ce qu'on avait en tête ?
- Je crois.
- Alors on y va.
Wallander se cala contre l'appui-tête et ferma les yeux. Dans l'immédiat, il n'avait rien de mieux à faire que dormir.
L'immeuble de Katarina Taxell était situé à côté d'une place dont Wallander ne connaissait pas le nom.
- Il vaudrait peut-être mieux appeler Birch, dit Wallander. Pour qu'il n'y ait pas d'histoires.
Svedberg réussit à le joindre à son domicile. Il tendit le téléphone portable à Wallander, qui expliqua rapidement ce qui s'était passé. Birch promit qu'il serait là dans moins de vingt minutes. Ils attendirent dans la voiture. Le ciel était gris. Il ne pleuvait pas, mais la force du vent augmentait. Birch arriva et se gara derrière eux. Wallander lui exposa en détail ce qui était apparu au cours de la conversation avec Ylva Brink.
Birch écoutait attentivement, mais Wallander voyait bien qu'il avait des doutes.
Ils entrèrent dans l'immeuble. Katarina Taxell habitait au deuxième étage, à gauche.
- Je reste en retrait, dit Birch. Tu conduis l'entretien.
Svedberg sonna. La porte s'ouvrit presque aussitôt. Une femme en robe de chambre apparut devant eux. Elle avait
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des cernes sous les yeux. Wallander pensa qu'elle ressemblait un peu à Ann-Britt Hôglund.
Wallander tenta de se montrer aussi aimable que possible. Mais lorsqu'il lui eut expliqué qu'il était de la police et qu'il venait d'Ystad, il perçut une réaction. Ils entrèrent dans l'appartement, qui donnait l'impression d'être exigu et encombré. Toutes sortes d'indices témoignaient de la présence d'un nourrisson. Wallander se souvint du désordre qui avait régné chez eux après la naissance de Linda. La femme les précéda dans le séjour aux meubles de bois clair. Une brochure posée sur la table retint l'attention de Wallander : ´ Taxell/ Produits capillaires ª. Peut-être une indication quant à la nature de son activité.
- Nous regrettons de vous déranger si tôt, commença-t-il lorsqu'ils furent assis. Mais nous ne pouvions pas attendre.
Il hésita. Comment fallait-il poursuivre ? Elle était assise en face de lui et ne le quittait pas des yeux.
- Vous venez de donner naissance à un enfant. ¿ la maternité d'Ystad.
- Un garçon. Il est né le 15. ¿ trois heures de l'après-midi.
- Toutes mes félicitations.
Svedberg et Birch marmonnèrent un vague assentiment.
- Deux semaines plus tôt, poursuivit Wallander, plus exactement dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre, je voudrais savoir si vous avez reçu une visite, imprévue ou non, après minuit.
Elle lui jeta un regard incrédule.
- Une visite de qui ?
- Une infirmière que vous n'aviez peut-être pas vue .auparavant...
- Je connaissais toutes celles qui travaillaient de nuit.
- Cette femme est revenue deux semaines plus tard. Et i; nous pensons que c'était pour vous rendre visite.
- La nuit ?
- Oui. Peu après deux heures du matin.
- Personne ne m'a rendu visite. De toute façon, à cette heure-là, je dormais.
Wallander hocha la tête, lentement. Birch se tenait debout 405
derrière le canapé, Svedberg était assis sur une chaise contre le mur. Un grand silence régnait dans la pièce.
Tous attendaient que Wallander reprenne la parole.
Il avait bien l'intention de le faire.
Il voulait seulement rassembler ses esprits. Il était encore fatigué. En réalité, il devait lui demander pourquoi elle avait séjourné si longtemps à
la maternité. Y avait-il eu des complications ? Mais il ne le fit pas.
Le plus important était ailleurs.
Elle ne disait pas la vérité.
Wallander était maintenant convaincu qu'elle avait reçu de la visite. Et qu'elle savait qui était cette femme.
28
Un enfant se mit à crier.
Katarina Taxell se leva et quitta la pièce. Wallander venait juste de décider de la suite à donner à l'entretien. Il était convaincu qu'elle mentait. Dès les premiers instants, il avait remarqué quelque chose d'indécis et de fuyant chez elle. De longues années de pratique avaient développé chez lui un instinct presque infaillible pour détecter le moment o˘ quelqu'un s'écartait de la vérité. Il se leva et alla à la fenêtre o˘
s'était posté Birch. Svedberg le suivit. Ils conférèrent à voix basse, sans cesser de surveiller la porte par laquelle elle avait disparu.
- Elle ne dit pas la vérité, dit Wallander.
Les autres semblaient n'avoir rien remarqué. Ou alors, ils étaient moins convaincus. Mais ne firent pas d'objection.
- Il est possible que cela prenne du temps, poursuivit-il. Mais son témoignage est capital. Je n'ai pas l'intention de la l‚cher. Elle sait qui est cette femme. Et ça, c'est décisif pour nous. J'en suis plus convaincu que jamais.
Il eut le sentiment que Birch venait juste de saisir le rapport.
- Tu voudrais dire qu'il y aurait une femme à l'origine de tout ceci ? que c'est une femme qui a fait ça ?
Il paraissait presque effrayé par ses propres paroles.
- Ce n'est pas nécessairement elle qui a commis les meurtres, dit Wallander. Mais il y a une femme au cour de cette enquête. J'en suis persuadé. Il se peut qu'elle nous empêche de voir le véritable noyau. C'est pour ça qu'il faut la retrouver le plus vite possible. Nous devons savoir qui elle est.
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L'enfant cessa de crier. Svedberg et Wallander retournèrent précipitamment à leur place. Ils attendirent une minute. Puis Katarina Taxell vint se rasseoir sur le canapé. Wallander remarqua qu'elle était plus que jamais sur ses gardes.
- Revenons à la maternité d'Ystad, reprit-il avec douceur. Vous avez dit que vous dormiez. Et que personne ne vous a rendu visite ces nuits-là?
- Non.
- Vous habitez ici, à Lund. Pourtant, vous choisissez d'accoucher à Ystad...
- ¿ cause des méthodes qu'ils pratiquent là-bas.
- Je suis au courant, dit Wallander. Ma fille est née dans cette maternité.
Elle ne réagit pas. Wallander comprit qu'elle voulait se borner à répondre aux questions. Elle ne dirait rien de plus de son plein gré.
- Je vais maintenant vous poser quelques questions personnelles, poursuivit-il. Dans la mesure o˘ ce n'est pas un interrogatoire, vous pouvez choisir de ne pas y répondre. Dans ce cas, je dois vous avertir qu'il sera peut-être nécessaire de vous emmener au commissariat pour un interrogatoire officiel. Nous sommes ici parce que nous recherchons des informations au sujet de plusieurs crimes d'une extrême gravité.
Elle ne réagit toujours pas. Son regard était rivé à celui de Wallander, comme si elle cherchait à voir l'intérieur de son cr‚ne. Ce regard le mettait extrêmement mal à l'aise.
- Avez-vous compris ce que je viens de dire ?
- J'ai compris. Je ne suis pas idiote.
- Acceptez-vous que je vous pose quelques questions personnelles ?
- Je ne le saurai qu'après les avoir entendues.
- Vous vivez seule. Vous n'êtes pas mariée ?
- Non.
Elle avait répondu vite, sans hésiter. Avec dureté, pensa Wallander. Comme si elle avait frappé quelque chose.
- Puis-je vous demander qui est le père de votre enfant ?
- Non. Cette question ne présente d'intérêt pour personne, sauf pour moi.
Et pour l'enfant.
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- Si le père de l'enfant a été victime d'un crime violent, on doit pourtant penser le contraire.
- Cela impliquerait que vous sachiez qui est le père de mon enfant. Mais vous ne le savez pas. Donc, la question n'a pas de sens.
Wallander ne put que lui donner raison intérieurement. Elle avait de la suite dans les idées.
- Laissez-moi vous poser une autre question, poursuivit-il. Connaissez-vous un homme du nom d'Eugen Blomberg ?
-Oui.
- De quelle manière le connaissez-vous ?
- Je le connais.
- Savez-vous qu'il a été assassiné ? -Oui.
- Comment le savez-vous ?
- J'ai lu le journal ce matin.
- C'est lui, le père de votre enfant?
- Non.
Elle ment bien, pensa Wallander. Mais elle n'est pas assez convaincante.
- Vous aviez une liaison avec Eugen Blomberg. Je me trompe ?
- C'est exact.
- Et ce n'est pourtant pas lui le père de votre enfant ?
- Non.
- Combien de temps a duré cette liaison ?
- Deux ans et demi.
- Ce devait être une liaison secrète, puisqu'il était marié.
- Il m'a menti. Je l'ai su longtemps après.
- que s'est-il passé alors?
- J'ai rompu.
- quand cela s'est-il produit?
- Il y a un an environ.
- Vous ne l'avez jamais revu depuis?
- Non.
Wallander saisit l'occasion pour passer à l'attaque.
- Nous avons trouvé des lettres chez lui. Des lettres que vous avez échangées il y a quelques mois à peine.
Elle ne se laissa pas désarçonner.
409
- Nous nous écrivions. Mais nous ne nous sommes pas revus.
- Cela paraît très étrange.
- Il m'écrivait. Je lui répondais. Il voulait me revoir. Je ne le voulais pas.
- Parce que vous aviez rencontré un autre homme ?
- Parce que j'allais avoir cet enfant.
- Et vous ne voulez pas dire le nom du père ?
- Non.
Wallander jeta un coup d'oil à Svedberg, qui contemplait fixement ses chaussures. Birch regardait par la fenêtre. Wallander les savait tous deux en état de vigilance extrême.
- qui a tué Eugen Blomberg, à votre avis ? Wallander avait balancé sa question avec beaucoup de
force. Birch remua du côté de la fenêtre, en faisant grincer le plancher sous son poids. Svedberg changea d'attitude et considéra fixement ses mains.
- Je ne sais pas, dit-elle.
L'enfant se remit à pleurer. Elle se leva vivement et disparut. Wallander jeta un regard aux deux autres. Birch secoua la tête. Wallander essaya d'évaluer la situation. Cela leur poserait d'énormes problèmes d'emmener au commissariat pour interrogatoire la mère d'un enfant de trois jours. De plus, elle n'était soupçonnée de rien. Wallander prit sa décision très vite. Ils se regroupèrent à nouveau près de la fenêtre.
