- Appris quoi ?
- que Costa Runfeldt ne s'était pas présenté à l'aéroport de Kastrup. Il n'est jamais parti pour l'Afrique. Pourtant, il avait payé son billet.
Wallander le dévisageait fixement.
- «a veut dire que nous avons un disparu de plus, conclut Martinsson d'une voix hésitante.
Wallander ne répondit pas.
Il était neuf heures du matin, le vendredi 30 septembre.
Il fallut deux heures à Wallander pour se persuader que Martinsson avait eu raison. En revenant vers Ystad, après avoir pris la décision de rendre visite, seul, à Vanja Andersson, il se rappela aussi une remarque que Martinsson avait faite précédemment : qu'il y avait une autre ressemblance entre les deux affaires. Holger Eriksson était venu au commissariat un an plus tôt pour signaler un cambriolage o˘ rien n'avait été volé. Et quelqu'un était entré par effraction dans le magasin de Costa Runfeldt, sans rien prendre. Wallander roulait vers Ystad avec une appréhension croissante. Le meurtre de Holger Eriksson suffisait par lui-même. Ils n'avaient pas besoin d'une nouvelle disparition. Surtout pas si elle avait un lien avec Holger Eriksson. Ils n'avaient pas besoin d'un autre fossé aux pieux aiguisés. Wallander conduisait beaucoup trop vite, comme s'il cherchait à fuir cette pensée - qu'il était une fois de plus en passe de tomber tout droit dans un cauchemar. De temps à autre, il freinait brutalement, comme s'il donnait l'ordre à sa voiture, et non à lui-même, de se calmer et de réfléchir posément. quels indices portaient à croire que Costa Runfeldt avait réellement disparu? Son absence pouvait avoir une explication plausible. Ce qui était arrivé à Holger Eriksson n'arrivait jamais. Certainement pas deux fois de suite. En tout cas pas en Scanie, et encore moins à Ystad. Il devait y avoir une explication, et Vanja Andersson allait la lui donner.
Mais il ne parvenait pas à se convaincre lui-même. Avant de se rendre à la boutique, il fit une halte au commissariat. Il trouva Ann-Britt Hôglund dans le couloir et l'entraîna vers la cafétéria o˘ quelques agents de la circulation épuisés
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somnolaient au-dessus de leur casse-cro˚te. Ils se servirent un café et s'assirent à une table. Wallander lui parla de la conversation téléphonique qu'avait eue Martinsson, et Ann-Britt Hô'glund eut la même réaction que lui. Méfiance. C'était sans doute une simple coÔncidence. Mais Wallander lui demanda de trouver une copie de la déclaration d'effraction faite par Holger Eriksson l'année précédente. Il voulait aussi qu'elle vérifie s'il existait un autre lien éventuel entre Holger Eriksson et Costa Runfeldt. Si tel était le cas, on devait pouvoir le retrouver facilement dans l'ordinateur. Il savait qu'elle avait beaucoup à faire. Mais c'était urgent, dit-il. Il fallait faire le ménage avant l'arrivée des invités. Il s'étonna lui-même de la maladresse de sa métaphore. Il ne comprenait même pas d'o˘ elle lui était venue. Ann-Britt Hôglund lui jeta un regard interrogateur. Elle attendait la suite. Mais rien ne vint.
- Nous sommes pressés, ajouta-t-il simplement. Moins nous consacrerons de temps et d'énergie à constater qu'il n'existe aucun lien entre les deux hommes, mieux ça vaudra.
Il devait partir, et fit mine de se lever. Mais elle le retint par une question.
- qui a pu faire ça?
Wallander se rassit lentement. Il revoyait intérieurement les pieux ensanglantés. L'image était insoutenable.
- Je ne sais pas. C'est tellement sadique et macabre que je n'arrive pas à
me représenter un mobile normal. ¿ supposer qu'on puisse avoir une raison ńormale ª de tuer quelqu'un.
- Bien s˚r que oui. On a tous connu des moments de rage o˘ on a imaginé la mort de quelqu'un. Chez certains, l'inhibition normale ne joue pas. Ils tuent.
- Ce qui me fait peur, dit Wallander, c'est le côté minutieux des préparatifs. Celui qui a fait ça a pris son temps. Il connaissait les habitudes de Holger Eriksson en détail. Il a d˚ prendre des notes.
- Cela peut justement nous donner un fil conducteur. Holger Eriksson n'avait pas d'amis proches. Celui qui l'a tué devait pourtant se trouver dans les parages. D'une
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manière ou d'une autre. Il a en tout cas d˚ se rendre jus qu'au fossé. Il a scié les planches. Il est allé là-bas, et il en est reparti. quelqu'un l'a peut-être vu. Ou remarqué une voiture inhabituelle. Les gens font attention à ce qui se passe. Les gens de la campagne sont comme les animaux de la forêt. Ils nous observent. Mais nous ne les voyons pas.
Wallander acquiesça distraitement. Il n'écoutait pas avec toute l'attention nécessaire.
- On en reparlera plus tard, dit-il. Je dois rendre visite à l'employée du fleuriste.
- Je vais voir ce que je peux trouver.
Ils se quittèrent à la porte de la cafétéria. Au moment o˘ il sortait du commissariat, Ebba le rappela pour lui signaler que son père avait cherché
à le joindre.
- Plus tard, répondit Wallander. Je n'ai pas le temps.
- C'est terrible, ce qui est arrivé.
Wallander eut presque l'impression qu'elle lui présentait ses condoléances pour un deuil personnel.
- Je lui ai acheté une voiture autrefois, dit-elle. Une PV444.
Wallander mit un instant à comprendre qu'elle faisait allusion à Holger Eriksson.
- Tu conduis? demanda-t-il, étonné. Je ne savais même pas que tu avais le permis.
- Conduite impeccable depuis trente-neuf ans. Et j'ai toujours la PV.
Wallander se rappela alors qu'il avait parfois aperçu une PV noire très bien entretenue sur le parking du commissariat, sans jamais se demander à
qui elle appartenait.
- J'espère que tu as fait une bonne affaire.
- C'est Holger Eriksson qui a fait une bonne affaire, répondit-elle sans hésiter. Je l'ai payée beaucoup trop cher. Mais je m'en suis si bien occupée que j'ai peut-être fini par gagner au change. C'est une voiture de collection maintenant.
- Je dois y aller. Mais j'aimerais bien faire un tour avec toi à
l'occasion.
- N'oublie pas de rappeler ton père, dit-elle. Wallander s'arrêta net et réfléchit. Puis il se décida.
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Jjillll
- Appelle-le. Rends-moi ce service. Appelle-le et explique-lui de quoi je m'occupe. Dis-lui que je lui téléphonerai dès que je pourrai. Ce n'était pas urgent, je suppose?
- Il voulait seulement parler de l'Italie.
- On va en parler. Mais pas tout de suite. Dis-lui ça de ma part.
Wallander conduisit tout droit jusqu'à V‚stra Vallgatan. Il se gara avec négligence à cheval sur le trottoir et entra dans la boutique. Il y avait quelques clients. Il fit signe à Vanja Andersson qu'il pouvait attendre.
Après une dizaine de minutes, ils se retrouvèrent seuls. Vanja Andersson écrivit un mot sur une feuille de papier qu'elle fixa sur la porte avec du scotch avant de fermer à clé. Wallander la suivit dans le petit bureau qui servait d'arrière-boutique. Le parfum des fleurs lui donnait presque le vertige. Puisqu'il n'avait pas de quoi noter, comme d'habitude, il prit une pile de cartes de visite sur la table et commença à griffonner au verso.
L'horloge au mur indiquait onze heures moins cinq.
- Commençons par le commencement, dit Wallander. Vous avez téléphoné à
l'agence de voyages. Pourquoi?
L'expression de Vanja Andersson trahissait son inquiétude. Il aperçut sur la table le journal Ystads Allehanda, avec un grand article en première page sur le meurtre de Holger Eriksson. Du moins, pensa-t-il, elle ne sait pas que je suis ici dans l'espoir de ne pas découvrir un lien entre Holger Eriksson et Costa Runfeldt.
- Costa avait noté la date de son retour sur un bout de papier, commença-t-elle. J'ai d˚ l'égarer. J'avais beau chercher, je ne le retrouvais pas.
Alors j'ai appelé l'agence de voyages. Ils m'ont dit qu'il aurait d˚ partir le 23, mais qu'il ne s'était jamais présenté à Kastrup.
- Comment s'appelle cette agence?
- ´ Voyages spéciaux ª. Elle se trouve à Malmô.
- ¿ qui avez-vous parlé ?
- Elle s'appelait Anita Lagergren. Wallander prenait note.
- quand avez-vous appelé? Elle lui indiqua l'heure.
- Et qu'a-t-elle dit d'autre ?
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Costa ne s'est pas présenté à l'enregistrement à Kastrup. Ils ont appelé au numéro qu'il leur avait donné. Mais il n'y avait personne. L'avion est parti sans lui.
- Et après ? Ils n'ont rien fait de plus ?
- Anita Lagergren m'a dit qu'ils avaient envoyé une lettre à Costa pour lui expliquer qu'il ne pouvait pas espérer se faire rembourser.
Wallander vit qu'elle était sur le point d'ajouter quelque chose. Mais elle se ravisa au dernier moment.
- ¿ quoi pensiez-vous ? dit-il avec douceur.
- Le voyage co˚tait très cher. Anita Lagergren a mentionné le prix.
- Combien?
- Près de trente mille couronnes. Pour quinze jours. Wallander lui donna raison. C'était vraiment très cher.
Pour sa part, il n'aurait jamais pu se payer de telles vacances. Son père et lui avaient dépensé environ un tiers de cette somme à eux deux au cours de leur semaine à Rome.
- Je ne comprends pas, dit-elle soudain. Costa n'aurait jamais fait une chose pareille.
Wallander suivait sa pensée.
- Depuis combien de temps travaillez-vous pour lui? i - «a va faire onze ans.
- Et ça s'est toujours bien passé?
I - Costa est gentil. Il aime vraiment les fleurs. Pas seule-nent les orchidées.
| - On reparlera des orchidées tout à l'heure. Comment le écririez-vous ?
Elle réfléchit.
- Gentil et... normal, dit-elle. Réservé. Un solitaire. Wallander pensa avec malaise que cette description aurait
lans doute pu convenir à Holger Eriksson. Sauf peut-être le Jôté ´ gentil ª.
- Il n'était pas marié?
- Il était veuf.
- Avait-il des enfants?
- Deux. Ils sont mariés et ont eux-mêmes des enfants. Ni l'un ni l'autre n'habite en Scanie.
- quel ‚ge a-t-il ?
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-quarante-neuf ans. Wallander consulta ses notes.
- Veuf, répéta-t-il. Dans ce cas, sa femme devait être assez jeune lorsqu'elle est morte. C'était un accident?
- Je ne sais pas au juste. Il n'en parlait jamais. Mais je crois qu'elle s'est noyée.
Wallander changea de sujet. Ils auraient l'occasion de passer toutes ces informations au peigne fin. Si nécessaire. Il espérait que non. Wallander reposa son stylo. Le parfum des fleurs lui montait à la tête.
- Vous avez s˚rement réfléchi, dit-il. ¿ deux choses au moins. Pourquoi il n'est pas parti en Afrique. Et o˘ il peut se trouver, s'il n'est pas à
Nairobi.
Elle acquiesça. Wallander vit soudain qu'elle avait les larmes aux yeux.
- Il a d˚ lui arriver quelque chose, dit-elle. Après avoir parlé à l'agence de voyages, je suis allée à son appartement, qui se trouve tout près d'ici.
J'ai les clés. Je devais arroser ses fleurs. J'y étais déjà allée deux fois depuis son départ, pour prendre le courrier. J'y suis donc retournée. Mais il n'était pas là. Il n'y était pas non plus revenu entre-temps.
- Comment le savez-vous?
- Je m'en serais aperçue.
- que s'est-il passé, à votre avis ?
- Je ne sais pas. Il se réjouissait à l'idée de ce voyage. Il comptait achever son livre sur les orchidées cet hiver.
Wallander constata que sa propre inquiétude ne faisait que croître. Un tic-tac intérieur s'était déclenché. Il reconnaissait ces signaux d'alarme muets.
Il rassembla les cartes de visite griffonnées.
- J'ai besoin de voir son appartement, dit-il. Et vous allez rouvrir la boutique. Je suis persuadé que tout cela a une explication très naturelle.
Elle lui jeta un regard aigu, comme si elle cherchait la confirmation de ces paroles rassurantes sur son visage. Il savait qu'elle serait déçue.
Elle lui remit les clés de l'appartement, qui était situé un peu plus loin dans la même rue, en direction du centre.
- Je vous les rapporte dès que j'aurai fini, dit-il.
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En ressortant dans la rue, il vit un vieux couple qui contournait péniblement sa voiture mal garée. Ils lui jetèrent un regard plein de reproche. Il prit un ak dégagé et s'éloigna à pied.
L'appartement se trouvait au deuxième étage d'un immeuble du début du siècle. Il y avait un ascenseur. Mais Wallander prit l'escalier. quelques années auparavant, il avait envisagé de prendre un appartement dans un immeuble semblable à celui-ci. ¿ présent, il ne comprenait plus cette idée.
S'il quittait Mariagatan, ce serait pour emménager dans une maison, avec un jardin. Et Baiba. Et peut-être aussi un chien. Il ouvrit la porte et entra dans l'appartement, en se demandant de façon fugitive combien de fois dans sa vie il avait pénétré ainsi ce territoire étranger ique constitue le domicile d'un inconnu. Il resta un moment Simmobile dans l'entrée. Chaque logement avait son caractère propre. Au fil des ans, il avait affiné son habitude .d'écouter l'écho laissé par les gens qui vivaient là. Puis il fit (lentement le tour de l'appartement. C'était Je premier pas, (souvent décisif. La première impression. A laquelle il ne [cesserait de revenir par la suite. Ici vivait un homme qui [s'appelait Costa Runfeldt et qui, un matin, ne s'était pas [présenté comme prévu à l'aéroport de Kastrup.
Wallander [repensait à ce que lui avait dit Vanja Andersson. La joie que Ise faisait Costa Runfeldt de ce voyage. Il sentit que sa (propre inquiétude était à présent intense.
Après avoir visité les quatre pièces et la cuisine, il revint dans le séjour et se plaça au centre. C'était un appartement spacieux et clair, mais qui lui donnait confusément l'impression d'être meublé avec indifférence. La seule pièce qui avait du caractère était le bureau. O˘
régnait un agréable chaos de livres, de papiers, de lithographies de fleurs, et de cartes géographiques. Une table de travail surchargée. Un ordinateur éteint. quelques photographies sur l'appui de la fenêtre.
Enfants et petits-enfants. Une photo de Costa Runfeldt posant dans un paysage asiatique, entouré d'orchidées géantes. Au verso, une indication à
l'encre : Birmanie, 1972. Costa Runfeldt souriait au photographe inconnu.
Sourire aimable.
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visage bronzé. Les couleurs avaient p‚li. Mais pas le sourire de Costa Runfeldt. Wallander reposa la photographie et considéra un planisphère accroché au mur. Il eut quelques difficultés à situer la Birmanie. Puis il s'assit dans le fauteuil devant le bureau. Gôsta Runfeldt devait partir en voyage. Mais il n'était jamais parti. Du moins pas à Nairobi à bord du charter de ´ Voyages spéciaux ª. Wallander se releva et entra dans la chambre à coucher. Le lit était fait. Un lit étroit, pour une seule personne. Sur la table de chevet, une pile de livres. Wallander consulta les titres. Des ouvrages consacrés aux fleurs. Sauf un, qui portait sur le marché international des changes. Wallander le reposa. Il cherchait autre chose. Il se pencha et jeta un coup d'oil sous le lit. Rien. Il ouvrit l'armoire. Sur l'étagère supérieure, il entrevit deux valises. Il dut se mettre sur la pointe des pieds pour les attraper. Vides, l'une et l'autre.
Puis il alla à la cuisine et rapporta une chaise. Il jeta un coup d'oil à
l'étagère et trouva aussitôt ce qu'il cherchait. Dans l'appartement d'un homme seul, il était exceptionnel qu'il n'y e˚t pas de poussière. Celui de Gôsta Runfeldt ne faisait pas exception à la règle. L'empreinte était très nette. Il y avait eu une troisième valise. Dans la mesure o˘ les deux autres, qu'il venait d'examiner, étaient vieilles et que les serrures de l'une étaient cassées, Wallander conclut que Gôsta Runfeldt avait utilisé
la troisième. S'il était effectivement parti. Si la valise ne se trouvait pas ailleurs dans l'appartement. Il suspendit sa veste au dossier d'une chaise et ouvrit toutes les armoires et espaces de rangement o˘ l'on aurait pu s'attendre à trouver une valise. Rien. Il retourna dans le bureau. Si Gôsta Runfeldt était bien parti, il avait d˚ emporter un passeport. Il fouilla dans les tiroirs, qui n'étaient pas fermés à clé. Dans l'un d'eux, il découvrit un vieil herbier. Wallander l'ouvrit. Gôsta Runfeldt, 1955. …
colier déjà, il collectionnait les fleurs. Wallander contempla un bleuet vieux de quarante ans. La couleur avait p‚li, mais pas disparu. Pour sa part, Wallander n'avait jamais collectionné de plantes. Il continua à
chercher, mais ne trouva aucun passeport. Il fronça les sourcils. Pas de valise. Pas de passeport. Pas davantage de billet d'avion. Il quitta le bureau et s'installa dans un fauteuil du séjour. Le fait de changer de siège
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l'aidait parfois à formuler ses pensées. Beaucoup d'indices portaient à
croire que Gôsta Runfeldt avait réellement quitté l'appartement. Avec son passeport, son billet d'avion et une valise.
Il poursuivit son raisonnement. Se pouvait-il qu'il lui fqt arrivé quelque chose sur le chemin de Copenhague ? Avait-il pu, par exemple, tomber du ferry au cours de la traversée ? Dans ce cas, on aurait d˚ retrouver la valise. Il sortit les cartes de visite de sa poche, alla à la cuisine et composa |e numéro de téléphone de la boutique. Par la fenêtre, il apercevait l'immense silo du port d'Ystad. Un ferry à destin^, tion de la Pologne doublait la jetée en pierre. Vanja Anderjj. son décrocha.
- Je suis encore à l'appartement, dit-il. J'ai quelques questions. A-t-il dit de quelle manière il comptait se rendre à Copenhague ?
Elle répondit vite, sans hésiter.
- Il prenait toujours le ferry entre Limhamn et Drag0r. Cela faisait une incertitude de moins, pensa Wallander.
- Autre question, poursuivit-il. Savez-vous combien [\ avait de valises ?
