Certains éléments qu'elle ne pouvait entièrement prévoir étaient susceptibles d'influencer son planning. Entre autres, le risque qu'il soit faible au point de ne plus tenir sur ses jambes. C'était pourquoi elle avait emprunté à la gare de Malmô un petit chariot à bagages facile à
manouvrer. Personne n'avait fait attention à elle au moment o˘ elle le rangeait dans sa voiture. Elle ne savait pas encore si elle le restituerait. En attendant, elle pourrait transporter l'homme jusqu'à sa voiture, si nécessaire. Le reste était extrêmement simple. Peu avant vingt et une heures, elle le conduirait dans la forêt. Elle l'attacherait au tronc de l'arbre qu'elle avait déjà choisi. Et elle lui montrerait les photos. Puis elle l'étranglerait. Elle le laisserait là. ¿ minuit au plus tard, elle serait à nouveau chez elle, dans son lit. Son réveil sonnerait à
cinq heures quinze. Elle commençait son travail à sept heures quinze.
Son plan lui plaisait beaucoup. Il était parfaitement minuté. Rien ne pouvait en empêcher l'exécution. Elle s'assit dans un fauteuil et contempla le four qui trônait tel un
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autel au centre de la pièce. Ma mère m'aurait comprise, pensa-t-elle. Si personne ne le fait, ce ne sera jamais fait. Il faut chasser le mal par le mal. Là o˘ il n'y a pas de justice, il faut créer la justice. Elle consulta sa montre. Dans trois heures et quinze minutes, Costa Runfeldt serait mort.
Lars Olsson ne se sentait pas très en forme en cette soirée du 11 octobre.
Jusqu'au bout, il se demanda s'il n'allait pas renoncer à l'entraînement.
Ce n'était pas seulement la fatigue ; la chaîne TV2 montrait ce soir-là un film qu'il voulait voir. Il finit par décider de regarder le film et de faire son circuit ensuite, malgré l'heure tardive. Lars Olsson habitait non loin de Svarte. Il était né à la ferme et vivait encore chez ses parents, à
trente ans passés. Il était copropriétaire d'un bulldozer, qu'il manouvrait d'ailleurs mieux que quiconque. Cette semaine-là, il creusait un fossé pour une nouvelle installation de drainage dans une ferme de Sk‚rby.
Mais Lars Olsson était aussi un passionné de la course d'orientation. Son plus grand plaisir dans la vie était de se déplacer dans les forêts de Suède avec une carte et une boussole. Son équipe de Malmo se préparait à
participer à une course de nuit à l'échelle nationale. Il s'était souvent demandé pourquoi il consacrait autant de temps à ce loisir. quel sens y avait-il à courir dans une forêt à la recherche de balises cachées ?
Souvent, il faisait froid, il pleuvait, il avait mal partout et il ne lui semblait jamais être assez bon. Cela méritait-il vraiment qu'on y consacre sa vie ? Mais il était doué pour ça. Il avait une bonne intuition du terrain, et il était à la fois rapide et résistant. ¿ plusieurs reprises, c'était lui qui avait fait gagner son équipe en donnant son maximum, à la fin de la course. Il se trouvait juste au-dessous du niveau qui lui aurait permis de faire partie de l'équipe de Suède. Et il n'avait pas abandonné
l'espoir de franchir la dernière étape et de représenter un jour le pays dans les compétitions internationales.
Il regarda la télévision, mais le film était moins bon que prévu. Peu après vingt-trois heures, il sortit de la maison. La 174
partie de forêt o˘ il allait courir se trouvait au nord de la ferme, à la limite du grand domaine de Marsvinsholm. Il avait le choix entre un circuit de huit ou de cinq kilomètres. Comme il se sentait fatigué et devait travailler tôt le lendemain, il choisit l'itinéraire le plus court. Il fixa la lampe à son front et partit. Il avait plu au cours de la journée, des averses brutales coupées d'éclaircies. ¿ présent, il faisait six degrés. La terre mouillée embaumait. Il courait dans la forêt en suivant le sentier.
Les troncs scintillaient à la lueur de sa lampe. ¿ l'endroit le plus touffu de ce coin du parcours s'élevait un petit coteau qu'on pouvait franchir en ligne droite. C'était un raccourci. Il décida de l'emprunter. Il quitta le sentier et aborda la montée en courant.
Soudain, il s'immobilisa. ¿ la lueur de sa lampe, il venait de reconnaître un être humain. Tout d'abord, il ne comprit pas vraiment ce qu'il avait sous les yeux. Puis il vit que c'était un homme à moitié nu attaché à un arbre, dix mètres devant lui. Lars Olsson se tenait absolument immobile. Il haletait. Il avait très peur. Il regarda autour de lui. Sa lampe éclaira les arbres et les arbustes. Mais il était seul. Doucement, il fit quelques pas. L'homme était affaissé, seules les cordes le maintenaient en position verticale. Il était torse nu.
Lars Olsson n'eut pas besoin de s'approcher davantage. Il comprit que l'homme était mort. Sans savoir pourquoi, il jeta un regard à sa montre. Il était vingt-trois heures dix-neuf.
Puis il fit demi-tour et rentra chez lui en courant. Il n'avait jamais couru aussi vite de toute sa vie. Sans même prendre le temps d'enlever sa lampe, il se jeta sur le téléphone mural de la cuisine et composa le numéro de la police d'Ystad.
Le policier qui prit son appel l'écouta attentivement.
Puis, sans hésiter, il fit apparaître le nom de Kurt Wallan-der sur l'écran de l'ordinateur et l'appela à son domicile. Il était minuit moins dix.
Scanie
12-17 octobre 1994
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Wallander pensait à son père et à Rydberg qui reposaient désormais dans le même cimetière; il ne s'était pas encore endormi lorsque le téléphone sonna. Il s'empara du combiné, de peur que la sonnerie ne réveille Linda.
Avec un sentiment d'impuissance croissante, il écouta ce que le policier de garde avait à lui dire. Les informations étaient encore peu nombreuses. La première patrouille n'était pas encore arrivée à l'endroit indiqué par le témoin. Celui-ci pouvait évidemment se tromper. Mais c'était peu probable.
Le policier avait eu l'impression d'avoir affaire à un homme très sensé -
bien que secoué, évidemment, par ce qu'il avait vu. Wallander dit qu'il partait tout de suite. Il essaya de s'habiller le plus discrètement possible. Mais Linda apparut en chemise de nuit tandis qu'il griffonnait un message à son intention, à la table de la cuisine.
- qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-elle,
- On a trouvé un homme mort dans la forêt. Je viens de recevoir l'appel.
Elle secoua la tête, incrédule.
- Tu n'as jamais peur? demanda-t-elle. Il la regarda sans comprendre.
- Pourquoi aurais-je peur?
- Tous ces gens qui meurent.
Il devina plus qu'il ne comprit ce qu'elle essayait d'ex-rimer.
- Je ne peux pas, répondit-il. C'est mon travail. quel-u'un doit le faire.
Il promit de revenir à temps pour la conduire à l'aéroport, était à peine une heure du matin lorsqu'il prit le volant.
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Ce ne fut que sur la route de Marsvinsholm qu'il songea brusquement qu'il pouvait s'agir de Costa Runfeldt. Il venait de quitter la ville lorsque son téléphone de voiture sonna. C'était le commissariat. L'information était confirmée. Il y avait bien un mort dans la forêt.
- On l'a identifié ? demanda Wallander.
- Apparemment, il n'avait pas de papiers sur lui. Il était même presque nu, d'après ce qu'on nous a dit. Si j'ai bien compris, ce n'est pas joli joli.
Wallander sentit son estomac se nouer. Mais il ne dit rien.
- Ils t'attendent au croisement. Première sortie en direction de Marsvinsholm.
Wallander appuya sur l'accélérateur. Il appréhendait déjà la vision qui l'attendait. Il aperçut la voiture de police de loin et freina. Un policier se tenait au bord de la route. Wallander reconnut Peters. Il baissa sa vitre et lui jeta un regard interrogateur.
- Ce n'est pas beau à voir, dit Peters.
Wallander se douta de ce que cela signifiait. Peters avait beaucoup d'expérience. Il ne se serait pas exprimé ainsi sans raison.
- Il a été identifié?
- Il est presque nu. Tu verras par toi-même.
- Et l'homme qui l'a trouvé ?
- Il est là.
Peters remonta dans la voiture de police. Wallander le suivit. Ils se trouvaient dans une parcelle de forêt située au sud du ch‚teau de Marsvinsholm. Le chemin s'arrêtait au milieu d'un site d'exploitation.
Peters redescendit de voiture.
- ¿ partir d'ici, il faut marcher, expliqua-t-il. Wallander prit ses bottes dans le coffre. Peters et son
jeune collègue - Wallander le connaissait à peine, il savait juste qu'il s'appelait Bergman - étaient équipés de torches électriques puissantes. Ils s'engagèrent sur le sentier qui montait vers un petit coteau. «a sentait l'automne. Wallander songea qu'il aurait d˚ prendre un gros pull. S'il devait passer la nuit dans la forêt, il aurait froid.
- On y est presque, dit Peters.
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Wallander comprit que la remarque était destinée à le mettre en garde, à le prévenir de ce qui l'attendait.
Pourtant le choc fut brutal. Les deux torches éclairèrent avec une précision macabre un homme à moitié nu, affaissé et ligoté à un arbre dans un double faisceau de lumière tremblante. Wallander se tenait parfaitement immobile. Un oiseau de nuit cria, tout près de lui. Puis il s'approcha prudemment. Peters l'éclaira pour qu'il puisse voir o˘ il mettait les pieds. La tête de l'homme pendait sur sa poitrine. Wallander s'agenouilla afin de voir son visage. Il lui sembla qu'il savait déjà. Un regard suffit à confirmer son appréhension. Les photos qu'il avait vues dans l'appartement de Runfeldt dataient de quelques années, mais il n'y avait aucun doute possible. Costa Runfeldt n'était jamais parti pour Nairobi. Au lieu de cela, il lui était arrivé quelque chose dont ils connaissaient maintenant l'épilogue : il était mort, ligoté à un arbre.
Wallander se releva et fit un pas en arrière. Dans sa tête, il n'y avait plus de doute : il existait bien un lien entre Holger Eriksson et Costa Runfeldt. Le langage du meurtrier était le même. Même si le vocabulaire était différent. Un fossé hérissé de pieux et un arbre. Ce ne pouvait pas être une coÔncidence.
Il se tourna vers Peters.
- On n'a pas le choix. Alerte majeure.
Peters hocha la tête. Wallander constata qu'il avait oublié son téléphone portable dans la voiture. Il demanda à Bergman d'aller le chercher, et de prendre aussi la torche électrique dans la boîte à gants.
- Celui qui l'a trouvé, dit-il ensuite. O˘ est-il ?
La lampe de Peters décrivit un arc de cercle. Un homme en survêtement était assis sur une pierre, la tête entre les mains.
- Il s'appelle Lars Olsson, dit Peters. Il habite une ferme des environs.
- que faisait-il en pleine nuit dans la forêt?
- Apparemment, c'est un adepte de la course d'orientation. Wallander hocha la tête. Peters lui prêta sa torche et il
s'approcha de l'homme, qui leva vivement la tête lorsque la 181
lumière l'atteignit. Il était très p‚le. Wallander se présenta et s'assit à
ses côtés. La pierre était froide. Il frissonna malgré lui.
- C'est donc vous qui l'avez trouvé, commença-t-il. Lars Olsson lui raconta tout depuis le début. Le mauvais
film à la télévision. Ses courses d'entraînement nocturnes. Sa décision de prendre un raccourci. Et la manière dont l'homme avait soudain surgi dans le rayon de lumière de sa lampe.
- Vous avez indiqué une heure très précise, dit Wallander qui se rappelait la conversation téléphonique avec le policier de garde.
- J'ai consulté ma montre, répondit Lars Olsson. C'est une habitude chez moi. Une mauvaise habitude, peut-être. quand il se passe quelque chose d'important, je regarde ma montre. Si j'avais pu, j'aurais noté l'heure de ma naissance.
Wallander hocha la tête.
- Si je comprends bien, vous courez dans ce coin de la forêt presque tous les soirs. quand vous vous entraînez de nuit.
- Je suis venu hier. Mais plus tôt dans la soirée. J'ai fait deux tours.
D'abord le circuit le plus long. Puis le plus court. La deuxième fois, j'ai pris le raccourci.
- quelle heure était-il ?
- Entre vingt et une heures trente et vingt-deux heures.
- Et vous n'avez rien vu ?
- Non.
- Aurait-il pu être ligoté à l'arbre sans que vous l'aperceviez?
Lars Olsson réfléchit. Puis il secoua la tête.
- Je passe toujours devant cet arbre, dit-il. Je l'aurais vu.
«a fait toujours une question en moins, songea Wallander. Costa Runfeldt était ailleurs pendant près de trois semaines. Vivant. Le meurtre a eu lieu au cours des dernières vingt-quatre heures.
Wallander n'avait pas d'autres questions. Il se leva. Des faisceaux de lumière trouaient la forêt.
- Laissez votre adresse et votre numéro de téléphone avant de partir, dit-il. Nous vous recontacterons.
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- qui peut faire une chose pareille? demanda Lars Olsson.
- Je me pose la question, moi aussi, répondit Wallander.
Il se leva. On lui donna sa torche électrique et son portable ; il rendit l'autre torche à Peters, qui s'entretenait avec le commissariat par téléphone pendant que Bergman notait le nom et le numéro de Lars Olsson.
Wallander inspira profondément et s'approcha de l'homme ligoté. Il s'étonna, l'espace d'un instant, de ne pas du tout penser à son père, alors qu'il se trouvait à nouveau si près de la mort. Mais au fond de lui, il en connaissait la raison. Il avait vécu cette expérience tant de fois. Les morts n'étaient pas seulement morts. Ils n'avaient plus rien d'humain. Une fois surmontée la première répulsion, c'était comme de s'approcher d'un objet inanimé. Wallander effleura la nuque de Gôsta Runfeldt. Il ne s'attendait pas à trouver un reste de chaleur - et, de fait, elle était froide. Il était toujours difficile de déterminer l'heure exacte de la mort, quand celle-ci survenait à l'extérieur, o˘ la température variait sans cesse. Wallander considéra le torse nu du cadavre. La couleur de la peau ne pouvait rien lui apprendre sur le temps qu'il avait passé là. Il n'y avait aucune trace de blessure. Puis il éclaira son cou et aperçut les taches bleues. Elles pouvaient indiquer que Gôsta Runfeldt avait été pendu.
Wallander examina les cordes. Elles étaient enroulées autour de son corps, des cuisses jusqu'en haut des côtes. Le noud était de facture simple. Les cordes n'étaient pas très serrées. Ce détail le surprit. Il recula d'un pas et éclaira le corps entier. Puis il fit le tour de l'arbre, en faisant attention à l'endroit o˘ il posait les pieds. Il ne fit qu'un tour. Il espérait que Peters avait transmis l'ordre à Bergman de ne pas piétiner le périmètre du lieu du meurtre. Lars Olsson avait disparu. Peters était toujours au téléphone. Wallander regrettait de ne pas avoir mis un pull plus épais. Il devrait toujours en avoir un, dans sa voiture. En plus des bottes. La nuit serait longue.
Il essaya de se représenter le fil des événements. Les cordes peu serrées l'inquiétaient. Il pensa à Holger Eriks-son. Il était possible que le meurtre de Gôsta Runfeldt leur donne la solution. La suite de l'enquête les obligerait à tout
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voir en double, à se tourner toujours dans deux directions à la fois. Mais l'inverse était tout aussi possible. La confusion pouvait augmenter. Le centre pouvait devenir de plus en plus difficile à repérer, le paysage de l'enquête de plus en plus impossible à interpréter.
Wallander éteignit sa torche électrique et réfléchit un instant dans l'obscurité. Peters était encore au téléphone. Bergman se tenait telle une ombre immobile, quelque part à proximité. Costa Runfeldt était mort, affaissé au-dessus de ses liens peu serrés.
…tait-ce un début, un milieu ou une fin ? Fallait-il envisager le pire : un nouveau meurtrier en série ? Un enchaînement de causes et d'effets encore plus difficile à démêler que celui auquel ils avaient été confrontés pendant l'été? Il n'avait pas de réponse. Il n'en savait rien, tout simplement. Il était trop tôt. Tout était encore trop tôt.
Il entendit des voitures au loin. Peters s'était éloigné pour accueillir les renforts. Il eut une brève pensée pour Linda. Il espérait qu'elle avait pu se rendormir. quoi qu'il arrive, il la conduirait à l'aéroport au matin.
