Un court instant, il fut sur le point de tout laisser tomber et de prendre la fuite. Il pouvait très bien retourner en Sca-nie et charger quelqu'un d'autre de téléphoner à ce Johan Ekberg. Ou le faire lui-même. S'il quittait G‚vle tout de suite, il pourrait prendre un avion plus tôt que prévu et revenir plus vite à Ystad.
Bien entendu, il n'en fit rien. Wallander n'avait jamais réussi à amadouer le comptable intérieur qui veillait à ce qu'il s'acquitte de ses devoirs.
Il ne voyageait pas aux frais des contribuables pour rester dans une voiture à regarder tomber la pluie. Il descendit et traversa la rue.
Johan Ekberg habitait au dernier étage. Il n'y avait pas d'ascenseur. Un air d'accordéon s'échappait de l'un des appartements. quelqu'un chantait.
Wallander s'immobilisa dans l'escalier et prêta l'oreille. C'était un schottis. Il sourit
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pour lui-même. Celui qui joue de l'accordéon ne s'use pas les yeux à
regarder la pluie triste, pensa-t-il.
La porte de Johan Ekberg était équipée de serrures supplémentaires et de montants renforcés. Wallander sonna. D'instinct, il devinait qu'on l'observait par le judas. Il sonna à nouveau, comme pour signifier qu'il n'avait pas l'intention de renoncer. La porte s'ouvrit. La chaîne de sécurité était mise. Le vestibule était plongé dans l'ombre. L'homme qu'il entrevit était très grand.
- Je cherche Johan Ekberg, dit Wallander. Je suis de la brigade criminelle d'Ystad. J'ai besoin de vous parler, si c'est vous qui êtes Ekberg. Vous n'êtes soupçonné de rien. J'ai simplement besoin de quelques renseignements.
La voix qui lui répondit était coupante, presque stridente.
- Je ne parle pas aux flics. De Gàvle ou d'ailleurs. Aussitôt, l'apathie de Wallander se volatilisa. Il réagit
immédiatement. Il n'avait pas fait tout ce chemin pour se laisser renvoyer d'entrée de jeu. Il sortit sa carte.
- J'enquête sur deux meurtres qui ont été commis en Sca-nie. Vous en avez probablement entendu parler par les journaux. Je ne suis pas venu jusqu'ici pour discuter devant une porte. Si vous ne voulez pas me laisser entrer, c'est votre droit. Mais dans ce cas, je reviendrai. Et là, vous serez obligé de m'accompagner au commissariat ici, à G‚vle. C'est à vous de choisir.
- qu'est-ce que vous voulez savoir?
- Soit vous me laissez entrer, soit vous sortez de là. Je ne parle pas aux gens à travers une chaîne de s˚reté.
La porte se ferma avant de se rouvrir. Il avait enlevé la chaîne. Une lumière crue inonda le vestibule et prit Wallander au dépourvu. La lampe était délibérément orientée de manière à aveugler le visiteur. Wallander suivit l'homme dont il n'avait toujours pas vu le visage. Ils entrèrent dans une salle de séjour o˘ les rideaux étaient tirés et les lampes allumées. Wallander marqua un arrêt. C'était comme d'entrer dans une autre époque. On aurait dit un mausolée à la gloire des années cinquante. Un juke-box était placé contre un mur. Les tubes de néon scintillants dansaient sous leur coupole en plastique. Un Wurlitzer. Des affiches au mur :
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James Dean; différents films de guerre. Men in Action. Des marines américains combattant sur des plages japonaises. Il y avait aussi des armes : des baÔonnettes, des épées, de vieux pistolets d'arçon. Le canapé
et les fauteuils étaient en cuir noir.
Johan Ekberg le dévisageait, debout. Il avait les cheveux coupés ras. Il aurait pu sortir tout droit de l'une des affiches qui ornaient les murs, avec son short kaki, son maillot de corps blanc, ses tatouages aux bras et ses muscles saillants. Wallander devina qu'il se trouvait en présence d'un body-builder. Le regard d'Ekberg était extrêmement vigilant.
- qu'est-ce que vous voulez?
Wallander indiqua l'un des fauteuils. L'homme hocha la tête. Wallander s'assit tandis qu'Ekberg restait debout. Il se demanda si celui-ci était même né à l'époque o˘ Harald Berggren livrait sa guerre ignoble au Congo.
- quel ‚ge avez-vous ?
- Vous êtes venu de Scanie pour me demander ça? Wallander constata que cet homme l'exaspérait. Il ne fit
aucune tentative pour dissimuler sa réaction.
- Entre autres. Si tu ne réponds pas à mes questions, on arrête tout de suite. Dans ce cas, la suite de l'entretien aura lieu au commissariat.
- Je suis soupçonné d'un crime ?
- Pourquoi ? Tu en as commis un ?
Wallander s'exhorta lui-même au calme. Ce n'était pas ainsi qu'il était censé exercer ce métier.
- Non.
- Alors on recommence. quel ‚ge as-tu?
- Trente-deux ans.
Wallander avait vu juste. ¿ la naissance d'Ekberg, cela faisait déjà un an que l'avion, avec Hammarskjold à bord, s'était écrasé à Ndola.
- Je suis venu pour parler avec toi de mercenaires suédois, dit-il. Ma présence s'explique par le fait que tu affiches ouvertement tes activités.
Tu passes des annonces dans Terminator.
- «a n'a rien d'illégal ! Je suis aussi abonné à Combat & Survival et Soldier of Fortune
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- Je n'ai pas dit ça. «a ira beaucoup plus vite si tu te contentes de répondre à mes questions.
Ekberg s'assit et prit une cigarette sans filtre. Puis il l'alluma avec un briquet à essence, comme dans les vieux films. Il se demanda si Johan Ekberg vivait entièrement dans une autre époque.
- Des mercenaires suédois, répéta Wallander. quand est-ce que cela a commencé? Au moment de la guerre au Congo, au début des années soixante ?
- Un peu avant.
- quand?
- On pourrait remonter à la guerre de Trente Ans, par exemple.
Wallander se demanda si Ekberg se fichait de lui. Puis il pensa qu'il ne devait pas se laisser distraire par son apparence ou par le fait qu'il semblait être resté coincé dans les années cinquante. S'il existait des spécialistes des orchidées, Ekberg pouvait très bien être un spécialiste des mercenaires. De plus, Wallander avait un vague souvenir d'avoir appris à l'école que la guerre de Trente Ans avait été livrée par des soldats de métier.
- Contentons-nous de l'après-guerre, dit Wallander.
- Dans ce cas, il faut commencer par la Seconde Guerre mondiale. Il y a eu des volontaires suédois dans toutes les armées en présence. On a vu des Suédois en uniforme allemand, russe, japonais, américain, anglais et italien.
- Des volontaires et des mercenaires, ce n'est pas la même chose, si ?
- Je parle de la volonté de se battre. Il y a toujours eu des Suédois prêts à prendre les armes.
Wallander crut détecter le mélange caractéristique de provocation et d'impuissance de ceux qui nourrissaient des illusions de grandeur par rapport à la Suède. Il jeta un rapide coup d'oil aux murs pour voir si d'éventuels symboles nazis lui auraient échappé. Mais il n'en vit aucun.
- Laisse tomber les volontaires, répéta-t-il. Je m'intéresse aux mercenaires. Ceux qui se louent.
- La Légion étrangère, dit Ekberg. C'est le point de départ classique. Il y a toujours eu des Suédois dans la
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Légion. Beaucoup d'entre eux sont enterrés dans le désert.
- Le Congo, dit Wallander. C'est un autre point de départ. Vrai ou faux ?
- Il n'y avait pas beaucoup de Suédois là-bas. Mais certains se sont battus jusqu'à la fin de la guerre, du côté du Katanga.
- qui étaient-ils ?
Ekberg le considéra avec étonnement.
- Tu veux des noms ?
- Pas encore. Je veux savoir quelle sorte de gens c'était.
- D'anciens militaires. quelques aventuriers. quelques convaincus. quelques flics expulsés de la police.
- Convaincus de quoi ?
- De la lutte contre le communisme.
- Mais ils tuaient des Africains innocents ? Ekberg fut instantanément sur ses gardes.
- Je ne suis pas tenu de répondre aux questions d'opinion politique. Je connais mes droits.
- Je ne cherche pas à connaître tes opinions. Je veux savoir qui étaient ces hommes. Et pourquoi ils sont devenus mercenaires.
Ekberg le considéra de son regard vigilant.
- Pourquoi ? demanda-t-il. Disons que ce sera ma seule question. Et je veux une réponse.
Wallander n'avait rien à perdre.
- Il se peut qu'un ancien mercenaire suédois soit impliqué dans l'un au moins des deux meurtres. C'est pourquoi je pose ces questions. C'est pourquoi tes réponses peuvent avoir de l'importance.
Ekberg hocha la tête. Il avait compris.
- Tu veux boire quelque chose ?
- quoi, par exemple ?
- Whisky, bière...
Wallander avait conscience du fait qu'il n'était que dix heures du matin.
Il secoua la tête - même si, en réalité, il aurait volontiers pris une bière.
- Non, merci.
Ekberg se leva et revint quelques instants plus tard avec un verre de whisky.
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- quel est ton métier? reprit Wallander.
La réponse d'Ekberg le prit complètement au dépourvu. Il ne savait pas à
quoi il s'attendait ; pas à cela, en tout cas.
- Chef d'entreprise. Je suis consultant en gestion du personnel. Je mets au point des méthodes de résolution des conflits.
- «a paraît intéressant.
Il se demandait toujours si Ekberg se fichait de lui.
- Par ailleurs, j'ai un portefeuille d'actions qui se porte bien en ce moment.
Wallander décida de faire comme si Ekberg disait la vérité. Il revint au sujet des mercenaires.
- Comment se fait-il que tu t'intéresses tellement aux mercenaires ?
- Ils représentent certaines valeurs qui représentent à leur tour le meilleur de notre culture - et qui sont malheureusement en train de disparaître.
Wallander ressentit un malaise immédiat. D'autant plus qu'Ekberg paraissait très convaincu. Comment était-ce possible ? Et combien de petits actionnaires suédois portaient des tatouages comme ceux d'Ekberg? Pouvait-on imaginer que les financiers et les hommes d'affaires de l'avenir seraient des bodybuilders qui avaient dans leur salon d'authentiques juke-boxes ? Wallander revint au sujet de sa visite.
- Comment s'opérait le recrutement, pour le Congo ?
- Il y avait des bars, à Bruxelles. ¿ Paris aussi. Tout se passait très discrètement. Encore aujourd'hui, d'ailleurs. Surtout depuis ce qui s'est passé en Angola, en 1975.
- que s'est-il passé?
- Un certain nombre de mercenaires n'ont pas réussi à sortir du pays à
temps. Ils ont été faits prisonniers à la fin de la guerre. Le nouveau régime a ordonné un procès. La plupart d'entre eux ont été condamnés à mort et exécutés. C'était extrêmement cruel. Et complètement inutile.
- Pourquoi ont-ils été condamnés à mort?
- Parce que c'étaient des soldats recrutés. Comme si cela faisait la moindre différence. Les soldats sont toujours recrutés, d'une manière ou d'une autre.
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-Mais ils n'avaient rien à voir avec cette guerre? Ils venaient de l'extérieur? Ils voulaient juste gagner de l'argent?
Ekberg ignora le commentaire. Comme s'il était indigne de lui.
- Ils auraient d˚ quitter la zone des combats à temps. Mais ils avaient perdu deux de leurs commandants de compagnie. L'avion qui devait les récupérer a atterri sur la mauvaise piste, dans le bush. La malchance a beaucoup joué, dans cette histoire. Environ quinze d'entre eux ont été
faits prisonniers. La majorité a réussi à sortir du pays et à continuer jusqu'en Rhodésie du Sud. Il existe aujourd'hui un monument dédié aux exécutés de l'Angola. Dans une grande ferme des environs de Johannesburg.
Des mercenaires du monde entier sont venus pour assister à l'inauguration.
- Y avait-il des Suédois parmi les exécutés ?
- Il y avait surtout des Anglais et des Allemands. Les familles disposaient de quarante-huit heures pour récupérer les corps. Presque personne ne s'est manifesté.
Wallander pensait au monument de Johannesburg.
- Il existe autrement dit un sentiment de communauté chez les mercenaires, quelle que soit leur origine?
- Chacun est responsable de soi. Mais la communauté existe. Elle doit exister.
- Beaucoup deviennent peut-être mercenaires pour cette raison? Parce qu'ils recherchent cette communauté?
- L'argent vient d'abord. Puis l'aventure. Ensuite la communauté. Dans cet ordre.
- La vérité, c'est donc que les mercenaires tuent pour de l'argent?
- Naturellement. Les mercenaires ne sont pas des monstres. Ce sont des êtres humains.
Wallander sentait croître son malaise. Mais il comprenait en même temps qu'Ekberg était absolument sincère. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas rencontré quelqu'un d'aussi convaincu. Il n'y avait rien de monstrueux chez ces soldats qui tuaient n'importe qui, du moment que la paye était bonne. Au contraire, c'était une définition de leur humanité. Selon Johan Ekberg.
323
Wallander sortit une copie de la photographie et la posa sur la table en verre.
- Tu as des affiches de films aux murs, dit-il. Voici une photo authentique. Prise dans ce qu'on appelait alors le Congo belge. Il y a plus de trente ans. Avant ta naissance. Elle représente trois mercenaires. L'un d'eux est suédois.
Ekberg se pencha pour examiner la photographie. Wallander attendit.
-Reconnais-tu l'un des trois hommes? demanda-t-il enfin.
Il nomma deux d'entre eux : Terry O'Banion et Simon Marchand. Ekberg fit signe que non.
- Ce ne sont pas nécessairement leurs vrais noms. Mais leurs noms de mercenaires.
- Si je les connaissais, ce serait de toute façon sous leurs noms de mercenaires.
- Le Suédois, poursuivit Wallander, est celui du milieu. Ekberg se leva et disparut dans une autre pièce. Il revint
avec une loupe et examina à nouveau la photo.
- Il s'appelle Harald Berggren, dit Wallander. C'est à cause de lui que je suis venu jusqu'ici.
Ekberg ne dit rien. Il regardait toujours l'image.
- Harald Berggren, répéta Wallander. Il tenait un journal pendant cette guerre. Tu le reconnais ? Tu sais qui c'est?
Ekberg posa la photographie et la loupe.
- Bien s˚r, dit-il. Je sais qui est Harald Berggren. Wallander tressaillit.
Il ne s'attendait pas du tout à cette
réponse.
- O˘ est-il maintenant?
- Il est mort. Depuis sept ans.
Wallander avait envisagé cette éventualité. Pourtant, il éprouva une grande déception.
- que s'est-il passé?
- Il s'est suicidé. Ce n'est pas rare chez ceux qui ont beaucoup de courage et qui ont combattu dans des circonstances difficiles.
- Pourquoi s'est-il suicidé? Ekberg haussa les épaules.
- Je crois qu'il en avait assez.
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- Assez de quoi ?
- De quoi a-t-on assez quand on décide de mourir ? De la vie elle-même. De l'ennui. De la fatigue de voir son visage dans la glace tous les matins.
- Comment cela s'est-il passé?
