En regardant Bo Runfeldt, Wallander retrouva l'impression qui l'avait effleuré en parlant à la sour. Un changement d'attitude presque invisible, comme si Wallander avait empiété sur un territoire dont il aurait d˚ se tenir éloigné.
- Vous saviez que votre père devait partir pour Nairobi, poursuivit-il.
L'un de mes collègues vous a contacté par téléphone, et vous avez été très surpris d'apprendre qu'il ne s'était jamais présenté à l'aéroport de Kastrup.
- Je lui avais parlé la veille.
- Comment était-il à ce moment-là ?
- Comme d'habitude. Il a évoqué son voyage.
- Il ne manifestait aucune inquiétude?
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- Non.
- Vous avez d˚ réfléchir à ce qui s'est passé. Pouvez-vous imaginer une raison quelconque qui ait pu le faire renoncer à ce voyage de son plein gré ? Ou qui ait pu le pousser à vous mentir ?
- Aucune.
- Apparemment, il a fait sa valise et il a quitté son domicile. Les traces s'arrêtent là.
- quelqu'un devait l'attendre.
Wallander marqua une courte pause avant de poser la question suivante.
- qui ? demanda-t-il.
- Je ne sais pas.
- Votre père avait-il des ennemis ?
- Pas que je sache. Plus maintenant. Wallander tressaillit.
- que voulez-vous dire? Plus maintenant?
- Ce que je dis. Je crois qu'il n'avait plus d'ennemis.
- Pourriez-vous vous exprimer un peu plus clairement? Bo Runfeldt tira de sa poche un paquet de cigarettes.
Wallander remarqua que sa main tremblait légèrement.
- Cela vous dérange si je fume ?
- Pas du tout.
Wallander attendit. Il savait qu'il y aurait une suite. Il avait aussi l'intuition qu'il approchait d'un point important.
- J'ignore si mon père avait des ennemis, dit-il. Mais je connais quelqu'un qui avait toutes les raisons de le haÔr.
-qui?
- Ma mère.
Bo Runfeldt attendait la question suivante. Mais elle ne vint pas. Il attendit encore.
- Mon père aimait sincèrement les orchidées, reprit-il enfin. Il en savait long sur le sujet. C'était un botaniste autodidacte, pourrait-on dire. Mais il était aussi autre chose.
-quoi?
- Un homme violent. Il a maltraité ma mère tout au long de leur mariage.
Parfois, elle devait se faire soigner à l'hôpital. Nous voulions la convaincre de le quitter. Mais c'était impossible. Il la battait. Puis il s'effondrait et elle se laissait
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attendrir. C'était un cauchemar sans issue. La violence n'a pris fin que lorsqu'elle s'est noyée.
- D'après ce que j'ai cru comprendre, elle a disparu sous la glace.
- C'est tout ce que je sais, moi aussi. C'est ce que racontait mon père.
- Vous ne paraissez pas entièrement convaincu ?
Bo Runfeldt écrasa sa cigarette dans le cendrier. Il n'en avait fumé que la moitié.
- Peut-être avait-elle scié le trou à l'avance ? dit-il. Peut-être voulait-elle en finir?
- Cela vous semble possible ?
- Elle avait parlé de se suicider. Pas souvent. ¿ quelques reprises, au cours des dernières années. Mais nous n'y croyions pas. On n'y croit jamais. Tous les suicides sont au fond incompréhensibles pour ceux qui auraient d˚ voir et comprendre ce qui se tramait.
Wallander pensa au fossé hérissé de pieux. Aux planches à moitié sciées.
Costa Runfeldt était un homme brutal. Il maltraitait sa femme. Wallander cherchait fébrilement la signification de ce que venait de lui apprendre Bo Runfeldt.
- Je ne regrette pas la mort de mon père, poursuivit Runfeldt. Je ne pense pas non plus que ma sour le regrette. C'était un homme mauvais. Il rendait la vie infernale à notre mère.
- Il n'a jamais été brutal avec vous?
- Jamais. Seulement avec elle.
- Pourquoi la traitait-il ainsi ?
- Je ne sais pas, et il ne faut pas dire du mal des morts. Mais c'était un monstre.
Wallander réfléchit.
- Avez-vous jamais envisagé que votre père ait pu tuer votre mère? que ce n'était pas un accident?
Bo Runfeldt répondit sans hésiter.
- Oui, plusieurs fois. Mais c'est impossible à prouver. Il n'y avait aucun témoin. Ils étaient seuls sur la glace.
- Comment s'appelle le lac ?
- St‚ngsjon. C'est dans les environs d'¿lmhult. Dans le sud du Sm‚land.
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Wallander réfléchit. Avait-il d'autres questions? Il lui semblait que l'enquête venait de se court-circuiter elle-même. Les questions auraient d˚
être nombreuses. De fait, elles l'étaient. Mais il n'y avait personne à qui les poser.
- Harald Berggren. Ce nom vous évoque-t-il quelque chose ?
Bo Runfeldt réfléchit longuement avant de répondre.
- Non. Mais je peux me tromper. C'est un nom assez répandu.
- Votre père a-t-il jamais été en contact avec des mercenaires ?
- Pas que je sache. Mais je me rappelle qu'il parlait souvent de la Légion étrangère quand j'étais petit. Pas avec ma sour. Mais avec moi.
- que disait-il?
- Il racontait des histoires d'aventures. S'engager dans la Légion, c'était peut-être un rêve d'adolescent qu'il avait lui-même nourri autrefois. Mais je suis certain qu'il n'a jamais eu affaire à eux. Ni à des mercenaires.
- Holger Eriksson? Avez-vous déjà entendu ce nom?
- L'homme qui a été assassiné une semaine avant mon père? J'en ai entendu parler par les journaux. Mais à ma connaissance, mon père n'a jamais été en contact avec lui. Je peux évidemment me tromper. Nous n'étions pas très proches.
Wallander hocha la tête. Il n'avait pas d'autres questions.
- Combien de temps restez-vous à Ystad?
- L'enterrement aura Heu le plus vite possible. Nous devons décider ce que nous allons faire de la boutique
- Il est très possible que je vous recontacte, dit Wallander en se levant.
Il était près de neuf heures du soir lorsqu'il quitta l'hôtel. Il constata qu'il avait faim. Le vent soufflait fort. Il s'abrita au coin d'une rue et essaya de prendre une décision. Il devait manger, il le savait. Mais il avait aussi besoin de s'asseoir quelque part au plus vite pour rassembler ses pensées. Les enquêtes entrecroisées commençaient enfin à tourner. Le grand risque était maintenant qu'ils perdent pied. Wallander était encore à
la recherche du point de contact
possible entre Holger Eriksson et Gôsta Runfeldt. Il doit exister, pensa-t-il. Il est dissimulé quelque part, dans un passé trouble. Je l'ai peut-être déjà entrevu sans m'en rendre compte.
Il reprit sa voiture. Sur le chemin du commissariat, il composa le numéro de portable d'Ann-Britt Hôglund. Elle lui apprit qu'ils n'avaient pas encore fini de fouiller le bureau secret de Harpegatan. Mais ils avaient renvoyé Nyberg chez lui ; il avait trop mal au pied.
- Je suis en route vers mon bureau après une conversation intéressante avec le fils Runfeldt, dit Wallander. J'ai besoin de temps pour y réfléchir.
- Ce n'est pas tout de fouiller dans les papiers. On a aussi besoin de quelqu'un qui réfléchit.
Après avoir raccroché, il se demanda si la remarque était ironique ou non.
Mais il repoussa cette pensée. Il n'avait pas le temps.
En passant dans le couloir, il vit Hansson, assis à son bureau, en train de parcourir certains éléments du dossier. Il s'arrêta à la porte, un gobelet de café à la main.
- O˘ sont les protocoles des médecins légistes ? demanda-t-il soudain. Ils doivent bien être arrivés à l'heure qu'il est. Du moins celui qui concerne Holger Eriksson.
- Chez Martinsson, je suppose. Il me semble qu'il a dit quelque chose à ce sujet.
- Il est encore là ?
- Non. Il a copié un fichier sur disquette en disant qu'il allait continuer à travailler chez lui.
- Est-ce permis ? demanda Wallander distraitement. D'emporter chez soi des documents qui concernent l'enquête ?
- Je ne sais pas. Je n'ai jamais eu l'occasion de le faire. Je n'ai même pas d'ordinateur à la maison. Mais c'est peut-être une faute professionnelle de nos jours...
- quoi donc ?
- De ne pas avoir un ordinateur chez soi.
- Dans ce cas, nous sommes deux. J'aimerais bien voir ces protocoles demain matin.
- Comment s'est passée l'entrevue avec Bo Runfeldt?
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- Je vais rédiger un rapport ce soir. Mais il a dit des choses qui peuvent se révéler importantes. En plus, nous savons maintenant avec certitude que Gosta Runfeldt consacrait une partie de son temps à des activités de détective.
- Svedberg a appelé. Il m'a raconté.
Wallander prit son téléphone portable dans sa poche.
- que faisions-nous à l'époque o˘ nous n'avions pas ces machins-là? Je m'en souviens à peine.
- La même chose que maintenant, répliqua Hansson. Mais ça prenait plus de temps. On cherchait des cabines téléphoniques. On passait beaucoup plus de temps dans les voitures. Mais on faisait exactement les mêmes choses que maintenant.
Wallander longea le couloir jusqu'à son bureau, en adressant au passage un signe de tête aux agents de circulation qui sortaient de la cafétéria. Puis il s'assit dans son fauteuil sans même prendre la peine de déboutonner sa veste. Au bout de dix minutes, il l'enleva et attira à lui un bloc-notes vierge.
Il lui fallut plus de deux heures pour récapituler les meurtres de façon approfondie - en essayant de piloter deux navires à la fois. Il cherchait sans cesse le point de contact qui devait nécessairement exister. Il était plus de onze heures du soir lorsqu'il posa son stylo-bille. Il était parvenu à un état de réflexion o˘ il ne pouvait plus progresser.
Mais il était s˚r de son fait. Le point de contact existait. Simplement, ils ne l'avaient pas encore trouvé.
Et puis il revenait sans cesse à cette observation d'Ann-Britt Hôglund. //
y avait quelque chose de démonstratif dans la manière de procéder. Dans les deux cas. Holger Eriksson empalé sur des pieux pointus ; Gosta Runfeldt étranglé et ligoté à un arbre.
Je vois quelque chose, pensa-t-il. Mais je ne vois pas au travers.
Il réfléchit encore à ce que cela pouvait être. Mais il n'obtint pas de réponse.
Il était presque minuit lorsqu'il éteignit la lumière dans son bureau.
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II s'attarda un instant, immobile, dans le noir.
Ce n'était encore qu'une appréhension, une crainte vague I à la périphérie de sa conscience.
1 II pensait que le meurtrier allait frapper de nouveau. ! C'était le seul signal qu'il lui semblait avoir capté, au cours | de cette longue réflexion solitaire. , II y avait quelque chose d'inachevé dans les événements | tels qu'ils s'étaient enchaînés jusque-là.
quoi ? Il ne le savait pas.
Pourtant, il était s˚r de son fait.
18
Elle attendit jusqu'à deux heures et demie du matin. Elle Fsavait par expérience que c'était l'heure o˘ la fatigue, insidieusement, prenait le dessus. Elle repensait à toutes les nuits o˘ elle avait elle-même été de service. C'était toujours ainsi. Entre deux heures et quatre heures du matin, le risque de somnolence était à son maximum.
Elle attendait dans la lingerie depuis neuf heures du soir. Comme lors de sa première visite, elle était passée par l'entrée principale de l'hôpital.
Personne n'avait fait attention à elle. Une infirmière pressée. Peut-être était-elle sortie faire une course ? Ou chercher quelque chose qu'elle avait oublié dans sa voiture? Personne ne l'avait remarquée parce qu'elle n'avait rien de remarquable. Un moment, elle avait envisagé de mettre une perruque. Mais c'aurait été faire preuve d'une prudence excessive. Dans la lingerie, o˘ le parfum de draps propres et repassés lui rappelait vaguement son enfance, elle avait eu le temps de réfléchir. Elle avait choisi de rester dans le noir, alors qu'elle aurait aussi bien pu allumer la lumière.
Peu après minuit, elle avait sorti sa lampe de poche, qui lui servait aussi dans son travail, et elle avait relu la dernière lettre écrite par sa mère.
Elle était inachevée, comme toutes celles que lui avait réexpédiées Françoise Bertrand. Mais c'était dans cette dernière lettre que sa mère avait soudain commencé à parler d'elle-même. Des événements qui l'avaient conduite à sa tentative de suicide. Elle comprit que sa mère n'avait jamais surmonté son amertume. Je dérive dans le monde comme un bateau sans capitaine, écrivait-elle, tel le malheureux Vaisseau fantôme contraint d'expier la faute d'un autre. Je croyais que l'‚ge 253
mettrait de la distance, que les souvenirs s'estomperaient et finiraient peut-être par disparaître. Je comprends maintenant qu'il n'en est rien.
Seule la mort mettra un terme à tout cela. Puisque je ne veux, pas mourir, pas encore, je choisis de me souvenir.
La lettre était datée de la veille de son arrivée chez les religieuses.
Lorsqu'elle eut fini, elle éteignit sa lampe. Tout était silencieux. Deux fois, quelqu'un était passé dans le couloir. La lingerie se trouvait dans un service en partie désaffecté.
Elle avait eu du temps pour réfléchir. Et maintenant, trois jours de congé
en perspective, dans son emploi du temps. Elle reprendrait le service dans quarante-neuf heures, à dix-sept heures quarante-quatre. Elle avait du temps devant elle, et elle allait le mettre à profit. Jusqu'à présent, tout s'était déroulé selon un ordre inéluctable. Les femmes ne commettaient d'erreur que lorsqu'elles se mettaient à penser comme les hommes. Elle le savait depuis longtemps. Il lui semblait l'avoir d'ores et déjà prouvé.
quelque chose cependant la dérangeait. Elle avait soigneusement suivi les comptes rendus dans les journaux. Elle avait écouté les bulletins d'information à la radio et regardé les reportages des différentes chaînes télévisées. Il lui semblait évident que la police n'y comprenait rien.
C'était ce qu'elle voulait - ne pas laisser de trace, égarer les chiens loin du sentier o˘ ils auraient d˚ flairer la piste. Mais là, cet étalage d'incompétence commençait presque à l'exaspérer. La police ne comprendrait jamais ce qui s'était passé. Par ses actes, elle créait des énigmes qui resteraient dans les annales. Cependant, dans leur tête, les policiers continueraient toujours à chercher un homme. Elle ne voulait plus qu'il en soit ainsi.
Assise dans l'obscurité de la lingerie, elle échafauda un plan. ¿ l'avenir, elle introduirait de petites modifications. Sans pour autant changer son emploi du temps. Il y avait toujours une marge incluse, même si on ne la voyait pas.
Elle allait donner un visage à l'énigme.
¿ deux heures trente du matin, elle quitta la lingerie. Le couloir était désert. Elle ajusta son uniforme blanc et se diri-254
gea vers l'escalier qui conduisait à la maternité. Il y aurait, comme d'habitude, quatre personnes de service. Elle était déjà venue, au cours de la journée, sous prétexte de rendre visite à une femme dont elle savait qu'elle était déjà rentrée chez elle avec son bébé. Elle avait pu constater, en jetant un coup d'oil au registre par-dessus l'épaule de l'infirmière, que toutes les chambres étaient occupées. Elle avait du mal à
comprendre pourquoi les femmes donnaient naissance à cette époque de l'année, alors que l'automne allait vers l'hiver. Mais elle connaissait la réponse. Les femmes ne choisissaient pas encore elles-mêmes le moment o˘
leurs enfants naissaient.
En arrivant à la double porte vitrée qui donnait accès à la maternité, elle l'entrouvrit. Puis elle s'immobilisa et tendit l'oreille. Aucun bruit de voix ne lui parvenait de l'office. Cela signifiait que les sages-femmes et les infirmières étaient occupées. Il lui faudrait moins de quinze secondes pour atteindre la chambre de la femme. Selon toute vraisemblance, elle ne croiserait personne. Mais elle ne pouvait en être s˚re. Elle tira de sa poche le gant qu'elle avait cousu elle-même, après avoir rempli la doublure de plomb moulé de manière à épouser les jointures de ses doigts. Elle l'enfila à sa main droite, ouvrit la porte et traversa vivement le couloir.
L'office était vide; une radio était allumée quelque part. Rapide et silencieuse, elle se glissa jusqu'à la chambre. La porte se referma sans bruit derrière elle.
La femme allongée dans le lit ne dormait pas. Elle retira son gant et le rangea dans sa poche. O˘ se trouvait également l'enveloppe contenant la lettre de sa mère. Elle s'assit au bord du lit. La femme était très p‚le et son ventre formait une grande bosse sous le drap. Elle lui toucha la main.
- Tu as pris une décision ? demanda-t-elle.
La femme acquiesça sans un mot. Celle qui était assise à son chevet n'en fut pas surprise. Mais elle ressentit néanmoins une sorte de triomphe. Même les femmes les plus diminuées pouvaient toujours être ramenées à la vie.
- Eugen Blomberg, dit la femme. Il habite à Lund. Il est chercheur à
l'université. Je ne sais pas précisément de quoi il s'occupe.