Un chagrin violent le submergea soudain à la pensée de son père mort. De plus, Baiba lui manquait. Et il était fatigué. Il se sentait surmené par le travail. Disparue, la belle énergie qu'il avait eue au retour de Rome. Il ne restait rien.
Il dut rassembler toutes ses forces pour repousser ces pensées sombres.
Martinsson et Hansson apparurent sur le sentier, bientôt suivis d'Ann-Britt Hôglund et de Nyberg. Venaient ensuite des ambulanciers et des techniciens.
Puis Svedberg. Pour finir, un médecin. On aurait dit une caravane hétéroclite égarée dans la forêt. Wallander commença par rassembler ses collaborateurs les plus proches. Un projecteur relié à un groupe électrogène éclairait déjà de sa lumière fantomatique l'homme ligoté au pied de l'arbre. Wallander pensa fugitivement à la vision macabre qui les avait accueillis au bord du fossé, sur les terres de Holger Eriks-son. Elle se renouvelait. Le cadre était différent, et pourtant identique. Les scénographies du meurtrier se recoupaient.
- C'est Gôsta Runfeldt, dit Wallander. Aucun doute là-dessus. Il va falloir réveiller Vanja Andersson et la faire
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venir. On n'a pas le choix. On a besoin d'une confirmation officielle de son identité le plus vite possible. Mais on peut le détacher d'abord. Ce n'est pas la peine de lui infliger ce spectacle. Il leur résuma brièvement le récit de Lars Olsson.
- Sa disparition date de presque trois semaines, poursuivit-il. Mais si je ne me trompe pas complètement, et si Lars Olsson a dit vrai, il est mort depuis moins de vingt-quatre heures. En tout cas, il n'a pas passé plus de temps au pied de cet arbre. Il s'agit donc de savoir o˘ il était auparavant.
Puis il répondit à la question que personne n'avait encore posée. La seule question évidente.
- J'ai du mal à croire à une coÔncidence, dit-il. Ce doit être le même meurtrier que nous recherchons dans l'affaire Holger Eriksson. Il nous faut maintenant comprendre ce que ces deux hommes avaient en commun. En fait, ce sont trois enquêtes qui doivent converger à partir de maintenant Holger Eriksson ; Costa Runfeldt ; et les deux ensemble.
- Et si nous ne découvrons aucun lien ? demanda Svedberg
- Nous le trouverons, répondit Wallander sans hésiter. Tôt ou tard. Ces deux meurtres ont été planifiés d'une manière qui exclut un choix de victime arbitraire. Nous n'avons pas affaire à un forcené. Ces deux hommes ont été tués à des fins précises, ou pour des raisons précises.
- On imagine mal que Gôsta Runfeldt ait été homosexuel, intervint Martinsson. Il était veuf, père de deux enfants.
- Il était peut-être bisexuel, objecta Wallander. Il est encore trop tôt pour ces questions-là. Nous avons d'autres t‚ches plus urgentes.
Le cercle se défit. Il ne fallut pas beaucoup de paroles pour organiser la suite du travail. Wallander rejoignit Nyberg, qui attendait que le médecin ait fini.
- Il a frappé de nouveau, dit Nyberg, d'une voix qui trahissait sa fatigue.
- Oui. Et on va devoir bosser encore un moment.
- J'ai décidé hier de prendre quelques semaines de congé. Une fois que nous aurons trouvé qui a tué Holger Eriksson. J'ai pensé aux Canaries. Pas très original, d'accord. Mais au moins, il fait chaud là-bas.
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Il était rare que Nyberg aborde un sujet personnel. Wal-lander comprit que c'était sa façon à lui d'exprimer sa déception - puisque ce voyage risquait d'être indéfiniment repoussé, à présent. Il voyait bien que Nyberg était fatigué, marqué. Sa charge de travail était complètement disproportionnée.
Wallander décida d'en parler à Lisa Holgersson le plus vite possible. Ils n'avaient pas le droit de continuer à exploiter Nyberg de cette manière.
Au même instant, il vit que Lisa Holgersson venait d'arriver sur les lieux.
Elle s'entretenait avec Hansson et Ann-Britt Hôglund.
Pour ses débuts chez nous, on ne peut pas dire qu'elle ait été épargnée, songea Wallander. Avec ce nouveau meurtre, les médias vont devenir fous.
Bjôrk ne supportait pas cette pression. On verra si elle réagit mieux que lui.
Wallander savait que le mari de Lisa Holgersson travaillait pour une entreprise internationale d'informatique. Ils avaient deux enfants, maintenant adultes. En arrivant à Ystad, ils avaient acheté une maison à
Hedeskoga, au nord de la ville. Mais il n'avait pas encore été chez elle, et n'avait jamais vu son mari. Il se surprit à espérer qu'il était de ceux qui soutiennent leur femme sans réserve. Elle allait en avoir besoin.
Le médecin, qui était agenouillé près du corps, se releva. Wallander l'avait déjà rencontré, mais il ne se souvenait plus de son nom.
- On dirait qu'il a été étranglé, dit-il.
- Pas pendu ?
- Non. …tranglé à deux mains. «a laisse des marques très différentes d'une corde. On voit bien l'empreinte des pouces.
Un homme fort, pensa fugitivement Wallander. quelqu'un de bien entraîné.
qui n'hésite pas à tuer à mains nues.
- Depuis combien de temps ? demanda-t-il.
- Impossible à dire. Au cours des dernières vingt-quatre heures, à mon avis. Pas davantage. Il faut attendre le rapport du médecin légiste.
- On peut le détacher?
- J'ai fini, répondit le médecin. Ann-Britt Hôglund les rejoignit.
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- Vanja Andersson est arrivée, dit-elle. Elle attend dans ; une voiture là-bas.
- Comment a-t-elle pris la nouvelle ? demanda Wallander.
- C'est terrible évidemment d'être réveillée de cette _manière. Mais j'ai eu l'impression qu'elle n'était pas 'étonnée. Elle craignait sans doute qu'il lui soit arrivé le ; pire.
- Moi aussi, dit Wallander. Je suppose que toi aussi? Elle hocha la tête sans répondre.
Nyberg avait défait les cordes. Le corps de Costa Run-feldt était étendu sur un brancard.
- Allons la chercher, dit Wallander. Après, elle pourra rentrer chez elle.
Vanja Andersson était très p‚le. Wallander découvrit qu'elle s'était habillée en noir. Avait-elle préparé ces vêtements à l'avance? Elle regarda le visage du mort, inspira très vite et hocha la tête.
- Pouvez-vous identifier cet homme comme étant Costa Runfeldt? demanda Wallander, en jurant intérieurement devant sa propre maladresse.
- Il est si maigre..., murmura-t-elle. L'attention de Wallander s'éveilla aussitôt.
- que voulez-vous dire ?
- Son visage est complètement creusé. Il n'avait pas cette tête-là, il y a trois semaines.
Wallander savait que la mort pouvait transformer la physionomie de quelqu'un de façon spectaculaire. Mais il sentait que Vanja Andersson parlait d'autre chose.
- Vous voulez dire qu'il a perdu du poids depuis la dernière fois que vous l'avez vu ?
- Oui. Il est devenu très maigre.
Wallander comprit que c'était important. Mais il ne savait pas encore comment interpréter cette information.
- Vous n'êtes pas obligée de rester, dit-il. Nous allons vous reconduire chez vous.
Elle lui jeta un regard désemparé, perdu.
- que vais-je faire de la boutique ? demanda-t-elle. De toutes les fleurs?
- Demain, vous n'êtes certainement pas obligée d'aller tra-187
vailler. Commencez par là. Ne pensez pas au-delà de demain pour l'instant.
Elle hocha la tête sans répondre. Ann-Britt Hôglund la raccompagna jusqu'à
la voiture de police qui devait la ramener chez elle. Wallander pensait à
ce qu'elle venait de dire. Costa Runfeldt disparaît sans laisser de trace pendant près de trois semaines. Lorsqu'on le retrouve, ligoté à un arbre et peut-être étranglé, il est dune maigreur incompréhensible. Wallander savait ce que cela indiquait : la captivité.
Il se tenait parfaitement immobile et suivait son propre raisonnement avec beaucoup d'attention. La captivité pouvait, elle aussi, être associée à la guerre. Les soldats prenaient des prisonniers.
Il fut interrompu dans ses pensées par l'approche de Lisa Holgersson, qui trébucha sur une pierre et faillit tomber avant d'arriver à sa hauteur. Il pensa qu'il pouvait tout aussi bien la prévenir sans détour de ce qui l'attendait.
- Tu as l'air d'avoir froid, dit-elle.
- J'ai oublié de prendre un gros pull. Il y a des choses qu'on n'apprend jamais, dans la vie.
Elle indiqua d'un signe de tête le brancard qu'on soulevait pour l'emporter vers le fourgon, qui attendait près des autres voitures.
- qu'en penses-tu ?
- C'est le même homme qui a tué Holger Eriksson. Difficile de penser autre chose.
- Si j'ai bien compris, il a été étranglé.
- D'habitude, dit Wallander, je me méfie des conclusions trop rapides. Mais je peux imaginer la manière dont les choses se sont passées. Il était en vie lorsqu'il a été ligoté à cet arbre. Peut-être évanoui. Mais il a été
étranglé ici même et abandonné sur place. De plus, il n'a pas opposé de résistance.
- Comment le sais-tu ?
- La corde n'était pas serrée. S'il avait voulu, il aurait pu se dégager.
- L'état de la corde ne peut-il pas indiquer précisément le contraire ?
objecta-t-elle. qu'il s'est débattu, qu'il a tenté de résister?
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Bonne question, pensa Wallander. Lisa Holgersson est un vrai policier, aucun doute là-dessus.
- C'est possible, dit-il. Mais je ne le pense pas. A cause d'une réflexion de Vanja Andersson. Elle a dit qu'il était devenu très maigre.
- Je ne vois pas le rapport ?
- Je me dis simplement qu'un amaigrissement rapide doit impliquer une faiblesse grandissante.
Elle comprit.
- Il reste ligoté au pied de l'arbre, poursuivit Wallander. Le meurtrier n'éprouve aucun besoin de masquer son acte. Ni de faire disparaître le corps. Cela rappelle ce qui est arrivé à Holger Eriksson.
- Pourquoi ici ? Pourquoi attacher quelqu'un à un arbre ? Pourquoi cette brutalité ?
- Lorsque nous l'aurons compris, nous saurons peut-être aussi pourquoi tout ceci est arrivé.
- Tu penses à quelque chose ?
- Je pense à beaucoup de choses. Je crois que le mieux que nous puissions faire pour l'instant, c'est de laisser Nyberg et ses hommes travailler en paix. Il est plus important que nous nous retrouvions à Ystad pour faire le point. Cela ne sert à rien de nous épuiser à tourner en rond dans cette forêt. De toute façon, il n'y a rien de plus à voir.
Elle n'avait pas d'objection. A deux heures du matin, ils laissèrent Nyberg et ses techniciens seuls dans la forêt. Il tombait une pluie fine, et le vent s'était levé. Wallander fut le dernier à partir.
que faisons-nous maintenant ? se demanda-t-il. Comment devons-nous continuer? Nous n'avons pas de mobile, nous n'avons pas de suspect. Nous n'avons qu'un journal de bord appartenant à un certain Harald Berggren. Un amateur d'oiseaux et un passionné de fleurs ont été tués. Avec une cruauté
étudiée. Presque démonstrative.
Il essaya de se souvenir des paroles d'Ann-Britt Hôglund. C'était important. quelque chose à propos de ´ virilité exacerbée ª. qui l'avait conduit à se représenter de plus en plus un meurtrier au passé militaire.
Harald Berggren était un ancien mercenaire. Plus qu'un soldat. quelqu'un qui ne
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défendait ni son pays, ni une cause. Un homme qui avait tué en échange d'un salaire mensuel.
Cela nous donne au moins un point de départ, pensa-t-il. Nous devrons nous y tenir jusqu'à nouvel ordre.
Il alla prendre congé de Nyberg.
- Tu veux qu'on recherche quelque chose en oarticulier? demanda celui-ci
- Non. Fais juste attention à tout ce qui pourrait rappeler ce qui est arrivé à Holger Eriksson.
- Je trouve que tout fait penser à Holger Eriksson Sauf peut-être les pieux de bambou.
- Je veux qu'on fasse venir des chiens à la première heure demain matin.
- Je serai sans doute encore là, fit Nyberg d'un air lugubre.
- Je vais évoquer ta situation avec Lisa.
Il espérait que cela pourrait tenir lieu d'encouragement, au moins symbolique.
- «a ne servira pas à grand-chose, dit Nyberg.
- En tout cas, ça ne servirait à rien de ne pas le faire. Wallander s'éloigna sans attendre la réponse.
¿ trois heures moins le quart, ils étaient rassemblés au commissariat.
Wallander arriva le dernier dans la salle de réunion. En voyant les visages gris de fatigue, il comprit qu'il fallait avant tout redonner de l'énergie à l'équipe. Il savait par expérience qu'il venait toujours un moment, au cours d'une enquête, o˘ les réserves de confiance semblaient définitivement épuisées. Sauf que, cette fois, ce moment intervenait particulièrement tôt.
Nous aurions eu besoin d'un automne tranquille, pensa Wallander. Toutes les personnes présentes sont encore marquées par les événements de cet été.
Il s'assit. Hansson lui servit un café.
- «a ne va pas être facile, commença-t-il. Ce que nous redoutions tous sans le dire s'est produit. Costa Runfeldt a été tué. Probablement par le même homme qui a tué Holger Eriksson. Nous ne savons pas ce que cela signifie.
Par exemple, nous ne savons pas si nous devons nous attendre à d'autres surprises désagréables du même ordre. Nous ne 190
savons pas si cette affaire va prendre la même tournure que ce que nous avons vécu cet été. Je voudrais cependant souligner le danger qu'il y aurait à établir d'autres rapprochements que celui que j'évoquais tout à
l'heure, à savoir que c'est vraisemblablement le même homme qui a frappé de nouveau. Pour le reste, il y a beaucoup de différences entre les deux meurtres. Plus de différences que de points communs II marqua une pause pour laisser place à d'éventuels commentaires. Personne ne prit la parole
- Nous devons continuer à ratisser large, poursuivit-il. Sans présupposés, mais avec détermination. Nous devons retrouver la trace de Harald Berggren.
Nous devons comprendre pourquoi Costa Runfeldt n'est pas parti pour Nairobi. Nous devons comprendre pour quelle raison il a commandé du matériel d'écoute professionnel juste avant de disparaître. Nous devons trouver un lien entre ces deux hommes, qui n'avaient à première vue aucun contact l'un avec l'autre. Dans la mesure o˘ les victimes n'ont pas été
choisies au hasard, ce lien existe nécessairement.
Cette fois encore, personne ne fit de commentaire. Wallander décida que le mieux était de mettre un terme à la réunion. Le plus urgent, dans l'immédiat, c'était que tous prennent quelques heures de repos. Ils se réuniraient à nouveau au matin.
Ils se séparèrent rapidement, dès que Wallander eut fini de parler.
Dehors, la pluie et le vent avaient augmenté d'intensité. En traversant le parking jusqu'à sa voiture, Wallander pensa à Nyberg et à ses techniciens.
Mais aussi à ce qu'avait dit Vanja Andersson.
que Costa Runfeldt avait beaucoup maigri au cours de ces trois semaines d'absence.
Wallander savait que c'était important.
Il avait du mal à envisager une autre explication que la captivité.
La question était seulement de savoir o˘ il avait été détenu.
Pourquoi ? Et par qui ?
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Wallander finit la nuit allongé sur le canapé du salon, car il devait se lever à nouveau dans peu de temps. Tout était silencieux dans la chambre de Linda lorsqu'il était rentré après la réunion au commissariat. Il avait réussi à s'endormir, mais s'était réveillé en sursaut, inondé de sueur, après un cauchemar dont il ne gardait qu'un souvenir confus. Il était à
Rome avec son père, et quelque chose lui avait fait peur. Peut-être dans son rêve la mort les accompagnait-elle déjà, à travers les rues de Rome, comme un avertissement ? Il se redressa sur le canapé. Il était tout entortillé dans les couvertures. Le réveille-matin indiquait cinq heures.
Il allait bientôt sonner. Wallander attendit quelques instants. Il se sentait infiniment lourd ; la fatigue lui vrillait le corps comme une douleur lancinante. Il rassembla toutes ses forces pour se lever et aller à
la salle de bains. Après la douche, il se sentit déjà un peu mieux. Il prépara le petit déjeuner et réveilla Linda à six heures moins le quart.
¿ six heures trente, ils prirent la route de l'aéroport. Linda, qui n'était pas matinale, n'ouvrit presque pas la bouche au cours du trajet. Ce ne fut que lorsqu'ils eurent quitté la E 65 en direction de l'aéroport de Stu-rup qu'elle se réveilla un peu.