- Il habitait dans la banlieue nord de Stockholm, à Sollen-tuna. Un dimanche matin, il a rangé son revolver dans sa poche et il a pris un bus.
Arrivé au terminus, il est descendu, il est parti à pied dans la forêt et il s'est tué.
- Comment sais-tu tout cela?
- Je le sais. «a veut dire qu'il ne peut pas être impliqué dans un meurtre en Scanie. A moins qu'il n'ait ressuscité -ou posé une mine qui n'explose que maintenant.
Wallander avait laissé le journal de Harald Berggren à Ystad. Il pensa que c'était peut-être une erreur.
- Harald Berggren a tenu un journal au Congo. Nous l'avons trouvé dans le coffre-fort de l'une des victimes. Un marchand de voitures. Holger Eriksson. «a te dit quelque chose?
Ekberg secoua la tête.
- Tu en es s˚r ?
- J'ai une très bonne mémoire.
- As-tu une idée de la raison pour laquelle ce journal s'est retrouvé là?
- Non.
- Peux-tu imaginer quelle relation il pouvait y avoir entre ces deux hommes, il y a plus de sept ans ?
- Je n'ai rencontré Harald Berggren qu'une seule fois. C'était l'année avant sa mort. J'habitais Stockholm à l'époque. Il est venu me voir un soir, chez moi. Il était très agité. Il m'a raconté qu'en attendant une nouvelle guerre, il passait son temps à voyager dans le pays, en travaillant un
lois ici, un mois là. Il avait un métier, après tout. Wallander réalisa aussitôt qu'il avait complètement cculté cette possibilité. Bien qu'elle f˚t mentionnée dans le journal, dès la première page.
- Il était mécanicien, c'est cela?
Pour la première fois, Ekberg parut surpris.
- Comment le sais-tu ?
325
- C'était écrit dans son journal.
- Je me disais qu'un concessionnaire pouvait peut-être avoir besoin d'un mécanicien supplémentaire de temps en temps. que Harald était peut-être passé en Scanie, et qu'il aurait pu croiser ce Eriksson.
Wallander hocha la tête. C'était évidemment possible.
- Harald Berggren était-il homosexuel ? Ekberg sourit.
-Oui.
- C'est fréquent, chez les mercenaires?
- Pas nécessairement. Mais ce n'est pas rare. Je suppose qu'on en trouve aussi dans la police?
Wallander ne répondit pas.
- Et chez les consultants ? demanda-t-il.
Ekberg s'était levé pour aller se mettre à côté du juke-box. Il sourit à
Wallander.
- «a arrive.
- Tu passes des annonces dans Terminator. Tu proposes tes services, mais tu ne précises pas lesquels.
- Je fais office d'intermédiaire.
- Auprès de qui?
- Divers employeurs qui peuvent se révéler intéressants.
- Des missions de guerre ?
- Parfois. Gardes du corps, protection de convois. «a varie. Si je voulais, je pourrais alimenter la presse suédoise en histoires surprenantes.
- Mais tu ne le fais pas, si ?
- Mes clients me font confiance.
- Je ne suis pas journaliste. Ekberg s'était rassis dans le fauteuil.
- ´ Terre blanche ª, en Afrique. Le chef du parti nazi chez les Boers. Il a deux gardes du corps suédois. Ce n'est qu'un exemple. Mais si tu répètes ça en public, je le nierai, bien entendu.
- Je ne dirai rien.
Wallander n'avait pas d'autres questions. Ce que signifiaient les réponses d'Ekberg, il ne le savait pas encore.
- Puis-je garder la photographie? demanda Ekberg. J'ai une petite collection.
326
- Garde-la, dit Wallander en se levant. Nous avons l'original.
- qui a le négatif?
- Je me pose la question, moi aussi.
Il était déjà sorti de l'appartement lorsqu'il pensa à une dernière question.
- Pourquoi fais-tu tout cela?
- Je reçois des cartes postales du monde entier. C'est tout.
Wallander comprit qu'il n'obtiendrait pas d'autre réponse.
- J'ai du mal à te croire. Mais il se peut que je te rappelle. Si j'ai d'autres questions.
Ekberg hocha la tête. Puis il referma la porte.
Lorsque Wallander ressortit sur le trottoir, il tombait une pluie mêlée de neige. Il était onze heures du matin. Il n'avait rien de plus à faire à
Gàvle. Il remonta en voiture. Harald Berggren n'avait pas tué Holger Eriksson, et pas davantage Gosta Runfeldt. La piste potentielle était réduite à néant.
Nous devons recommencer à zéro, pensa Wallander. Nous rayons Harald Berggren de l'enquête. Nous oublions les têtes réduites et les journaux de guerre. que reste-t-il ? On devrait pouvoir retrouver Harald Berggren parmi les anciens employés de Holger Eriksson. On devrait aussi pouvoir établir si celui-ci était homosexuel.
La couche superficielle de l'enquête n'a rien révélé, pensa-t-il. Nous devons creuser plus profond.
Wallander mit le contact. Puis il fit d'une traite le trajet jusqu'à
l'aéroport de Stockholm. Il mit un certain temps à trouver l'agence de location o˘ il devait rendre la voiture. ¿ quatorze heures, il attendait son avion, assis sur une banquette du hall de départs, en feuilletant distraitement un journal du soir abandonné par quelqu'un. La pluie mêlée de neige avait cessé un peu au nord d'Uppsala.
L'avion quitta Arlanda à l'heure. Wallander était assis du côté du couloir.
Il s'endormit presque aussitôt après le décollage et ne se réveilla que lorsque le changement de pression dans ses oreilles lui signala le début de la descente vers Sturup. La femme assise à côté de lui reprisait une 327
paire de bas. Wallander la considéra avec étonnement. Puis il pensa qu'il devait appeler ¿lmhult et demander o˘ en était la réparation de sa voiture.
Il serait obligé de prendre un taxi jusqu'à Ystad.
Mais en se dirigeant vers la sortie, il aperçut Martinsson. Il comprit aussitôt qu'il s'était passé quelque chose.
Pas une nouvelle victime, pensa-t-il. Tout, mais pas ça.
Martinsson l'avait repéré.
- qu'est-ce qui se passe ? demanda Wallander.
- Il faut que tu gardes ton portable branché. On n'arrive pas à te joindre.
Wallander attendit. Il retenait son souffle.
- Nous avons retrouvé la valise de Gôsta Runfeldt, dit Martinsson.
-O˘?
- Au bord de la route, du côté de Hoor. Pas très bien cachée.
- qui l'a trouvée ?
- Un type qui s'était arrêté pour pisser. Il a vu la valise et il l'a ouverte. Il y avait des documents au nom de Runfeldt. L'homme avait lu les journaux. Il a téléphoné tout de suite. Nyberg est là-bas.
Bien, pensa Wallander. C'est toujours une piste.
- On y va, dit-il
- Tu as besoin de passer chez toi d'abord?
- Non. S'il y a quelque chose dont je n'ai pas besoin, c'est bien d'aller chez moi
Ils se dirigèrent vers la voiture de Martinsson. Wallander constata soudain qu'il était pressé.
23
I
La valise était encore à l'endroit o˘ elle avait été retrouvée, au bord de la route. Beaucoup d'automobilistes s'étaient arrêtés par curiosité en apercevant les deux voitures de police et l'attroupement. Nyberg était en train d'examiner les lieux à la recherche de traces. Il était agenouillé et manipulait un objet par terre, pendant que l'un de ses assistants tenait sa béquille. Il leva la tête à l'approche de Wallander.
- Comment était le Norrland ? demanda-t-il.
- Je n'ai pas trouvé de valise. ¿ part ça, c'est très beau, là-bas. Même s'il fait froid.
- Avec un peu de chance, on va pouvoir déterminer depuis combien de temps elle est ici. Je suppose que c'est une information importante.
La valise était fermée. Wallander ne voyait aucune étiquette portant une adresse. Pas davantage de publicité pour l'agence ´ Voyages spéciaux ª.
- Vous avez parlé à Vanja Andersson?
- Elle est déjà venue, dit Martinsson. Elle a reconnu la valise. On l'a ouverte. Les jumelles de nuit qui avaient disparu de chez Gôsta Runfeldt s'y trouvaient. Il semble bien que ce soit la sienne.
Wallander essaya de réfléchir. Il était sur la route 13, au sud d'Eneborg.
Autrement dit, un peu après le croisement o˘ l'on pouvait, entre autres, prendre la direction de Lodinge. Si on prenait la direction opposée, on arrivait au sud de Kra-geholm, non loin de Marsvinsholm. Wallander constata qu'ils se trouvaient environ à mi-chemin des deux meurtres. Ou dans le coin d'un triangle dont Ystad constituait la pointe.
329
m.
Ils se trouvaient très près de tout, pensa-t-il. Un centre invisible.
La valise avait été repérée du côté est de la route. Si elle avait été
déposée là par quelqu'un qui passait en voiture, celle-ci venait vraisemblablement d'Ystad. Mais elle pouvait aussi venir de Marsvinsholm, et avoir pris vers le nord au carrefour de Sovestad. Wallander essayait d'évaluer les alternatives. Nyberg avait raison : c'était important de savoir combien de temps la valise était restée au bord de la route.
- quand peut-on l'enlever? demanda-t-il.
- Elle pourra être à Ystad dans moins d'une heure. J'ai presque fini, dit Nyberg.
Wallander fit un signe de tête à Martinsson. Ils se dirigèrent vers sa voiture. Au cours du trajet depuis l'aéroport, Wallander lui avait résumé
son voyage, qui éclaircissait un point important, sans pour autant faire avancer l'autre question : l'énigme de la donation faite par Holger Eriksson à l'église du Jàmtland. En tout cas, ils savaient à présent que Harald Berggren était mort. Ekberg disait la vérité, et ses informations étaient fiables ; Wallander n'avait aucun doute là-dessus. Berggren n'avait pu être mêlé à la mort de Holger Eriksson. En revanche, ils devaient découvrir s'il avait effectivement travaillé pour lui. Même si c'était le cas, il ne fallait cependant pas en attendre grand-chose. Certains éléments du puzzle n'avaient pas de valeur en eux-mêmes. Il fallait juste qu'ils soient à leur place pour que les pièces importantes puissent s'encastrer.
Harald Berggren était désormais l'un de ces éléments. Ils montèrent dans la voiture de Martinsson et prirent la direction d'Ystad.
- Holger Eriksson fournissait peut-être du travail temporaire à des mercenaires au chômage ? suggéra Martinsson. Peut-être y en a-t-il eu un autre après Harald Berggren ? qui ne tenait pas de journal, mais qui a soudain eu l'idée de tendre un piège mortel à Eriksson ?
- C'est possible, dit Wallander sans conviction. Mais comment expliquer dans ce cas ce qui est arrivé à Costa Runfeldt?
- On ne l'explique pas. Peut-être devrions-nous nous concentrer sur lui ?
- Eriksson est mort le premier. Mais il n'est pas nécessairement le premier dans l'ordre des causes. Le problème n'est pas seulement que nous manquons de mobiles et d'explications. Nous manquons de véritables points de départ.
Martinsson resta silencieux tandis qu'ils traversaient la ville de Sovestad.
- Pourquoi retrouvons-nous sa valise le long de cette route? demanda-t-il soudain. C'est la bonne direction si on veut se rendre à l'aéroport de Kastrup, mais ce n'était pas du tout le cas de Runfeldt, puisqu'il devait prendre l'avion à Copenhague. que s'est-il passé exactement?
- J'aimerais bien le savoir, dit Wallander.
- On a eu le temps d'examiner la voiture de Runfeldt. Il avait une place de parking, derrière son immeuble. C'est une Opel de 1993. Tout paraissait en ordre.
- Les clés ?
- On les a retrouvées dans l'appartement.
Wallander pensa qu'il ignorait toujours si Runfeldt avait commandé un taxi le matin de son départ. Il posa la question à Martinsson.
- Hansson a parlé à quelqu'un de la centrale des taxis. Runfeldt avait réservé une voiture pour cinq heures du matin, qui devait le conduire à
Malmô. Le chauffeur a attendu. Puis ils ont téléphoné chez Runfeldt, en pensant qu'il ne s'était pas réveillé. Pas de réponse. Finalement, le chauffeur est reparti. D'après Hansson, la personne qui l'a renseigné était très exacte dans sa description des événements.
- On dirait que nous avons affaire à une agression soigneusement préméditée.
- Ce qui impliquerait qu'ils étaient au moins deux.
- qui auraient été informés en détail des projets de Runfeldt. Du fait qu'il devait partir tôt ce matin-là. qui pouvait le savoir?
- La liste est limitée. Et elle existe. Je crois que c'est Ann-Britt Hôglund qui l'a établie. Anita Lagergren de l'agence de voyages ; les enfants de Runfeldt. Sa fille connaissait seulement le jour, pas l'heure de son départ. En dehors de cela, personne.
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331
- Vanja Andersson ?
- Elle croyait savoir. Mais elle ne savait pas. Wallander secoua lentement la tête.
- quelqu'un d'autre, dit-il. Il manque quelqu'un sur cette liste. C'est la personne que nous recherchons.
- Nous avons commencé à passer en revue son fichier de clientèle. On a recoupé différentes informations, et on est arrivés à la conclusion qu'il avait effectué en tout une quarantaine de ´ missions ª. «a n'en fait pas beaucoup, autrement dit. quatre par an. Mais la personne que nous cherchons figure peut-être dans la liste. On ne peut pas exclure cette hypothèse.
- Il va falloir éplucher ce registre. «a va être difficile. Mais tu as raison, on ne peut pas en faire l'économie.
- Je commence à croire que cette enquête va nous prendre énormément de temps.
Wallander se posa silencieusement la question. Il constata qu'il partageait le sentiment de Martinsson.
- On peut toujours espérer que tu te trompes. Mais ce n'est pas très probable.
Ils approchaient d'Ystad. Il était dix-sept heures trente.
- Apparemment, le fils et la fille veulent vendre la boutique, dit Martinsson. Ils ont demandé à Vanja Andersson si elle voulait la reprendre.
Mais il n'est pas s˚r qu'elle ait l'argent.
- qui t'a raconté ça?
- Bo Runfeldt a téléphoné. Il voulait savoir si sa sour et lui pouvaient quitter Ystad après l'enterrement.
- quand doit-il avoir lieu?
- Mercredi.
- qu'ils partent, dit Wallander. Nous les recontacterons au besoin.
Martinsson s'engagea sur le parking du commissariat.
- J'ai eu un garagiste d'¿lmhult au téléphone, dit-il. Ta voiture sera prête mercredi prochain. Malheureusement, on dirait que ça va co˚ter assez cher. Tu le savais peut-être ? Mais il a promis de la faire livrer ici, à
Ystad.
Ils trouvèrent Hansson dans le bureau de Svedberg. Wallander les informa brièvement du résultat de son voyage.
332
Hansson était très enrhumé. Wallander lui proposa de rentrer chez lui.
- Lisa Holgersson aussi est malade, dit Svedberg. Apparemment, elle a attrapé la grippe.
- Déjà? fit Wallander. Si la grippe est arrivée, on va avoir des problèmes.
- Je suis juste enrhumé, assura Hansson. Avec un peu de chance, je serai guéri demain.
- Les deux enfants d'Ann-Britt Hôglund sont malades, dit Martinsson. Mais il paraît que son mari doit rentrer demain.