- J'arrête là, dit-il. Mais je veux qu'elle soit placée sous surveillance immédiatement. Et je veux tous les renseignements qu'on peut obtenir sur elle. Apparemment, elle vend des produits capillaires. Je veux tout savoir sur ses parents, ses amis, son passé, etc. Passez-la au crible de tous nos registres. Je veux une image complète de la vie de cette femme.
- On s'en occupe, dit Birch.
- Svedberg reste à Lund. Nous avons besoin de quelqu'un qui a travaillé sur les trois meurtres.
- En fait, je préférerais rentrer, dit Svedberg. Tu sais que je ne me sens pas très bien en dehors d'Ystad.
- Je sais. Pour l'instant, on ne peut pas faire autrement. Je demanderai à
quelqu'un de te remplacer dès que je serai
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de retour à Ystad. Mais on ne peut pas s'amuser à faire des allers et retours pour rien.
Katarina Taxell reparut dans l'encadrement de la porte. Elle portait le bébé. Wallander sourit. Ils s'avancèrent tous les trois pour le regarder.
Svedberg, qui aimait beaucoup les enfants bien qu'il n'en e˚t pas lui-même, se mit à le cajoler.
Soudain, Wallander remarqua un détail étrange. Il repensa à l'époque o˘
Linda venait de naître. quand Mona la tenait dans ses bras. quand lui-même la portait, toujours effrayé à l'idée de la laisser tomber.
Puis il comprit . elle ne tenait pas l'enfant serré contre son corps. Elle le portait comme s'il était un objet qui ne lui appartenait pas.
Cela le mit mal à l'aise. Mais il ne montra rien.
- Nous n'allons pas vous déranger plus longtemps. Il est à peu près certain que nous reprendrons contact avec vous.
- J'espère que vous retrouverez la personne qui a tué Eugen.
Wallander la considéra en silence. Puis il hocha la tête.
- Oui. Je peux vous le garantir.
Ils descendirent dans la rue. Le vent avait encore forci.
- qu'en penses-tu ? demanda Birch.
- Elle ne dit pas la vérité. Mais je n'ai pas non plus le sentiment qu'elle mentait.
Birch lui jeta un regard interrogateur.
- Comment dois-je interpréter ça? qu'elle ment tout en disant la vérité ?
- ¿ peu près. Je ne sais pas ce que ça implique.
- J'ai remarqué un petit détail, intervint Svedberg. Elle n'a pas dit ćelui qui ª, mais ´ la personne qui ª.
Wallander approuva de la tête. Lui aussi avait remarqué. Elle espérait qu'ils retrouveraient ´ la personne ª qui avait tué Eugen Blomberg.
- Est-ce vraiment significatif? demanda Birch, sceptique.
- Non. Mais Svedberg et moi l'avons remarqué tous les deux. C'est peut-être cela qui est significatif.
Ils décidèrent que Wallander retournerait à Ystad avec la voiture de Svedberg. quelqu'un viendrait prendre la relève de Svedberg à Lund le plus vite possible.
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- C'est important, dit-il une fois de plus à Birch. Katarina Taxell a reçu la visite de cette femme à la maternité. Nous devons savoir qui elle est.
La sage-femme qu'elle a agressée nous a donné un signalement assez précis.
- Donne-le-moi, dit Birch. Il se peut qu'elle lui rende visite aussi à son domicile.
- Elle était très grande, dit Wallander. Ylva Brink elle-même fait un mètre soixante-quatorze. Elle estimait la taille de l'autre femme à un mètre quatre-vingts environ. Cheveux foncés, raides, mi-longs. Yeux bleus, nez pointu, lèvres fines. Athlétique sans être corpulente. Poitrine peu marquée. La puissance du coup donné trahit une grande force musculaire. On peut penser qu'elle s'entraîne régulièrement.
- Cette description correspond à pas mal de monde, dit Birch.
- C'est le cas de tous les signalements. Pourtant, quand on tombe sur la personne en question, on comprend tout de suite.
- A-t-elle dit quelque chose ? Comment était sa voix ?
- Elle n'a pas prononcé un mot. Elle s'est contentée de frapper.
- A-t-elle remarqué ses dents ?
Wallander consulta Svedberg du regard. Celui-ci secoua la tête.
- …tait-elle maquillée ?
- Normalement, sans plus.
- Comment étaient ses mains ? Avait-elle de faux ongles ?
- Non. Ylva dit qu'elle l'aurait remarqué. Birch avait pris quelques notes.
Il hocha la tête.
- On va voir ce qu'on peut faire. La surveillance de l'immeuble devra être très discrète. Elle va être sur ses gardes.
Ils se séparèrent. Svedberg tendit ses clés de voiture à Wallander. Sur la route du retour, il se demanda pourquoi Katarina Taxell refusait d'admettre qu'elle avait reçu de la visite à deux reprises au cours de son séjour à la maternité d'Ystad. qui était cette femme? quelle était sa relation avec Katarina Taxell et Eugen Blomberg? Comment les maillons s'enchaînaient-ils à partir de là? ¿ quoi ressemblait la chaîne qui conduisait au meurtre ?
412
II ressentait aussi une inquiétude sourde. ¿ la pensée qu'il était peut-
être en train de s'égarer complètement. De suivre un mauvais cap, vers une zone hérissée d'écueils, o˘ l'enquête finirait par s'échouer.
Rien ne pouvait le tourmenter davantage - le priver de sommeil, lui donner des ulcères d'estomac - que le fait de conduire une investigation à sa perte. Cela lui était déjà arrivé. Soudain, l'enquête volait en éclats. Il n'en subsistait rien, que des fragments éparpillés, inutilisables. La seule solution, alors, était de tout reprendre à zéro. ¿ cause de lui.
Il était neuf heures trente lorsqu'il se gara devant le commissariat d'Ystad. Ebba l'intercepta dès qu'il eut franchi la porte.
- C'est le chaos, dit-elle.
- Pourquoi ?
- Lisa Holgersson veut te parler immédiatement. Il s'agit de l'homme que Svedberg et toi avez trouvé au bord de la route cette nuit.
- Je vais aller la voir.
- Tout de suite, dit Ebba.
Wallander se dirigea droit vers le bureau de Lisa Holgersson. La porte était ouverte. Hansson était là, très p‚le. Lisa Holgersson. paraissait plus secouée qu'il ne l'avait jamais vue. Elle lui fit signe de s'asseoir.
- Je crois que tu devrais écouter Hansson. Wallander enleva sa veste et s'assit.
- ¬ke Davidsson, dit Hansson. J'ai eu une assez longue conversation avec lui ce matin.
- Comment va-t-il ? demanda Wallander.
- Moins mal qu'il n'y paraît. Mais c'est déjà beaucoup trop grave. Au moins autant que l'histoire qu'il m'a racontée.
Après coup, Wallander se dit que Hansson n'avait pas exagéré. Il l'écouta, d'abord avec surprise, puis avec une indignation croissante. Hansson s'exprimait de façon claire et concise. Mais l'histoire débordait pour ainsi dire de son cadre. Wallander pensa qu'il venait d'entendre quelque chose qu'il n'aurait jamais cru possible. Maintenant cela s'était produit, et il leur faudrait désormais vivre avec ça.
413
La Suède se transformait continuellement. Le plus souvent, les processus étaient souterrains, identifiables seulement a posteriori. Mais parfois, Wallander avait la sensation d'une secousse qui traversait le corps social tout entier. Du moins lorsqu'il considérait et vivait les changements en tant
que policier.
Cette histoire était une secousse de cette nature, qui provoquait à son tour un soubresaut dans la conscience de
Wallander.
¬ke Davidsson était un employé des services sociaux de Malmô. Il avait le statut de semi-invalide en raison de sa mauvaise vue. Après s'être battu pendant des années, il avait obtenu le droit de passer le permis de conduire. Celui-ci était cependant assorti de conditions qui limitaient sa validité. Depuis la fin des années soixante-dix, il avait une liaison avec une femme de Lodinge. Cette liaison avait pris fin le soir de l'incident.
D'habitude, ¿ke Davidsson passait la nuit à Lodinge, puisque la conduite nocturne lui était interdite. Cette fois, il avait été obligé de reprendre sa voiture. Il s'était perdu, et avait fini par s'arrêter pour demander son chemin. Il avait alors été intercepté par une patrouille de nuit constituée de ´ volontaires ª de Lodinge. Ils l'avaient traité de voleur et avaient refusé d'écouter ses explications. Ses lunettes avaient disparu, peut-être avaient-elles été brisées. Ensuite, ils l'avaient tabassé jusqu'à ce qu'il perde connaissance, et ils l'avaient laissé ainsi, inconscient, au bord de la route ; il n'avait repris ses esprits qu'au moment o˘ les ambulanciers le soulevaient sur le brancard. Telle était l'histoire racontée par Hansson. Mais ce n'était
pas tout.
- ¬ke Davidsson est un homme pacifique qui, en plus de sa mauvaise vue, souffre d'hypertension. J'ai parlé à certains de ses collègues de Malmo.
Ils sont profondément choqués. L'un d'entre eux m'a raconté un détail dont
¬ke Davidsson lui-même ne m'avait pas parlé. Peut-être parce qu'il est timide.
Wallander l'écoutait sans un mot.
- ¬ke Davidsson est un membre dévoué et très actif d'Amnesty International.
La question est de savoir si cette
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organisation ne devrait pas commencer à s'intéresser aussi à la Suède. Si on n'arrête pas tout de suite le fléau. Wallander ne répondit pas. La rage lui coupait la parole.
- Ces types ont un chef, poursuivit Hansson. Il s'appelle Eskil Bengtsson et il possède une entreprise de transports à Lodinge.
- Nous devons mettre un terme à ces agissements, intervint Lisa Holgersson.
Même si nous sommes plongés jusqu'au cou dans l'enquête sur les trois meurtres, il faut au moins décider d'un plan d'action.