- qu'est-ce qui s'est passé, cette nuit ? demanda-t-elle.
- quelqu'un a découvert un homme mort dans la forêt.
- Tu ne peux pas m'en dire plus ?
- Un type qui s'entraînait la nuit, un adepte de la course d'orientation.
Il a failli trébucher sur le mort.
- qui était-ce ?
- qui ? Le coureur ou le mort ?
- Le mort.
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- Un fleuriste. -Il s'était suicidé?
- Non, malheureusement.
- que veux-tu dire ?
- Il a été assassiné. Et ça signifie beaucoup de travail pour nous.
Elle resta silencieuse. Le b‚timent jaune de l'aéroport apparut.
- Je ne comprends pas comment tu tiens le coup, dit-elle enfin.
- Moi non plus. Mais je dois. quelqu'un doit.
La question suivante de Linda le prit complètement au dépourvu.
- Est-ce que tu crois que je pourrais faire un bon policier?
- Je croyais que tu avais d'autres projets.
- C'est vrai. Réponds-moi !
- Je ne sais pas. Mais sans doute, oui. S˚rement.
Ils n'en dirent pas plus. Wallander se gara sur le parking. Il prit le sac à dos de Linda dans le coffre de la voiture. Il pensait l'accompagner jusque dans le hall, mais elle secoua la tête.
- Rentre. Tu es tellement fatigué que tu tiens à peine sur tes jambes.
- Je dois travailler. Mais tu as raison, je suis fatigué. Puis il y eut un instant de flottement. Ils parlèrent de son
père à lui, qui était son grand-père à elle. Et qui n'était plus là.
- C'est curieux, lança-t-elle. Je pensais à ça dans la voiture. Tout ce temps qu'on passe à être mort...
Il marmonna une réponse vague. Puis ils se dirent au revoir. Elle promit d'acheter un répondeur. Il la vit disparaître entre les portes vitrées.
L'instant d'après, il était seul.
Il resta un moment assis dans la voiture en pensant à ce qu'elle venait de dire. …tait-ce cela qui rendait la mort si effrayante? Le fait qu'elle durait si longtemps?
Il démarra. Le paysage gris dégageait une impression aussi lugubre que l'enquête en cours. Wallander pensa aux événements des dernières semaines.
Un homme empalé
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dans un fossé. Un autre ligoté à un arbre. La mort pouvait-elle être plus repoussante ? Bien s˚r, la vision de son père gisant au milieu des tableaux n'avait rien d'agréable non plus. Il pensa qu'il devait revoir Baiba, le plus vite possible. Il l'appellerait dès ce soir. Il n'avait plus la force de supporter la solitude. La solitude le pourchassait. Elle durait depuis assez longtemps. Cela faisait cinq ans qu'il était divorcé. Il était en train de se transformer en vieux chien farouche. Il ne le voulait pas.
Il arriva au commissariat peu après huit heures. Avant toute chose, il alla chercher un café et passa un coup de fil à Ger-trud. Il la trouva étonnamment guillerette. Kristina, la sour de Wallander, s'attardait à
Loderup. Comme il était si occupé par l'enquête en cours, elles avaient pris la décision de procéder toutes les deux à l'inventaire de la petite succession paternelle. Les biens se limitaient essentiellement à la maison de Loderup. Mais il n'y avait presque pas de dettes.
Juste après la mort de son père, Gertrud avait demandé à Wallander s'il avait un souhait particulier. Il avait commencé par dire non. Puis il avait changé d'avis et s'était rendu à l'atelier o˘ il avait choisi, parmi les toiles achevées entassées le long des murs, un tableau avec coq de bruyère.
Pour une raison qu'il ne parvenait pas à s'expliquer, il ne voulait pas de la toile à laquelle travaillait son père au moment de sa mort. Celle qu'il avait prise se trouvait provisoirement dans son bureau, au commissariat. Il n'avait toujours pas décidé de son emplacement futur. Ni même s'il allait l'accrocher quelque part.
Puis il redevint policier.
Il commença par parcourir rapidement un compte rendu de l'entretien qu'avait eu Ann-Britt Hoglund avec le facteur de Holger Eriksson. Le facteur était une femme. Il remarqua qu'Ann-Britt Hoglund écrivait bien, sans phrases alam-biquées ni détails superflus. Manifestement, les policiers de la nouvelle génération apprenaient au moins à écrire de bons rapports - ce n'était pas le cas à son époque.
Mais il ne trouva rien qui lui sembl‚t d'une réelle importance pour l'enquête. Lorsque Holger Eriksson voulait parler au facteur, il suspendait un écriteau à sa boîte aux lettres.
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Mais la dernière fois remontait à plusieurs mois. Elle croyait se souvenir qu'il s'agissait de simples factures. Elle n'avait rien remarqué de particulier au cours des derniers temps. Tout était comme d'habitude. Elle n'avait pas non plus aperçu de voitures inhabituelles ou de personnes étrangères dans les parages. Wallander rangea le rapport. Puis il prit son bloc-notes et dressa une liste des priorités immédiates. quelqu'un devait avoir un entretien approfondi avec Anita Lagergren de l'agence de voyages de Malmo. quand Costa Runfeldt avait-il réservé son billet? En quoi consistait exactement un safari-orchidées ? Ils devaient accomplir le même travail que pour Holger Eriksson. Obtenir une image précise de la vie de Costa Runfeldt. En particulier, il leur faudrait interroger ses enfants.
Chercher à en savoir plus sur l'équipement technique acheté par Costa Runfeldt à l'entreprise de Bor‚s. quel usage comptait-il en faire ? ¿ quoi un fleuriste pouvait-il employer ce type de matériel ? C'était là un point essentiel s'ils voulaient comprendre ce qu'il lui était arrivé. Wallander repoussa son bloc et hésita, la main sur le téléphone. Il était huit heures et quart. Il courait le risque de réveiller Nyberg s'il l'appelait maintenant. Tant pis. Il composa le numéro de son portable. Nyberg répondit aussitôt. Il était encore dans la forêt, très loin de son lit. Wallander lui demanda comment se passait le ratissage du lieu du crime.
- Les chiens sont là, répondit Nyberg. Ils ont flairé la trace de la corde jusqu'à la zone d'exploitation. Mais cela n'a rien d'étrange, puisque c'est la seule voie d'accès à l'endroit o˘ on l'a retrouvé. On peut partir de l'idée qu'il n'est pas venu à pied. Il a d˚ être transporté en voiture.
- Des traces de pneus ?
- Plusieurs. Mais je ne peux rien dire de plus pour l'instant, bien s˚r.
- Autre chose ?
- Pas vraiment. La corde provient d'une corderie au Danemark.
- Au Danemark?
- Oui, mais on doit en trouver dans tous les magasins o˘ on vend des cordes. En tout cas, elle paraît neuve. Achetée exprès pour l'occasion.
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Wallander réprima un mouvement de malaise. Puis il posa la question qui motivait son appel.
- As-tu découvert le moindre indice qui signalerait qu'il ait tenté de résister au moment o˘ on le ligotait? Ou qu'il ait essayé de se dégager par la suite ?
Nyberg répondit sans hésiter.
- Non. Je ne crois pas qu'il se soit débattu. D'abord, je n'ai trouvé
aucune trace de lutte à proximité de l'arbre Dans ce cas, le sol aurait été
marqué. On aurait pu voir quelque chose. Deuxièmement, ni la corde ni l'écorce ne portent des traces de frottement. Il a été ligoté sur place. Et il s'est tenu tranquille.
- Comment interprètes-tu cela?
- Il n'y a que deux possibilités, à mon avis. Ou bien il était déjà mort, ou du moins inconscient, quand on l'a ligoté. Ou bien il a choisi de ne pas opposer de résistance. Mais cela paraît peu vraisemblable.
Wallander réfléchit.
- Il y a une troisième possibilité, dit-il ensuite. Il était trop faible pour résister.
Nyberg acquiesça. C'était une possibilité, en effet. Peut-être la plus plausible.
- Encore une question, poursuivit Wallander. Je sais que tu ne peux pas y répondre. Mais on ne peut pas s'empêcher de se représenter de quelle manière les choses ont pu se passer. Tout le monde joue aux devinettes, et c'est vrai dans la police plus que partout ailleurs, même si on le nie farouchement. Y avait-il plus d'une personne présente ?
- J'y ai pensé, dit Nyberg. Beaucoup d'éléments vont dans ce sens. Traîner quelqu'un dans la forêt et le ligoter à un arbre, ce n'est pas une opération simple. Mais j'ai des doutes.
- Pourquoi ?
- Honnêtement, je n'en sais rien.
- Revenons au fossé de Lodinge. quel était ton sentiment dans ce cas ?
- Le même. Logiquement, ils devaient être au moins deux. Mais j'ai l'impression que ce n'était pas le cas.
- Je partage ce sentiment. Et il me gêne.
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- quoi qu'il en soit, il semblerait que nous ayons affaire à quelqu'un de costaud.
Wallander n'avait pas d'autres questions personnelles.
- ¿ part cela? demanda-t-il. Autre chose?
- quelques vieilles canettes de bière et un faux ongle. C'est tout.
- Un faux ongle ?
- Du genre que se mettent les femmes. Mais si ça se trouve, il est là
depuis longtemps.
- Essaie de dormir quelques heures.
- Ah oui? Et quand?
Wallander sentit l'exaspération dans la voix de Nyberg et se dépêcha de raccrocher. Le téléphone sonna aussitôt. C'était Martinsson.
- Je peux passer? demanda-t-il. ¿ quelle heure est la réunion?
- Neuf heures. On a le temps.
Martinsson avait manifestement une nouvelle à lui communiquer. Wallander l'attendit avec impatience. Ce qui leur manquait plus que tout, à ce stade de l'enquête, c'était une percée décisive. Martinsson apparut à la porte et s'assit dans le fauteuil des visiteurs. Il s'exprima sans détour.
- J'ai pensé à cette histoire de mercenaires, dit-il. Au journal de Harald Berggren et au Congo. En me réveillant ce matin, je me suis rappelé que j'avais rencontré quelqu'un qui se trouvait là-bas en même temps que Harald Berggren.
- En tant que mercenaire ? demanda Wallander, surpris.
- Non. En tant que membre du contingent suédois de l'ONU, chargé de désarmer les forces belges dans la province du Katanga.
Wallander secoua la tête.
- J'avais douze ou treize ans à l'époque. J'ai très peu de souvenirs de cette histoire. Aucun, en fait -je sais juste que l'avion de Dag Hammarskjold s'est écrasé.
- Moi, j'étais à peine né, dit Martinsson. Mais j'ai des souvenirs de cours d'histoire.
- Tu disais donc que tu as rencontré quelqu'un?
- Il y a quelques années de cela. J'assistais aux réunions du parti. Après, on se retrouvait souvent pour discuter de
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façon plus informelle, autour d'un café. J'ai d'ailleurs attrapé mal au ventre à force de boire du café à l'époque. Wallander pianotait impatiemment sur son bureau.
- Au cours d'une réunion, j'étais assis à côté d'un homme d'une soixantaine d'années. Je ne sais plus comment nous avons abordé le sujet, mais il m'a raconté qu'il était en ce temps-là capitaine et aide de camp du général von Horn qui commandait le contingent suédois de l'ONU au Congo. Et je me suis rappelé qu'il avait évoqué la présence de mercenaires là-bas.
Wallander l'écoutait avec un intérêt croissant.
- J'ai passé quelques coups de fil ce matin. Et j'ai fini par obtenir une réponse positive. L'un de mes ex-camarades de parti s'est rappelé le nom de ce capitaine. Olof Hanzell. Il a pris sa retraite et il habite à
Nybrostrand.
- Bien, dit Wallander. On va lui rendre visite le plus tôt possible.
- Je l'ai déjà appelé. Il a dit qu'il nous rencontrerait avec plaisir, si nous pensions qu'il pouvait nous être utile. Il paraît très alerte, et il affirme que sa mémoire est excellente.
Martinsson lui tendit un numéro de téléphone griffonné sur un bout de papier.
- Nous devons tout essayer, dit Wallander. Et la réunion de ce matin ne va pas durer longtemps.
Martinsson se leva. Au moment de sortir, il se retourna.
- Tu as vu les journaux ? demanda-t-il.
- Et quand aurais-je eu le temps de le faire?
- Heureusement que Bjork n'est plus là. Il aurait disjoncté. Des habitants de Lodinge et d'autres communes ont pris la parole pour dire qu'après ce qui est arrivé à Holger Eriksson, il était nécessaire d'envisager la création d'une milice de citoyens.
- Ce n'est pas nouveau, répondit Wallander froidement. On s'en fiche.
- Je n'en suis pas si s˚r. Dans les journaux de ce matin, il y a une nouveauté notable.
-quoi?
- Ils ne s'expriment plus de façon anonyme. Ils se présentent, avec nom et photo. Ce n'est jamais arrivé aupara-199
vant. Désormais, on peut parler ouvertement d'une ´ milice citoyenne ª. Ce n'est plus un tabou.
Wallander comprit que Martinsson avait raison. Mais il avait du mal à
croire qu'il s'agissait d'autre chose que de l'habituelle manifestation d'inquiétude après un meurtre violent. Une inquiétude que Wallander comprenait d'ailleurs très bien.
- Ce n'est qu'un début, se contenta-t-il de dire. Attends de voir ce qui va se passer quand l'histoire de Costa Run-feldt sera connue du public. Nous devrions peut-être prévenir Lisa Holgersson de ce qui la guette.
- Elle te fait quelle impression ?
- Lisa Holgersson ? Elle me paraît très bien sous tous rapports.
Martinsson était revenu dans la pièce. Wallander vit à quel point il était fatigué. Il songea que Martinsson avait vieilli rapidement au cours de ses quelques années dans la police.
- Je croyais que ce qui s'est passé cet été était exceptionnel, dit Martinsson. Maintenant, je comprends que ce n'est pas vrai.
- Les ressemblances sont peu nombreuses. Nous ne devons pas faire de rapprochements imaginaires.
- Ce n'est pas ça. C'est toute cette violence. Comme s'il était désormais nécessaire de torturer les gens qu'on a décidé de tuer.
- Je sais, dit Wallander. Mais si tu te demandes comment changer le cours des choses, ce n'est pas à moi qu'il faut t'adresser.
Martinsson sortit. Wallander pensa à ce qu'il venait d'entendre. Il résolut de rendre visite lui-même au capitaine OlofHanzell.
Comme Wallander l'avait prédit, la réunion fut de courte durée. Ils n'avaient pas beaucoup dormi, mais tous paraissaient concentrés et pleins d'énergie. Ils savaient que l'enquête s'annonçait difficile. Per ¬keson, qui assistait à la réunion, écouta le compte rendu de Wallander et ne posa pas beaucoup de questions.
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Ils se partagèrent ensuite les différentes t‚ches et discutèrent des priorités. Le sujet de la demande de renforts resta en suspens jusqu'à
nouvel ordre. Lisa Holgersson avait dégagé un certain nombre de policiers de leurs obligations afin qu'ils participent à cette enquête, qui était désormais double. ¿ la fin de la réunion, qui avait duré une heure, chacun était déjà surchargé de travail.
- Une chose encore, dit Wallander pour conclure. Ces meurtres vont sans doute occuper une grande place dans les médias. Ce que nous avons vu jusqu'ici n'est qu'un commencement. D'après ce que j'ai cru comprendre, les habitants des communes des environs commencent à évoquer une fois de plus la création d'une milice de citoyens. Attendons de voir si la situation évolue dans le sens que je crois. Dans l'immédiat, le plus simple est que Lisa et moi-même nous chargions des contacts avec la presse. Si Ann-Britt pouvait assister aux conférences de presse, je lui en serais reconnaissant.
La réunion prit fin à dix heures dix. Wallander discuta un moment avec Lisa Holgersson. Ils décidèrent de tenir une conférence de presse à dix-huit heures trente. Puis il sortit dans le couloir pour parler à Per ¬keson, mais celui-ci avait déjà disparu. Wallander retourna dans son bureau et composa le numéro griffonné par Martinsson. En même temps, il se rappela qu'il n'avait toujours pas rendu le papier de Svedberg. Au même instant, Olof Hanzell décrocha. Il avait une voix aimable. Wallander se présenta et lui proposa de lui rendre visite dans la matinée. Le capitaine Hanzell lui expliqua le chemin. Lorsqu'il quitta le commissariat, le temps s'était éclairci. Il y avait du vent, mais le soleil brillait entre les nuages. Il se rappela qu'il devait penser à ranger un pull-over dans la voiture, en prévision des jours froids. Il était pressé, pourtant il s'arrêta devant une agence immobilière du centre-ville et examina les annonces affichées en vitrine. Il regardait uniquement les maisons à vendre. L'une d'entre elles lui parut intéressante. S'il en avait eu le temps, il serait entré pour demander une copie de la fiche de renseignements. Il nota mentalement le numéro de vente et retourna à sa voiture.