Wallander sortit après leur avoir demandé de le prévenir quand la valise serait arrivée. Il avait l'intention de rédiger un compte rendu de son voyage. Peut-être aussi de rassembler les factures dont il avait besoin pour faire une note de frais. Mais sur le chemin de son bureau, il changea d'idée. Il revint sur ses pas.
- Je peux emprunter une voiture ? demanda-t-il. Je reviens dans une demi-heure.
On lui tendit plusieurs trousseaux de clés. Il prit celui de Martinsson. Il faisait déjà nuit lorsqu'il se gara dans V‚stra Vallgatan. Le ciel était limpide. La nuit allait être froide. Il continua à pied jusqu'à l'immeuble de Runfeldt. Les fenêtres étaient éclairées. Les enfants de Runfeldt, sans doute. La police avait fini son travail dans l'appartement. Le fils et la fille pouvaient commencer à trier les affaires de leur père. Dernier résumé
de la vie d'un mort. Il pensa soudain à son propre père. Puis à Gertrud et à sa sour Kristina. Il n'était pas allé à Loderup une seule fois pour les aider. Même s'il n'y avait pas grand-chose à faire et qu'elles pouvaient se débrouiller seules, il aurait d˚ se montrer là-bas. Il avait oublié -
malaise ou manque de temps ? Il ne le savait pas au juste.
Il s'était arrêté devant le porche de l'immeuble. La rue était déserte. Il avait besoin de se représenter un enchaînement d'événements. Il se plaça juste devant la porte et regarda autour de lui. Puis il traversa la rue et refit la même chose. Runfeldt est dans la rue. Si c'est le soir, ou la nuit, il n'a pas sa valise. quelque chose l'a poussé à quitter son 333
appartement. Si c'est le matin, en revanche, il a la valise. La rue est déserte. Il pose la valise sur le trottoir. De quel côté arrive le taxi ?
Attend-il devant le porche ou traverse-t-il la rue ? Il se passe quelque chose. Runfeldt et sa valise disparaissent. La valise est retrouvée au bord de la route de Hôôr. Runfeldt lui-même est mort, ligoté à un arbre dans la forêt de Marsvinsholm. Wallander examina le porche des deux immeubles voisins de celui de Runfeldt. Aucun d'entre eux n'était assez profond pour dissimuler quelqu'un. Il regarda les lampadaires. Ceux qui éclairaient le porche de Runfeldt étaient intacts. Une voiture, pensa-t-il. Une voiture était garée ici, tout près de l'immeuble. Runfeldt apparaît sur le trottoir. quelqu'un descend de voiture. Si Runfeldt a eu peur, il aurait d˚
crier. Le voisin attentif l'aurait remarqué. Si c'est une personne inconnue, Runfeldt n'a peut-être été que surpris. L'homme s'est avancé vers Runfeldt. L'a-t-il frappé? Menacé? Wallander pensa à la réaction de Vanja Andersson dans la forêt. Runfeldt avait beaucoup maigri au cours de sa courte disparition. Wallander était persuadé que c'était synonyme de captivité. Il avait été affamé. Puis on l'avait traîné jusqu'à la voiture -
peut-être évanoui, peut-être sous la menace. On retrouvait la valise au bord de la route de Hoor.
La première réaction de Wallander en arrivant sur les lieux fut que cette valise avait été laissée là exprès.
L'élément démonstratif, à nouveau.
Wallander retourna devant le porche. Recommença son scénario. Runfeldt apparaît sur le trottoir. Il s'apprête à entreprendre un voyage qui le réjouit. Il se rend en Afrique pour observer les orchidées.
Wallander fut interrompu dans ses pensées par le passage d'une voiture.
Il se mit à faire les cent pas devant le porche. Runfeldt avait peut-être tué sa femme, dix ans plus tôt. Délibérément scié un trou dans la glace.
C'était un homme brutal. Il maltraitait la mère de ses enfants. En apparence, c'est un fleuriste aimable qui a la passion des orchidées.
Maintenant, il s'apprête à partir pour Nairobi. Tous ceux qui lui ont parlé
au cours des derniers jours avant son départ ont confirmé sa 334
joie sincère. Un homme aimable qui était en même temps un monstre.
Wallander refit le chemin jusqu'à la boutique. Il pensait à l'effraction.
La flaque de sang par terre. Deux ou trois jours après que Runfeldt a été
vu pour la dernière fois, quelqu'un pénètre dans la boutique. Rien n'est volé. Pas même une fleur. Il y a du sang par terre.
Wallander secoua la tête, découragé. Il y avait quelque chose qu'il ne voyait pas. Une surface en dissimulait une autre. Costa Runfeldt. Amateur d'orchidées et monstre. Holger Eriksson. Amoureux des oiseaux, poète et marchand de voitures. Lui aussi a la réputation d'être un homme brutal.
La brutalité les unit, pensa Wallander. Plus exactement, la brutalité
cachée. Dans le cas de Runfeldt plus clairement que dans celui d'Eriksson.
Mais il y a des ressemblances.
Il retourna devant le porche. Runfeldt apparaît dans la rue. Pose sa valise. Si c'est le matin. que fait-il ensuite? Il attend un taxi. Mais lorsque celui-ci arrive, il a déjà disparu.
Wallander s'immobilisa. Runfeldt attend un taxi. Se peut-il qu'un autre taxi soit arrivé entre-temps? Un faux taxi? Runfeldt sait simplement qu'il a réservé une voiture ; il ne sait pas à quoi elle ressemble. Ni à quoi ressemble le chauffeur. Il monte à l'arrière. Le chauffeur range la valise dans le coffre. Ils prennent la direction de Malmô. Mais ils n'iront pas au-delà de Marsvinsholm.
Les choses ont-elles pu se passer ainsi ? Runfeldt a-t-il été séquestré
quelque part à proximité de la forêt o˘ il a été tué ? Mais la valise est retrouvée sur la route de Hôor. Dans une tout autre direction. Du côté de la ferme de Holger Eriksson.
Wallander constata qu'il tournait en rond. Il avait lui-même du mal à
croire à l'hypothèse d'un faux taxi. Il ne savait que penser. Une seule chose était indubitable : ce qui s'était produit devant le porche avait été
soigneusement prémédité. Par quelqu'un qui savait que Runfeldt devait partir pour Nairobi.
Wallander reprit le chemin du commissariat. En arrivant, 335
il reconnut la voiture de Nyberg négligemment garée devant l'entrée. La valise était donc arrivée.
Ils avaient étalé une feuille en plastique sur la table de la salle de réunion. La valise était posée dessus, mais n'avait pas été ouverte. Nyberg buvait un café avec Svedberg et Hansson. Wallander comprit qu'ils l'attendaient. Martins-son parlait au téléphone. Avec l'un de ses enfants, constata Wallander en lui rendant les clés de sa voiture.
- Alors ? demanda Wallander à Nyberg. Elle était au bord de la route depuis combien de temps ?
La réponse le prit complètement au dépourvu.
- quelques jours tout au plus. Trois jours au grand maximum.
- Autrement dit, intervint Hansson, elle a passé un long moment ailleurs.
- Ce qui soulève une autre question, dit Wallander. Pourquoi a-t-on choisi de s'en débarrasser maintenant?
Personne n'avait de réponse. Nyberg enfila des gants en plastique et ouvrit la valise. Il s'apprêtait à soulever le premier vêtement lorsque Wallander lui demanda d'attendre. Il se pencha sur la table. Il ne savait pas au juste ce qui avait retenu son attention.
- Avons-nous une photo ? demanda-t-il.
- Pas de la valise ouverte, dit Nyberg.
- Je veux une photo.
Il avait réagi à la manière dont le contenu de la valise était rangé. Mais il n'aurait pu dire pourquoi.
Nyberg sortit et revint avec un appareil. Comme il avait encore mal au pied, il demanda à Svedberg de grimper sur une chaise et de prendre la photo à sa place.
Puis ils vidèrent la valise. Wallander avait sous les yeux l'image d'un homme qui pensait partir en Afrique avec un bagage léger. Aucun objet, aucun vêtement superflu ou inattendu. Ils trouvèrent les documents de voyage dans les poches latérales. Il y avait aussi une somme assez importante en dollars. Au fond de la valise, quelques carnets, de la documentation consacrée aux orchidées et un appareil photo. Ils contemplèrent en silence les différents objets. Wallander 336
cherchait fiévreusement ce qui avait bien pu retenir son attention au moment d'ouvrir la valise. Nyberg examinait le contenu de la trousse de toilette. Il en tira une boîte de pilules.
- Prévention du paludisme, dit-il. Costa Runfeldt était bien préparé pour l'Afrique.
Wallander considérait la valise vide. Un objet s'était coincé dans la doublure du couvercle. Nyberg le dégagea C'était un badge d'identification en plastique bleu.
- Costa Runfeldt assistait peut-être à des congrès, proposa Nyberg.
- Il s'apprêtait à partir en safari, objecta Wallander. Il se peut évidemment que ce clip date d'un précédent voyage.
Il prit une serviette en papier sur la table et saisit le badge par son épingle de s˚reté pour l'examiner de plus près. Il perçut alors un parfum.
Cela le laissa songeur. Il le tendit à Svedberg.
- Tu sens ?
- Après-rasage ? Wallander secoua la tête.
- Non, dit-il. C'est un parfum.
Ils reniflèrent à tour de rôle, sauf Hansson qui était enrhumé. Ils tombèrent d'accord sur le fait que le clip sentait le parfum. Un parfum de femme. Wallander était de plus en plus pensif II lui semblait aussi reconnaître ce badge.
- qui a déjà vu des clips d'identification comme celui-ci?
Ce fut Martinsson qui fournit la réponse.
- «a ne viendrait pas de l'administration du district"> Tous ceux qui travaillent à l'hôpital en ont
Juste, pensa Wallander.
- Mais ça ne colle pas, dit-il. Un clip en plastique qui sent le parfum dans la valise de Costa Runfeldt...
Au même instant, il comprit ce qui avait arrêté son attention lorsque Nyberg avait ouvert la valise.
- Je voudrais qu'Ann-Britt vienne, dit-il. Enfants malades ou pas. Sa voisine pourrait peut-être lui donner un coup de main pendant une demi-heure? La police paiera la facture.
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Martinsson composa le numéro. La conversation fut très brève.
- Elle arrive, dit-il.
- Pourquoi la fais-tu venir? demanda Hansson.
- Je voudrais qu'elle fasse quelque chose avec cette valise. Rien d'autre.
- Tu veux qu'on remette le contenu à l'intérieur ? demanda Nyberg.
- Non, justement. Je veux que ce soit Ann-Britt qui le fasse.
Les autres lui jetèrent un regard perplexe. Mais personne ne fit de commentaire. Hansson se moucha. Nyberg s'assit pour reposer son pied endolori. Martinsson disparut en direction de son bureau, sans doute pour passer un coup de fil à sa femme. Wallander quitta la salle de réunion et alla se planter devant la carte du district d'Ystad. Il examina le tracé
des routes entre Marsvinsholm, Lôdinge et Ystad. Il y a toujours un centre, pensa-t-il. Un point de recoupement entre différents événements, qui a une contrepartie concrète dans la réalité. Contrairement à ce qu'on dit, un meurtrier revient très rarement sur le lieu du crime. En revanche, il passe souvent au même endroit au moins deux fois, voire davantage.
Ann-Britt Hôglund arriva. Comme d'habitude, Wallander se sentit coupable de l'avoir fait venir. Il comprenait les difficultés qu'elle rencontrait, en étant si souvent seule avec ses deux enfants. Cette fois, il lui sembla cependant qu'il l'avait dérangée pour une très bonne raison.
- Il s'est passé quelque chose ? demanda-t-elle.
- Tu sais que nous avons retrouvé la valise de Runfeldt?
- On me l'a dit.
Ils entrèrent dans la salle de réunion.
- Ce qui est là, sur la table, était auparavant dans la valise, dit Wallander. Je voudrais que tu enfiles une paire de gants et que tu fasses cette valise.
- D'une manière spéciale?
- De la manière la plus naturelle pour toi. Tu m'as dit un jour que c'est toujours toi qui fais la valise de ton mari quand il part en voyage.
Autrement dit, tu as l'habitude.
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Elle se mit à l'ouvre sans poser d'autres questions. Wallander lui en fut reconnaissant. Ils la regardaient tous. Avec des gestes précis et s˚rs, elle prit les différents objets à tour de rôle et fit la valise. Puis elle recula d'un pas.
- Je la referme ?
- Ce n'est pas nécessaire.
Ils se rapprochèrent de la table pour contempler le résultat. Celui-ci était conforme aux prévisions de Wallander.
- Comment pouvais-tu savoir dans quel ordre Runfeldt avait rangé ses affaires ? demanda Martinsson à Ann-Britt.
- Plus tard, les commentaires, l'interrompit Wallander. J'ai vu un agent de la circulation tout à l'heure dans la salle de repos. Allez le chercher.
L'agent, qui s'appelait Laurin, entra. Entre-temps, ils avaient à nouveau vidé la valise. Laurin paraissait fatigué. Wallander avait entendu parler d'un grand contrôle antialcoolique de nuit, sur les routes. Wallander lui demanda d'enfiler des gants en plastique et de ranger dans la valise les objets éparpillés sur la table. Laurin ne posa aucune question. Wallander constata qu'il s'acquittait de la t‚che avec soin, soulevant et rangeant les vêtements l'un après l'autre, consciencieusement. Lorsqu'il eut fini, Wallander le remercia. Il quitta la pièce.
- Complètement différent, constata Svedberg.
- Je ne cherche pas à démontrer quoi que ce soit, dit Wallander.
D'ailleurs, je ne pense pas que ce soit possible. Mais quand Nyberg a ouvert la valise, j'ai eu le sentiment que quelque chose clochait. Comme si cette valise n'avait pas été faite par un homme, mais par une femme.
- Vanja Andersson ? suggéra Hansson.
- Non. Pas elle. C'est Costa Runfeldt lui-même qui a fait sa valise. Nous pouvons en être assez certains.
Ann-Britt Hôglund fut la première à comprendre o˘ il voulait en venir.
- Tu veux dire qu'elle aurait été refaite entre-temps? Par une femme, cette fois ?
- Je ne veux rien affirmer de précis. J'essaie de réfléchir à haute voix.
La valise se trouve au bord de la route depuis peu. Costa Runfeldt a disparu depuis bien plus longtemps.
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O˘ était la valise pendant ce temps? Cela expliquerait d'ailleurs une étrange absence.
Personne n'y avait encore songé. Mais tous comprirent aussitôt ce qu'il avait en tête.
- Il n'y a pas de sous-vêtements dans cette valise, dit Wallander. Cela me paraît étrange que Costa Runfeldt ait envisagé de partir en Afrique sans emporter un seul caleçon.
- Oui, approuva Hansson. Il n'aurait pas fait ça.
- Ce qui signifie que quelqu'un a refait la valise, dit Mar-tinsson. Par exemple, une femme. Et tous les sous-vêtements de Runfeldt disparaissent au cours de cette opération.
La tension était palpable dans la pièce.
- Autre chose, dit Wallander lentement. Pour une raison ou pour une autre, les caleçons de Runfeldt ont disparu Mais en même temps, un autre objet s'est glissé dans la valise.
Il indiqua d'un geste le badge en plastique bleu. Ann-Britt Hôglund n'avait pas retiré ses gants.