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- Je m'en charge, dit-elle en lui caressant la main. N'y pense plus.
- Je hais cet homme.
- Oui. Tu le hais, et tu as raison de le haÔr.
- Si je pouvais, je le tuerais.
- Je sais. Mais tu ne le peux pas. Pense plutôt à ton enfant.
Elle se pencha et effleura la joue de la femme. Puis elle se leva et remit son gant. Elle n'était pas restée plus de deux minutes. Elle entrouvrit la porte avec précaution. Aucune sage-femme, aucune infirmière en vue. Elle quitta la chambre et se dirigea vers la sortie.
Au moment précis o˘ elle passait devant l'office, une femme en sortit.
Hasard malheureux. Tant pis. La femme la dévisageait fixement. Elle était assez ‚gée ; il s'agissait sans doute de l'une des deux sages-femmes.
Elle passa son chemin, en direction de la sortie. L'autre cria et la rattrapa en courant. ¿ ce moment-là, elle ne pensait encore qu'à partir, disparaître entre les battants vitrés. Mais l'autre l'agrippa par le bras et lui demanda qui elle était et ce qu'elle faisait là. Les femmes sont décidément difficiles, pensa-t-elle. C'est regrettable. Puis elle se retourna vivement et la frappa de sa main gantée. Elle ne voulait pas la blesser. Elle fit très attention à ne pas l'atteindre à la tempe, ce qui pouvait avoir des conséquences funestes. Elle visa la joue, en frappant juste assez fort pour l'étourdir, l'obliger à l‚cher prise. La femme gémit et s'affaissa sur le sol. Mais lorsqu'elle voulut prendre la fuite, elle sentit deux mains agripper ses jambes et comprit qu'elle n'avait pas frappé
assez fort. Au même instant, elle entendit une porte s'ouvrir quelque part à l'arrière-plan. Elle était en train de perdre le contrôle de la situation. Elle tenta de dégager sa jambe. Puis elle se pencha pour frapper à nouveau. La femme la griffa au visage. Alors, elle frappa sans plus retenir sa force. En visant la tempe. La femme l‚cha prise et se recroquevilla sur le sol. Elle s'enfuit entre les battants de verre, en sentant que l'autre lui avait éra-flé la joue jusqu'au sang, avec ses ongles. Elle continua à courir jusqu'au bout du couloir. Aucun bruit derrière elle. Personne ne la poursuivait. Elle s'essuya le visage. La manche de
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sa blouse portait des traces de sang. Elle rangea le gant dans sa poche, enleva ses sabots pour courir plus vite. Elle se demanda si l'hôpital possédait un système d'alarme interne. Mais elle réussit à quitter le b
‚timent sans avoir croisé quiconque. Ce ne fut que dans la voiture, en examinant son visage dans le rétroviseur, qu'elle constata que les griffures étaient peu nombreuses et superficielles.
Cela ne s'était pas passé tout à fait comme prévu. On ne pouvait pas toujours tout prévoir. Le plus important, c'était qu'elle avait réussi à
persuader la femme de dévoiler le nom de celui qui lui avait fait tant de mal.
Eugen Blomberg.
Elle avait deux jours et deux nuits pour effectuer ses recherches, préparer un plan et un horaire. Elle n'était pas pressée. Elle prendrait le temps nécessaire. Mais, d'après ses estimations, l'ensemble des opérations ne lui demanderait pas plus d'une semaine.
Le four était vide. En attente.
Jeudi matin, peu après huit heures, le groupe d'enquête était rassemblé
dans la salle de réunion. Wallander avait demandé à Per ¬keson d'être présent. Il s'apprêtait à prendre la parole lorsqu'il découvrit qu'il manquait quelqu'un
- Svedberg, dit-il. Il n'est pas arrivé?
- Il est venu et reparti, répondit Martinsson. Il y aurait eu une agression, cette nuit, à l'hôpital. Il pensait être de retour dans peu de temps.
Un vague souvenir traversa l'esprit de Wallander, sans qu'il parvienne à le préciser. Cela avait un lien avec Svedberg. Et avec l'hôpital.
- Cet incident remet à l'ordre du jour la question des renforts, dit Per
¬keson. Nous ne pouvons plus reporter cette discussion. Malheureusement.
Wallander saisit l'allusion. Il s'était plusieurs fois retrouvé en désaccord avec Per ¬keson sur cette question des renforts.
- ¿ la fin de la réunion, dit Wallander. Commençons par voir o˘ nous en sommes de cette enquête.
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- Il y a eu quelques appels de Stockholm, intervint Lisa Holgersson. Vous devinez de la part de qui. Ces événements brutaux nuisent à l'image des gentils policiers de proximité.
Un mélange de découragement et d'hilarité parcourut la salle. Mais personne ne fit de commentaire. Martinsson b‚illa ostensiblement ; Wallander saisit la balle au bond.
- Nous sommes tous fatigués, dit-il. Le vrai drame de la police, c'est le manque de sommeil. Du moins par périodes.
Il fut interrompu par l'arrivée de Nyberg. Wallander savait qu'il venait d'avoir une conversation téléphonique avec le laboratoire de criminologie de Linkôping. Nyberg s'avança jusqu'à la table en boitant, appuyé sur sa béquille.
- Comment va ton pied? demanda Wallander.
- Il vaut mieux avoir mal au pied que se faire empaler sur du bambou importé de ThaÔlande.
Wallander lui jeta un regard scrutateur.
- C'est une certitude ? qu'il venait de ThaÔlande ?
- Oui. Importé pour la pêche et la décoration via un négociant de Brème.
Nous avons parlé à leur agent suédois. On en importe plus de cent mille tiges par an. Impossible de savoir o˘ celui-ci a été acheté. Mais je viens de parler au labo de Linkôping. Ils pourront au moins nous dire depuis combien de temps il se trouve dans le pays. Le bambou n'est importé qu'à
partir d'un certain ‚ge.
Wallander hocha la tête.
- Autre chose ? demanda-t-il, son attention toujours tournée vers Nyberg.
- Par rapport à Eriksson ou à Runfeldt?
- Les deux. Dans l'ordre. Nyberg feuilleta son bloc-notes.
- Les planches de la passerelle proviennent du supermarché de matériaux de construction d'Ystad, commença-t-il. ¿ supposer que cette information puisse nous servir à quelque chose. En fait, on n'a rien trouvé sur le lieu du meurtre qui puisse servir à quelque chose. Il y a un sentier de l'autre côté de la colline o˘ se dresse la tour. C'est probablement par là que le meurtrier est arrivé. ¿ supposer qu'il soit venu en voiture. Ce qui paraît vraisemblable.
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Nous avons relevé toutes les traces de pneus. Mais dans l'ensemble, le site est étrangement vierge.
- Et la maison?
- Le problème est que nous ne savons pas ce que nous cherchons. Tout paraissait bien rangé. L'effraction qu'il avait déclarée il y a un an reste, elle aussi, une énigme. Le seul détail qu'on peut signaler, c'est que Holger Eriksson a fait installer des serrures supplémentaires aux portes de la maison principale, il y a quelques mois.
- On devrait pouvoir en conclure qu'il avait peur.
- J'y ai pensé. Mais tout le monde est susceptible d'installer de nouvelles serrures un jour ou l'autre. Après tout, nous vivons à l'époque bénie des portes blindées.
Wallander détourna son attention de Nyberg et jeta un regard circulaire.
- Les voisins, dit-il. Les indices. qui était Holger Eriksson ? qui pouvait avoir des raisons de le tuer ? Harald Berg-gren ? Il est temps de faire le point. De façon systématique. Même si ça prend du temps.
Après coup, Wallander repenserait toujours à ce jeudi matin comme à une montée interminable. Chacun exposa à tour de rôle les résultats de son travail, sans que cela débouche sur la moindre avancée significative. La montée devenait de plus en plus laborieuse. La vie de Holger Eriksson semblait une forteresse inexpugnable. Chaque fois qu'ils croyaient entrevoir une ouverture, elle ne débouchait sur rien. Ils continuèrent ainsi, et l'enquête semblait s'étirer à l'infini devant eux. Personne n'avait vu quoi que ce soit, personne ne semblait au fond connaître cet homme qui vendait des voitures, observait les oiseaux et écrivait des poèmes. Wallander commençait à croire qu'il s'était malgré tout trompé, que Holger Eriksson avait été victime d'un meurtrier lunatique qui avait choisi ce fossé par hasard et décidé sur un coup de tête de scier les planches de cette passerelle-là plutôt qu'une autre. Mais tout au fond de lui, il savait qu'il ne pouvait en être ainsi. Le meurtrier parlait un langage, il y avait une logique, une rationalité à l'ouvre dans sa manière de tuer Holger Eriksson. Wallander ne se trompait pas. Son problème était qu'il ne savait pas de quel côté chercher la vérité.
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Ils en étaient là - complètement enlisés - au moment o˘ Svedberg arriva, de retour de l'hôpital. Après coup, Wallan-der pensa qu'en cet instant Svedberg avait réellement surgi comme le sauveur.
Mais d'abord, il prit le temps de s'asseoir et de mettre un semblant d'ordre dans ses papiers. Puis il s'excusa pour son absence. Wallander se sentit obligé de lui demander ce qui s'était passé à l'hôpital.
- C'est très étrange. Cette nuit, une infirmière s'est manifestée à la maternité peu avant trois heures. L'une des sages-femmes - Ylva Brink, une cousine à moi - était de service. Comme elle ne reconnaissait pas cette infirmière, elle lui a demandé ce qu'elle faisait là. C'est alors que l'autre l'a assommée avec un coup-de-poing américain ou une arme de ce genre. Ylva a perdu connaissance. Lorsqu'elle est revenue à elle, la femme avait disparu. …videmment, ça a fait toute une histoire. Personne n'a la moindre idée de ce qu'elle faisait là. On a interrogé toutes les femmes qui s'apprêtent à accoucher. Mais aucune ne l'avait vue. J'ai parlé au personnel qui était de garde cette nuit. Tout le monde était très choqué.
- Et la sage-femme ? demanda Wallander. Ta cousine ?
- Elle a une commotion cérébrale.
Wallander s'apprêtait à revenir au sujet de Holger Eriks-son lorsque Svedberg reprit la parole. Il paraissait préoccupé et se grattait nerveusement le cr‚ne.
- Ce qui est encore plus étrange, c'est que cette infirmière s'est déjà
présentée une fois à la maternité. Une nuit, il y a une semaine. Il se trouve qu'Ylva était aussi de service cette nuit-là. Elle est certaine que cette femme n'était pas une vraie infirmière. qu'elle était déguisée.
Wallander fronça les sourcils. Au même instant, il se souvint du papier qui traînait depuis une semaine sur son bureau.
- Tu avais déjà parlé à Ylva Brink à cette occasion, dit-il. Tu avais même pris quelques notes.
- J'ai jeté ce papier, dit Svedberg. Dans la mesure o˘ il ne s'était rien passé cette nuit-là, il m'a semblé que cela ne valait pas la peine de s'y attarder. Nous avons des soucis plus graves en ce moment.
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- C'est inquiétant, dit Ann-Britt Hôglund. Une fausse infirmière qui s'introduit la nuit dans la maternité. Et qui n'hésite pas à recourir à la force. Cela doit signifier quelque chose.
- Ma cousine ne l'a pas reconnue. Mais elle a pu nous donner une description assez précise. La femme était de constitution robuste et elle avait une force physique peu commune.
Wallander ne dit rien du papier qui traînait sur son bureau.
- Cela paraît étrange, remarqua-t-il seulement. quelles sont les mesures prises par l'hôpital ?
- Ils vont faire appel à une entreprise de surveillance jusqu'à nouvel ordre. Ils verront bien si la fausse infirmière se manifeste à nouveau.
Ils en restèrent là pour les événements de la nuit. Wallander regarda Svedberg en pensant avec découragement que celui-ci ne ferait sans doute que corroborer l'image d'une enquête complètement enlisée. Mais il se trompait. Svedberg avait des nouvelles à leur communiquer.
- La semaine dernière, j'ai parlé à l'un des employés de Holger Eriksson.
Ture Karlhammar, soixante-treize ans, domicilié à Svarte. J'ai rédigé un rapport là-dessus, vous avez peut-être eu l'occasion d'y jeter un coup d'oil. Il a travaillé comme vendeur pour Holger Eriksson pendant plus de trente ans. Au début de mon entretien avec lui, il s'est contenté de déplorer sa mort. Holger Eriksson était un homme dont il ne pouvait dire que du bien, etc. La femme de Karlhammar était en train de préparer le café ; la porte de la cuisine était ouverte. Soudain elle est entrée dans le séjour, elle a posé le plateau si brusquement que le pot de crème a failli se renverser, et elle a déclaré que Holger Eriksson était un salaud.
Puis elle est ressortie.
- Et alors ? demanda Wallander, surpris.
- Il y a eu un petit moment de gêne, bien entendu. Karlhammar a maintenu sa version. Après coup, j'ai voulu parler à sa femme. Mais elle avait disparu.
- que veux-tu dire ?
- Elle avait pris la voiture. J'ai rappelé plusieurs fois. Pas de réponse.
Mais ce matin, j'ai trouvé une lettre dans mon 261
bureau. Je l'ai lue avant de partir à l'hôpital. C'est la femme de Karlhammar qui l'a envoyée. Et si ce qu'elle écrit est exact, c'est très intéressant.
- Résume, dit Wallander. Ensuite tu pourras nous faire une photocopie de la lettre.
- Elle prétend que Holger Eriksson a fait preuve de sadisme plusieurs fois dans sa vie. Il maltraitait ses employés. Il était capable de harceler ceux qui choisissaient de ne plus travailler pour lui. Elle dit qu'elle peut donner d'innombrables exemples qui le prouvent.
Svedberg chercha un passage dans le texte qu'il avait sous les yeux.
- Elle affirme qu'il avait très peu de respect pour les autres. Il était dur et cupide. Vers la fin de la lettre, elle fait allusion à de nombreux voyages qu'il aurait faits en Pologne. Apparemment, il aurait eu quelques femmes là-bas. D'après Mme Karlhammar, ces femmes auraient bien des choses à raconter, elles aussi. Mais si ça se trouve bien s˚r, ce ne sont que des ragots. Comment peut-elle savoir ce qu'il faisait en Pologne ?
- Aucune allusion au fait qu'il aurait pu être homosexuel ? demanda Wallander.
- Ces rumeurs de voyages en Pologne ne donnent pas vraiment cette impression.
- Karlhammar n'avait évidemment pas entendu parler d'un certain Harald Berggren ?
- Non.
Wallander éprouvait le besoin de se dégourdir les jambes. Ce que venait de leur apprendre Svedberg était d'une importance indubitable. Il pensa que c'était la deuxième fois en moins de vingt-quatre heures qu'un homme était décrit comme brutal. Il suggéra une courte pause, le temps d'aérer la pièce. Per ¬keson s'attarda après le départ des autres.
- «a y est, dit-il. Pour le Soudan.
Wallander sentit une morsure de jalousie. Per ¬keson avait pris une décision et trouvé l'audace de changer de vie. Pourquoi n'en faisait-il pas autant ? Pourquoi se contentait-il de chercher une maison ? Maintenant que son père avait
disparu, plus rien ne le retenait à Ystad. Et Linda se débrouillait seule.
- Ils n'ont pas besoin de policiers là-bas, pour s'occuper des réfugiés?
J'ai une certaine expérience de ce genre de travail, ici, à Ystad.
Per ¬keson éclata de rire.
- Je peux leur poser la question, dit-il. On trouve souvent des policiers suédois dans différentes brigades de l'ONU. Rien ne t'empêche de poser ta candidature.
- Pour l'instant, je suis empêché par une enquête. Mais après, peut-être.
quand pars-tu ?
- Entre NoÎl et le Nouvel An.
- Et ta femme ?
Per ¬keson écarta les bras.
- En vérité, je crois qu'elle est contente de ne plus me voir pendant quelque temps.
- Et toi ? Tu es content de ne plus la voir? Per ¬keson hésita.
- Oui, dit-il enfin. Je crois que ça va me faire du bien. Parfois j'ai le sentiment que je ne reviendrai peut-être pas. Je ne partirai jamais en Inde à bord d'un bateau que j'aurais construit moi-même. Je n'ai même jamais fait ce rêve. Mais je pars au Soudan. Ce qui se passera ensuite, je n'en sais rien.
- Tout le monde rêve de s'évader, dit Wallander. Les gens sont sans arrêc en quête de cachettes paradisiaques. Parfois, il me semble que je ne reconnais plus mon propre pays.
- Je suis peut-être en fuite sans le savoir. Mais a priori, le Soudan n'a rien d'un paradis.
- En tout cas, tu as raison d'essayer. J'espère que tu m'écriras. Tu vas me manquer.
- «a, c'est une perspective qui me réjouit. …crire des lettres. Pas de courrier officiel. Une correspondance privée. Je vais pouvoir compter mes amis. Il y aura ceux qui répondront à mes lettres, et puis les autres.
Le temps de la pause était écoulé. Martinsson, qui avait toujours peur de s'enrhumer, referma les fenêtres. Ils reprirent place autour de la longue table.
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- Avant de récapituler, dit Wallander, voyons ce qu'il en est du côté de Gôsta Runfeldt.