- Non. Comment aurais-je pu le savoir?
Wallander comprit qu'il aurait d˚ formuler la question autrement.
- ¿ quoi ressemblait sa valise? Vous avez peut-être eu l'occasion de la voir?
- Il emportait toujours le minimum. C'était un voyage^ expérimenté. Il avait un sac à bandoulière et une petite valise à roulettes.
- quelle couleur?
- Noire.
- Vous en êtes s˚re ?
- Oui, dit-elle. J'en suis certaine. Il m'est ^quelquefois arrivé d'aller le chercher après ses voyages. ¿ la gare t)u bien à l'aéroport de Malmô.
Gôsta ne jetait jamais rien, à moins d'y être absolument obligé. S'il avait d˚ s'acheter une nouvelle valise, je l'aurais su. Il se serait plaint en disant qu'elle était trop chère. Il peut être un peu grippe-sou, parfois.
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Mais le voyage à Nairobi avait co˚té trente mille couronnes, pensa Wallander. Trente mille couronnes gaspillées en pure perte. Cela n'avait pu se produire avec son consentement.
Wallander se sentait de plus en plus mal à l'aise. Il dit à Vanja Andersson qu'il lui rapporterait les clés à la boutique dans une demi-heure. Après avoir raccroché, il pensa qu'elle fermait sans doute à l'heure du déjeuner.
Puis il réfléchit à ce qu'elle venait de lui apprendre. Une valise noire.
Celles qu'il avait trouvées dans la chambre étaient grises. Il n'avait pas non plus aperçu de sac à bandoulière. De plus, il savait maintenant que les départs en voyage de Costa Runfeldt passaient par Limhamn. Il s'approcha de la fenêtre et contempla les toits. Le ferry vers la Pologne était parti.
«a ne colle pas, pensa-t-il. Costa Runfeldt n'a pas disparu de son plein gré. Il a peut-être eu un accident. Mais ce n'est même pas s˚r.
Pour répondre immédiatement à l'une des questions les plus pressantes qu'il se posait, il appela les renseignements et obtint le numéro de la compagnie maritime qui assurait la liaison entre Limhamn et Dragor. Il eut de la chance, on lui passa aussitôt le responsable des objets perdus à bord.
L'homme parlait danois. Wallander se présenta et l'interrogea à propos d'une valise noire, en précisant la date. Puis il attendit. Il fallut quelques minutes au Danois, qui s'appelait Mogensen, pour effectuer ses recherches.
- Rien, annonça-t-il en reprenant l'écouteur. Wallander essaya de réfléchir. Puis il lui expliqua la situation.
- Est-ce qu'il arrive que des gens disparaissent de vos bateaux? qu'ils tombent par-dessus bord?
- C'est très rare.
Wallander eut le sentiment que Mogensen parlait en connaissance de cause.
- Mais ça arrive?
- «a arrive sur toutes les lignes maritimes. Des gens se suicident.
D'autres sont ivres morts. Certains délirent et veulent faire les funambules sur le bastingage. Mais c'est très rare.
- Avez-vous des chiffres sur le pourcentage de gens qu'on retrouve ? Noyés ou en vie ?
- Je n'ai pas de statistiques, répondit Mogensen. Mais on en entend parler.
La plupart dérivent et s'échouent sur le rivage. Morts. Certains se prennent dans les filets de pêche. D'autres disparaissent pour de bon. Mais ils ne sont pas nombreux.
Wallander n'avait pas d'autres questions. Il remercia Mogensen pour son aide et raccrocha.
Il n'était s˚r de rien. Pourtant, il avait maintenant une conviction. Gosta Runfeldt ne s'était jamais rendu à Copenhague. Il avait fait sa valise, pris son passeport et son billet et quitté l'appartement.
Puis il avait disparu.
Wallander repensa à la flaque de sang dans la boutique. que signifiait-elle? Avaient-ils fait fausse route? Cette effraction n'était peut-être pas du tout une erreur.
Il refit le tour de l'appartement. Essaya de comprendre. Il était presque midi et quart. Le téléphone sonna dans la cuisine. Au premier signal, il tressaillit. Puis il se dépêcha de répondre. C'était Hansson qui l'appelait depuis le lieu du meurtre.
- J'ai appris par Martinsson que Runfeldt avait disparu, dit-il. quoi de neuf?
- En tout cas, répondit Wallander, il n'est pas ici.
- Tu as une idée de ce qui a pu se passer?
- Non. Mais je crois qu'il avait l'intention de partir. quelque chose l'en a empêché.
- Tu penses qu'il y a un lien avec Holger Eriksson? Wallander réfléchit.
que pensait-il, en réalité ? Il n'en
savait rien. Ce fut la réponse qu'il donna à Hansson.
- Nous ne pouvons pas écarter cette possibilité, se contenta-t-il de dire.
Nous ne pouvons écarter aucune hypothèse.
Après avoir raccroché, Wallander refit encore une fois le tour de l'appartement, avec beaucoup de lenteur. Il avait le sentiment qu'il aurait d˚ remarquer autre chose. Il finit par laisser tomber et feuilleta le courrier dans le hall. Trouva la lettre de l'agence de voyages. Une facture d'électricité.
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Ainsi qu'un avis de passage du facteur signalant qu'un colis était arrivé
de Bor‚s. Runfeldt était invité à le retirer à la poste. Wallander empocha l'avis.
Vanja Andersson l'attendait dans la boutique lorsqu'il revint avec les clés. Il lui demanda de le contacter si elle se souvenait du moindre détail qui pouvait avoir de l'importance.
Puis il retourna au commissariat. Il laissa l'avis à Ebba en lui demandant d'envoyer quelqu'un à la poste pour récupérer le colis.
¿ treize heures, il referma la porte de son bureau.
Il avait faim.
Mais l'inquiétude était la plus forte. Il reconnaissait cette sensation. Il savait ce qu'elle signifiait.
Il pensait de plus en plus qu'ils ne retrouveraient pas Gosta Runfeldt vivant.
8
¿ minuit, Ylva Brink put enfin s'asseoir pour prendre un café. Lena Sôderstrôm, l'autre sage-femme de service à la maternité d'Ystad en cette nuit du 30 septembre, se trouvait dans l'une des chambres, o˘ une parturiente avait ses premières contractions. Jusque-là, la nuit avait été
active. Pas dramatique, mais bien remplie, sans temps de pause.
Elles étaient trop peu nombreuses : deux sages-femmes et deux infirmières pour faire face à tous les aléas de la nuit. Plus un médecin qu'elles pouvaient appeler en cas d'hémorragie ou autres complications. Mais elle avait connu pire, songea-t-elle en s'installant sur la banquette avec sa tasse de café. quelques années plus tôt, elle avait été l'unique sage-femme au cours des longues nuits. Cela avait parfois conduit à des situations difficiles, o˘ elle aurait d˚, pour bien faire, être à deux endroits en même temps. Elles avaient alors réussi à convaincre la direction de la nécessité d'être toujours au moins deux sages-femmes pendant la nuit.
L'office se trouvait au centre du vaste service d'obstétrique. Les baies vitrées lui permettaient de surveiller ce qui se passait dans le couloir.
Pendant la journée, il y avait toujours du mouvement. Mais la nuit, tout était différent. Elle aimait travailler de nuit, contrairement à beaucoup de ses collègues, qui avaient des enfants et qui ne pouvaient pas récupérer leurs heures de sommeil pendant la journée. Celles-là auraient préféré ne jamais être de service la nuit, si elles avaient pu choisir. Mais les enfants d'Ylva Brink étaient grands et son mari, chef machiniste à bord d'un pétrolier qui circulait entre l'Asie et le Moyen-Orient, était 109
souvent absent. Elle aimait bien la nuit. Elle trouvait apaisant de travailler pendant que les autres dormaient.
Elle savoura son café et se servit du quatre-quarts posé sur la table basse. L'une des infirmières entra et s'assit, bientôt rejointe par la deuxième. Une radio était allumée dans un coin. Elles parlèrent de l'automne, de la pluie persistante. L'une d'elles avait entendu sa mère prédire un hiver long et froid. Ylva Brink pensa aux rares occasions o˘ la Scanie s'était retrouvée sous la neige. «a n'arrivait pas souvent. Mais cela entraînait parfois des conséquences dramatiques pour les femmes qui devaient accoucher et qui ne pouvaient pas se rendre à l'hôpital. Ylva Brink se souvenait du jour o˘ elle avait failli geler dans la cabine d'un tracteur qui avançait péniblement sous la tempête vers une ferme isolée au nord de la ville. La femme avait eu une hémorragie. C'était la seule fois dans toute sa carrière de sage-femme o˘ elle avait sérieusement eu peur de perdre une vie. Et cela ne devait pas se produire. La Suède était un pays o˘ les femmes ne pouvaient tout simplement pas mourir en couches.
Mais pour l'instant, c'était l'automne. La saison des sorbiers aux baies éclatantes. Ylva Brink, qui venait du nord du pays, regrettait parfois les forêts mélancoliques du Norr-land. Elle ne s'était jamais habituée aux paysages plats de Scanie toujours balayés par le vent. Néanmoins, son mari avait eu le dernier mot. Il était natif de Trelleborg et il n'aurait jamais pu imaginer de vivre ailleurs que dans le sud. Lorsqu'il rentrait en Suède, c'est-à-dire pas très souvent.
Elle fut interrompue dans ses pensées par l'arrivée de l'autre sage-femme.
Lena Sôderstrôm avait trente et un ans. Elle pourrait être ma fille, pensait parfois Ylva. J'ai exactement le double de son ‚ge.
- Ce sera sans doute pour demain matin, dit Lena. L'équipe de jour s'en chargera.
- La fin de la nuit s'annonce calme, dit Ylva. Dors un peu, si tu es fatiguée.
Les nuits étaient longues, parfois. La possibilité de dormir une demi-heure, ou même un quart d'heure, pouvait faire toute la différence. La fatigue aiguÎ disparaissait. Mais Ylva ne dormait jamais. Depuis ses cinquante-cinq ans, elle remar-110
quait que son besoin de sommeil diminuait peu à peu. Elle y voyait un rappel de la brièveté de la vie. Il ne fallait pas la gaspiller en dormant.
Une infirmière passa dans le couloir. Lena buvait du thé. Les deux infirmières du service étaient penchées sur une page de mots croisés. Il était presque minuit vingt.
Déjà le mois d'octobre, pensa Ylva. L'automne s'approfondit. Bientôt l'hiver. Harry sera en congé en décembre. Un mois entier. On va en profiter pour repeindre la cuisine. Elle n'en a pas besoin, mais au moins, Harry aura de quoi s'occuper. Les vacances ne lui valent rien. Il ne tient pas en place quand il est en vacances.
Une patiente sonna. L'une des infirmières se leva et revint après quelques minutes.
- C'était Maria de la 3 qui avait la migraine, dit-elle en reprenant ses mots croisés.
Ylva finit son café. Elle pensait à quelque chose, sans savoir quoi au juste. Puis elle comprit.
L'infirmière qui était passée dans le couloir.
Soudain, elle eut la sensation que quelque chose clochait. Toutes celles qui travaillaient dans le service étaient là, dans l'office. Et elles n'avaient reçu aucun appel des urgences.
Elle secoua la tête. Elle avait d˚ se faire des idées.
En même temps, elle savait que ce n'était pas le cas. Une infirmière qui n'avait rien à faire là était passée dans le couloir.
- C'était qui, tout à l'heure ? demanda-t-elle lentement, Les autres levèrent la tête.
- qui donc ? demanda Lena Sôderstrôm.
- Une infirmière est passée dans le couloir il y a quelques minutes.
Pendant que nous étions toutes ici.
Les autres ne comprenaient toujours pas o˘ elle voulait en venir. Elle ne le comprenait pas elle-même. Une autre patiente sonna. Ylva posa aussitôt sa tasse.
- J'y vais, dit-elle.
C'était la dame de la chambre 2, qui attendait son troisième enfant. Ylva soupçonnait que ce bébé n'était pas vraiment prévu au programme. Elle lui donna quelque chose à boire et ressortit dans le couloir. Elle jeta un regard à gauche et à
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droite. Aucune porte ouverte. Mais une infirmière était passée. Elle n'avait pas rêvé. Le sentiment de malaise la reprit. quelque chose clochait. Elle s'immobilisa et prêta l'oreille. Le son assourdi de la radio lui parvenait de l'office. Elle y retourna et reprit sa tasse au passage.
- Ce n'était rien, dit-elle.
Au même instant, l'infirmière reparut dans le couloir. Cette fois, Lena Sôderstrôm la vit aussi. Tout se passa très vite. Elles entendirent la porte principale du service se refermer.
- qui était-ce ? demanda Lena.
Ylva n'en avait aucune idée. Les deux autres levèrent la tête.
- De qui parlez-vous ?
- L'infirmière qui vient de passer.
Celle qui tenait le crayon et remplissait la grille des mots croisés se mit à rire.
- Mais nous sommes ici, dit-elle. Toutes les deux. Ylva se leva vivement.
Lorsqu'elle ouvrit la porte du
couloir extérieur, qui reliait le service d'obstétrique au reste de l'hôpital, il n'y avait personne. Elle tendit l'oreille. Au loin, elle entendit une porte claquer. Elle revint sur ses pas.
- Personne, dit-elle.
- que vient faire une infirmière d'un autre service chez nous ? demanda Lena. Sans même nous saluer ?
Ylva l'ignorait. En revanche, elle savait maintenant qu'elle n'avait rien inventé.
- Faisons le tour des chambres, dit-elle. Juste pour nous assurer que tout va bien.
Lena lui jeta un regard scrutateur.
- Pourquoi ?
- Pour vérifier. Rien de plus.
Elles se rendirent dans toutes les chambres. Tout paraissait normal. ¿ une heure du matin, une femme se mit à saigner. Le reste de la nuit fut chargé
de travail. ¿ sept heures, après la relève, Ylva Brink rentra chez elle.
Elle habitait une villa, non loin de l'hôpital. Elle repensa à l'infirmière inconnue qu'elle avait entrevue dans le couloir. Soudain, elle eut la certitude que ce n'était pas une infirmière. Même si elle 112
portait l'uniforme. Une infirmière ne serait tout simplement pas entrée ainsi, surtout de nuit, sans les saluer ni leur dire ce qu'elle faisait là.
Ylva Brink réfléchit encore. L'incident la rendait inquiète. La femme devait avoir une raison précise d'être là. Elle était restée dix minutes.
Puis elle avait disparu. Dix minutes. Elle était entrée dans une chambre, elle avait rendu visite à quelqu'un. ¿ qui ? Pourquoi ? Elle s'allongea, essaya de dormir. La pensée de cette femme la tracassait. ¿ onze heures, elle renonça à trouver le sommeil. Elle se leva et se prépara un café en pensant qu'elle devait en parler à quelqu'un. Elle avait un cousin dans la police. Il pourrait lui dire si elle s'inquiétait pour rien. Elle composa le numéro de son domicile, mais le répondeur lui apprit qu'il était de service. Comme le commissariat n'était pas loin, elle décida de faire une promenade. Des nuages s'effilochaient dans le ciel. Elle songea que la police ne recevait peut-être pas de visiteurs le samedi. De plus, elle avait lu dans les journaux l'histoire horrible qui était arrivée près de Lôdinge. Un marchand de voitures assassiné et jeté dans un fossé. La police n'avait peut-être pas de temps à lui consacrer. Même pas son cousin.
Elle s'arrêta à l'accueil et demanda si l'inspecteur Sved-berg était là. On lui répondit qu'il était là. Mais qu'il était très occupé.
- Dites-lui que c'est Ylva. Je suis sa cousine.
quelques instants plus tard, Svedberg vint la chercher. Comme il avait l'esprit de famille et qu'il l'aimait bien, il ne pouvait pas lui refuser quelques minutes de conversation. Il alla chercher du café, et ils s'installèrent dans son bureau. Elle lui relata l'incident de la nuit.
Svedberg convint que c'était étrange. Mais ça ne méritait sans doute pas qu'on s'y attarde. Elle se laissa contenter par cette réponse. Les trois jours suivants, elle était de congé, et elle oublia bientôt l'infirmière qui était passée dans le couloir de la maternité dans la nuit du 30
septembre au 1er octobre.
Le vendredi, tard dans la soirée, Wallander réunit ses collaborateurs fatigués pour une nouvelle mise au point. Ils 113
avaient fermé la porte de la salle de réunion à vingt-deux heures ; à
minuit, ils y étaient encore. Wallander commença par leur expliquer en détail qu'ils avaient à présent une deuxième disparition sur les bras.
Martinsson et Ann-Britt Hoglund avaient fait un rapide survol des archives.
Le résultat était jusqu'à présent négatif. Du côté de la police, rien n'indiquait pour l'instant l'existence d'un lien éventuel entre Holger Eriksson et Costa Runfeldt. Vanja Andersson n'avait pas le souvenir d'avoir jamais entendu Costa Runfeldt mentionner le nom de Holger Eriksson. La seule chose qu'ils pouvaient faire, conclut Wallander, c'était de continuer à travailler sans parti pris. Costa Runfeldt pouvait réapparaître d'un instant à l'autre et donner une explication raisonnable à sa disparition.
Mais ils ne devaient pas oublier l'existence de certains indices de mauvais augure. Wallander demanda à Ann-Britt Hoglund de prendre la tête des recherches concernant Costa Runfeldt. Cela ne signifiait pas pour autant qu'elle était détachée de l'enquête sur le meurtre de Holger Eriksson.
Wallander, qui préférait en général travailler en équipe réduite pour les investigations difficiles, avait cette fois le sentiment qu'ils auraient peut-être d˚ demander des renforts dès le départ. Il en avait d'ailleurs parlé à Hansson, et ils avaient décidé d'un commun accord de ne pas soulever le sujet avant le début de la semaine suivante. Après tout, il se pouvait qu'ils effectuent une percée plus tôt que prévu.
Assis autour de la table de réunion, ils passaient en revue les résultats obtenus jusque-là par les uns et les autres. Comme toujours, Wallander commença par demander si quelqu'un avait une information décisive à
communiquer au groupe. Son regard alla de l'un à l'autre; ils secouèrent la tête à tour de rôle. Nyberg se moucha sans bruit. Il était à sa place habituelle, tout seul, en bout de table. Wallander lui donna la parole.
- Rien encore, dit Nyberg. Vous avez vu tout ce qu'il y avait à voir. Les planches ont été sciées presque de part en part. Il est tombé et il s'est empalé. Nous n'avons rien trouvé dans le fossé. Nous ne savons pas encore d'o˘ proviennent les tiges de bambou.
- Et la tour ? demanda Wallander.