- Ce plan existe déjà, dit Wallander en se levant. Il est très simple. Il consiste à prendre une voiture et à aller chercher Eskil Bengtsson. Ainsi que tous les autres impliqués dans cette affaire. ¬ke Davidsson va les identifier, l'un après l'autre.
- Mais il est presque aveugle, objecta Lisa Holgersson.
- Les gens qui voient mal ont souvent l'ouÔe fine. Si j'ai bien compris, ces types lui faisaient la conversation pendant qu'ils le tabassaient.
- Je me demande si ça tient la route, dit-elle avec hésitation. quelles preuves avons-nous ?
- Pour moi, dit Wallander, ça tient la route sans problème. Tu peux évidemment m'ordonner de rester au commissariat.
Elle secoua la tête.
- Vas-y. Le plus tôt sera le mieux.
Wallander fit signe à Hansson de le suivre. Dans le couloir, il se retourna et le saisit par l'épaule.
- Je veux deux voitures de patrouille, dit-il. Avec gyrophares et sirènes.
Lorsque nous quitterons Ystad, et aussi en arrivant à Lodinge. Ce ne serait pas mal non plus de prévenir les journaux.
- «a, on ne peut pas le faire, dit Hansson, soucieux.
- Bien s˚r que non. On part dans dix minutes. On parlera dans la voiture du rapport d'‘stersund.
- Il m'en reste un kilo à lire, dit Hansson. C'est un travail d'enquête incroyable. Il y a même un fils qui a pris la relève de son père, pour poursuivre les recherches.
- Dans la voiture, l'interrompit Wallander. Pas maintenant.
415
Hansson disparut. Wallander s'arrêta à l'accueil et conféra à voix basse avec Ebba. Elle hocha la tête et promit de faire ce qu'il lui demandait.
Cinq minutes plus tard, ils étaient en route, avec gyrophares et sirènes.
- Au nom de quoi est-ce qu'on va l'arrêter? demanda Hansson. Eskil Bengtsson, je veux dire.
- Coups et blessures. Incitation à la violence. Davidsson a d˚ être transporté jusqu'à la route, alors on peut aussi essayer le kidnapping.
- Tu auras des ennuis avec Per ¬keson.
- Ce n'est pas s˚r.
- On dirait qu'on est sur le point d'arrêter des gens extrêmement dangereux.
- Oui, répliqua Wallander, c'est tout à fait ça. Extrêmement dangereux.
Pour l'instant, j'ai du mal à m'imaginer des gens plus dangereux pour l'Etat de droit dans ce pays.
Ils freinèrent devant la ferme d'Eskil Bengtsson, qui se trouvait à
l'entrée de l'agglomération. Deux camions et une pelleteuse étaient stationnés dans la cour. Un chien furieux aboyait dans un chenil.
- Alors on y va, dit Wallander.
Ils s'apprêtaient à monter les marches du perron lorsque la porte s'ouvrit brusquement. Un homme costaud apparut, il avait un ventre énorme. Wallander jeta un regard à Hansson, qui acquiesça.
- Commissaire Wallander de la police d'Ystad, dit Wallander. Enfile une veste. Tu viens avec nous.
-Ah bon? O˘ ça?
Son arrogance faillit mettre Wallander hors de lui. Hansson le remarqua et lui empoigna le bras.
- Tu viens avec nous à Ystad, répéta Wallander avec un calme forcé. Et tu sais très bien pourquoi.
- Je n'ai rien fait, protesta Eskil Bengtsson.
- Tu en as fait beaucoup trop. Si tu veux ta veste, c'est maintenant ou jamais.
Une petite femme maigre surgit à ses côtés et se mit à crier d'une voix stridente.
- que se passe-t-il? qu'est-ce qu'il a fait?
416
- Ne te mêle pas de ça, dit l'homme en la repoussant vers l'intérieur.
- Passe-lui les menottes, dit Wallander. Hansson écarquilla les yeux.
- Pourquoi ?
Wallander avait épuisé ses réserves de patience. Il se tourna vers l'un des autres policiers, qui lui donna ce qu'il demandait. Puis il monta les marches, ordonna à Eskil Bengtsson de tendre les bras et referma les menottes autour de ses poignets. Tout s'était passé si vite que Bengtsson n'eut pas le temps de réagir. Au même instant, un flash crépita à côté
d'eux. Un photographe venait de surgir d'une voiture et avait pris une image.
- La presse ? fit Hansson, incrédule. qui les a prévenus ?
- Va savoir, dit Wallander. Allons-y. Intérieurement, il remercia Ebba pour sa rapidité. C'était
vraiment une femme digne de confiance. Entre-temps, Mme Bengtsson était ressortie sur le perron. Tout à coup, elle se jeta sur Hansson et commença à le bourrer de coups de poing. Le flash crépita à nouveau. Wallander escorta Eskil Bengtsson jusqu'à la voiture.
- «a, dit Eskil Bengtsson, tu vas le payer très cher. Wallander sourit.
- S˚rement. Mais ce n'est rien comparé au prix que tu vas payer toi-même.
Tu veux qu'on commence tout de suite ? Les noms ? La liste des participants ?
Eskil Bengtsson ne répondit pas. Wallander le poussa rudement à l'intérieur de la voiture. Entre-temps, Hansson s'était libéré de son attaquante.
- Il faudrait l'enfermer dans le chenil, dit-il.
Il était si indigné qu'il en tremblait. Elle lui avait profondément labouré
une joue avec ses ongles.
- On y va, dit Wallander. Tu prends l'autre voiture et tu te rends tout droit à l'hôpital. Je veux savoir si ¬ke Davidsson se souvient d'avoir entendu prononcer des noms. Et s'il a vu quelqu'un qui pourrait être Eskil Bengtsson.
Hansson approuva de la tête et s'éloigna. Le photographe s'approcha de Wallander.
417
- On a été prévenus par un coup de fil anonyme, dit-il.
qu'est-ce qui se passe?
- Un certain nombre d'habitants de la commune ont agressé et brutalisé un innocent au cours de la nuit. Il semblerait qu'ils se soient organisés en patrouille. L'homme était innocent de tout, sauf de s'être trompé de chemin en conduisant. Ils ont prétendu que c'était un voleur. Ils ont failli le tuer.
- Et l'homme avec les menottes, là, dans la voiture ?
- Il est soupçonné d'avoir participé à l'agression. De plus, c'est l'un des instigateurs de cette lamentable entreprise. Il n'est pas question de laisser agir des milices de citoyens en Suède. Ni en Scanie, ni ailleurs.
Le photographe voulut poser encore une question, mais Wallander leva la main.
- Il y aura une conférence de presse plus tard. Maintenant on y va.
Wallander prévint les autres qu'il voulait aussi les sirènes sur le chemin du retour. Plusieurs automobilistes curieux s'étaient arrêtés à l'entrée de la ferme. Wallander repoussa Eskil Bengtsson et monta à côté de lui, à
l'arrière.
- On commence par les noms ? demanda-t-il à nouveau. «a nous fera gagner du temps à tous les deux.
Eskil Bengtsson ne répondit pas. Wallander sentit qu'il dégageait une forte odeur de transpiration.
Il fallut trois heures à Wallander pour extorquer à Eskil Bengtsson l'aveu qu'il avait participé à l'agression. Ensuite tout alla très vite. Eskil Bengtsson livra le nom des trois autres participants, et Wallander donna l'ordre de les arrêter immédiatement. La voiture d'¬ke Davidsson, qui avait été cachée dans un hangar désaffecté au milieu d'un champ, se trouvait déjà
au commissariat à ce moment-là. Peu après quinze heures, Wallander réussit à convaincre Per ¬keson de la nécessité de maintenir les quatre hommes en garde à vue. Puis il alla à la salle de conférences o˘ l'attendaient un certain nombre de journalistes. Pour une fois, il était impatient de faire face aux gens de la presse. Il comprit que Lisa Holgersson leur avait déjà
donné toutes les informations
418
utiles sur les événements de la nuit, mais cela ne l'empêcha pas de les reprendre à nouveau, en détail. Il avait le sentiment qu'on ne pourrait jamais assez répéter les détails.
- quatre hommes viennent d'être inculpés. Il n'existe aucun doute quant au fait qu'ils sont responsables de ces violences. Ils auraient pu être plus nombreux. Cinq ou six autres personnes sont impliquées dans ce commando de surveillance privée qui est apparu dans la commune de Lodinge. Il s'agit de gens qui ont décidé de se mettre au-dessus de la loi. Le résultat, nous pouvons d'ores et déjà constater à quoi il ressemble : un homme innocent, souffrant d'hypertension et d'une mauvaise vue, se fait presque assassiner lorsqu'il demande son chemin. La question se pose donc : est-ce cela que nous voulons ? que le fait de tourner à droite plutôt qu'à gauche devienne synonyme de danger mortel ? que nous nous considérions tous désormais les uns les autres comme des voleurs, des violeurs et des assassins potentiels ? Il faut être très clair sur ce point. Certains de ceux qui ont été conduits à participer à ces milices illégales et dangereuses n'ont peut-être pas compris de quoi il retournait. On peut les excuser s'ils se retirent immédiatement. Mais ceux qui s'y sont aventurés en connaissance de cause ne peuvent être défendus. Les quatre hommes que nous avons arrêtés aujourd'hui en sont des exemples. On peut seulement espérer que la peine qui leur sera infligée suffira à dissuader les autres.
Wallander s'était exprimé avec beaucoup de force. Lorsqu'il se tut, les journalistes ne se jetèrent pas sur lui avec leurs questions, contrairement à leur habitude. Certains se bornèrent à demander confirmation de tel ou tel détail. Ann-Britt Hôglund et Hansson s'étaient postés au fond de la salle. Wallander chercha dans l'assemblée l'envoyé du journal Le Rapporteur. Mais il n'était pas venu.
Après une demi-heure à peine, la conférence de presse était close.
- Tu t'en es bien sorti, dit Lisa Holgersson.
- Il n'y avait qu'une seule manière de s'y prendre. Lorsqu'il s'approcha d'Ann-Britt Hôglund et de Hansson,
ceux-ci firent le geste d'applaudir, ce qui ne l'amusa pas du 419
tout. En revanche, il avait faim. Et il avait besoin de prendre l'air. Il consulta sa montre.