Il laissa Ann-Britt Hôglund communiquer aux autres l'existence du sous-sol de Harpegatan et la découverte que Runfeldt avait eu une activité de détective privé. Lorsque Svedberg, Nyberg et elle eurent épuisé ce qu'ils avaient à dire, lorsque les photos tirées et copiées par Nyberg eurent fait le tour de la table, Wallander résuma sa conversation avec le fils de Runfeldt. Il remarqua que le groupe était bien plus attentif qu'au début de la réunion.
- Je ne peux m'empêcher de penser que nous approchons d'un tournant décisif, conclut Wallander. Nous sommes toujours à la recherche d'un point de contact entre Holger Eriksson et Costa Runfeldt. Nous ne l'avons pas encore trouvé. Mais que signifie le fait qu'ils soient tous deux décrits comme des hommes brutaux? Et que nous ne l'apprenions que maintenant ?
Il s'interrompit pour faire place aux commentaires ou aux questions.
Personne ne prit la parole.
- Il est temps de commencer à creuser plus profond, poursuivit-il. Il y a beaucoup trop de points qui demandent à être éclaircis. ¿ compter de maintenant, il faudra examiner tous les éléments de l'enquête en fonction de ces deux hommes, et pas seulement de l'un ou de l'autre. Ce sera le rôle de Martinsson de veiller à ce que ce soit fait. Ensuite, un certain nombre de questions semblent plus urgentes que d'autres. Je pense en particulier à
la noyade de la femme de Runfeldt. J'ai le sentiment qu'il s'agit peut-être là d'un point essentiel. Ensuite, nous avons la question de l'argent légué
par Holger Eriksson à l'église de Svenstavik. J'ai l'intention de m'en occuper personnellement, ce qui va sans doute impliquer quelques voyages.
Par exemple, jusqu'au lac des environs d ¿lmhult, o˘ la femme de Runfeldt s'est noyée. Toute cette histoire a quelque chose de très douteux. Certes, je peux me tromper, mais nous ne devons pas laisser cette question en suspens. Il sera peut-être aussi nécessaire d'aller jusqu'à Svenstavik.
- C'est o˘ ? demanda Hansson.
- Dans le sud du Jà'mtland. Du côté de Hà'rjedalen.
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- Holger Eriksson était pourtant bien de Scanie ? quel rapport avait-il avec le Jà'mtland ?
- C'est précisément ce que nous devons essayer de découvrir, dit Wallander.
Pourquoi ne donne-t-il pas de l'argent à une église d'ici ? qu'est-ce que cela signifie ? Je veux savoir pourquoi il a choisi cette paroisse-là. Il doit y avoir une raison très précise.
Wallander conclut. Personne n'avait d'objection à faire. Ils allaient continuer à chercher des aiguilles dans les meules de foin. Personne ne s'imaginait que la solution viendrait autrement qu'au prix d'un travail minutieux, qui mettrait leur patience à rude épreuve.
Ils étaient en réunion depuis plusieurs heures lorsque Wallander décida d'aborder lui-même la question des renforts. Il se rappela aussi qu'il devait dire quelque chose à propos de l'idée de faire venir un psychologue, autrement dit une aide extérieure.
- Je ne m'oppose pas à une augmentation des effectifs, dit-il. Nous avons beaucoup de travail en perspective, et ça va prendre du temps.
- Je m'en occupe, répliqua Lisa Holgersson.
Per ¬keson hocha la tête sans rien dire. Au cours de toutes leurs années de collaboration, Wallander n'avait jamais vu ¬keson revenir sur un point déjà
réglé. Il pensa confusément que c'était peut-être un atout dans le cadre de sa future mission au Soudan.
- En revanche, poursuivit-il, je suis moins convaincu par la nécessité de faire appel à un psychologue. Je suis le premier à reconnaître que Mats Ekholm, qui est venu cet été, était un interlocuteur valable. Ses arguments et ses points de vue nous ont été utiles. Pas décisifs, mais pas non plus dénués d'importance. La situation est différente aujourd'hui. Je propose que nous lui envoyions des comptes rendus et qu'il nous fasse part de ses observations. Nous pouvons nous contenter de cela jusqu'à nouvel ordre. Si un événement dramatique intervient, nous pourrons réexaminer la situation.
Là encore, la proposition de Wallander ne rencontra pas d'objection.
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Il était treize heures passées lorsqu'ils se séparèrent enfin. Wallander ne s'attarda pas au commissariat. Cette longue matinée lui avait donné la migraine. Il prit sa voiture jusqu'à un restaurant du centre-ville. Tout en mangeant, il essaya d'évaluer ce qui était réellement ressorti de cette réunion. Dans la mesure o˘ ses pensées revenaient sans cesse à ce qui avait bien pu se produire sur ce lac gelé près d'¿lmhult par un jour d'hiver dix ans plus tôt, il décida de suivre son intuition. Dès qu'il eut fini de déjeuner, il appela l'hôtel Sekelg‚rden. Le réceptionniste lui apprit que Bo Runfeldt était dans sa chambre. Wallander lui demanda de le prévenir qu'il passerait le prendre peu après quatorze heures. Puis il retourna au commissariat. Il trouva Martins-son et Hansson et les entraîna dans son bureau. Il dit à Hansson d'appeler Svenstavik.
- que dois-je demander au juste ?
- Va droit au but. Pourquoi Holger Eriksson a-t-il fait cette unique exception dans son testament ? Pourquoi une donation à cette paroisse plutôt qu'à une autre? Cherche-t-il la rémission de ses péchés ? Lesquels, dans ce cas ? Si quelqu'un évoque le secret professionnel, dis-leur qu'il nous faut ces renseignements pour empêcher que d'autres meurtres soient commis.
- Tu veux vraiment que je leur parle de la rémission des péchés?
Wallander éclata de rire.
- Presque. Procure-toi toutes les informations que tu peux obtenir. De mon côté, j'ai l'intention d'emmener Bo Runfeldt à ¿lmhult. Demande à Ebba de nous réserver deux chambres dans un hôtel là-bas.
Martinsson parut hésiter.
- qu'espères-tu trouver en regardant un lac ?
- Je ne sais pas, répondit Wallander avec sincérité. Mais le voyage me donnera du moins le temps de parler avec Bo Runfeldt. J'ai le sentiment qu'il existe des informations cachées, très importantes pour nous, que nous ne découvrirons qu'en faisant preuve de beaucoup d'obstination. ¿ part ça, je devrais pouvoir trouver quelqu'un là-bas qui était présent au moment de l'accident. Je voudrais que vous fassiez
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un peu de travail préparatoire. Appelez les collègues d'¿lmhult. Une noyade accidentelle survenue il y a dix ans. Vous pouvez obtenir la date exacte par la fille de Runfeldt, l'entraîneuse de basket. Je vous contacterai une fois que je serai là-bas.
Le vent soufflait encore par rafales lorsque Wallander traversa le parking jusqu'à sa voiture. Il prit la route de Sekelg‚rden. Bo Runfeldt l'attendait à la réception, assis dans un fauteuil.
- Prenez votre manteau, dit Wallander. On part en excursion.
Bo Runfeldt le considéra avec froideur.
- O˘ allons-nous ?
- Je vous le dirai dans la voiture.
Peu après, ils quittaient Ystad. Wallander attendit d'avoir dépassé la sortie de Hôor pour lui annoncer leur destination.
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II s'était mis à pleuvoir. Ils n'étaient sur la route que depuis vingt minutes, mais Wallander commençait déjà à douter de toute l'entreprise.
Cela valait-il la peine de faire ce voyage jusqu'à ¿lmhult? qu'attendait-il donc? Comment un vague soupçon à propos d'un accident survenu dix ans plus tôt pourrait-il aider l'investigation en cours ?
Tout au fond de lui, cependant, il ne doutait pas. Il ne pensait pas obtenir la solution. Mais il espérait franchir une étape.
Lorsqu'il avait dévoilé le but de l'expédition à Bo Run-feldt, celui-ci avait demandé avec mauvaise humeur si c'était une blague. En quoi la mort tragique de sa mère pouvait-elle être liée au meurtre de son père ?
Wallander se trouvait à ce moment-là derrière un camion. Il attendit de l'avoir doublé pour répondre.
- Vous ne montrez pas plus d'empressement que votre sour à parler de ce qui s'est passé, dit-il. D'une certaine manière, je peux le comprendre. On ne parle pas d'un accident tragique si ce n'est pas absolument nécessaire.
Mais je n'ai pas l'impression que ce soit le côté tragique qui vous gêne.
Vous pouvez m'expliquer pourquoi ? Si vous me donnez une réponse satisfaisante à cette question, on fait demi-tour immédiatement et on retourne à Ystad. N'oubliez pas que c'est vous qui avez évoqué la brutalité
de votre père.
- C'est déjà une réponse.
Wallander remarqua le changement presque imperceptible dans la voix de Bo Runfeldt. Une pointe de fatigue, une résistance qui commençait à faiblir.
Il continua à l'interroger avec prudence tandis que le paysage monotone défilait de l'autre côté de la vitre.
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- Votre mère avait donc évoqué la possibilité de se suicider?
Bo Runfeldt répondit après un silence.
- En fait, c'est curieux qu'elle ne l'ait pas fait plus tôt. Je ne pense pas que vous puissiez imaginer dans quel enfer elle vivait. Moi non plus, d'ailleurs. Personne.
- Pourquoi ne s'est-elle jamais séparée de lui?
- Il menaçait de la tuer si elle le quittait. Elle avait vraiment toutes les raisons de le croire. Plusieurs fois, il l'a tellement battue qu'elle a d˚ être hospitalisée. Je ne le savais pas à l'époque. J'ai compris plus tard.
- Si un médecin soupçonne des actes de violence, il a le devoir d'en informer la police.
- Elle avait toujours une bonne explication. Et elle était convaincante.
Elle allait même jusqu'à s'humilier pour le protéger. Elle était capable de dire qu'elle était tombée parce qu'elle avait trop bu. Ma mère, qui ne touchait jamais à l'alcool ! Mais les médecins ne pouvaient évidemment pas le savoir.
La conversation s'interrompit, le temps de dépasser un autocar. Wallander constata que Runfeldt était tendu. Il ne roulait pas vite. Mais son passager n'était pas à l'aise en voiture.
- Je crois, reprit celui-ci lorsque le car fut derrière eux, que ce qui la retenait de se suicider, c'étaient nous, les enfants.
- C'est naturel, répondit Wallander. Revenons plutôt à ce que vous disiez tout à l'heure. que votre père aurait menacé de la tuer. Un homme qui maltraite une femme n'a pas, en général, l'intention de la tuer. Il veut la dominer. Parfois il frappe trop fort, jusqu'à ce que mort s'ensuive, mais ce n'était pas son intention. quand on tue délibérément quelqu'un, la motivation est le plus souvent autre. C'est un pas de plus.
Bo Runfeldt réagit par une question inattendue.
- Est-ce que vous êtes marié ?
- Plus maintenant.
- Vous la battiez?
- Pourquoi Faurais-je battue?
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- Je me posais la question, c'est tout.
- Ce n'est pas de moi qu'on parle, en l'occurrence.
Bo Runfeldt se tut, comme s'il voulait lui donner le temps de réfléchir, et soudain, Wallander se rappela avec une clarté effarante l'unique fois o˘ il avait frappé Mona, dans un accès de rage incontrôlée. Elle était tombée, sa nuque avait heurté le montant d'une porte et elle était restée quelques secondes évanouie. Cette fois-là, il s'en était fallu d'un cheveu qu'elle ne fasse sa valise et s'en aille. Mais Linda était encore toute petite. Et Wallander l'avait suppliée. Ils avaient passé toute la soirée et toute la nuit à parler. Il l'avait implorée. Pour finir, elle était restée.
L'incident s'était gravé dans sa mémoire. Mais il avait du mal à se rappeler ce qui avait bien pu déclencher cette scène. ¿ quel propos s'étaient-ils disputés? D'o˘ lui était venue cette rage? Il ne le savait plus. Il s'aperçut qu'il avait tout refoulé. Il y avait peu d'épisodes dans sa vie qui lui inspiraient autant de honte que ce qui s'était passé ce soir-là. Il comprenait bien sa propre réticence à s'en souvenir.
- Revenons à cette journée, il y a dix ans, dit Wallander après un silence.
que s'est-il passé?
- C'était un dimanche d'hiver. Début février. Le 5 février 1984. Une journée d'hiver, belle et froide. Ils partaient souvent en excursion le dimanche. Dans la forêt. Au bord de la mer. Ou sur les lacs gelés.
- «a paraît idyllique, dit Wallander. Comment puis-je associer cette image avec ce que vous m'avez dit plus tôt?
- «a n'avait rien d'idyllique, bien s˚r. Au contraire. Maman était toujours terrifiée. Je n'exagère pas. Elle avait depuis longtemps franchi la limite o˘ la peur prend le dessus et envahit toute l'existence. Elle devait être à
bout. Mais s'il voulait partir en excursion le dimanche, il n'y avait pas à
discuter. La menace des coups était toujours présente. Je suis convaincu que mon père ne percevait pas sa terreur. Il devait croire sincèrement qu'après chaque épisode de violence, tout était pardonné et oublié. Je suppose qu'il considérait ses propres exactions comme des débordements occasionnels. ¿ peine plus.
- Je crois que je comprends. que s'est-il passé ensuite?
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- J'ignore pourquoi ils sont allés dans le Sm‚land ce dimanche-là. Il avait garé la voiture au bord d'un sentier. Il avait neigé, mais la neige n'était pas très profonde. Puis ils ont pris le chemin forestier jusqu'au lac. Ils sont sortis sur la glace. Soudain, la glace a cédé, et ma mère est tombée dans le trou. Il n'a pas réussi à la tirer de là. Il est retourné à la voiture en courant pour chercher de l'aide. …videmment, elle était morte quand ils l'ont retrouvée.
- Comment avez-vous appris la nouvelle ?
- C'est lui qui a appelé. Je me trouvais à Stockholm ce jour-là.
- quel souvenir avez-vous de cette conversation au téléphone ?
- Il était bouleversé, bien s˚r
- De quelle manière ?
- Peut-on être bouleversé de plus d'une manière ?
- …tait-il en larmes ? Pétrifié par le choc ? Essayez d'être plus précis.
- Il ne pleurait pas. Mon père n'avait les larmes aux yeux que lorsqu'il parlait d'une variété rare d'orchidées. J'ai plutôt eu le sentiment qu'il voulait me convaincre qu'il avait fait tout son possible pour la sauver. Ce n'était pourtant pas nécessaire, si? quand quelqu'un est en danger, on fait ce qu'on peut pour l'aider?
- qu'a-t-il dit de plus ?
- Il m'a demandé de prévenir ma sour.
- C'est donc vous qu'il avait appelé en premier? -Oui.
- que s'est-il passé ensuite?
- Nous sommes venus en Scanie, ma sour et moi. Exactement comme cette fois-ci. L'enterrement a eu lieu une semaine plus tard. J'ai parlé avec un policier, une seule fois, au téléphone. Il a dit que la glace devait être très mince, et que c'était étonnant. D'autant plus que ma mère était plutôt menue.
- Il a dit cela? Le policier auquel vous avez parlé? que la glace devait être ´ très mince ª et que c'était étonnant?
- J'ai une bonne mémoire des détails. Peut-être parce que je suis contrôleur de gestion.
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Wallander hocha la tête. Ils dépassèrent un panneau qui signalait un café à
cinq cents mètres. Ils s'y arrêtèrent et Wallander en profita pour interroger Runfeldt sur son métier. Mais il n'écouta que distraitement les réponses. Il passait mentalement en revue la conversation qu'ils venaient d'avoir dans la voiture. Il y avait eu un élément important. Mais quoi ? Au moment o˘ ils s'apprêtaient à repartir, le téléphone portable de Wallander sonna. C'était Martinsson. Bo Runfeldt s'éloigna pour le laisser seul.
- On n'a pas beaucoup de chance, dit Martinsson. Sur les deux policiers en poste à ¿lmhult il y a dix ans, l'un est mort et l'autre a pris sa retraite et déménagé à ‘rebro.
Wallander éprouva une vive déception. Sans un témoin fiable, ce voyage perdait une bonne partie de son sens.
- Je ne sais même pas comment trouver le chemin du lac. N'y avait-il pas au moins un chauffeur d'ambulance ? Des pompiers ?
- J'ai retrouvé l'homme qui a aidé Costa Runfeldt, dit Martinsson. J'ai son nom et son adresse. Le seul problème, c'est qu'il n'a pas le téléphone.
- Tu veux me dire qu'il y a encore des gens dans ce pays qui n'ont pas le téléphone ?
- Il faut croire que oui. Tu as un crayon ?
Wallander fouilla dans ses poches. Il n'avait comme d'habitude ni papier ni crayon. Il fit signe à Bo Runfeldt, qui lui tendit un stylo-bille en or et une carte de visite.
- Il s'appelle Jacob Hoslowski, dit Martinsson. C'est un original qui vit seul dans une cabane, pas très loin du lac en question. Le lac s'appelle St
‚ngsjôn et se trouve un peu au nord d'¿lmhult. J'ai eu affaire à une personne aimable à la mairie, qui m'a dit que le lac était indiqué sur le plan d'information, au bord de la route, à la sortie vers ¿lmhult. Mais elle n'a pas pu me donner d'indications précises pour aller chez Hoslowski.