114
I
- Rien non plus. …videmment, on est loin d'avoir fini. Si tu pouvais nous dire ce qu'on cherche, ça nous faciliterait le travail.
- Je ne sais pas, dit Wallander. Mais celui qui a fait ça devait bien venir de quelque part. Nous avons le sentier qui part de la maison de Holger Eriksson. Tout autour, il y a des champs. Et de l'autre côté de la colline, un bois.
- Il y a un chemin pour les tracteurs entre la colline et le bois, intervint Ann-Britt Hoglund. On a trouvé des traces de pneus. Mais les voisins qu'on a interrogés jusqu'ici n'ont rien remarqué d'anormal.
Svedberg prit la parole.
- Le domaine de Holger Eriksson est très étendu, semble-t-il. J'ai parlé à
un agriculteur du nom de Lundberg. Il a vendu plus de cinquante hectares à
Eriksson il y a dix ans. Comme les terres lui appartiennent, les voisins n'avaient aucune raison de passer par là. «a signifie que peu de gens ont eu l'occasion de voir quelque chose.
- Il nous reste beaucoup de personnes à interroger, dit Martinsson en feuilletant ses papiers. Par ailleurs, j'ai été en contact avec le laboratoire de médecine légale de Lund. Ils pensent pouvoir nous donner des informations lundi matin.
Wallander prit note. Puis il se tourna à nouveau vers Nyberg.
- O˘ on en est, pour la maison d'Eriksson ?
- On ne peut pas tout faire à la fois, répondit Nyberg froidement.
Jusqu'ici, on a préféré rester dans la boue, puisqu'il risque de se remettre à pleuvoir d'un jour à l'autre. Je crois qu'on pourra s'attaquer à
la maison demain matin.
- Très bien, dit Wallander aimablement.
Il n'avait pas la moindre envie de déclencher la colère de Nyberg. «a risquait de provoquer une mauvaise ambiance qui influencerait toute la suite de la réunion. En même temps, cette attitude systématiquement lunatique l'énervait. Il constata aussi que Lisa Holgersson, qui était assise en milieu de table, avait pris note de l'agressivité de Nyberg.
Le compte rendu se poursuivit. Ils en étaient encore aux balbutiements de l'enquête. Wallander s'était souvent fait la réflexion que cette étape ressemblait à un travail de défri-115
chement. Mais ils avançaient avec prudence. Tant qu'ils ne disposaient pas d'une ou de plusieurs pistes sérieuses, tous les détails gardaient une importance égale. Ils n'en étaient pas encore au point o˘ certains commenceraient à paraître moins significatifs que d'autres.
Vers une heure du matin, Wallander constata qu'ils t‚tonnaient. Les entretiens avec Rut Eriksson et Sven Tyrén n'avaient rien donné de neuf.
Holger Eriksson avait passé sa commande de quatre mètres cubes de fioul.
Rien d'inquiétant jusque-là. L'étrange déclaration de cambriolage de l'année précédente restait inexpliquée. Le travail de reconstitution de la vie et de la personnalité de Holger Eriksson avait à peine atteint sa vitesse de croisière. Pour l'instant, ils en étaient aux préliminaires de routine. L'enquête ne vivait pas encore de sa propre vie. Les éléments objectifs dont ils disposaient étaient peu nombreux. Eriksson était sorti de chez lui le mercredi 21 septembre après dix heures du soir, ses jumelles autour du cou. ¿ ce moment-là, le piège mortel était déjà prêt. Il s'était engagé sur la passerelle et il avait trouvé la mort.
Après ce tour de table, Wallander s'essaya à un récapitulatif. Depuis le début de la réunion, il avait le sentiment d'avoir vu quelque chose, sur le lieu du meurtre, qui aurait d˚ retenir son attention. quelque chose qu'il ne parvenait pas à interpréter. La méthode, pensa-t-il. La présence de ces pieux. Un meurtrier choisit délibérément son langage. Pourquoi empaler un être humain ? Pourquoi se donne-t-il cette peine ?
Dans l'immédiat, il préférait cependant garder ses réflexions pour lui.
Elles étaient encore trop confuses pour être présentées au reste de l'équipe. Il se servit un verre d'eau minérale et repoussa les documents entassés devant lui.
- Nous cherchons un point de départ, commença-t-il. Nous sommes en présence d'un meurtre qui ne ressemble à rien de connu. Cela peut donner à penser que le mobile et le meurtrier diffèrent eux aussi de tout ce que nous avons connu jusqu'à présent. D'une certaine manière, cela évoque la situation de cet été. Cette fois-là, nous avons trouvé la solution en refusant de nous laisser aveugler. Cette fois
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encore, nous devons nous garder de tirer des conclusions h‚tives. Puis il s'adressa directement à Lisa Holgersson.
- Il va falloir travailler dur, dit-il. On est déjà samedi. Il n'y a rien à faire. Tout le monde doit continuer pendant le week-end. Nous ne pouvons pas attendre jusqu'à lundi.
Lisa Holgersson hocha la tête. Elle ne fit aucune objection.
La réunion touchait à sa fin. Tous étaient fatigués. Mais Lisa Holgersson s'attarda, ainsi qu'Ann-Britt Hôglund. Ils se retrouvèrent bientôt seuls dans la salle. Wallander pensa que là, pour une fois, les femmes étaient en majorité dans son univers.
- Per ¬keson voudrait te parler, dit Lisa Holgersson. Wallander avait oublié de le rappeler. Il secoua la tête,
plein de reproche envers lui-même.
- Je lui téléphonerai demain, dit-il.
Lisa Holgersson avait enfilé son manteau. Mais elle voulait visiblement ajouter quelque chose.
- Y a-t-il la moindre raison de penser que nous n'avons pas affaire à un dément ? demanda-t-elle. Empaler quelqu'un sur des pieux... Pour moi, c'est le Moyen Age.
- Pas forcément, dit Wallander. On s'est servi de pièges semblables au cours de la Seconde Guerre mondiale. D'ailleurs, la bestialité et la folie ne marchent pas toujours main dans la main.
Lisa Holgersson ne parut pas satisfaite de la réponse. Elle s'appuya au montant de la porte et le dévisagea.
- Je ne suis pas convaincue. Peut-être pourrions-nous faire appel au psychologue qui est venu cet été? D'après ce que tu m'en as dit, il vous a beaucoup aidés.
C'était vrai. Mats Ekholm avait joué un rôle important. Il les avait aidés à construire un profil du meurtrier Mais Wallander estimait qu'il était trop tôt pour faire à nouveau appel à lui. De façon générale, il se méfiait des rapprochements abusifs.
- Peut-être, dit-il sans conviction. Mais attendons un peu. Lisa Holgersson lui jeta un regard aigu.
- Tu n'as pas peur qu'il recommence ? Un nouveau piège hérissé de pieux?
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r
- Non. -GôstaRunfeldt?
Wallander se demanda soudain s'il ne s'était pas exprimé en dépit du bon sens. Mais il secoua de nouveau la tête. Il ne pensait pas que cela se reproduirait. Ou peut-être prenait-il simplement ses désirs pour des réalités?
Il ne savait pas.
- Le meurtre de Holger Eriksson a exigé des préparatifs minutieux, dit-il.
C'est quelque chose qu'on fait une seule fois. qui suppose en plus certaines conditions très particulières. Par exemple, un fossé suffisamment profond. Une passerelle. Et une victime qui sort de chez elle le soir ou à
l'aube pour observer les oiseaux. J'ai bien conscience que c'est moi qui ai fait le rapprochement entre la disparition de Costa Runfeldt et ce qui s'est passé à Lôdinge. Mais c'est avant tout par mesure de sécurité. Si je dois conduire cette enquête, il me faut à la fois une ceinture et des bretelles.
Elle haussa les sourcils. Ann-Britt Hôglund éclata de rire.
- Je crois que je comprends, dit Lisa Holgersson en hochant la tête. Mais pense quand même à Ekholm.
- Compte sur moi, dit Wallander. Tu as peut-être raison. Mais il est encore trop tôt. Le résultat d'une initiative dépend souvent du moment choisi.
Lisa Holgersson hocha à nouveau la tête et boutonna son manteau.
- Vous avez besoin de dormir tous les deux, conclut-elle. Ne restez pas trop longtemps.
- La ceinture et les bretelles..., dit Ann-Britt après son départ. C'est Rydberg qui t'a appris ça?
Wallander ne se vexa pas. Il se contenta de hausser les épaules et commença à rassembler ses papiers.
- Il faut bien inventer quelque chose soi-même de temps en temps. Tu te souviens, quand tu es arrivée à Ystad ? Tu pensais que j'avais beaucoup de choses à t'apprendre. Maintenant tu vois peut-être à quel point tu te trompais ?
Elle s'était assise sur la table et contemplait ses ongles. Wallander pensa qu'elle était p‚le, fatiguée et vraiment pas jolie. Mais compétente. Elle était cet oiseau rare : un policier dévoué. De ce point de vue, ils se ressemblaient. Il
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laissa retomber les papiers sur la table et s'enfonça dans son fauteuil.
- Dis-moi ce que tu vois, dit-il.
- quelque chose qui me fait peur.
- Pourquoi ?
- La brutalité. La préméditation. L'absence de mobile.
- Holger Eriksson était un homme riche. Tout le monde confirme qu'il était dur en affaires. Il pouvait avoir des ennemis.
- «a n'explique pas qu'on ait voulu l'empaler, dit-elle.
- La haine peut rendre aveugle. Tout comme l'envie. Ou la jalousie.
Elle secoua la tête.
- En arrivant là-bas, j'ai eu le sentiment que ce n'était pas juste un vieil homme qui avait été assassiné. Je ne peux pas m'expliquer plus clairement. Mais le sentiment était là. Et il était fort.
Wallander tressaillit malgré la fatigue. Il comprit qu'elle venait de dire quelque chose d'important. qui recoupait de façon confuse les pensées qu'il avait eues lui-même.
- Continue, dit-il simplement. Suis ta pensée !
- Je n'ai pas grand-chose à dire. L'homme était mort. En le voyant, personne ne pourrait plus oublier la manière dont cela s'était passé.
C'était un meurtre. Mais aussi autre chose.
- Chaque meurtrier a son langage, dit Wallander. C'est ce que tu penses?
- Plus ou moins.
- Il a voulu nous dire quelque chose?
- Peut-être.
Un code, pensa Wallander. que nous ne parvenons pas encore à décrypter.
- Tu as peut-être raison, dit-il.
Ils restèrent un instant silencieux. Puis Wallander se leva avec lourdeur et continua de rassembler ses documents. Il découvrit un papier qui ne lui appartenait pas.
- C'est à toi? demanda-t-il. Elle y jeta un regard.
- C'est l'écriture de Svedberg.
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Wallander essaya de déchiffrer les mots griffonnés au crayon. Il était question de la maternité d'Ystad. D'une femme inconnue.
- qu'est-ce que c'est? demanda-t-il. Svedberg va être papa? Il n'est même pas marié, que je sache. Est-ce qu'il a au moins quelqu'un dans sa vie ?
Elle prit le papier et le parcourut avant de le lui rendre.
- quelqu'un a apparemment signalé qu'une femme inconnue se promenait dans les couloirs de la maternité déguisée en infirmière, dit-elle.
Wallander fit une grimace ironique.
- On va s'en occuper dès qu'on aura le temps.
Il faillit jeter le papier à la poubelle, mais se ravisa. Il le donnerait à
Svedberg le lendemain. Ils se séparèrent dans le couloir.
- qui garde tes enfants ? demanda-t-il. Ton mari est à la maison ?
- Il est au Mali.
Wallander ne savait pas o˘ se trouvait le Mali. Mais il ne lui posa pas la question.
Après son départ, Wallander resta seul dans le commissariat désert. Il alla dans son bureau, posa le papier de Svedberg sur la table et prit sa veste.
En partant, il s'arrêta devant le central, o˘ un policier solitaire lisait un journal.
- Personne n'a appelé, à propos de Lodinge ? demanda-t-il.
- Personne.
Wallander sortit et se dirigea vers sa voiture. Le vent soufflait fort. Il n'avait toujours pas appris de quelle manière Ann-Britt Hôglund résolvait ses problèmes de garde d'enfants. Il chercha longtemps dans ses poches avant de trouver les clés de sa voiture. Puis il rentra chez lui. Malgré la fatigue, il resta assis sur le canapé à ruminer les événements de la journée. Il repensait surtout à ce que lui avait dit Ann-Britt Hôglund juste avant qu'ils ne se séparent. que c'était un meurtre. Mais aussi quelque chose d'autre. quelque chose de plus.
Comment un meurtre pouvait-il être plus qu'un meurtre?
Il était presque trois heures du matin lorsqu'il alla enfin 120
se coucher. Avant de s'endormir, il pensa qu'il ne devait pas oublier d'appeler son père et Linda.
Il se réveilla en sursaut à six heures. Il avait fait un rêve. Holger Eriksson était vivant. Il se tenait sur la passerelle au-dessus du fossé.
Wallander s'était réveillé à l'instant o˘ les planches cédaient. Il s'obligea à se lever. La pluie avait repris, au-dehors. Dans la cuisine, il découvrit qu'il n'y avait plus de café. Il finit par trouver quelques cachets d'aspirine et resta longtemps assis à la table, la tête entre les mains.
¿ sept heures et quart, il était de retour au commissariat. Il se servit du café au passage.
En ouvrant la porte de son bureau, il découvrit quelque chose qu'il n'avait pas remarqué la veille au soir. Sur la chaise à côté de la fenêtre, il y avait un paquet. Il se rappela soudain l'avis de passage du facteur qu'il avait ramassé dans l'appartement de Costa Runfeldt. Ebba avait donc fait le nécessaire. Il posa sa veste et commença à ouvrir le colis, en se demandant de façon fugitive s'il en avait le droit. Puis il considéra le contenu en fronçant les sourcils.
La porte de son bureau était restée ouverte. Martinsson passa dans le couloir.
Wallander l'appela. Martinsson apparut dans l'encadrement de la porte.
- Entre, dit Wallander. Jette un coup d'oil à ça.
r
Ils étaient penchés sur le colis de Costa Runfeldt.
Pour Wallander, le contenu se réduisait à une série de fils électriques, de fiches de connexion et de petites boîtes noires dont il ne pouvait déterminer l'usage. Pour Martins-son au contraire, il ne semblait y avoir aucun doute sur ce que Gôsta Runfeldt avait commandé et que la police avait, jusqu'à nouvel ordre, payé.
- C'est du matériel d'écoute sophistiqué, dit-il en examinant l'une des petites boîtes.
Wallander lui jeta un regard sceptique.
- Peut-on vraiment acheter ce genre d'équipement à une boîte de vente par correspondance de Bor‚s ?
- Tu peux tout acheter par correspondance, répliqua Martinsson. Il y en a peut-être encore qui vendent de la camelote. Mais ce que tu vois là, c'est du matériel sérieux. En revanche, je ne sais pas si c'est bien légal. Il va falloir vérifier. L'importation de ces trucs-là est très réglementée.
Ils finirent de vider le carton sur le bureau de Wallander. Il n'y avait pas que du matériel d'écoute. ¿ leur grande surprise, ils trouvèrent aussi un emballage contenant un pinceau aimanté et de la poudre. Cela ne pouvait signifier qu'une chose. Runfeldt avait l'intention de relever des empreintes digitales.
- qu'en penses-tu ? demanda Wallander. Martinsson secoua la tête.
- «a paraît très étrange.
- que peut faire un fleuriste avec du matériel d'écoute? Espionner ses concurrents ?
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- Et le pinceau aimanté... C'est encore plus bizarre. Wallander fronça les sourcils. Il ne comprenait rien. C'était
du matériel co˚teux. Très technique. Wallander se fiait au jugement de Martinsson. L'entreprise de vente par correspondance s'appelait Śecur ª.
- Appelons-les et demandons si Costa Runfeldt leur a acheté autre chose, proposa Wallander.
- ¿ mon avis, ils ne doivent pas s'empresser de livrer des informations sur leurs clients. De plus, on est samedi et il est encore tôt.
- Ils ont un service de commande téléphonique qui fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dit Wallander en indiquant la facture.
- Un répondeur, sans doute. Il m'arrive d'acheter des outils de jardinage par correspondance. Je sais comment ça se passe. Ils n'ont pas de standardiste sur la brèche vingt-quatre heures sur vingt-quatre, si c'est ça que tu crois.
Wallander contemplait l'un des minuscules micros.
- Est-ce que c'est vraiment légal ? Tu as raison, il va falloir vérifier.
-Tu veux une réponse tout de suite? J'ai quelques mémos dans mon bureau qui traitent de la question.
Martinsson disparut et revint quelques instants plus tard avec une liasse de brochures.
- Unité d'information de la direction centrale, annonça-t-il. Ils publient souvent des trucs intéressants.
- Je les lis quand j'en ai le temps, dit Wallander. Mais parfois je me demande s'ils n'en font pas beaucoup trop.
- Ici, nous avons un mémo qui s'intitule ´ …coutes téléphoniques et procédure pénale ª, dit Martinsson en posant un document sur le bureau.
Mais ce n'est peut-être pas ce qui nous intéresse en premier lieu. Par contre, voyons celui-ci : ´ Généralités sur le matériel d'écoute ª.
Martinsson le feuilleta, trouva le paragraphe qu'il cherchait et le lut à
haute voix.
- ´ La loi suédoise interdit la détention, la vente et l'importation de matériel d'écoute. ª «a impliquerait logiquement qu'il soit aussi interdit d'en fabriquer.
- «a signifie que nous allons demander à nos collègues 124
de Bor‚s de s'occuper de cette entreprise. Pour vente illégale. Et importation illégale.
- Les entreprises de vente par correspondance sont très sérieuses en général, dit Martinsson. Je soupçonne que la profession ne demande qu'à se débarrasser des brebis galeuses.
- Appelle Bor‚s, dit Wallander. Le plus vite possible.
Il repensait à sa visite à l'appartement de Costa Runfeldt. Il n'avait pas remarqué de matériel de ce type lorsqu'il avait fouillé les tiroirs du bureau et les armoires.
- Je crois que nous allons demander à Nyberg d'y jeter un coup d'oil, dit-il. Rien d'autre dans l'immédiat. Mais ça nie paraît étrange.
Martinsson était d'accord. Lui non plus ne comprenait pas ce qu'un passionné d'orchidées pouvait faire avec du matériel d'écoute. Wallander rangea à nouveau l'équipement dans sa boîte.
- Je vais faire un tour à Lôdinge, dit-il.
- Moi, j'ai retrouvé quelqu'un qui a travaillé comme vendeur pour le compte de Holger Eriksson pendant plus de vingt ans. Je dois le rencontrer dans une demi-heure, à Svarte. Il devrait pouvoir nous donner une idée du monsieur.