- Renifle-le, dit Wallander. Elle fit ce qu'il lui demandait.
- Un parfum de femme discret, dit-elle.
Le silence se fit dans la pièce. Pour la première fois, l'enquête tout entière semblait retenir son souffle. Ce fut Nyberg qui reprit la parole.
- Cela voudrait dire qu'il y aurait une femme impliquée dans ces atrocités ?
- En tout cas, répondit Wallander, nous ne pouvons plus l'exclure. Même si rien ne l'indique directement. En dehors de cette valise.
Le silence se fit à nouveau. Cette fois, il dura un long moment. Il était dix-neuf heures trente, le dimanche 16 octobre Elle était arrivée sous le pont de chemin de fer peu après dix-neuf heures.
Il faisait froid. Elle était obligée de faire les cent pas pour garder un peu de chaleur. Celui qu'elle attendait ne viendrait pas avant une demi-heure, peut-être plus.
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Mais elle était toujours en avance. Avec un frisson, elle se rappela les rares fois o˘ elle était arrivée en retard, au cours de sa vie. O˘ elle avait laissé des gens attendre. O˘ ils avaient levé la tête à son entrée et l'avaient dévisagée fixement.
Elle ne serait plus jamais en retard. Elle avait aligné sa vie sur un emploi du temps o˘ tout était prévu, y compris les marges.
Elle était absolument tranquille. Celui qui passerait bientôt sous le pont était un homme qui ne méritait pas de vivre. Elle ne pouvait ressentir de haine à son égard. HaÔr, c'était l'affaire de la femme qui avait tellement souffert par sa faute. Debout dans le noir, elle attendait seulement de faire le nécessaire.
Son unique hésitation avait porté sur l'opportunité d'un délai. Le four était vide. Mais elle avait un emploi du temps professionnel chargé au cours de la semaine suivante. Elle ne voulait pas prendre le risque qu'il meure dans le four. Elle avait donc décidé d'agir tout de suite. La méthode s'était imposée d'elle-même. La femme qui lui avait raconté sa vie - et qui avait fini par l‚cher le nom de cet homme -lui avait parlé d'une baignoire.
Et de l'effet que ça faisait quand quelqu'un vous enfonçait la tête sous l'eau et qu'on avait la sensation de mourir, d'éclater de l'intérieur.
Elle pensait à l'école du dimanche. Le feu de l'enfer qui attendait le pécheur. La peur lui était restée. Personne ne savait comment était mesuré
le péché. Personne ne savait à quel moment venait le ch‚timent. Elle n'avait jamais pu parler de cette peur avec sa mère. Elle s'était interrogée sur les derniers instants de la vie de sa mère. La femme de la police algérienne, Françoise Bertrand, écrivait que tout s'était passé très vite. Sa mère n'avait pas eu le temps de souffrir. Elle n'avait sans doute même pas eu conscience de ce qui lui arrivait. Mais comment savoir ?
Françoise Bertrand n'avait-elle pas malgré tout cherché à lui épargner une part de vérité trop insoutenable ?
Un train passa au-dessus de sa tête. Elle compta les wagons. Puis le silence retomba.
Pas par le feu, pensa-t-elle. Par l'eau. Le pécheur périra par l'eau.
Elle jeta un regard à sa montre. Remarqua que l'un des lacets de ses chaussures de tennis était sur le point de se défaire. Elle se pencha pour le renouer. Serra fort le lacet. Elle avait beaucoup de force dans les doigts. L'homme qu'elle attendait, et qu'elle surveillait depuis plusieurs jours, était petit et gros. Il ne lui poserait aucun problème. Ce serait l'affaire d'un instant.
Un homme tenant un chien en laisse passa sous le pont, de l'autre côté de la rue. Ses pas résonnaient contre le trottoir. La situation lui rappelait un vieux film en noir et blanc. Elle fit ce qui paraissait le plus simple : jouer à celle qui attendait quelqu'un. Cet homme ne se souviendrait pas d'elle. Toute sa vie, elle avait appris à passer inaperçue, à se rendre invisible. Elle se préparait déjà, même si elle ne pouvait pas le savoir, à
l'époque.
L'homme au chien disparut. Sa voiture à elle était garée de l'autre côté du pont. C'était le centre de Lund, mais il n'y avait personne dehors. ¿ part l'homme au chien, elle n'avait vu qu'un cycliste. Elle sentait qu'elle était prête. Tout se passerait bien.
Soudain, elle l'aperçut. Il approchait, sur le même trottoir qu'elle. On entendit une voiture au loin. Elle se plia en deux, comme si elle avait mal au ventre. L'homme s'arrêta à sa hauteur. Il lui demanda si elle était malade. Au lieu de répondre, elle se laissa glisser à genoux. Il fit ce qu'elle escomptait. Il se rapprocha et se pencha vers elle. Elle murmura qu'elle avait eu un malaise. Pouvait-il l'aider à rejoindre sa voiture ?
Elle était garée un peu plus loin. Il la prit par le bras. Elle se fit lourde, pour voir. Il dut faire un effort pour la soutenir. C'était bien ce qu'elle pensait. Les forces de cet homme étaient très limitées. Il la soutint jusqu'à la voiture. Lui demanda si elle avait encore besoin d'aide.
Elle fit signe que non. Il lui ouvrit la portière. Elle tendit aussitôt la main et s'empara du chiffon qu'elle avait glissé dans un sac en plastique pour que l'éther ne s'évapore pas. Il ne lui fallut que deux secondes pour l'en extraire. La rue était toujours déserte. Elle se retourna vivement, plaqua
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le chiffon sur le visage de l'homme. Il se débattit, mais elle était la plus forte. Lorsqu'il glissa à terre, elle le soutint d'un bras tout en ouvrant la portière arrière. Il ne fut pas difficile de le pousser sur la banquette. Elle monta à l'avant. Une voiture passa. Elle se retourna vers lui et pressa à nouveau le chiffon contre son visage. Il était inconscient.
Il ne se réveillerait pas au cours du trajet jusqu'au lac.
Elle prit par Svaneholm et Brodda. Arrivée au lac, elle s'arrêta sur le camping désert, au bord de la plage. Puis elle éteignit les phares et descendit de voiture. Elle prêta l'oreille. Tout était très silencieux. Les caravanes étaient abandonnées. Elle ouvrit la portière et traîna l'homme inconscient sur le sol. Puis elle fit le tour de la voiture et prit le sac dans le coffre. Les poids heurtèrent le gravier. Il lui fallut plus de temps que prévu pour enfermer l'homme dans le sac et serrer le noud.
Il était toujours évanoui. Elle traîna le sac jusqu'au ponton qui s'avançait dans l'eau. Un oiseau passa à tire-d'aile dans le noir. Elle laissa le sac à l'extrémité du ponton. Il ne restait plus qu'à attendre.
Elle alluma une cigarette et contempla sa main dans la lueur rougeoyante.
Sa main ne tremblait pas. Après une vingtaine de minutes, l'homme dans le sac commença à s'agiter.
Elle pensa à la salle de bains. Au récit de la femme. Et elle se souvint des chats qu'on noyait, quand elle était petite. Ils partaient à la dérive, enfermés dans des sacs, encore vivants, se débattant désespérément pour respirer et survivre.
Il se mit à crier. Il se débattait à présent. Elle éteignit son mégot sur le ponton.
Elle essayait de réfléchir. Mais sa tête était vide.
Puis, du bout du pied, elle poussa le sac dans l'eau et s'éloigna rapidement.
24
Ils s'attardèrent au commissariat jusqu'à une heure avancée de la nuit.
Wallander avait renvoyé Hansson et plus tard également Nyberg. Mais les autres étaient restés, et ils avaient entrepris de récapituler une nouvelle fois tout ce qu'ils savaient.
Pendant ce temps, la valise était demeurée ouverte devant eux, sur la table, comme une exhortation à poursuivre. ¿ la fin, Martinsson l'avait refermée avec un bruit sec et l'avait emportée dans son bureau.
Ils avaient passé en revue tous les éléments de l'enquête, avec l'idée que rien, dans le travail effectué jusque-là, ne pouvait être considéré comme superflu. Ils éprouvaient un besoin partagé de revenir en arrière, et de s'attarder sur les détails dans l'espoir de découvrir quelque chose qui leur aurait échappé.
Mais ils ne découvrirent rien de nouveau ; rien du moins qui puisse ressembler à une percée décisive. Les événements paraissaient encore obscurs, les liens confus, les mobiles incompréhensibles. Ils se retrouvaient au point de départ : deux hommes avaient été tués d'une manière cruelle et brutale, et le meurtrier devait être une seule et même personne.
Il était minuit et quart lorsque Wallander conclut la réunion. Ils décidèrent de se retrouver tôt le lendemain matin pour organiser la suite de l'enquête - c'est-à-dire, essentiellement, pour décider si la découverte de la valise justifiait un changement de priorités.
Ann-Britt Hoglund était restée jusqu'au bout, en quittant la salle de réunion à deux reprises. Wallander devina qu'elle parlait au téléphone avec la voisine qui gardait ses enfants.
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¿ la fin de la réunion, Wallander lui demanda de rester encore quelques minutes. Il le regretta aussitôt. Il ne devait pas, ou plutôt il ne pouvait pas la retenir davantage. Mais elle se rassit simplement et ils attendirent que les autres soient sortis.
- Je voudrais que tu fasses quelque chose pour moi, dit-il. Je voudrais que tu passes en revue tous ces événements en adoptant une perspective féminine. En imaginant, autrement dit, que ce n'est pas un homme que nous cherchons, mais une femme. Tu dois envisager deux hypothèses. Dans le premier cas, tu pars du principe qu'elle a agi seule. Dans le deuxième cas, qu'elle a tenu un rôle de complice.
- Tu veux dire qu'il y aurait au moins deux personnes impliquées ?
- Oui. Dont une femme. Naturellement, ils peuvent aussi être plusieurs. Elle hocha la tête.
- Le plus vite possible, poursuivit Wallander. De préférence demain. C'est une priorité. Si tu as d'autres t‚ches qui ne peuvent attendre, laisse-les à quelqu'un d'autre.
- Je crois que Hamrén de Stockholm sera là demain, dit-elle. Il y aura aussi quelques policiers de Malmô. Je peux demander à l'un d'eux.
Wallander n'avait rien à ajouter. Pourtant, ni l'un ni l'autre ne se leva.
- Tu penses vraiment que c'est une femme ? demanda-t-elle.
- Je ne sais pas. Il ne faudrait pas laisser cette valise et cette trace de parfum prendre une importance exagérée. D'un autre côté, cette enquête tout entière a une tendance à se dérober. C'est étrange, depuis le début.
Déjà au moment o˘ nous avons retrouvé Eriksson empalé dans le fossé, tu as dit une chose à laquelle j'ai souvent repensé.
- Sur le côté démonstratif de cette violence?
- Le langage du meurtrier. La scène évoquait une guerre. Holger Eriksson a été exécuté, on lui a tendu une embuscade.
- C'est peut-être bien une guerre, dit-elle pensivement, Wallander la regarda avec attention,
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- que veux-tu dire ?
- Je ne sais pas. Peut-être devons-nous interpréter ce que nous voyons au premier degré. Les pièges hérissés de pieux sont faits pour capturer les bêtes féroces. De plus, on s'en sert parfois en temps de guerre.
Wallander comprit aussitôt que cela pouvait être important. - Continue, dit-il. Elle se mordit la lèvre.
- Je ne peux pas. Celle qui garde mes enfants doit rentrer chez elle. Je ne peux pas la retenir plus longtemps. La dernière fois que j'ai appelé, elle était en colère. Dans ces cas-là, même le fait que je la paie bien ne sert plus à rien.
Wallander ne voulait pas interrompre cette conversation. L'espace d'un instant, il se sentit exaspéré par ces enfants. Ou peut-être par cet homme qui n'était jamais à la maison. Il regretta aussitôt ce mouvement d'humeur.
- Tu peux venir chez moi, dit-elle. On continuera la conversation là-bas.
Elle était très p‚le et très fatiguée. Il ne devait pas abuser. Pourtant, il accepta. Ils traversèrent la ville déserte dans la voiture d'Ann-Britt.
Elle habitait une maison récente, à l'ouest de la ville. La baby-sitter les attendait à la porte. Wallander salua et s'excusa, disant qu'il endossait la responsabilité de ce retard. Puis ils s'assirent au salon. Il était déjà
venu à quelques reprises. On voyait tout de suite qu'un voyageur vivait dans cette maison. Des souvenirs de nombreux pays ornaient les murs. En revanche, rien ne signalait la présence d'un policier. Cet intérieur dégageait une atmosphère chaleureuse qui faisait entièrement défaut à son propre appartement de Mariagatan. Elle lui demanda s'il voulait boire quelque chose. Il secoua la tête.
- Pièges de chasse et guerre, reprit-il. Nous en étions là.
- Ce sont les hommes qui chassent et qui deviennent soldats. Nous voyons le fossé, les pieux. Ensuite nous retrouvons une tête réduite et un journal de guerre tenu par un mercenaire. Nous voyons tout cela, et nous l'interprétons.
- De quelle manière ?
- De la seule manière qui s'impose. Si le meurtrier a un langage, nous pouvons lire ce qu'il écrit.
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Wallander songea soudain à une réflexion de Linda, un jour qu'elle tentait de lui expliquer le travail du comédien. Lire entre les lignes, avait-elle dit. Chercher le texte caché.
Il lui fit part de sa pensée. Lui répéta les paroles de Linda. Elle hocha la tête.
- Je m'exprime peut-être mal, dit-elle. Mais c'est à peu près ce que je pense, moi aussi. Nous avons tout vu, tout interprété, et pourtant, nous ne tombons pas juste.
- Nous voyons ce que le meurtrier veut que nous voyions ?
- Il se plaît peut-être à détourner notre attention.
Wallander réfléchit. Il remarqua qu'il avait l'esprit parfaitement clair à
présent. La fatigue avait disparu. Ils suivaient une piste qui pouvait se révéler décisive. Une piste qui existait déjà dans un coin de sa conscience, mais qu'il n'avait pas réussi à cerner jusque-là.
- Le côté démonstratif serait donc une manouvre de diversion. C'est ce que tu veux dire?
-Oui.
- Continue !
- La vérité est peut-être à l'exact opposé.
- ¿ quoi ressemble-t-elle ?
- Je ne sais pas. Mais si nous pensons avoir raison alors que nous sommes dans l'erreur, l'erreur doit finir par rejoindre la vérité.
- Je comprends, dit Wallander. Je comprends et je suis d'accord avec toi.
- Une femme n'empalerait jamais un homme sur des pieux, dit-elle. Elle ne ligoterait pas davantage un homme à un arbre avant de l'étrangler à mains nues.
Wallander ne dit rien pendant un long moment. Ann-Britt disparut à l'étage.
Lorsqu'elle revint après quelques minutes, il vit qu'elle avait changé de chaussures.
- Nous avons eu dès le départ l'impression d'actes soigneusement prémédités, dit Wallander. Mais cette préméditation a peut-être une dimension que nous ne soupçonnions même pas.
- Je ne peux évidemment pas imaginer qu'une femme ait accompli ces actes.
Mais c'est peut-être le cas. Je le vois maintenant.