Il faudra que tu demandes à quelqu'un.
- On a un endroit o˘ dormir?
- On vous a réservé deux chambres à l'hôtel d'IKEA.
- IKEA ? Ils ne vendent pas des meubles ?
- Si. Mais ils ont aussi un hôtel.
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- Il y a du nouveau, à part ça?
- Tout le monde est très occupé. Mais apparemment, Hamrén va venir de Stockholm pour nous aider.
Wallander se souvint de Hamrén et de Ludwigsson, les deux inspecteurs de la police criminelle de Stockholm qui les avaient secondés au cours de l'enquête de l'été. Il était plutôt content à l'idée de les revoir.
- Et Ludwigsson ?
- Il a eu un accident de voiture et il se trouve à l'hôpital -Grave?
- Je vais me renseigner. Mais ça ne m'a pas donné cette impression.
Après avoir raccroché, Wallander rendit son stylo à Run-feldt.
- Tu as un beau stylo, dit-il.
- tre contrôleur pour Priée Waterhouse signifie avoir un des meilleurs boulots qui existent. Du moins en ce qui concerne le salaire et les perspectives d'avenir. Les parents qui ont un peu de jugeote conseillent tous à leurs enfants de travailler dans l'audit.
- Tu peux me donner une idée du salaire moyen ?
- La plupart de ceux qui travaillent au-dessus d'un certain niveau ont un contrat strictement personnel. C'est-à-dire secret.
Wallander comprit : cela signifiait que le salaire en question était très élevé. Comme tout le monde, il restait bouche bée chaque fois qu'il entendait des révélations sur les écarts de revenus et les accords secrets concernant les indemnités de départ et les indemnités en cas de licenciement. Son propre salaire, en dépit de son ancienneté dans la police, était modeste. S'il avait recherché un emploi dans le privé, dans le secteur de la sécurité par exemple, il aurait pu gagner au moins le double. Pourtant, il avait pris sa décision. Il resterait policier, du moins aussi longtemps qu'il pourrait vivre de son salaire. Mais il avait souvent pensé qu'il était possible de dresser un tableau de la Suède simplement en comparant les différents types de contrats de travail.
Ils arrivèrent à ¿lmhult à dix-sept heures. Bo Runfeldt avait demandé s'il était vraiment nécessaire de passer la nuit sur place. Wallander n'avait pas de réponse valable à lui fournir. En réalité, Bo Runfeldt aurait pu prendre le train de Malmô le soir même. Mais il lui fit valoir qu'ils ne pourraient voir le lac que le lendemain, puisque le jour déclinait déjà.
Or, il voulait que Runfeldt l'accompagne.
Lorsqu'ils furent installés à l'hôtel, Wallander se mit aussitôt en quête de la maison de Jacob Hoslowski avant qu'il ne fasse complètement nuit. Ils s'étaient arrêtés à l'entrée de la localité pour consulter le plan.
Wallander avait repéré l'emplacement du lac St‚ngsjôn. Cette fois, il ressortit de l'agglomération et tourna deux fois à gauche. Les sapins se dressaient en rangs serrés de part et d'autre de la route. Les paysages ouverts de la Scanie n'étaient plus qu'un souvenir. Il s'arrêta en voyant un homme occupé à réparer un grillage. L'homme lui expliqua comment se rendre chez Hoslowski. Wallander continua. Le moteur faisait un bruit suspect. Il pensa qu'il devrait bientôt changer de voiture. Sa Peugeot commençait à être vieille. Avait-il les moyens d'en acheter une autre ? Il conduisait celle-ci depuis un an - depuis que la précédente avait br˚lé sur la E 65. Celle-là aussi était une Peugeot. La prochaine serait de la même marque. Plus il vieillissait, plus il lui était difficile de changer ses habitudes.
Il marqua un arrêt au carrefour suivant. S'il avait bien compris, il devait tourner à droite. En principe, il trouverait la maison de Hoslowski au bout de huit cents mètres environ. La route était en mauvais état. Après une centaine de mètres, Wallander s'arrêta et fit marche arrière. Il avait peur de s'enliser. Il descendit de voiture et continua à pied. Le vent faisait murmurer les sapins de part et d'autre de l'étroite route forestière. Il marchait vite pour ne pas prendre froid.
La maison se trouvait juste au bord de la route. C'était une vieille cabane de métayer. Des carcasses de voitures encombraient la cour. Un coq solitaire le contemplait, perché sur une souche. Une seule fenêtre était éclairée. Wallander constata que la lumière provenait d'une lampe à
pétrole. Il hésita à repousser sa visite au lendemain. Mais il avait fait un
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long voyage. L'enquête ne lui permettait pas de perdre de temps. Il avança jusqu'à la porte d'entrée. Le coq était toujours immobile sur sa souche. Il frappa. Après quelques secondes, il entendit un bruit de pas traînants. La porte s'ouvrit. L'homme qui se tenait dans la pénombre était plus jeune qu'il ne l'aurait imaginé, quarante ans à peine. Wallander se présenta.
- Jacob Hoslowski, répondit l'autre.
Wallander perçut dans sa voix un accent léger, presque imperceptible.
L'homme était sale. Il sentait mauvais. Ses longs cheveux et sa barbe étaient crasseux, hirsutes. Instinctivement, Wallander se mit à respirer par la bouche.
- Je me demandais si je pouvais vous déranger quelques instants, commença-t-il. Je suis policier et j'arrive d'Ystad.
Hoslowski sourit et s'écarta pour le laisser passer.
- Entre. Je fais toujours entrer ceux qui frappent à ma porte.
Wallander franchit le seuil, fit un pas dans la pénombre et faillit trébucher sur un chat. Puis il découvrit que la maison entière était pleine de chats. Il n'avait jamais de sa vie vu autant de chats rassemblés au même endroit. Cela lui rappela le Forum romanum. Mais ici, à la différence de Rome, la puanteur était insoutenable. Il ouvrit la bouche pour s'obliger à
respirer, tout en suivant Hoslowski dans la plus grande des deux pièces qui composaient la maison. Il n'y avait presque pas de meubles, seulement des matelas, des coussins, des rangées de livres et une lampe à pétrole posée sur un tabouret. Et des chats. Des chats partout. Wallander eut l'impression désagréable qu'ils le suivaient tous d'un regard vigilant et qu'ils pouvaient se jeter sur lui d'un instant à l'autre.
- Il est rare d'entrer dans une maison qui n'a pas l'électricité, dit-il.
- Je vis en dehors du temps, répliqua Hoslowski avec simplicité. Pour ma prochaine vie, je serai réincarné en chat.
Wallander hocha la tête.
- Je comprends, dit-il sans conviction. Si je ne me trompe pas, vous viviez déjà ici il y a dix ans ?
- J'habite ici depuis que j'ai quitté le temps.
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Wallander sentait bien qu'il s'apprêtait à poser une question douteuse ; il la posa néanmoins.
- quand avez-vous quitté le temps ?
- Il y a très longtemps.
Wallander comprit qu'il ne valait peut-être pas la peine d'insister. Avec une certaine difficulté, il se laissa tomber sur l'un des coussins, en espérant qu'il n'était pas imprégné de pipi de chat.
- Il y a dix ans, une femme a disparu sous la glace du lac St‚ngsjon non loin d'ici. Elle en est morte. Les noyades ne sont sans doute pas très courantes, alors vous vous en souvenez peut-être? Même si, comme vous le disiez tout à l'heure, vous vivez en dehors du temps.
Wallander remarqua que Hoslowski - qui devait être cinglé, ou bien égaré
par des idées prophétiques confuses -réagit de façon positive à cette reconnaissance de son discours sur l'existence hors du temps.
- Un dimanche en hiver, il y a dix ans, précisa Wallander. D'après ce qu'on nous en a dit, l'homme est venu vous demander de l'aide.
Hoslowski hocha la tête. Il s'en souvenait.
- Un homme a cogné à ma porte. Il voulait se servir de mon téléphone.
Wallander jeta un regard circulaire.
- Mais vous n'avez pas de téléphone?
- ¿ qui parlerais-je? Wallander hocha la tête.
- que s'est-il passé?
- Je lui ai dit d'aller voir mon voisin. Il a le téléphone.
- Vous l'avez accompagné là-bas?
- Je suis allé au lac pour voir si je pouvais la repêcher. Wallander revint un peu en arrière dans son interrogatoire.
- L'homme qui a frappé à la porte. Je suppose qu'il était bouleversé ?
- Peut-être.
- que voulez-vous dire ?
- Il m'a fait l'effet d'être plutôt calme, par rapport à ce qu'on aurait pu attendre, vu la situation.
- Avez-vous remarqué autre chose ?
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- J'ai oublié. Cela se passait dans une dimension cosmique qui a changé
plusieurs fois depuis.
- Vous êtes allé jusqu'au lac. que s'est-il passé là-bas?
- La glace était très lisse. J'ai vu le trou. J'y suis allé. Mais je n'ai rien vu.
- Vous y êtes allé, dites-vous. N'aviez-vous pas peur que la glace cède ?
- Je sais o˘ il faut mettre les pieds. En plus, je supprime mon propre poids si je veux.
On ne peut pas discuter avec un fou, pensa Wallander, découragé. Il poursuivit malgré tout.
- Pouvez-vous décrire ce trou ?
- Il avait certainement été découpé par un pêcheur. Il avait peut-être regelé. Mais la glace n'avait pas eu le temps d'épaissir.
Wallander réfléchit.
- Les pêcheurs n'ont-ils pas l'habitude de forer des trous plus petits ?
- Celui-ci était presque carré. Peut-être découpé à la scie.
- Y a-t-il souvent des pêcheurs sur le lac ?
- Il y a beaucoup de poisson. J'y pêche moi-même. Mais pas l'hiver.
- que s'est-il passé ensuite? Vous étiez au bord du trou. Vous n'avez rien vu. qu'avez-vous fait?
- J'ai enlevé mes vêtements et je me suis laissé glisser dans le trou.
Wallander le dévisagea fixement.
- Et pourquoi diable avez-vous fait ça?
- J'ai pensé que je pourrais sentir son corps avec mes pieds.
- Mais vous auriez pu vous tuer?
- Je peux me rendre insensible au froid ou à la chaleur, si c'est nécessaire.
Wallander se dit qu'il aurait d˚ prévoir cette réponse.
- Mais vous ne l'avez pas retrouvée ?
- Non. Je suis remonté sur la glace et je me suis rhabillé. Puis des gens sont arrivés en courant. Une voiture avec des échelles. Alors je suis parti.
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Wallander entreprit de se lever de sa position inconfortable sur le coussin. La puanteur était insupportable. Il n'avait plus de questions et il ne voulait pas s'attarder plus longtemps que nécessaire. Pourtant, il devait admettre que Jacob Hoslowski s'était montré très accueillant et très serviable.
Hoslowski le raccompagna dans la cour.
- Ils ont fini par la tirer de là, dit-il. Mon voisin passe quelquefois chez moi et il me donne des informations sur ce qui se passe dans le monde.
C'est un homme très aimable. Entre autres, il veut que je sois informé de tout ce qui se passe dans l'association locale de tir à l'arc. Ce qui se passe dans d'autres endroits du monde lui paraît moins important. C'est pourquoi je ne suis pas au courant de grand-chose. Peut-être pourriez-vous me dire s'il y a une grande guerre en ce moment ?
- Pas une grande, répondit Wallander. Mais beaucoup de petites.
Hoslowski hocha la tête. Puis il indiqua une direction.
- Mon voisin habite tout près. On ne voit pas sa maison, mais elle n'est qu'à trois cents mètres. Les distances terrestres sont difficiles à
évaluer.
Wallander le remercia et partit dans le noir. Il n'avait pas oublié de prendre sa torche électrique. Des lumières scintillaient entre les arbres.
Il pensait à Jacob Hoslowski et à tous ses chats.
La villa à laquelle il parvint paraissait récente. Une voiture recouverte d'une b‚che portant l'inscription ´ TUYAUTERIE SERVICE ª était garée devant la maison. Wallander sonna. Un homme lui ouvrit. Il était pieds nus et portait un maillot de corps blanc. Il avait ouvert la porte à la volée, comme si Wallander était le dernier d'un long défilé d'importuns. Mais son visage était ouvert, aimable. Wallander perçut des cris d'enfant à
l'arrière-plan. Il se présenta en peu de mots.
- Et c'est Hoslowski qui vous a envoyé chez moi? dit l'homme en souriant.
- Comment l'avez-vous deviné?
- ¿ l'odeur. Mais entrez. On peut toujours aérer.
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Wallander suivit la silhouette massive de l'homme jusque dans une cuisine.
Les cris d'enfant venaient du premier étage. Une télévision était allumée quelque part. L'homme expliqua qu'il s'appelait Rune Nilsson et qu'il posait des canalisations. Wallander déclina l'offre d'un café et présenta l'objet de sa visite.
- Un tel événement ne s'oublie pas, dit l'homme lorsqu'il eut fini. Je n'étais pas encore marié à l'époque. Il y avait une vieille maison ici, que j'ai rasée pour construire celle-ci. …tait-ce vraiment il y a dix ans ?
- Oui, à quelques mois près.
- Cet homme est venu frapper à ma porte. Il était à peu près midi.
- Dans quel état était-il ?
- Choqué. Mais calme. Il a appelé le numéro d'urgence pendant que je m'habillais. Puis on est partis, en prenant un raccourci par la forêt. Je péchais beaucoup, à l'époque.
- Et pendant tout ce temps, il vous a paru calme ? qu'a-t-il dit? Comment expliquait-il l'accident?
- Elle était tombée. La glace avait cédé.
- Pourtant la glace était assez épaisse ?
- On ne sait jamais. Il peut y avoir des fissures ou des faiblesses invisibles. Mais c'était bien un peu bizarre, quand même.
- D'après Jacob Hoslowski, le trou était carré. ¿ son avis, il aurait pu être découpé à la scie.
- Je ne me souviens pas de la forme. Mais il était grand.
- Pourtant, la glace tout autour était solide. Vous êtes un homme massif et vous n'avez pourtant pas eu peur de sortir sur le lac ?
Rune Nilsson acquiesça.
- J'y ai souvent réfléchi, après coup. C'était étrange, ce trou qui s'est ouvert subitement et la femme qui a disparu. Pourquoi n'avait-il pas réussi à la tirer de là?
- quelle était sa propre explication ?
- Il avait essayé. Mais elle avait disparu très vite. Attirée sous la glace.
- Et c'était vrai?
- Ils l'ont retrouvée à quelques mètres du trou. Juste sous 280
la surface. Elle n'avait pas coulé. J'étais présent lorsqu'ils l'ont repêchée. Je ne l'ai pas oublié. Je ne parvenais pas à comprendre qu'elle puisse être si lourde. Wallander le dévisagea attentivement.
- que voulez-vous dire ?
- Je connaissais Nygren, qui était policier ici à l'époque. Il est mort maintenant. Il a dit un jour que l'homme lui avait affirmé qu'elle pesait près de quatre-vingts kilos. Cela aurait expliqué que la glace cède. Je n'ai jamais bien compris ça. Mais je suppose qu'on se pose toujours des questions sur les accidents. Ce qui s'est vraiment passé. Comment on aurait pu l'éviter. Etc.
- Vous avez raison, dit Wallander en se levant. Merci de m'avoir reçu. Ce serait bien si vous pouviez me montrer demain l'endroit o˘ c'est arrivé.
- Vous voulez nous faire marcher sur l'eau? Wallander sourit.
- Ce n'est pas nécessaire. Mais Jacob Hoslowski en serait peut-être capable.
Rune Nilsson secoua la tête.
- Il est gentil, dit-il. Malgré tous ses chats. Mais il est fou. Wallander retourna à sa voiture en longeant le sentier
forestier. La lampe à pétrole brillait chez Hoslowski. Rune Nilsson avait promis de l'attendre vers huit heures le lendemain matin. Wallander reprit la direction d'¿lmhult. Le bruit suspect du moteur avait disparu. Il se sentait affamé. Ce serait peut-être une bonne idée de proposer à Bo Runfeldt qu'ils dînent ensemble. Ce voyage ne lui faisait plus l'effet d'une démarche inutile.
Mais lorsqu'il arriva à l'hôtel, un message l'attendait à la réception. Bo Runfeldt avait loué une voiture pour se rendre à Và'xjo. Il avait des amis là-bas et comptait y passer la nuit. Il promettait d'être de retour à
¿lmhult le lendemain matin de bonne heure. Wallander s'irrita brièvement de cette initiative. Après tout, il aurait pu avoir besoin de lui au cours de la soirée. Runfeldt avait laissé un numéro de téléphone o˘ on pouvait le joindre. Mais Wallander n'avait aucune raison de l'appeler. Il était aussi secrètement soulagé de pouvoir disposer de sa soirée. Il monta dans sa chambre,
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prit une douche et remarqua qu'il n'avait même pas emporté une brosse à
dents. Il s'habilla et se mit en quête d'un magasin ouvert, o˘ il pourrait se procurer des affaires de toilette. Puis il dîna dans une pizzeria. Il pensait sans cesse à l'accident sur le lac. Comme si une image commençait à
prendre forme. Après le dîner, il retourna dans sa chambre. Peu avant vingt et une heures, il appela Ann-Britt Hôglund chez elle. Il espérait que ses enfants seraient couchés. Il lui raconta en peu de mots ce qui s'était passé et lui demanda s'ils avaient réussi à retrouver Mme Svensson - celle qu'ils pensaient être la dernière cliente de Costa Runfeldt.
