Fièrement, un des rares draps de l’infirmerie flottait au-dessus du portail, un bout de chiffon blanc déchiré, qui avait servi pendant des années, avait enveloppé les pauvres malades sur leur lit d’infirmerie et qui aujourd’hui s’élevait à un rang historique. Buchenwald était libre ! Dès que nous avions aperçu les chars américains, nous avions pris d’assaut les miradors et nous étions libérés nous-mêmes. Les Alliés poursuivaient les derniers restes de la Wehrmacht et nous avaient contournés, mais nous étions prêts. « Les camarades qui veillent, même quand on ne le sait pas » avaient agi, vite, avec sang-froid et efficacité. Pendant que nous attendions, enfermés dans nos blocs, comptant des minutes de peur et d’incertitude, ils étaient passés à l’action et avaient coupé la clôture barbelée. Les premiers qui avaient « surgi » dans la liberté étaient armés, des détenus téméraires, qui s’étaient dispersés pour dépister l’ennemi ; puis avaient suivi les criminels, les traîtres et les mouchards, qui cherchaient désespérément à se cacher le plus loin possible.

Peu nombreux, nous avions échappé la veille à l’évacuation, et lorsque nous allâmes nous coucher, nous fûmes comme enveloppés par cette sensation, à la fois luxueuse et consolatrice, d’être enfin en sécurité. Fini le temps où nous étions les victimes impuissantes des représailles. Nous prîmes des dispositions préventives pour protéger notre liberté : des camarades armés faisaient la garde sur les routes et dans les miradors, les abris, les anciennes casernes SS, ainsi que dans la forêt environnante.

En nous réveillant le lendemain matin, libres, nous avions l’impression d’être des nouveau-nés. Je n’avais jamais connu ce sentiment d’indépendance et je ne savais pas ce que c’était qu’« ÊTRE LIBRE ». Pour nous adolescents, quelque chose d’absolument nouveau commençait, une nouvelle vie, un nouveau monde, une nouvelle ère.

Les vieilles chaînes étaient brisées. Un jour ou l’autre, il nous faudrait oublier nos familles disparues et devenir de bons citoyens. Nous devrions mener à bien les nouvelles missions qui nous attendaient avec la même détermination que celles qui nous avait permis de rester en vie. Nos camarades polonais, russes et tchèques allaient rentrer chez eux pour prouver une chose : si guerre totale il y avait eu, reconstruction totale il y aurait. Beaucoup de jeunes Juifs allaient partir vers ce qui était leur patrie historique et montrer que les déserts pouvaient être habitables. « La terre ne peut couvrir l’ensemble des besoins d’une population toujours croissante en termes de nourriture, de logements et de bonheur », m’avait-on raconté, jadis, à l’école. Mais le passé et tout ce qui l’avait représenté avaient sombré dans la honte. Nous allions, avec toute la jeunesse du monde, contribuer à apporter la preuve du contraire, et pour ce faire, il nous faudrait travailler coude à coude et nous souvenir de nos souffrances communes. Car nous n’avions pas vécu la déportation dans les camps de concentration comme des individus isolés, mais comme une partie exclue et oubliée de la jeunesse. Des millions de nos camarades juifs n’avaient même pas pu participer à ce terrible combat de la survie, qui s’inscrivait désormais derrière nous. Ils avaient été exterminés – dans les pires conditions et en masse – avant même d’avoir pu comprendre quelle était leur situation réelle. Des milliers de jeunes, qui avaient été nos camarades, nos amis de bloc, nos compagnons de chambrée, et avec lesquels nous avions partagé le même châlit, étaient morts, en regrettant d’être nés, ils avaient péri dans la désillusion, la rage au cœur. Ils venaient de l’Europe tout entière, même d’Asie pour certains d’entre eux, et ce qu’ils avaient à dire alors, c’était à nous de le faire maintenant. Une raison de plus de devoir nous rassembler. En étant confiants et déterminés, nous y parviendrions avec succès.

Le soleil était haut. J’avais assez dormi. J’avais passé assez de temps à réfléchir à l’avenir. Maintenant il fallait que je regarde le présent. Mes jambes n’étaient pas encore bien fortes, mais je parvins à me traîner hors du bloc dans le camp. Souvent les personnes âgées disaient que l’âge prenait en traître, s’insinuant à leur insu dans leur corps. Je vivais tout le contraire : la faiblesse et la fragilité s’échappaient du mien et j’allais redevenir jeune et agile.

Le camp s’était transformé en une véritable fourmilière. Tout le monde voulait tout voir et tout savoir. Des sections d’anciens détenus, fiers, avaient reçu de nouvelles armes et s’entraînaient. Telle était notre nouvelle armée, auto-équipée, auto-programmée, auto-organisée, tous en uniforme rayé bleu et blanc. Nous les jeunes, enviions bien évidemment ceux qui y appartenaient.

Dans l’après-midi, un avion de reconnaissance plana au-dessus du camp. Il portait le sigle américain, mais nous le regardions avec méfiance. Nous connaissions trop bien la fourberie des nazis. Les (nouveaux) gardes chargèrent leurs fusils, les braquant vers le ciel. Le pilote fit tremper ses ailes. Quelqu’un hurla avec enthousiasme : « Il nous salue ! C’est un Américain, un vrai Américain ! »

Dans la soirée, un contingent de l’infanterie américaine arriva. Le premier Ami*1 qui pénétra dans le camp, et il fut, paraît-il, triomphalement soulevé sur les épaules et transporté à travers le camp. Tout le monde appelait, chantait, criait. Je me faufilai dans la foule. Là-bas au fond, je voyais, avançant à reculons au milieu de cet océan de calots rayés bleu et blanc, un casque et juste à côté une paire de Rangers marron. Un Américain ! Enfin, je l’avais déniché. Je me mis à crier, lui aussi. Peut-être lui faisaient-ils mal, peut-être avait-il le vertige ? Mais il nous appartenait : nous étions si heureux qu’il crie avec nous.

*

 

Les jours passaient, notre alimentation devenait de plus en plus copieuse. Le passage de 300 grammes de pain sec à la soupe de goulasch sans restriction fut trop rapide et cause de terribles et impitoyables diarrhées. Une mare d’eaux stagnantes brunes menaçait de faire déborder les latrines. Tout autour de nous, jusque sur les chemins menant aux blocs, le sol était souillé et collait de cette matière que produisaient les intestins d’un affamé avec de la soupe hongroise en boîte.

Les préposés aux latrines, qui, jadis, recevaient un supplément d’un litre de soupe claire pour ce travail, n’avaient plus aucun intérêt à vouloir le faire. De toute façon, personne n’avait envie de transporter cette boue, pour lui rendre sa fonction première : servir d’engrais pour faire pousser les légumes des surhommes cent pour cent aryens, qui avaient estampillé leur pureté de deux S entrelacés, tracés d’après l’ancienne calligraphie teutonique. Tout ce que l’on pouvait désormais faire était de demander à des volontaires, et nous en trouvâmes. Ainsi fut réglé le premier problème, que nous posait la liberté.