- Laissez-moi une heure, dit-il. Retrouvons-nous à dix-sept heures.
Svedberg est revenu?
- 11 est en route.
- qui a pris la relève?
- Augustsson.
- qui est-ce ? demanda Wallander, surpris.
- L'un des policiers de Malmo.
Wallander avait oublié son nom. Il hocha la tête.
- ¿ dix-sept heures, répéta-t-il. On a du pain sur la planche. Il s'arrêta à l'accueil et remercia Ebba pour son aide. Elle se contenta de sourire.
Wallander descendit dans le centre-ville. Le vent soufflait. Il s'installa dans le salon de thé de la place d'o˘ partaient les bus et mangea quelques sandwiches. Les tiraillements de son estomac se calmèrent. Il avait la tête vide. Il feuilleta un hebdomadaire aux pages à moitié déchirées. Sur le chemin du retour, il s'arrêta pour acheter un hamburger. Il jeta la serviette en papier dans une poubelle et se remit à penser à Katarina Taxell. Eskil Bengtsson n'existait plus pour lui. Mais il savait qu'ils auraient à nouveau l'occasion d'être confrontés aux milices locales. Ce qui était arrivé à ¬ke Davidsson n'était qu'un début.
¿ dix-sept heures dix, ils étaient rassemblés dans la salle de réunion.
Wallander commença par faire le point sur ce qu'ils savaient, concernant Katarina Taxell. Il constata aussitôt que les autres l'écoutaient avec la plus grande attention. Pour la première fois au cours de cette enquête, il eut le sentiment qu'une percée potentielle était en vue. Ce sentiment fut renforcé par l'intervention de Hansson.
- Le dossier d'enquête sur la disparition de Krista Haber-man esi un roman-fleuve, dit Hansson. J'ai eu trop peu de temps pour le parcourir et il est possible que l'essentiel m'ait échappé. Mais j'ai trouvé un détail intéressant,
II feuilleta ses notes et finit par trouver ce qu'il cherchait.
- Vers le milieu des années soixante, Krista Haberman 420
s'est rendue en Scanie à trois reprises. Elle était en contact avec un ornithologue amateur de Falsterbo. Plusieurs années plus tard - alors qu'elle a disparu depuis longtemps -, un policier du nom de Frederik Nilsson fait le voyage depuis ‘stersund pour parler à cet homme de Falsterbo. Il note d'ailleurs qu'il a effectué tout le trajet en train.
L'homme de Falsterbo s'appelle Tandvall. Erik Gus-tav Tandvall. Il admet très volontiers qu'il a reçu la visite de Krista Haberman. Sans que cela soit dit explicitement, on devine qu'ils ont eu une liaison. Mais Nilsson, le policier d'‘stersund, ne trouve rien de suspect à cela. Leur histoire est finie depuis longtemps lorsque Krista Haberman disparaît sans laisser de trace. Tandvall n'est pas mêlé à cette disparition. De ce fait, il est oublié dans la suite de l'investigation et son nom ne reparaît plus jamais.
Hansson leva la tête.
- Ce nom me disait quelque chose. Tandvall. Un nom peu commun. J'ai eu l'impression de l'avoir déjà vu. Il m'a fallu un moment pour comprendre. Il était dans la liste de ceux qui avaient travaillé pour le compte de Holger Eriksson.
Un profond silence se fit autour de la table. La tension était à son comble. Chacun comprenait que Hansson avait établi un lien extrêmement important.
- L'employé d'Eriksson ne s'appelait pas Erik Tandvall, poursuivit-il. Son prénom était Gôte. Gôte Tandvall. Juste avant cette réunion, j'ai obtenu confirmation du fait qu'il s'agissait du fils d'Erik Tandvall. Je dois aussi ajouter qu'Erik Tandvall est mort il y a quelques années. Je n'ai pas encore réussi à localiser le fils.
Hansson se tut. Un long moment passa sans que quiconque reprenne la parole.
- Il y a donc une possibilité que Holger Eriksson ait rencontré Krista Haberman, dit Wallander lentement. Une femme qui disparaît ensuite sans laisser de trace. Une femme de Svenstavik. Dont l'église reçoit une donation importante, aux termes du testament de Holger Eriksson.
Le silence se fit à nouveau.
Tous comprenaient ce que signifiait cette nouvelle.
Ils avaient enfin réussi à établir une connexion.
29
Peu avant minuit, Wallander comprit qu'ils n'auraient pas la force de continuer plus longtemps. Ils étaient en réunion depuis dix-sept heures, en s'interrompant uniquement pour aérer la salle.
Hansson leur avait apporté l'ouverture dont ils avaient besoin. Ils avaient établi un lien. Une silhouette commençait à émerger : un être humain qui se déplaçait telle une ombre entre les trois hommes assassinés. Il était encore trop tôt pour évoquer le mobile de façon explicite, mais ils avaient le net sentiment, à présent, de se mouvoir à la périphérie d'une succession d'événements reliés par le fil de la vengeance.
Wallander les avait rassemblés pour tenter une avancée commune dans ce terrain difficile à pénétrer. Hansson leur avait fourni une direction. Mais ils ne possédaient pas encore de boussole, ni de carte.
Il y avait aussi une hésitation au sein du groupe. …tait-ce vraiment possible? qu'une disparition étrange, survenue plusieurs années auparavant dans le Jàmtland et documentée par des kilos de rapports d'enquête rédigés par des policiers morts depuis longtemps,-puisse les aider à démasquer un meurtrier qui, entre autres, plantait des pieux de bambou dans un fossé de Scanie ?
Cette hésitation se dissipa lorsque Nyberg fit son apparition, peu après dix-huit heures. Il ne prit même pas la peine de s'asseoir à sa place en bout de table. Il était visiblement remué, ce qui lui était très inhabituel. Aucune des personnes présentes ne se souvenait d'avoir jamais vu Nyberg montrer des signes d'excitation.
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- Il y avait un mégot sur le ponton, annonça-t-il. Nous avons pu identifier une empreinte digitale.
Wallander le considéra avec scepticisme.
- Ce n'est pas possible, pourtant. Des empreintes digitales sur un mégot de cigarette ?
- On a eu de la chance. Tu as raison, en principe ça ne marche pas. Mais il y a une exception. Si la cigarette est roulée à la main. Et c'était le cas de celle-ci.
On aurait entendu une mouche voler. D'abord, Hansson découvrait un intermédiaire possible, et même vraisemblable, entre une Polonaise disparue depuis des années et Holger Eriksson. Et maintenant, Nyberg leur apprenait l'existence d'empreintes identiques sur la valise de Runfeldt et sur le lieu o˘ Blomberg avait été retrouvé, dans un sac.
C'en était presque trop d'un coup. Une accélération brutale pour une enquête qui, jusque-là, n'avait même pas atteint sa vitesse de croisière.
Nyberg s'était assis, une fois sa nouvelle annoncée.
- Un meurtrier qui fume, dit Martinsson. Ce sera plus facile à trouver de nos jours qu'il y a vingt ans. Dans la mesure o˘ il y a de moins en moins de fumeurs.
Wallander acquiesça distraitement.
- Nous devons travailler à croiser davantage les trois enquêtes, dit-il.
Avec trois meurtres, il nous faut au moins neuf combinaisons. Empreintes, horaires, tout ce qui est susceptible de nous fournir un dénominateur commun indubitable.
Il jeta un coup d'oil à la ronde.
- Il faudrait établir un emploi du temps précis. Nous savons que le, la ou les coupables agissent avec une brutalité terrifiante. Nous avons découvert un élément démonstratif dans la manière dont les victimes ont été tuées.
Mais nous n'avons pas réussi à déchiffrer le langage du meurtrier. Nous avons la vague intuition qu'il nous parle, de façon codée. Il, ou elle, ou eux. Mais qu'essaient-ils de nous dire ? Nous ne le savons pas. Nous devons donc nous demander s'il existe un autre élément fondamental qui nous aurait jusqu'à présent échappé.
- Tu veux savoir si le meurtrier attend la pleine lune pour passer à
l'acte? demanda Svedberg.
424
- Exactement. La pleine lune symbolique. ¿ quoi ressemble-t-elle dans ce cas précis ? Existe-t-elle ? Je voudrais que quelqu'un dresse un emploi du temps. Cela pourra peut-être nous donner une orientation supplémentaire.
Martinsson promit de recouper les éléments dont ils disposaient. Wallander avait entendu dire qu'il s'était procuré de sa propre initiative certains programmes informatiques élaborés au siège du FBI à Washington. Il devina que Martinsson venait de trouver l'occasion de s'en servir.
Puis ils passèrent à la question du centre géographique. Ann-Britt Hôglund glissa une carte d'état-major sous le rétroprojecteur. Wallander se plaça à
côté de l'image lumineuse.
- «a débute à Lôdinge, dit-il en indiquant un endroit sur la carte.
quelqu'un commence à surveiller la ferme de Holger Eriksson. Nous pouvons supposer qu'il est venu en voiture et a utilisé le chemin charretier de l'autre côté de la tour d'observation. Un an plus tôt, la même personne a peut-être pénétré dans la maison par effraction. Sans rien voler. Peut-être s'agissait-il d'un avertissement. Nous n'en savons rien. D'ailleurs, ce n'est pas nécessairement la même personne.
Wallander montra la ville d'Ystad.
- Gô'sta Runfeldt se réjouit de partir pour Nairobi, o˘ il doit étudier des orchidées rares. Tout est prêt. La valise, les dollars et le billet d'avion. Il a même réservé un taxi, il doit partir tôt le matin. Mais le voyage n'a pas lieu. Runfeldt disparaît sans laisser de trace pendant trois semaines avant de resurgir dans les bois - Wallander pointa la forêt de Mars-vinsholm sur la carte, à l'ouest de la ville - o˘ un amateur de course d'orientation le retrouve au cours d'un entraînement de nuit. Ligoté à un arbre, étranglé. Amaigri. D'une manière ou d'une autre, il a d˚ passer le temps de sa disparition en captivité. Jusque-là, nous avons donc deux meurtres commis à deux endroits différents. Si on trace un trait entre ces deux endroits, Ystad se trouve à peu près au milieu.
Son doigt remonta vers le nord-est.