- Pas encore, reconnut-elle. Mais on va bien y arriver.
Il abrégea la conversation. Puis il alluma la télévision et suivit distraitement un débat jusqu'au moment o˘ il s'endormit malgré lui.
Lorsqu'il se réveilla, à six heures du matin, Wallander se sentait reposé.
¿ sept heures trente, il avait pris son petit déjeuner et payé la note d'hôtel. Il s'installa à la réception pour attendre. Bo Runfeldt apparut quelques instants plus tard. Ni l'un ni l'autre ne commenta le fait qu'il avait passé la nuit à Vaxjô.
- On s'en va, dit simplement Wallander. On va voir le lac o˘ votre mère s'est noyée.
- Alors ? demanda Bo Runfeldt dans la voiture. Ce voyage a-t-il donné
quelque chose ?
Wallander remarqua qu'il devait contrôler son exaspération.
- Oui. Et votre présence a été décisive. quoi que vous puissiez en penser.
Ce n'était pas vrai, naturellement. Mais Wallander s'était exprimé avec tant d'autorité que Bo Runfeldt en resta, sinon convaincu, du moins pensif.
Rune Nilsson vint à leur rencontre. Ils prirent un sentier qui traversait la forêt. Il n'y avait pas de vent ; il devait faire autour de zéro degré.
La terre était dure sous leurs pas. L'étendue d'eau apparut devant eux.
C'était un lac tout en longueur. Rune Nilsson indiqua un point quelque part au milieu du lac. Bo Runfeldt était de toute évidence mal à
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l'aise. Wallander pensa qu'il n'était sans doute jamais venu là.
- C'est difficile de se représenter le lac gelé, dit Rune Nilsson. Tout change avec l'hiver. En particulier, la perception des distances. Ce qui paraît très loin, l'été, peut soudain se révéler très proche. Ou le contraire.
Wallander descendit au bord de l'eau, qui était très sombre. Il lui sembla entrevoir un petit poisson près d'une grosse pierre. Dernière lui, il entendit Bo Runfeldt demander si le lac était profond. Mais il ne perçut pas la réponse de Rune Nilsson.
que s'était-il passé? Costa Runfeldt avait-il pris sa décision à l'avance?
De noyer sa femme ce dimanche-là? Il devait en être ainsi. D'une manière ou d'une autre, il avait préparé le trou. De même que quelqu'un avait scié les planches au-dessus du fossé de Holger Eriksson. Et retenu Costa Runfeldt prisonnier.
Wallander resta un long moment immobile à contempler le lac qui s'étendait sous ses yeux. Mais ce qu'il lui semblait voir se trouvait à l'intérieur de lui.
Ils revinrent sur leurs pas, à travers la forêt. Arrivés à la voiture, ils prirent congé de Rune Nilsson. Wallander pensait qu'ils seraient de retour à Ystad avant midi.
Mais il se trompait. ¿ peine eurent-ils quitté ¿lmhult que la voiture cala.
Impossible de redémarrer. Wallander téléphona à un garage local agréé par sa compagnie d'assurances. L'homme arriva après vingt minutes à peine. Il constata rapidement que la panne était sérieuse et ne pouvait être réparée sur place. Il n'y avait pas d'autre choix que de laisser la voiture à
¿lmhult et de prendre le train de Malmo. Il les conduisit à la gare à bord de la dépanneuse. Bo Runfeldt proposa de se rendre au guichet pendant que Wallander signait les papiers nécessaires avec le mécanicien. Après coup, Wallander constata qu'il avait acheté des billets de première. Il ne fit aucun commentaire. Le train à destination de Hàssleholm et de Malmo partait à neuf heures quarante-quatre.
Entre-temps, Wallander avait appelé le commissariat et demandé que quelqu'un vienne les chercher à Malmo. Il n'y 283
avait pas de correspondance pour Ystad à cette heure-là. Ebba promit de s'en occuper.
- La police n'a-t-elle vraiment pas de meilleures voitures que ça? demanda soudain Bo Runfeldt, alors que le train venait de quitter la gare. que se serait-il passé en cas d'alerte?
- C'était ma voiture personnelle, répondit Wallander. Nos véhicules d'intervention sont en bien meilleur état.
Le paysage défilait de l'autre côté de la vitre. Wallander pensait à Jacob Hoslowski et à ses chats. Mais aussi au fait que Costa Runfeldt avait probablement assassiné sa femme. Ce que cela signifiait, il n'en savait rien. Gôsta Runfeldt lui-même était mort. Un homme brutal, ayant peut-être commis un meurtre, avait été tué avec une cruauté égale à la sienne.
Le mobile le plus plausible était la vengeance.
Mais qui se vengeait? De quoi? Et quel était le rôle de Holger Eriksson là-dedans ?
Il l'ignorait. Il n'avait aucune réponse.
Il fut interrompu dans ses réflexions par l'arrivée du contrôleur.
C'était une femme. Elle sourit et leur demanda leurs billets avec un accent de Scanie à couper au couteau.
Wallander eut la sensation qu'elle l'avait reconnu. Peut-être à cause des photos de lui qui étaient parues dans le journal.
- quand arrivons-nous à Malmô ? demanda-t-il.
- Douze heures quinze, répondit-elle. Onze heures treize à Hàssleholm.
Puis elle s'éloigna.
Elle connaissait les horaires par cour.
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Ce fut Peters qui les accueillit à la gare de Malmo. Bo Runfeldt s'excusa dès leur arrivée en disant qu'il restait quelques heures en ville, mais qu'il serait de retour à Ystad dans l'après-midi. Sa sour et lui devaient s'occuper de la succession de leur père et décider de ce qu'ils allaient faire de la boutique.
Wallander monta à l'arrière et consacra le temps du trajet à prendre des notes sur ce qui s'était passé à Almhult. Il avait acheté un stylo-bille et un petit bloc de papier à la gare de Malmô ; il tenait à présent ce bloc en équilibre sur un genou pendant qu'il écrivait. Peters, qui n'était pas bavard, ne dit pas un mot de tout le voyage ; il voyait bien que Wallander était occupé. Le soleil brillait, mais il y avait aussi du vent. Déjà le 14
octobre. Son père était enterré depuis moins d'une semaine.
Arrivés à Ystad, ils prirent directement le chemin du commissariat.
Wallander avait mangé des sandwiches hors de prix à bord du train et ne ressentait pas le besoin de déjeuner. Il s'arrêta quelques instants à la réception pour raconter à Ebba ce qui était arrivé à la voiture. Sa PV à
elle était, comme d'habitude, garée sur le parking, et elle était dans un état impeccable.
- Je n'ai pas le choix, lui confia-t-il. Je dois acheter une nouvelle voiture. Mais o˘ vais-je trouver l'argent?
- quand on y réfléchit, on a vraiment des salaires de misère. Il vaut mieux ne pas trop y penser.
- Je n'en suis pas s˚r. En tout cas, ce n'est pas en occultant les problèmes qu'on y changera quelque chose.
- Tu as peut-être un contrat secret.
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- Tout le monde en a un, répondit Wallander. Sauf peut-être toi et moi.
Il s'éloigna dans le couloir en jetant un coup d'oil dans chaque bureau.
Ses collègues étaient tous sortis, sauf Nyberg, qui occupait la dernière pièce, au fond du couloir. Wallander s'y rendait très rarement. Une béquille était appuyée contre la table.
- Comment va ton pied?
-Comme il peut, répondit Nyberg avec mauvaise humeur.
- Vous n'auriez pas retrouvé la valise de Costa Runfeldt par hasard?
- En tout cas, elle n'est pas dans la forêt de Marsvin-sholm. Les chiens l'auraient flairée.
- Avez-vous trouvé autre chose ?
- On trouve toujours des choses. La question est de savoir si elles ont un rapport avec ce qu'on cherche. Nous sommes en train de comparer les traces de pneus du chemin de la tour de Holger Eriksson et celles que nous avons retrouvées dans la forêt. Je doute que nous parvenions à une conclusion positive. Il y avait trop de pluie et de boue aux deux endroits.
- Autre chose?
- La tête de singe, dit Nyberg. qui n'était pas une tête de singe, mais une tête humaine. On a reçu une longue lettre du musée d'ethnographie de Stockholm. J'en ai compris à peu près la moitié. En tout cas, ils sont certains qu'elle provient du Congo belge. Du ZaÔre, comme on dit maintenant. D'après eux, elle daterait d'il y a quarante ou cinquante ans.
- Chronologiquement, ça colle.
- Ils aimeraient bien la récupérer.
- On verra après l'enquête.
Nyberg considéra soudain Wallander avec attention,
- Est-ce qu'on va retrouver ceux qui ont fait ça? -Il le faut.
Nyberg hocha la tête, mais n'ajouta rien.
- Tu as dit ćeux ª. Pourtant, l'autre jour, tu as dit qu'à ton avis il n'y avait sans doute qu'une seule personne impliquée.
- J'ai dit ćeux ª ? -Oui.
- Je crois toujours qu'il s'agit d'une seule personne. Mais je ne pourrais pas te dire pourquoi.
Wallander se retourna pour partir. Nyberg l'arrêta.
- On a réussi à soutirer des renseignements à la boîte de vente par correspondance de Bor‚s. Avant le matériel d'écoute et le pinceau aimanté, Costa Runfeldt s'était déjà adressé à eux à trois reprises. L'entreprise n'existe pas depuis très longtemps. Il a acheté des jumelles de nuit, quelques lampes de poche et d'autres bricoles. Rien d'illégal, en plus. On a retrouvé les lampes dans le local de Har-pegatan. Mais les jumelles n'étaient ni là-bas, ni à son domicile.
Wallander réfléchit.
- Elles étaient peut-être dans la valise qu'il voulait emporter à Nairobi ?
Est-ce qu'on observe les orchidées la nuit, en cachette ?
- quoi qu'il en soit, nous ne les avons pas retrouvées.
Wallander retourna à son bureau. Il avait l'intention d'aller chercher un café, mais changea d'avis. Il s'assit à sa table de travail et relut ce qu'il avait écrit au cours du trajet de Malmo à Ystad. Il cherchait les ressemblances et les différences entre les deux meurtres. La victime, dans les deux cas, avait une réputation de brutalité. Holger Eriksson maltraitait ses employés, Costa Runfeldt maltraitait sa femme. Il y avait là un premier point commun. L'un et l'autre avaient été tués de manière très étudiée. Wallander était toujours persuadé que Runfeldt avait été
séquestré. Sa longue absence pouvait difficilement s'expliquer autrement.
Eriksson, en revanche, était tombé tout droit dans le piège mortel. Il y avait là une différence. Mais Wallander croyait aussi déceler une ressemblance, même si celle-ci était indistincte et difficile à
appréhender. Pourquoi Runfeldt avait-il été détenu ? Pourquoi avait-on retardé le moment de le tuer? Il y avait beaucoup de réponses possibles à
cette question. Pour une raison ou pour une autre, on avait voulu attendre.
Ce qui soulevait de nouvelles questions. Se pouvait-il qu'on n'ait pas eu la possibilité de le tuer immédiatement? Et,
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dans ce cas, pourquoi ? Ou bien cela faisait-il partie du projet de retenir Runfeldt captif, de l'affamer pour l'affaiblir?
Une fois de plus, le seul mobile qu'il croyait entrevoir était la vengeance. Mais de quoi voulait-on se venger? Ils ne tenaient encore aucune piste tangible.
Wallander se tourna en pensée vers le meurtrier. Ils avaient imaginé un homme seul, d'une force physique impressionnante. Ils pouvaient naturellement se tromper; il pouvait y avoir plus d'une personne impliquée, mais Wallander en doutait. La préparation et l'organisation des meurtres trahissaient un agent solitaire.
Le soin apporté aux préparatifs était nécessaire à l'exécution de ces deux crimes, pensa-t-il. Si le meurtrier n'avait pas été seul, les préparatifs auraient pu être beaucoup moins détaillés.
Wallander changea de position dans son fauteuil. Il essaya de déchiffrer l'inquiétude sourde qui le tenaillait en permanence. Il y avait quelque chose, dans le paysage de cette enquête, qu'il n'apercevait pas. Ou qu'il interprétait de façon complètement erronée. Mais quoi ?
Au bout d'une heure environ, il alla chercher le café auquel il avait auparavant renoncé. Puis il appela l'opticien. Celui-ci ne lui fixa pas de nouveau rendez-vous : Wallander pouvait passer quand il voulait. Après avoir vidé deux fois les poches de sa veste, il finit par retrouver le numéro du garagiste d'¬lmhult dans la poche de son pantalon. La réparation de la voiture allait lui co˚ter très cher. Mais il n'avait pas le choix, s'il voulait en tirer quelque chose au moment de la vente. Il mit fin à sa conversation avec le garagiste et appela Martinsson.
- Je ne savais pas que tu étais rentré. Comment s'est passé le voyage à
¿lmhult ?
- Justement, je voulais qu'on en parle. qui est là maintenant?
- J'ai vu Hansson tout à l'heure. Il était question de se réunir un moment, à dix-sept heures.
- Attendons dix-sept heures alors.
Wallander raccrocha et pensa soudain à Jacob Hoslowski et à ses chats.
quand aurait-il le temps de chercher une mai-
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son ? Cela ne se ferait peut-être jamais. Leur charge de travail ne cessait d'augmenter. Avant, il y avait toujours eu des moments d'accalmie, des périodes un peu plus tranquilles. Cela n'arrivait pratiquement plus. Et rien ne laissait présager une amélioration. Il ne savait pas si la criminalité était en hausse. En revanche, elle devenait de plus en plus violente, et de plus en plus complexe. Dans le même temps, il y avait de moins en moins de policiers de terrain, et de plus en plus de personnel administratif. Autrement dit, de plus en plus de gens chargés d'organiser le travail des autres. Wallander, lui, ne pouvait pas s'imaginer assis derrière un bureau. Les quelques moments qu'il y passait représentaient une coupure dans ses activités ordinaires. Une chose était s˚re : il ne retrouverait jamais le meurtrier entre les quatre murs du commissariat. Les progrès de la technique en criminologie étaient impressionnants. Mais elle ne pourrait jamais remplacer le travail sur le terrain.
Il revint en pensée à ¿lmhult. que s'était-il passé sur le lac gelé en ce dimanche d'hiver, dix ans plus tôt? Costa Runfeldt avait-il mis en scène l'accident? Avait-il réellement tué sa femme ? Certains signes semblaient l'indiquer. Trop de détails démentaient l'hypothèse de l'accident. Il devait être possible de retrouver un rapport quelque part dans les archives. L'enquête avait sans doute été menée avec négligence, mais il lui paraissait difficile de critiquer les policiers de l'époque. qu'auraient-ils soupçonné ? Pourquoi auraient-ils même soupçonné quoi que ce soit ?
Wallander décrocha son téléphone et rappela Martinsson. Il lui demanda de prendre contact avec le commissariat d'¬lmhult et de réclamer une copie du rapport relatif à l'accident.
- Pourquoi ne l'as-tu pas fait toi-même? demanda Martinsson, surpris.
- Je n'ai parlé à aucun policier là-bas. Je me suis assis par terre dans une maison remplie de chats avec un homme capable de supprimer la pesanteur quand ça l'arrange. Pour la copie du rapport, le plus tôt serait le mieux.
Il raccrocha sans laisser à Martinsson le temps de poser des questions. Il était trois heures de l'après-midi. Par la
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fenêtre, il vit que le ciel était encore dégagé et décida que finalement il pouvait s'acquitter tout de suite de la visite chez l'opticien. Une réunion était prévue à dix-sept heures. D'ici là, il n'aurait pas le temps de faire grand-chose. Et en plus, il avait mal à la tête. Il enfila sa veste et quitta le commissariat. Ebba était au téléphone. Il lui écrivit sur un bout de papier qu'il serait de retour à dix-sept heures. Sur le parking, il chercha sa voiture des yeux avant de se rappeler qu'elle était encore à
¿lmhult. Il lui fallut dix minutes pour se rendre à pied dans le centre-ville. L'opticien avait sa boutique dans Stora ‘stergatan. On lui demanda de patienter quelques minutes. Il feuilleta les journaux posés sur une table. Tout à coup, il tomba sur une photo de lui, qui devait dater de plus de cinq ans. Il se reconnut à peine. Les deux meurtres faisaient l'objet d'un gros titre. ´ La police suit une piste sérieuse. ª Les paroles mêmes de Wallander. qui ne correspondaient à aucune réalité. Il se demanda si le meurtrier lisait les journaux. Suivait-il le travail des enquêteurs ?
Wallander continua de feuilleter le journal. Tout à coup, son regard fut arrêté par une autre photo. Il lut l'article avec une stupeur croissante.
L'envoyé du Rapporteur, ce journal qui n'existait pas encore, avait dit vrai. Un certain nombre de gens venus de tout le pays s'étaient rassemblés à Ystad pour constituer une organisation nationale des milices de citoyens.
Ils s'exprimaient sans détour, affirmant qu'ils n'hésiteraient pas, au besoin, à se mettre hors la loi. Ils soutenaient le travail de la police.