Ils se séparèrent à l'accueil. Wallander portait le carton de Runfeldt sous le bras. Il s'arrêta pour parler à Ebba.
- qu'a dit mon père ? s'enquit-il.
- Il m'a chargée de te dire que, naturellement, tu ne devais l'appeler que si tu en avais le temps.
Wallander se méfia aussitôt.
- Il avait un ton ironique ? Ebba le considéra gravement.
- Ton père est un homme très aimable, dit-elle. Il a le plus grand respect pour ton travail.
Wallander, qui savait que la vérité était tout autre, se contenta de secouer la tête. Ebba indiqua le carton.
- J'ai payé ça de ma poche, dit-elle. Il n'y a plus de caisse commune dans les commissariats de nos jours.
- Dépose la facture sur mon bureau. Est-ce que ça va si on te rembourse lundi ?
Ebba accepta. Wallander quitta le commissariat. Il avait 125
cessé de pleuvoir et le ciel commençait à s'éclaircÔr. On s'acheminait vers une belle journée d'automne. Wallander ouvrit la portière de sa voiture et posa le carton sur la banquette arrière. Il quitta Ystad. Le paysage était moins oppressant sous le soleil. L'espace d'un instant, il se sentit aussi un peu moins inquiet. Le meurtre de Holger Eriksson ressemblait à un cauchemar. Mais il pouvait peut-être malgré tout s'expliquer de manière plus ou moins sensée. La disparition simultanée de Gôsta Runfeldt ne signifiait pas nécessairement qu'il s'était passé quelque chose de grave.
Même s'il ne comprenait pas du tout la raison pour laquelle Runfeldt avait commandé du matériel d'écoute, ce détail pouvait aussi, paradoxalement, indiquer qu'il était encore en vie. Wallander avait pensé, de façon fugitive, que Runfeldt s'était peut-être suicidé. Mais il avait repoussé
cette idée. La joie évoquée par Vanja Andersson n'annonçait pas vraiment une disparition dramatique suivie d'un suicide. Le paysage d'automne autour de lui était lumineux, limpide. Il se dit qu'il avait parfois un peu trop tendance à se laisser aller à ses démons.
Il bifurqua vers la ferme de Holger Eriksson et se gara au bord du chemin.
Un homme - Wallander reconnut aussitôt un journaliste du quotidien Arbetet
- vint à sa rencontre. Wallander tenait le carton de Runfeldt sous le bras.
Ils se saluèrent. Le journaliste indiqua le carton d'un signe de tête.
- Tu apportes la solution ?
- Non.
- Sérieusement. Comment ça se passe?
- On a prévu une conférence de presse lundi. D'ici là, nous n'avons pas grand-chose à dire.
- Mais il a été empalé sur des tubes en métal effilés? Wallander le considéra avec surprise.
- qui a dit ça?
- L'un de tes collègues. Wallander avait du mal à le croire.
- Ce doit être un malentendu. Il n'y avait pas de tubes en métal.
- Mais il a été empalé ? -Oui.
- Cela ressemblerait à une chambre de torture enterrée dans un champ de Scanie ?
- Ce ne sont pas mes paroles.
- quelles sont tes paroles?
- Il y aura une conférence de presse lundi Le journaliste insista.
- Tu dois bien pouvoir me donner quelque chose.
- Nous en sommes au début de l'enquête. Nous constatons qu'un meurtre a été
commis. Mais nous n'avons pas de piste.
- Rien du tout?
- Pour l'instant, je préfère ne pas en dire plus.
Le journaliste s'éloigna de mauvaise gr‚ce. Wallander savait qu'il retranscrirait fidèlement ses paroles. C'était l'un des rares à n'avoir jamais déformé ses propos.
Il entra dans la cour aux pavés ronds. Au loin, la b‚che abandonnée battait au vent. Le périmètre de sécurité était encore en place. On distinguait vaguement un policier au pied de la tour. Wallander songea qu'il n'y avait plus de raison de maintenir cette surveillance. Au moment o˘ il arrivait devant la maison, la porte s'ouvrit. C'était Nyberg, chaussé de caoutchoucs.
- Je t'ai vu arriver par la fenêtre, expliqua-t-il. Wallander constata aussitôt que Nyberg était de bonne
humeur. C'était de bon augure pour le travail de la journée.
- Je t'apporte une boîte, dit Wallander en entrant. Je veux que tu y jettes un coup d'oil.
- «a a un rapport avec Holger Eriksson?
- Avec Gôsta Runfeldt. Le fleuriste.
Wallander posa le carton sur le bureau. Nyberg repoussa le poème pour faire de la place et déballa le contenu du carton. Son premier commentaire fut le même que celui de Martinsson. C'était bel et bien du matériel d'écoute. De très bonne qualité. Nyberg mit ses lunettes et chercha le nom du pays d'origine.
- Singapour, annonça-t-il après quelques instants. Mais le matériel a sans doute été fabriqué ailleurs.
-O˘?
- Aux …tats-Unis ou en IsraÎl.
126
127
- Pourquoi c'est marqué Singapour, alors?
- Certains fabricants adoptent un profil bas. Ceux qui sont impliqués dans l'industrie de l'armement en particulier. Ils ne dévoilent aucun secret, à
moins d'y être forcés. Les composants techniques sont fabriqués à
différents endroits dans le monde. L'assemblage se fait ailleurs. Le cachet d'origine peut être le fait d'un autre pays encore.
Wallander indiqua le matériel.
- que peut-on faire avec ça?
- On peut mettre un appartement sur écoute. Ou une voiture.
Wallander secoua la tête, découragé.
- Costa Runfeldt est fleuriste, dit-il. ¿ quoi ça peut bien lui servir?
- Retrouve-le et pose-lui la question, répliqua Nyberg. Ils rangèrent à
nouveau le matériel dans la boîte. Nyberg
se moucha. Wallander remarqua qu'il était sérieusement enrhumé.
- N'en fais pas trop, dit-il. Il faut aussi dormir parfois.
- C'est cette saloperie de boue. «a me rend malade de rester sous la pluie.
Je ne comprends pas qu'ils ne soient pas foutus de construire un abri mobile qui fonctionne même en Scanie.
- …cris un article là-dessus dans le journal de la police, proposa Wallander.
- Et quand est-ce que j'aurais le temps de faire ça?
La question resta sans réponse. Ils firent le tour de la maison.
- Je n'ai rien trouvé, dit Nyberg. Du moins pas encore. Mais la maison a beaucoup de recoins.
- Je reste encore un peu. J'ai besoin de jeter un coup d'oeil.
Nyberg retourna auprès de ses techniciens. Wallander s'assit près de la fenêtre. Un rayon de soleil lui caressa la main. Il était encore bronzé.
Son regard fit le tour de la grande pièce. Il pensait au poème. qui écrit des poèmes sur un pivert? Il prit la feuille de papier et relut les vers de Hol-ger Eriksson. Il sentait bien que certaines formules étaient belles.
Pour sa part, il lui était peut-être autrefois arrivé
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d'écrire une ligne ou deux dans les livres de poésie de ses copines d'école. Mais il n'avait jamais lu les poètes. Linda s'était plainte, à
l'occasion, d'avoir grandi dans une maison sans livres. Wallander ne pouvait pas la contredire. Son regard errait dans la pièce. Un marchand de voitures fortuné. qui a près de quatre-vingts ans. qui écrit des poèmes. Et qui s'intéresse aux oiseaux. Au point de sortir de chez lui, tard le soir, pour sentir la présence des volées invisibles. Ou alors avant l'aube. Il laissait errer son regard. Le rayon de soleil réchauffait sa main gauche.
Soudain, il se rappela un détail dans la déclaration de cambriolage qu'ils avaient retrouvée dans les archives. Selon Eriksson, la porte d'entrée a été forcée à l'aide d'un pied-de-biche ou d'un instrument similaire. Selon Eriksson, rien n'a cependant été volé. Il y avait aussi autre chose.
Wallander chercha dans sa mémoire. Puis cela lui revint. On n'avait pas touché au coffre-fort. Il se leva et partit en quête de Nyberg. Il le trouva dans l'une des chambres à coucher. Wallander s'arrêta à la porte.
- As-tu découvert un coffre-fort ? demanda-t-il.
- Non.
- Il doit y en avoir un. Trouvons-le.
Nyberg était agenouillé à côté du lit. Lorsqu'il se releva, Wallander remarqua qu'il portait des protège-genoux.
- Tu en es s˚r? demanda Nyberg. J'aurais d˚ m'en apercevoir.
- Oui, dit Wallander. Il y a un coffre-fort.
Ils fouillèrent systématiquement la maison pendant une demi-heure, sans succès. Ce fut l'un des collaborateurs de Nyberg qui le découvrit enfin, caché derrière la porte d'un four, dans l'office. Le coffre-fort était muré
dans le renfoncement. Il était équipé d'une combinaison à chiffres.
- Je crois savoir o˘ se trouve le code, dit Nyberg. Holger Eriksson avait sans doute un peu peur de perdre la mémoire sur ses vieux jours.
Wallander l'accompagna dans le séjour. Dans l'un des tiroirs du bureau, Nyberg avait découvert une petite boîte contenant une rangée de chiffres notée sur un bout de papier. Ils retournèrent à l'office, essayèrent la combinaison
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et entendirent le déclic caractéristique. Nyberg fit un pas de côté pour laisser Wallander ouvrir le coffre-fort.
Wallander jeta un coup d'oil à l'intérieur. Puis il tressaillit et recula, écrasant au passage le pied de Nyberg.
- qu'y a-t-il ? demanda Nyberg.
Il lui fit signe de regarder par lui-même. Nyberg avança la tête. Lui aussi tressaillit. Mais pas aussi fort que Wallander.
- On dirait une tête humaine, dit Nyberg.
Il se tourna vers l'un de ses assistants, qui avait p‚li en entendant ce commentaire. Nyberg lui demanda d'aller chercher une lampe de poche. Ils attendirent sans bouger. Wallander avait le vertige. Il prit quelques profondes inspirations, pendant que Nyberg le considérait d'un air perplexe. Puis la lampe arriva. Nyberg éclaira l'intérieur du coffre-fort.
C'était bien une tête, dont le cou avait été tranché à mi-hauteur. Les yeux étaient ouverts. Mais ce n'était pas une tête ordinaire. Elle était réduite et desséchée. Ni Nyberg ni Wallander n'auraient pu dire s'il s'agissait d'un singe ou d'un être humain. ¿ part cela, le coffre ne contenait que quelques agendas et un carnet, Ann-Britt Hôglund arriva à ce moment-là.
¿ l'atmosphère tendue qui régnait dans l'office, elle comprit aussitôt qu'il s'était passé quelque chose. Elle resta en retrait, sans poser de questions.
- On fait venir le photographe ? demanda Nyberg.
- Il suffit que tu prennes quelques images, répondit Wallander. Le plus important, c'est de la sortir de là.
Il se tourna vers Ann-Britt Hoglund.
- Il y a une tête là-dedans, dit-il. Une tête humaine réduite. ¿ moins que ce ne soit un singe.
Elle avança et regarda à son tour. Wallander nota qu'elle n'avait pas tressailli. Ils sortirent de l'office pour laisser à Nyberg et à ses collaborateurs la place de travailler. Wallander transpirait.
- Un coffre-fort contenant une tête, dit-elle. Réduite ou non, singe ou non. qu'est-ce que cela veut dire ?
- Holger Eriksson devait être quelqu'un de bien plus complexe que nous ne le pensions.
Ils attendirent que Nyberg et ses assistants aient fini de vider le coffre.
Il était neuf heures du matin. Wallander lui
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raconta ce que Martinsson et lui avaient découvert dans le colis expédié de Bor‚s. Ann-Britt Hoglund examina le contenu de la boîte et demanda ce que cela pouvait bien signifier. Ils décidèrent que quelqu'un devait fouiller l'appartement de Costa Runfeldt de façon plus méthodique que ne l'avait fait Wallander. Le mieux était que Nyberg accepte d'y envoyer un de ses collaborateurs. Ann-Britt Hoglund appela le commissariat et apprit que la police danoise avait donné sa réponse : aucun corps d'homme ne s'était échoué au cours des derniers jours. La police de Malmo n'avait pas davantage signalé de cadavres échoués, pas plus que la Société de sauvetage en mer. ¿ neuf heures et demie, Nyberg leur apporta la tête et les autres objets trouvés dans le coffre-fort. Wallander repoussa l'ode au pic mar.
Nyberg déposa la tête sur la table. Il y avait aussi les agendas, le carnet et une boîte contenant une médaille. Mais la tête monopolisait leur attention. ¿ la lumière du jour, il n'y avait plus de doute. C'était bien une tête humaine. Noire. Peut-être un enfant. Du moins, quelqu'un de jeune.
En l'examinant à la loupe, Nyberg constata que la peau était mangée aux mites. Wallander grimaça de dégo˚t lorsque Nyberg s'approcha pour la renifler.
- qui pourrait nous renseigner sur les têtes réduites ? demanda-t-il.
- Le Musée ethnographique, répliqua Nyberg. qui a d'ailleurs été rebaptisé
´ musée des Peuples ª. La direction centrale a publié une brochure très intéressante. qui indique o˘ l'on peut se procurer des informations sur les sujets les plus étranges.
- Appelons-les, dit Wallander. Ce serait bien si quelqu'un pouvait répondre à nos questions sans attendre jusqu'à lundi.
Nyberg entreprit d'emballer la tête dans un sac en plastique. Wallander et Ann-Britt Hoglund s'assirent et commencèrent à examiner les autres objets.
La médaille qui reposait sur un coussinet de soie était d'origine étrangère. Elle portait une inscription en français, énigmatique pour l'un comme pour l'autre. Inutile d'interroger Nyberg, pensa Wallander. Son anglais était médiocre, son français inexis-131
tant. Ils passèrent aux agendas. Ils dataient du début des années soixante.
Il y avait un nom sur la page de garde : Harald Berggren. Wallander consulta Ann-Britt Hôglund du regard. Elle secoua la tête. Ce nom n'avait pas encore surgi dans le cadre de l'enquête. Les annotations étaient peu nombreuses. quelques indications horaires. Des initiales. ¿ un endroit, les lettres HE. «a, c'était le 10 février 1960. quelque trente ans plus tôt.
Puis Wallander feuilleta le carnet. Celui-là était bien rempli, en revanche. Il s'agissait d'une sorte de journal de bord. La première annotation datait du mois de novembre 1960. La dernière de juillet 1961.
L'écriture était minuscule et presque indéchiffrable. Wallander songea qu'il avait bien entendu oublié sa visite chez l'opticien. Il emprunta une loupe à Nyberg. Feuilleta le carnet en lisant une ligne par-ci par-là.
- Il est question du Congo belge, dit-il. quelqu'un a séjourné là-bas pendant une guerre. En tant que soldat.
- Holger Eriksson ou Harald Berggren ?
- Harald Berggren. On se demande qui c'est, d'ailleurs... Il reposa le cahier. Il se doutait qu'il pouvait avoir de
l'importance et qu'il fallait le lire attentivement. Ils échangèrent un regard. Ils pensaient à la même chose.
- Une tête humaine réduite, dit-il. Et un journal de bord qui traite d'une guerre en Afrique.
- Un fossé hérissé de pieux, ajouta Ann-Britt Hôglund. Le souvenir d'une guerre. Pour moi, les réducteurs de têtes et les gens empalés appartiennent au même univers.
- Pour moi aussi, dit Wallander Je me demande si nous ne tenons pas malgré
tout un début de ciste.
- qui est Harald Berggren ?
- C'est l'une des premières questions auxquelles nous devons tenter de répondre.
Wallander se rappela que Martinsson se trouvait sans doute en ce moment même à Svarte, chez quelqu'un qui avait connu Holger Eriksson pendant de longues années. Il demanda à Ann-Britt Hôglund de le joindre sur son téléphone portable. ¿ partir de maintenant, le nom de Harald Berggren serait recherché dans tous les fichiers. Elle composa le numéro. Attendit.
Secoua la tête.
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- Il l'a débranché, dit-elle. Wallander s'énerva.
- Comment pouvons-nous prétendre mener une enquête si nous nous rendons injoignables ?
Il savait qu'on aurait pu lui retourner le reproche. De toute l'équipe, c'était sans doute lui le plus difficile à joindre. Du moins par périodes.
Mais elle ne fit aucune réflexion.
- Je vais aller le trouver, dit-elle en se levant.
- Harald Berggren. Ce nom est important. «a vaut pour tout le monde.
- Je ferai circuler l'information, répondit-elle.
Après son départ, Wallander alluma la lampe du bureau. Il s'apprêtait à
rouvrir le carnet lorsqu'il aperçut un bout de papier coincé sous la reliure en cuir. Il tira dessus avec précaution et découvrit une photographie. En noir et blanc, tachée et écornée. L'un des coins était carrément arraché. Trois hommes posaient pour un photographe inconnu. Ils étaient jeunes, ils riaient, et ils portaient une sorte d'uniforme.
Wallander se rappela la photo aperçue dans l'appartement de Costa Runfeldt, o˘ on le voyait dans un paysage tropical, entouré d'orchidées géantes. Ici non plus, le paysage n'était pas suédois. Il examina la photographie à la loupe. Le soleil devait être au zénith au moment o˘ elle avait été prise.
Il n'y avait aucune ombre. Les hommes étaient bronzés. Chemises ouvertes, manches retroussées. Des fusils étaient posés à côté d'eux. Ils se tenaient appuyés contre une pierre de forme étrange. Derrière ce rocher, on devinait un paysage ouvert, dépourvu de contours. Du sable ou de la terre battue. Il considéra les visages. Ces hommes pouvaient avoir entre vingt et vingt-cinq ans. Il retourna la photo. Rien. Elle datait à peu près de la même époque que le journal lui-même. Du début des années soixante, à en juger d'après leur coupe de cheveux. Aucun n'avait les cheveux longs. Vu leur ‚ge, on pouvait exclure Holger Eriksson. En 1960, celui-ci avait entre quarante et cinquante ans.