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Puis il quitta la ville et prit la direction de Nybrostrand, vers l'est.
Conformément aux instructions de Hanzell, il dépassa le terrain de golf sur sa gauche, tourna à droite et commença à chercher la rue des Harles. Toutes les rues du quartier portaient des noms d'oiseaux. Cette coÔncidence avait-elle un sens ? Il cherchait l'assassin d'un ornithologue amateur : à cette adresse, avec un peu de chance, quelqu'un l'aiderait à le retrouver.
Il erra un moment dans le quartier avant de trouver la bonne rue. Il se gara devant le portail de la villa de Hanzell. Elle n'avait pas plus de dix ans, pourtant elle paraissait en mauvais état. Wallander songea que c'était le genre de maison o˘ il ne pourrait jamais vivre. Il sonna. La porte s'ouvrit, révélant un homme en survêtement, avec des cheveux gris coupés ras et une fine moustache. Il semblait en bonne forme physique. Il sourit et tendit la main à Wallander.
- Ma femme est décédée il y a quelques années, dit Olof Hanzell. Depuis, je vis seul. La maison n'est peut-être pas très bien rangée. Mais entrez !
La première chose que remarqua Wallander fut un grand tambour africain placé dans le vestibule. Olof Hanzell suivit son regard.
- L'année que j'ai passée au Congo a été le voyage de ma vie, dit-il. Je ne suis jamais reparti par la suite. Les enfants étaient petits, ma femme ne voulait pas. Puis un jour, il a été trop tard.
Il invita Wallander à entrer dans un salon o˘ des tasses étaient déjà
disposées sur une table basse. Là aussi, des souvenirs africains décoraient les murs. Wallander prit place sur un canapé et accepta un café. En fait, il aurait eu besoin de manger. Olof Hanzell avait placé une assiette de biscottes sur la table.
- Je les fais moi-même, dit-il en indiquant les biscottes. C'est une occupation qui convient à un vieux militaire.
Sans perdre de temps, Wallander tira de sa poche la photographie prise devant la termitière et la tendit à Hanzell par-dessus la table.
- Je voudrais savoir si vous reconnaissez l'un ou l'autre de ces trois hommes. Pour vous aider, je peux préciser que 202
la photo a été prise au Congo à l'époque o˘ le contingent suédois de l'ONU
s'y trouvait.
Olof Hanzell prit la photographie sans la regarder, se leva et alla chercher des lunettes de lecture. Wallander se rappela la visite chez l'opticien, qu'il n'avait toujours pas faite. Hanzell approcha la photographie de la fenêtre et la considéra longuement. Wallander écouta le silence de la maison. Il attendait. Puis Hanzell revint. Sans un mot, il reposa la photographie sur la table et quitta la pièce. Wallander mangea une deuxième biscotte. Hanzell revint dans le salon, un album à la main.
Retournant à la fenêtre, il commença à le feuilleter. Wallander attendit.
Hanzell finit par trouver ce qu'il cherchait. Il revint vers la table et tendit l'album à Wallander.
- La photo tout en bas à gauche, dit-il. Elle n'est pas belle à voir, hélas. Mais je crois qu'elle va vous intéresser.
Wallander la regarda. Il tressaillit intérieurement. L'image représentait quelques soldats morts, alignés, le visage en sang, les bras arrachés, le torse déchiqueté. Ils étaient noirs, sans exception. Deux hommes se tenaient debout derrière eux, avec des fusils. L'un et l'autre étaient blancs. Ils posaient comme pour une photo de chasse. Les soldats morts constituaient le trophée.
Wallander reconnut immédiatement l'un des deux Blancs. C'était celui qui se tenait à gauche sur la photographie retrouvée dans la reliure du carnet de Harald Berggren. Il n'y avait aucun doute possible. C'était le même homme.
- Il m'a semblé le reconnaître, dit Hanzell. Mais je n'en étais pas s˚r. Il m'a fallu un moment pour trouver le bon album.
- qui est-ce? demanda Wallander. Terry O'Banion ou Simon Marchand ? Olof Hanzell parut sincèrement surpris.
- Simon Marchand, répondit-il. Je dois reconnaître que vous éveillez rna curiosité.
- Je vous expliquerai tout à l'heure. Dites-moi plutôt comment cette photo est entrée en votre possession.
Olof Hanzell se rassit.
- que savez-vous des événements au Congo à cette époque ? demanda-t-il.
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- Pas grand-chose. Pour ainsi dire rien.
- Dans ce cas, je voudrais vous les résumer brièvement. Je crois que c'est nécessaire pour comprendre.
- Prenez votre temps, dit Wallander.
- Commençons par exemple en 1953. Il existait alors quatre …tats africains indépendants membres des Nations unies. Sept ans plus tard, il y en avait vingt-six. Cela veut dire que le continent africain tout entier était en ébullition à l'époque. La décolonisation était entrée dans sa phase la plus dramatique. Chaque jour, un nouvel …tat proclamait son indépendance.
Souvent, les douleurs de l'accouchement étaient intenses. Mais pas toujours aussi violentes que dans le cas du Congo belge. En 1959, le gouvernement belge a élaboré un plan pour assurer la transition vers l'indépendance. La passation des pouvoirs avait été fixée au 30 juin 1960. ¿ mesure que cette date approchait, les troubles se sont intensifiés à travers le pays.
Différentes tribus s'opposaient, des violences de nature politique éclataient quotidiennement. Mais l'indépendance a été proclamée, et un politicien expérimenté du nom de Kasavubu est devenu président tandis que Lumumba était nommé Premier ministre. Vous avez sans doute déjà entendu ce nom : Lumumba.
Wallander hocha la tête sans conviction.
- Les premiers jours, poursuivit Hanzell, on a pu croire à une transition pacifique. Mais après quelques semaines à peine, Force publique, l'armée régulière du pays, s'est mutinée contre ses officiers belges. Des parachutistes belges ont alors été envoyés pour sauver leurs propres officiers. Le pays s'est vite trouvé plongé dans le chaos. La situation est devenue incontrôlable pour Kasavubu et Lumumba. Au même moment, le Katanga
- la province du pays située le plus au sud, et qui est aussi la plus riche à cause de ses ressources minières - proclamait à son tour son indépendance, sous la conduite de MoÔse Tschombé. Kasavubu et Lumumba ont alors demandé l'aide de l'ONU. Dag Hammarskjold, qui était secrétaire général à l'époque, a mis sur pied en très peu de temps une intervention des troupes de l'ONU, venues de Suède entre autres. Notre rôle devait se limiter à une mission de police. Les Belges restés au Congo soutenaient Tschombé
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au Katanga. Avec l'argent des grosses entreprises minières, ils ont aussi fait appel à des mercenaires de tout genre. C'est dans ce contexte qu'a été
prise cette photographie. Hanzell marqua une pause et but une gorgée de café.
- Cela vous donne peut-être une idée de la complexité de la situation et de la tension qui régnait.
- Je devine que la situation était extrêmement confuse, répondit Wallander, impatient d'entendre la suite.
- Plusieurs centaines de mercenaires étaient impliqués dans les combats au Katanga, reprit Hamzell. Ils venaient de plusieurs pays, France, Belgique, Algérie... quinze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il y avait encore beaucoup d'Allemands qui n'avaient jamais accepté la défaite du Reich. Ils se sont vengés sur des Africains innocents. Mais il y avait aussi un certain nombre de Scandinaves. Certains d'entre eux sont morts et ont été enterrés dans des lieux que plus personne ne connaît. Un jour, un Africain s'est présenté au cantonnement suédois de l'ONU avec des papiers et des photographies appartenant à des mercenaires qui avaient été tués.
Mais aucun Suédois parmi eux.
- Pourquoi dans ce cas s'est-il présenté chez vous?
- Nous avions la réputation d'être gentils et généreux. Il est arrivé avec sa boîte en carton, il voulait nous la vendre. Dieu sait o˘ il se l'était procurée
- Et vous l'avez achetée? Hanzell hocha la tête.
- Disons plutôt que nous avons procédé à un troc. Je crois que j'ai payé
cette boîte l'équivalent de dix couronnes. J'ai jeté la plupart des papiers. Mais j'ai gardé quelques photographies. Entre autres celle-ci.
Wallander décida de franchir un pas supplémentaire.
- Harald Berggren, dit-il. L'un des hommes de la photo est suédois et porte ce nom. Celui du milieu ou celui de droite, autrement dit. Est-ce que ce nom évoque quelque chose ?
Hanzell réfléchit. Puis il secoua la tête.
- Non, dit-il. Mais d'un autre côté, cela ne signifie pas grand-chose.
- Pourquoi ?
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- Beaucoup de mercenaires changeaient de nom. Pas seulement les Suédois. On prenait un nom d'emprunt tant qu'on était sous contrat. Lorsque tout était fini, si on était encore vivant, on pouvait reprendre son ancienne identité.
Wallander réfléchit.
- Harald Berggren aurait donc pu séjourner au Congo sous un autre nom?
-Oui.
- Il aurait donc aussi pu tenir ce journal sous son propre nom, qui faisait alors office de pseudonyme ?
-Oui.
- Harald Berggren aurait donc pu être tué sous un autre nom?
-Oui.
Wallander fixa sur Hanzell un regard scrutateur.
- En d'autres termes, il est presque impossible de savoir s'il est en vie ou non. Il peut être mort sous un nom et vivant sous un autre nom.
- Les mercenaires sont des individus farouches. Ce qui se comprend.
- Cela signifie qu'il est presque impossible de le retrouver, si lui-même ne le souhaite pas?
Olof Hanzell acquiesça. Wallander considéra l'assiette de biscottes.
- Beaucoup de mes collègues étaient d'un autre avis, dit Hanzell. Mais pour moi, les mercenaires ont toujours été des gens méprisables. Ils tuaient pour l'argent. Ils prétendaient combattre pour une idéologie. Pour la liberté. Contre le communisme. La réalité était différente. Ils tuaient sans discrimination. Ils exécutaient les ordres du plus offrant.
- Ce devait être très difficile pour eux de retrouver une vie normale, dit Wallander.
- La plupart n'y arrivaient jamais. Ils devenaient pour ainsi dire des ombres, des marginaux. Ou alors, ils buvaient jusqu'à ce que mort s'ensuive. Certains étaient sans doute dérangés depuis très longtemps.
- que voulez-vous dire ?
Olof Hanzell répondit sans hésiter.
- Des sadiques et des psychopathes.
Wallander hocha la tête. Il comprenait.
Harald Berggren était un homme qui existait sans exister. Et son rôle éventuel dans le double meurtre paraissait de plus en plus problématique.
Le sentiment de Wallander était net.
Il s'était enlisé. Il n'avait aucune idée de la suite à donner à l'enquête.
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Wallander s'attarda plus longtemps que prévu à Nybros-trand. Mais pas chez Olof Hanzell. Il avait pris congé de celui-ci à treize heures. En ressortant à l'air libre après leur longue conversation, il s'était senti désemparé. Au lieu de retourner à Ystad, il prit sa voiture jusqu'à la mer.
Après une hésitation, il décida d'aller se promener. Peut-être cela l'aiderait-il à faire le point? Il avait besoin de réfléchir. Mais lorsqu'il fut sur la plage et qu'il sentit le vent mordant, il changea d'avis et retourna à la voiture. Il monta du côté du passager et rabattit le dossier du siège le plus loin possible vers l'arrière. Puis il ferma les yeux et commença à ordonner mentalement tous les événements survenus depuis le jour, deux semaines plus tôt, o˘ Sven Tyrén était entré dans son bureau pour lui signaler la disparition de Holger Eriksson. On était à présent le 12 octobre, et ils avaient un meurtre supplémentaire à élucider.
Wallander passa en revue tout ce qui s'était passé entretemps, en essayant d'établir une chronologie. L'une des idées essentielles que lui avait transmises Rydberg : les événements qui survenaient en premier n'étaient pas nécessairement les premiers dans l'ordre des causes. Holger Eriksson et Gôsta Runfeldt avaient été assassinés l'un et l'autre. Mais que s'était-il produit en réalité? S'agissait-il d'une vengeance ou d'un crime crapuleux?
Et en quoi consistait le gain ?
Il ouvrit les yeux et considéra un hauban à demi arraché qui battait contre un m‚t, dans le vent. Holger Eriksson avait été empalé ; le piège avait été
préparé avec le plus grand soin. Gôsta Runfeldt avait été séquestré, puis étranglé.
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Maints détails inquiétaient Wallander. La cruauté délibérée, démonstrative.
Et pourquoi Gôsta Runfeldt avait-il été séquestré avant sa mort ? L'homme qu'ils tentaient d'identifier devait connaître à la fois Holger Eriksson et Gôsta Runfeldt. Aucun doute, à ce sujet du moins.
Il devait avoir une connaissance précise des habitudes de Holger Eriksson.
De plus, il devait être informé du départ de Gôsta Runfeldt pour Nairobi.
Ces données constituaient le seul point de départ tangible. Il fallait partir de là. En second lieu, le meurtrier ne s'était pas du tout inquiété
à l'idée que les corps seraient retrouvés. Certains indices semblaient même indiquer le contraire.
Wallander s'attarda sur ce point. Pourquoi agit-on de façon démonstrative?
Pour que quelqu'un le remarque. Le meurtrier voulait-il montrer ce qu'il avait accompli ? que voulait-il montrer, dans ce cas? que ces deux hommes étaient morts ? Pas seulement. Il voulait aussi qu'on sache de quelle manière cela s'était passé. Ils avaient été mis à mort avec une cruauté
minutieuse.
C'était une possibilité, pensa Wallander avec un malaise croissant. Dans ce cas, les meurtres de Holger Eriksson et de Gôsta Runfeldt s'inscrivaient dans un contexte beaucoup plus vaste. Dont il ne pouvait même pas soupçonner la portée. Cela ne signifiait pas nécessairement qu'on devait s'attendre à de nouvelles victimes. Mais cela indiquait que Holger Eriksson, Gôsta Runfeldt et celui qui les avait tués devaient être identifiés au sein d'un groupe. Une forme de communauté. Par exemple, une bande de mercenaires dans une guerre lointaine en Afrique.
Wallander eut soudain envie d'une cigarette. Il avait arrêté de fumer avec une facilité surprenante, quelques années auparavant, une fois sa décision prise. Mais il lui arrivait exceptionnellement de regretter cette habitude.
Il descendit de la voiture et monta à l'arrière. Changer de position, c'était comme changer de perspective. Il oublia les cigarettes et continua de réfléchir. Ce qu'ils devaient chercher - ou trouver au plus vite -, c'était le lien qui unissait Holger Eriksson et Gôsta Runfeldt. Ce lien pouvait être ténu et discret. Mais il existait, Wallander en était persuadé. Pour
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aboutir, ils devaient en savoir plus sur les deux hommes. ¿ première vue, ils étaient différents l'un de l'autre. Très différents. A commencer par l'‚ge. Ils appartenaient à deux générations distinctes. Trente ans les séparaient. Holger Eriksson aurait pu être le père de Gôsta Runfeldt. Mais il existait un point o˘ leurs trajectoires se croisaient. La recherche de ce point serait le noyau de l'enquête. Wallander ne voyait pas d'autre manière de procéder.
Le téléphone portable bourdonna. C'était Ann-Britt Hôglund.
- Il y a du nouveau ? demanda-t-il.
- J'avoue que je t'appelais par pure curiosité.
- La conversation avec le capitaine Hanzell était instructive. Il m'a raconté beaucoup de choses qui peuvent se révéler importantes. Ainsi, il se pourrait très bien que Harald Berggren vive aujourd'hui sous un autre nom.
Les mercenaires choisissaient souvent un pseudonyme pour signer leur contrat ou conclure un accord verbal.
- Cela va nous compliquer la t‚che.
- Oui, c'est aussi ce que j'ai pensé. Comme de perdre à nouveau l'aiguille dans la botte de foin. Mais ce n'est pas si s˚r, en fait. Combien de gens changent de nom au cours de leur vie? La recherche risque d'être laborieuse, mais pas impossible.
-O˘ es-tu?
- Au bord de la mer. ¿ Nybrostrand.
- que fais-tu ?
- ¿ vrai dire, je réfléchis dans la voiture.
Il constata qu'il avait donné une inflexion un peu sévère à sa voix, comme s'il éprouvait le besoin de se justifier.
- Dans ce cas, je ne vais pas te déranger plus longtemps, dit-elle.