Mais ils n'acceptaient pas les réductions de personnel ni de budget.
Surtout, ils n'acceptaient pas de vivre dans l'insécurité. Wallander lisait l'article avec un sentiment de malaise et d'amertume croissant. quelque chose avait réellement changé. Les défenseurs d'une milice armée ne se cachaient plus. Ils s'exprimaient au grand jour, affichaient leur nom et leur photographie dans les journaux. Se rassemblaient ouvertement à Ystad pour fonder une organisation nationale.
Wallander jeta le journal sur la table basse. Il va falloir lutter sur deux fronts, pensa-t-il. Ces gens-là sont beaucoup plus dangereux que les groupuscules néo-nazis qu'on brandit toujours comme des épouvantails. Sans parler des gangs de motards.
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Son tour arriva enfin. Wallander, assis derrière un appareil bizarre, regardait fixement des lettres floues. Il s'inquiéta soudain à l'idée qu'il était en train de devenir aveugle. Il lui semblait ne plus rien voir. Mais lorsque l'opticien lui tendit une paire de lunettes et un journal - qui contenait d'ailleurs aussi un article sur les milices de citoyens et l'organisation nationale en gestation -, il s'aperçut qu'il pouvait le lire sans se fatiguer les yeux. L'espace d'un instant, cela dissipa le malaise que lui inspirait l'article.
- Il vous faut des lunettes de lecture, dit l'opticien aimablement. Rien d'inhabituel à votre ‚ge. Une correction de 1.5 dioptrie, pas plus. Par la suite, il faudra sans doute augmenter la correction tous les deux ou trois ans.
Wallander dut ensuite choisir une monture. Il fut stupéfait d'apprendre combien elle co˚tait. Lorsqu'il comprit qu'il existait aussi des lunettes de lecture en plastique bon marché, il n'hésita pas une seconde.
- Combien de paires ? demanda l'opticien. Deux ? Au cas o˘ vous les perdriez...
Wallander pensa à tous les stylos-billes qu'il perdait sans cesse. Et au fait qu'il ne supporterait pas de porter ses lunettes en sautoir autour du cou.
- J'en voudrais cinq, dit-il.
Lorsqu'il ressortit de la boutique, il n'était que quatre heures de l'après-midi. Sans réfléchir, il se dirigea vers l'agence immobilière devant laquelle il s'était arrêté quelques jours plus tôt. Cette fois, il entra et s'assit pour examiner les maisons à vendre. Deux d'entre elles lui parurent intéressantes. On lui fit une photocopie des renseignements, et il promit de rappeler pour la visite. Il ressortit dans la rue. Il avait encore du temps devant lui. Il décida d'obtenir la réponse à une question qui lui trottait dans la tête depuis la mort de Holger Eriksson, et il remonta jusqu'à la librairie de la grand-place. Le vendeur qu'il connaissait était dans la réserve, au sous-sol. Il descendit les marches et l'aperçut au milieu d'un tas de cartons, en train de déballer des livres scolaires. Ils se saluèrent.
- Tu me dois dix-neuf couronnes, dit le libraire en souriant.
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- Pourquoi?
- Cet été, j'ai été réveillé à six heures du matin parce que la police avait besoin d'une carte de la République dominicaine. Celui qui est venu la chercher a payé cent couronnes. La carte co˚tait cent dix-neuf couronnes.
Wallander fit le geste de sortir son portefeuille, mais le libraire leva la main.
- Cadeau, dit-il. C'était juste pour plaisanter.
- Les poèmes de Holger Eriksson, dit Wallander sans transition. Imprimés à
compte d'auteur. qui les lisait?
- C'était un poète amateur, bien s˚r. Mais il n'écrivait pas si mal. Le problème était surtout qu'il ne s'intéressait qu'aux oiseaux. Ou plutôt, c'était le seul sujet qui lui réussissait. Lorsqu'il s'essayait à autre chose, c'était toujours raté.
- qui achetait ses recueils ?
- Il n'en vendait pas beaucoup par l'intermédiaire de la librairie. La plupart de ces textes régionaux ne sont évidemment pas rentables. Mais ils ont une importance sur un autre plan.
- qui les achetait ?
- Honnêtement, je n'en sais rien. Peut-être un touriste de passage en Scanie. Ou des ornithologues amateurs. Peut-être aussi quelques collectionneurs de littérature régionale.
- Les oiseaux, dit Wallander. Cela signifie qu'il n'a jamais écrit quoi que ce soit qui puisse choquer les gens ?
- Bien s˚r que non. quelqu'un a prétendu le contraire? ~ Je me posais juste la question, répondit Wallander.
Il quitta la librairie et reprit la direction du commissariat.
Lorsqu'il fut installé à sa place habituelle dans la salle de réunion, Wallander commença par mettre ses lunettes neuves. Une certaine gaieté se répandit autour de la table. Mais personne ne fit de commentaire. qui manque? demanda-t-il.
-- Svedberg, répliqua Ann-Britt Hoglund. Je ne sais pas o˘ il est.
Elle eut à peine le temps de finir sa phrase que Svedberg fit son entrée.
Wallander comprit aussitôt qu'il s'était passé quelque chose.
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- J'ai trouvé Mme Svensson, dit-il. La dernière cliente de Costa Runfeldt.
Si on ne s'est pas trompés.
- Bien, dit Wallander, en sentant monter l'excitation.
- Je me suis dit qu'elle était peut-être passée à la boutique, poursuivit Svedberg. Pour parler à Runfeldt, je veux dire. J'ai emporté la photo que nous avions tirée dans le labo du sous-sol. Vanja Andersson se souvenait d'avoir vu une photo du même homme, un jour, sur la table de l'ar-rière-boutique. Elle savait aussi qu'une dame du nom de Svensson était passée au magasin à plusieurs reprises. Elle avait acheté des^ fleurs qui devaient être expédiées à une certaine adresse. ¿ partir de là, ça n'a pas été
difficile. Son adresse et son numéro de téléphone figuraient dans le registre des clients. Elle habite à Sôvestad. J'y suis allé. Elle a une petite entreprise de culture maraîchère. Je lui ai montré la photo et je lui ai dit la vérité : que nous pensions qu'elle avait fait appel à Costa Runfeldt en tant que détective privé. Elle a tout de suite confirmé.
- Bien, répéta Wallander. Ensuite ?
- Je ne lui ai pas posé d'autres questions. Elle était occupée, il y avait des ouvriers dans la maison. J'ai pensé qu'il valait mieux que nous préparions l'entretien ensemble.
- Je voudrais lui parler dès ce soir, dit Wallander. On va essayer d'abréger la réunion.
Ils restèrent environ une demi-heure autour de la table. ¿ un moment donné, Lisa Holgersson entra et s'assit en silence. Wallander résuma son voyage à
¿lmhult et conclut en exprimant sa pensée : ils ne pouvaient exclure la possibilité que Costa Runfeldt ait assassiné sa femme. Ils devaient attendre la copie du rapport d'enquête de l'époque. Ensuite, il faudrait décider de la marche à suivre.
Wallander se tut ; personne ne prit la parole. Tous comprenaient qu'il pouvait avoir raison. Mais personne ne savait ce que cela signifiait en réalité.
- C'était important de faire ce voyage, dit Wallander après un silence. Je crois aussi qu'un détour par Svenstavik pourrait donner des résultats.
- Avec un arrêt à Gàvle, intervint Ann-Britt Hoglund. Je ne sais pas si c'est important. Mais j'ai demandé à un ami
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de Stockholm de se rendre dans une librairie spécialisée et de me procurer quelques numéros d'un journal intitulé Terminator. Ils sont arrivés aujourd'hui.
- De quoi s'agit-il? demanda Wallander, qui en avait vaguement entendu parler.
- C'est un magazine publié aux …tats-Unis. Une revue professionnelle mal camouflée, pourrait-on dire. Pour les gens qui veulent s'engager comme mercenaires, gardes du corps, soldats, etc. C'est une revue désagréable.
Par son racisme, entre autres. Mais j'ai trouvé une petite annonce qui devrait nous intéresser. Il existe un homme à Gàvle qui prétend pouvoir trouver des missions pour - je cite - ´ des hommes sans préjugés et prêts à
se battre ª. J'ai appelé les collègues de Gàvle. Ils le connaissent, mais n'ont jamais eu directement affaire à lui. D'après eux, il est susceptible de connaître un grand nombre de ceux qui, en Suède, ont un passé de mercenaire.
- C'est peut-être important, dit Wallander. En tout cas, on va lui rendre visite. On devrait pouvoir combiner ça avec le voyage à Svenstavik.
- J'ai consulté la carte, poursuivit-elle. On peut prendre l'avion jusqu'à
‘stersund et louer une voiture. Ou demander l'aide des collègues sur place.
Wallander referma son bloc-notes.
- Demandez à quelqu'un de m'organiser une tournée, dit-il. Si possible, je voudrais partir demain.
- C'est samedi demain, objecta Martinsson.
- Les gens que je veux voir me recevront sans doute. Nous n'avons pas de temps à perdre. Je propose qu'on mette un terme à cette réunion. qui m'accompagne à Sôvestad?
Avant que quelqu'un ait eu le temps de répondre, Lisa Holgersson tambourina sur la table avec son crayon.
- Juste une seconde. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais il y a une sorte de rassemblement en ville en ce moment. Des gens qui ont décidé
de constituer une organisation nationale pour les milices de citoyens. Je crois que nous devrions avoir une discussion là-dessus le plus rapidement possible afin de définir notre attitude.
- La direction centrale a fait diffuser des tonnes de circu-294
laires à propos de ces soi-disant milices de citoyens, dit Wallander. Ces gens sont tout à fait au courant de la législation suédoise dans ce domaine.
- Sans aucun doute. Mais j'ai le sentiment que quelque chose est en train de changer. J'ai peur que nous n'apprenions dans peu de temps qu'un voleur a été abattu par un individu se réclamant de tel ou tel groupe. Ensuite, ils se protégeront les uns les autres.
Wallander savait qu'elle avait raison. Mais dans l'immédiat, il avait du mal à s'intéresser à autre chose qu'à l'enquête en cours.
- Attendons lundi, dit-il. Je suis d'accord, c'est important. ¿ long terme, c'est une question décisive, si nous ne voulons pas être débordés par une foule de gens déguisés en flics. Je propose que nous en parlions à la réunion de lundi
Lisa Holgersson n'insista pas. Ils se levèrent tous. Ann-Britt Hôglund et Svedberg accompagneraient Wallander à Sôvestad. Il était dix-huit heures lorsqu'ils quittèrent le commissariat. Le ciel s'était couvert ; il pleuvrait sans doute au cours de la soirée ou de la nuit. Ils prirent la voiture d'Ann-Britt Hôglund. Wallander monta à l'arrière, après s'être brusquement demandé s'il puait encore, après sa visite dans la maison des chats, chez Jacob Hoslowski.
- Maria Svensson, commença Svedberg. Elle a trente-six ans et gère un petit jardin de rapport à Sôvestad. Si j'ai bien compris, elle ne vend que des légumes cultivés sans engrais chimiques.
- Tu ne lui as pas demandé pourquoi elle avait pris contact avec Runfeldt?
- Je ne lui ai posé aucune question.
- «a va être intéressant. De toute ma carrière, je n'ai jamais rencontré
quelqu'un qui ait fait appel à un détective privé.
- La photo représentait un homme, intervint Ann-Britt Hôglund. Est-ce qu'elle est mariée ?
- Aucune idée. Je vous ai tout dit. Vous en savez autant que moi maintenant.
- Aussi peu, corrigea Wallander. Nous ne savons pour ainsi dire rien.
295
Ils arrivèrent à Sôvestad après une vingtaine de minutes. Wallander s'était déjà rendu une fois dans cette localité, bien des années plus tôt, pour récupérer le corps d'un homme qui s'était pendu. C'était le premier suicide auquel il avait eu affaire, en tant que policier. Le souvenir le remplit de malaise.
Svedberg s'arrêta devant une maison flanquée d'une serre et d'un magasin surmonté d'une enseigne : ´ L…GUMES SVENSSON ª. Ils descendirent de voiture.
- Elle habite sur place, dit Svedberg. Je suppose qu'elle a fermé la boutique à cette heure.
- Un fleuriste et une maraîchère... Simple coÔncidence? Wallander n'espérait pas une réponse. D'ailleurs, il n'en obtint pas. Ils étaient encore sur le chemin de gravier qui conduisait à la maison lorsque la porte s'ouvrit.
- Maria Svensson, annonça Svedberg. Elle nous attendait.
Wallander considéra la femme debout sur le perron. Elle portait un jean et un chemisier blanc. Des sabots aux pieds. Il nota l'absence de maquillage.
Svedberg fit les présentations et Maria Svensson les invita à entrer. Ils la suivirent dans le séjour. Wallander pensa fugitivement que son intérieur avait quelque chose d'indistinct. Comme si le lieu o˘ elle vivait ne présentait pas beaucoup d'intérêt pour elle.
-Un café?
Ils déclinèrent la proposition.
- Comme vous le savez, commença Wallander, nous sommes là pour en apprendre un peu plus sur votre relation avec Gôsta Runfeldt.
Elle le considéra avec surprise.
- J'aurais eu une relation avec lui ?
- Une relation de détective à cliente.
- C'est exact.
- Gôsta Runfeldt a été assassiné. Il nous a fallu du temps pour comprendre qu'il n'était pas seulement fleuriste, mais qu'il exerçait également en tant que détective privé.
Wallander pesta intérieurement contre sa manière raide de s'exprimer.
296
JL
- Ma première question est donc : comment avez-vous pris contact avec lui ?
- J'avais vu une petite annonce dans le quotidien Arbetet, cet été.
- Comment l'avez-vous contacté?
- Je suis passée à la boutique. Nous nous sommes retrouvés le jour même, dans un café d'Ystad. Pas loin de la place centrale. Je ne me souviens plus du nom du café.
- Pour quel motif aviez-vous pris contact avec lui ?
- Je préférerais ne pas répondre à cette question.
Cette brusque détermination le prit au dépourvu ; jusque-là, elle s'était exprimée sans aucune réticence.
- Je crois cependant que vous devez le faire.
- Je peux vous assurer que cela n'a aucun rapport avec sa mort. Je suis effarée et choquée, comme tout le monde.
- C'est à la police de décider si cela a un rapport ou non. Vous devez malheureusement répondre à la question. Vous pouvez choisir. Soit vous le faites maintenant. Dans ce cas, tout ce qui ne concerne pas directement l'enquête restera entre nous. Si, au contraire, nous devons vous faire venir au commissariat pour un interrogatoire officiel, les fuites seront plus difficiles à éviter.
Elle resta longtemps silencieuse. Ils attendirent. Wallan-der posa sur la table la photographie qu'ils avaient tirée dans le laboratoire de Costa Runfeldt. Elle la considéra avec une expression neutre.
- C'est votre mari ? demanda Wallander.
Elle le dévisagea avec surprise. Puis elle éclata de rire.
- Non. Ce n'est pas mon mari. Mais il m'a volé mon amour.
Wallander ne comprit pas. Mais Ann-Britt Hôglund avait immédiatement saisi.
- Comment s'appelle-t-elle?
- Annika.
- Et cet homme s'est interposé entre vous? Maria Svensson avait retrouvé
son calme.
- J'ai commencé à le soupçonner. ¿ la fin, je ne savais plus quoi faire.
C'est alors que j'ai eu l'idée de prendre contact avec un détective privé.
J'avais besoin de savoir si
297
elle était en train de me quitter. De changer. D'aller vers un homme. Pour finir, j'ai compris qu'elle l'avait fait. Gôsta Runfeldt est venu, il m'a raconté. Le lendemain, j'ai écrit à Annika que je ne voulais jamais la revoir.
- quand était-ce? quand est-il venu vous le raconter?
- Le 20 ou le 21 septembre.
- Après cela vous n'avez plus eu de contact avec lui ?
- Non. Je l'ai payé par virement sur un compte postal.
- quelle impression vous a-t-il faite ?
- Il était très serviable. Il aimait beaucoup les orchidées. Je crois que nous nous comprenions bien. Il paraissait aussi réservé que moi.
Wallander réfléchit.
- Encore une question. Pouvez-vous imaginer une raison pour laquelle il aurait été tué? quelque chose qu'il aurait dit ou fait? que vous auriez remarqué?
- Non. Rien. Et j'ai vraiment réfléchi.
Wallander consulta ses collègues du regard avant de se lever.
- Nous n'allons pas vous déranger plus longtemps, dit-il. Et rien ne sera ébruité. Je vous le promets.
- Merci. Je ne voudrais pas perdre mes clients.
Ils se serrèrent la main dans l'entrée. Elle referma la porte derrière eux.
- que voulait-elle dire? demanda Wallander lorsqu'ils se furent éloignés.
¿ propos de ses clients ?
- Les gens sont conservateurs à la campagne, dit Ann-Britt. Une femme homosexuelle, c'est encore une personne louche, pour beaucoup de monde. Je crois qu'elle a de très bonnes raisons de ne pas vouloir que ça se sache.
Ils remontèrent en voiture. Wallander pensa qu'il allait bientôt se mettre à pleuvoir.
- qu'avons-nous appris ? demanda Svedberg. Wallander savait qu'il n'y avait qu'une réponse possible à
cette question.