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- Ce que tu pourras nous en dire demain aura une grande importance. Je crois aussi que nous devrions en parler à Mats Ekholm.
-qui?
- Le psychologue qui est venu cet été. Elle secoua la tête avec découragement.
- Je dois être très fatiguée. J'avais oublié son nom. Wallander se leva. Il était une heure du matin.
- ¿ demain, dit-il. Tu peux m'appeler un taxi?
- Prends ma voiture si tu veux. Demain matin, j'aurai besoin d'une longue promenade pour mettre de l'ordre dans mes idées.
Elle lui tendit les clés.
- Mon mari rentre bientôt. Ce sera plus facile.
- Je viens peut-être seulement de comprendre dans quelles difficultés tu te débats. quand Linda était petite, Mona était toujours là. Je crois que je n'ai jamais d˚ m'absenter une seule fois du travail à cause de Linda, pendant toute son enfance.
Elle le raccompagna jusqu'à la porte. Le ciel était limpide. Il faisait froid, la température était descendue en dessous de zéro.
- Mais je ne regrette pas, dit-elle soudain.
- quoi donc ?
- D'avoir choisi la police.
- Tu es un bon policier, dit Wallander. Un très bon policier. Si tu ne le savais pas, je te le dis.
Elle parut contente. Il lui fit un signe de tête, monta dans sa voiture et démarra.
Le lendemain, lundi 17 octobre, Wallander se réveilla avec un mal de tête lancinant. Il se demanda s'il était en train de s'enrhumer. Mais il ne constata aucun autre symptôme. Il se prépara un café et avala quelques comprimés. Par la fenêtre de la cuisine, il vit que le vent s'était levé.
Une épaisse couverture nuageuse avait recouvert la Scanie au cours de la nuit. Et la température s'était radoucie. Le thermomètre indiquait quatre degrés au-dessus de zéro.
¿ sept heures et quart, il était au commissariat. Il alla 349
chercher un café avant de s'asseoir à son bureau, o˘ il trouva un message du policier de Goteborg avec lequel il avait collaboré dans le cadre de l'enquête sur le trafic de voitures entre la Suède et les pays de l'ex-Union soviétique. Il resta un instant indécis, le message à la main. Puis il le rangea dans un tiroir, prit un bloc et ouvrit un autre tiroir à la recherche d'un stylo. En apercevant la note de Svedberg, il se demanda combien de fois il avait oublié de la lui rendre.
Il se leva avec irritation. La porte de Svedberg était ouverte. Il entra, posa le papier sur la table, retourna à son bureau, ferma la porte et consacra la demi-heure suivante à noter toutes les questions auxquelles il voulait obtenir une réponse dans les plus brefs délais. Il décida aussi de communiquer le contenu de sa conversation nocturne avec Ann-Britt Hôglund le matin même, au cours de la réunion de l'équipe.
¿ huit heures moins le quart, on frappa à sa porte. C'était Hamrén, de la brigade criminelle de Stockholm, qui venait d'arriver. Wallander l'appréciait. Il avait un très bon souvenir de leur collaboration durant l'été.
- Déjà là ? Je croyais que tu arriverais dans la journée.
- J'ai pris ma voiture hier. J'étais trop impatient.
- Comment ça se passe, à Stockholm?
- Comme ici. Mais en plus grand.
- Je ne sais pas o˘ on a prévu de t'installer...
- Dans le bureau de Hansson. C'est déjà arrangé.
- On se réunit dans une demi-heure environ,
- C'est bon, j'ai de la lecture en retard.
Hamrén sortit. Wallander posa distraitement la main sur le combiné pour téléphoner à son père. Il tressaillit presque aussitôt. La douleur avait surgi de nulle part, brutale et instantanée.
Il n'y avait plus de père à qui téléphoner. Ni aujourd'hui, ni demain.
Jamais.
Il resta immobile dans son fauteuil, dans l'expectative, s'attendant à
sentir la douleur se matérialiser quelque part dans son corps. Puis il prit le combiné et composa le numéro. Gertrud décrocha à la deuxième sonnerie.
Elle paraissait fati-
350
guée et fondit brusquement en larmes lorsqu'il lui demanda comment elle allait. Il sentit sa gorge se nouer.
- Je me débrouille, dit-elle lorsqu'elle fut calmée. Un jour après l'autre.
- Je vais essayer de venir un moment cet après-midi. Je ne pourrai pas rester longtemps. Mais je vais essayer.
- J'ai réfléchi à tant de choses. ¿ propos de ton père et de toi. Je ne sais presque rien.
- Moi non plus. Mais si on s'entraide, on pourra peut-être combler quelques cases vides.
Il raccrocha en sachant que, selon toute vraisemblance, il n'aurait pas le temps de passer par Loderup au cours de la journée. Pourquoi lui avait-il dit qu'il essaierait? Maintenant, elle allait passer sa journée à
l'attendre.
Je mène une vie o˘ je finis toujours par décevoir les gens, pensa-t-il, découragé.
Il brisa rageusement le crayon qu'il tenait à la main et considéra les morceaux avant de les jeter dans la corbeille à papier. Une moitié du crayon tomba à l'extérieur. Il lui donna un coup de pied. L'espace d'un instant, il eut envie de fuir. Il se demanda quand il avait parlé à Baiba pour la dernière fois. Elle non plus n'avait pas appelé. Leur relation était-elle en train de mourir à petit feu ? quand aurait-il le temps de visiter une maison? D'acheter un chien?
Il y avait des moments o˘ il haÔssait son métier. Celui-là, par exemple.
Il alla jusqu'à la fenêtre Vent et nuages d'automne. Oiseaux migrateurs en route vers les pays chauds. Il pensa à Per ¬keson qui avait fini par prendre la décision de partir. Faire le pari que la vie pouvait être autre chose.
Un jour, à la fin de l'été, alors qu'ils marchaient le long des plages de Skagen, Baiba avait dit que l'Occident riche rêvait d'un immense voilier qui aurait transporté le continent entier dans les CaraÔbes. Elle disait que l'effondrement des ex-pays de l'Est lui avait ouvert les yeux. En Lettonie, au milieu de la pauvreté, il y avait eu des îlots de richesse, un bonheur simple. Elle avait découvert la pauvreté propre aux pays riches, qu'elle pouvait désormais visiter. Un océan d'insatisfaction et de vide.
C'était là que le voilier entrait enjeu
351
Wallander essaya de s'imaginer sous les traits d'un oiseau migrateur oublié, ou peut-être hésitant. Mais cette idée lui parut tellement stupide et dépourvue de sens qu'il la repoussa. Il prit note par écrit d'appeler Baiba le soir même. Puis il vit qu'il était déjà huit heures et quart. Il se rendit à la salle de réunion. En plus de Hamrén, il trouva deux policiers de Malmô qu'il n'avait jamais rencontrés. L'un s'appelait Augustsson et l'autre Hartman. Il les salua. Lisa Holgersson arriva et tous s'assirent autour de la table. Elle souhaita la bienvenue aux nouveaux venus, se tourna vers Wallander et lui fit un signe de tête.
Il commença comme il avait prévu de le faire, en évoquant sa conversation avec Ann-Britt Hôglund à la suite du rem-paquetage de la valise. Il constata immédiatement une réaction hésitante de la part des autres. Il s'y s'attendait. Il partageait cette hésitation.
- Il ne s'agit que d'une hypothèse parmi d'autres. Puisque nous ne savons rien, nous ne pouvons rien exclure. J'ai demandé à Ann-Britt de faire le point sur l'état actuel de l'enquête en tenant compte de cette hypothèse.
Nous n'avons encore jamais fait quelque chose de semblable. Mais dans le cas qui nous occupe, on ne peut négliger aucune piste.
La discussion qui s'ensuivit fut orageuse. Là encore, Wallander ne fut pas surpris. Hansson, qui paraissait aller mieux ce matin, dirigeait les débats. Nyberg apparut vers le milieu de la réunion. Il n'avait plus sa béquille.
Wallander croisa son regard. Il eut le sentiment que Nyberg voulait dire quelque chose. Il haussa les sourcils. Mais Nyberg secoua la tête.
Wallander écoutait la discussion sans y participer très activement. Il remarqua que Hansson s'exprimait clairement et que son argumentation était solide. Il était important de pouvoir aligner dès maintenant le plus grand nombre possible de contre-hypothèses.
Vers neuf heures, ils firent une pause. Svedberg montra à Wallander une photo dans le journal représentant les tout nouveaux ´ gardiens de la sécurité ª de Lôdinge. Plusieurs autres communes de Scanie semblaient vouloir leur emboî-352
ter le pas. Lisa Holgersson avait vu un reportage là-dessus aux informations, la veille au soir.
- Les milices de citoyens vont bientôt essaimer à travers tout le pays, dit-elle. Imaginez une situation o˘ les faux policiers seront dix fois plus nombreux que nous. /
- C'est peut-être inévitable, intervint Hamrén. Le crime paie. Il en a toujours été ainsi, sans doute, mais aujourd'hui, on peut le prouver. Si on nous reversait dix pour cent des sommes détournées chaque année du circuit de l'économie, nous pourrions embaucher au moins trois mille policiers supplémentaires.
Cette somme parut fantaisiste à Wallander. Mais Hamrén insista.
- La seule question est de savoir si nous voulons d'une telle société, dit-il. Médecin de famille, c'est une chose. Mais policier de famille ? La police partout ? Une société divisée en zones équipées de systèmes d'alarme? Des clés et des codes pour rendre visite à ses vieux parents ?
- Ce n'est peut-être pas davantage de policiers qu'il nous faut, dit Wallander. Mais des policiers différents.
- Si ça se trouve, nous avons besoin d'une autre société. Avec moins de clauses secrètes et plus de solidarité.
Martinsson s'était exprimé malgré lui avec des accents de campagne électorale. Mais Wallander croyait comprendre son point de vue. Il savait qu'il se faisait constamment du souci pour ses enfants. ¿ l'idée que quelqu'un leur propose de la drogue. Ou qu'il leur arrive quoi que ce soit.
Wallander s'assit à côté de Nyberg, qui n'avait pas bougé depuis le début de la pause.
- J'ai eu l'impression que tu voulais dire quelque chose tout à l'heure.
- C'était un détail. Le faux ongle que j'ai trouvé dans la forêt de Marsvinsholm.
Wallander s'en souvenait.
- Tu pensais qu'il était là depuis longtemps...
- Je ne pensais rien du tout. Mais je n'excluais rien. Maintenant je crois qu'on peut affirmer qu'il n'y était pas depuis très longtemps.
Wallander hocha la tête. Il fit signe à Ann-Britt Hôglund.
353
- Est-ce que tu utilises des faux ongles ? demanda-t-il.
- Pas tous les jours. Mais il m'est arrivé d'en porter.
- Est-ce qu'ils sont solides?
- Ils se cassent très facilement. Wallander hocha à nouveau la tête.
- Il m'a semblé que je devais te le dire, conclut Nyberg Svedberg entra.
- Merci pour le papier, dit-il. Mais tu aurais pu le jeter.
- Rydberg disait toujours que c'était un péché impardonnable de jeter les notes d'un collègue.
- Rydberg racontait beaucoup de choses.
- qui se révélaient souvent exactes.
Wallander savait que Svedberg ne s'était jamais bien entendu avec lui. Ce qui l'étonnait, c'était de constater que l'animosité persistait, alors même que Rydberg était mort depuis plusieurs années.
La réunion reprit. Certaines t‚ches furent redistribuées afin que Hamrén et les deux policiers de Malmo puissent immédiatement prendre part à
l'enquête. ¿ onze heures moins le quart, Wallander décida qu'il était temps de conclure. Un poste de téléphone sonna. Martinsson prit la communication.
Wallander constata qu'il avait faim. Il aurait peut-être malgré tout le temps de rendre visite à Gertrud à Lôderup dans l'après-midi. Au même moment, il vit que Martinsson avait levé la main. Le silence se fit autour de la table. Martinsson écoutait avec concentration. Puis il regarda Wallander, qui comprit aussitôt qu'il s'était passé quelque chose de grave.
Non, pensa-t-il. Pas une troisième fois. C'est impossible, on n'y arrivera pas.
Martinsson raccrocha.
- Ils ont retrouvé un corps dans le lac de Krageholm. Wallander pensa fugitivement que cela ne voulait rien
dire. Les noyades accidentelles n'étaient pas rares.
- O˘ ? demanda-t-il.
- Il y a un petit camping sur la rive. Le corps était juste à côté du ponton.
Wallander comprit que son soulagement était prématuré. Martinsson n'avait pas fini.
- Il était enfermé dans un sac. Un corps d'homme.
354
Nous y voilà, pensa Wallander. Son estomac se noua aussitôt.
- qui a téléphoné? demanda Svedberg.
- Un campeur. Il appelait de son portable. Il était très secoué. J'ai eu l'impression qu'il vomissait en même temps qu'il me parlait.
- Il n'y a pas de campeurs en cette saison, objecta Svedberg.
- Certaines caravanes sont là à l'année, dit Hansson. Je connais l'endroit.
Wallander se sentit brusquement incapable de dominer la situation. Il ne désirait qu'une chose : s'en aller. Ann-Britt Hôglund le remarqua peut-
être. En tout cas, elle lui vint en aide en se levant aussitôt.
- Allons-y, dit-elle.
- Oui, dit Wallander. Il vaut mieux le faire tout de suite. Il monta dans la voiture de Hansson, qui connaissait le
chemin. Les autres suivaient. Hansson conduisait vite, avec négligence.
Wallander se surprit à appuyer sur une pédale de frein imaginaire. Le téléphone de voiture sonna. C'était Per ¬keson, qui voulait parler à
Wallander.
- que se passe-t-il? C'est arrivé de nouveau?
- Il est trop tôt pour le dire. Mais le risque existe.
- Pourquoi ?
- A priori, on aurait pu croire à une noyade accidentelle ou à un suicide.
Mais un corps dans un sac, c'est un meurtre. «a ne peut rien être d'autre.
- Merde.
- Comme tu dis.
- Tiens-moi au courant. O˘ es-tu ?
- Sur la route de Krageholm. Je pense qu'on y sera dans une vingtaine de minutes.
Après avoir raccroché, Wallander pensa qu'ils roulaient dans la direction de l'endroit o˘ ils avaient retrouvé la valise. Le lac de Krageholm se trouvait à proximité du triangle qu'il avait visualisé la veille. Hansson semblait penser à la même chose.
- Le lac se trouve à mi-chemin de Lodinge et de la forêt de Marsvinsholm, dit-il. Ce sont de courtes distances, chaque fois.
355
L
Wallander prit le téléphone et composa le numéro de portable de Martinsson, qui se trouvait juste derrière eux.
- qu'a-t-il dit de plus? demanda Wallander. Celui qui a téléphoné tout à
l'heure. Comment s'appelait-il?
- Il ne m'a pas donné son nom, je crois. Mais il avait l'accent de Scanie.
- Comment savait-il qu'il y avait un corps dans le sac? Il l'avait ouvert ?
- Un pied dépassait. Une chaussure.
La liaison était mauvaise, mais Wallander perçut le malaise de Martinsson.
Il ne prolongea pas la conversation. Ils arrivèrent à Sovestad et prirent à
gauche. Wallander pensa à la femme qui avait été la dernière cliente de Costa Runfeldt. Partout des rappels des événements. S'il existait un centre géographique dans cette affaire, c'était bien Sovestad.