- Nous retrouvons une valise au bord de la route de Sjôbo. Non loin d'un carrefour o˘ l'on peut bifurquer vers
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la ferme de Holger Eriksson. La valise est bien en vue. Nous pensons aussitôt qu'elle a été placée là afin d'être retrouvée. Mais pourquoi précisément à cet endroit? Parce que cette route est commode pour le meurtrier? Nous ne le savons pas. Mais la question est peut-être plus importante que nous ne l'avons cru jusqu'à maintenant. Wallander déplaça à
nouveau son index, vers le sud-ouest
cette fois.
- Le lac de Krageholm. C'est ici que nous retrouvons Eugen Blomberg. Cela nous donne au total un territoire bien délimité et peu étendu. Trente, quarante kilomètres de distance entre les points les plus éloignés. En voiture, on peut se rendre de l'un à l'autre en moins d'une demi-heure.
Il se rassit.
- Essayons d'en tirer quelques conclusions prudentes et provisoires.
qu'est-ce que cela suggère pour vous?
- Une bonne connaissance des environs, dit Ann-Britt Hôglund. L'endroit dans la forêt de Marsvinsholm a été bien choisi. La valise a été placée à
un emplacement o˘ il n'existe aucune maison d'o˘ quelqu'un aurait pu voir un automobiliste s'arrêter pour déposer un objet.
- Comment le sais-tu? demanda Martinsson.
- Parce que je l'ai vérifié personnellement. Martinsson se tut.
- Une bonne connaissance des environs, reprit Wallander. Soit on l'a déjà, soit on se la procure. qu'en est-il dans le cas qui nous occupe?
Les avis divergeaient sur cette question. Selon Hansson, une personne étrangère à la région pouvait très bien apprendre à s'orienter rapidement.
Svedberg pensait le contraire. D'après lui, le choix de l'emplacement o˘
ils avaient retrouvé Costa Runfeldt indiquait à lui seul que le meurtrier avait une connaissance approfondie de la région.
Wallander lui-même hésitait. Auparavant, sans savoir pourquoi, il s'était représenté une personne venue de l'extérieur. Il n'en était plus aussi s˚r à présent.
Ils ne purent se mettre d'accord. Les deux possibilités existaient et devaient être envisagées jusqu'à nouvel ordre. Ils ne pouvaient pas davantage déceler un centre géogra-426
phique évident. En utilisant une règle et un compas, ils auraient abouti assez près de l'endroit o˘ avait été retrouvée la valise de Runfeldt. Mais cela ne les avançait guère.
Tout au long de la soirée, ils ne cessèrent de revenir à la question de la valise. Pourquoi avait-elle été placée au bord de la route ? Et pourquoi avait-elle été refaite par quelqu'un qui était, selon toute vraisemblance, une femme? Ils ne trouvaient pas non plus d'explication plausible à
l'absence de sous-vêtements. Hansson avait suggéré que Runfeldt pouvait être un original qui ne portait jamais de slip. Mais personne ne le prit au sérieux. Il devait y avoir une autre raison.
¿ vingt et une heures, ils firent une pause pour aérer. Martinsson disparut dans son bureau afin de téléphoner chez lui, Svedberg enfila sa veste et partit pour une courte promenade. Wallander alla aux toilettes et se rinça le visage. Il se regarda dans le miroir. Soudain, il eut la sensation que son apparence s'était modifiée depuis la mort de son père. Mais il n'aurait su dire en quoi consistait la différence. Il secoua la tête. Il fallait qu'il trouve bientôt le temps de réfléchir à ce qui s'était passé. Son père était mort depuis plusieurs semaines déjà. Il n'avait pas encore bien compris, et cela lui donnait confusément mauvaise conscience. Il pensa aussi à Baiba. qui comptait tellement pour lui et à qui il ne téléphonait jamais.
Souvent il lui paraissait impossible de combiner le métier de policier avec autre chose. Ce n'était pas vrai, naturellement. Martinsson avait une très bonne relation avec sa famille. Ann-Britt Hôglund assumait plus ou moins seule l'éducation de ses deux enfants. C'était l'homme Wallander qui avait un problème de ce côté-là, pas le policier.
Il b‚illa face à son propre reflet. Des bruits dans le couloir lui signalèrent la reprise imminente de la réunion. Il décida qu'ils devaient commencer à parler de la femme qui se profilait à l'arrière-plan. Tenter de l'apercevoir et comprendre le rôle qu'elle jouait.
Ce fut exactement ce qu'il leur dit lorsqu'ils eurent refermé la porte.
- On entrevoit une femme à l'arrière-plan de cette his-427
toire. C'est à cette femme que nous devons consacrer le reste de la soirée, tant que nous aurons la force de continuer. Nous parlions de vengeance.
Mais ça reste confus. Cette confusion signifie-t-elle que nous nous sommes trompés dans notre raisonnement? que nous nous tournons dans la mauvaise direction? qu'il peut exister une explication complètement différente ?
Les autres attendaient la suite en silence. L'ambiance était morose, mais leur concentration paraissait intacte, malgré la fatigue. Il décida de faire un retour en arrière. Sur Katarina Taxell, de Lund.
- Elle a accouché ici, à la maternité d'Ystad. ¿ deux reprises, elle a reçu de la visite pendant la nuit. C'est elle que l'infirmière inconnue venait voir. Elle le nie, mais j'en suis convaincu. Autrement dit, elle ment. La question est donc : pourquoi ? qui était cette femme ? Pourquoi ne veut-elle pas révéler son identité ? Katarina Taxell et elle sont les deux premières femmes qui surgissent dans cette enquête. Je crois aussi que nous pouvons supposer qu'Eugen Blom-berg est bien le père de cet enfant qu'il n'a jamais vu. Je crois que Katarina Taxell ment à propos de l'identité du père. quand nous sommes allés la voir à Lund, j'ai eu le sentiment qu'elle ne disait presque pas un seul mot de vérité. Pourquoi? Encore une fois, je n'en sais rien. Mais il y a tout à parier qu'elle détient une clé
importante.
- Pourquoi ne la faisons-nous pas venir pour l'interroger? demanda Hansson avec une certaine agressivité.
- Au nom de quoi? En plus, elle vient d'accoucher. Nous ne pouvons pas la traiter n'importe comment. Et je ne pense pas qu'elle en dirait plus une fois assise sur une chaise du commissariat de Lund. Il faut la contourner, chercher autour d'elle, débusquer la vérité d'une autre manière.
Hansson hocha la tête à contrecour.
- La troisième femme que nous trouvons dans l'entourage d'Eugen Blomberg, c'est sa veuve, poursuivit Wallan-der. Elle nous a donné un certain nombre de renseignements importants. Mais le fait décisif est sans doute qu'elle ne semble pas du tout le regretter. Il la brutalisait. Gravement et depuis longtemps, si on en juge d'après les cicatrices.
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Elle confirme aussi indirectement sa relation avec Katarina Taxell, puisqu'elle reconnaît qu'il a toujours eu des liaisons extraconjugales.
Au moment même o˘ il prononçait ces mots, il eut le sentiment de s'exprimer comme un vieux pasteur pentecôtiste. Il se demanda quels mots aurait choisis Ann-Britt.
- Disons que les détails autour de Blomberg constituent un modèle, dit-il.
Auquel nous aurons l'occasion de revenir.
Il changea de sujet et revint au cas de Runfeldt. Il cherchait encore à
revenir en arrière, vers l'événement qui était, chronologiquement, le premier.
- Gôsta Runfeldt était, selon tous les témoignages, un individu brutal. Le fils et la fille l'ont confirmé. L'amateur d'orchidées dissimulait un tout autre homme. De plus, il était détective privé. D'ailleurs, nous n'avons toujours pas d'explication plausible à cela. que cherchait-il ? Une excitation? Les orchidées ne lui suffisaient pas? On n'en sait rien. Mais on devine bien une personnalité complexe, contradictoire.
Il parla ensuite de l'épouse de Runfeldt.
- J'ai fait le voyage jusqu'à ¿lmhult sans être certain de ce que j'allais trouver au bord de ce lac. Je n'ai aucune preuve. Mais cela me paraît bien possible que Runfeldt ait tué sa femme. Nous ne saurons probablement jamais ce qui s'est passé sur la glace. Les principaux intéressés sont morts. Il n'y a pas de témoins. Pourtant, j'ai le sentiment que quelqu'un d'extérieur à la famille était au courant. Faute de mieux, nous devons envisager que le sort de Runfeldt puisse être lié d'une manière ou d'une autre à la mort de sa femme.
De là, il passa aux événements proprement dits.
- Il doit partir pour l'Afrique. Mais il ne part pas. Un obstacle survient.
Nous ne savons pas de quelle manière il disparaît. En revanche, nous pouvons dater sa disparition de façon assez exacte. Nous n'avons aucune explication à l'effraction dans sa boutique. Nous ne savons pas non plus o˘
il a été détenu. La valise nous donne un vague indice géographique. Je crois que nous pouvons aussi tirer la conclusion prudente que cette valise a été refaite par une femme. La
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même femme, dans ce cas, qui aurait fumé une cigarette roulée sur le ponton o˘ Blomberg a été poussé à l'eau.
- Il peut s'agir de deux personnes différentes, objecta Ann-Britt Hôglund.
Une personne qui fume la cigarette et laisse des empreintes sur la valise.
Une autre qui a touché au contenu de la même valise.
- Tu as raison, dit Wallander. Il interrogea Nyberg du regard.
- On cherche toujours, dit celui-ci. On a trouvé plein d'empreintes chez Holger Eriksson. Mais jusqu'à présent, aucune qui corresponde à celles-là.
Wallander se remémora soudain un détail.
- Le badge en plastique, dit-il. Celui que nous avons trouvé dans la valise de Runfeldt II y avait des empreintes
dessus? Nyberg secoua la tête.
- C'est étrange. On utilise bien les doigts pour fixer et enlever un badge? Personne n'avait d'explication plausible à lui fournir.
Wallander poursuivit.
- Jusqu'à présent, nous avons eu affaire à un certain nombre de femmes, dont une qui revient à plusieurs reprises. Nous avons de plus le thème des femmes maltraitées et peut-être un meurtre non encore découvert. La question est donc : qui pouvait être au courant ? qui pouvait avoir des raisons de se venger? Si le mobile est bien la vengeance...