- Rien, dit-il. La vérité concernant ces deux enquêtes est très simple.
Nous ne savons rien avec certitude. Nous tenons quelques fils conducteurs.
Mais nous n'avons pas une seule piste digne de ce nom. Nous n'avons rien 298
Personne ne fit de commentaire. L'espace d'un instant, Wallander se sentit coupable. Comme s'il venait de trahir l'enquête elle-même. Pourtant, il savait que c'était la vérité.
Ils n'avaient aucune piste.
Absolument aucune.
21
Cette nuit-là, Wallander fit un rêve.
Il était à nouveau à Rome. Il marchait dans la rue avec son père, l'été
était soudain fini, c'était l'automne - un automne romain. Ils parlaient, il ne se souvenait pas de quoi. Puis son père se volatilisa d'un coup.
L'instant d'avant il était à ses côtés, l'instant d'après il avait disparu, avalé par la foule des passants.
Il se réveilla en sursaut. Dans le silence de la nuit, le rêve était transparent, limpide. Il pleurait la mort de son père, et aussi la conversation qu'ils n'auraient jamais l'occasion de poursuivre, alors qu'ils venaient à peine de recommencer à se parler. Son père était mort, il ne pouvait pas le plaindre. Mais il avait pitié de lui-même.
Il ne retrouva pas le sommeil. De toute manière, le réveil ne tarderait pas à sonner.
La veille au soir, lorsqu'ils étaient revenus au commissariat après la visite à Maria Svensson, il avait trouvé un message lui signalant qu'il avait un avion à sept heures le lendemain matin. Il arriverait à ‘stersund à neuf heures cinquante après un changement à Stockholm. En examinant le plan de voyage, il constata qu'il pouvait passer la soirée du samedi à
Svenstavik ou à Gàvle, au choix. Une voiture l'attendrait à l'aéroport de Frb'sôn. Libre à lui de décider o˘ il passerait la nuit. Il consulta la carte de Suède accrochée au mur à côté de la carte agrandie de la Scanie.
Cela lui donna une idée. Il alla à son bureau et téléphona à Linda. Pour la première fois, il fut accueilli par un répondeur. Il laissa un message qui tenait en une seule question : pouvait-elle prendre le train jusqu'à G‚vle
- ce qui représentait un voyage de deux heures au 301
maximum - et passer la soirée et la nuit du lendemain là-bas? Puis il partit à la recherche de Svedberg. Il finit par le trouver dans la salle de sport du sous-sol. Svedberg avait l'habitude de faire une séance de sauna solitaire le vendredi soir. Il lui demanda un service : pouvait-il réserver deux chambres dans un bon hôtel de Gàvle, le lendemain, et l'appeler sur son téléphone portable pour confirmer ?
Puis il rentra chez lui. La nuit, il fit ce rêve de la rue romaine en automne.
Lorsqu'il descendit dans la rue à six heures le lendemain, le taxi commandé
la veille l'attendait déjà. Il prit son billet à l'aéroport de Sturup.
Comme on était samedi matin, l'avion de Stockholm'était à moitié vide.
Celui d'‘stersund décolla à l'heure. Wallander n'était encore jamais allé à
‘stersund. De façon générale, il s'était rarement risqué au nord de Stockholm. Il constata qu'il se réjouissait de ce voyage. qui mettait, entre autres choses, une distance entre lui et son rêve de la nuit.
La matinée était plutôt froide à ‘stersund. Le pilote avait annoncé un degré au-dessus de zéro. Le froid n'est pas le même qu'en Scanie, pensa-t-il en se dirigeant vers le b‚timent de l'aéroport. Et on ne sent pas l'odeur de la terre. Il prit la voiture de location, traversa le pont de Frô'sôn et songea que le paysage était beau. La ville était lovée dans la pente du lac Storsjôn. Il prit la direction du sud; c'était un soulagement de conduire cette voiture inconnue dans ce paysage inconnu.
Il arriva à Svenstavik à onze heures et demie. Entre-temps, il avait parlé
à Svedberg, qui lui avait dit de prendre contact avec un certain Robert Melander. C'était lui, le représentant de la paroisse auquel maître Bjurman avait eu affaire. Il le trouverait dans une maison rouge située à côté de l'ancien tribunal de Svenstavik qui servait désormais de siège entre autres à l'ABF, l'Association pour la formation des travailleurs. Wallander gara la voiture devant le supermarché ICA, au centre de la petite ville. Il lui fallut un moment pour comprendre que l'ancien tribunal se trouvait de l'autre côté du centre commercial récemment construit. Il laissa la voiture o˘ elle était et s'y rendit à pied. Le ciel était couvert, mais il ne pleuvait pas. Il entra dans la cour de la maison 302
T
qu'il présumait être celle de Robert Melander. Une maison en bois, bien entretenue. Un grand chien gris sortit de sa niche. Il était retenu par une chaîne. La porte d'entrée était ouverte. Wallander frappa. Pas de réponse.
Soudain, il lui sembla entendre du bruit de l'autre côté de la maison. Il fit le tour, et constata que le terrain était vaste. Il y avait un champ de pommes de terre et des groseilliers. Wallander fut surpris de voir qu'on pouvait faire pousser des groseilles à cette latitude. Derrière la maison, un homme chaussé de bottes élaguait un tronc d'arbre couché au sol. En apercevant Wallander, il s'interrompit aussitôt et se redressa. Il avait à
peu près son ‚ge. Il sourit et rangea sa scie.
- Je suppose que c'est vous, dit-il en lui tendant la main. Le policier d'Ystad.
Melander avait un accent très expressif, pensa Wallander. Il se présenta.
- quand êtes-vous parti? demanda Melander. Hier soir?
- J'ai pris l'avion à sept heures ce matin.
- C'est incroyable. Je suis allé à Malmô une fois dans les années soixante.
J'avais l'idée que ça pourrait valoir le coup de bouger un peu. Et il y avait du travail sur le grand chantier naval.
- Oui. Kockums. Mais il n'en reste presque plus rien.
- Il ne reste plus rien de rien, répondit Melander sur un ton philosophe.
¿ l'époque, il fallait quatre jours pour descendre en voiture.
- Mais vous n'êtes pas resté.
- Oh, que non. C'était bien beau, là-bas. Mais ce n'était pas chez moi. Si je vais quelque part dans ma vie, ce sera vers le nord. Pas vers le sud.
Ils n'ont même pas de neige, d'après ce qu'ils m'ont dit.
- Si, ça arrive. Et quand il y en a, il y en a énormément. Melander changea de sujet.
- La table est mise, dit-il. Ma femme travaille au dispensaire. Mais elle a tout préparé. Venez.
Il le précéda dans la maison.
- C'est très beau par ici, constata Wallander.
- Très, renchérit Melander. Et c'est une beauté qui dure. D'année en année.
303
Ils entrèrent dans la cuisine. Wallander mangea avec appétit. La nourriture était généreuse. Et Melander savait raconter les histoires. Apparemment, c'était un homme qui combinait des activités très diverses pour gagner sa vie. Entre autres, il donnait des cours de danse folklorique pendant l'hiver. Wallander attendit le café pour aborder le sujet de sa visite.
- Nous avons été les premiers surpris, dit Melander. Cent mille couronnes, c'est une grosse somme. Surtout venant d'un inconnu.
- Personne ne savait qui était Holger Eriksson?
- Il était complètement inconnu. Un marchand de voitures assassiné en Scanie. C'était très étrange. Nous autres, qui nous occupons de l'église, nous avons commencé à interroger les gens. Nous avons aussi passé une annonce dans les journaux, en donnant son nom et en disant qu'on cherchait des informations sur lui. Mais personne ne s'est manifesté.
Wallander avait pensé à emporter une photographie de Holger Eriksson -
l'une de celles qu'ils avaient trouvées dans un tiroir de son bureau.
Robert Melander l'examina tout en bourrant sa pipe. Puis il l'alluma sans quitter la photo des yeux. Wallander commençait presque à espérer, lorsque Melander secoua la tête.
- Toujours inconnu, dit-il. J'ai une bonne mémoire des visages. Je n'ai jamais vu cet homme. Peut-être quelqu'un d'autre pourra-t-il le reconnaître.
- Je voudrais mentionner deux autres noms. Le premier est Gôsta Runfeldt.
«a vous dit quelque chose ?
Melander réfléchit. Mais pas très longtemps.
- Runfeldt, ce n'est pas un nom d'ici.
- Harald Berggren, poursuivit Wallander. Deuxième nom.
La pipe de Melander s'était éteinte. Il la posa sur la table.
- Peut-être. Attendez, je vais passer un coup de fil.
Un téléphone était posé sur l'appui de la fenêtre. Wallander sentit monter la tension. Ce qu'il souhaitait plus que tout, c'était identifier l'homme qui avait tenu un journal au Congo. Melander parlait à quelqu'un qui se prénommait Nils.
304
- J'ai de la visite de Scanie, expliqua-t-il au téléphone. Un homme qui s'appelle Kurt et qui est policier. Il cherche un Harald Berggren. On n'en a pas de vivant à Svenstavik, je crois. Mais n'y en a-t-il pas un au cimetière?
Wallander sentit l'espoir l'abandonner. Mais pas complètement. Même un Harald Berggren mort pouvait les aider.
Melander écouta la réponse. Puis il demanda comment se portait un dénommé
Arthur, après son accident. Wallander crut comprendre que son état était stable. Melander revint à la table.
- Nils Enman s'occupe du cimetière, expliqua-t-il. Et il y a une pierre tombale qui porte le nom de Harald Berggren. Mais Nils est jeune. Et son prédécesseur est enterré dans le même cimetière. Nous devrions peut-être aller jeter un coup d'oil?
Wallander se leva. Melander observa son empressement avec surprise.
- Je croyais que les gens de Scanie étaient lents. Mais ça n'a pas l'air d'être ton cas.
- J'ai de mauvaises habitudes, répondit Wallander.
Ils sortirent dans l'air d'automne limpide. Robert Melander saluait tous ceux qu'ils croisaient. Ils arrivèrent au cimetière.
- On devrait le trouver du côté de la forêt, dit Melander.
Wallander, qui le suivait entre les pierres tombales, repensait à son rêve de la nuit. La mort de son père lui paraissait soudain irréelle. Comme s'il n'avait pas encore compris. Melander s'arrêta et indiqua une pierre dressée à la verticale, qui portait une inscription en lettres jaunes. Wallander la déchiffra et constata aussitôt que cela ne l'aidait en rien. Ce Harald Berggren était mort en 1949. Melander avait observé sa réaction.
-Pas lui?
- Non, ça ne peut pas être lui. L'homme que je cherche était encore en vie en 1963.
- L'homme que tu cherches... Un homme recherché par la police, c'est bien quelqu'un qui a commis un crime ?
- Je ne sais pas. C'est plus compliqué. Souvent, la police recherche des gens qui n'ont rien commis d'illégal.
305
- Dans ce cas, conclut Melander, tu es venu jusqu'ici pour rien. Nous avons reçu une grosse somme d'argent. Mais nous ne savons pas pourquoi. Et nous ne savons pas qui est cet Eriksson.
- Il doit y avoir une explication.
- Tu veux voir l'église? demanda Melander à l'impro-viste, comme s'il voulait l'encourager.
Wallander hocha la tête.
- Elle est belle, dit Melander. Nous nous sommes mariés là.
Ils entrèrent dans l'église. Wallander remarqua que le portail n'était pas fermé à clé. L'intérieur était éclairé par une lumière oblique.
- C'est beau, dit-il.
- Mais je ne pense pas que tu sois très religieux, répliqua Melander en souriant.
Wallander ne répondit pas. Il s'assit sur l'un des bancs en bois. Melander resta debout dans la travée centrale. Wallander cherchait mentalement un chemin possible. Il y avait une réponse, il le savait. Holger Eriksson n'aurait jamais fait une donation à l'église de Svenstavik s'il n'y avait pas eu de raison. Une très bonne raison.
- Holger Eriksson écrivait des poèmes, reprit Wallander. Il était ce qu'on appelle un auteur régionaliste.
- On en a aussi chez nous, dit Melander. En toute franchise, ce n'est pas toujours très bon, ce qu'ils écrivent.
- Il était aussi ornithologue amateur, poursuivit Wallander. La nuit, il guettait le passage des oiseaux migrateurs en route vers le sud. Il ne les voyait pas. Mais il sentait leur présence. Peut-être est-ce possible d'entendre le bruissement de milliers d'ailes?
- J'en connais quelques-uns qui ont un pigeonnier, dit Melander. Mais des ornithologues, nous n'en avons sans doute eu qu'un seul.
- Tu parles au passé ?
Melander s'assit sur le banc de l'autre côté de la travée centrale.
- C'était une étrange histoire, commença-t-il. Une histoire sans fin.
306
Il rit.
- Presque comme la tienne La tienne non plus n'a pas de fin.
- Nous retrouverons sans doute celui qui a fait ça, dit Wallander. C'est le cas, en général. quelle histoire ?
- Un jour, au milieu des années soixante, une Polonaise a débarqué à
Svenstavik. Personne ne savait d'o˘ elle venait au juste. Mais elle travaillait à la pension de famille. Elle louait une chambre, ne fréquentait pour ainsi dire personne. Elle avait appris le suédois très vite, mais je ne pense pas qu'elle avait des amis. Elle s'est acheté une maison par la suite. Du côté de Sveg. J'étais assez jeune à l'époque.
Tellement jeune que je pensais souvent à elle, et au fait qu'elle était belle. Mais elle était du genre solitaire. Et elle s'intéressait aux oiseaux. ¿ la poste, on racontait qu'elle recevait des lettres et des cartes de toute la Suède. Des cartes postales qui donnaient des informations sur des grands ducs bagués et Dieu sait quoi encore. Elle de son côté écrivait des tas de lettres et de cartes postales. C'était elle qui envoyait le plus de courrier de tout Svenstavik, après la mairie. Au magasin, ils étaient obligés de commander des stocks de cartes exprès pour elle. Elle ne s'intéressait pas au motif représenté dessus. Ils en profitaient pour racheter les invendus d'autres magasins.
- Comment sais-tu tout cela? demanda Wallander.
- Dans une si petite ville, on sait beaucoup de choses, qu'on le veuille ou non. C'est comme ça.
- que s'est-il passé ensuite ?
- Elle a disparu. -Ah?
- Comment dit-on déjà? Disparu en fumée? Disparu, quoi.
Wallander n'était pas s˚r d'avoir bien compris.
- Elle est repartie ?
- Non. Elle voyageait souvent. Mais elle revenait toujours. Au moment o˘
elle a disparu, elle était ici. C'était en octobre, elle avait fait une promenade dans le village. C'était quelqu'un qui marchait beaucoup. Elle se promenait. Après ce jour-là, personne ne l'a plus revue. «a a fait couler beaucoup
307
d'encre, à l'époque. Elle n'avait pas fait ses valises. Les gens ont commencé à se poser des questions, en ne la voyant pas revenir à la pension. On est allés chez elle. Elle avait disparu. On a commencé à la chercher. Rien à faire. C'était il y a vingt-cinq ans à peu près. On n'a jamais rien trouvé. Mais des bruits ont couru. Elle aurait été vue en Amérique du Sud ou à Alings‚s. Ou alors sous forme de fantôme dans la forêt, du côté de Ràtansbyn.
- Comment s'appelait-elle? demanda Wallander.
- Krista. Nom de famille : Haberman.
Wallander se souvenait vaguement de cette histoire. Les rumeurs les plus folles avaient couru. Il se rappelait vaguement de titres dans le style ´
La belle Polonaise ª.
Wallander réfléchit.
- Elle correspondait donc avec d'autres ornithologues, dit-il. Est-ce qu'elle leur rendait parfois visite ?
-Oui.
- Cette correspondance a-t-elle été conservée ?
- Après qu'elle a été déclarée morte, il y a quelques années, un parent de Pologne a débarqué un beau jour, avec des tas d'exigences. Toutes ses affaires ont disparu. Et la maison a été rasée pour faire place à une construction neuve.
Wallander hocha la tête. C'aurait été inespéré de remettre la main sur les lettres et les cartes postales.
- Je me souviens vaguement de cette histoire, dit-il. N'y a-t-il jamais eu de soupçons plus précis ? Du genre suicide ? Ou crime ?
- Il y avait bien entendu toutes sortes de rumeurs. Et je crois que les policiers de l'époque ont fait du bon travail. C'étaient des gens d'ici ; des gens capables de faire la part des choses, entre les ragots et les propos sensés. Il y a eu des rumeurs concernant de mystérieuses voitures.
De mystérieuses visites nocturnes. En plus, personne ne savait ce qu'elle fabriquait lorsqu'elle était en voyage. On n'a jamais réussi à en avoir le cour net. Elle a disparu. Et on ne l'a jamais revue. Si elle vit encore, elle a donc vingt-cinq ans de plus. Tout le monde vieillit. Même les disparus.
Encore, pensa Wallander. Un événement du passé remonte à la surface. Je viens ici pour essayer de comprendre pour-308
quoi Holger Eriksson a légué de l'argent à l'église de Svenstavik ; je n'obtiens pas de réponse à cette question ; en revanche, j'apprends l'existence d'une femme disparue depuis plus de vingt-cinq ans, qui aimait elle aussi les oiseaux. Tout compte fait, peut-être ai-je obtenu une réponse à ma question ? Même si je ne comprends pas du tout la réponse, et encore moins ce qu'elle signifie.