- Tu ne me déranges pas. Je pensais revenir à Ystad maintenant. En passant par Lôdinge.
- Pour une raison particulière ?
- J'ai besoin de me rafraîchir la mémoire. Ensuite, je m'arrêterai à
l'appartement de Runfeldt. Je serai de retour vers quinze heures. Ce serait bien si Vanja Andersson pouvait être là.
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- Je m'en occupe.
Wallander prit la direction de Lôdinge. Il était loin d'avoir mené sa réflexion à son terme. Mais il avait progressé. Il disposait maintenant d'un canevas pour la suite de l'enquête. Il avait commencé à sonder une plus grande profondeur que prévu.
Il n'avait pas dit toute la vérité à Ann-Britt Hôglund. Sa visite chez Holger Eriksson n'avait pas pour seul but de lui rafraîchir la mémoire.
Wallander voulait revoir la maison juste avant de retourner à l'appartement de Runfeldt. Il voulait voir s'il existait des ressemblances. Il voulait savoir en quoi consistaient les différences.
En s'engageant sur le chemin de la ferme de Holger Eriksson, il découvrit non sans surprise que deux voitures y étaient déjà garées. qui pouvaient être les visiteurs ? Des journalistes qui consacraient cette journée d'automne à prendre de lugubres images du lieu du crime ? Il obtint la réponse dès qu'il eut pénétré dans la cour, en reconnaissant un avocat d'Ystad qu'il avait rencontré à différentes occasions. Il y avait aussi deux femmes, l'une de l'‚ge de Wallander, l'autre plus ‚gée. L'avocat, qui s'appelait Bjurman, lui serra la main.
- C'est moi qui suis chargé de la succession de Holger Eriksson, expliqua-t-il. Nous pensions que la police avait fini son travail dans la maison.
J'ai appelé le commissariat pour m'en assurer.
- Nous n'aurons pas fini tant que nous n'aurons pas retrouvé le coupable, répondit Wallander. Mais si vous voulez faire le tour de la maison, cela ne nous gêne pas.
Wallander se souvint d'avoir lu dans le dossier que Bjurman était l'exécuteur testamentaire d'Eriksson. Il croyait aussi savoir que Martinsson avait été en contact avec lui.
Maître Bjurman présenta Wallander aux deux femmes. La plus ‚gée lui serra la main avec raideur, comme s'il était indigne d'avoir affaire à un membre de la police. Wallander, très sensible à ce genre de comportement, sentit aussitôt monter la colère. Mais il se maîtrisa. L'autre femme se montra aimable.
- Mme M‚rtensson et Mme von Fessier représentent la 212
Fondation pour la culture régionale, dit Bjurman. Holger Eriksson a choisi de léguer presque tous ses biens à cette fondation. Il a donné des indications très précises concernant le mobilier. Nous nous apprêtions à en faire l'inventaire.
- Prévenez-mo: s'il manque quelque chose, dit Wallander. Autrement, je ne vous dérangerai pas. Je ne reste qu'un moment.
- La police n'a donc pas retrouvé le coupable? intervint la femme plus
‚gée, qui était Mme von Fessier.
Wallander perçut dans cette réplique à la fois un constat et une critique à
peine voilée.
- Non, dit-il. La police ne l'a pas retrouvé.
Il comprit qu'il devait s'éloigner tout de suite s'il ne voulait perdre son sang-froid. Il se détourna et se dirigea vers la maison. La porte d'entrée était ouverte. Afin de ne plus entendre les bruits de voix dans la cour, il la referma derrière lui. Une souris fila entre ses pieds et disparut derrière un vieux coffre placé contre le mur. C'est l'automne, pensa Wallander. Les campagnols sont de retour dans les murs. L'hiver approche.
Il fit le tour de la maison, lentement, avec une attention concentrée. Il ne cherchait rien de particulier ; il voulait graver les lieux dans sa mémoire. Cela lui prit un peu plus de vingt minutes. Lorsqu'il ressortit dans la cour, Bjurman et les deux femmes se trouvaient dans l'un des b
‚timents annexes. Wallander décida de s'éclipser sans rien dire. Il se dirigea vers sa voiture et jeta un regard en direction des champs. Aucune corneille ne criaillait au bord du fossé. Il s'apprêtait à ouvrir la portière, mais s'interrompit dans son geste. Bjurman avait dit quelque chose. quoi, au juste ? Il lui fallut quelques instants pour se le remémorer. Il retourna à la maison. Bjurman et les deux femmes s'attardaient dans les dépendances. Il ouvrit le portail et fit signe à
Bjurman d'approcher.
- qu'avez-vous dit tout à l'heure à propos du testament? demanda-t-il.
- Holger Eriksson a presque tout légué à la Fondation de Lund.
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- Presque tout? Il y avait donc une exception?
- Un legs de cent mille couronnes est allé à un autre bénéficiaire. C'est tout.
- quel bénéficiaire ?
- Une église de la paroisse de Berg. L'église de Svensta-vik, plus précisément. ¿ titre de donation.
Wallander n'avait jamais entendu parler de cet endroit.
- Svenstavik, répéta-t-il sans conviction. C'est en Scanie ?
- Non, ce serait plutôt dans le sud du Jamtland, du côté de Hàrjedalen.
- quel rapport avec Holger Eriksson ? demanda Wallander, surpris. Je croyais qu'il était né ici, à Ystad.
- Je n'en sais malheureusement rien, répondit Bjurman. Holger Eriksson était un homme très secret.
- Il n'a laissé aucune explication à ce sujet?
- Le testament de Holger Eriksson est un acte notarié exemplaire, à la fois laconique et précis. Il ne fait état d'aucune motivation de type affectif.
Aux termes de cet acte, l'église de Svenstavik doit recevoir cent mille couronnes. Elle les recevra.
Wallander n'avait pas d'autres questions. Il regagna sa voiture et appela le commissariat. »bba répondit. C'était à elle qu'il voulait parler
- Je voudrais que tu me trouves le numéro du pasteur de Svenstavik, dit-il.
¿ moins qu'il ne se trouve à Ostersund. Je présume que c'est la ville la plus proche.
- Svenstavik, répéta-t-elle. C'est o˘ ?
- Tu ne le sais pas ? C'est dans le sud du Jamtland.
- Tu es très fort, répondit-elle.
Wallander comprit qu'elle l'avait démasqué, et admit qu'il ne le savait que depuis quelques instants, gr‚ce à Bjurman.
- quand tu auras trouvé le numéro, communique-le-moi. Je suis dans ma voiture, je vais à l'appartement de Costa Runfeldt.
- Lisa Holgersson veut absolument te parler. Les journalistes n'arrêtent pas de téléphoner. Mais la conférence de presse a été repoussée jusqu'à
dix-huit heures trente.
- «a me convient parfaitement.
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- Ta sour a appelé aussi, poursuivit Ebba. Elle avait envie de te dire deux mots avant de retourner à Stockholm.
Le rappel de la mort de son père fut à la fois imprévu et brutal. Mais il ne pouvait se laisser aller à ses sentiments. Pas tout de suite.
- Je vais lui téléphoner, dit Wallander. Mais le plus important, c'est le numéro du pasteur de Svenstavik.
Arrivé à Ystad, il s'arrêta devant un kiosque et avala un hamburger insipide. Il s'apprêtait à retourner à la voiture, mais changea d'avis et revint vers le guichet. Il demanda un hot dog, qu'il mangea très vite, comme s'il commettait un acte illégal et qu'il craignait d'être pris en flagrant délit. Puis il se dirigea vers V‚stra Vallgatan. La vieille voiture d'Ann-Britt Hôglund était garée devant le porche de Costa Runfeldt.
Le vent soufflait encore par rafales. Wallander avait froid. Il se recroquevilla en traversant la rue. Lorsqu'il sonna à la porte de l'appartement, ce ne fut pas Ann-Britt qui lui ouvrit.
- Elle a d˚ rentrer chez elle, expliqua Svedberg lorsque Wallander lui demanda o˘ elle était. Un de ses enfants est malade. Et sa voiture ne voulait pas démarrer, alors elle a pris la mienne. Mais elle revient le plus vite possible.
Wallander entra dans le séjour et jeta un regard circulaire.
- Nyberg a déjà fini ? demanda-t-il, surpris.
- Tu n'es pas au courant ?
- De quoi ?
- Nyberg. Il s'est blessé le pied.
- Je ne savais pas, dit Wallander. qu'est-ce qui s'est passé ?
- Nyberg a glissé sur une flaque d'huile devant le commissariat. Il est tombé et il s'est déchiré un muscle ou un tendon du pied gauche. Il est à
l'hôpital. Il a appelé pour dire qu'il pouvait reprendre le travail. Mais il a besoin d'une béquille. Et il était très en colère.
Wallander pensa à Sven Tyrén, qui avait garé son camion-citerne devant l'entrée du commissariat.
Au même instant, on sonna à la porte. C'était Vanja Andersson. Elle était très p‚le. Wallander fit un signe à
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Svedberg, qui disparut dans le bureau de Gôsta Runfeldt. Il fit entrer Vanja Andersson dans le séjour. Elle paraissait effrayée de se retrouver dans l'appartement. Lorsqu'il lui proposa de s'asseoir, elle hésita.
- Je comprends que c'est désagréable, dit-il. Je ne vous aurais pas demandé
de venir si ce n'était pas indispensable.
Elle hocha la tête. Mais comprenait-elle vraiment? Toute cette histoire devait lui sembler aussi confuse que le fait que Gôsta Runfeldt n'e˚t jamais pris l'avion pour Nairobi, et qu'il e˚t été retrouvé mort dans un bois près de Mars-vinsholm.
- Vous êtes déjà venue dans cet appartement, commença-t-il. Et vous avez une bonne mémoire. Je le sais parce que vous avez pu nous indiquer la couleur de sa valise.
- Vous l'avez trouvée ?
Wallander se rendit compte qu'ils n'avaient même pas commencé à la chercher. Elle avait tout bonnement disparu de sa conscience.
Il s'excusa et rejoignit Svedberg, qui explorait avec méthode une étagère de la bibliothèque.
- As-tu entendu quelque chose à propos de la valise de Costa Runfeldt?
- Il avait une valise ? Wallander secoua la tête.
- Ce n'est rien, dit-il. J'en parlerai à Nyberg.
Il retourna dans le séjour. Vanja Andersson était immobile, sur le canapé.
Wallander sentit qu'elle voulait s'en aller le plus vite possible. Comme si le simple fait de respirer l'air de l'appartement lui co˚tait un immense effort.
- Nous reviendrons à la valise plus tard, dit-il. Ce que je voudrais vous demander pour l'instant, c'est de faire le tour de l'appartement en essayant de voir si quelque chose a disparu.
Elle lui jeta un regard plein d'effroi.
- Comment le verrais-je ? Je ne suis pas venue souvent.
- Je sais. Mais il se peut malgré tout que vous remarquiez quelque chose.
La disparition d'un objet, par exemple. Cela peut être important. Au point o˘ nous en sommes, tout est
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important. Si nous voulons retrouver celui qui a fait ça. Ce que vous souhaitez sans doute autant que nous.
Wallander aurait d˚ s'y attendre. Pourtant, la réaction de Vanja Andersson le prit au dépourvu.
Elle éclata en sanglots. Svedberg apparut dans l'encadrement de la porte du bureau. Wallander se sentait, comme toujours dans ces cas-là, complètement démuni. Les futurs policiers d'aujourd'hui apprenaient-ils, au cours de leur formation, à consoler les gens en larmes ? Il se promit de poser la question à Ann-Britt Hoglund quand l'occasion s'en présenterait.
Svedberg disparut dans la salle de bains et revint avec un mouchoir en papier qu'il lui tendit. Elle cessa de pleurer aussi vite qu'elle avait commencé.
- Excusez-moi. C'est très difficile.
- Je sais. Vous n'avez pas à vous excuser. Je crois qu'on pleure beaucoup trop rarement, de façon générale.
Elle lui jeta un regard surpris.
- «a vaut aussi pour moi, ajouta Wallander. Après un instant, elle se leva.
Elle était prête.
- Prenez tout votre temps, dit-il. Essayez de voir l'appartement tel qu'il était quand vous y êtes venue la dernière fois. Pour arroser les fleurs.
Prenez votre temps.
Il la suivit à une certaine distance. Les percées décisives, dans les enquêtes difficiles, se produisaient soit au cours d'une conversation, soit dans un silence absolu et concentré. Il avait pu le constater à plusieurs reprises. Dans l'immédiat, c'était le silence qui importait. Il voyait qu'elle faisait un réel effort.
Mais cela ne donna aucun résultat. Ils revinrent à leur point de départ, le canapé du séjour. Elle secoua la tête.
- Tout me paraît comme d'habitude, dit-elle. Je ne vois rien qui ait été
enlevé ou déplacé.
Wallander n'était pas surpris. Si elle avait marqué un arrêt au cours de sa tournée de l'appartement, il l'aurait vu.
- Autre chose? demanda-t-il.
- Je pensais qu'il était parti pour Nairobi. J'arrosais ses fleurs et je m'occupais du magasin.
- Et vous vous êtes parfaitement acquittée de ces deux t‚ches. Merci d'être venue.
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Il la raccompagna jusqu'à la porte. Svedberg sortit des toilettes.
- Rien ne semble avoir disparu, dit Wallander après le départ de Vanja Andersson.
- Cet homme me fait une impression très contradictoire, dit Svedberg pensivement. Sa pièce de travail est un curieux mélange de chaos et d'ordre maniaque. En ce qui concerne les fleurs, l'ordre règne sans partage. Je n'avais jamais cru qu'il existait autant de livres consacrés aux orchidées.
Mais ses documents personnels sont entassés n'importe comment. Dans la comptabilité de 1994, j'ai trouvé une déclaration de revenus datant de 1969. Cette année-là, il a d'ailleurs déclaré la somme de trente mille couronnes.
- Je me demande ce que nous gagnions, nous, à l'époque. Pas beaucoup plus, à mon avis. Sans doute beaucoup moins. Il me semble que nous touchions dans les deux mille couronnes par mois.
Il y eut un court silence pendant lequel ils méditèrent l'un et l'autre leurs revenus d'autrefois.
- Continue de chercher, dit enfin Wallander. Svedberg disparut. Wallander s'approcha de la fenêtre et
regarda le port. Il entendit une clé tourner dans la serrure. Ce devait être Ann-Britt Hôglund, puisque c'était elle qui avait les clés. Il la rejoignit dans le hall d'entrée.
- Rien de grave, j'espère ?
- Rhume d'automne, dit-elle. Mon mari se trouve dans ce qu'on appelait autrefois les Indes-Orientales. Mais je suis sauvée par ma voisine.
- Je m'interrogeais justement. Je croyais que les voisines serviables avaient disparu à la fin des années cinquante.
- C'est sans doute vrai. Mais j'ai de la chance. La mienne a la cinquantaine, et pas d'enfants. Mais ce n'est pas un service gratuit, bien s˚r. Et il lui arrive de dire non.
- que fais-tu dans ces cas-là?
Elle haussa les épaules avec résignation.
- J'improvise. Si c'est le soir, je trouve parfois une baby-sitter.
Souvent, je me demande moi-même comment je me débrouille. Et tu sais bien que je ne me débrouille pas toujours. Dans ces cas-là, j'arrive en retard.
Mais je ne crois
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pas que les hommes comprennent vraiment la gageure que c'est de travailler quand on a un enfant malade.
- Sans doute. Nous devrions peut-être décerner une médaille d'honneur à ta voisine.
- Elle envisage de déménager, dit Ann-Britt Hôglund avec lassitude. Je n'ose même pas penser à ce qui arrivera ce jour-là.
Puis elle changea de sujet.
- Vanja Andersson est venue ? demanda-t-elle.
- Venue et repartie. Il semblerait que rien n'ait disparu de l'appartement.
Mais elle m'a fait penser à tout autre chose. La valise de Costa Runfeldt.
Je dois dire que je l'avais complètement oubliée.
- Moi aussi. Mais il me semble qu'ils ne l'ont pas retrouvée dans la forêt.
J'ai parlé à Nyberg juste avant qu'il ne se casse le pied.
- C'était si grave que ça?
- Il a une sérieuse entorse.
- Alors il va être de très mauvaise humeur dans les jours qui viennent. Ce n'est pas bon du tout.
- Je vais l'inviter, dit Ann-Britt Hôglund joyeusement. Il aime le poisson au court-bouillon.
- Comment le sais-tu ? demanda Wallander, surpris.
- Il m'est déjà arrivé de l'avoir à dîner, répondit-elle. C'est un invité
très agréable. Il parle de tout, sauf de son travail.