Le lac apparut entre les arbres. Wallander essaya de se préparer intérieurement à ce qui l'attendait.
Après le dernier virage, alors qu'ils approchaient du camping, ils virent un homme courir vers eux. Wallander descendit de voiture sans attendre que Hansson ait fini de freiner.
- Il est là-bas, dit l'homme d'une voix tremblante, en bégayant presque.
Wallander descendit lentement vers le rivage. Malgré la distance, il entrevoyait déjà quelque chose dans l'eau, à côté du ponton. Martinsson le rejoignit, mais resta sur la plage. Les autres attendaient à l'arrière-plan. Wallander s'engagea sur le ponton, qui oscilla sous son poids. L'eau était brun‚tre et paraissait froide. Il frissonna.
Le sac n'était qu'en partie visible. Un pied en émergeait. Chaussé d'une chaussure marron, avec des lacets. On apercevait un peu de peau blanche à
travers un trou du pantalon.
Wallander se tourna vers le rivage et fit signe à Nyberg d'approcher.
Hansson parlait à l'homme qui avait téléphoné, Martinsson attendait un peu plus loin, Ann-Britt Hôglund se tenait seule, à l'écart. Wallander songea que c'était comme une photographie. Une image pétrifiée. Figée une fois pour toutes.
L'impression se dissipa lorsque Nyberg mit le pied sur le 356
T
ponton. La réalité reprit le dessus. Wallander s'était accroupi, Nyberg en fit autant.
- Sac de jute, dit Nyberg. Ils sont solides, en général. Pourtant, celui-ci est troué. Il devait être vieux.
Wallander aurait aimé être du même avis. Mais il savait déjà que ce n'était pas le cas.
L'homme s'était débattu. Les fibres de jute avaient été étirées, puis déchirées.
Wallander comprit ce que cela signifiait.
L'homme était vivant au moment o˘ on l'avait enfermé dans le sac et jeté à
l'eau.
Il inspira profondément. Il avait à la fois la nausée et le vertige.
Nyberg lui jeta un regard inquisiteur. Mais il ne dit rien. Il attendait.
Wallander prit plusieurs inspirations profondes avant d'exprimer sa pensée.
Il savait qu'il ne se trompait pas.
- C'est lui qui a troué le sac, à coups de pied. Il s'est débattu. Cela signifie qu'il était en vie lorsqu'on l'a jeté à l'eau.
- Une exécution ? demanda Nyberg. Un règlement de comptes entre bandes rivales ?
- On peut toujours espérer. Mais je ne le pense pas.
- Le même homme ? Wallander hocha la tête.
- On dirait.
Il se releva avec difficulté. Ses genoux lui faisaient mal. Il retourna vers le rivage tandis que Nyberg restait sur le ponton. Les techniciens venaient d'arriver avec leur voiture et leur équipement. Wallander rejoignit Ann-Britt Hôglund, qui se tenait à présent aux côtés de Lisa Holgersson. Les autres membres de l'équipe les rejoignirent. L'homme qui avait découvert le sac était assis sur un rocher, la tête entre les mains.
- Il se peut que ce soit le même meurtrier, dit Wallander. Si c'est lui, il a, cette fois, noyé quelqu'un dans un sac.
Une onde de malaise parcourut le petit groupe.
- Nous devons arrêter ce dément, dit Lisa Holgersson. qu'est-ce qui se passe, au juste, dans ce pays ?
_L
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- Un piège hérissé de pieux, dit Wallander. Un homme étranglé, ligoté à un arbre. Et maintenant un homme noyé dans un sac.
- Tu crois toujours qu'une femme serait capable de faire ça ? demanda Hansson.
Le ton était franchement agressif. Wallander se posa la question à lui-même, en silence. que croyait-il, au juste ? Les événements défilèrent dans son esprit en quelques secondes.
- Non, répondit-il ensuite. Je ne le crois pas. Parce que je ne veux pas le croire. Mais il se peut malgré tout que ce soit une femme. Ou du moins, qu'une femme soit impliquée.
Il jeta un regard à Hansson.
- La question est mal posée, poursuivit-il. Il ne s'agit pas de ce que je crois. Il s'agit de ce qui se passe dans ce pays aujourd'hui.
Wallander retourna au bord de l'eau. Un cygne solitaire se dirigeait vers le ponton, en glissant sans bruit sur la surface sombre.
Wallander le contempla longuement.
Puis il retourna auprès de Nyberg qui s'était déjà mis au travail, sur le ponton.
Scanie
17 octobre-3 novembre 1994
25
Nyberg avait découpe le sac avec précaution. Wallander accueillit le médecin, qui venait d'arriver sur les lieux, et l'accompagna sur le ponton pour voir le visage du mort.
Il ne reconnaissait pas ce visage. Il ne l'avait jamais vu. Le contraire l'aurait d'ailleurs étonné.
L'homme pouvait avoir entre quarante et cinquante ans.
Wallander le regarda moins d'une minute. Il n'en avait pas la force. La sensation de vertige ne le quittait pas.
- Le costume est bien coupé, constata Nyberg. Les chaussures ont d˚ co˚ter cher, elles aussi.
Ils ne trouvèrent rien dans les poches. quelqu'un s'était donc donné la peine de retarder l'identification. En revanche, ce quelqu'un devait savoir que le corps serait retrouvé rapidement, dans le lac de Krageholm. Il n'avait pas eu l'intention de le cacher.
Le sac était posé à part sur une feuille de plastique. Nyberg fit signe à
Wallander, qui s'était éloigné quelques instants.
- Tout a été soigneusement calculé, dit-il. On croirait presque que le meurtrier avait une balance. Ou des connaissances précises sur la répartition des poids et la résistance de l'eau.
- que veux-tu dire ?
Nyberg lui montra quelques liserés solides cousus dans la toile.
- Le sac a été préparé. On a glissé des plombs dans cette doublure. «a garantit deux choses. D'abord, un mince coussin d'air au-dessus de la surface. Ensuite, que le poids combiné des plombs et de l'homme ne suffirait pas à le faire
361
couler. J'en déduis que celui qui a préparé ce sac connaissait le poids de sa victime. Du moins approximativement. Avec une marge d'erreur de quatre ou cinq kilos, pas plus. Wallander se força à réfléchir, alors que toute pensée relative à la manière dont cet homme avait été tué lui donnait envie de vomir.
- Le coussin d'air étroit garantissait autrement dit la noyade?
- Je ne suis pas médecin. Mais cet homme était bien en vie quand le sac a été jeté à l'eau. Il a donc été assassiné.
Le médecin qui examinait le corps avait entendu leur échange. Il se redressa et s'approcha. Le ponton oscillait sous leur poids.
- Il est trop tôt pour affirmer quoi que ce soit, dit-il. Mais il faut partir de l'idée qu'il s'est noyé.
- Non, corrigea Wallander. Il ne s'est pas noyé. Il a été noyé, délibérément.
- C'est à la police de déterminer s'il s'agit d'un accident ou d'un meurtre. Je peux seulement parler de ce qui est arrivé au corps.
- Pas de blessures visibles ? Aucune trace de coups ?
- Il faudra le déshabiller pour répondre à cette question. Mais je n'ai rien découvert sur les parties visibles. L'expertise médico-légale donnera peut-être d'autres résultats.
Wallander acquiesça.
- J'aimerais être avisé le plus vite possible si vous détectez le moindre signe indiquant qu'il a été victime de violences.
Le médecin retourna à sa t‚che. Wallander l'avait déjà rencontré plusieurs fois, mais il ne pouvait se rappeler son nom.
Il quitta le ponton et rassembla ses collaborateurs les plus proches sur la plage. Hansson venait de finir d'interroger l'homme qui avait découvert le sac.
- Nous n'avons trouvé aucun papier, commença Wallander. Nous ne savons pas qui il est. C'est le point le plus important dans l'immédiat. Nous devons établir son identité. Tant qu'on ne sait pas ça, on est impuissants. Vous devez commencer à passer en revue tous les portés disparus.
362
- Le problème, dit Hansson, c'est que sa disparition n'a sans doute pas encore été constatée. L'homme qui l'a trouvé - il s'appelle Nils Gôransson
- affirme qu'il est venu hier après-midi. Il fait les trois-huit à l'usine de Svedala et il vient souvent ici après le travail, parce qu'il a du mal à
dormir. Il va toujours sur le ponton. Et hier, il n'y avait pas de sac. Il a donc été mis à l'eau au cours de la nuit. Ou hier soir.
- Ou ce matin, dit Wallander. ¿ quel moment est-il arrivé ? Hansson consulta ses notes.
- ¿ huit heures et quart. Il a fini de travailler vers sept heures et il est venu directement, en prenant son petit déjeuner sur la route.
- «a fait une incertitude en moins. Il ne s'est pas passé beaucoup de temps. C'est un avantage pour nous. La difficulté est donc de l'identifier.
- Si ça se trouve, dit Nyberg, le sac a été mis à l'eau ailleurs.
Wallander secoua la tête.
- Il n'y est pas depuis longtemps. Et il n'y a pratiquement pas de courant dans le lac.
Martinsson donnait des coups de pied dans le sable, comme s'il avait froid.
- Est-ce qu'on est s˚rs que c'est le même meurtrier? demanda-t-il. Moi, ça me paraît malgré tout différent.
Wallander répondit sans hésiter.
- Non. C'est le même. De toute manière, on doit partir de cette hypothèse.
Puis il leur demanda de retourner à Ystad. Leur présence n'était plus d'aucune utilité sur la plage.
Wallander jeta un regard en direction du lac. Le cygne avait disparu. Il considéra les hommes qui travaillaient sur le ponton. L'ambulance, les voitures de police, le périmètre de sécurité. La scène lui donna soudain un sentiment de complète irréalité. Il ne rencontrait jamais la nature qu'ainsi : ceinturée de bandes plastique délimitant le lieu d'un crime. O˘
qu'il aille, il y avait des morts. Il pouvait chercher du regard un cygne à
la surface de l'eau. Mais au premier plan, c'était un être humain qu'on venait de tirer d'un sac.
363
Il songea que son travail n'était rien d'autre qu'un cauchemar mal payé. On le payait pour supporter l'insupportable. Les bandes plastique délimitaient sa vie, sinueuses comme des serpents.
Il rejoignit Nyberg, qui se redressa à son approche.
- Nous avons trouvé un mégot de cigarette. C'est tout. Du moins ici, sur le ponton. Mais nous avons eu le temps de faire un examen superficiel du sable. Il n'y a aucune trace montrant qu'on ait traîné le sac. Celui qui l'a porté jusqu'ici devait être costaud. ¿ moins qu'il n'ait conduit sa victime jusqu'au ponton avant de l'enfermer dans le sac.
Wallander secoua la tête.
- Partons de l'hypothèse que le sac a été porté, dit-il. Avec son contenu.
- Est-ce que ça vaut le coup de draguer le fond ? Wallander hésita.
- Je ne crois pas. L'homme était inconscient lorsqu'il est arrivé ici. En voiture, selon toute probabilité. Ensuite on a jeté le sac à l'eau. La voiture est repartie.
- Alors le dragage peut attendre.
- Dis-moi ce que tu vois, enchaîna Wallander. Nyberg grimaça.
- Il se peut bien que ce soit le même meurtrier. On retrouve la violence, la brutalité. Même s'il varie ses méthodes.
- Penses-tu qu'une femme ait pu faire ça?
- Je pense comme toi, répondit Nyberg. Je ne veux pas le croire. Mais si c'est le cas, elle a d˚ porter une charge de quatre-vingts kilos sans problème. quelle femme est capable deçà?
- Je n'en connais aucune. Mais il en existe, évidemment.
Nyberg retourna à sa t‚che. Wallander s'apprêtait à quitter le ponton lorsqu'il aperçut soudain le cygne, tout près de lui. Il regretta de n'avoir pas de pain à lui donner. Il picorait quelque chose au bord du rivage. Wallander fit un pas dans sa direction, mais l'oiseau s'éloigna en sifflant.
Wallander remonta jusqu'aux voitures de police et demanda à être conduit à
Ystad.
Sur le chemin du retour, il essaya de réfléchir. Ce qu'il redoutait plus que tout s'était produit. Le meurtrier n'avait 364
pas fini. Ils ne savaient rien de lui. …tait-il au début ou à la fin du programme qu'il s'était fixé? Ils ne savaient pas davantage s'il agissait de façon délibérée ou sous le coup de la démence.
C'est forcément un homme, pensa Wallander. Toute autre hypothèse est absurde. Les femmes tuent très rarement. Encore moins de façon préméditée Et certainement pas avec un tel raffinement de cruauté.
C'est forcément un homme. Peut-être plusieurs. Il faut que nous trouvions le lien qui unit les victimes. Il y en a trois maintenant. «a devrait augmenter nos chances Mais rien n'est s˚r. Rien ne se dévoile facilement II appuya sa joue contre la vitre. Le paysage : marron, tirant sur le gris.
L'herbe encore verte, pourtant. Dans un champ, un tracteur solitaire.
Wallander se rappela le trou hérissé de pieux o˘ il avait trouvé Holger Eriksson. L'arbre au pied duquel Costa Run-feldt avait été étranglé. Et maintenant un homme enfermé vivant dans un sac et jeté à l'eau. Il lui apparut soudain très clairement que le mobile ne pouvait être que la vengeance. Mais celle-ci dépassait toute mesure. De quoi le meurtrier se vengeait-il ? quel était le contexte ? quelque chose de si atroce que la mort ne suffisait pas à l'expier; ceux qui mouraient devaient comprendre ce qui leur arrivait, et pourquoi.
Il n'y avait pas de coÔncidences dans cette histoire. Tout était soigneusement réfléchi, choisi.
Il s'attarda sur cette dernière idée. L'auteur de ces actes choisissait.
quelqu'un choisissait. quelqu'un était choisi. Selon quels critères ?
En arrivant au commissariat, il éprouva le besoin de s'enfermer seul un moment avant de retrouver ses collaborateurs. Il débrancha le téléphone, repoussa les messages téléphoniques qui jonchaient le bureau et posa les pieds sur une pile de mémos de la direction centrale.
Le plus difficile, c'était la femme. Le fait d'imaginer qu'une femme puisse être impliquée dans ces événements. Il essaya de se rappeler les cas o˘ il avait été confronté à des femmes accusées de crimes violents. Ce n'était pas
365
arrivé souvent. Il croyait pouvoir se les rappeler toutes. Une seule fois, quinze ans plus tôt, il avait lui-même arrêté une femme coupable d'un meurtre. Le tribunal avait conclu à un homicide involontaire. Une femme d'une cinquantaine d'années avait tué son frère. Il la harcelait et la tracassait depuis l'enfance. Pour finir, à bout de forces, elle l'avait abattu avec son propre fusil de chasse. Elle n'avait pas eu l'intention de le blesser. Elle voulait seulement lui faire peur. Mais elle ne savait pas viser. La balle l'avait touché en pleine poitrine et il était mort sur le coup. Dans toutes les autres circonstances, les femmes qui avaient eu recours à la violence avaient agi de façon impulsive, pour se défendre. Il s'agissait alors de leur mari, ou d'hommes qu'elles avaient tenté de repousser, en vain. Dans plusieurs cas, l'alcool avait aussi joué un rôle.
