Chapitre 3

« Arbeit macht frei*1 »

C’était un morne matin, le brouillard qui se levait sur la Sola*2 enveloppait le camp, et les premiers rayons de soleil, à l’est, peinaient à transpercer l’obscurité.

La cloche du camp retentit, sonnant le début de notre combat quotidien entre le divin sommeil et la dure réalité. Je me frottai les yeux, récupérant mes esprits, avant de réaliser qu’aujourd’hui était le jour de mon quatorzième anniversaire. Une lettre, triste, signée de ma mère, était venue pour me le rappeler. Je l’avais enfouie dans le fond de ma poche. Maman m’enjoignait de rester bien courageux.

L’anniversaire d’un enfant est assurément un grand événement, mais au fur et à mesure que les années s’ajoutent, le nombre des cadeaux décroît, et ce jour-là je n’en reçus aucun. La preuve sans doute que je devenais un homme.

Dans la soirée, je me mis en quête du messager qui m’avait déposé la lettre d’anniversaire – c’était toujours le fidèle et irremplaçable ami polonais qui m’avait porté la première missive. Arrivé devant son bloc, clin d’œil du destin – il portait le numéro 14 –, je le vis qui m’attendait avec un bol de soupe et un morceau de pain, un vrai repas d’anniversaire.

Pour me remonter le moral, il me donna quelques détails sur Maman. Elle travaillait comme mécanicienne dans les ateliers de l’Unionswerke et vivait au bloc 2 du camp des femmes de Birkenau.

Ensuite, mon ami m’emmena faire un petit tour de promenade. « Maintenant que je te connais mieux – et que tu as un an de plus –, je vais t’en dire un peu plus sur moi et mes idées », chuchota-t-il à voix basse en se retournant, pour s’assurer que personne ne nous suivait. Lentement, mais ouvertement, il se mit à me raconter l’histoire de sa vie, celle d’un combat mené autour d’une conviction, plus profonde que jamais.

« Les Juifs vivaient mal dans l’ancienne Pologne, me confia-t-il. Je ne les aime pas particulièrement, mais je suis socialiste et je ne fais pas de différence entre les êtres, surtout lorsque nous partageons le même sort. Ici, nous ne souffrons pas en silence comme vous, les jeunes. Nous gardons le contact avec des amis de l’extérieur, avec des détenus d’autres camps. Nous essayons de ne pas perdre de temps et de consacrer chaque moment de libre au bien de la Pologne nouvelle, notre patrie, que nous espérons regagner un jour. Mais nous ne sommes pas seuls à nous battre – beaucoup de gens font comme nous, militent, agissent pour supprimer les erreurs du passé. Nous sommes différents l’un de l’autre, mais je suis heureux que mes efforts puissent te servir. Je ne peux pas te promettre grand-chose, mais il y a une chose sur laquelle tu peux compter : je continuerai à te donner des nouvelles de ta mère. »

« Je ne peux pas t’aider en te procurant de la nourriture, ce ne serait pas juste vis-à-vis de mes amis et de mes compatriotes polonais et je ne peux pas les laisser tomber », m’avait-il dit. Cette sincérité m’avait plu et je trouvais qu’il avait raison.

Les Polonais que je connaissais étaient des gens de la campagne, incultes, de caractère plutôt difficile et je les affublais de toutes sortes de clichés – mais ils faisaient exactement la même chose avec les Juifs. Or, voilà que je découvrais qu’ils n’étaient pas tous égoïstes ou agressifs, comme je le croyais, et qu’apparemment certains étaient même capables d’aider des étrangers, alors qu’on les disait tellement xénophobes.

Avant la déportation, les Ukrainiens, voisins des Polonais, avaient déjà connu le travail forcé, ce qui expliquait peut-être pourquoi ces gens au tempérament rude ne reculaient devant rien lorsqu’il s’agissait de récupérer quelque chose. Ce n’était pas sans raison qu’ils avaient la réputation d’être les voyous du camp. Ils n’étaient aimés ni des Russes, ni des Polonais ; leur combat pour survivre était sans merci et ils n’hésitaient pas à attaquer d’autres détenus pour leur voler une tranche de pain ; ils avaient toujours une bonne raison – incompréhensible pour nous, mais très logique pour eux – pour justifier leurs vols, et leur butin était immédiatement avalé ou partagé entre amis.