Qui s’en sentait la force partait explorer la campagne environnante et après quelques jours de repos, je me levai tôt le matin et me joignis aux promeneurs. Des groupes d’anciens détenus, marchant lentement, sillonnaient le chemin pierreux, qui menait au village d’à côté – la plus proche excursion. Nous étions d’excellente humeur, le printemps embaumait, les champs étaient encore d’un vert tendre, tout humides de rosée. Il y avait tant de choses que j’avais envie de faire, mais j’étais encore trop faible, et je boitais sur la route comme un vieux pèlerin.

Une fois arrivés à notre prometteuse destination, la place du village, nous nous précipitâmes à la pompe, penchâmes la tête dessous et nous rafraîchîmes tout en admirant le travail de belle ferronnerie ancienne, qui ornait le tuyau. Quelques-uns parmi nous, encouragés par nos applaudissements enthousiastes, se déshabillèrent, sautant tout nus dans « l’étang » et nous crièrent, en plongeant comme des canards, la tête piquée et le derrière en l’air : « Dès que vous voyez une femme passer, vous lui dites, qu’on est des canards ! » – « D’accord, et qu’est-ce qu’on dit aux canards ? » – « À eux ? D’aller se faire frire ?! » À ce propos, aucun des occupants qu’on pouvait habituellement admirer sur un étang ne daignait montrer le bout du bec. Peut-être avaient-ils eu peur de ces monstres, qui se prenaient pour des canards ? Ou peut-être avaient-ils échangé l’eau froide de leur pièce d’eau contre l’intérieur grésillant d’une poêle chaude ?

Comme mes copains ne partageaient pas les mêmes goûts que moi, j’allais vagabonder tout seul. J’avais toujours été curieux de tout, j’adorais observer tout ce qu’il y avait autour de moi, et désormais depuis que nous étions libérés, je pouvais m’adonner à mon hobby préféré, sans que personne ne vienne me déranger.

Je découvris ainsi que la population locale avait peur et que les gens se plaignaient que nous les maltraitions. S’ils voulaient dire par là, que nous réquisitionnions leurs œufs, leur lait, leur beurre et leurs pommes de terre, ils avaient tout à fait raison. En effet, les cuisines du camp avaient un besoin urgent de produits frais pour nourrir les nombreux malades et nous nous chargions d’aller nous les procurer, au besoin, au moyen du chantage. Je reconnais qu’il y eut quelques violences de commises contre la population allemande, mais je n’avais jamais entendu parler de crimes. Les cadavres, c’était à Buchenwald qu’on les trouvait. Car aujourd’hui encore, les gens mouraient d’épidémie, d’épuisement et de malnutrition.

Un jour, je croisai une vieille femme à l’air grincheux, portant un seau beaucoup trop grand et trop lourd pour elle. J’avais décidé que l’heure était également venue pour moi d’aller lui chercher des noises. « Pourriez-vous me dire, lui demandai-je d’un air faussement naïf, où je pourrais trouver des œufs ici ? » – « Da kommen Sie zu spät, die sind alle schon weggestohlen. Mit Ihnen kann man ja reden, Sie sind ja selbst Deutscher. » (« Vous arrivez trop tard, ils ont déjà tous été volés. À vous, je peux bien le dire, puisque vous êtes allemand. ») J’étais tellement abasourdi par la franchise inattendue de sa réponse, que j’en oubliai momentanément les œufs. « Vous », elle m’avait vouvoyé ! Lorsque j’avais quitté l’Allemagne pour emménager dans le monde des barbelés, on me disait « tu », j’étais un enfant. Maintenant on me disait « vous », j’étais un homme. Là-dessus, elle me fit ses confidences, puisqu’elle croyait avoir un compatriote en face d’elle.

« Non, lui dis-je d’une voix ferme, je ne suis pas allemand, je viens de Buchenwald. » – « Ja, Sie sehen aber vertrauenswürdig aus (Oui, mais vous avez l’air de quelqu’un de bien.) Expliquez-moi, pourquoi on nous traite si mal ici ? Qu’est-ce qu’on a fait, nous, petites gens de la campagne, pour mériter une chose pareille ? » – « Rien, vous n’avez absolument rien fait. Pendant huit ans, vous avez vécu à côté de Buchenwald et vous vous êtes bornés à regarder. » – « Mais que vouliez-vous qu’une vieille femme comme moi fasse ? J’arrive à peine à porter mon seau d’eau ! Toute ma famille m’a abandonnée. Cochons, chèvres, poulets, on m’a tout volé ! Les SS, les Américains, vous autres, vous êtes tous venus piller. »

Elle me fit tout un chapelet de doléances. Ce qu’elle oubliait, c’est que c’étaient précisément ses enfants qui en étaient la cause. J’avais devant les yeux un horrible épouvantail, un monstre, incapable dans son impuissance du moindre discernement. Il fallait que je m’en aille d’ici.

« Bon, je suis pressé, fis-je en l’interrompant. Donnez-moi le seau, je vais le porter. » – « Danke, danke, Sie sind sehr anständig (Merci, merci, vous êtes vraiment bien). Vous voulez venir chez nous, ce soir ? J’ai une amie qui vient, une jeune femme, qui j’en suis sûre, vous plaira beaucoup. » – « Non, merci. » J’avais vu assez de villageois pour aujourd’hui. Je lui portai le seau près de sa petite maison, recouverte de lierre, le posai à côté de son portail de jardin, qui tombait en ruine, et m’en allai.

Un peu plus tard, je rencontrai un ancien détenu allemand, qui venait chercher différentes choses. « C’est écœurant, me dit-il, je suis assailli par les plaintes des gens du village. Ces gens trouvent qu’en tant que compatriote, je devrais prendre position pour eux. Oui, je suis leur compatriote. Mais ils oublient qu’en tant qu’Allemand précisément, j’en sais beaucoup plus long sur Buchenwald et les nazis que tous les camarades étrangers, dont ils se plaignent. Vraiment, même s’ils geignaient moins, je ne voudrais pas leur venir en aide. Quand je pense à ce qu’ils disaient en 1933 ! Je m’en souviens. Quel dommage que tous ces gens qui ont peur aujourd’hui soient des simples paysans, des gens insignifiants, alors que tous ceux qui étaient plus influents et avaient une position, ceux-là sont tous partis. Et crois-moi, ils savaient pourquoi ils partaient ! Il n’y avait juste que Buchenwald qu’ils ne connaissaient pas, les crapules ! »

Sur le chemin du retour, je vis un groupe de Russes et de Polonais, apparemment très excités. J’allai voir ce qui se passait et demandai : « Mais qu’est-ce qui se passe ? » Entre eux gisait à terre un homme, vêtu de ce qui avait dû être un uniforme. « Interprète ! Gamin ! Viens par ici ! Viens nous traduire ! » J’avais sous les yeux l’image recroquevillée et sale d’un homme qui gémissait, tremblant de peur : « Italiano, Italiano kaputt, kaputt ! » Il prétendait ne pas comprendre un mot d’allemand. Cependant, lorsqu’il m’entendit parler allemand, il fouilla dans la poche de sa veste qui était déchirée et gémit : « Documento, documento. » On me tendit un carnet de soldes de l’armée, crasseux et humide de sueur, qui venait d’une unité auxiliaire allemande et mentionnait pour la nationalité : « italienne ». Je lui dis, qu’il se trouvait sur la zone de Buchenwald que nous avions nous-mêmes gérée, avant que n’arrivent les principales unités de combat de l’armée américaine, et qu’il était en état d’arrestation, afin que son identité pût être vérifiée. Mais il ne sembla pas comprendre grand-chose à ce que je tentais de lui expliquer.