- Nous avons peut-être autre chose, dit Svedberg en se grattant la nuque.
Deux vieilles enquêtes policières remisées aux archives. Classées sans suite. Une à ‘stersund et une autre à ¬lmhult.
Wallander hocha la tête.
- Reste Holger Eriksson. Encore un homme brutal. Après beaucoup de peine, ou faudrait-il dire beaucoup de chance, nous trouvons aussi une femme dans son passé à lui. Une Polonaise disparue depuis près de trente ans.
Il jeta un regard circulaire avant de conclure.
- Autrement dit, nous retrouvons une constante. Des hommes brutaux et des femmes maltraitées, disparues et peut-être assassinées. Et, si nous prenons un peu de recul,
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nous entrevoyons aussi une ombre qui suit ces événements à la trace. Une ombre qui est peut-être une femme. Dont nous savons seulement qu'elle fume.
Hansson l‚cha son crayon et secoua la tête.
- «a ne paraît pas vraisemblable. Imaginons qu'une femme soit impliquée.
Une femme qui aurait, dans ce cas, une force physique colossale et une fantaisie macabre pour mettre au point des méthodes d'assassinat raffinées.
De quelle manière pourrait-elle être concernée par ce qui est arrivé à ces femmes ? …tait-elle leur amie ? Comment toutes ces personnes se sont-elles croisées ?
- C'est une question importante, dit Wallander. Décisive, même. Comment ces personnes se sont-elles rencontrées ? De quel côté devons-nous commencer à
chercher? Parmi les hommes ou parmi les femmes ? Résumons-nous : un concessionnaire automobile, poète régionaliste et ornithologue amateur ; un fleuriste détective privé amoureux des orchidées et un chercheur spécialisé
dans les allergies au lait. Blomberg, au moins, n'avait pas de hobby -
apparemment, il ne s'intéressait à rien du tout. Du côté des femmes : une mère qui ment sur l'identité du père de son enfant nouveau-né ; une épouse noyée dans un lac près d'¿lmhult il y a dix ans ; une Polonaise établie dans le Jàmtland, aimant les oiseaux, disparue depuis près de trente ans ; et enfin, une femme qui rôde la nuit dans la maternité d'Ystad et frappe les sages-femmes... O˘ sont les points de contact?
Le silence se prolongea. Tous essayaient de trouver la réponse. Wallander attendit. C'était un moment important. Plus que tout, il espérait que quelqu'un tirerait une conclusion inattendue. Rydberg lui avait plusieurs fois répété que le rôle le plus important d'un chef d'équipe était de susciter des associations d'idées imprévues chez ses collaborateurs. Il allait maintenant savoir s'il avait réussi. Ce fut Ann-Britt qui rompit enfin le silence.
- Il existe des lieux de travail o˘ les femmes prédominent, dit-elle. Si nous recherchons une infirmière, vraie ou fausse, le monde médical semble tout indiqué.
- De plus, ajouta Martinsson, les patients sont d'origine très diverse. Si la femme que nous recherchons a travaillé
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aux urgences, par exemple, elle a pu voir passer beaucoup de femmes maltraitées. Elles ne se connaissaient pas au départ. Mais elle a appris à
les connaître. Leur nom, leur
dossier médical...
Wallander pensa qu'Ann-Britt Hôglund et Martinsson venaient, à eux deux, de b‚tir une hypothèse qui pouvait
fonctionner.
- Elle serait donc peut-être réellement infirmière, dit-il. Tout ce que nous savons, c'est qu'elle ne travaille pas à la maternité d'Ystad.
- Pourquoi ne travaillerait-elle pas dans un autre service de l'hôpital ? proposa Svedberg.
Wallander hocha lentement la tête. Cela pouvait-il vraiment être aussi simple? Une infirmière de l'hôpital
d'Ystad?
- On devrait pouvoir le vérifier assez vite, dit Hansson. Les dossiers médicaux ont beau être sacrés, on devrait pouvoir établir si la femme de Costa Runfeldt a été hospitalisée pour mauvais traitements. Et pourquoi pas aussi Krista Haberman?
Wallander suivait une autre piste.
- Runfeldt et Eriksson ont-ils jamais été poursuivis pour violences ?
demanda-t-il. On devrait pouvoir en trouver des traces, en remontant dans le temps. Si c'est le cas, cette piste commencerait à ressembler à un chemin praticable.
- En même temps, il y a d'autres possibilités, dit Ann-Britt Hôglund, comme si elle éprouvait le besoin de remettre en cause sa propre suggestion. Le milieu hospitalier n'est pas le seul o˘ les femmes sont surreprésentées. On peut aussi penser aux groupes de crise réservés aux femmes. Même les femmes policiers de Scanie ont leur propre réseau.
- Nous devons envisager toutes les hypothèses, dit Wallander. «a va nous prendre du temps. Mais je crois que nous devons admettre que cette enquête se perd dans plusieurs directions à la fois. En direction du passé, en particulier. C'est toujours difficile de se plonger dans les vieilles paperasses. Mais je ne vois pas d'autre solution.
Au cours des deux heures qui suivirent, jusqu'à minuit, ils élaborèrent les différentes stratégies à suivre en parallèle.
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Puisque les recherches informatiques de Martinsson n'avaient encore rien donné, ils devaient continuer à explorer plusieurs pistes de front. Vers minuit, ils commencèrent à piétiner. Hansson posa la dernière question, celle que tous attendaient depuis le début de cette longue soirée.
- Est-ce que ça va se reproduire ?
- Je ne sais pas, dit Wallander après un silence. J'ai peur que ce soit possible. Tout ce qui s'est produit jusqu'ici me laisse un sentiment d'inachèvement. Ne me demande pas pourquoi. C'est comme je l'ai dit. Un sentiment. Un truc pas très professionnel. Une intuition peut-être.
- Moi aussi j'ai un sentiment, intervint Svedberg.
Il l'avait dit avec tant de force que tous en furent surpris.
- Ne se pourrait-il pas que cette série de meurtres se poursuive indéfiniment? Si quelqu'un a décidé de se venger des hommes qui se sont mal comportés envers les femmes, il n'y a pas de raison que ça s'arrête.
Wallander savait que Svedberg pouvait fort bien avoir raison. Pour sa part, jusqu'à présent, il avait tenté de repousser cette idée.
- Le risque existe, répondit-il. «a veut dire que nous devons aboutir à un résultat le plus vite possible.
- Des renforts, dit Nyberg, qui avait à peine prononcé un mot au cours des deux dernières heures. Sinon, on n'y arrivera pas.
- Oui. Je me rends compte que nous allons en avoir besoin. Surtout après la discussion de ce soir. Nous atteignons les limites de nos capacités.
Hamrén leva la main. Il était assis à côté des deux policiers de Malmô, à
l'extrémité de la longue table.
- Je voudrais souligner ce dernier point, dit-il. J'ai rarement, pour ne pas dire jamais, été témoin d'un travail policier aussi efficace accompli avec aussi peu de personnel. Puisque j'étais ici cet été, je peux constater que ce n'est pas une exception. Si vous demandez des renforts, personne ne pourra vous les refuser.
Les deux policiers de Malmo approuvèrent d'un signe de tête.
- Je vais soulever la question demain avec Lisa Holgers-433
son, dit Wallander. Je crois aussi que je vais demander quelques femmes de plus. Ne serait-ce que pour alléger l'atmosphère.
La morosité autour de la table se dissipa quelques instants. Wallander saisit l'occasion pour se lever. C'était important de savoir interrompre une réunion au bon moment. Ils n'iraient pas plus loin ce soir. Ils avaient besoin de dormir. Wallander retourna à son bureau pour récupérer sa veste.
Il jeta un coup d'oil à la pile de messages téléphoniques qui ne cessait de croître. Au lieu de ressortir, il se laissa tomber dans son fauteuil. Il entendit des pas s'éloigner dans le couloir. Le silence se fit. Il dirigea le rayon de sa lampe de travail vers la table. La pièce fut plongée dans la pénombre. Il était minuit et demi. Sans réfléchir, il prit le téléphone et composa le numéro de Baiba à Riga. Elle avait des habitudes irrégulières, comme lui. Parfois elle se couchait tôt, parfois elle restait debout jusqu'au milieu de la nuit. Cette fois, elle décrocha presque aussitôt. Il ne l'avait pas réveillée. Comme toujours, il essaya de sentir au ton de sa voix si elle était contente ou non de recevoir son appel. Il ne pouvait jamais le savoir à l'avance. Cette fois, il eut l'impression qu'elle était un peu sur la défensive, et ça le mit tout de suite mal à l'aise. Il voulait une garantie que tout allait bien. Il lui demanda comment elle se portait, lui parla de cette enquête qui lui prenait tout son temps. Elle lui posa quelques questions. Il ne savait comment poursuivre. Le silence commença à faire des allers-retours entre Ystad et Riga.
- quand viens-tu ? demanda-t-il pour finir.
Au lieu de répondre, elle lui posa à son tour une question qui le prit au dépourvu. Même s'il aurait d˚ s'y attendre.
- Tu veux vraiment que je vienne ?
- Et pourquoi ne le voudrais-je pas ?
- Tu n'appelles jamais. Et quand tu appelles, tu m'expliques qu'au fond tu n'as pas le temps de me parler. Comment aurais-tu alors le temps de me voir ?
- Ce n'est pas ça.
- C'est quoi alors ?
Sa propre réaction, surgissant de nulle part, le prit complètement au dépourvu. Il n'y comprit rien, ni sur le
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moment ni après. Il tenta d'arrêter son bras. Trop tard. Il avait déjà
raccroché. Il considéra fixement le téléphone. Puis il se leva et sortit du bureau. Il regrettait déjà son geste. Mais il connaissait suffisamment Baiba pour savoir qu'elle ne répondrait pas s'il la rappelait.
Il sortit du commissariat, dans la nuit, et vit une voiture de police disparaître du côté du ch‚teau d'eau.
Il n'y avait pas de vent. L'air était froid, le ciel limpide. Mardi 19
octobre.