Wallander se demanda fugitivement si lui-même pouvait être considéré comme un invité agréable. Certes, il essayait de ne pas trop parler de son travail. Mais quand avait-il été invité à dîner pour la dernière fois ? Il ne s'en souvenait même plus.
- Les enfants de Runfeldt sont arrivés, poursuivit Ann-Britt Hôglund.
Hansson s'en occupe. Il y a une fille et un fils.
Ils étaient entrés dans le séjour. Wallander considéra la photographie de l'épouse de Gôsta Runfeldt.
- Nous devrions chercher à savoir ce qui s'est passé, dit-il.
- Elle s'est noyée.
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- Plus en détail.
- Hansson a bien compris. Il n'a pas l'habitude de b‚cler ses interrogatoires. Il leur posera des questions sur leur mère.
Elle avait raison. Hansson avait beaucoup de mauvais côtés. Mais il excellait dans certains domaines, par exemple faire parler les témoins.
Rassembler des informations. Interroger des parents à propos de leurs enfants. Ou l'inverse, comme dans le cas présent.
Wallander lui résuma sa conversation avec Olof Hanzell. Elle l'écouta attentivement. Il omit quelques détails ; le plus important, c'était la conclusion, à savoir que Harald Berg- 1 gren pouvait très bien vivre quelque part sous un autre nom. j II le lui avait déjà signalé au téléphone; il constata qu'elle avait continué de réfléchir de son côté.
- S'il a officiellement demandé à changer de nom, dit-elle, nous pouvons en retrouver la trace par l'intermédiaire des services du procureur.
- Je doute qu'un mercenaire s'y prenne de manière aussi officielle, objecta Wallander. Mais nous allons nous en assurer. Comme du reste. Et ça ne sera pas facile.
Puis il évoqua sa rencontre avec maître Bjurman et les femmes de Lund devant la ferme de Holger Eriksson.
- J'ai traversé le Norrland en voiture avec mon mari il y a longtemps, dit-elle. J'ai le souvenir que nous sommes passés par Svenstavik.
- Ebba aurait d˚ m'appeler pour me donner le numéro du pasteur, dit soudain Wallander.
Il prit son téléphone portable dans sa poche ; il était débranché.
Wallander jura à voix haute et Ann-Britt tenta de dissimuler un sourire, sans succès. Il comprit qu'il se conduisait comme un enfant. Pour sauver la face, il composa lui-même le numéro du commissariat. Ann-Britt Hôglund lui prêta un crayon et il nota le numéro dans la marge d'un journal. Ebba avait tenté de l'appeler à plusieurs reprises.
Au même instant, Svedberg apparut dans le séjour, une liasse de papiers à
la main. Des quittances.
- J'ai peut-être trouvé quelque chose, dit Svedberg. Apparemment, Costa Runfeldt disposait d'un local en ville,
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dans Harpegatan. Il payait un loyer mensuel. Sauf erreur de ma part, c'est une comptabilité séparée, indépendante de celle de la boutique.
- Harpegatan ? demanda Ann-Britt Hôglund. C'est o˘ ?
- Près de Nattmanstorg, répondit Wallander. En plein centre.
- Vanja Andersson en a-t-elle parlé ?
- Elle n'était peut-être pas au courant, dit Wallander. Je vais me renseigner.
Il quitta l'appartement et marcha jusqu'à la boutique. Le vent soufflait maintenant par fortes rafales. Il fit le gros dos et retint son souffle.
Vanja Andersson était seule. Le parfum des fleurs était plus capiteux que jamais. Un court instant, Wallander se sentit submergé de solitude, en repensant au voyage à Rome et à son père qui n'était plus là. Mais il chassa ces pensées. Il était policier. Le deuil, il s'y abandonnerait quand il en aurait le temps. Pas maintenant.
- Une question, dit-il. ¿ laquelle vous pouvez sans doute répondre immédiatement par oui ou par non.
Le visage p‚le et effrayé de Vanja Andersson était tourné vers lui.
Certaines personnes donnaient toujours l'impression d'être préparées au pire. Mais comment le lui reprocher, vu les circonstances ?
- Saviez-vous que Costa Runfeldt louait un local dans Harpegatan?
Elle secoua la tête.
- Vous en êtes s˚re ?
- Costa n'avait pas d'autre local que celui-ci. Wallander sentit soudain qu'il était très pressé.
- C'est tout, dit-il. Pas d'autres questions.
Lorsqu'il revint à l'appartement, Svedberg et Ann-Britt Hôglund avaient rassemblé tous les trousseaux de clés qu'ils avaient pu dénicher. Ils prirent la voiture de Svedberg jusqu'à Harpegatan et s'arrêtèrent devant un immeuble ordinaire. Le nom de Costa Runfeldt ne figurait pas sur le tableau du hall d'entrée.
- Les factures précisent qu'il s'agit d'un sous-sol, dit Svedberg.
Ils descendirent l'escalier de la cave à t‚tons. Wallander 221
perçut un parfum acide de pommes d'hiver. Svedberg essaya différentes clés.
La douzième était la bonne. Ils entrèrent dans un couloir bordé de portes en métal peintes en rouge. Ce fut Ann-Britt Hôglund qui les alerta.
- Je crois que c'est ici, dit-elle.
Wallander et Svedberg la rejoignirent devant une porte décorée d'un autocollant représentant une fleur.
- Une orchidée, dit Svedberg.
- Une chambre secrète, répliqua Wallander. Svedberg continua à essayer ses clés. La porte était équipée d'une serrure supplémentaire, récente.
Enfin ils entendirent un déclic. Wallander sentit la tension monter d'un cran. Svedberg se remit au travail. Il ne lui restait plus que deux clés à
essayer lorsqu'il leva la tête vers les autres et leur fit signe qu'il avait trouvé la bonne.
- Alors on y va, dit Wallander. Svedberg ouvrit la porte.
16
La peur le lacéra comme une griffe.
Mais il était trop tard. Svedberg avait déjà ouvert la porte. Dans la fraction de seconde qui suivit, pendant laquelle la peur avait remplacé le temps, Wallander attendit l'explosion. Mais tout ce qu'on entendit fut le léger raclement de la main de Svedberg cherchant l'interrupteur à t‚tons.
Après coup, Wallander eut un peu honte de sa propre réaction. Pourquoi Runfeldt aurait-il protégé son local avec une charge explosive ?
Svedberg alluma. Ils entrèrent l'un derrière l'autre. L'unique éclairage provenait d'une série de lucarnes étroites situées au niveau du trottoir.
Wallander remarqua aussitôt qu'elles étaient équipées de barreaux intérieurs. C'était inhabituel. Costa Runfeldt avait d˚ les faire installer à ses propres frais.
La pièce était aménagée en bureau. Il y avait une table de travail. Des classeurs le long des murs. Une cafetière électrique et quelques tasses rangées sur un torchon, sur une autre table, contre le mur. Il y avait aussi un téléphone, un fax et une photocopieuse.
- On y va ou on attend Nyberg ? demanda Svedberg. Wallander réfléchissait.
Il avait entendu la question, mais
ne répondit pas tout de suite. Il essayait encore de comprendre ce que signifiait sa première impression. Pourquoi Costa Runfeldt avait-il loué
cette pièce et tenu une comptabilité séparée ? Pourquoi Vanja Andersson ignorait-elle son existence ? Et surtout : à quoi lui servait-elle ?
- Pas de lit, commenta Svedberg. Ce n'est donc pas un nid d'amour.
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- Aucune femme ne se sentirait très inspirée dans un endroit pareil, dit Ann-Britt Hôglund.
Wallander n'avait toujours pas répondu à la question de Svedberg. Le plus important était sans aucun doute de savoir pourquoi Costa Runfeldt avait gardé le secret sur l'existence de ce bureau. Car c'était bien un bureau.
Aucun doute là-dessus.
Il jeta un regard circulaire et constata qu'il y avait une autre porte. Il fit un signe de la tête à Svedberg, qui s'avança et abaissa la poignée. La porte n'était pas fermée à clé. Il l'ouvrit et jeta un coup d'oil.
- On dirait un labo photo, dit Svedberg. Avec tout l'équipement.
Au même instant, Wallander se demanda s'il n'existait pas tout compte fait une explication simple et logique à l'existence de ce local. Costa Runfeldt prenait beaucoup de photos. Ils avaient pu s'en rendre compte dans son apparie-, ment. Il possédait une vaste collection de photographies d'orchidées du monde entier. On voyait rarement des êtres humains sur ces photos, qui étaient le plus souvent en noir et blanc - alors même que les couleurs magnifiques de ces fleurs auraient eu de quoi séduire un photographe.
Wallander et Ann-Britt Hôglund s'étaient avancés pour jeter un regard pardessus l'épaule de Svedberg. C'était un petit labo, en effet. Il n'était pas nécessaire d'attendre Nyberg. Ils pouvaient examiner l'endroit par eux-mêmes.
En tout premier lieu, Wallander chercha une valise. Mais il n'y en avait pas. Il s'assit dans le fauteuil et commença à feuilleter les documents posés sur le bureau pendant que Svedberg et Ann-Britt Hôglund s'occupaient des classeurs. Wallander se rappela vaguement que Rydberg, il y a très longtemps, au commencement du monde, au cours de l'une des longues soirées qu'ils passaient ensemble sur son balcon à boire du whisky, avait dit que le travail d'un policier ressemblait un peu à celui d'un expert-comptable.
L'un et l'autre consacraient une grande partie de leur temps à feuilleter des papiers. Dans ce cas, pensa Wallander, je suis en train de contrôler les comptes d'un mort, dans le bilan duquel figure un bureau secret dans Harpegatan, à Ystad.
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Wallander ouvrit le premier tiroir du bureau. Il contenait un petit ordinateur portable. Les capacités de Wallander dans ce domaine étaient réduites. Même pour se servir du sien, dans son bureau au commissariat, il devait souvent demander l'aide d'un collègue. Mais Svedberg et Ann-Britt Hôglund avaient tous les deux l'habitude des ordinateurs et les considéraient comme un outil de travail parmi d'autres.
- Voyons ce qui se cache là-dedans, dit-il en le posant sur la table.
Il se leva. Ann-Britt Hôglund prit sa place dans le fauteuil. Il y avait une prise à côté du bureau. Elle ouvrit l'ordinateur et le mit en marche.
L'écran s'éclaira. Svedberg fouillait encore dans les classeurs. Elle commença à pianoter.
- Pas de code, murmura-t-elle. Il s'ouvre. Wallander se pencha pour mieux voir. Il était si près qu'il
perçut la trace d'un parfum discret. Il pensa à ses yeux. Il ne pouvait plus attendre. Il lui fallait des lunettes.
- C'est un registre, dit-elle. Différents noms de personnes.
- Regarde si Harald Berggren y figure, dit Wallander. Elle leva la tête, surprise.
- Tu crois ?
- Je ne crois rien. Mais on peut toujours essayer. Svedberg avait abandonné
ses classeurs et rejoint Wallander. Elle chercha dans le registre. Puis elle secoua la tête.
- Holger Eriksson ? proposa Svedberg. Wallander acquiesça. Elle chercha.
Rien.
- Choisis un nom au hasard dans la liste.
- Nous avons quelqu'un du nom de Lennart Skoglund, dit-elle. On essaie ?
- Mais c'est Nacka ! s'exclama Svedberg. Ils le dévisagèrent sans comprendre.
- C'était un joueur de foot célèbre. Il s'appelait Lennart Skoglund. On le surnommait Nacka. Vous avez quand même entendu parler de lui !
Wallander hocha la tête. En revanche, le nom n'évoquait rien pour Ann-Britt Hôglund.
- C'est un nom assez courant, dit Wallander. Regardons.
225
Elle fit apparaître le texte à l'écran. Il était très court. Wallander réussit à le lire en plissant les yeux.
Lennart Skoglund. Commencé 10 juin 1994. Terminé 19 ao˚t 1994. Pas de suite. Affaire classée.
- qu'est-ce que cela veut dire ? demanda Svedberg. que signifie áffaire classée ª ? quelle affaire ?
- «a aurait presque pu être écrit par nous, remarqua Ann-Britt Hôglund.
Au même instant, Wallander entrevit l'explication possible. Il pensa au matériel acheté par correspondance. Au labo photo. Au bureau secret. Cela paraissait peu vraisemblable. Mais parfaitement plausible. Le registre qu'ils avaient sous les yeux semblait le confirmer.
Wallander se redressa.
- Finalement, Costa Runfeldt ne s'intéressait peut-être pas qu'aux orchidées. On peut se demander s'il n'était pas aussi ce qu'on appelle communément un détective privé.
On pouvait envisager de nombreuses objections. Mais Wallander voulait suivre la piste jusqu'au bout, tout de suite.
- Je crois que j'ai raison, poursuivit-il. Je propose que vous vous mettiez à deux pour contredire mon hypothèse. Examinez soigneusement tout ce que vous trouverez ici. Ouvrez les yeux et n'oubliez pas Holger Eriksson. De plus, je veux que l'un de vous prenne contact avec Vanja Anders-son. Sans le savoir, elle a peut-être vu ou entendu des choses liées à cette activité. Moi, je retourne au commissariat pour parler aux enfants de Costa Runfeldt.
- Et la conférence de presse de dix-huit heures trente ? demanda Ann-Britt Hôglund. J'ai promis d'y assister.
- Il est plus important que tu restes ici.
Svedberg tendit ses clés de voiture à Wallander, qui fit un geste de dénégation.
- Je vais chercher la mienne, dit-il. J'ai besoin de bouger. Une fois dans la rue, il regretta aussitôt. Le vent soufflait fort et il faisait de plus en plus froid. Il hésita un instant à rentrer chez lui avant toute chose, pour prendre un pull. Mais il renonça. Il était pressé. De plus, il était inquiet. Ils faisaient de nouvelles découvertes.
Mais elles ne cadraient
pas avec les autres données de l'enquête. Pourquoi Costa Runfeldt aurait-il été détective privé ? Wallander marchait vite. Une fois dans sa voiture, il découvrit en mettant le contact que le voyant rouge était allumé. Il n'avait plus d'essence. Mais il ne prit pas la peine de s'arrêter à une station-service. L'inquiétude le rendait impatient.
Il parvint au commissariat peu avant seize heures trente. Ebba lui tendit une pile de messages téléphoniques qu'il fourra dans la poche de sa veste.
Arrivé dans son bureau, il commença par appeler Lisa Holgersson, qui lui confirma que la conférence de presse aurait lieu à dix-huit heures trente.
Wallander promit de s'en occuper. Il faisait cela sans plaisir. Il avait trop tendance à s'irriter de ce qu'il considérait comme des questions pressantes et pleines d'insinuations de la part des journalistes.
¿ plusieurs reprises, il y avait eu des plaintes relatives à son manque de coopération, émanant des plus hautes instances de la police à Stockholm.
C'était d'ailleurs cela qui avait fait comprendre à Wallander qu'il était connu au-delà du cercle étroit de ses collaborateurs et amis. Sa notoriété
était nationale, qu'il le veuille ou non.
Wallander fit part à Lisa Holgersson de la découverte du local de Costa Runfeldt. Dans l'immédiat cependant, il passa sous silence l'idée que Runfeldt aurait pu consacrer une partie de son temps à des activités de détective. Après avoir raccroché, il appela Hansson. La fille de Costa Runfeldt était dans son bureau. Ils décidèrent de se retrouver brièvement dans le couloir.
- J'ai laissé repartir le fils, dit Hansson. Il loge à l'hôtel Sekelg‚rden.
Wallander hocha la tête. Il savait o˘ se trouvait cet hôtel.
- «a a donné quelque chose ?
- Pas vraiment. On peut dire qu'il a confirmé l'image d'un homme passionné
par les orchidées.
- Et la mère ? La femme de Runfeldt ?
- Un accident tragique. Tu veux les détails?
- Pas maintenant. que dit la fille ?
- Je m'apprêtais à commencer l'entretien. J'ai passé beaucoup de temps avec le fils. J'essaie de faire les choses à
226
227
fond. Au fait, le fils habite à Arvika et la fille à Eskilstuna. Wallander jeta un coup d'oil à sa montre. Seize heures quarante-cinq. Il devait préparer la conférence de presse. Il pouvait néanmoins consacrer quelques minutes à la fille.
- «a te dérange si je lui pose quelques questions ?
- Pourquoi ça me dérangerait ?
- Je n'ai pas le temps de t'expliquer tout de suite. Mais les questions vont sans doute te paraître bizarres.
Ils entrèrent dans le bureau de Hansson. La femme assise dans le fauteuil des visiteurs était jeune. Wallander lui aurait donné vingt-trois ou vingt-quatre ans, au plus. Il crut aussi déceler une ressemblance physique avec le père. Elle se leva à leur entrée. Wallander sourit et lui serra la main.