Lorsque nous l’emmenâmes, il commença – dans un effroyable sabir italo-allemand – à nous livrer une autre version de ses jérémiades : « Italiano nix tun, Italiano kaputt, nix tun » (« rien faire, Italiano kaputt, rien faire »). Cela pouvait signifier deux choses : soit que lui-même n’avait rien fait, soit que nous ne devions rien lui faire. En tout cas, il était clair qu’il n’était plus un fier allié des nazis, mais plutôt « kaputt ».

Lorsque après son arrivée au camp, il fut emmené par deux escortes armées habillées en tenue de déportés, il faillit s’évanouir. Il aurait mérité qu’on l’embroche comme tous les porcs fascistes de son espèce, mais les fiers vainqueurs et les jeunes gardes armés, pleins d’enthousiasme que nous étions, observaient une stricte discipline militaire. Aussi fut-il simplement envoyé rejoindre – dans une cage en fil de fer de clôture – les officiers, SS et fonctionnaires nazis qui avaient été capturés pendant les combats ou qui étaient sortis de leurs cachettes, sans savoir encore qu’ils étaient vaincus. Mais si son amour pour l’armée était aussi grand que celui de ses collègues allemands, il allait s’y sentir à l’aise.

 

Les premiers de nos camarades à rentrer furent les Français, dont le gouvernement avait envoyé des autobus et des avions pour les rapatrier. Nous fûmes transférés dans les casernes SS ou dans les blocs du Grand camp et je fus envoyé au bloc 29, le bloc des détenus politiques allemands. C’était l’un des baraquements les plus anciens du camp, et il faisait aujourd’hui un peu office d’hôtel. Ses occupants – quelques anciens détenus allemands de fonction, les Lagerprominenzen, ainsi que quelques personnalités marquantes d’avant 1933, passaient la plupart du temps hors du bloc, soit qu’ils étaient dans les bureaux de l’administration, soit qu’ils avaient à faire à l’extérieur du camp.

Dans notre nouveau confort, nous avions des armoires, de belles couvertures propres, des livres, des piles de journaux du S.H.A.E.F. (Supreme Headquarters Allied Expeditionary Forces – Quartier général suprême des forces alliées expéditionnaires) et des ampoules de 100 watts, merveilleusement utiles.

Mes camarades de bloc rentraient le soir pour le dîner et tenaient à parler entre eux. Il était normal qu’après toutes ces années de peur et d’oppression, ils veuillent s’entendre et s’exprimer librement. C’est ainsi qu’ils me révélèrent des choses intéressantes. J’appris par exemple que les têtes pensantes de la résistance de Buchenwald formaient ce qui s’appelait le « Comité international du camp ». Ses membres, au moment de la libération du camp, étaient essentiellement des représentants allemands et français de la gauche, des hommes expérimentés dans l’organisation et la tactique de la clandestinité. Son arsenal secret se composait de quelques fusils, de pistolets, de masques à gaz et de jumelles. Mais à l’instant où le célèbre drapeau blanc avait été hissé, nos forces s’étaient dotées de fusils-mitrailleurs et de mortiers. Aujourd’hui, le Comité était la plus haute instance du camp et sa direction se composait de membres issus de toutes les nations. Le chiffre de ses forces armées tournait autour d’une centaine de détenus.

 

Nous patrouillions tous les environs pour capturer d’anciens SS et chercher des dépôts cachés des nazis. Des camions, chargés d’aller chercher le ravitaillement, allaient jusqu’à Erfurt et Iéna. La population – pour des raisons qui n’étaient pas seulement politiques – ne faisait rien pour nous mettre sur la voie de ces dépôts jalousement gardés, mais à force de sillonner les forêts et les caves, nous les trouvâmes et il y en avait une quantité. Une grotte, dont la population locale semblait réellement ne pas connaître l’existence, recelait des vins pillés dans les caves de France. Une autre était remplie de poulets en conserve, provenant de Hongrie.

Il paraissait que le Revier, qui désormais était tenu par les Américains, distribuait de la soupe au lait avec des nouilles. J’adorais le lait et tout ce qui était sucré, et j’étais fasciné à l’idée de voir des soldats qui avaient traversé l’Atlantique. Le lendemain matin, de peur de rater la distribution, je descendis de bonne heure vers les blocs de malades. Je me rendis à la cuisine du Revier, et m’assis par terre, attendant.

Un futé me dit : « C’est trop tôt. Ils n’arrivent pas au travail avant huit heures, n’apportent le lait que vers huit heures et demie et ne le préparent pas avant neuf heures et demie. S’ils ont fini autour de dix heures, on pourra dire qu’on a eu de la chance – j’ai l’habitude. » – « Peu importe, gamin, ça vaut la peine, lui dit un autre, que la calvitie naturelle et quelques dents manquantes faisaient paraître plus âgé qu’il ne l’était en réalité, tu sais, c’est fait avec du beurre, et puis en principe, ce n’est que pour les malades. »

Par pur ennui, je me mis à observer la porte du Revier et tout ce qui y rentrait, juste histoire de rompre la monotonie de l’attente. Je regardai avec insistance le garde américain, qui avait l’air solitaire et l’inspectai de la tête aux pieds, comme si j’avais été son supérieur : ses lacets, son pantalon qui était refermé aux chevilles par une bande, son ceinturon de munitions porté un peu bas et incliné sur la hanche, sa chemise de soldat de couleur marron flottant au vent, sa figure sympathique et son casque en forme d’œuf – tout aussi sympathique que lui. J’entendis alors le bruit de moteurs et vis quelques véhicules sanitaires de l’armée rouler à toute allure sur la rue du camp, dans un nuage de poussière. « Les voilà qui arrivent, dit Monsieur Je-sais-tout. Eh oui, il est huit heures. Dans une demi-heure, ils vont apporter les bidons de lait. » Le garde, qui avait l’air un instant auparavant indolent et indifférent, se redressa au garde-à-vous et fit le salut. L’infirmerie s’agitait.