Wallander reposa la photographie et ouvrit l'un des tiroirs du bureau. Il se souvenait d'avoir vu quelques photos d'identité dans une enveloppe. Il les retrouva, et plaça l'une d'elles sur la table. Elle était relativement récente. L'année,
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1989, était inscrite au dos, au crayon. Holger Eriksson à l'‚ge de soixante-treize ans. Il considéra ce visage. Le nez pointu, les lèvres minces. Il essaya de gommer les rides et de voir un visage plus jeune. Puis il revint à la photographie des trois hommes. Il étudia leur physionomie, l'un après l'autre. Celui qui se tenait le plus à gauche offrait une certaine ressemblance avec Holger Eriksson. Wallander se cala dans le fauteuil et ferma les yeux. Holger Eriksson est retrouvé mort dans un fossé. Dans son coffre-fort, nous découvrons une tête humaine réduite, un journal de bord et une photographie. Soudain, Wallander se redressa, les yeux grands ouverts. Le cambriolage signalé par Holger Eriksson l'année précédente. On n'avait pas touché au coffre-fort. Imaginons, pensa Wallander, que la personne qui a commis l'effraction ait eu les mêmes difficultés que nous à trouver le coffre. Supposons que le contenu était le même que maintenant. Et que c'était précisément ce contenu que cherchait le cambrioleur. Il échoue, et ne renouvelle apparemment pas sa tentative. En revanche, Holger Eriksson meurt un an plus tard.
Ce raisonnement présentait une certaine cohérence. Mais un détail le contredisait de façon décisive. ¿ la mort de Holger Eriksson, le coffre serait forcément découvert, tôt ou tard. Ne f˚t-ce que par la ou les personnes chargées d'organiser la succession.
Pourtant, il tenait quelque chose. Une piste.
Il considéra à nouveau la photographie. Les trois hommes souriaient. Un sourire figé depuis trente ans. Il se demanda fugitivement si le photographe pouvait être Holger Eriksson. Mais Holger Eriksson vendait des voitures à Ystad, à Tomelilla et à Sjobo. Il n'avait pas pris part à une lointaine guerre africaine. ¿ moins que... Ils ne connaissaient encore qu'une infime partie de la vie de Holger Eriksson. Wallander considéra pensivement le cahier ouvert devant lui. Il rangea la photographie dans la poche de sa veste, prit le cahier et rejoignit Nyberg, qui se livrait à un examen technique de la salle de bains.
- J'emporte le journal, dit-il. Je laisse les agendas.
- Tu as trouvé quelque chose ? demanda Nyberg.
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- Je crois. Si quelqu'un me cherche, je suis chez moi.
En ressortant dans la cour, il aperçut quelques policiers occupés à
démanteler le périmètre de sécurité autour du fossé. La b‚che avait déjà
disparu.
Une heure plus tard, il était assis à la table de sa cuisine. Lentement, il commença à lire le journal. La première annotation datait du 20 novembre 1960.
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II fallut près de six heures à Wallander pour lire le journal de Harald Berggren jusqu'à la fin. Il avait été interrompu plusieurs fois. Le téléphone n'avait pas cessé de sonner et Ann-Britt Hôglund était passée pour une rapide visite peu après seize heures. Mais Wallander avait fait de son mieux pour écourter les interruptions. Ce journal était une des choses les plus fascinantes, mais aussi les plus effrayantes, qu'il e˚t jamais approchées. Il décrivait quelques années de la vie d'un homme; pour Wallander, c'était comme de pénétrer dans un monde totalement inconnu. Ce Harald Berggren, quel qu'il f˚t, ne pouvait être décrit comme un maître du langage - au contraire, il s'exprimait souvent de manière sentimentale ou avec une hésitation qui frôlait parfois l'impuissance. Mais le contenu, les expériences qu'il racontait possédaient une intensité qui débordait de loin leur habit verbal étriqué. D'un côté, Wallander devinait toute l'importance de ce cahier s'ils voulaient comprendre ce qui était arrivé à Holger Eriksson. D'un autre côté, il percevait sans cesse comme un avertissement intérieur. Ce pouvait aussi être une fausse piste, qui les éloignerait au contraire de la solution. Wallander savait que la plupart des vérités étaient à la fois attendues et inattendues. Il s'agissait juste de trouver les liens et de les interpréter correctement. De plus, une enquête n'était jamais semblable à une autre, du moins pas en profondeur, lorsqu'on commençait à pénétrer sous l'écorce des ressemblances superficielles.
Le carnet de bord de Harald Berggren était un journal de guerre. Au cours de sa lecture, Wallander avait pu identifier les deux autres hommes figurant sur la photo - même s'il
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ne savait toujours pas qui était qui. Sur la photo, Harald Berggren était entouré par un Irlandais, Terry O'Banion, et par un Français du nom de Simon Marchand. Le photographe était un homme de nationalité inconnue qui se faisait appeler Raul. Ensemble, ils avaient participé pendant un an à
une guerre en Afrique. Ils étaient tous mercenaires.
Harald Berggren commence son journal en racontant qu'il a entendu parler, à
Stockholm, d'un café bruxellois o˘ l'on peut nouer des contacts avec le monde obscur des mercenaires. Il note que ces premières informations datent du début de 1958. Il ne dit rien de ce qui le pousse, quelques années plus tard, à se rendre à Bruxelles. Harald Berggren semble surgir de nulle part dans son propre récit. Il n'a pas de passé, pas de parents, pas d'existence propre. Dans le journal, il fait son apparition sur une scène vide. Tout ce qu'on sait, c'est qu'il a vingt-trois ans et qu'il est marqué par la défaite hitlérienne survenue quinze ans plus tôt.
Wallander avait interrompu sa lecture à cet endroit. Harald Berggren utilisait l'adjectif désespéré. Wallander relut plusieurs fois la phrase.
La défaite désespérée imposée à Hitler par la trahison de ses généraux.
Wallander essayait de comprendre. Cet adjectif fournissait une indication décisive à propos de Harald Berggren. Exprimait-il une conviction politique ? Ou bien était-ce le signe de sa confusion d'esprit? Il n'y avait pas d'autres indices permettant de répondre dans un sens ou dans l'autre, car Harald Berggren n'y faisait plus allusion par la suite.
Au mois de juin 1960, il quitte la Suède par le train et s'arrête une journée à Copenhague pour une visite au parc d'attractions de Tivoli. Le soir, il danse avec une femme prénommée Irène. Il note qu'elle est mignonne, mais beaucoup trop grande. Le lendemain, il est à Hambourg. Le jour suivant, le 12 juin 1960, il se retrouve à Bruxelles. Au bout d'un mois, il a atteint son objectif : obtenir un contrat de mercenaire. Il note avec fierté qu'il perçoit maintenant une solde et qu'il va faire la guerre.
Il a visiblement le sentiment de toucher au but de ses rêves. Tout cela est raconté de façon rétrospective, plusieurs mois plus tard, le 20 novembre 1960. Dans cette première entrée du journal, qui est aussi la plus I
longue, il donne un résumé des événements qui l'ont conduit jusqu'à cette date. Il se trouve alors en Afrique. Il précise le nom de l'endroit : Omerutu.
En lisant ce nom, Wallander se leva et alla chercher son vieil atlas scolaire, rangé au fond d'un carton dans l'armoire de la chambre. Bien entendu, il ne trouva aucune trace d'Omerutu. Il laissa cependant l'atlas ouvert sur la table de la cuisine. Il reprit sa lecture.
Harald Berggren est enrôlé en compagnie de Terry O'Ba-nion et de Simon Marchand dans une unité de combat constituée exclusivement de mercenaires.
Leur chef, dont il ne dit presque rien tout au long du journal, est un Canadien qu'il ne désigne jamais que sous le nom de Sam. Harald Berggren ne semble pas non plus s'intéresser à l'enjeu de cette guerre.
Wallander avait lui-même une représentation vague du conflit déchirant ce pays qu'on appelait à l'époque, y compris dans son vieil atlas, le Congo belge.
Harald Berggren ne semble éprouver nul besoin de justifier sa présence en tant que soldat étranger. Il dit simplement qu'ils se battent pour la liberté. Mais laquelle? Ce n'est jamais explicité. Il note à plusieurs reprises, entre autres le 11 décembre 1960 et le 19 janvier 1961, qu'il n'hésiterait pas à se servir de son arme s'il se retrouvait en situation de combat face à des soldats suédois de l'ONU. Par ailleurs, il consigne soigneusement le moment o˘ il touche sa solde. Le dernier jour de chaque mois est consacré à une comptabilité miniature. Combien il a gagné, combien il a dépensé, combien il a économisé. Il note aussi avec satisfaction ses actes de pillage. Dans un passage fort désagréable, les mercenaires parviennent à une plantation abandonnée et incendiée. Il décrit les cadavres décomposés couverts de mouches. Le propriétaire et sa femme, deux Belges, sont allongés, morts, dans leur lit. Ils ont les bras et les jambes arrachés. La puanteur est insoutenable. Mais les mercenaires fouillent la maison et découvrent des diamants et des bijoux en or qu'un joaillier libanais évaluera à plus de vingt mille couronnes. Harald Berggren note alors que la guerre se justifie par sa rentabilité. Il ajoute une réflexion 138
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personnelle qui n'a pas d'équivalent dans le journal : il se demande s'il aurait pu atteindre le même niveau de prospérité s'il était resté en Suède et avait gagné sa vie comme mécanicien. Il répond par la négative. Non, décidément, il ne s'en serait jamais aussi bien sorti. Il continue de mener sa guerre avec beaucoup d'enthousiasme.
¿ part son obsession de gagner de l'argent et de tenir ses comptes, Harald Berggren est aussi très scrupuleux sur un autre point.
Il tue des gens, dans sa guerre africaine. Il précise la date, l'heure et le nombre. Lorsqu'il en a la possibilité, il s'approche de ceux qu'il vient de tuer. Il note s'il s'agit d'un homme, d'une femme ou d'un enfant. Il constate froidement à quel endroit ses balles ont touché les victimes.
Wallander lisait ces passages, qui revenaient régulièrement, avec un sentiment de malaise et de colère croissant. Harald Berggren n'a rien à
faire dans cette guerre. Il touche un salaire pour tuer. Il ne dit jamais qui le paie. Et ceux qu'il tue sont rarement des soldats, rarement des hommes en uniforme. Le groupe dont il fait partie constitue un escadron de la mort, qui se livre à des exactions contre différents villages soi-disant opposés à cette liberté qu'eux-mêmes, les mercenaires, prétendent défendre.
Ils massacrent, pillent, et se retirent ensuite. Ils sont tous européens, et ne considèrent visiblement pas ceux qu'ils tuent comme des êtres humains d'une dignité égale à la leur. Harald Berggren ne fait pas mystère du mépris que lui inspirent les Noirs. Il note avec satisfaction qu'ils s'enfuient comme des chèvres effarées à notre approche. Mais nos balles sont plus rapides que leurs bonds et leurs cabrioles.
En lisant ces lignes, Wallander avait failli jeter le cahier contre le mur.
Mais il s'obligea à poursuivre, après avoir fait une pause pour baigner ses yeux gonflés. Il regrettait plus que jamais de n'être pas allé chez l'opticien.
¿ supposer qu'il dise la vérité, Harald Berggren tue en moyenne dix personnes par mois. Au bout de sept mois de guerre, il tombe malade. Il est évacué en avion vers un hôpital de Léopoldville. Il a attrapé une dysenterie amibienne et apparemment, il est au plus mal pendant plusieurs semaines.
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Les notations dans le journal cessent alors. Mais au moment de son admission à l'hôpital, il a déjà tué plus de cinquante personnes au cours de cette guerre à laquelle il participe au lieu de travailler comme mécanicien en Suède. Une fois guéri, il retourne auprès de sa compagnie. Un mois plus tard, ils sont à Omerutu. Ils posent devant un rocher, qui n'est pas un rocher mais une termitière, et l'inconnu Raul prend la photo de Berggren entouré de Terry O'Banion et de Simon Marchand.
Wallander se leva et s'approcha de la fenêtre pour examiner la photo à la lumière du jour. Il n'avait jamais vu de termitière en vrai. Mais le journal faisait manifestement référence à l'image qu'il tenait entre les mains. Il retourna à sa lecture.
Trois semaines plus tard, ils sont victimes d'une embuscade et Terry O'Banion est tué. Ils sont contraints de battre en retraite. Celle-ci se transforme en fuite désordonnée. Wallander essaya de repérer la peur chez Harald Berggren. Il était persuadé qu'elle existait. Mais Berggren la dissimule. Il note seulement qu'ils enterrent les morts dans le bush, en marquant l'emplacement des tombes de simples croix en bois. La guerre continue. Un jour, il s'exerce au tir en prenant pour cible un troupeau de singes. ¿ une autre occasion, il ramasse des oufs de crocodile au bord d'un fleuve. Ses économies s'élèvent à présent à près de trente mille couronnes.
La fin arrive brutalement, au cours de l'été 1961. Le journal s'interrompt du jour au lendemain.
Wallander songea qu'il avait d˚ en être de même pour Harald Berggren - il devait penser que cette étrange guerre dans la jungle durerait éternellement. Dans ses dernières notes, il raconte le départ précipité, de nuit, tous feux éteints, à bord d'un avion de transport dont le moteur commence à faire des siennes peu après le décollage de la piste qu'ils ont eux-mêmes dégagée, dans le bush. Il ne précise même pas leur destination -
comme s'il en avait assez, ou qu'il n'avait plus rien à dire. Harald Berggren s'éloigne dans la nuit africaine, le bruit du moteur s'estompe, il n'est plus là.
141
Il était cinq heures de l'après-midi. Wallander s'étira et sortit sur le balcon. De gros nuages arrivaient de la mer. La pluie n'allait pas tarder.
Il songeait à ce qu'il venait de lire Pourquoi ce journal se trouvait-il dans le coffre de Holger Eriksson en compagnie d'une tête réduite ?
¿ supposer qu'il f˚t encore en vie, Harald Berggren devait avoir un peu plus de cinquante ans. Wallander s'aperçut qu'il frissonnait. Il retourna à
l'intérieur et ferma la porte du balcon. Il s'assit sur le canapé. Il avait mal aux yeux. Pour qui Harald Berggren avait-il tenu ce journal? Lui-même ou quelqu'un
d'autre?
De plus, il manquait quelque chose. Wallander ne savait pas encore quoi. Un jeune homme tient le journal d'une guerre lointaine en Afrique. Souvent, il décrit les faits en détail, même si son champ d'observation est limité.
Mais il manquait toujours quelque chose. Wallander n'était pas parvenu à
lire entre les lignes.
La deuxième fois qu'Ann-Britt Hoglund sonna à la porte, il comprit enfin.
En l'apercevant, il se rendit compte de ce qui manquait dans le journal de Harald Berggren. Son monde était entièrement dominé par les hommes. Les femmes qu'il évoquait étaient mortes, ou alors occupées à s'enfuir en bondissant. En dehors d'Irène, rencontrée au parc de Tivoli de Copenhague -
celle qui était mignonne, mais beaucoup trop grande -, il n'y a aucune femme. Il raconte des permissions dans différentes villes du Congo, ses beuveries et ses bagarres. Mais il n'y a jamais de femme. Seulement Irène.
Wallander ne put s'empêcher de penser que c'était important. Harald Berggren est un jeune homme lorsqu'il part pour l'Afrique. La guerre est une aventure. Dans l'univers d'un jeune homme, les femmes représentent un élément important de l'aventure.
Il commençait à s'interroger. Mais il préférait garder ses pensées pour lui jusqu'à nouvel ordre.
Ann-Brit* Hoglund venait lui apprendre qu'elle avait fouillé l'appartement de Costa Runfeldt en compagnie de l'un des technicien*1 de Nyberg. Le résultat était négatif. Ils n'avaient rien trouvé qui puisse expliquer pourquoi il avait acheté du matériel d'écoute 142
- Le monde de Costa Runfeldt est rempli d'orchidées, dit-elle. Il me fait l'impression d'un veuf aimable et passionné.
- Sa femme se serait noyée, dit Wallander.
- Elle était très belle, répliqua Ann-Britt Hoglund. J'ai vu leur photo de mariage.
- Nous devrions peut-être chercher à savoir ce qui lui est arrivé. Un de ces jours.
- Martinsson et Svedberg s'occupent de contacter ses enfants, dit-elle.
Mais je me demande si nous ne devrions pas commencer à prendre cette disparition au sérieux.
Wallander avait déjà eu Martinsson au téléphone. Celui-ci avait parlé à la fille de Costa Runfeldt. Elle n'imaginait pas une seule seconde que son père ait pu disparaître volontairement. Elle était très inquiète. Elle savait qu'il devait partir pour Nairobi et, jusqu'à l'appel de Martinsson, elle avait cru
qu'il était là-bas.
Wallander était du même avis : désormais, la disparition de Costa Runfeldt constituait une priorité aux yeux de la
police. - Il y a trop de choses qui clochent, dit-il. Svedberg devait me rappeler dès qu'il aurait parlé au fils, qui se - trouve apparemment quelque part dans le Hàlsingland, dans une maison de campagne o˘ il n'y a pas le téléphone.
Ils convinrent de réunir le groupe d'enquête le lendemain dimanche, en début d'après-midi. Ann-Britt Hoglund se chargerait de prévenir les autres.
Puis Wallander lui décrivit le contenu du journal de Harald Berggren. Il prit son temps, en essayant de n'omettre aucun détail. C'était aussi une façon pour lui de résumer ses impressions.
- Harald Berggren, dit-elle pensivement lorsqu'il eut fini. Est-ce que ce pourrait être lui ?
- En tout cas, il lui est déjà arrivé de commettre des atrocités, régulièrement et moyennant finances. Son journal est assez terrifiant, il faut bien le dire. Peut-être vit-il aujourd'hui dans la peur que le contenu en soit dévoilé?
- Autrement dit, il faut le retrouver. De toute urgence. Mais comment?
Wallander hocha la tête.
143
- Le journal se trouvait dans le coffre d'Eriksson. Jusqu'à présent, c'est notre piste la plus sérieuse. Même si nous devons continuer à tout explorer, sans a priori.
- Tu sais bien que c'est impossible. quand nous trouvons une piste, ça crée forcément un a priori.
- C'était surtout un rappel, répondit Wallander de façon évasive. Du fait que nous pouvons nous tromper.
Elle était sur le point de partir lorsque le téléphone sonna. C'était Svedberg, qui avait réussi à joindre le fils de Costa Runfeldt.
- Il est bouleversé, dit Svedberg. Il voulait prendre le premier avion.
- quand a-t-il parlé à son père pour la dernière fois ?
- quelques jours avant son départ pour Nairobi. Son départ prévu, plutôt.
Il n'a rien remarqué d'inhabituel à ce moment-là. D'après lui, son père était toujours heureux de partir en voyage.
Wallander acquiesça.
Il tendit l'écouteur à Ann-Britt Hôglund, qui informa Svedberg de l'heure prévue pour la réunion du lendemain. Elle avait déjà raccroché lorsque Wallander se rappela qu'il avait en sa possession un papier appartenant à
Svedberg. ¿ propos d'une femme qui avait eu un comportement bizarre à la maternité d'Ystad.
Ann-Britt partit pour retrouver ses enfants. Lorsqu'il fut à nouveau seul, Wallander appela son père. Ils décidèrent qu'il passerait le voir tôt le lendemain matin. Son père avait fait développer les photos qu'il avait prises à Rome avec son vieil appareil.