- Le rapport d'enquête doit se trouver à ‘stersund, reprit Melander. ¿ mon avis, il doit peser plusieurs kilos.
Ils ressortirent de l'église. Wallander considéra un oiseau perché sur le muret du cimetière.
- As-tu entendu parler d'un oiseau appelé pic mar? demanda-t-il.
- C'est un pic, dit Melander. Comme son nom l'indique. Mais je croyais qu'il avait disparu. Du moins en Suède.
- Il est en passe de disparaître, dit Wallander. «a fait quinze ans qu'on ne l'a pas vu dans le pays.
- J'en ai peut-être vu un autrefois, dit Melander pensivement. Mais les piverts se font rares ces temps-ci. Depuis qu'on pratique les coupes à
blanc, les vieux arbres ont dis paru. C'était surtout là qu'ils se perchaient. Et sur les poteaux téléphoniques, bien entendu.
Ils étaient entre-temps revenus vers la voiture de Wallander. Il était quatorze heures trente.
- Tu continues ton voyage ? demanda Melander. Ou tu retournes en Scanie ?
- Je vais à Gàvle, répondit Wallander. Combien de temps faut-il ? Trois heures ? quatre ?
- Je dirais plutôt cinq. Il n'y a pas de neige, pas de verglas. Les routes sont bonnes. Mais je crois qu'il te faudra cinq heures. «a fait presque quatre cents kilomètres.
- Merci pour ton aide, dit Wallander. Et pour le bon repas.
- Mais tu n'as pas eu de réponse à tes questions.
- Peut-être que si, malgré tout. Si c'est le cas, on le saura bientôt.
- C'est un vieux policier qui s'est chargé de la disparition de Krista Haberman, à l'époque. quand il a commencé, il approchait de la cinquantaine. Il a continué jusqu'à la
309
retraite. Il paraît qu'il en parlait encore sur son lit de mort. De ce qui avait bien pu arriver à Krista Haberman. Il n'arrivait pas à oublier cette histoire.
- Ce danger existe toujours. Ils se serrèrent la main.
- Si tu reviens dans le sud, dit Wallander, passe me voir. Melander sourit.
Sa pipe s'était éteinte.
- Mes chemins à moi me conduisent plutôt vers le nord. Mais on ne sait jamais.
- J'aimerais bien que tu m'appelles, conclut Wallander. S'il arrivait quelque chose. qui pourrait expliquer pourquoi Holger Eriksson vous a légué
cet argent.
- C'est étrange. S'il avait vu l'église, on pourrait comprendre. Elle est belle, après tout.
- Tu as raison. S'il était venu, on aurait pu comprendre.
- Peut-être est-il venu une fois ? Sans que personne le sache ?
- Ou alors peut-être une seule personne ? Melander leva la tête.
- Tu penses à quelque chose ?
- Oui, dit Wallander. Mais je ne sais pas ce que cela signifie.
Ils se serrèrent à nouveau la main. Wallander monta dans la voiture et démarra. Il vit dans le rétroviseur que Melander le suivait du regard.
Il conduisit à travers des forêts sans fin.
Lorsqu'il arriva à Gavle, il faisait déjà nuit. Il chercha l'hôtel dont Svedberg lui avait indiqué le nom. En interrogeant le réceptionniste, il apprit que Linda était déjà arrivée.
Ils trouvèrent un petit restaurant tranquille, o˘ les clients étaient peu nombreux bien qu'on f˚t samedi soir. Comme Linda était bel et bien venue et que ce lieu leur était, à l'un et à l'autre, complètement inconnu, Wallander se décida de façon tout à fait impulsive à lui parler de ses projets d'avenir. Mais avant, ils parlèrent naturellement de son père à
lui, qui était aussi son grand-père à elle, et qui n'était plus.
- Je me suis souvent interrogé sur votre complicité, dit Wallander. Peut-
être étais-je tout simplement jaloux? Je
310
vous voyais tous les deux ensemble et c'était comme si je voyais quelque chose dont j'avais gardé le souvenir, mais qui s'était complètement perdu après l'enfance.
- L'écart de génération est peut-être une bonne chose, répondit Linda. Les enfants s'entendent souvent mieux avec leurs grands-parents qu'avec leurs parents.
- Comment le sais-tu?
- Je vois bien ce qu'il en est pour moi. Et j'ai des amis qui disent la même chose.
- J'ai toujours senti qu'il mettait une distance inutile entre lui et moi.
Je n'ai jamais compris pourquoi il ne pouvait pas accepter que je sois devenu policier. Si au moins il m'avait expliqué. Ou s'il m'avait proposé
un autre choix. Mais il ne l'a pas fait.
- Grand-père était très spécial. Et lunatique. Mais que dirais-tu si je t'annonçais, moi, que j'envisageais d'entrer dans la police ?
Wallander éclata de rire.
- Je ne sais pas ce que j'en penserais, sincèrement. Tu y as déjà fait allusion une fois.
Après le dîner, ils retournèrent à l'hôtel. En passant devant un thermomètre fixé à la devanture d'une quincaillerie, Wallander vit qu'il faisait deux degrés en dessous de zéro. Ils s'installèrent dans la salle commune de l'hôtel. Les clients étaient peu nombreux, et il n'y avait personne dans la salle, à part eux. Wallander commença à l'interroger avec prudence sur ses ambitions de comédienne. Il remarqua aussitôt qu'elle préférait ne pas en parler. Du moins pas tout de suite. Il laissa tomber le sujet, mais ne put s'empêcher d'en éprouver de l'inquiétude. Au cours de ces dernières années, Linda avait changé d'orientation plusieurs fois. Ce qui préoccupait Wallander, c'était que ces changements intervenaient très vite et ne donnaient pas l'impression d'avoir été m˚rement réfléchis.
Elle se servit du thé dans une Thermos et demanda soudain pourquoi il était si difficile de vivre en Suède.
- Parfois, dit Wallander, je m'imagine que c'est parce que nous avons cessé
de repriser nos chaussettes.
Elle lui jeta un regard interrogateur.
311
- Non, sérieusement. Dans mon enfance, la Suède était un pays o˘ les gens reprisaient encore leurs chaussettes. J'ai même appris à le faire, à
l'école. Puis soudain, un jour, c'était fini. On a commencé à jeter les chaussettes trouées. Personne ne prenait plus la peine de les raccommoder.
Toute la société s'est transformée. Le fait de jeter les affaires usées, c'est devenu la seule règle qui concernait vraiment tout le monde. Bon, il devait bien y en avoir qui continuaient à repriser leurs affaires. Mais on ne les voyait plus. Aussi longtemps que ça ne concernait que les chaussettes, ce n'était peut-être pas si grave. Mais le phénomène s'est étendu. ¿ la fin, c'est devenu comme une sorte de morale, invisible mais omniprésente. Je crois que ça a transformé notre vision du bien et du mal : ce qu'on a le droit de faire aux autres, et ce qu'on ne peut pas leur faire. Tout est devenu tellement plus dur. De plus en plus de gens, surtout des jeunes, se sentent superflus ou carrément rejetés dans leur propre pays. Comment réagissent-ils ? Par l'agression et le mépris. Le plus effrayant, c'est qu'à mon avis on n'est encore qu'au début d'un processus qui va empirer. La nouvelle génération, ceux qui sont plus jeunes que toi vont réagir avec une violence encore accrue. Et ils n'ont aucun souvenir qu'il ait pu exister une époque o˘ nous reprisions nos chaussettes. O˘ nous ne jetions rien, ni les chaussettes, ni les gens.
Wallander ne trouva rien à ajouter, même si Linda attendait visiblement la suite.
- Je m'exprime peut-être d'une manière confuse, dit-il.
- Oui. Mais je crois que je comprends ce que tu essaies de dire.
- Il se peut aussi que je me trompe complètement. Toutes les époques ont peut-être semblé pires que celles qui les précédaient.
- Je n'ai jamais entendu grand-père s'exprimer sur ce sujet.
Wallander secoua la tête.
- Il vivait beaucoup dans son propre monde, je crois. Il peignait des tableaux o˘ il pouvait décider de tout, même de la course du soleil. Le soleil est resté suspendu au même
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endroit, au-dessus de la souche d'arbre, avec ou sans coq de bruyère, pendant près de cinquante ans. Parfois, je crois qu'il n'avait aucune idée de ce qui se passait à l'extérieur de sa maison. Il avait construit un mur de térébenthine invisible, qui le protégeait.
- Tu te trompes. Il savait beaucoup de choses. - Dans ce cas, il me l'a caché.
- Il écrivait même des poèmes parfois. Wallander la regarda, incrédule.
- Lui ? Des poèmes ?
- Il m'en a montré quelques-uns un jour. Peut-être les a-t-il br˚lés par la suite ? Mais il écrivait des poèmes.
- Et toi ? Tu en écris aussi ?
- Peut-être. Je ne sais pas si ce sont des poèmes. Mais il m'arrive d'écrire. Pour moi. Pas toi ?
- Non. Jamais. Je vis dans un monde de rapports de police mal écrits et de protocoles de médecine légale pleins de détails désagréables. Sans parler de tous les mémos de la direction centrale.
Elle changea de sujet si brusquement qu'il se demanda si elle n'avait pas soigneusement prémédité son coup.
- Comment va Baiba ?
- Elle, elle va bien. Nous, je ne sais pas. Mais j'espère qu'elle va venir.
J'espère qu'elle va vouloir s'installer ici.
- que viendrait-elle faire en Suède ?
- Vivre avec moi, répondit Wallander, étonné. Linda secoua lentement la tête.
- Et pourquoi pas ?
- Ne le prends pas mal, dit-elle. Mais j'espère que tu te rends compte que tu n'es pas quelqu'un de facile à vivre.
- Ah bon ? Et pourquoi ?
- Pense à maman. Pourquoi crois-tu qu'elle ait eu envie d'une autre vie ?
Wallander ne répondit pas. Il avait le sentiment confus d'être exposé à une injustice.
- Maintenant tu es en colère, dit-elle.
- Non. Pas en colère.
- quoi alors ?
- Je ne sais pas. Je suis sans doute fatigué.
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Elle se leva et vint s'asseoir à côté de lui sur le canapé.
- Ce n'est pas que je ne t'aime pas, dit-elle. C'est seulement que je commence à devenir adulte. Nos conversations ne seront plus les mêmes.
Il hocha la tête.
- Je n'ai peut-être pas encore l'habitude, dit-il. C'est peut-être aussi simple que ça.
Lorsque la conversation s'éteignit d'elle-même, ils regardèrent un film à
la télévision. Linda devait retourner à Stockholm tôt le lendemain matin.
Mais il sembla à Wal-lander qu'il venait malgré tout d'entrevoir une image de l'avenir. Ils se rencontreraient lorsqu'ils en auraient le temps, l'un et l'autre. ¿ compter de maintenant, elle lui dirait toujours le fond de sa pensée.
Ils se séparèrent vers une heure du matin dans le couloir de l'hôtel.
Wallander resta longtemps éveillé en essayant de savoir s'il avait gagné ou perdu quelque chose. L'enfant avait disparu. Linda était devenue adulte.
Ils se retrouvèrent dans la salle à manger à sept heures du matin.
Puis il l'accompagna à pied jusqu'à la gare. Sur le quai o˘ ils attendaient le train qui avait quelques minutes de retard, elle fondit brusquement en larmes. Wallander se sentit désemparé. L'instant d'avant, elle ne manifestait pas le moindre signe d'émotion.
- qu'y a-t-il ? Il s'est passé quelque chose ?
- Grand-père me manque. Je rêve de lui toutes les nuits. Wallander l'embrassa.
- Moi aussi, dit-il.
Le train arriva. Wallander attendit sur le quai jusqu'au départ. La gare dégageait une impression de solitude extrême. L'espace d'un instant, il sentit qu'il était un être humain oublié ou perdu, complètement privé de force.
O˘ allait-il puiser le courage de poursuivre ?
22
Un message l'attendait à la réception de l'hôtel. Robert Melander de Svenstavik avait cherché à le joindre. Il monta dans sa chambre et composa le numéro. Ce fut sa femme qui décrocha. Wallander se présenta et la remercia pour le repas de la veille. Puis elle lui passa Melander.
- Je n'ai pas pu m'empêcher de continuer à réfléchir hier l'soir, dit-il. A un tas de choses. J'ai aussi appelé l'ancien facteur, qui s'appelle Ture Emmanuelsson. Il a confirmé que Krista Haberman recevait très souvent des cartes postales de
t Scanie. De Falsterbo plus précisément, si sa mémoire est bonne. Je ne sais pas si cela signifie quelque chose. Mais je voulais tout de même t'en parler. Elle recevait énormément
. de courrier à propos des oiseaux.
- Comment as-tu fait pour me trouver ici ?
- J'ai appelé la police d'Ystad et je leur ai demandé o˘ tu ; étais. Ce n'est pas plus compliqué que ça.
- Skanôr et Falsterbo sont des rendez-vous connus des t ornithologues. Cela explique qu'elle ait reçu tant de cartes ' postales en provenance de là-bas. Merci de t'être donné la
peine de m'appeler.
- On se pose forcément des questions, dit Melander. Pourquoi ce marchand de voitures a-t-il fait une donation à notre église ?
- Tôt ou tard, nous aurons la réponse, dit Wallander. Mais ça peut prendre du temps. Merci en tout cas pour ton appel.
Après cette conversation, Wallander resta un moment indécis. Il n'était pas encore huit heures. Il pensa au brusque accès de faiblesse qui l'avait submergé à la gare. L'impres-i_
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sion de se trouver devant un obstacle infranchissable. Il pensa aussi à sa conversation de la veille au soir avec Linda. Et surtout, il pensa à ce que Melander venait de dire et à ce qu'il devait faire à présent. Il se trouvait à G‚vle parce qu'il avait une mission. Il lui restait six heures avant le départ de l'avion. La voiture de location devait être rendue à
l'aéroport de Stockholm. Il ouvrit sa valise et prit quelques documents rangés dans une chemise plastifiée. Ann-Britt Hôglund lui suggérait de commencer par appeler un inspecteur de police du nom de Sten Wenngren. Il serait chez lui, toute cette journée de dimanche, et il était prévenu de l'appel de Wallander. Elle avait également noté le nom de l'homme qui avait passé l'annonce dans la revue Termi-nator. Il s'appelait Johan Ekberg et habitait à Brynas. Wallander se leva et alla à la fenêtre. Le temps était plus que maussade. Il s'était mis à pleuvoir, une pluie froide d'automne qui risquait de se transformer en neige. La voiture était-elle équipée de pneus d'hiver? Il réfléchit à ce qu'il allait faire à G‚vle. ¿ chaque nouvelle initiative, il lui semblait s'éloigner de plus en plus du noyau de l'investigation - inconnu certes, mais qui devait néanmoins exister quelque part.
Le sentiment d'avoir manqué quelque élément, d'avoir mal compris ou mal interprété une donnée fondamentale de l'enquête lui revint, tandis qu'il se tenait là, immobile, à la fenêtre de sa chambre d'hôtel. Ce sentiment donnait lieu toujours à la même question : pourquoi cette brutalité
démonstrative? que cherchait à dire le meurtrier?
Son langage. Le code qu'ils ne parvenaient pas à décrypter.
Wallander se secoua, b‚illa et fit sa valise. Comme il ne savait pas de quoi il devait parler avec Sten Wenngren, il décida de commencer par Johan Ekberg. Il y gagnerait au moins un petit aperçu de ce monde obscur o˘ des soldats se vendaient au plus offrant. Il ramassa sa valise et quitta la chambre. Après avoir réglé la note à la réception, il demanda le chemin de Sodra F‚ltsk‚rsgatan, à Brynas. Puis il prit l'ascenseur jusqu'au parking souterrain. Une fois dans la voiture, l'accès de faiblesse le submergea de nouveau. Il resta un moment immobile, sans mettre le contact.
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Etait-il en train de tomber malade? Il ne se sentait pas mal, pas même particulièrement fatigué.
Puis il comprit. C'était son père. Une réaction à tout ce qui s'était passé. Peut-être cette réaction faisait-elle partie du deuil. Des efforts pour s'adapter à une nouvelle vie, modifiée de fond en comble.
Il n'y avait pas d'autre explication. Linda réagissait à sa manière. Lui-même accueillait la disparition de son père par des accès d'abattement extrême.
Il démarra et quitta le parking. Le réceptionniste lui avait fourni des indications précises. Malgré cela, il s'égara presque tout de suite dans la ville devenue un désert dominical. Il avait l'impression de tourner dans un labyrinthe. Il lui fallut vingt minutes pour retrouver son chemin. Il était neuf heures trente lorsqu'il s'arrêta devant un immeuble du vieux centre de Brynas. Il se demanda distraitement si les mercenaires faisaient la grasse matinée. Et si Johan Ekberg était lui-même un mercenaire. Le fait de passer des annonces dans Terminator ne signifiait rien ; cet homme-là n'avait peut-être même pas fait son service militaire.
Wallander observa l'immeuble sans quitter la voiture. La pluie tombait.
Octobre était le mois de la désespérance. Tout se fondait dans un gris uniforme. Les couleurs d'automne avaient déjà p‚li.