Je vis par la suite des médecins en blouse blanche, qui parlaient américain, suivis d’autres voitures sanitaires, qui arrivaient. Dans l’une d’elles, quelqu’un indiquait le chemin – et j’avais l’impression de l’avoir déjà vu quelque part. C’était un type massif, avec la peau flasque et des lunettes. Bonté divine ! C’était ce détenu « docteur en criminologie », ce Berlinois, dont je n’avais su que penser, lorsque j’étais à Auschwitz en 1944, car il avait semblé à la fois savoir tant de choses et être complètement désemparé. « Docteur Auerbach ! criai-je. Docteur Auerbach ! » La voiture sanitaire freina. « Qu’est-ce qui vous prend de crier ainsi ? Qu’est-ce que vous me voulez ? » – « Vous ne me reconnaissez plus, Auerbach ? Mais nous étions ensemble à Auschwitz, ensemble, avec Gert ! Gert l’Effronté ? vous ne vous souvenez plus ? Quand vous êtes arrivé là-bas et qu’on vous racontait tous les soirs comment se passait la vie au camp. » – « Non, aucun souvenir. Drive on*2. »

La voiture redémarra. Oui, maintenant je me souvenais très bien de tout : le docteur en criminologie – 1943 – dans une voiture qui, au lieu d’être marron mat, était vert étincelant, sauf que le chauffeur d’alors portait le casque à pointe de la police de Berlin, non pas un joli casque tout rond, comme ceux de l’armée américaine – et qu’à la place des croix rouges, il y avait des croix gammées ! Pas étonnant que Herr Doktor n’ait pas souhaité qu’on lui rappelle le passé, les jours sombres à Auschwitz, où l’on voyait les flammes des crématoires brûler à l’horizon, les soirées où il pavanait avec ses histoires d’indicateur de la police.

Mais peut-être m’étais-je trompé aussi. Je demandai à quelqu’un comment s’appelait ce gros homme, très occupé. « C’est Auerbach, me répondit-on, le docteur Auerbach, officier de liaison du corps sanitaire américain. »

 

Le temps passait. Le district était désormais administré par les Américains et les groupes de détenus-résistants avaient rendu leurs armes. Différentes délégations alliées venaient pour visiter et étudier les horreurs commises dans les camps de concentration allemands. Elles regardaient les crématoires, voyaient les laboratoires où les détenus avaient été scalpés, écorchés pour faire des lampadaires de leur peau, où des têtes avaient été réduites ; elles écoutaient les explications fournies sur les mécanismes du fonctionnement des chambres à gaz et découvraient la toise de bois avec un trou, destinée, pendant la visite médicale, à tuer d’une balle dans la nuque les « prisonniers de guerre*3 » soviétiques, sans qu’ils se doutent de rien. Ces messieurs dames des délégations étaient sous le choc. Ils arrivaient, une fois la bataille finie et la victoire remportée ! Tous leurs concepts sur la civilisation occidentale étaient à revoir.

Mais où étaient-ils ? Que faisaient-ils donc, ces humanitaires si occupés, lorsqu’en 1937 Buchenwald s’était créé ? Même à la fin de notre combat – huit ans plus tard –, nos visiteurs-qui-ne-nous-voulaient-que-du-bien n’avaient pas été capables de faire preuve de la moindre efficacité, sous prétexte qu’ils s’en étaient entièrement remis à leurs collègues allemands. Douze ans pour comprendre la réalité des camps de concentration ! Quatre ans pour prendre conscience de la politique d’extermination d’Hitler pendant les années de guerre ! Mais saisiraient-ils jamais de toute leur vie, les bouleversements qui, depuis, s’étaient opérés en nous et dans le monde ?

 

Les Américains décidèrent également de faire venir la population allemande des environs. Ils rassemblèrent les gens à Weimar et d’autres villes, les firent monter dans des camions pour les conduire sur la place d’appel, où ils durent écouter les explications d’un officier américain, amplifiées par un haut-parleur. Les gens suivaient alors le véhicule avec son haut-parleur sur un parcours à travers tout le camp et passaient devant nos misérables baraques, comme s’ils étaient en pèlerinage ou allaient à un enterrement. Certains semblaient être ici comme s’il s’agissait d’une excursion agréable à la campagne. Des jeunes filles en jupe courte ricanaient bêtement, mais je me disais qu’elles étaient trop jeunes pour être vraiment méchantes et songeais qu’elles manquaient simplement de tact. Ceux qui m’énervaient vraiment étaient ces gens sans vergogne, qui avaient osé venir, vêtus de leur uniforme nazi de la police et des chemins de fer. Si leur répugnance devant le rappel de certaines horreurs du nazisme avait vraiment dépassé leur vanité professionnelle, ils se seraient abstenus. Mais pas du tout ! Ils n’avaient même pas jugé utile d’enlever leurs insignes nazis.

Nous n’aimions pas ces processions et visites guidées, et elles cessèrent, le jour où quelqu’un menaça de les attaquer, parce qu’elles lui semblaient une insulte.

 

Nos plus agréables visiteurs étaient les soldats américains, qui venaient nous voir lorsqu’ils étaient en permission. Ils arrivaient en horde jeune, ouverte, joyeuse et bavarde, les poches gonflées – on aurait dit des mères kangourous. Ces grands Yankees en uniforme marron venaient, chargés de chewing-gums, de cigares, de cigarettes, d’appareils photo et de flashs et se montraient d’une très grande générosité envers nous. Ils nous « mitraillaient » de leurs appareils photo et caméras dans nos châlits. « Vous permettez les gars ? Juste une petite photo qu’on enverra chez nous, à la maison. » – « Mais avec plaisir ! » Et nous posions, bras dessus bras dessous, en souriant.

« Chewing-gum ? » demandait un vieux détenu, un incorrigible mendiant, qui avait toujours un irrépressible besoin de mâchouiller quelque chose. Pour plaisanter, un de nos visiteurs fouilla dans sa poche, sortit une barre de chewing-gum qu’il mordit en deux, et lui en donna la moitié. Mais nous étions trop occupés pour en rire. La chambrée résonnait de toutes nos discussions à propos du front, de ce qui se passait outre-Atlantique, des Alliés, des nazis, des camps de concentration.