Wallander consacra le reste de la soirée à faire le point sur le meurtre de Holger Eriksson. Parallèlement, il récapitula les éléments de la disparition de Costa Runfeldt. Il était inquiet, agité. Il avait du mal à
se concentrer.
Son pressentiment de se trouver à la périphérie de quelque chose d'énorme ne cessait de croître.
L'inquiétude ne lui laissait pas de répit.
¿ la fin, il constata qu'il était trop épuisé pour réfléchir davantage. Il était vingt et une heures. Il repoussa son bloc-notes et appela Linda. Le téléphone sonna longtemps dans
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le vide. Elle n'était pas chez elle. Il enfila une grosse veste, descendit dans le centre-ville et dîna dans le restaurant chinois qui faisait l'angle de la place. Il y avait encore beaucoup de monde. Il se rappela qu'on était samedi. Il s'autorisa une carafe de vin, qui lui donna tout de suite la migraine. Lorsqu'il ressortit dans la rue, il pleuvait.
Au cours de la nuit, il rêva du journal de Harald Berggren. Il était debout dans le noir, il faisait très chaud, et quelque part dans cette obscurité, Harald Berggren le visait avec une arme.
Il se réveilla de bonne heure.
La pluie avait cessé et le ciel était à nouveau dégagé.
¿ sept heures et quart, il prit sa voiture et partit chez son père, à
Lôderup. Les contours du paysage se découpaient avec acuité dans la lumière matinale. Wallander décida de convaincre son père et Gertrud de faire une promenade avec lui sur la plage. Bientôt, il ferait trop froid.
Il repensait avec malaise au rêve de la nuit. Tout en conduisant, il songea aussi qu'ils devaient profiter de la réunion de l'après-midi pour dresser une liste des priorités. Il était urgent de localiser Harald Berggren.
Surtout s'il s'avérait que cette piste ne menait nulle part.
Lorsqu'il entra dans la cour, son père se tenait déjà sur le perron pour l'accueillir. Ils ne s'étaient pas revus depuis le voyage à Rome. Ils allèrent à la cuisine o˘ Gertrud avait préparé le petit déjeuner. Ensemble, ils regardèrent les photos prises par son père. Beaucoup d'entre elles étaient floues. Le sujet avait parfois tendance à déborder du cadre. Mais comme son père paraissait à la fois satisfait et fier, Wallander se contenta de hocher la tête avec admiration.
Une image se distinguait des autres. Elle avait été prise par un serveur, au cours de leur dernière soirée à Rome. Ils venaient de dîner, on apercevait une bouteille de vin à moitié vide sur la nappe blanche.
Wallander et son père s'étaient rapprochés l'un de l'autre et souriaient au photographe.
Un court instant, Wallander revit la photo p‚lie du journal de Harald Berggren. Mais il repoussa cette association d'idées. Dans l'immédiat, il voulait se regarder, lui, avec son
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père. Il constata que la photo confirmait de façon irrévocable ce qu'il avait découvert au cours du voyage.
Ils se ressemblaient, physiquement. Ils se ressemblaient même beaucoup.
- J'aimerais bien en avoir une copie, dit Wallander.
- C'est déjà fait, répondit son père avec satisfaction en lui tendant une enveloppe.
Lorsqu'ils eurent fini de manger, ils se rendirent à l'atelier. Son père était sur le point d'achever un paysage avec un coq de bruyère. Il peignait toujours l'oiseau en dernier.
- Combien de tableaux as-tu peints dans ta vie ? demanda Wallander.
- Tu me poses la même question chaque fois. Comment veux-tu que je le sache ? ¿ quoi ça servirait ? Le principal, c'est qu'ils soient tous pareils. Sans exception.
Wallander avait compris depuis longtemps qu'il n'y avait qu'une seule explication au fait que son père représentait sans cesse le même motif.
C'était sa manière de conjurer tous les changements qui se précipitaient autour de lui. Dans ses toiles, il maîtrisait jusqu'à la trajectoire du soleil. Celui-ci restait immobile, fixe, toujours suspendu à la même hauteur, au-dessus des arbres.
- C'était un beau voyage, dit Wallander en regardant son père mélanger des couleurs.
- Je te l'avais bien dit. Si on n'avait pas fait ce voyage, je serais mort sans avoir vu la chapelle Sixtine.
Wallander se demanda brièvement s'il allait profiter de l'occasion pour l'interroger sur sa promenade nocturne dans les rues de Rome. Puis il y renonça. C'était un secret qui ne concernait personne d'autre que lui.
Il suggéra de prendre la voiture jusqu'à la mer. ¿ sa grande surprise, son père accepta aussitôt. Gertrud préféra rester à la maison. Peu après dix heures, ils prirent la route de Sand-hammaren. Il n'y avait presque pas de vent. Ils laissèrent la voiture à proximité de la plage. Son père s'appuya à son bras pour franchir les dunes. Puis la mer s'étendit devant eux. La grève était presque déserte. Au loin, quelques personnes jouaient avec un chien. Pour le reste, ils étaient seuls.
- C'est beau, commenta son père.
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Wallander l'observait à la dérobée. Le voyage à Rome semblait avoir transformé son humeur de fond en comble. Peut-être même aurait-il un effet positif sur la maladie insidieuse diagnostiquée par les médecins. De toute façon, Wallander savait qu'il ne comprendrait jamais pleinement ce que cette semaine avait signifié pour lui. C'était le voyage de sa vie, et Wallander avait eu le privilège de l'accompagner.
Ils marchaient lentement le long de la grève. Wallander pensa qu'il leur serait peut-être possible à présent d'évoquer le passé. Mais il n'y avait aucune urgence. Soudain, son père s'immobilisa.
- qu'est-ce qu'il y a? demanda Wallander.
- Je ne me sens pas très bien depuis quelques jours. Mais ça va passer.
- Tu veux qu'on rentre ?
- J'ai dit que ça allait passer.
Sa vieille impatience reprenait le dessus. Wallander ne lui posa pas d'autres questions.
Ils se remirent en marche. Un vol d'oiseaux migrateurs passa au-dessus de leurs têtes, vers l'ouest. Ils se promenaient depuis plus de deux heures lorsque son père déclara enfin qu'il était prêt à rentrer. Wallander, qui avait oublié l'heure, comprit qu'il devait se dépêcher s'il ne voulait pas être en retard à la réunion, au commissariat.
Après avoir déposé son père à Loderup, il revint à Ystad avec une sensation de soulagement. Même si son père ne pouvait échapper à la maladie, il était évident que le voyage à Rome avait beaucoup compté pour lui. Peut-être pourraient-ils renouer le contact qui s'était rompu tant d'années plus tôt, le jour o˘ Wallander lui avait annoncé sa décision d'entrer dans la police?
Son père n'avait jamais accepté ce choix. Et il ne lui avait jamais expliqué pourquoi. Sur ie chemin du retour, Wallander songea qu'il allait peut-être enfin obtenir une réponse à cette question qu'il avait passé
beaucoup trop de temps à ruminer, dans sa vie.
¿ quatorze heures trente, ils fermèrent les portes de la salle de réunion.
Lisa Holgersson était présente. En la voyant, Wallander se souvint qu'il n'avait toujours pas
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TPI
appelé Per ¬keson. Par mesure de sécurité, il griffonna un mot dans son bloc.
Puis il leur fit part de la découverte de la tête réduite et du journal de Harald Berggren. Lorsqu'il eut fini, la réaction unanime autour de la table fut que cela ressemblait effectivement à une piste. Ils se répartirent les différentes t‚ches, après quoi Wallander passa à la disparition de Costa Run-feldt.
- ¿ compter de maintenant, dit-il, nous devons partir de l'idée qu'il lui est arrivé quelque chose. Nous ne pouvons exclure l'hypothèse d'un accident ou d'un crime. Naturellement, la possibilité d'une disparition volontaire subsiste toujours. En revanche, je crois que nous pouvons oublier l'existence d'un lien entre Holger Eriksson et Costa Runfeldt. Même chose, là encore : il se peut qu'un tel lien existe. Maic c'est peu vraisemblable.
Rien ne nous porte à le croire.
Wallander voulait conclure la réunion le plus vite possible. On était malgré tout dimanche. Il savait que ses collaborateurs consacraient toute leur énergie à l'enquête en cours - mais aussi que la meilleure façon de travailler consistait parfois à se reposer. Les quelques heures passées chez son père le matin même lui avaient redonné des forces. Lorsqu'il quitta le commissariat, peu après seize heures, il se sentait bien plus reposé que les derniers jours. Son inquiétude s'était, elle aussi, provisoirement atténuée.
S'ils parvenaient à retrouver Harald Berggren, il y avait fort à parier qu'ils trouveraient aussi la solution. Le meurtre était trop étudié pour ne pas être le fait d'un individu très particulier.
Harald Berggren pouvait bien être cet individu.
En rentrant à Mariagatan, Wallander s'arrêta dans un magasin ouvert le dimanche. Il ne put résister à l'impulsion de louer une cassette vidéo.
C'était un classique : quai des brumes. Il l'avait vu au cinéma à Malmô
avec Mona, tout au début de leur mariage. Mais il n'en avait qu'un très vague souvenir.
Il regardait le film lorsque le téléphone sonna. En reconnaissant la voix de Linda, il dit qu'il la rappelait tout de
suite. Il appuya sur ´ pause ª et s'installa à la cuisine. Ils bavardèrent pendant une demi-heure. Pas un seul instant elle ne s'excusa de ne pas l'avoir appelé plus tôt. Il n'aborda pas le sujet. Il savait qu'ils étaient semblables sur ce point. Distraits parfois, mais aussi capables de concentration lorsque les circonstances l'exigeaient. Elle lui dit que tout allait bien, qu'elle travaillait à l'heure du déjeuner dans le restaurant de Kungsholmen et qu'elle se consacrait pour le reste à son école d'art dramatique. Il ne lui demanda pas comment se passaient les cours. Il avait le sentiment qu'elle doutait déjà suffisamment de ses propres capacités.
Juste avant de raccrocher, il lui raconta la matinée sur la plage.
- On dirait que vous avez passé une bonne journée, dit-elle.
- Oui. J'ai l'impression que quelque chose a changé. Après avoir raccroché, Wallander sortit sur le balcon. Il
n'y avait toujours pas de vent. C'était rare, en Scanie.
L'espace d'un instant, il ne ressentit plus la moindre inquiétude. Dans l'immédiat, il allait dormir. Il se remettrait au travail le lendemain matin.
En éteignant la lumière dans la cuisine, il aperçut à nouveau le journal.
O˘ donc Harald Berggren se trouvait-il en cet instant?
148
r
11
Le lundi 3 octobre, Wallander se réveilla avec le sentiment qu'il devait avant toute chose avoir une nouvelle, conversation avec Sven Tyrén. Il n'aurait pu dire si cette certitude lui était venue en rêve. Mais il était s˚r de son fait. Il n'attendit donc pas d'être arrivé au commissariat. Il fit du café, appela les renseignements et obtint le numéro privé de Sven Tyrén. Ce fut sa femme qui décrocha. Son mari était déjà parti au travail.
Elle lui donna le numéro de son téléphone portable. Sven Tyrén répondit dans un grésillement. A l'arrière-plan, Wallander percevait le bruit sourd du moteur du camion-citerne. Il avait deux livraisons à faire avant de se rendre au terminal de Malmô. Wallander lui demanda de passer au commissariat le plus vite possible. Sven Tyrén voulut savoir s'ils avaient retrouvé le meurtrier de Holger Eriksson; Wallander lui expliqua qu'il s'agissait d'un entretien de pure routine, et qu'ils n'en étaient encore qu'au début de l'enquête. Ils retrouveraient sans doute celui qui avait tué
Holger Eriksson. «a pouvait aller vite. Mais ça pouvait aussi prendre du temps. Sven Tyrén promit d'être au commissariat vers neuf heures.
- …vite si possible de stationner devant l'entrée, dit Wallander. «a peut causer des problèmes.
Sven Tyrén marmonna une réponse inaudible.
¿ sept heures et quart, Wallander s'apprêtait à franchir les portes vitrées du commissariat ; mais à la dernière minute, il changea d'idée et bifurqua vers la gauche, o˘ le ministère public disposait d'une entrée séparée.
Celui qu'il souhaitait voir, il le savait, était aussi matinal que lui.
Lorsqu'il frappa à la porte, une voix le pria d'entrer.
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ni
Per ¬keson était assis derrière son bureau toujours aussi encombré. La pièce tout entière n'était qu'un chaos de documents et de dossiers. Mais au-delà de cette apparence trompeuse, Per ¬keson était un procureur extrêmement efficace et ordonné dont Wallander appréciait la collaboration.
Ils se connaissaient depuis longtemps et, au fil des ans, ils avaient développé une relation qui dépassait de loin le cadre strictement professionnel. Il leur arrivait d'échanger des confidences, ou de demander à l'autre une aide ou un conseil. Pourtant, il existait toujours entre eux une frontière invisible qu'ils ne franchissaient pas. Ils ne deviendraient jamais réellement proches. Ils étaient trop différents pour cela. Per
¬keson hocha la tête et sourit en reconnaissant Wallander. Il se leva et débarrassa le fauteuil des visiteurs d'un carton contenant les documents relatifs à une affaire qui devait être jugée le jour même. Wallander s'assit. Per ¬keson demanda à ce qu'on ne lui passe aucun appel téléphonique.
- J'attendais de tes nouvelles, dit-il. Merci pour la carte, au fait.
Wallander se rappela alors qu'il avait envoyé une carte postale de Rome à
Per ¬keson. Du Forum romanum, lui semblait-il.
- C'était un voyage réussi, dit-il. Pour mon père, et aussi pour moi.
- Je ne suis jamais allé à Rome, répliqua Per ¬keson. que dit le proverbe?
qu'il faut voir Rome et mourir? Ou était-ce Naples ?
Wallander secoua la tête. Il n'en savait rien.
- J'espérais un automne tranquille, dit-il. Et puis, à peine rentré je découvre un vieil homme empalé dans un fossé.
Per ¬keson grimaça.
- J'ai vu certaines de vos photographies, dit-il. Et Lisa Holgersson m'a raconté. Vous avez une piste ?
- Peut-être.
Wallander entreprit de lui résumer la découverte du coffre-fort de Holger Eriksson. Per ¬keson, il le savait, respectait ses compétences de policier.
Il lui arrivait très rarement d'être en désaccord avec Wallander dans ses conclusions ou ses méthodes de travail.
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- ¿ première vue, dit Per ¬keson, c'est évidemment de la folie pure d'aller planter des pieux de bambou dans un fossé. D'un autre côté, nous vivons à
une époque o˘ la différence entre folie et normalité devient de plus en plus difficile à discerner.
- quelles nouvelles de l'Ouganda? demanda Wallander.
- Tu veux parler du Soudan, j'imagine.
Wallander savait que Per ¬keson avait sollicité un poste auprès du Haut-Commissariat aux réfugiés de l'ONU. Il voulait quitter Ystad pendant quelque temps. Voir autre chose avant qu'il ne soit trop tard. Per ¬keson avait quelques années de plus que lui. Il avait déjà fêté ses cinquante ans.
- Le Soudan, acquiesça Wallander. Tu en as parlé à ta femme ?
Per ¬keson hocha la tête.
- J'ai pris mon courage à deux mains la semaine dernière. En fait, elle s'est montrée beaucoup plus compréhensive que je ne le pensais. J'ai carrément eu l'impression qu'elle était contente de me voir partir un moment. J'attends toujours leur décision. Mais je serais surpris de ne pas obtenir le poste. Je suis pistonné, comme tu sais.
Per ¬keson possédait une faculté exceptionnelle de se procurer des informations en sous-main. Wallander avait découvert cela au fil des ans.
Il n'avait aucune idée de la manière dont il s'y prenait. Par exemple,
¬keson était toujours au courant de ce qui se discutait dans les différentes commissions du Parlement ou dans les réunions les plus fermées de la direction centrale.
- Si tout se passe bien, je m'envole au Nouvel An, dit-il. Je serai parti au moins deux ans.
- Espérons que nous aurons résolu cette affaire d'ici là. As-tu des directives à me donner ?
- Ce serait plutôt à toi d'exprimer tes souhaits, si tu en as. Wallander réfléchit avant de répondre.
- Pas encore, dit-il enfin. Lisa Holgersson voudrait qu'on fasse de nouveau appel à Mats Ekholm. Tu te souviens de lui? L'enquête de cet été. L'homme aux profils psychologiques, qui traque les malades mentaux en essayant de les
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ranger dans des catégories... Cela dit, je crois qu'il est très compétent.
Per ¬keson se souvenait parfaitement de lui.
- Je crois malgré tout que nous devons attendre, poursuivit Wallander. Je ne suis pas du tout s˚r que nous ayons affaire à un cas psychiatrique.
- Alors nous attendrons, conclut Per ¬keson en se levant. Il indiqua le carton d'un geste.
- J'ai une affaire particulièrement embrouillée aujourd'hui, s'excusa-t-il.
Je dois me préparer.
Wallander se leva pour partir.
- qu'est-ce que tu vas faire exactement, au Soudan? demanda-t-il. Les réfugiés ont-ils vraiment besoin de l'aide de la justice suédoise?
- Les réfugiés ont besoin de toute l'aide qu'ils peuvent obtenir. «a ne vaut pas seulement en Suède.
Per ¬keson raccompagna Wallander jusqu'à la réception.
- J'ai passé quelques jours à Stockholm pendant que tu étais à Rome, dit-il soudain. J'ai rencontré Anette Brolin, tout à fait par hasard. Elle m'a demandé de passer le bonjour à tout le monde. Mais à toi tout particulièrement.
Wallander le considéra d'un air sceptique, mais il ne dit rien. Anette Brolin avait remplacé Per ¬keson pendant une courte période, quelques années plus tôt. Elle avait beau être mariée, Wallander avait risqué une approche qui ne s'était pas trop bien terminée. Il aurait préféré oublier cette histoire.
Il sortit du b‚timent. Le vent soufflait par rafales, sous un ciel gris.
Wallander évalua la température à huit degrés au plus. Il faillit entrer en collision avec Svedberg qui quittait le commissariat. Il se rappela qu'il avait un papier pour lui.
- J'ai empoché une note à toi par erreur, dit-il. Après la réunion de l'autre jour.
Svedberg se gratta le cr‚ne.
- Je n'ai pas remarqué qu'il me manquait quelque chose...
- Une note concernant une femme au comportement étrange. ¿ la maternité.
- Jette-le. C'est juste quelqu'un qui a vu un fantôme.
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- Jette-le toi-même, dit Wallander. Je le mets dans ton bureau.