Hansson s'adossa à la porte pendant que Wallander s'asseyait derrière le bureau. Le fauteuil paraissait neuf. Comment Hansson s'y était-il pris pour obtenir un nouveau fauteuil ? Le sien était en très mauvais état.
Hansson avait noté un nom sur un bout de papier : Lena Lônnerwall.
Wallander leva les yeux vers Hansson qui fit un signe de tête affirmatif.
Il ôta sa veste et la posa par terre, à côté du fauteuil. Elle suivait tous ses gestes du regard.
- Tout d'abord, dit-il, permettez-moi de vous présentei mes condoléances
- Merci.
Wallander remarqua qu'elle paraissait posée I1 eut la nette impression qu'elle n'allait pas fondre en larmes, et cela le soulagea.
- Vous vous appelez Lena Lônnerwall et vous habitez à Eskilstuna, poursuivit-il. Vous êtes la fille de Costa Run-feldt.
-Oui.
- L'inspecteur Hansson prendra tout à l'heure tous les autres renseignements personnels, qui sont malheureusement indispensables. Je n'ai que quelques questions à vous poser. tes-vous mariée ?
-Oui.
- quelle est votre profession ?
- Je suis entraîneuse de basket-bail. Wallander considéra un instant cette réponse.
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- Cela signifie que vous êtes professeur d'éducation physique ?
- Cela signifie que je suis entraîneuse de basket-bail. Wallander hocha la tête et laissa à Hansson les autres
questions relatives à ce sujet. Mais c'était la première fois qu'il se trouvait en face d'une femme entraîneuse de basket-bail.
- Votre père était fleuriste ? -Oui.
- Toute sa vie ?
- Dans sa jeunesse, il était en mer. Il a cessé de naviguer quand il s'est marié avec maman.
- Si j'ai bien compris, votre mère s'est noyée? -Oui.
La courte hésitation n'avait pas échappé à Wallander. Son attention s'aiguisa aussitôt.
- quand cela s'est-il produit?
- Il y a une dizaine d'années. Je n'avais que treize ans à l'époque.
Elle était tendue. Wallander poursuivit avec prudence.
- Pouvez-vous me dire un peu plus en détail ce qui s'est passé? O˘ cela s'est-il produit?
- Est-ce qu'il y a vraiment un rapport avec la mort de mon père ?
- La reconstitution chronologique fait partie du travail de base de la police, dit Wallander sur un ton qu'il espérait plein d'autorité.
Hansson, qui se tenait toujours appuyé à la porte, lui jeta un regard surpris.
- Je ne sais pas grand-chose, dit-elle.
Pas vrai, pensa Wallander. Tu sais, mais tu n'as pas envie d'en parler.
- Dites-moi ce que vous savez
- C'était en hiver. Pour une raison que j'ignore, ils sont partis en excursion à ¿lmhult. Un dimanche. Ils sont sortis sur le lac gelé. La glace a cédé. Papa a essayé de la sauver. Mais c'était impossible.
Wallander ne réagit pas. Il réfléchissait à ce qu'elle venait de dire.
quelque chose avait effleuré un autre élément de 229
l'enquête. Il finit par comprendre de quoi il s'agissait. Ce n'était pas lié à Costa Runfeldt, mais à Holger Eriksson. Dans son cas, il s'agissait d'un trou dans la terre. Dans le cas de la mère de Lena Lônnerwall, d'un trou dans la glace. Tous deux étaient tombés. L'instinct policier de Wallander lui disait qu'il y avait là un lien. Mais lequel ? Il ne le savait pas. Il ne savait pas davantage pourquoi la femme assise en face de lui ne voulait pas évoquer la mort de sa propre mère. Il laissa le sujet de l'accident et passa sans détour à la question principale.
- Votre père était fleuriste. Il avait aussi la passion des orchidées.
- C'est le premier souvenir que j'ai de lui. La façon dont il nous parlait des fleurs, à mon frère et à moi.
- D'o˘ lui venait cette passion ? Elle le considéra avec étonnement.
- D'o˘ vient la passion ? Peut-on répondre à cela? Wallander secoua la tête sans répondre.
- Saviez-vous que votre père était détective privé? Hansson tressaillit.
Wallander ne quittait pas des yeux la
femme assise en face de lui. Sa surprise lui parut sincère.
- Mon père aurait été détective privé ?
- Oui. Vous le saviez ?
- Ce n'est pas possible.
- Pourquoi ?
- Je ne comprends pas. Je ne sais même pas ce qu'est au juste un détective privé. Il en existe vraiment en Suède ?
- C'est une question qu'on peut se poser, dit Wallander. Mais votre père consacrait de toute évidence une partie de son temps à des activités de détective exerçant à titre privé.
- Comme Ture Sventon? C'est le seul détective suédois que je connaisse.
- Je ne parle pas de bande dessinée. Je parle sérieusement.
- Moi aussi. Je n'ai jamais entendu dire que mon père se serait livré à une chose pareille. que faisait-il ?
- Il est trop tôt pour répondre à cette question. Wallander était maintenant convaincu qu'elle ignorait
tout de l'activité secrète de son père. Son hypothèse était 230
peut-être erronée. Mais il était intimement persuadé du contraire : la découverte du deuxième bureau de Gosta Runfeldt représentait une percée dont ils ne pouvaient prévoir d'emblée toutes les conséquences. La chambre secrète de Harpegatan ne les conduirait peut-être qu'à d'autres chambres secrètes. Mais Wallander avait le sentiment que cette découverte secouait l'enquête tout entière. Un séisme à peine perceptible venait d'avoir lieu.
Tout s'était mis en mouvement. Il se leva.
- C'était tout - il lui tendit la main. Nous aurons certainement l'occasion de nous revoir.
Elle le considéra gravement.
- qui a fait cela ? demanda-t-elle.
- Je ne sais pas. Mais je suis convaincu que nous allons retrouver celui ou ceux qui ont tué votre père.
Hansson le suivit dans le couloir.
- Détective privé, fit-il. C'est une blague?
- Non. Nous avons découvert l'existence d'un bureau secret. Tu en sauras plus tout à l'heure.
Hansson acquiesça.
- Ture Sventon n'était pas un personnage de bande dessinée, dit-il ensuite.
C'était une série de bouquins.
Wallander était déjà parti. Il alla chercher un café et ferma la porte de son bureau. Lorsque le téléphone sonna, il décrocha et posa le combiné sur la table sans répondre. S'il avait eu le choix, il aurait annulé la conférence de presse. Avec une grimace, il prit son bloc-notes et fit une liste des principaux éléments qu'il pouvait communiquer aux journalistes.
Il se pencha en arrière et regarda par la fenêtre. Le vent se déchaînait au-dehors.
Si le meurtrier parle un langage, pensa-t-il, nous pourrions essayer de lui répondre. Si, comme je le crois, il a voulu montrer de quoi il était capable, nous pourrions lui signaler que nous avons bien vu ; mais que cela n'a pas suffi à nous faire peur.
Il jeta encore quelques notes sur le papier. Puis il se leva et se rendit dans le bureau de Lisa Holgersson. Il lui exposa 231
brièvement sa pensée. Elle l'écouta avec attention, puis hocha la tête. Ils allaient suivre sa proposition.
La conférence de presse devait avoir lieu dans la plus grande salle de réunion du commissariat. ¿ son entrée, Wallander eut le sentiment de retrouver l'ambiance de l'été, et la conférence de presse tumultueuse qu'il avait quittée dans un état de rage non dissimulé. Il reconnaissait la plupart des visages.
- Je suis contente que tu t'en charges, murmura Lisa Hol-gersson.
- C'est comme ça, répondit Wallander. quelqu'un doit le faire.
- Je fais juste l'introduction, dit-elle. Après, c'est à toi. Ils prirent place sur l'estrade. Lisa Holgersson souhaita la bienvenue à tous et laissa la parole à Wallander. Celui-ci constata qu'il transpirait déjà.
Il commença par un compte rendu détaillé des meurtres de Holger Eriksson et de Costa Runfeldt, en développant un certain nombre de détails choisis et en donnant son point de vue personnel : ces crimes étaient les plus violents auxquels ses collègues et lui aient jamais été confrontés. Il omit cependant de leur faire part de la découverte que Costa Runfeldt avait vraisemblablement exercé une activité secrète en tant qu'enquêteur privé.
Il ne dit rien non plus de l'homme qui avait autrefois servi comme mercenaire dans une guerre africaine, sous le nom de Harald Berggren.
En revanche, il leur dit tout autre chose. Ce dont il avait au préalable convenu avec Lisa Holgersson.
Il dit que la police disposait d'une piste sérieuse. Il ne pouvait donner de détails. Mais ils suivaient des indices précis, qu'il était prématuré de divulguer. Pour des raisons évidentes d'efficacité.
Cette pensée lui était venue au moment o˘ il avait senti l'enquête bouger -
un mouvement de fond, presque indécelable ; pourtant il l'avait clairement perçu.
Sa pensée était très simple.
Lorsqu'un tremblement de terre se produit, les gens fuient. Ils se dépêchent de quitter l'épicentre. Le meurtrier 232
- les meurtriers? - voulait que le monde reconnaisse le caractère sadique et prémédité de ses actes. ¿ présent, les enquêteurs pouvaient confirmer qu'ils avaient bien vu. Mais ils pouvaient aussi préciser leur réponse : ils en avaient peut-être vu plus que prévu.
Wallander voulait mettre le meurtrier en mouvement. La proie mobile était plus facile à repérer que la proie immobile tapie dans l'ombre.
…videmment, cela pouvait tout aussi bien provoquer l'effet contraire. La proie pouvait se rendre invisible. Pourtant, il lui semblait que ça valait le coup d'essayer. De plus, il avait obtenu l'appui de Lisa Holgersson, alors même que cela impliquait de faire une entorse à la vérité. Ils ne disposaient d'aucune piste. Seulement de données fragmentaires et incohérentes.
Wallander se tut pour laisser place aux questions. La plupart d'entre elles étaient prévisibles. Il les avait déjà entendues, et il les entendrait à
nouveau aussi longtemps qu'il serait policier. Il y répondit comme d'habitude.
Ce ne fut que vers la fin, alors que Wallander commençait à s'impatienter et que Lisa Holgersson lui faisait signe de conclure, que la conférence de presse prit une tournure tout à fait inattendue. L'homme qui leva la main pour demander la parole se trouvait au fond de la salle, dans un coin.
Wallander ne l'avait pas vu et s'apprêtait à finir lorsque Lisa Holgersson lui fit remarquer discrètement qu'il y avait encore une question.
- Je représente le journal Le Rapporteur, commença l'homme. J'ai une question que j'aimerais bien vous poser.
Wallander chercha dans sa mémoire. Il n'avait jamais entendu parler d'un journal de ce nom. Son impatience grandissait.
- quel journal avez-vous dit ?
- Le Rapporteur.
Wallander perçut un mouvement de malaise dans la salle.
- Je dois avouer que je n'en ai jamais entendu parler. quelle était la question ?
- Le Rapporteur est l'héritier d'une longue tradition, répliqua l'homme, imperturbable. Son nom est celui d'un
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journal satirique et critique du début du xixe siècle. Notre premier numéro doit paraître prochainement.
- Une seule question, dit Wallander. quand vous aurez publié votre premier numéro, je répondrai à deux questions.
Des rires fusèrent dans la salle. Mais l'homme resta impassible. Il avait quelque chose d'un prédicateur. Ce futur Rapporteur était peut-être d'inspiration religieuse. Ou crypto-religieuse. La nouvelle spiritualité a fini par gagner Ystad, pensa Wallander. La plaine de l'ouest est conquise, maintenant c'est au tour de l'est.
- Comment la police d'Ystad réagit-elle à la décision des habitants de Lodinge d'instaurer une milice citoyenne?
Wallander avait du mal à distinguer le visage de l'homme à cette distance.
- Je n'ai pas entendu dire que les habitants de Lodinge avaient l'intention de commettre collectivement quelque bêtise que ce soit, répondit-il. ,,
- Et pas seulement à Lodinge, poursuivit l'homme, i comme s'il n'avait pas entendu. Il existe un projet d'organisation à l'échelle nationale, pour fédérer les milices locales. Une force de police populaire capable de protéger les citoyens. qui se chargera de tout ce que la police néglige. Ou dont elle n'a pas l'énergie de s'occuper. L'un des points de départ serait la région d'Ystad.
Le silence s'était fait dans la salle.
- Et pourquoi ce privilège reviendrait-il à Ystad ? demanda Wallander, qui ne savait toujours pas s'il devait prendre cet homme au sérieux.
- En l'espace de quelques mois, il s'est produit plusieurs meurtres brutaux dans la région. Il faut reconnaître que la police a réussi à résoudre l'affaire de cet été. Mais on dirait que ça recommence. Les gens veulent vivre. Pour de vrai. Pas sous forme de souvenir chez les autres. La police suédoise a baissé les bras devant la criminalité, qui sort de son trou aujourd'hui. C'est pourquoi la milice citoyenne est la seule solution aux problèmes de sécurité qui se posent.
- Le fait que des particuliers se substituent à la loi n'a jamais résolu le moindre problème, dit Wallander. La police d'Ystad n'a qu'une réponse à
donner à ce type d'initiative.
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Cette réponse est claire, univoque, et ne peut donner lieu à aucun malentendu. Toute initiative privée visant à constituer une force d'ordre parallèle sera considérée de notre côté comme illégale et sera vigoureusement combattue en tant que telle.
- Dois-je en conclure que vous êtes opposé à la milice citoyenne ? demanda l'homme.
Wallander voyait à présent nettement son visage p‚le et émacié. Il décida de ne pas l'oublier.
- Oui, répondit-il. Cela signifie que nous sommes opposés à toute tentative de constituer une milice de citoyens.
- Vous ne vous interrogez pas sur ce que les gens de Lodinge vont penser de cette réaction ?
- Je m'interroge peut-être. Mais je n'ai pas peur de la réponse.
Wallander mit un terme rapide à la conférence.
- Tu penses qu'il était sérieux? demanda Lisa Holgers-son lorsqu'ils se retrouvèrent seuls dans la salle de réunion.
- Peut-être. Nous devrions rester vigilants sur ce qui se passe à Lodinge.
Si les gens commencent à réclamer ouvertement une milice de citoyens, cela veut dire que la situation a changé. Cela peut nous causer des ennuis.
Il était dix-neuf heures. Wallander quitta Lisa Holgersson et retourna dans son bureau. Il avait besoin de réfléchir. Il ne se souvenait pas qu'une enquête lui e˚t jamais laissé aussi peu de temps pour réfléchir.
Le téléphone sonna. Il décrocha aussitôt. C'était Svedberg.
- Comment s'est passée la conférence de presse ?
- Un peu plus mal que d'habitude. Et vous ?
- Je pense que tu devrais venir. Nous avons trouvé un appareil photo contenant un rouleau de pellicule. Nyberg est avec nous. Nous avions l'intention de le développer.
- Pouvons-nous affirmer qu'il menait une double vie en tant qu'enquêteur privé ?
- Nous le pensons. Mais nous pensons aussi autre chose. Wallander attendit, tous les sens en alerte.
- Nous croyons que l'appareil photo contient des images de son dernier client.
- J'arrive, dit Wallander.
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Il quitta le commissariat sous la bourrasque. Les nuages se pourchassaient dans le ciel. En se dirigeant vers sa voiture, il se demanda si les oiseaux migrateurs se déplaçaient de nuit par un vent aussi fort.
Sur la route de Harpegatan, il s'arrêta pour prendre de l'essence. Il se sentait fatigué et vide. Il se demanda quand il aurait le temps de visiter une maison. Et de penser à son père. Il se demanda quand Baiba viendrait.
Il consulta sa montre. …tait-ce le temps ou sa vie qui passait ainsi ? Il était trop fatigué pour en décider. Il démarra. Sa montre indiquait dix-neuf heures trente-cinq.
quelques minutes plus tard, il se gara dans Harpegatan et descendit au sous-sol.
17
Tendus, ils contemplèrent l'image qui émergeait peu à peu du bain de révélateur. Wallander ne savait pas à quoi il s'attendait exactement ni même ce qu'il espérait voir surgir dans cette obscurité o˘ il se tenait, immobile, aux côtés de ses collègues. La lumière rouge lui donnait l'impression de guetter une apparition peu respectable. Nyberg dirigeait les opérations techniques. Il se déplaçait en sautillant sur une béquille, après son accident devant le commissariat. Et il était d'humeur particulièrement grincheuse.