« Il faut qu’on parte maintenant », cria un des soldats, qui portait un bizarre mélange de galons sur sa manche, fait de traits et de demi-courbes. « Qui est le chef de chambrée ici ? » – « C’est moi », répondit un intellectuel allemand, d’apparence frêle et que sa passion à rester dans son coin, le nez dans ses livres, avait conduit à être nommé chef de chambrée, en charge de la distribution de la soupe et du balayage du bloc. « OK, Boys, videz tout ! » Nous vîmes une pluie de chocolats, de chewing-gums et de cigarettes se déverser sur la table. Ensuite, ils lui glissèrent un paquet de cigarettes dans la poche de sa veste, en lui disant : « Et cela, c’est pour vous personnellement, pour vous remercier de veiller à ce que chacun ait sa part. »

 

Inconnu et oublié de tous, Buchenwald semblait devenu le nombril du monde. C’était notre monde, un monde nouveau. Tout était tellement intéressant, que les journées nous paraissaient beaucoup trop courtes. Nous prenions contact avec d’autres camps de concentration, invitions des femmes, réfléchissions à accepter un travail à Weimar, et nous préparions à rentrer chez nous.

Des batteries d’avions de ravitaillement américains vrombissaient dans le ciel, jour et nuit, accélérant le crépuscule de l’Allemagne nazie.

Dans notre bloc, les anciens – les vétérans du camp – passaient toutes leurs journées à rédiger des rapports sur les crimes nazis. La plupart des détails qu’ils mentionnaient m’étaient inconnus jusqu’alors. C’est ainsi que j’appris, qu’un jour, le nombre de détenus à Buchenwald avait excédé le chiffre de la population de Weimar ; que celui des survivants au camp était d’environ 20 000 ; que près de 51 000* détenus étaient morts à Buchenwald même ; que 15 000 camarades avaient perdu la vie dans les camps annexes ; que les convois partis la veille du jour de la libération avaient été lapidés, abattus et massacrés ; qu’une communication téléphonique pour le commandant SS du camp était arrivée de Weimar, alors que nous occupions déjà les bureaux de l’administration, disant ceci : La commande de lance-flammes est arrivée et attend d’être livrée.

 

Nous ne voulions pas oublier. Au contraire, nous nous sentions le devoir de raconter, noter et consigner tout ce que nous avions connu et traversé. J’en ressentais moi-même le besoin profond. Si nous, qui avions personnellement vécu toutes ces choses dans notre chair, ne témoignions pas pour dire au grand jour la terrible vérité, les gens ne croiraient tout simplement pas à la monstruosité des nazis. Je demandai à un de mes codétenus de bien vouloir me donner du papier et des crayons. Muni d’un bloc de formulaires nazis qui traînaient par là et portaient la croix gammée du « Parti national-socialiste démocratique des travailleurs » (NSDAP) et de quelques moignons de crayons de couleur, je me mis à dessiner la vie concentrationnaire telle qu’elle s’était passée. Je voulais faire revivre en dessins ces scènes du quotidien et des jours derniers – l’arrivée au camp, la sélection, les barbelés à l’infini, les châtiments, le travail, la nourriture, les appels, l’hiver, les révoltes, les potences, les évacuations, les « Katyusha » – et je les garderais en souvenir.

 

Cette fois encore, le Kino de Buchenwald était bondé. D’habitude, nous nous réunissions pour regarder des films américains en Technicolor, bien que nous ne comprissions pas grand-chose en version originale et que cet univers glamour nous demeurât un monde étranger. Mais ce jour-là, nous nous retrouvions pour quelque chose de bien différent. Un service religieux juif était célébré à la mémoire des victimes. Un rabbin de l’armée, un Américain venu de son lointain quartier de Brooklyn, distribuait des petits livrets de prières en format de poche. De chaque côté de l’autel improvisé, de hautes bougies brûlaient, derrière lesquelles se tenaient des soldats américains juifs, en uniforme marron. Étreints par l’émotion et en profonde communion de pensée, les survivants de la communauté juive d’Europe se retrouvèrent dans la salle. Nombreux étaient ceux qui avaient presque oublié leur héritage historique. Mais aujourd’hui, la journée était consacrée au souvenir. Nous voulions tous rendre hommage et remercier tous ceux qui s’étaient battus pour notre libération. Nous avions tous des membres de notre famille pour qui prier.

 

Lorsque le trafic ferroviaire fut de nouveau assuré, nous décidâmes immédiatement de descendre, afin de connaître Weimar. C’était un si grand plaisir et une si grande fierté pour nous de marcher sur les trottoirs d’une ville, comme n’importe quel homme libre, que peu nombreux furent ceux qui s’en abstinrent. Jour après jour, nous nous levions tôt, nous dépêchions d’aller jusqu’à la gare, sautions dans les wagons de la ligne à voie étroite, nous entassions dans les compartiments étouffants, parce qu’ils étaient bondés, et roulions en direction de la ville : les chanceux chantaient dans les compartiments, les retardataires, debout sur les trépieds, s’accrochaient ou tenaient en équilibre sur les toits.

Une fois arrivés, nous nous rendions quelques kilomètres plus loin à l’office central des cartes alimentaires, faisions la queue et nous faisions enregistrer pour obtenir un ticket d’alimentation et une petite somme d’argent. Ensuite, nous partions flâner et nous nous retrouvions plus tard dans un restaurant, un parc ou au bordel.

Je m’étais arrêté pour me reposer devant un grand bâtiment abandonné, entre la gare et des petites rues du centre et me trouvai en face de longues rangées de colonnes cannelées, qui semblaient me fixer. Quelques-unes soutenaient des linteaux, certaines se dressaient dans le vide, d’autres étaient aux trois quarts, à moitié ou au quart terminées. Cela ressemblait à l’ébauche de l’Acropole – que j’avais vue un jour en photo dans le livre d’histoire d’un ami, plus âgé que moi – mais peut-être était-ce l’une des immenses nécropoles prévues par Hitler.

Je voulais absolument me gagner un peu d’argent de poche et cherchais des petits boulots à faire, n’importe quoi : manier une scie, un marteau, un ciseau à bois, n’importe quoi. Je fus distrait de mes pensées par des airs de jazz, que jouait non loin de là une sono de l’armée américaine et quelle ne fut pas ma surprise ! Dans la cour d’un tailleur de pierre, je découvris une boule, d’aspect sombre, posée sur un support, qui s’avéra être un buste en bronze d’Hitler. Je m’approchai pour voir ce dont il s’agissait exactement, lorsque j’entendis une grosse voix de basse américaine qui m’en empêcha : « Reste pas là, gamin ! » Je me retournai en sursautant et vis, assis sur un autre support, un immense Noir en uniforme, avec le nez épaté. « Retourne dans la rue. » Une fois sur le trottoir, je détournai les yeux de l’effigie de métal aux cheveux raides qu’était la tête d’Hitler, pour regarder attentivement celle, plus charnue et aux cheveux crépus de son soi-disant « gardien ». Je n’avais encore jamais vu quelqu’un comme lui, sauf au cirque. Il bougeait le corps en suivant le rythme de la mélodie et chantait quelque chose comme « loving ‘ye Baby ». « Bizarre », me disais-je, lorsque je le vis mettre une balle dans son revolver, viser et tirer. La tête d’Hitler tomba par terre et alla cogner contre une dalle de pierre. L’homme à la tête crépue éclata d’un rire bruyant. Puis il s’épongea la sueur sur le visage, et cette fois en ricanant, retourna vers le socle, ramassa la tête, la replaça dessus, et rechargea son pistolet.