Jamais, de toute sa carrière, il n'avait eu affaire à une femme ayant prémédité un acte violent. Du moins pas dans le cadre d'un plan soigneusement élaboré.
Il se leva et alla à la fenêtre.
Alors qu'est-ce qui l'empêchait de renoncer à l'idée qu'une femme était, malgré tout, impliquée ?
Il n'avait pas de réponse. Il ne savait même pas s'il pensait à une femme seule ou à une femme agissant avec la complicité d'un homme.
Il n'y avait pas le moindre indice dans un sens ou dans l'autre. Il fut tiré de ses pensées par l'arrivée de Martinsson.
- La liste est presque prête.
Wallander ne comprit pas tout de suite de quoi il parlait. Il était profondément plongé dans ses propres réflexions. -quelle liste? Martinsson parut surpris.
- La liste des portés disparus. Wallander hocha la tête.
- Alors, on y va, dit-il.
Il poussa Martinsson devant lui dans le couloir. Lorsqu'ils eurent refermé
la porte de la salle de réunion, il sentit que l'impuissance l'avait quitté. Contrairement à son habitude, il resta debout. Comme s'il n'avait même pas le temps de s'asseoir avant de commencer.
366
- Alors ? qu'est-ce que ça donne ?
- ¿ Ystad, aucune disparition signalée au cours des dernières semaines, dit Svedberg. Parmi ceux que nous recherchons depuis plus longtemps, aucun ne correspond à la description. Il s'agit de deux adolescentes et d'un garçon qui s'est évadé d'un centre de réfugiés. Il a probablement quitté le pays pour retourner au Soudan.
Wallander pensa à Per ¬keson.
- Très bien, dit-il simplement. Et dans les autres districts ?
- Nous sommes en train de vérifier le cas de quelques personnes à Malmô, dit Ann-Britt Hôglund. Mais ce n'est pas concluant. Dans l'un des cas, l'‚ge pourrait être le bon. Mais le disparu est un homme originaire du sud de l'Italie. Celui que nous avons retrouvé n'avait pas l'air franchement italien.
Ils passèrent en revue les avis de recherche lancés dans les districts voisins d'Ystad. Peut-être seraient-ils contraints de couvrir tout le pays, et même le reste de la Scandinavie. Il fallait espérer que la victime avait vécu dans les environs.
- Lund a enregistré un appel hier soir, dit Hansson. Une femme a téléphoné
en disant que son mari n'était pas rentré après sa promenade du soir. L'‚ge pourrait correspondre. Il était chercheur à l'université.
Wallander secoua la tête.
- J'en doute, dit-il. Mais nous devons vérifier.
- Ils nous procurent une photographie, poursuivit Hansson. Elle doit arriver par fax d'un moment à l'autre.
Wallander, qui était resté debout jusque-là, s'assit. Au même instant, Per
¬keson fit son entrée. Wallander aurait préféré l'éviter. Il n'était jamais facile de se livrer à un résumé qui signifiait en substance qu'ils tournaient en rond. L'enquête s'était enlisée. Elle n'avançait pas plus qu'elle ne reculait.
Et maintenant, ils avaient une victime de plus.
Wallander se sentait mal à l'aise. Comme s'il était personnellement responsable de cet échec. Pourtant, il savait qu'ils avaient fait le maximum. Les policiers rassemblés autour de la table étaient tous compétents et dévoués.
367
T
Wallander se força à réprimer l'irritation que lui causait la présence de Per ¿keson.
- Tu arrives au bon moment, dit-il. J'allais juste essayer de résumer l'état actuel de l'enquête.
- Il existe donc un état actuel de l'enquête?
Cette réplique ne cachait aucune intention critique ou malveillante. Ceux qui ne connaissaient pas Per ¿keson pouvaient se formaliser de sa brusquerie. Mais Wallander, qui travaillait depuis longtemps avec lui, savait que c'était une manière de manifester son inquiétude et son désir de se rendre utile.
Hamrén, en revanche, lui jeta un regard hostile. Wallander se demanda comment les procureurs auxquels il avait affaire à Stockholm s'exprimaient d'habitude.
- Bien s˚r qu'il existe un état de l'enquête, répondit Wallander. C'est toujours le cas. Mais celui-ci est très confus. Certaines pistes ne sont plus d'actualité. Je crois que nous avons atteint un point o˘ nous devons revenir à la case départ. Nous ne savons pas encore ce qu'impliqué ce nouveau meurtre. 11 est trop tôt pour en parler
- Est-ce le même homme ?
- Je crois.
- Pourquoi ?
- La façon de procéder. La brutalité. La cruauté. Un sac ne ressemble pas à
des pieux de bambou. Mais on pourrait dire que c'est une variation sur un même thème.
- O˘ en est-on de l'hypothèse du mercenaire?
- On en est à constater que Harald Berggren est mort depuis sept ans.
Per ¿keson n'avait pas d'autres questions.
La porte s'entrouvrit. Une secrétaire apportait une photo.
- C'est arrivé de Lund par fax, dit la jeune fille avant de refermer la porte.
Tous se levèrent en même temps et entourèrent Martins-son qui avait pris le papier.
Wallander inspira profondément. Il n'y avait aucun doute possible. C'était l'homme qu'ils avaient repêché dans le lac de Krageholm.
- Bien, dit-il à voix basse. Là, nous avons rattrapé une partie de l'avance du meurtrier.
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Ils se rassirent.
- qui est-ce ? demanda Wallander.
Hansson, qui avait de l'ordre dans ses notes, put lui répondre presque aussitôt.
- Eugen Blomberg, cinquante et un ans. Assistant de recherche à
l'université de Lund. «a aurait un rapport avec le lait.
- Le lait ? fit Wallander, surpris.
- C'est ce que j'ai noté. ´ Liens entre l'allergie au lait et différentes maladies intestinales. ª
- qui a signalé sa disparition ?
- Sa femme. Kristina Blomberg. Elle habite Siriusgatan, à Lund.
Wallander n'avait pas une minute à perdre. Il voulait réduire encore l'avance invisible du meurtrier.
- Alors on y va, dit-il en se levant. Préviens les collègues que nous l'avons identifié. Fais en sorte qu'ils retrouvent la femme pour que je puisse lui parler. Il y a un enquêteur à Lund qui s'appelle Birch. Kalle Birch. Nous nous connaissons. Vois avec lui. J'y vais tout de suite.
- Peux-tu parler à sa femme avant qu'on l'ait officiellement identifié ?
- Il faudra que quelqu'un d'autre s'en charge. quelqu'un de l'université.
Un autre chercheur de lait. Et puis, il faut éplucher à nouveau toutes les données concernant Eriksson et Runfeldt. Y a-t-il trace d'Eugen Blomberg quelque part ? Nous devrions pouvoir avancer sur ce point dès aujourd'hui.
Wallander se tourna vers Per ¿keson.
- On pourrait dire que l'état de l'enquête s'est modifié. Per ¿keson acquiesça. Mais il resta muet. Wallander alla chercher sa veste et les clés d'une voiture disponible. Il était quatorze heures quinze lorsqu'il quitta Ystad. Il envisagea brièvement de mettre la sirène. Mais il ne le fit pas. Il n'irait pas plus vite, de toute façon.
Il arriva à Lund à quinze heures trente. Une voiture de police l'attendait à l'entrée de la ville et le pilota jusqu'à Siriusgatan - une rue située dans un quartier résidentiel de l'est de la ville. Une autre voiture attendait au coin de la rue.
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Wallander vit Kalle Birch en descendre. Ils s'étaient rencontrés quelques années plus tôt dans le cadre d'une grande conférence des districts de police du sud de la Suède qui s'était tenue à Tylôsand, au large de Halmstad. Le but de cette conférence était d'améliorer la ćollaboration opérationnelle ª dans la région. Wallander ne voulait pas y participer.
Bjbrk, qui était chef de police à l'époque, avait d˚ l'y envoyer de force.
Au déjeuner, il s'était retrouvé assis à côté de Birch. Ils avaient découvert qu'ils appréciaient tous les deux l'opéra. Ils étaient restés en contact, de façon épi-sodique, au fil des ans. Wallander avait entendu dire, de plusieurs sources différentes, que Birch était un excellent policier mais qu'il lui arrivait de traverser des périodes de grave dépression. Dans l'immédiat, tandis qu'il avançait vers Wallander, il paraissait de bonne humeur. Ils se serrèrent la main.
- On vient de m'expliquer la situation, dit Birch. Un collègue de Blomberg est déjà parti identifier le corps. Nous aurons le résultat par téléphone.
- La veuve?
- Pas encore informée. Il nous a semblé que c'était prématuré.
- «a complique l'interrogatoire, dit Wallander. Elle aura un choc.
- On n'y peut rien.
Birch indiqua un salon de thé de l'autre côté de la rue.
- Nous pouvons attendre là-bas. D'ailleurs, j'ai faim. Wallander n'avait pas déjeuné, lui non plus. Ils prirent des
sandwiches et du café et s'installèrent à une table. Wallander donna à
Birch un résumé de l'enquête, depuis le début des événements.
- Cela rappelle un peu ce que vous avez vécu cet été, constata-t-il lorsque Wallander eut fini.
- Seulement parce que plusieurs personnes ont été tuées. Le mobile paraît très différent.
- quelle différence y a-t-il entre le fait de scalper les gens et de les noyer vivants ?
- Je ne peux peut-être pas l'exprimer clairement... Wallander hésita. Mais il y a malgré tout une grande différence.
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Birch changea de sujet.
- On n'aurait pas imaginé des choses pareilles quand on a décidé de devenir policiers.
- Je me souviens à peine de ce que j'imaginais à l'époque.
- «a me fait penser à un vieux commissaire, qui est mort depuis longtemps.
Karl-Oscar Fredrick Wilhelm Sunesson. Presque une légende ici, à Lund. Il a vu venir cette évolution. Je me rappelle qu'il nous disait souvent, à nous les jeunes, que tout allait devenir plus dur. La violence allait augmenter, la brutalité aussi. Il nous en expliquait les raisons. Il affirmait que le modèle suédois était un marécage de sables mouvants soigneusement camouflé.
Le ferment destructeur était dedans, disait-il. Il se donnait même la peine de nous faire des analyses économiques et d'établir des liens entre différents types de criminalité. Il avait aussi la qualité très rare de ne jamais dire du mal de quiconque. Il pouvait se montrer critique à l'endroit des politiciens. Il était capable d'anéantir, avec quelques arguments bien placés, certaines propositions de changement au sein de la police. Mais il n'a jamais douté que ces propositions émanaient d'une volonté bonne, bien que confuse. Il disait souvent qu'une bonne volonté confuse conduit à de plus grandes catastrophes que la malveillance ou la bêtise. ¿ l'époque, je ne comprenais sans doute pas grand-chose à tout ça. Aujourd'hui, oui.
Wallander pensait à Rydberg. La description de Birch aurait pu s'appliquer à lui.
- «a ne répond pas à la question, dit-il. De ce que nous croyions, au fond, en choisissant la police.
Wallander n'eut pas l'occasion d'entendre l'avis de Birch sur ce sujet. Son téléphone portable s'était mis à bourdonner. Birch écouta sans un mot.
- Il a été identifié, dit-il lorsqu'il eut fini. C'est bien Eugen Blomberg.
Aucun doute là-dessus.
- Alors on y va.
- Si tu veux, tu peux attendre pendant que nous informons sa femme, dit Birch. C'est toujours un mauvais moment.
- Je vous accompagne. Je préfère ça plutôt que rester ici à
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ne rien faire. De plus, ça peut me donner une idée de la relation qu'elle avait avec son mari.
Ils trouvèrent une femme étonnamment calme, qui parut tout de suite comprendre la raison de leur présence chez elle. Wallander resta en retrait pendant que Birch lui annonçait la mort de son mari. Elle hocha la tête sans rien dire - assise tout au bord de sa chaise comme si elle voulait prendre appui contre le sol. Wallander devina qu'elle avait à peu près le même ‚ge que son mari. Mais elle paraissait plus ‚gée, comme si elle avait vieilli prématurément. Elle était très maigre ; la peau était tendue sur ses pommettes. Wallander l'observait à la dérobée. Il ne pensait pas qu'elle allait s'effondrer. Du moins pas encore.
Il s'avança sur un signe de tête de Birch. Celui-ci s'était contenté de dire qu'ils avaient retrouvé son mari mort dans le lac de Krageholm. Aucun détail sur ce qui s'était réellement passé.
- Le lac de Krageholm est situé dans le district de police d'Ystad, expliqua Birch. C'est pourquoi je suis venu avec un collègue de là-bas. Il s'appelle Kurt Wallander.
Kristina Blomberg leva la tête. Wallander pensa qu'elle lui rappelait quelqu'un. Mais qui ?
- Je vous reconnais, dit-elle. J'ai d˚ vous voir dans les journaux.
- Ce n'est pas impossible, répondit Wallander en s'asseyant en face d'elle.
La maison était très silencieuse. Meublée avec go˚t. Mais curieusement sans vie. Wallander songea qu'il ignorait si le couple avait des enfants. Ce fut sa première question.
- Non, répondit-elle. Nous n'avions pas d'enfants.
- Pas même de précédents mariages ?
Wallander sentit aussitôt son hésitation. Imperceptible, mais bien réelle.
- Non. Pas que je sache. Et de mon côté, je n'en ai pas. Wallander échangea un regard avec Birch, qui avait lui
aussi perçu la fraction de seconde de silence devant une question qui n'aurait d˚ lui poser aucune difficulté. Wallander décida d'avancer très lentement.
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- quand avez-vous vu votre mari pour la dernière fois ?
- Il est allé se promener hier soir. C'était dans ses habitudes.
- Connaissiez-vous son itinéraire ? Elle secoua la tête.
- Il s'absentait souvent pendant plus d'une heure. Je ne sais pas o˘ il allait.
- Tout était comme d'habitude, hier soir ? -Oui.
Wallander devina à nouveau une ombre d'incertitude dans sa réponse. Il poursuivit avec prudence.
- Il n'est donc pas revenu. qu'avez-vous fait alors?
- ¿ deux heures du matin, j'ai appelé la police.
- Mais il aurait pu rendre visite à quelqu'un?
- Il avait très peu d'amis. Je les ai appelés avant de téléphoner à la police. Il n'y était pas.
Elle leva la tête vers lui. Toujours calme. Wallander comprit qu'il ne pouvait plus attendre.
- Votre mari a été retrouvé dans le lac de Krageholm. Nous avons pu établir qu'il a été assassiné. Je regrette. Mais je dois vous dire ce qu'il en est.
Il la dévisagea. Elle n'est pas étonnée, pensa-t-il. Ni par sa mort, ni par le fait qu'on l'ait assassiné.
- Nous voulons bien entendu retrouver le ou les coupables. Avez-vous la moindre idée de qui cela pourrait être ? Votre mari avait-il des ennemis ?
- Je ne sais pas, répondit-elle. Je connaissais très mal mon mari.
Wallander réfléchit avant de poursuivre. Cette réponse l'inquiétait.
- Je ne sais pas comment je dois interpréter cela, dit-il.
- Ce n'est pourtant pas difficile. Je connaissais très mal mon mari.
Autrefois, il y a très longtemps, je pensais le connaître. Mais c'était à
une autre époque.
- Pourquoi ? que s'est-il passé entre-temps ?