Tout détenu était un voleur potentiel, tout Ukrainien, un brigand potentiel. Les agressions de détenus affaiblis s’étaient tellement multipliées que nous avions dû former des kommandos de protection, utilisant les mêmes méthodes que les pillards. Nous les appâtions avec l’un des ces déportés absolument squelettiques, surnommés au camp les « Musulmans », qui tentaient d’échanger leur pain contre du tabac. Une des bandes de brigands arrivait, commençait à le molester, et celle du camp adverse – constituée elle-même d’Ukrainiens en majorité – montait à l’assaut et ripostait en une action de représailles musclée.

Les voleurs, par contre, étaient plus difficiles à attraper. Ni vu ni connu, ces casse-cou réussissaient, la nuit, à faufiler leurs doigts partout, comme si de rien n’était, dans nos sacs de paille et à nous voler notre précieuse tranche de pain. Dans les blocs plus « riches », les tentations étaient si grandes pour ces fouineurs que des équipes de vigiles volontaires de nuit montaient la garde contre ces indésirables. Si nous étions réveillés par la lumière s’allumant soudain en pleine nuit, c’était que l’un de ces nombreux scélérats s’était fait prendre la main dans le sac et il se faisait tabasser comme seul on savait le faire dans un camp de concentration. Un voleur attrapé qui était encore capable de se remettre debout à la fin d’une raclée pouvait dire qu’il avait eu de la chance.

Quelques adolescents casse-cou et agiles s’adonnaient à la pratique du « raid sur la soupe ». Il s’agissait de foncer sur les deux détenus qui revenaient des cuisines, tout courbés sous le poids d’un caisson plein de liquide brûlant, et, au moment où ils entraient dans le bloc, de plonger sa gamelle dans la soupe. L’opération tenait plus de l’expédition sportive que du vol, et se terminait souvent par une course-poursuite dans le camp derrière les voleurs, qui filaient – tenant leur butin d’eau chaude en équilibre pour ne pas en perdre une goutte – se mettre en sécurité dans les latrines.

Quand les problèmes devenaient trop sérieux – causés soit par des ordres venus d’en haut, soit par les détenus eux-mêmes –, le bloc était mis sous couvre-feu. Cela signifiait que nous allions nous faire tancer par le doyen de bloc et devoir nous coucher tôt. Les sermons étaient sévères, mais pleins d’un humour très noir : comme d’habitude, il nous rappelait que seule la plus grande autodiscipline nous sauverait. « Et à ceux qui croient au paradis », disait-il ironiquement, en se tournant vers la Petite-Varsovie, la Petite-Salonique, le coin des catholiques et celui des Juifs, « et qui pensent que je parle pour ne rien dire et que je me répète, parce que j’aime m’écouter, à ceux-là, je dis juste que je n’envie pas leur refuge. Ils n’auront d’ailleurs pas à chercher loin, ni longtemps. Le “kommando de l’Ascension*3” se réunit tous les quinze jours. La seule chose que j’espère, c’est que lorsque vous monterez au paradis par la cheminée de Birkenau, vous serez assez propres pour que les anges veuillent bien vous recevoir.

« Quand au reste, criait-il en en faisant les cent pas dans l’allée, vous feriez mieux de faire ce que je vous dis. Si je vous y reprends ce soir, à jouer les hannetons noctambules, je vous préviens que vous aurez affaire à moi, et que celui à qui je mettrai une raclée ne sera pas près de l’oublier ! Personne, vous m’entendez bien, personne n’a le droit de traîner dans les toilettes lorsqu’il y a le couvre-feu. C’est compris ? Personne ! »

Puis, c’était l’extinction des lumières. Nous avions parfaitement compris qu’il ne plaisantait pas, mais nous espérions qu’il allait s’endormir – même un homme aussi énergique que notre doyen de bloc avait besoin de se reposer ! Une demi-heure après qu’il avait éteint dans sa chambre, pensant qu’il dormait profondément, nous retournions à notre vie nocturne, sans plus nous occuper de ce qu’il nous avait dit. Nous étions plusieurs dizaines à quitter notre place, à descendre l’escalier dans le froid, et à courir aux latrines pour nous remplir l’estomac avec la seule chose qui existait en quantité suffisante : de l’eau.