Les étroites rues de Weimar semblaient comme endormies. Un peu partout, on voyait des murs effondrés et des décombres de maisons. Celle de Goethe était en ruine. Des écoliers traînaient dans des parcs. Des citadins plus privilégiés, d’anciens nazis au chômage, des imposteurs, et des criminels étaient assis aux terrasses de cafés ou de restaurants. On en voyait même quelques-uns, qui devaient avoir tant de choses à se reprocher, qu’ils étaient déguisés en déportés libérés. Des fanatiques nazis s’occupaient en allumant des incendies, et la nouvelle police de la ville – composée pour la plupart d’anciens détenus allemands de Buchenwald – faisait une descente après l’autre. Quant aux Américains, ils étaient en général dans leurs Jeep, sillonnant les rues en klaxonnant, toutes sirènes hurlantes, ce qui terrorisait la population.

 

Il y en avait beaucoup parmi nous qui n’allaient à Weimar que pour aller voir les femmes. Les arrogantes Allemandes d’hier se promenaient jupe courte et jambes nues, et on les achetait avec quelques cigarettes. On faisait leur connaissance dans les nouveaux cafés de la ville ou on les attendait dans les bordels des rues attenantes. Elles se faisaient payer en nature. De nombreux camarades partaient en goguette, un cube de margarine ou un saucisson emballé sous le bras… et la plupart du temps, ils rentraient avec une maladie vénérienne.

Mes « prouesses amoureuses » se bornèrent à deux rencontres, un échec l’une et l’autre. Un jour, je donnai rendez-vous à une étudiante dans un parc. Elle voulut que nous nous asseyions sur le gazon et que je lui raconte quelque chose, mais je n’en avais ni la patience, ni le temps. L’autre habitait au-dessus d’un restaurant. Je la retrouvai dans l’escalier, et elle me demanda si je ne savais pas où il y aurait un film américain que nous puissions voir ensemble. Puis sa mère l’appela, et je fixai ses grandes jambes d’adolescente de quinze ans, grimpant les marches. La porte claqua et elle disparut.

*

 

Nous étions le 1er mai 1945 – mon premier 1er mai. D’anciens détenus, qui s’étaient fixés dans les villes et villages attenants, revinrent au camp pour le fêter avec nous. Nos baraques, vieilles et crasseuses, furent recouvertes par une foultitude de slogans sur des banderoles blanches.

L’endroit du camp où logeaient les Russes ressemblait à une fête foraine. Ils avaient suspendu des guirlandes au-dessus des rues, et c’était à quel bloc peindrait – à la main – le plus beau portrait de Staline. Le premier prix fut remporté par un portrait, certes un peu criard, mais patiemment et soigneusement réalisé, qui ne faisait pas moins de deux mètres sur deux. Il fut fixé sur la baraque qui servait de salle de lecture, entouré de fleurs, du crâne chauve de Lénine et de la barbe de Marx.

Les blocs allemands arboraient fièrement l’inscription « Nous reviendrons », arborant les portraits de Breitscheid et de Thälmann, qui – tout comme d’autres députés socialistes du Reichstag – ne revinrent jamais, mais dont les idées continuaient de vivre. Tous deux – l’un chef des sociaux-démocrates, l’autre dirigeant du Parti communiste – furent exécutés à Buchenwald. D’autres banderoles portaient l’inscription : « Hommage à nos 51 000 morts », « Nous remercions nos alliés », ou le plus court, mais le plus efficace d’entre eux : « Plus jamais ! »

Nos camarades espagnols n’avaient pas assez de surface sur les murs de leur seul bloc, pour exprimer tout ce qu’ils avaient à dire. Ils avaient écrit : « Vous rentrez chez vous, et nous ? » ; « Le fascisme n’est pas mort, Franco vit ! » ; « Franco, désormais notre ennemi n° 1 » ; « Nous n’abandonnerons jamais » ; « No pasaran ! ».

Mes camarades de chambrée étaient certains que je me joindrais à eux pour le cortège du 1er mai. Ils me montrèrent toute une pile de banderoles, sur lesquelles étaient peints des noms de régions, en me disant : « Pour ces régions, il n’y a plus de survivants, donc il nous faut quelqu’un qui les remplace pour les porter. Qu’est-ce que tu en dis ? Tu es grand, et ce serait impressionnant que tu marches tout seul. »

J’hésitai. Je lus Brandebourg sur l’une des grandes banderoles rouges, derrière laquelle s’étaient déjà rassemblés un certain nombre de manifestants. De ces mêmes lettres avait surgi à l’époque la « Division SS Brandebourg*4 », cette province du même nom avait nourri de ses mamelles les assassins de ces divisions. Je ne me sentais pas grand-chose de commun avec ces lettres, conscient pourtant que le Brandebourg avait engendré d’autres fils, qui s’étaient battus pour défendre les couleurs de son drapeau, d’ailleurs, ils avaient une telle foi en lui, qu’ils s’étaient fait assassiner dans les camps de concentration, abattre dans des marécages inconnus, gazer dans des terres incultes ; réduire au silence pour l’éternité. C’était ce même drapeau qui avait porté ses fervents défenseurs jusqu’à la victoire en Russie, en 1918, celui-ci encore qui avait flotté dans le cœur de ses adeptes, alors que les chambres à gaz menaçaient non loin de là. Non ! Je ne pouvais pas les laisser tomber.

J’attrapai un des panneaux oubliés sur lequel figurait le nom d’une petite province, et obtins une place pour défiler dans le cortège. Nous marchâmes jusqu’au portail. Un petit homme tout bossu – un socialiste allemand, – qui avait connu toutes les horreurs de Buchenwald, où il avait travaillé comme tailleur – gazouillait : « gauche, droite, gauche, droite, gauche… ! »

Nous nous rassemblâmes sur la place d’appel, chaque colonne défilant derrière le drapeau de son pays – les Polonais, les Russes, les Tchèques, les Yougoslaves, les Hongrois, les Roumains, les Autrichiens, les Allemands, les Norvégiens, les Français, les Belges, les Hollandais et les Espagnols… Devant nous, à côté de la clôture, une immense estrade avait été installée, où s’inscrivait en hautes lettres « 1er Mai 1945 », et sur laquelle se dressait – posé à la verticale – un panneau de bois de forme trapézoïdale – le côté court regardant vers le bas – qui représentait les drapeaux de l’Angleterre, de la Russie et de l’Amérique, peints en trois bandes de taille égale et qui montraient, disposés en diagonale, les portraits de Churchill, de Staline et de Roosevelt. Les drapeaux multicolores de toute l’Europe se détachaient sur un ciel bien dégagé, flottant sur de très hauts mâts.