Il ne comprenait pas sa propre réaction. que se serait-il passé si elle avait été près de lui ?
Il pensa aux hommes assassinés. C'était comme s'il apercevait tout à coup quelque chose qu'il n'avait pas vu jusque-là. Une fraction de lui-même était enfouie dans toute cette brutalité qui l'entourait. Il en faisait partie.
Il existait une différence de degré. Rien de plus.
Il secoua la tête. Il savait qu'il rappellerait Baiba tôt le lendemain matin. ¿ ce moment-là, elle décrocherait. Ce n'était pas une catastrophe.
Elle comprenait. Elle aussi pouvait se montrer irritable sous l'effet de la fatigue. Et alors, c'était à lui de la comprendre.
Il était une heure du matin. Il devait rentrer chez lui et dormir. Ou demander à l'une des patrouilles de nuit de le raccompagner. Il se mit à
marcher. La ville était déserte. quelque part, une voiture dérapa dans un crissement de pneus. Puis le silence. La descente vers l'hôpital.
La réunion avait duré près de sept heures. Au fond, il ne s'était rien passé. Pourtant, la soirée avait été riche en événements. La lumière apparaît dans les interstices, avait dit Rydberg un soir alors qu'il avait beaucoup bu. Mais Wallander, qui était au moins aussi saoul que lui, avait compris ; la phrase. De plus, il ne l'avait pas oubliée. Ils étaient assis
| sur le balcon de Rydberg. Cela devait faire cinq ans de cela, j peut-être six. Rydberg n'était pas encore malade. Un soir de I juin, peu avant la Saint-Jean. Ils fêtaient un événement, ; Wallander ne se rappelait plus lequel.
La lumière apparaît dans les interstices.
Il était arrivé à la hauteur de l'hôpital. Il s'immobilisa et hésita, mais juste un court instant. Puis il fit le tour du b‚ti-435
ment et se dirigea vers l'entrée des urgences. Il appuya sur la sonnette de nuit. Une voix lui répondit. Il se présenta et demanda si la sage-femme Ylva Brink était de service. Elle l'était. Il demanda à entrer.
Elle l'accueillit devant les portes vitrées. Il vit à son expression qu'elle était inquiète. Il lui sourit. L'air soucieux d'Ylva Brink ne disparut pas pour autant. Peut-être son sourire n'en était-il pas vraiment un ? Ou alors la lumière était mauvaise. Elle lui demanda s'il voulait un café. Il fit signe
que non.
- Je ne resterai qu'un instant. Vous avez sans doute beaucoup de travail.
- Oui. Mais je peux bien trouver un petit moment. Si ça ne peut pas attendre jusqu'à demain.
- «a aurait pu attendre. Mais il se trouve que je passais devant l'hôpital en rentrant chez moi...
Ils étaient dans l'office. Une infirmière apparut à la porte, mais s'immobilisa en apercevant Wallander.
- «a peut attendre, dit-elle en tournant les talons. Wallander se pencha vers le bureau. Ylva Brink s'était
assise dans un fauteuil.
- Vous avez d˚ vous interroger sur cette femme qui vous a frappée, commença-t-il. Savoir qui elle était, ce qu'elle faisait dans le service, pourquoi elle a agi comme elle l'a fait... Vous avez d˚ vous poser des questions à n'en plus finir. Vous nous avez donné un signalement précis.
Mais il y a peut-être un détail auquel vous auriez pensé après coup.
- C'est vrai, je me suis posé beaucoup de questions. Mais je vous ai tout dit.
- Vous n'avez pas précisé la couleur de ses yeux.
- Parce que je n'ai pas vu de quelle couleur ils étaient.
- D'habitude, on se souvient pourtant du regard des gens.
- «a s'est passé beaucoup trop vite.
Il la croyait.
- Je ne pensais pas qu'à son visage, reprit-il. Elle avait peut-être une certaine façon de bouger. Ou une cicatrice sur la main. Une personne est constituée d'une infinité de détails. Nous croyons mémoriser les choses à
grande vitesse. Comme si la mémoire volait. En réalité, c'est tout le 436
contraire. Imaginez un objet qui aurait presque la capacité de flotter. qui s'enfoncerait dans l'eau avec une lenteur extrême. La mémoire fonctionne comme ça. Elle secoua la tête.
- «a s'est passé tellement vite. Je ne me rappelle que ce que je vous ai déjà dit. Et j'ai vraiment fait un effort.
Wallander acquiesça en silence. Il ne s'attendait pas à une autre réponse.
- qu'a-t-elle fait ? demanda-t-elle.
- Elle vous a frappée. Nous la recherchons. Nous pensons qu'elle a des informations importantes à nous communiquer. Je ne peux pas en dire plus.
L'horloge du mur indiquait une heure vingt-sept. Il lui tendit la main pour prendre congé. Ils sortirent de l'office. Soudain, elle s'immobilisa.
- Il y a peut-être autre chose, dit-elle avec hésitation.
- quoi?
- Je n'y ai pas pensé sur le moment, quand je me suis approchée d'elle et qu'elle m'a frappée. Seulement après coup.
-quoi?
- Elle avait un parfum spécial.
- Comment cela?
Elle lui jeta un regard impuissant.
- Je ne sais pas. Comment décrire une odeur?
- Je sais que c'est très difficile. Mais essayez quand même.
Il vit qu'elle faisait vraiment un effort.
- Non, dit-elle enfin. Je ne trouve pas de mots. Je sais seulement qu'il était spécial. Peut-être pourrait-on dire qu'il était... un peu acre?
- Plutôt comme une lotion d'après-rasage?
- Oui, dit-elle, surprise. Comment avez-vous deviné?
- Juste une idée.
- Je n'aurais peut-être pas d˚ en parler. Puisque je n'arrive pas à
m'exprimer plus clairement.
- Si. «a peut être important. On ne peut pas savoir à l'avance.
Ils se séparèrent devant les portes vitrées. Wallander prit 437
l'ascenseur et quitta l'hôpital. Il marchait vite. Il avait vraiment besoin de dormir.
Il réfléchissait à ce qu'elle venait de dire.
S'il restait la moindre trace de parfum sur le badge, celui ci serait soumis à Ylva Brink dès le lendemain matin.
Mais il savait déjà que c'était le même.
Ils recherchaient une femme. qui portait un parfum spécial. Il se demanda s'ils la retrouveraient jamais.
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Elle avait fini son service à sept heures trente-cinq. L'inquiétude la faisait presser le pas, vers la place de parking o˘ l'attendait sa voiture.
La matinée était froide et humide, à Malmô. En temps normal, elle serait rentrée directement chez elle pour dormir; là, les circonstances l'obligeaient à prendre la route de Lund sans attendre. Elle jeta la valise sur la banquette arrière et prit le volant. Elle s'aperçut qu'elle avait les mains moites.
Elle n'avait jamais pu se fier entièrement à Katarina Taxell. Cette femme était trop faible ; il y avait toujours un risque qu'elle cède sous la pression. Il suffisait qu'on la serre un peu fort pour qu'elle en garde des bleus. Katarina Taxell était quelqu'un qui se laissait marquer trop facilement.
L'inquiétude avait été présente dès le départ, au sujet de Katarina.
Jusque-là, elle avait cru qu'elle la tenait en main. ¿ présent, elle n'en était plus si s˚re.
Je dois l'éloigner, avait-elle pensé au cours de la nuit. Au moins jusqu'à
ce qu'elle ait pris un peu de recul par rapport aux événements.
Ce ne serait pas difficile de lui faire quitter cet appartement o˘ elle vivait. Le prétexte était tout trouvé. Des troubles psychiques au moment de l'accouchement ou juste après, cela n'avait rien d'inhabituel chez une femme.
Elle arriva à Lund en même temps que la pluie. L'inquiétude ne la quittait pas une seconde. Elle se gara dans une rue latérale et continua à pied vers la place o˘ vivait Katarina Taxell. Soudain, elle s'immobilisa. Puis, lentement, elle recula de quelques pas, comme si un fauve avait surgi devant
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elle. Du coin de la rue, elle observa le porche de l'immeuble de Katarina Taxell.
Une voiture était garée devant. Il y avait quelqu'un à l'intérieur. Un homme, peut-être deux. Elle eut aussitôt la certitude qu'ils étaient de la police. Katarina Taxell avait été placée sous surveillance.
La panique surgit de nulle part. Elle sentit que son visage se couvrait de marbrures rouges ; son cour battait la chamade, et ses pensées se bousculaient comme des bêtes de nuit affolées dans une pièce o˘ l'on vient d'allumer la lumière. que leur avait dit Katarina Taxell ? Pourquoi surveillaient-ils sa maison? que faisaient-ils là?
Mais ce n'était peut-être qu'une illusion. Elle resta immobile en essayant de réfléchir. La première idée qui lui vint fut que Katarina Taxell n'avait rien d˚ leur dire, justement. Sinon, ils ne la surveilleraient pas ; ils l'auraient déjà emmenée. Il n'était donc pas trop tard. Elle ne disposait sans doute pas de beaucoup de temps. Mais il ne lui en fallait pas davantage. Elle savait ce qu'elle devait faire.
Elle alluma une cigarette qu'elle avait roulée au cours de la nuit. Elle était en avance d'au moins une heure sur l'emploi du temps qu'elle s'était fixé. Mais cette fois, il n'y avait rien à faire. Elle était obligée de l'enfreindre. Cette journée serait très spéciale.
Elle resta encore quelques minutes à observer la voiture garée devant le porche. Puis elle écrasa son mégot et s'éloigna rapidement.
En se réveillant le mercredi matin peu après six heures, Wallander se sentait encore très fatigué. Le manque de sommeil s'accumulait. La sensation d'impuissance le plombait, comme un poids mort tout au fond de sa conscience. Il s'attarda dans le lit, immobile, les yeux ouverts. L'être humain est un animal qui vit dans le but de résister encore un moment, pensa-t-il. Pour l'instant, j'ai l'impression de ne plus y arriver. Il s'assit, posa les pieds par terre. Le sol lui parut froid. Il
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considéra les ongles de ses orteils. Ils avaient besoin d'être coupés.