Elle secoua la tête. Son impassibilité avait cédé la place à autre chose.
De l'amertume, pensa Wallander. Il attendit.
- Il ne s'est rien passé. Nous nous sommes éloignés l'un de l'autre. Nous habitons dans la même maison. Mais nous faisons chambre à part. Il vit sa vie, je vis la mienne.
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Puis elle se reprit.
- Il vivait sa vie. Je vis la mienne.
- Si j'ai bien compris, il était chercheur à l'université ? -Oui.
- Son travail portait sur les allergies au lait, c'est exact? -Oui.
- Vous travaillez à l'université, vous aussi?
- Je suis professeur de lycée. Wallander hocha la tête.
- Vous ne savez donc pas si votre mari avait des ennemis ?
- Non.
- Et il avait peu d'amis ? -Oui.
- Vous n'imaginez donc pas qui aurait pu vouloir le tuer, ni pour quelles raisons ?
Elle leva les yeux vers lui. Son visage était crispé à l'extrême. Wallander eut la sensation d'un regard qui le transperçait.
- Personne d'autre que moi, dit-elle enfin. Mais je ne l'ai pas tué.
Wallander la dévisagea longuement sans rien dire. Birch s'était rapproché.
Il se tenait debout à côté de Wallander.
- Pourquoi auriez-vous pu le tuer ? demanda-t-il.
Au lieu de répondre, elle se leva et ouvrit brutalement son chemisier. Cela s'était passé si vite que Wallander et Birch n'eurent pas le temps de comprendre ce qu'elle faisait. Puis elle montra ses bras. Ils étaient couverts de cicatrices.
- Il m'a fait ça. Et beaucoup d'autres choses dont je ne veux même pas parler.
Elle quitta la pièce, le chemisier déchiré à la main. Wallander et Birch se regardèrent.
- Il la maltraitait, dit Birch. Tu penses que ça peut être elle?
- Non, dit Wallander. Ce n'est pas elle.
Ils attendirent en silence. Elle revint au bout de quelques minutes. Elle avait enfilé une chemise, sans prendre la peine de rentrer les pans dans sa jupe.
- Je ne regrette pas sa mort, dit-elle. Je ne sais pas qui a fait ça. Je crois que je ne veux pas le savoir. Mais je comprends que vous deviez le retrouver.
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- Oui, dit Wallander. Et nous avons besoin de votre aide. Elle le regarda soudain avec une expression de désarroi
total.
- Je ne savais plus rien de lui. Je ne peux pas vous aider. Wallander songea qu'elle disait sans doute la vérité. Elle ne pouvait strictement rien pour eux.
Mais c'était faux. Elle les avait déjà aidés.
En voyant ses bras, Wallander n'avait plus eu le moindre doute.
Il savait à présent que c'était une femme qu'ils recherchaient.
26
Lorsqu'ils quittèrent la maison de Siriusgatan, il commençait à pleuvoir.
Birch le raccompagna jusqu'à sa voiture. Wallander était inquiet et pressé.
- Je ne pense pas avoir jamais rencontré une veuve qui réagisse si calmement à la mort de son mari, dit Birch, mal à l'aise.
- Non, mais c'est un élément dont nous devons tenir compte.
Wallander ne prit pas la peine d'expliciter sa réponse. Il anticipait les heures à venir. Son sentiment d'urgence était très fort.
- Nous devons éplucher toutes ses affaires, à la fois à son domicile et à
l'université. C'est un travail qui vous revient. Mais j'aimerais que quelqu'un d'Ystad soit présent. «a peut nous faciliter la t‚che, même si nous ne savons pas ce que nous cherchons.
- Tu ne restes pas ?
- Non. Je vais demander à Martinsson et à Svedberg de venir. Immédiatement.
Wallander prit son téléphone portable dans la voiture et composa le numéro du commissariat d'Ystad. Martinsson était là. Il lui expliqua brièvement les faits. Martinsson promit de venir tout de suite avec Svedberg.
Wallander lui dit de retrouver Birch au commissariat de Lund. Il fut obligé
d'épeler le nom de Birch, qui sourit.
- Je serais bien resté, dit Wallander. Mais je dois remonter le fil de cette enquête. Je soupçonne que la solution du meurtre de Blomberg s'y trouve déjà, cachée quelque part. Bien que nous ne l'ayons pas vue. La solution des trois
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meurtres, d'ailleurs. C'est comme si nous nous étions égarés en cours de route.
- Ce serait bien qu'il n'y ait pas d'autres victimes, conclut Birch, laconique.
Ils se séparèrent. Wallander prit la direction d'Ystad. La pluie tombait par rafales. Un avion s'apprêtait à atterrir à Sturup. Tout en conduisant, il passa mentalement en revue, pour la énième fois, toutes les données de l'enquête II décida aussi ce qu'il ferait en arrivant à Ystad.
Il était dix-sept heures quarante-cinq lorsqu'il se gara sur le parking du commissariat. Il s'arrêta à la réception pour demander à Ebba si Ann-Britt Hôglund était là.
- Elle est revenue avec Hansson il y a une heure.
Il la trouva dans son bureau, en train de parler au téléphone. Il lui fit signe de terminer tranquillement et sortit attendre dans le couloir. Dès qu'elle eut raccroché, il entra à nouveau.
- Je propose que nous allions dans mon bureau. Il faut qu'on réfléchisse ensemble.
- J'emporte quelque chose?
Elle indiqua d'un geste les dossiers et les documents entassés sur la table.
- Ce n'est pas nécessaire. Si on a besoin de quelque chose, tu pourras venir le chercher.
Elle le suivit dans son bureau. Wallander prévint le central qu'il ne voulait pas être dérangé. Il ne précisa pas la durée. Ce qu'il avait prévu de faire prendrait tout le temps nécessaire.
- Tu te souviens que je t'ai demandé de tout reprendre en adoptant un point de vue féminin, commença-t-il,
- C'est ce que j'ai fait.
- Bien. On va le refaire, depuis le début. C'est à cela que nous allons nous consacrer à partir de maintenant. Je suis persuadé qu'il existe un détail décisif que nous n'avons pas encore vu. Plutôt, nous l'avons vu sans le voir. Nous avons cherché dans toutes les directions, ce détail a toujours été là, mais nous sommes passés à côté. Et je suis maintenant convaincu qu'il y a une femme impliquée dans cette histoire.
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r
- Pourquoi?
Il lui résuma la conversation avec Kristina Blomberg. La façon dont elle avait arraché son chemisier pour leur montrer ses cicatrices.
- Tu parles d'une femme maltraitée, dit-elle. Pas d'une femme meurtrière.
- C'est peut-être la même chose. Dans tous les cas de figure, si j'ai tort, il va falloir me le prouver.
- O˘ commençons-nous ?
- Au commencement. Comme dans les contes. En premier lieu, quelqu'un a tendu un piège hérissé de pieux à Holger Eriksson à Lodinge. Imagine que ce quelqu'un était une femme. que vois-tu alors ?
- que ce n'est pas impossible. Il n'y avait rien de trop grand ni de trop lourd à transporter.
- Pourquoi a-t-elle choisi cette manière de procéder?
- Pour donner l'impression que cela a été fait par un homme.
Wallander considéra longuement cette réponse avant de poursuivre.
- Elle a donc voulu nous entraîner sur une fausse piste ?
- Pas s˚r. Elle a peut-être cherché à démontrer de quelle manière la violence peut se retourner contre son auteur. Comme un boomerang. Ou peut-
être les deux à la fois, pourquoi pas ?
Wallander réfléchit. Cette explication n'était pas invraisemblable.
- Le mobile, poursuivit-il. qui a voulu tuer Holger Eriksson ?
- C'est moins clair que dans le cas de Costa Runfeldt. Là, au moins, on a différentes possibilités. Nous en savons encore trop peu sur Holger Eriksson. Si peu, d'ailleurs, que
Ic'en est bizarre. Sa vie est presque entièrement cachée aux regards. Comme si cette vie était un territoire défendu. Wallander comprit aussitôt que c'était un point important. - que veux-tu dire ? - C'est simple. Nous devrions en savoir plus, sur un homme de quatre-vingts ans qui a toujours vécu en Scanie, et qui était connu dans la région. Ce n'est pas normal.
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^^R|rr^
- quelle est l'explication ? - Je ne sais pas.
- Les gens auraient-ils peur de parler de lui ?
- Non. -Alors?
- Nous cherchions un mercenaire. Nous avons découvert qu'il était mort.
Nous avons appris que ces gens-là se présentent souvent sous un faux nom.
J'ai pensé que ce pouvait aussi être le cas de Holger Eriksson.
- Il aurait été mercenaire ?
- Je ne crois pas. Mais il a pu faire certaines choses sous un autre nom.
Il n'était pas nécessairement toujours Holger Eriksson. Cela pourrait expliquer que nous en sachions si peu sur sa vie privée.
Wallander se rappela les premiers recueils de poèmes de Holger Eriksson.
Ils avaient été publiés sous un pseudonyme. Par la suite, il s'était servi de son propre nom.
- J'ai du mal à le croire, dit-il. quel serait le mobile? Pourquoi quelqu'un a-t-il recours à un nom d'emprunt?
- Parce qu'il se livre à quelque activité qui doit rester secrète.
Wallander la dévisagea.
- Tu veux dire qu'il aurait pu prendre un autre nom parce qu'il était homosexuel ? ¿ une époque o˘ il valait mieux le taire?
- Par exemple.
Wallander hocha la tête. Il hésitait pourtant.
- Nous avons la donation à l'église du J‚mtland, dit-il. Pourquoi a-t-il fait cela? Et la femme polonaise disparue. Il y a un détail qui la rend spéciale. Tu y as pensé ?
Ann-Britt Hôglund secoua la tête.
- C'est la seule femme qui soit apparue dans toute l'enquête relative à
Holger Eriksson. Et il faut reconnaître que cela la rend très spéciale.
- Nous avons reçu les copies du rapport d'enquête sur sa disparition. Mais je ne pense pas que quelqu'un ait encore eu le temps de s'y atteler. En plus, elle ne figure qu'à la périphérie de l'enquête. Nous n'avons aucune preuve d'un lien entre Holger Eriksson et elle.
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Wallander réagit sur-le-champ.
- C'est vrai. Il faut s'en occuper le plus vite possible. Savoir si ce lien existe.
- qui va s'en charger?
- Hansson. Il lit plus vite que nous tous. En plus, il découvre souvent tout de suite ce qui a de l'importance.
Elle prit note. Ils laissèrent momentanément de côté Holger Eriksson.
- Costa Runfeldt était un homme brutal, poursuivit Wallander. Nous pouvons l'affirmer. C'est un point commun avec Holger Eriksson. Nous apprenons maintenant que c'était aussi le cas d'Eugen Blomberg. De plus, Gôsta Runfeldt maltraitait sa femme. Comme Blomberg. O˘ cela nous mène-t-il ?
- Au fait que ce sont trois hommes enclins à la violence. Dont au moins deux ont maltraité des femmes.
- Non, objecta Wallander. Pas tout à fait. Ce sont trois hommes, dont deux ont maltraité des femmes à notre connaissance. Mais cela peut aussi valoir pour le troisième, Holger Eriksson. Nous ne le savons pas encore.
- La Polonaise ? Krista Haberman ?
- Par exemple. De plus, il se peut que Gôsta Runfeldt ait assassiné sa femme. En la noyant sous la glace.
Ils sentirent tous deux qu'ils approchaient un point crucial. Wallander revint brièvement en arrière.
- Le piège hérissé de pieux, dit-il. Comment le décrirais-tu?
- Préparé, prémédité. Un piège mortel.
- Plus que cela. Une manière lente de tuer quelqu'un. Wallander fouilla dans les papiers éparpillés sur son
bureau.
- Selon le médecin légiste de Lund, Holger Eriksson a très bien pu rester des heures ainsi, empalé sur les pieux, avant de mourir.
Il reposa le papier avec dégo˚t.
- Gôsta Runfeldt, dit-il ensuite. Amaigri, ligoté à un arbre et étranglé.
qu'est-ce que cela nous indique ?
- qu'il a été retenu prisonnier. Il n'a pas été empalé sur des pieux.
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Wallander leva la main. Elle se tut. Il repensait à la visite au lac St
‚ngsjon. Ils l'avaient retrouvée sous la glace.
- Se noyer sous la glace, dit-il. Je me suis toujours représenté cela comme une des choses les plus atroces qui puissent arriver à quelqu'un. Se retrouver piégé sous la glace. Ne pas pouvoir la briser. Peut-être deviner la lumière au travers.
- Une captivité sous la glace...
- Précisément. C'est exactement ce que je pense.
- Tu veux dire que le meurtrier choisirait des méthodes qui rappellent ce qui est arrivé aux femmes qu'il ou elle prétend venger?
- Plus ou moins. C'est en tout cas une possibilité.
- Dans ce cas, la mort d'Eugen Blomberg fait plutôt écho à ce qui est arrivé à la femme de Runfeldt.
- Je sais. Peut-être pourrons-nous en comprendre la raison si nous continuons encore un moment.
Ils parlèrent de la valise. Wallander rappela une nouvelle fois l'existence du faux ongle retrouvé par Nyberg dans la forêt de Marsvinsholm.
Ils en arrivèrent à Blomberg. Le scénario se reproduisait.
- L'objectif était de le noyer, dit-elle. Mais pas trop vite. Il devait rester conscient de ce qui lui arrivait.
Wallander s'enfonça dans son fauteuil et la dévisagea.
- Dis-moi ce que tu vois.
- Un mobile de vengeance prend forme. Il s'agit en tout cas d'un possible dénominateur commun. Des hommes qui ont commis des violences à rencontre de femmes subissent en retour une violence masculine exacerbée. Comme si on voulait les contraindre à sentir l'effet de leurs propres mains sur leur propre corps.
- C'est une bonne formule. Continue.
- On a peut-être aussi cherché à égarer nos soupçons. Nous avons mis longtemps à envisager qu'une femme puisse être impliquée. Et lorsque cette pensée nous est venue, nous l'avons aussitôt repoussée.
- qu'est-ce qui contredit l'idée qu'une femme soit impliquée ?
- Nous en savons encore très peu. De plus, lorsque les 382
femmes ont recours à la violence, c'est presque toujours pour se défendre ou pour défendre leurs enfants. Ce n'est pas une violence préméditée, mais un réflexe de protection instinctif. En principe, une femme ne creuse pas de pièges hérissés de pieux. Pas plus qu'elle ne retient un homme captif.
Pas plus qu'elle ne jette un homme à l'eau, enfermé dans un sac. Wallander la considérait avec attention.
- En principe, fit-il ensuite. C'est toi qui l'as dit.
- Si c'est une femme qui a fait cela, c'est une malade. Wallander se leva et alla à la fenêtre.
- Autre chose, dit-il. Un détail qui peut démolir l'édifice que nous essayons de construire. Si vengeance il y a, elle n'est pas personnelle, mais indirecte. L'épouse de Costa Runfeldt est morte. Celle d'Eugen Blomberg n'a pas tué son mari. «a, j'en suis certain. Holger Eriksson n'avait pas de femme. S'il s'agit bien de vengeance et si c'est une femme, elle venge d'autres femmes, et cela paraît peu vraisemblable. Si c'était le cas, ce serait une grande première. En tout cas pour moi.