Pour commencer, nous vîmes une pièce retraçant symboliquement le sombre passé et la libération de Buchenwald, puis des personnalités étrangères prirent place sur l’estrade et nous écoutâmes les discours. Ils rendaient hommage à nos morts, remerciaient les Alliés et réaffirmaient notre solidarité et en jurant solennellement de ne jamais oublier nos souffrances communes : « Nous poursuivrons les oppresseurs et leurs complices, jusqu’au dernier, afin que justice soit rendue. » Nous applaudissions avec toute la force de l’enthousiasme.

L’orchestre se mit alors à jouer, et – les unes après les autres – les colonnes défilèrent devant la tribune. En ce jour, en cette heure, sur cette place où, huit années durant, le drapeau nazi avait flotté de tout son mépris sur le sort de centaines de milliers des nôtres, nous défilions, triomphants, portant fièrement les bannières de la patrie de ceux qui n’étaient plus et sur cette immense surface asphaltée – où avait résonné toute la souffrance de ceux qui se traînaient vers la mort –, les pas victorieux des survivants retentissaient. L’orchestre enchaînait un hymne national sur l’autre, au rythme duquel d’innombrables pantalons rayés bleu et blanc flottaient au pas. Des centaines de drapeaux rouges du 1er mai furent jetés dans les airs.

Notre tour vint. Le grand drapeau qui flottait juste devant moi – et était devenu un objet de torture, car en flottant il n’avait pas cessé de me chatouiller le cou – fut enfin levé. Mon voisin, le socialiste petit et tout bossu, se mit au garde-à-vous et – concentré au point qu’il en tirait un peu la langue – regarda attentivement le rythme des jambes qui défilaient devant lui, avant d’allonger la sienne et de leur emboîter le pas, en disant fièrement : « Gauche, droite, gauche, droite, gauche… ! »

Nos rangs étaient clairsemés par de grands « trous », pour rappeler l’absence de tous ceux qui n’avaient pas survécu. Quelqu’un entama « Brüder, zur Sonne, zur Freiheit » et mon petit voisin s’essuya les yeux.

On va bientôt rentrer à la maison, me disais-je, et ceux qui n’en ont plus devront en trouver une nouvelle. Certains deviendraient peut-être députés, qui sait, même ministres ? Ce qui restait sûr, c’est que ce 1er mai à Buchenwald resterait un précieux souvenir, auquel chaque année nous repenserions avec grande émotion.

Notre colonne approcha de l’estrade d’honneur. Nous marchions de façon ordonnée, au pas. Je vis à ma droite, sur l’estrade encerclée de drapeaux, une série d’officiers haut gradés – des Américains, des Russes, des Français, des Anglais… Lorsque nous arrivâmes à leur hauteur, ils firent le salut militaire.

Salué, moi, pauvre malheureux petit porteur d’une bannière du nom d’une petite région que personne ne connaissait, moi, pauvre garçon oublié, qui avais végété pendant des années dans les camps de concentration, j’étais salué ! J’en rougis d’excitation et je vis une caméra filmant les nouvelles cinématographiques se tourner vers moi.

 

Je ne retournai plus à Weimar – j’avais désormais une aversion pour cette atmosphère de cafés – et restai au camp à écouter la radio, feuilleter des livres et des journaux et essayer d’impressionner les Américains avec mon anglais.

Au cours d’un de mes petits tours dans les blocs, où les anciens passaient la journée à discuter entre eux, assis sur les bordures des trottoirs, je remarquai un jour un jeune parmi eux. Assis au soleil, la tête penchée, il rêvait. Il avait à côté de lui un ballot fermé avec de la ficelle, un peu comme un vagabond. Je me penchai pour voir, regarder sa tête de plus près : il avait un long visage, aux traits aigus et terriblement émaciés. J’avais l’impression de reconnaître ce nez, à l’arête fine et partant en avant.

Je le réveillai. Nous nous reconnûmes, c’était Gert ! Gert le Brun, qui avait été un de mes amis à l’école des maçons deux ans auparavant, et qui venait d’être relâché de l’infirmerie.

J’étais heureux de le revoir. Je n’avais que trois camarades de mon âge dans le bloc : l’un d’entre eux était mentalement dérangé et les deux autres cherchaient la compagnie des adultes. J’avais tant besoin d’amis, et Gert était à mes yeux plus qu’un vieil ami : il était très intelligent.

Buchenwald était devenu un endroit joyeux, où l’on croisait des femmes venant des camps de travail des environs, des jeunes filles de Weimar, qui étaient parvenues à s’introduire dans le camp pour gagner quelques cigarettes, des Américains, sympathiques et drôles, qui étaient en permission. Tout ce monde-là se retrouvait le soir pour danser, trinquer et flirter toute la nuit.

Une nuit, ne réussissant pas à m’endormir à cause de la musique d’un accordéon, je me levai pour voir d’où elle venait. Cela me conduisit jusqu’à un bloc, éclairé de lampes rouges et décoré de guirlandes, où quelques couples virevoltaient. Ils avaient l’air quelque peu éméchés et dans un coin, j’observai une blondinette à demi saoule, attablée devant des bouteilles de bière vides. Elle avait à côté d’elle un soldat américain en miniature, un des enfants du camp, qui était devenu la mascotte de je ne sais quel régiment. Mis à part les galons et l’aigle américain de cuivre, il avait l’uniforme complet. Un des vrais soldats adultes passa à côté de lui, en lui chuchotant : « Alors, tu la surveilles encore, gamin ? » – « Naturellement ! » répondit la petite mascotte, toute fière, louchant fiévreusement sur la fille saoule.

Pendant la journée, nous écoutions les haut-parleurs qui diffusaient les nouvelles, des annonces, des messages personnels et de la musique. Le programme était défini par le comité du camp et comme il tenait compte de toutes les différentes nationalités, il commençait dès le matin pour terminer à minuit.

Nous suivions les événements de la bataille de Berlin avec passion. Lors d’une réunion rassemblant les délégués d’autres camps libérés, il fut même proposé de former un corps de francs-tireurs. Mais les Alliés avançaient rapidement et n’avaient plus besoin qu’on leur vienne en aide. La chute définitive du nazisme n’était plus qu’une question d’heures.

Dans la semaine qui suivit le 1er mai, nous eûmes des tas de fêtes d’adieu, et les détenus de toutes les nationalités quittaient le camp les uns après les autres, se souhaitant – et nous souhaitant – bonne chance.

Les détenus allemands quittèrent Buchenwald, après s’être réunis une dernière fois dans une immense pièce au sol de béton, qui se trouvait près de la buanderie. Quelques-uns, qui avaient déjà quitté le camp, revinrent à cette occasion avec des membres de leur famille. Nous mangions, buvions, écoutions des chansons et regardions des sketchs, et il y eut un moment tout particulièrement émouvant : « Et maintenant, nous dirent quelques anciens détenus allemands, en tenue de déportés, qui étaient montés sur scène, nous allons vous chanter quelque chose de nouveau, que nous avons composé nous-mêmes. » Le visage prématurément vieilli et marqué, leur matricule trahissait qu’ils avaient passé près de huit ans à Buchenwald : des vétérans parmi les vétérans. Ils avaient fondé ensemble une chorale et voulaient nous en faire la surprise.