- Nous continuons à interroger les voisins d'Eriksson, l'informa Svedberg.
Je vais aussi passer un moment avec le facteur.
Wallander hocha la tête. Ils se séparèrent.
Le temps d'arriver à son bureau, il avait déjà oublié le papier de Svedberg. Il prit le journal de Harald Berggren dans la poche intérieure de sa veste et le rangea dans un tiroir. Puis il posa sur la table la photo des trois hommes devant la termitière. Pendant qu'il attendait Sven Tyrén, il parcourut quelques documents que lui avait laissés les autres membres du groupe d'investigation. ¿ neuf heures moins le quart, il alla chercher un café. Il croisa Ann-Britt Hb'glund, qui lui annonça que la disparition de Gôsta Run-feldt était désormais enregistrée et officiellement classée dans les affaires urgentes.
- J'ai parlé à un voisin de Runfeldt, dit-elle. Un professeur de lycée, qui me paraît très fiable. Il affirme avoir entendu Runfeldt dans l'appartement le mardi soir. Et depuis, rien.
- Ce qui indiquerait que c'est bien à ce moment-là qu'il est parti, malgré
tout. Mais pas à Nairobi.
- J'ai demandé à ce voisin s'il avait remarqué quoi que ce soit d'inhabituel dans l'attitude de Runfeldt, dit-elle. Mais il s'agissait apparemment d'un homme réservé, aux habitudes régulières et discrètes.
Poli, mais sans plus. qui recevait rarement des visites. Une seule particularité à signaler : il lui arrivait parfois de rentrer très tard la nuit. Ce professeur occupe l'appartement en dessous de celui de Runfeldt.
Et l'immeuble est mal insonorisé. Je crois qu'on peut lui faire confiance.
Wallander se tenait debout, sa tasse de café à la main, et réfléchissait à
ce qu'elle venait de dire.
- Nous devons comprendre à quoi rime ce matériel d'écoute, dit-il. Ce serait bien si quelqu'un pouvait appeler l'entreprise de vente par correspondance dès aujourd'hui. J'espère d'ailleurs que les collègues de Bor‚s ont été informés. Comment s'appelle-t-elle déjà? Nyberg est au courant.
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Nous devons savoir si Runfeldt leur a déjà acheté des choses. Il a commandé
cet équipement. Il devait bien avoii l'intention de s'en servir.
- Matériel d'écoute, dit-elle. Pinceau aimanté. qui s'inté resse à ça ? qui utilise des trucs pareils ?
- Nous.
- Mais qui d'autre?
Wallander comprit qu'elle avait une idée en tête.
- Le matériel d'écoute peut naturellement servir à des fins indiscrètes.
- Je pensais surtout aux empreintes digitales. Wallander hocha la tête. Il avait compris.
- Un détective privé, dit-il. L'idée m'a traversé l'esprit. Mais Gôsta Runfeldt est un fleuriste qui consacre sa vie aux orchidées.
- Ce n'était qu'une hypothèse, dit-elle. Je vais appeler cette entreprise moi-même.
Wallander retourna dans son bureau. Le téléphone sonna. C'était Ebba. Sven Tyrén attendait à la réception.
- Il n'a pas garé son camion devant la porte ? demanda Wallander. Si c'est le cas, Hansson va devenir fou.
- Je ne vois pas de camion, dit Ebba. Tu viens le chercher ? Au fait, Martinsson voulait te parler.
-O˘ est-il?
- Dans son bureau, j'imagine.
- Demande à Sven Tyrén de patienter quelques minutes pendant que je parle à
Martinsson.
Ce dernier était au téléphone lorsque Wallander entra dans son bureau. Il conclut aussitôt sa conversation. Wallander devina que c'était sa femme, qui appelait Martinsson un nombre incalculable de fois chaque jour.
Personne ne savait de quoi ils parlaient.
- J'ai eu le laboratoire de médecine légale de Lund, dit Martinsson. Ils ont déjà quelques résultats préliminaires à nous communiquer. Le problème est qu'ils ont du mal à déterminer ce qui nous importe le plus.
- L'heure de sa mort? Martinsson acquiesça.
- Aucun des pieux n'a transpercé le cour. Aucune artère 156
n'a été perforée. Cela signifie qu'il a pu rester empalé assez longtemps avant de mourir. La cause immédiate du décès peut être définie comme une noyade.
- qu'est-ce que cela veut dire? demanda Wallander, surpris. Il n'était pas dans l'eau, que je sache ?
- Le médecin à qui j'ai parlé m'a fait part de détails désagréables. Il a dit que les poumons étaient tellement remplis de sang qu'à un moment donné, il n'a plus été capable de respirer. A peu près comme s'il s'était noyé.
- Nous devons savoir à quel moment il est mort, dit Wallander. Rappelle-les. Ils doivent bien pouvoir nous le dire.
- Je te ferai parvenir les documents dès qu'ils arriveront.
- «a, je le croirai quand je les verrai. Avec tout ce qui disparaît dans ce commissariat.
Il n'avait pas dit cela dans l'intention de critiquer Martinsson. Une fois dans le couloir, il comprit que ses paroles avaient pu être mal interprétées. Mais il était trop tard pour y remédier. Il alla à l'accueil chercher Sven Tyrén qui était assis sur une banquette en plastique et regardait fixement le sol. quand il se leva, Wallander constata qu'il était mal rasé et que ses yeux étaient injectés de sang. L'odeur de fioul et d'essence était très forte Ils allèrent dans le bureau de Wallander.
- Pourquoi n'avez-vous pas retrouvé celui qui a tué Holger ? commença Sven Tyrén.
Wallander sentit l'exaspération monter une fois de plus, en face de cet homme.
- Dis-moi qui c'est et je vais aller le chercher personnellement, dit-il.
- Je ne suis pas de la police.
- C'est évident. Si tu l'étais, tu n'aurais pas posé une question aussi stupide.
Wallander leva la main pour couper court aux protestations de Tyrén.
- Dans l'immédiat, c'est moi qui conduis l'interrogatoire, dit-il.
- Je suis soupçonné de quelque chose ?
- Non. Mais c'est moi qui pose les questions. Et tu dois y répondre. Rien d'autre.
'.>
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Sven Tyrén haussa les épaules. Wallander eut soudain le sentiment que l'homme était sur ses gardes, et son attention s'aiguisa aussitôt. Sa première question était la seule qu'il e˚t préparée.
- Harald Berggren, dit-il. «a te dit quelque chose? Sven Tyrén le dévisagea.
- Je ne connais personne de ce nom-là, dit-il. Pourquoi? Je devrais ?
-Tu en es s˚r? -Oui.
- Réfléchis !
- Je n'ai pas besoin de réfléchir. Si j'en suis s˚r, c'est que j'en suis s˚r.
Wallander poussa la photo vers son interlocuteur. Sven Tyrén se pencha pour mieux voir.
- Est-ce que tu reconnais l'un ou l'autre de ces hommes? Regarde bien.
Prends ton temps,
Sven Tyrén prit la photo entre ses doigts huileux. Il la considéra longtemps. Wallander commençait vaguement à espérer, lorsqu'il la reposa sur la table en secouant la tête.
- Je ne les ai jamais vus.
- Tu l'as regardée longtemps. As-tu eu l'impression, à un moment donné, de reconnaître quelqu'un?
- Je croyais que tu m'avais dit de prendre mon temps. C'est qui, ces types ? Et la photo a été prise o˘ ?
- Tu es s˚r de toi ?
- Je ne les ai jamais vus. Wallander comprit qu'il disait la vérité.
- Cette photo représente trois mercenaires, dit-il après un silence. Elle a été prise en Afrique il y a un peu plus de trente ans.
- La Légion étrangère ?
- Pas exactement. Mais presque. Des soldats qui se vendent au plus offrant.
- Il faut bien vivre.
Wallander lui jeta un regard scrutateur. Mais il ne lui demanda pas de s'expliquer sur son commentaire.
- Est-ce que tu aurais entendu parler d'éventuels contacts entre Holger Eriksson et des mercenaires ?
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- Holger Eriksson vendait des voitures. Je croyais que tu l'avais compris.
- Il écrivait aussi des poèmes. Il observait les oiseaux. Wallander ne cherchait pas à dissimuler son irritation.
- As-tu, oui ou non, entendu Holger Eriksson parler de mercenaires ? Ou de guerre en Afrique ?
Sven Tyrén le dévisageait fixement.
- Pourquoi les policiers sont-ils si désagréables ? demanda-t-il.
- Parce qu'on ne s'occupe pas toujours de choses très agréables, répondit Wallander. ¿ partir de maintenant, je veux que tu te contentes de répondre à mes questions. Rien d'autre. Pas de commentaires personnels.
- Et si je refuse ?
Wallander savait qu'il s'apprêtait à commettre une erreur professionnelle.
Mais il s'en fichait. quelque chose, chez cet homme, lui déplaisait souverainement.
- Dans ce cas, je vais te convoquer et t'interroger chaque jour pendant les semaines qui viennent. Et je vais demander un mandat de perquisition
- Ah bon ? Et tu penses trouver quoi, chez moi ?
- Ce n'est pas le propos. Tu as compris, ou je te réexplique?
Wallander savait qu'il risquait gros. L'autre pouvait très bien se rendre compte qu'il bluffait. Mais apparemment, il préféra obéir.
- Holger était un homme pacifique. Même s'il pouvait être dur en affaires.
Il n'a jamais parlé de mercenaires. Mais il aurait très bien pu le faire.
- qu'entends-tu par là? qu'il aurait pu le faire ?
- Les mercenaires se battent contre les révolutionnaires et les communistes, j'imagine? Et Holger était conservateur. C'est le moins qu'on puisse dire.
- Comment cela, conservateur?
- Il trouvait que la société était en pleine décadence. S'il avait pu choisir, on aurait rétabli le fouet et la peine de mort. Celui qui l'a tué
se balancerait au bout d'une corde, à l'heure qu'il est.
- Et il parlait de ces sujets avec toi ?
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- Il en parlait avec tout le monde. Il n'avait pas peur d'exprimer ses opinions.
- Etait-il lié à un mouvement conservateur?
- Comment veux-tu que je le sache ?
- Si tu sais certaines choses, tu en sais peut-être d'autres. Réponds à la question !
- Je ne sais pas.
- Pas de lien avec des néo-nazis ?
- Je ne sais pas.
- …tait-il lui-même nazi?
- Je ne connais pas ces gens-là. Pour lui, la société était en train de dérailler. Il ne faisait pas de différence entre les sociales et les communistes. Le parti libéral, c'était à peu près ce qu'il pouvait tolérer de plus gauchiste.
Wallander évalua brièvement les propos de Tyrén. Cette information approfondissait, et modifiait en même temps, l'image qu'il s'était faite jusque-là de Holger Eriksson. Il s'agissait manifestement d'une personnalité complexe et contradictoire. Poète et ultra-conservateur, ornithologue et défenseur de la peine capitale. Wallander se souvint du poème posé sur la table, o˘ Holger Eriksson pleurait la disparition d'un oiseau du pays. Mais les criminels, eux, méritaient la pendaison.
- A-t-il jamais évoqué devant toi l'existence d'éventuels ennemis ?
- Tu m'as déjà posé cette question.
- Je sais. Mais je te la repose.
- Il n'en a jamais parlé ouvertement. Mais il fermait toutes les portes à
clé, la nuit.
- Pourquoi ?
- Parce qu'il avait des ennemis.
- Mais tu ne sais pas lesquels ?
- Non.
- A-t-il dit pourquoi il avait des ennemis ?
- Il n'a jamais dit qu'il avait des ennemis. C'est moi qui le dis. Combien de fois faut-il que je le répète ?
Wallander leva la main en signe d'avertissement.
- Si ça me chante, je peux te poser la même question tous les jours pendant les cinq années à venir. Pas d'ennemis, donc. Mais il s'enfermait la nuit?
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-Oui.
- Comment le sais-tu ?
- Il me l'a dit, bordel ! Comment je l'aurais su, autrement? J'allais pas chez lui vérifier ses serrures la nuit ! En Suède de nos jours, on ne peut se fier à personne. C'est ce qu'il disait.
Wallander décida d'interrompre l'interrogatoire jusqu'à nouvel ordre. Il le reprendrait en temps utile. Il avait aussi le net sentiment que Tyrén en savait plus qu'il ne voulait l'admettre. Mais il préférait avancer prudemment, avec lui, pour ne pas l'effaroucher. Sinon, il serait très difficile de le faire sortir de ses retranchements.
- Je pense que nous allons en rester là pour l'instant, dit Wallander.
- Pour l'instant? «a veut dire qu'il va falloir que je revienne ? Et quand est-ce que je travaille, moi ?
- On te contactera. Merci d'être venu.
Wallander se leva et lui tendit la main. Ce geste d'amabilité prit Tyrén au dépourvu. Il avait une poignée de main solide, constata Wallander.
- Je crois que tu connais le chemin, dit-il.
Lorsque Tyrén eut disparu, Wallander appela Hansson. Il eut la chance de tomber directement sur lui.
- Sven Tyrén, dit-il. Le livreur de fioul. Impliqué dans des histoires de mauvais traitements, d'après toi. Tu t'en souviens ?
- Je m'en souviens.
- Vois ce que tu peux trouver sur lui.
- C'est urgent?
- Pas plus que le reste. Mais pas moins. Hansson promit de s'en occuper.
Il était dix heures. Wallander alla chercher un café. Puis il rédigea un rapport sur son entrevue avec Sven Tyrén. Lors de la prochaine réunion du groupe d'enquête, ils auraient une discussion de fond à ce sujet. Wallander était persuadé de l'importance de ces nouveaux renseignements concernant Holger Eriksson. Après avoir refermé son bloc, il ! découvrit la note griffonnée au crayon qu'il avait à plusieurs j reprises oublié de rendre à
Svedberg. Il décida de le faire
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immédiatement, avant toute autre chose. Il était déjà dans le couloir lorsqu'il entendit son téléphone sonner. Il hésita un court instant. Puis il revint sur ses pas et prit le combiné. C'était Gertrud. Elle pleurait.
- Il faut que tu viennes, dit-elle entre deux sanglots. Wallander se sentit devenir tout froid.
-qu'y a-t-il?
- Ton père est mort. Il est là-bas, il est tombé au milieu de ses tableaux.
Il était dix heures et quart, le lundi 3 octobre 1994.
T
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Le père de Kurt Wallander fut enterré le 11 octobre dans le nouveau cimetière d'Ystad. C'était une journée de grand vent, avec des averses brutales coupées d'éclaircies. Cela faisait alors une semaine que Wallander avait reçu Tan-nonce de sa mort au téléphone. Mais il avait encore du mal à
saisir ce qui s'était passé. L'incrédulité avait pris le dessus aussitôt, dès l'instant o˘ il avait raccroché. que son père puisse mourir - c'était une pensée impossible. Pas maintenant, juste après le voyage à Rome. Pas maintenant alors qu'ils venaient de retrouver un peu de la complicité qui s'était perdue tant d'années plus tôt. Wallander avait quitté le commissariat sans adresser la parole à quiconque. Il était persuadé que Gertrud se trompait. Mais en arrivant à Lode-rup et en entrant dans l'atelier o˘ flottait l'odeur familière de térébenthine, il sut qu'elle avait dit vrai. Son père était couché, face contre terre, en travers d'un tableau inachevé. ¿ l'instant de mourir, il avait fermé les yeux et il s'était cramponné au pinceau qui lui servait à mettre de petites taches de blanc dans le plumage de son coq de bruyère. Wallander comprit qu'il était en train d'achever le tableau auquel il travaillait la veille, juste avant leur longue promenade sur la plage de Sandhammaren. Il avait d˚ mourir très vite. Après coup, lorsque Gertrud fut suffisamment calmée pour pouvoir s'exprimer de façon cohérente, elle expliqua à Wallander qu'il avait pris son petit déjeuner comme d'habitude. Tout avait été comme d'habitude. Vers six heures et demie, il était allé à son atelier. Ne le voyant pas revenir à la cuisine pour son café de dix heures, elle était allée le chercher. Il était déjà trop tard.
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Ils avaient attendu l'ambulance. Gertrud s'agrippait à son bras. Wallander se sentait vide intérieurement. Il n'éprouvait aucun chagrin. Il ne sentait rien du tout, sauf, vaguement, que cette mort avait quelque chose d'injuste. Il ne pouvait pas plaindre son père. Mais il pouvait ressentir du chagrin pour lui-même - le seul chagrin possible. Puis l'ambulance était arrivée. Wallander connaissait le chauffeur; il s'appelait Prytz et avait aussitôt saisi qu'il s'agissait de son père.
- Il n'était pas malade, dit Wallander. Hier, on s'est promenés sur la plage. Il se plaignait de nausées. Rien d'autre.
- C'était sans doute une attaque, répondit Prytz, comme s'il comprenait. «a peut se manifester de cette manière.
Ce fut aussi ce que dirent plus tard les médecins à Wallander. Tout était allé très vite. Son père n'avait pas eu le temps de comprendre. Un vaisseau sanguin avait éclaté dans son cerveau et il était mort avant même que sa tête ne heurte la toile inachevée. Pour Gertrud, le chagrin et le choc étaient tempérés de soulagement à la pensée que cela s'était passé très vite. Et qu'il n'aurait pas désormais à subir l'étio-lement progressif, la confusion grandissante de la maladie.
Les pensées de Wallander étaient tout autres. Son père avait été seul à
l'instant de sa mort. Personne ne devait être seul au moment de mourir. Il se sentait coupable de n'avoir pas prêté plus d'attention au malaise déclaré par son père le dimanche précédent. C'était pourtant un possible signe avant-coureur d'attaque cardiaque ou cérébrale. Mais le pire était que cela s'était passé au mauvais moment. Son père avait quatre-vingts ans, mais c'était quand même beaucoup trop tôt. Cela aurait d˚ arriver plus tard. Pas maintenant. Pas ainsi. Wallander avait essayé de secouer son père pour le faire revenir à la vie. Mais il ne pouvait rien. Le coq de bruyère ne serait jamais achevé.
Pourtant, au milieu de ce chaos extérieur et intérieur qu'entraîné toujours la mort, Wallander avait aussi conservé sa faculté d'agir de façon calme et rationnelle. Après que Gertrud fut partie avec l'ambulance, il retourna à
l'atelier. Il resta un instant debout dans le silence et l'odeur de térébenthine. Il pleura à la pensée que son père n'aurait pas voulu 164
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laisser le coq de bruyère inachevé. Comme un geste de reconnaissance de la frontière invisible entre la vie et la mort, Wallander prit le pinceau et ajouta les deux points blancs qui manquaient dans le plumage de l'oiseau.