En attendant, ils avaient fait des progrès pendant que Wallander s'occupait des journalistes. Il ne subsistait plus de doute quant au fait que Costa Runfeldt avait bien exercé une activité de détective privé. D'après les listes de clients qu'ils avaient trouvées, il s'y livrait depuis au moins dix ans. Les notes les plus anciennes remontaient au mois de septembre 1983.
- Son activité semble avoir été assez limitée, expliqua Ann-Britt Hôglund.
Il a eu, au maximum, sept ou huit missions par an. On peut imaginer que c'était un passe-temps, un loisir.
Svedberg, de son côté, avait tenté de déterminer de quel type de mission il s'agissait.
- Dans la moitié des cas à peu près, il est question d'infidélité présumée, dit-il après avoir consulté ses notes. Bizarrement, ce sont surtout les hommes qui soupçonnent leur femme.
- qu'est-ce que ça a de bizarre ? demanda Wallander. Svedberg dut admettre qu'il n'avait pas de réponse valable.
- Je ne pensais pas que ce serait le cas, dit-il seulement. Mais qu'est-ce que j'en sais, après tout?
237
Svedberg était célibataire et n'avait jamais fait état d'une liaison avec une femme. Il avait passé la quarantaine et semblait satisfait de son état.
Wallander lui fit signe de poursuivre.
- On trouve au moins deux cas par an de patrons qui soupçonnent leurs employés de les voler. Plus un certain nombre de missions de surveillance de nature mal définie. L'ensemble donne une impression assez monotone. Ses notes ne sont pas très détaillées. Mais il se faisait bien payer.
- Alors, nous savons du moins comment il finançait ses voyages à
l'étranger, dit Wallander. Rien que celui de Nairobi, qui n'a jamais eu lieu, co˚tait trente mille couronnes.
- Il avait une mission en cours au moment de sa mort, intervint Ann-Britt Hôglund.
Elle posa un calendrier sur la table. Wallander pensa aux lunettes qu'il n'avait pas encore achetées et ne prit même pas la peine d'y jeter un regard.
- Apparemment, il s'agissait d'une mission courante, de celles dont il avait le plus l'habitude, poursuivit-elle. Une personne dénommée ´ Mme Svensson ª, sans plus, soupçonne son mari de la tromper.
- Ici, à Ystad? demanda Wallander. Ou bien exerçait-il aussi ailleurs ?
- En 1987, il a effectué une mission à Markaryd, dit Svedberg. C'est ce qu'on trouve de plus au nord. Pour le reste, il se limite à la Scanie. En 1991, il se rend deux fois au Danemark et une fois à Kiel. Je n'ai pas eu le temps de regarder en détail, mais il s'agit d'un chef machiniste employé
à bord d'un ferry qui aurait eu une aventure avec une serveuse qui travaillait sur le même bateau. Sa femme avait des raisons d'être jalouse.
- Mais pour le reste, il n'a exercé que dans la région d'Ystad?
- Je ne dirais pas cela, répondit Svedberg. Il faudrait plutôt parler de la Scanie du Sud et de l'Est.
- Holger Eriksson? poursuivit Wallander. Avez-vous trouvé son nom ?
Ann-Britt Hôglund jeta un regard à Svedberg, qui fit non de la tête.
- Harald Berggren ?
- Non plus.
- Avez-vous trouvé une indication sur un lien existant entre Holger Eriksson et Gôsta Runfeldt?
La réponse fut négative. Ils n'avaient rien trouvé. Ce lien doit pourtant exister, pensa Wallander. Il est invraisemblable de penser que nous aurions affaire à deux meurtriers différents. Aussi invraisemblable que d'imaginer que les victimes ont été choisies au hasard. Le lien existe. C'est juste que nous ne l'avons pas encore trouvé.
- Je ne le comprends pas, reprit Ann-Britt Hôglund. Cet homme était à
l'évidence passionné par les fleurs. En même temps, il consacrait du temps à cette autre activité.
- Les gens sont rarement tels qu'on se les représente, répondit Wallander.
Il se demanda fugitivement si cela valait aussi pour lui.
- Il semblerait qu'il ait gagné pas mal d'argent par ce biais, dit Svedberg. Sauf erreur de ma part, il n'a signalé aucun de ces revenus parallèles dans ses déclarations d'impôts. Se pourrait-il tout simplement qu'il ait gardé cette activité secrète pour ne pas que le fisc s'en mêle ?
- Je ne le pense pas, dit Wallander. Détective privé, c'est tout de même une occupation assez douteuse aux yeux de
' plupart des gens.
- Ou puérile, intervint Ann-Britt Hôglund. Un jeu pour as hommes qui auraient oublié de grandir.
Wallander éprouva une envie confuse de la contredire, lais comme il ne trouvait pas d'argument, il laissa tomber.
L'image développée par Nyberg représentait un homme, t photographie avait été prise à l'extérieur. Aucun d'entre ne put identifier le décor. L'homme avait la cinquan-. taine, des cheveux courts, peu fournis. Selon Nyberg, les : photos avaient été prises à une grande distance. Certains négatifs étaient flous. Cela pouvait indiquer que Gôsta Runfeldt s'était servi d'un téléobjectif sensible au moindre mouvement.
- Mme Svensson prend contact avec lui pour la première fois le 9 septembre, dit Ann-Britt Hôglund. Le 14 et le
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17 septembre, Runfeldt note qu'il ´ travaille à sa mission ª.
- C'est quelques jours seulement avant son départ pour Nairobi, remarqua Wallander.
Ils étaient entre-temps sortis de la chambre noire. Nyberg, assis à la table, examinait une série de chemises cartonnées contenant des photographies.
- qui est son client ? demanda Wallander. Mme Svens-son?
- Ses registres et ses notes manquent de précision, dit Svedberg. C'était un détective laconique. Mme Svensson n'a même pas d'adresse.
- Comment un détective privé recrute-t-il ses clients ? demanda Ann-Britt Hôglund. Il devait faire de la publicité quelque part.
- J'ai vu des annonces dans les journaux, dit Wallander. Peut-être pas dans Ystads Allehanda. Mais dans les quotidiens nationaux. Il doit être possible de retrouver la trace de cette Mme Svensson.
- J'ai parlé au gardien de l'immeuble, dit Svedberg. Il pensait que Runfeldt possédait un genre d'entrepôt ici. Il n'a jamais vu quelqu'un lui rendre visite au sous-sol.
- Il donnait sans doute rendez-vous ailleurs à ses clients, dit Wallander.
Ici, c'était sa chambre secrète.
Ils méditèrent ces propos en silence. Wallander se demandait ce qui était le plus important, à présent. En même temps, la conférence de presse continuait de le hanter. L'homme du Rapporteur l'avait inquiété. Une organisation nationale était-elle réellement sur le point de se constituer?
Si c'était le cas, Wallander savait que l'étape suivante n'était pas loin -
ces gens commenceraient à inventer leurs propres ch‚timents et à les mettre en ouvre. Il éprouvait le besoin de raconter à Ann-Britt Hôglund et à
Svedberg ce qui s'était passé. Mais il s'abstint. Il valait mieux aborder cette question au cours de la prochaine réunion de l'équipe. De plus, c'était à Lisa Holgersson de le faire.
- Nous devons retrouver Mme Svensson, dit Svedberg. Mais comment ?
- Nous devons la trouver, répéta Wallander. Et nous la trouverons. Il faut mettre le téléphone sur écoute et éplucher
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papiers qui sont ici. Mme Svensson ilque part. J'en suis convaincu. J'ai l'in-
à nouveau tous les
existe forcément quelque part.
tention de vous confier ce travail. Pendant ce temps, je vais parler au fils Runfeldt.
Il quitta Harpegatan. Le vent soufflait encore par rafales. La ville paraissait déserte. Il tourna dans Hamngatan, se gara devant la poste et ressortit dans la bourrasque. Il se voyait sous les traits d'un personnage pathétique : un policier dans un pull-over trop mince luttant contre le vent dans une petite ville déserte, en automne. La défense de la loi en Suède, pensa-t-il. Ou ce qu'il en reste. Voilà à quoi elle ressemble. Des policiers gelés dans des pulls trop minces.
Il prit à gauche devant la Caisse d'épargne et suivit la rue qui conduisait à l'hôtel Sekelg‚rden. L'homme qu'il cherchait s'appelait Bo Runfeldt. ¿ la réception, un jeune homme était en train de lire derrière le comptoir.
Wallander lui fit un signe de tête.
- Salut, dit le garçon.
Wallander s'aperçut soudain qu'il le connaissait. Il lui fallut quelques instants pour reconnaître le fils aîné de Bjôrk, l'ancien chef de la police.
- quelle surprise ! dit Wallander. Comment va ton père?
- Il s'ennuie à Malmb.
Ce n'est pas Malmô qui l'ennuie, pensa Wallander. C'est le fait d'être chef.
- qu'est-ce que tu lis?
- Un bouquin sur les fractales.
- Les fractales ?
- Ce sont des maths. J'étudie a l'université de Lund. L'hôtel, c'est juste un petit boulot.
- Très bien, dit Wallander. Et moi, je ne suis pas venu pour réserver une chambre. Mais pour voir un de tes clients. Bo Runfeldt.
- Il vient de monter dans sa chambre.
- Y a-t-il un endroit o˘ nous pourrions parler sans être dérangés ?
- Il n'y a personne ce soir. Vous pouvez vous mettre dans la salle des petits déjeuners.
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Il indiqua le couloir.
- J'y vais, dit Wallander. Appelle-le dans sa chambre et dis-lui que je l'attends.
- J'ai lu les journaux. Pourquoi est-ce que ça devient de plus en plus dur ?
Wallander le considéra avec intérêt.
- que veux-tu dire ?
- La brutalité. La violence. quoi d'autre ?
- Je ne sais pas, répondit Wallander. Sincèrement, je ne sais pas. Et pourtant, je ne crois pas moi-même à ce que je suis en train de dire. En fait, je crois que je sais. En fait, tout le monde sait.
Le fils de Bjork voulait poursuivre la conversation. Mais Wallander leva la main et indiqua le téléphone. Puis il alla s'asseoir dans la salle à
manger, en pensant à la question qui venait de lui être posée. D'o˘ venait sa réticence à répondre - alors qu'il connaissait parfaitement l'explication? La Suède qui était la sienne, o˘ il avait grandi, le pays édifié après la guerre, ne reposait pas sur des fondations aussi solides qu'on le pensait. En dessous, il y avait des sables mouvants. ¿ l'époque déjà, les cités en construction étaient qualifiées d'ínhumaines ª.
Comment s'attendre à ce que les gens qui devaient vivre là conservent une ´
humanité ª intacte? La société s'était durcie. Les gens qui se sentaient inutiles ou carrément rejetés dans leur propre pays réagissaient par l'agressivité et le mépris. Il n'existait pas de violence gratuite, Wallander le savait. Toute violence avait un sens pour celui qui l'exerçait. Oser accepter cette vérité, c'était le seul moyen, le seul espoir de modifier cette évolution.
Comment serait-il possible à l'avenir d'être encore policier? Il savait que certains de ses collègues envisageaient sérieusement de changer de métier.
Martinsson en avait parlé à plusieurs reprises, Hansson une fois en prenant le café. Et Wallander lui-même, quelques années plus tôt, avait découpé une offre d'emploi dans le journal : une grande entreprise de Trelleborg cherchait un responsable de la sécurité.
Il se demanda comment Ann-Britt Hoglund voyait les 242
choses. Elle était encore jeune. Elle avait au moins trente ans de carrière devant elle.
Il se dit qu'il lui poserait la question. Il avait besoin de connaître sa réponse pour trouver lui-même la force de continuer.
En même temps, il savait que l'image qu'il dressait ainsi était incomplète.
Parmi les jeunes, l'intérêt pour le métier de policier avait beaucoup augmenté au cours des dernières années. Et ce regain d'intérêt semblait se maintenir. Wallander était de plus en plus convaincu que tout cela était une question de génération.
Il nourrissait le sentiment confus d'avoir raison depuis longtemps. Dès le début des années quatre-vingt-dix, Ryd-berg et lui avaient souvent évoqué
les policiers de l'avenir, au cours des longues soirées d'été passées sur le balcon. Cet échange s'était poursuivi tout au long de la maladie de Rydberg, jusqu'à la fin. Ils n'y avaient jamais mis de point final Et ils n'étaient pas toujours d'accord. Mais ils avaient toujours partagé l'idée que le travail policier consistait, en dernier recours, à sentir l'air du temps. ¿ interpréter les changements, à sonder les mouvements à l'ouvre dans la société.
¿ l'époque, Wallander se disait qu'il avait beau avoir raison, il se trompait sur un point décisif : ce n'était pas plus difficile d'être policier aujourd'hui qu'hier.
C'était plus difficile pour lui. Ce qui n'était pas la même chose.
Il fut interrompu dans ses pensées par un bruit de pas dans le couloir, du côté de la réception. Il se leva pour accueillir Bo Runfeldt, qui se révéla être grand et plutôt athlétique. Wallander lui donnait vingt-sept ou vingt-huit ans. Il avait une poignée de main énergique. Wallander l'invita à
s'asseoir. Au même moment, il constata qu'il avait une fois de plus oublié
d'emporter un bloc-notes. Il se demanda s'il avait même un stylo-bille. Il envisagea de retourner à la réception pour emprunter du papier et un crayon au fils de Bjôrk. Mais il s'abstint. Il faudrait faire un effort de mémoire. Mais cette négligence était impardonnable. Il se sentit exaspéré.
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- Permettez-moi d'abord de vous présenter mes condoléances.
Bo Runfeldt hocha la tête sans répondre. Ses yeux, qu'il gardait légèrement plissés, étaient d'un bleu intense. Wal-lander pensa qu'il était peut-être myope.
- Je sais que vous avez eu un entretien approfondi avec mon collègue, l'inspecteur Hansson, poursuivit Wallander. Mais j'ai besoin de vous poser quelques questions supplémentaires.
Bo Runfeldt ne disait toujours rien. Wallander remarqua qu'il avait un regard pénétrant.
- Si j'ai bien compris, poursuivit-il, vous habitez Arvika. Et vous êtes contrôleur de gestion.
- Je travaille pour Priée Waterhouse, dit Bo Runfeldt. Sa voix trahissait un homme habitué à s'exprimer en
public.
- Ce n'est pas une entreprise suédoise, si ?
- Non. Priée Waterhouse est l'un des plus grands cabinets d'audit international. Il est plus facile de citer les pays o˘ nous ne sommes pas représentés que l'inverse.
- Mais vous travaillez en Suède ?
- Pas tout le temps. J'ai souvent des missions en Afrique et en Asie.
- Ils ont besoin de contrôleurs de gestion suédois ?
- Non. Ils ont besoin de gens de chez Priée Waterhouse. Nous contrôlons beaucoup de projets d'aide au développement. Nous vérifions autrement dit que l'argent va bien o˘ il doit aller.
- Et c'est le cas?
- Pas toujours. Cela a-t-il réellement un lien avec ce qui est arrivé à mon père ?
L'homme avait du mal à dissimuler que cette conversation avec un policier lui paraissait indigne de lui. Normalement, Wallander se serait mis en colère. D'autant plus qu'il avait déjà été confronté à ce type d'attitude quelques heures plus tôt. Mais face à Bo Runfeldt, il ne se sentait pas s˚r de lui. quelque chose chez cet homme l'incitait à se retenir. Il se demanda brièvement s'il ne gardait pas une trace de la soumission si souvent manifestée par son père. Par exemple, vis-244
à-vis de ceux qui débarquaient dans leurs grosses voitures américaines pour lui acheter ses toiles. Il n'avait encore jamais eu cette pensée. Peut-être était-ce là l'héritage qu'il tenait de son père. Un sentiment d'infériorité, dissimulé sous un mince vernis démocratique. Il considéra l'homme aux yeux bleus.
- Votre père a été assassiné, dit-il. Dans l'immédiat, c'est moi qui décide de la pertinence des questions.
Bo Runfeldt haussa les épaules.
- Je dois admettre que je ne connais rien au travail de policier.
- J'ai parlé à votre sour aujourd'hui, poursuivit Wallander. Je lui ai posé
une question à laquelle nous accordons la plus grande importance. Je vais maintenant vous la poser à vous. Saviez-vous que votre père exerçait une activité de détective privé ?
Bo Runfeldt ne réagit pas. Puis il éclata de rire.
- «a, c'est la chose la plus idiote que j'ai entendue depuis longtemps, dit-il.
- Idiote ou pas, c'est la vérité.
- Détective privé ?
- Enquêteur privé, si vous préférez. Il avait un bureau. Il a effectué des missions pendant au moins dix ans.
Bo Runfeldt comprit que Wallander était sérieux. La surprise qu'il manifesta était sincère.
- Il a d˚ commencer à peu près à l'époque o˘ votre mère s'est noyée.