« … Unsere Strasse fährt zurück,

Wir kommen wieder, Kameraden, unverzagt! »

 

Nous avions presque tous les larmes aux yeux et certaines femmes sortirent. Le chemin nous ramènera, disait le refrain, / Nous reviendrons, Camarades, rien ne nous abattra !

La fête d’adieu de nos camarades russes eut lieu dans l’ancien théâtre SS. Je parvins en toute dernière minute à me faufiler à l’intérieur et à me trouver une place libre, en me tenant en équilibre sur une balustrade. Sur scène, des chanteurs, des danseurs et des acrobates accomplissaient des merveilles et je soupçonnai que certains de ces talents venaient de l’extérieur. Le public était en sueur et accompagnait d’applaudissements scandés, de cris et de sifflements ces danses tourbillonnantes, absolument époustouflantes de virtuosité. Tous ou presque – à l’exception des invités d’honneur assis aux premiers rangs et de ceux qui, comme moi, devaient se tenir aux balustrades – étaient délirants d’enthousiasme. Vers la fin de la soirée, le public tout entier se mit à chanter avec les artistes.

La salle vibrait au chœur des chants de l’Armée rouge – il y eut le chant de la cavalerie, de l’armée de l’air, des Katyusha, et celui des Partisans. Je vibrais moi aussi et repensai à tous ces adolescents russes, avec lesquels nous avions chanté ces airs deux froids et durs hivers durant, au camp. Qu’étaient-ils devenus, ceux qui, étendus sur leurs paillasses, rêvaient de la libération en les écoutant ?

Mes anciens camarades du bloc 66, les Juifs polonais, préparaient eux aussi leur soirée artistique. Tout le programme était en yiddish et les chants étaient les mêmes que ceux que j’avais déjà entendus. Mais le clou fut les tableaux vivants, et notamment « La danse des machines » : des ombres chinoises, représentant des garçons au travail, dansaient dans une parfaite synchronisation avec la musique et tous en chœur, ils chantaient le refrain : Mais les machines n’ont pas de cœur / Elles ne connaissent pas de douleurs / Et à rire ne sont pas d’humeur.

Les spectateurs étaient médusés. On comprenait très clairement que ces jeunes se battaient pour un avenir de liberté et de sécurité, qu’ils ne toléreraient plus d’être abandonnés et laissés dans l’ignorance. Un monde nouveau s’ouvrait et ils avaient cassé le moule de l’ancien.

Un ami m’invita à venir au bloc 45 pour participer à la fête d’adieu des Autrichiens. « Ce sera très chaleureux, me dit-il, sans discours ni serments, mais plein de joie. » Je ne savais pas danser, mais je m’y rendis – essentiellement parce qu’il y aurait des pâtisseries.

La fête eut lieu au deuxième étage du bloc, il y avait des violonistes, un groupe de jazz, de la bière, des lampions, des « montagnards » en culotte de cuir, et inévitablement des Américains, tout cela sur fond de plaisanteries et de gaieté ambiante « à la viennoise ».

À la fin, les gens étaient complètement détendus et se mirent à danser. J’étais dans mon coin, sirotant ma bière, et je faillis m’endormir. Je décidai d’aller me coucher, lorsque j’entendis des cris, « Bravo, bravo ! ». La piste de danse fut vidée, laissant deux danseuses tsiganes, qu’on avait réussi à persuader de venir danser. Je me redressai et les regardai.

Elles étaient jeunes, tournaient et virevoltaient sur la mélancolie des airs tsiganes, et j’étais tellement fasciné que je ne pouvais plus bouger. Elles devaient penser à la même chose que moi – à ce peuple tsigane, si particulier, sans patrie, mais si aimant des siens, un peuple qu’on croyait connaître et qui demeurait un mystère. C’était la première fois que je voyais des femmes tsiganes de si près, et j’étais absolument sous le charme. Perdu dans mes pensées, je continuai de les regarder. Tout à coup, quelqu’un traversa la salle. Il se dirigeait vers une caisse de bière, et mon regard fut retenu par ce garçon, flottant dans un costume beaucoup trop grand pour lui. Je me disais qu’il avait l’air un peu grotesque, puis, en l’observant de plus près, je crus le reconnaître et l’appelai. Avais-je trop bu ou quoi ? Non, apparemment lui aussi avait l’air de me connaître. Il vint vers moi et nous nous serrâmes chaleureusement les mains. C’était Berger, le Petit Berger, notre petit Tsigane de l’école des maçons que tous, nous aimions tant.

Il me raconta que des Autrichiens avaient accepté de prendre soin de lui et allaient le ramener avec eux en Autriche. Il m’avoua qu’à l’instant où il me parlait, il était saoul.

Il était tard et je quittai la fête. Je continuai de penser au petit Berger. Ses amis s’occuperaient-ils vraiment de lui ? L’avenir s’offrait-il à lui, comme nous l’avions tant espéré pour lui ?…

*

 

« 8 mai 1945 – Armistice avec l’Allemagne. » La guerre en Europe était finie. Le nazisme avait capitulé.

Quelqu’un tournait le bouton de notre radio, cherchant à capter. Partout c’étaient des clameurs de joie. On entendait le gong de la victoire à Londres – le V de la Victoire était retransmis en morse ; la Marseillaise chantait ; l’air solennel de l’hymne russe résonnait ; les cloches du Kremlin volaient ; les Berlinois sortaient des décombres – partout, on célébrait la victoire.

Je me tournais et me retournais dans mon lit et réfléchissais. C’était la paix. Qu’allions-nous en faire ? J’allais avoir seize ans et bientôt viendrait ce jour, où moi aussi, j’aurai mon mot à dire.

Je m’endormis, rêvant de l’avenir.

T.G.

1- N.D.T. : il s’agit d’un GI, « Ami » est le diminutif en allemand de Américain.

 

2- Traduction française : Avançez !

 

3- N.D.T. : 9 000 prisonniers soviétiques furent tués à Buchenwald en quelques semaines.

 

4- De la troupe personnelle de l’Amiral Canaris dépendant directement de l’Abwehr II (Service du Renseignement de la Wehrmacht), les unités Brandenburg deviennent en 1943 une division, qui opère essentiellement dans la lutte contre les Partisans dans les Balkans, avant d’être réunies à l’automne 1944 sous le nom de Division Panzergrenadier Brandenburg, division d’infanterie motorisée de la Waffen-SS, engagée sur le front de l’Est.

Voir La Division Brandenburg 1939-1945, Eric Lefevre Presse de la Cité, Paris, 1984.