C'était la première fois de sa vie qu'il touchait un tableau de son père avec un pinceau. Puis il nettoya le pinceau et le rangea au milieu des autres dans un vieux pot à confiture. Il ne comprenait pas ce qui s'était passé. Il n'avait aucune idée de ce que cela allait signifier pour lui-même. Il ne savait même pas comment se comporter dans le deuil.
Il retourna dans la maison et téléphona à Ebba. Elle manifesta de l'émotion et du chagrin, et Wallander eut du mal à poursuivre. Pour finir, il lui demanda simplement de prévenir les autres. Ils devaient continuer comme d'habitude, sans lui. qu'ils se contentent de l'informer au cas o˘ ils feraient une percée décisive. Il ne reviendrait pas travailler ce jour-là.
Il ne savait pas encore ce qu'il ferait le lendemain. Puis il appela sa sour, Kristina, et lui annonça la mort de leur père. Ils restèrent longtemps au téléphone. Wallander eut l'impression qu'elle s'était préparée bien plus que lui à la possibilité de ce décès. Elle s'engagea à essayer de joindre Linda, puisque Wallander ne connaissait pas le numéro du restaurant o˘ elle était serveuse. Puis il appela Mona. Elle travaillait dans un salon de coiffure de Malmô dont il ignorait le nom exact. Mais une opératrice aimable lui vint en aide dès qu'il lui eut expliqué la situation. Il entendit à la voix de Mona qu'elle était surprise de recevoir un appel de lui. Elle avait d˚ penser immédiatement qu'il était arrivé quelque chose à
Linda. quand il lui annonça la nouvelle, il perçut en tout cas chez elle une nuance de soulagement. Cela le choqua. Mais il ne dit rien. Il savait que Mona et son père s'entendaient bien. Mais il était naturel qu'elle s'inquiète pour Linda. Il se rappela le matin o˘ elle l'avait appelé, après le naufrage de YEstonia.
- Je comprends que ce soit difficile, dit-elle. Tu as redouté cet instant toute ta vie.
- Nous avions tant de choses à nous dire, maintenant que nous avions enfin trouvé le moyen de nous parler. Et voilà. C'est trop tard.
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- C'est toujours trop tard, dit-elle.
Elle promit de venir à l'enterrement et de l'aider en cas de besoin. Après avoir raccroché, Wallander resta seul avec un sentiment de vide effrayant.
Il composa le numéro de Baiba à Riga. Elle ne répondit pas. Il essaya plusieurs fois. Mais elle n'était pas chez elle.
Wallander retourna à l'atelier et s'assit sur le vieux traîneau à courses o˘ il avait toujours l'habitude de se poser, une tasse de café à la main.
Il entendit un bruit discret contre la toiture et comprit qu'il s'était remis à pleuvoir. Il constata qu'il était seul avec sa peur de la mort.
L'atelier était déjà transformé en caveau mortuaire. Il se leva vivement et ressortit. Le téléphone sonnait lorsqu'il arriva dans la cuisine. C'était Linda. Elle pleurait. Wallander pleura aussi. Elle voulait venir le plus vite possible. Il lui demanda s'il devait appeler son patron pour lui expliquer, mais Linda lui avait déjà parlé. Elle comptait se rendre à
l'aéroport d'Arlanda et prendre le premier avion. Elle serait là dans l'après-midi. Il promit d'aller la chercher, mais elle lui dit de rester auprès de Gertrud. Elle viendrait à Lôderup par ses propres moyens.
Le soir même, ils étaient rassemblés dans la maison de Lôderup. Wallander remarqua que Gertrud était très calme. Ils commencèrent à évoquer ensemble les détails de l'enterrement. Wallander n'était pas s˚r que son père aurait souhaité la présence d'un pasteur. Mais c'était à Gertrud de décider. Elle était sa veuve.
- Il ne parlait jamais de la mort, dit-elle. Je ne sais pas s'il en avait peur ou non. Il n'a jamais dit non plus o˘ il voulait être enterré. En tout cas, je veux qu'il y ait un pasteur.
Ils tombèrent d'accord : ce serait le nouveau cimetière, à Ystad. Une cérémonie simple. Le défunt n'avait pas beaucoup d'amis. Linda déclara qu'elle voulait lire un poème, Wallander qu'il ne tiendrait pas de discours. Et ils choisirent le psaume qu'ils chanteraient tous ensemble.
Kristina arriva le lendemain. Elle s'installa chez Gertrud, tandis que Linda logeait chez Wallander à Ystad. La mort les rapprocha, au cours de cette semaine. Avec la disparition de leur père, fit remarquer Kristina, c'étaient eux qui se
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retrouvaient désormais en première ligne. Wallander sentait que son angoisse de la mort augmentait sans cesse. Mais il n'en parla à personne.
Ni à Linda, ni à sa sour. Peut-être un jour pourrait-il en parler avec Baiba. Elle avait réagi très chaleureusement, lorsqu'il avait enfin réussi à la joindre. Ils étaient restés près d'une heure au téléphone. Elle lui avait raconté ses propres sentiments à la mort de son père, dix ans plus tôt, et aussi ce qu'elle avait éprouvé lorsque son mari Karlis avait été
assassiné. Wallander s'était senti soulagé après cette conversation. Baiba existait, et elle ne disparaîtrait pas.
Le jour même de l'annonce du décès dans le journal, Sten Widén téléphona à
Wallander de son haras des environs de Skurup. Ils ne s'étaient pas parlé
depuis au moins un an. Ils avaient été très proches autrefois, à l'époque o˘ ils partageaient une passion pour l'opéra et de grands rêves pour l'avenir. Sten Widén avait une belle voix. Wallander serait son imprésario.
Mais tout avait changé le jour o˘ le père de Sten Widén était mort brusquement, l'obligeant à reprendre la ferme et l'entraînement des chevaux. Wallander était entré dans la police et leurs relations s'étaient progressivement distendues. Mais, apprenant la nouvelle, Sten Widén l'avait aussitôt appelé. Après la conversation, Wallander se demanda si Sten avait jamais rencontré son père. De toute manière, il lui était reconnaissant d'avoir téléphoné. quelqu'un, en dehors de la famille proche, ne l'avait pas oublié.
Au milieu de ce chaos, Wallander s'obligeait aussi à rester policier. Dès le lendemain de la mort de son père, le mardi 4 octobre, il retourna au commissariat après une nuit sans sommeil. Linda dormait dans son ancienne chambre. Mona était passée les voir, elle avait même apporté le dîner, dans l'espoir de leur changer les idées, avait-elle dit. Pour la première fois depuis l'éprouvant divorce intervenu cinq ans plus tôt, Wallander eut le sentiment que leur histoire appartenait définitivement au passé, y compris à ses propres yeux. Il l'avait trop longtemps suppliée de revenir, trop longtemps nourri le rêve irréaliste que tout redeviendrait comme avant.
Mais il n'y avait pas de retour possible.
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Et maintenant, c'était Baiba dont il se sentait proche. La mort de son père avait au moins le mérite de lui faire comprendre une fois pour toutes que sa vie d'autrefois avec Mona était vraiment terminée.
Il dormit mal au cours de la semaine précédant l'enterrement. Ce n'était pas difficile à comprendre. Mais ses collègues le trouvèrent pareil à lui-même, comme s'il ne s'était rien passé. Ils avaient exprimé leurs condoléances et il les avait remerciés. Puis il avait enchaîné aussitôt en évoquant l'enquête en cours. Lisa Holgersson le prit à part dans le couloir pour lui proposer quelques jours de congé. Il refusa. La pression du chagrin diminuait malgré tout pendant les heures o˘ il travaillait, même si c'était difficile.
La relative distraction de Wallander n'y était peut-être pour rien mais, de fait, l'enquête avança très lentement au cours de cette semaine. La disparition de Gôsta Runfeldt, qui doublait telle une ombre le meurtre de Holger Eriksson, demeurait inexpliquée. D'un côté, l'homme s'était tout bonnement volatilisé. Aucun membre de l'équipe ne croyait plus à une explication naturelle. D'un autre côté, ils n'avaient rien trouvé qui indiqu‚t un lien entre Holger Eriksson et Gôsta Runfeldt. La seule chose qui paraissait indubitable, concernant Runfeldt, était sa passion pour les orchidées.
- Nous devrions nous intéresser de plus près à la noyade de sa femme, dit Wallander au cours d'une des réunions auxquelles il participa cette semaine-là.
Ann-Britt Hôglund promit de s'en charger.
- L'entreprise de vente par correspondance, poursuivit-il. qu'en est-il ?
que disent les collègues de Bor‚s ?
- Ils s'en sont occupés tout de suite, répondit Svedberg. Ce n'était pas la première fois que cette entreprise se livrait à l'importation illégale de matériel d'écoute. Elle aurait disparu un moment avant de resurgir sous un autre nom, avec une nouvelle adresse. Parfois aussi avec de nouveaux propriétaires. Si j'ai bien compris, ils sont intervenus immédiatement.
Mais nous attendons un rapport écrit.
- Le plus important, pour nous, c'est de savoir si Gôsta Runfeldt leur a déjà acheté du matériel, dit Wallander. Le reste ne nous concerne pas pour l'instant.
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- Leur fichier clients était très incomplet, apparemment. Mais la police de Bor‚s a trouvé du matériel illégal très sophistiqué dans leurs entrepôts.
Si j'ai bien compris, Runfeldt aurait pu être un espion.
Wallander réfléchit un instant à ce que venait de dire Svedberg.
- Pourquoi pas? dit-il ensuite. Nous ne pouvons rien exclure. Il devait bien avoir une raison d'acheter cet équipement.
Ils considéraient donc la disparition de Gôsta Runfeldt avec le plus grand sérieux. Mais en dehors de cela, ils consacraient tous leurs efforts à
traquer celui ou ceux qui avaient assassiné Holger Eriksson. Ils cherchaient Harald Berggren, sans trouver la moindre trace de lui. Le musée de Stockholm avait confirmé que la tête réduite retrouvée dans le coffre de Holger Eriksson provenait selon toute vraisemblance du Congo ou du ZaÔre, et qu'il s'agissait d'une tête humaine. Jusque-là, les éléments concordaient. Mais qui était Harald Berggren? Ils avaient déjà interrogé
plusieurs personnes qui avaient connu Holger Eriksson à différentes époques de sa vie. Personne n'avait entendu parler de Berggren. Et personne n'était au courant d'éventuels contacts entre Holger Eriksson et le monde souterrain o˘ les mercenaires se faufilaient comme des rats farouches et signaient leurs contrats avec différents envoyés du diable. Pour finir, ce fut Wallander qui redonna une impulsion à l'enquête en formulant une idée neuve.
- Il y a beaucoup de détails étranges dans la vie de Holger Eriksson, dit-il. Par exemple, le fait qu'il n'existe aucune femme dans son entourage proche. Absolument aucune, à aucun moment. C'est pourquoi je commence à me demander s'il peut exister un lien homosexuel entre Holger Eriksson et le dénommé Harald Berggren. Dans son journal, il n'y a pas de femmes non plus.
Le silence se fit dans la salle de réunion. Personne ne semblait avoir envisagé cette possibilité.
- Cela paraît un peu étrange que des hommes homosexuels choisissent un métier aussi macho, objecta Ann-Britt Hôglund.
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- Pas du tout, répliqua Wallander. Il n'est pas rare que des homosexuels deviennent soldats. …ventuellement pour dissimuler leur préférence. Ou pour d'autres raisons.
Martinsson examinait la photo des trois hommes devant la termitière.
- Tu as peut-être raison, dit-il. Ces hommes ont quelque chose de féminin.
- quoi donc ? demanda Ann-Britt Hôglund avec curiosité.
- Je ne sais pas. Peut-être leur façon de s'appuyer à la termitière. Les cheveux.
- «a ne sert à rien de jouer aux devinettes, coupa Wallander. C'est juste une possibilité de plus, qu'on peut garder à l'esprit au même titre que les autres.
- En d'autres termes, nous cherchons un mercenaire homosexuel, dit Martinsson d'un air sombre. O˘ trouve-t-on cela?
- Non, justement. Nous ne cherchons rien de tel. Mais nous devons évaluer cette possibilité en fonction des autres données dont nous disposons.
- Parmi les gens que j'ai interrogés, personne n'a fait la moindre allusion au fait que Holger Eriksson ait pu être homosexuel, dit Hansson qui prenait la parole pour la première fois.
- Ce n'est pas un sujet dont on parle ouvertement, répliqua Wallander. Du moins pas chez les hommes de cette génération. ¿ l'époque, on menait la vie dure aux homosexuels dans ce pays.
- Alors tu voudrais qu'on demande aux gens s'ils pensent que Holger Eriksson était homosexuel ? intervint Svedberg qui n'avait pas dit grand-chose, lui non plus, depuis le début de la réunion.
- C'est à vous de choisir votre méthode, dit Wallander. Je ne sais même pas si ça a la moindre pertinence. Mais on ne peut pas exclure cette possibilité.
Ce fut à cet instant que l'enquête entra dans une nouvelle phase -
Wallander s'en rendit compte après coup avec beaucoup de netteté. C'était comme si chacun venait de comprendre qu'il n'y avait rien de simple, ou de facilement accessible, dans le meurtre de Holger Eriksson. Ils avaient 170
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affaire à une ou plusieurs personnes capables d'une préméditation minutieuse, et ils pouvaient dès à présent soupçonner que le mobile du crime était dissimulé dans le passé. Un passé soigneusement protégé des regards. Ils continuèrent leur laborieux travail de fond pour réunir tout ce qu'il était possible de trouver concernant la vie de Holger Eriksson.
Svedberg consacra même quelques nuits à parcourir attentivement les neuf recueils de poèmes publiés par Holger Eriksson. ¿ la fin, il avait cru devenir fou, à force de prendre part aux tourments spirituels qui existaient à l'évidence dans l'univers des oiseaux. Mais il n'avait pas eu le sentiment d'en apprendre plus sur Holger Eriksson. Mar-tinsson emmena sa fille Terese à Falsterbo par un jour de grand vent et passa l'après-midi à
discuter avec les ornithologues amateurs qui contemplaient fixement les nuages gris, la tête renversée en arrière. Le seul bénéfice de cette excursion - en dehors du fait d'avoir pu passer du temps avec sa fille, qui envisageait de devenir membre des ´ Biologistes amateurs ª - fut d'apprendre que de grandes bandes de grives tannées avaient quitté la Suède la nuit du meurtre de Holger Eriksson. Martinsson fit part de cette découverte à Svedberg, qui affirma qu'il n'existait pas un seul poème consacré aux grives tannées dans les neuf recueils.
- En revanche, annonça Svedberg avec hésitation, il y a trois longs poèmes sur la bécasse double. Tu crois qu'il existe des bécasses simples ?
Martinsson n'en savait rien. L'enquête continua.
Le jour de l'enterrement arriva enfin. Ils devaient se retrouver au crématorium. quelques jours plus tôt, Wallan-der avait appris avec surprise que le pasteur serait une femme. De plus, ce n'était pas une inconnue. Il l'avait déjà rencontrée à une occasion mémorable au cours de l'été
précédent. Après coup, il se dit que c'avait été une bonne idée de la choisir, plutôt que quelqu'un d'autre. Elle avait parlé avec simplicité, sans jamais tomber dans le grandiose ou le pathétique. La veille de la cérémonie, elle lui avait téléphoné pour lui demander si son père était croyant. Wallan-der avait répondu par la négative. Et il lui avait parlé de sa peinture. Et de leur voyage à Rome. La cérémonie propre-171
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ment dite s'avéra moins insoutenable qu'il ne le craignait. Le cercueil était en bois foncé, simplement orné de rosés. La personne qui manifesta ses sentiments de la façon la plus ouverte fut Linda. Personne, d'ailleurs, ne mettait en cause la sincérité de son chagrin. C'était elle qui regretterait le plus l'homme qui venait de mourir.
Après la cérémonie, ils partirent pour Lôderup en voiture. Wallander était soulagé d'en avoir fini avec les funérailles. Les réactions viendraient plus tard. Pour l'instant, c'était comme s'il ne comprenait pas encore vraiment ce qui s'était passé. Il pensa qu'il appartenait à une génération très mal préparée à l'éventualité toujours proche de la mort. Son métier faisait qu'il était souvent confronté, concrètement, à des cadavres. Mais en réalité, il le comprenait maintenant, il était aussi peu protégé que quiconque. Il pensa à la conversation qu'il avait eue une semaine plus tôt avec Lisa Holgersson.
Ce soir-là, il resta avec Linda, et ils parlèrent jusqu'à une heure avancée de la nuit. Elle repartirait pour Stockholm le lendemain matin de bonne heure. Avec précaution, Wallander demanda si elle pensait lui rendre visite moins souvent, maintenant que son grand-père n'était plus là. Mais elle promit qu'elle viendrait plus souvent, au contraire. Et Wallander promit à
son tour de ne pas oublier Gertrud.
Au moment de se coucher, il pensa qu'il devait reprendre son travail dès le lendemain. En y consacrant toutes ses forces. Il avait été trop souvent absent pendant une semaine. Il lui fallait prendre de la distance par rapport à la mort de son père pour commencer à comprendre ce qu'elle signifiait. Pour prendre de la distance, il fallait se remettre au travail.
Il n'y avait pas d'autre moyen.
Je n'ai jamais su pourquoi il ne voulait pas que je devienne policier, pensa-t-il avant de s'endormir. Et maintenant c'est trop tard. Je ne le saurai jamais.
S'il existe une vie après la mort, ce dont je doute, mon père et Rydberg pourront se fréquenter maintenant. Même s'ils se sont rarement rencontrés au cours de leur vie, je crois qu'ils auraient beaucoup de choses à se dire.
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Elle avait dressé un emploi du temps minutieux pour les derniers instants de Costa Runfeldt. Il était à présent sj affaibli qu'il ne pourrait lui opposer aucune résistance. Elle l'avait progressivement détruit, en même temps qu'il se détruisait lui-même de l'intérieur. Le ver caché dans la fleur présage la mort de la fleur, pensa-t-elle en ouvrant les portes de la maison de Vollsjô. Elle avait noté dans son emploi du temps qu'elle arriverait à seize heures. Elle avait trois minutes d'avance. Elle allait attendre la tombée de la nuit. Alors, elle le tirerait du four. Par mesure de sécurité, elle avait l'intention de lui passer des menottes. Et de le b
‚illonner. Mais pas de bandeau. Même s'il aurait du mal à s'habituer à la lumière après tous ces jours passés dans le noir, au bout de quelques heures il recommencerait à voir. Elle voulait qu'il la voie vraiment.
Alors, elle lui montrerait les photos. Les images qui lui feraient comprendre ce qu'il lui arrivait. Et pour quelles raisons.