Toute sa personne aurait eu besoin d'une grande rénovation. quelques semaines plus tôt, il était à Rome et il avait repris des forces. Il les avait dilapidées en moins d'un mois. Il n'en restait plus rien. Il se força à se lever et se dirigea vers la salle de bains. L'eau froide lui fit l'effet d'une gifle. Il pensa qu'un jour il arrêterait aussi ça : l'eau froide qui l'obligeait à se mettre en route le matin. Il se sécha, enfila un peignoir et alla à la cuisine. Toujours les mêmes gestes. L'eau du café, puis la fenêtre, le thermomètre. Il pleuvait. quatre degrés au-dessus de zéro. Automne. Le froid avait déjà pris ses quartiers. quelqu'un au commissariat avait prédit un hiver long et rigoureux. Il le redoutait déjà.
quand le café fut prêt, il s'assit à la table de la cuisine. Entre-temps, il avait ramassé le journal du matin dans le vestibule. Une photo de Lôdinge en première page. Il but quelques gorgées de café. Voilà ; il venait de franchir le premier seuil de fatigue, le plus insurmontable. Ses débuts de journée pouvaient ressembler à une course d'obstacles compliquée.
Il jeta un regard à l'horloge. C'était le moment de téléphoner à Baiba.
Elle répondit à la deuxième sonnerie. Comme il l'avait prévu, l'ambiance n'était plus la même que la veille au soir.
- Je suis fatigué, s'excusa-t-il.
- Je sais. Mais ma question reste valable.
- Si je veux vraiment que tu viennes ? -Oui.
- Il n'y a rien que je désire plus que cela.
Elle le crut. Peut-être pourrait-elle venir quelques semaines plus tard.
Début novembre. Elle allait se renseigner le jour même sur les différentes possibilités.
Ils ne prolongèrent pas la conversation. Ni l'un ni l'autre n'aimait le téléphone. Après coup, lorsqu'il eut retrouvé sa tasse de café, Wallander pensa que cette fois, il devait lui parler. La convaincre de venir vivre en Suède. Mentionner la maison qu'il voulait acheter. Et peut-être même le chien.
Il resta longtemps assis, sans ouvrir le journal. ¿ sept heures et demie, il commença à s'habiller. Il dut chercher
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longtemps dans l'armoire avant de trouver une chemise propre. C'était la dernière. Il fallait absolument qu'il pense à réserver une heure à la buanderie de l'immeuble pour le soir même. Il était sur le point de quitter l'appartement lorsque le téléphone sonna. C'était le garagiste d'¿lmhult.
L'annonce du co˚t définitif de la réparation lui fit mal. Mais il ne dit rien. Le garagiste promit que la voiture serait livrée à Ystad le jour même. Il avait un frère qui pouvait la convoyer et rentrer par le train.
Wallander en serait quitte pour le prix du billet.
Une fois dans la rue, Wallander constata qu'il pleuvait plus fort qu'il ne l'avait cru en regardant par la fenêtre de la cuisine. Il retourna sous le porche et composa le numéro du commissariat. Ebba promit qu'une voiture de police passerait le chercher immédiatement. Cinq minutes plus tard, elle freinait devant l'immeuble. ¿ huit heures, il était dans son bureau.
Mais il eut à peine le temps d'enlever sa veste que les événements commencèrent à se précipiter autour de lui.
Ann-Britt Hôglund apparut dans l'encadrement de la porte. Elle était très p
‚le.
- Tu as entendu la nouvelle ?
Wallander sursauta. Y avait-il eu une nouvelle victime?
- Je viens d'arriver, dit-il. qu'est-ce qui se passe?
- La fille de Martinsson a été agressée.
- Terese ? -Oui.
- que s'est-il passé?
- Elle a été attaquée devant son école. Martinsson vient de partir. Si j'ai bien compris ce que m'a dit Svedberg, cela avait un rapport avec le fait que Martinsson soit policier.
Wallander la dévisagea sans comprendre.
- C'est grave?
- Elle a été bousculée et frappée à la tête à coups de poing. ¿ coups de pied aussi, semble-t-il. Elle n'est pas blessée. Mais elle est évidemment sous le choc.
- qui a fait ça?
- D'autres élèves. Plus ‚gés qu'elle. Wallander s'assit.
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- C'est affreux. Mais pourquoi ?
- Je ne sais pas tout. Mais apparemment, les élèves discutent eux aussi de cette histoire de milice de citoyens. Comme quoi la police ne fait rien, nous aurions baissé les bras, etc.
- Et après, ils se jettent sur la fille de Martinsson ! -Oui.
Wallander sentit qu'il avait la gorge nouée. Terese avait treize ans, et Martinsson leur parlait d'elle sans arrêt.
- Pourquoi s'en prendre à une gamine qui n'a rien fait?
- Tu as lu les journaux ?
- Non.
- Tu devrais. Les gens se sont exprimés à propos d'Eskil , Bengtsson et des autres. Leur arrestation passe pour une ! violation du droit. ¬ke Davidsson aurait résisté, disent-ils. Il
y a de grands reportages, des photos et des gros titres du ? genre : ´ Dans quel camp est la police ? ª
- Je ne vais pas lire ça, dit Wallander avec dégo˚t. que se >'passe-t-il à
l'école?
, - Hansson est parti là-bas. Martinsson a ramené sa fille à la maison.
- Ce sont des garçons de l'école qui ont fait ça?
- Oui. D'après ce que nous en savons.
- Vas-y, décida Wallander rapidement. Essaie d'obtenir Iun maximum d'informations. Parle aux garçons. Il vaut mieux que je n'y aille pas. Je risquerais de me mettre en colère.
- Hansson est déjà là-bas. «a suffit.
- Non. Je veux que tu y ailles aussi. Hansson fait s˚rement I tout ce qu'il faut. Mais je veux quand même que tu essaies ! de savoir à ta manière ce qui s'est passé et pour quelles rai-I sons. En plus, si nous venons en force, nous manifestons le > fait que cela nous paraît extrêmement sérieux.
Moi, je vais î chez Martinsson. Tout le reste attendra. La pire faute qu'on j puisse commettre, dans ce pays ou ailleurs, c'est de tuer un l policier.
La deuxième, c'est de s'en prendre à l'enfant d'un \ policier.
- Il paraît que d'autres élèves s'étaient attroupés et qu'ils |
rigolaient..
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Wallander écarta les mains en signe de protestation. Il ne voulait pas en entendre davantage. Il se leva et prit sa veste.
- Eskil Bengtsson et les autres vont être rel‚chés aujourd'hui, dit-elle dans le couloir. Mais Per ¬keson va les inculper.
- que risquent-ils ?
- Les gens du coin parlent déjà de faire une collecte, au cas o˘ ils seraient condamnés à une amende. Mais on peut espérer la prison. Du moins pour certains.
- Comment va ¿ke Davidsson?
- Il est rentré chez lui à Malmô. Il est en congé maladie. Wallander la dévisagea.
-Et s'ils l'avaient tué? Ils auraient aussi payé une amende? Il sortit sans attendre la réponse.
Une voiture de police conduisit Wallander jusqu'à la maison de Martinsson, située dans un quartier résidentiel à l'est de la ville. Wallander n'était pas allé souvent chez lui. La villa était quelconque ; Martinsson et sa femme consacraient tous leurs efforts au jardin. Il sonna à la porte. Ce fut Maria, la femme de Martinsson, qui lui ouvrit. Wallander vit qu'elle avait les yeux gonflés. Terese était l'aînée. Elle avait deux petits frères, dont l'un, Rickard, apparut derrière sa mère. Wallander sourit et lui ébouriffa les cheveux.
- Comment ça va? demanda-t-il ensuite à Maria. Je viens d'apprendre la nouvelle. Je suis venu tout de suite.
- Elle est assise sur son lit et elle pleure. La seule personne à qui elle veut parler, c'est son papa.
Wallander entra. Enleva sa veste et ses chaussures. L'une de ses chaussettes était trouée. Maria lui demanda s'il voulait du café. Il accepta. Au même instant, Martinsson apparut dans l'escalier. En temps ordinaire, c'était un homme souriant. Cette fois, Wallander ne vit qu'un masque gris d'amertume. Mais aussi de peur.
- J'ai appris ce qui s'est passé, dit-il. Je suis venu tout de suite. Ils s'installèrent dans le séjour.
- Comment va-t-elle ?
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Martinsson se contenta de secouer la tête. Wallander eut l'impression qu'il allait s'effondrer en larmes. Dans ce cas, ce serait bien la première fois.
- Je démissionne, dit Martinsson. Je vais parler à Lisa aujourd'hui même.
Wallander ne sut que répondre. Martinsson était bouleversé, bien s˚r. Il s'imaginait sans mal qu'il aurait eu la même réaction si Linda avait été
agressée.
Pourtant, il devait s'opposer à cette décision. Il n'était pas question de laisser Martinsson baisser les bras. Wallander savait aussi qu'il était le seul à pouvoir le faire changer d'avis.
Mais il était encore trop tôt. Wallander voyait bien à quel point il était choqué.
Maria arriva avec le café. Martinsson n'en prit pas. Il secoua la tête.
- «a n'en vaut pas le coup, dit-il. Pas quand la famille doit en subir les conséquences.
- C'est vrai, répondit Wallander. «a n'en vaut pas le coup.
Martinsson n'ajouta rien. Wallander non plus. Peu après, Martinsson se leva et disparut dans l'escalier. Wallander sentit qu'il ne pouvait rien faire dans l'immédiat.
Maria le raccompagna jusqu'à la porte.
- Dis bonjour à Terese de ma part, dit Wallander.
- Est-ce qu'ils vont à nouveau s'en prendre à nous?
- Non. Je sais que ça paraît étrange. Comme si j'essayais de minimiser l'événement, d'en faire un petit incident de rien du tout. Mais ce n'est pas ça. C'est juste que nous ne devons pas perdre le sens des proportions, et tirer des conclusions h‚tives et fausses de ce qui s'est passé. Là, il s'agit de garçons à peine plus ‚gés que Terese. Ils ne se rendent pas bien compte de ce qu'ils font. Et s'ils le font, c'est parce que des gens comme Eskil Bengtsson et les autres à Lodinge ont commencé à organiser des patrouilles et à exciter les gens contre la police.