Le temps maussade annonçait l’approche de l’hiver, et nous le redoutions, car nous étions presque à bout de forces. Les choses ne tournaient pas à notre avantage et les prophètes s’étaient trompés. L’armée allemande – grâce à tous ceux qui ne souhaitaient pas la fin rapide d’Hitler – était encore puissante et le nazisme, plus triomphant que jamais. La souffrance était notre seul combat.

Dans cette partie de cartes qu’était notre survie, notre jeu n’était pas bon et les SS disposaient de quatre atouts, autant de menaces contre nous : le fouet, le bunker, les maladies et la chambre à gaz.

Tous les jours, il y avait des « appelés » pour trois de ces châtiments ; retenus peu avant la fin de l’appel du soir, ils étaient conduits dans l’avant-cour des cuisines. Chacun d’eux était alors attaché à un chevalet et recevait le fouet : 25 coups pour un délit mineur, 50, 75, et parfois même 100 pour le reste. Ceux dont l’interrogatoire croisé*4 ne s’était pas révélé suffisamment édifiant étaient envoyés au bloc 11, le bunker. Les cellules, sombres et humides, étaient l’instrument de torture ; elles étaient si exiguës que le détenu restait debout sans pouvoir bouger d’un centimètre.

Il aurait été illusoire de croire que, dans cette vie de camp, si dure, la jeunesse ait bénéficié d’un traitement de faveur. Un jeune surpris endormi sur le chantier recevait 25 coups de fouet, et celui qui était aperçu en train de parler à un civil était promis au bunker. Il fallait un corps sain, doté d’une forte volonté pour survivre à de tels châtiments, et en cas de malaria ou de typhus, seul le destin pouvait vous aider.

Un nouvel ennemi était apparu : l’hiver polonais. « Il a été très dur l’année dernière ; ceux qui venaient des pays de l’ouest et qui n’y étaient pas habitués n’y ont presque pas survécu », racontaient les vieux détenus. Les prévisions pour cette année semblaient meilleures, et nous avions reçu des manteaux rayés, une écharpe et des gants. Emmitouflés de la sorte, nous étions tous joyeux, quand arrivèrent les premiers frimas. Les anciens et nouveaux adeptes de patin à glace s’amusaient à faire des concours de glissades sur les rues verglacées du camp et les plus costauds, des batailles de boules de neige. Retour à l’enfance.

Il était devenu habituel de voir quelqu’un taper vigoureusement de la semelle ou serrer bizarrement ses bras autour de lui. Chacun devenait expert pour garder sa chaleur et essayait de persuader ses compagnons que sa méthode était la meilleure. Mais cela ne servait pas à grand-chose de se déboîter les articulations pour lutter contre le froid. Nous n’en n’avions de toute façon pas le temps, car nous travaillions toute la journée et, le soir, pendant l’appel, quand le froid se faisait le plus ressentir, nous étions obligés de rester sur place sans bouger. Dès que c’était fini, nous filions aussi vite que possible vers notre bloc, où l’atmosphère était plus chaude.

Nous passions presque toutes nos soirées d’hiver à l’intérieur du bloc, à attendre patiemment qu’une place sur le poêle se libère pour nous griller notre tartine de pain, ou à fumer habilement les longues et précieuses cigarettes que nous nous fabriquions avec des petits bouts de paille de nos sacs de couchage et des éclats de bois de nos châlits, transformés en sciure, puis que nous roulions dans du papier arraché sur les sacs de ciment. Dehors, dans la cour déserte, les flocons de neige tombaient mollement et recouvraient d’un manteau blanc les traces sombres de nos pas, laissées par rangées de dix pendant l’appel.

De temps en temps, le bain – tous les quinze jours – était accompagné d’une séance de désinfection pour lutter, en vain, contre un ennemi tenace : les puces. Cela signifiait que nous devions alors, une fois sortis de la douche chaude, traverser le camp nus comme des vers et remonter au bloc. Ma seule conclusion sur cette expérience renouvelée plusieurs fois et, chose étonnante, sans trop de dommages, est qu’elle nous avait rendus résistants, nous et les puces.

Mon temps d’apprentissage à l’école des maçons se terminait et je fus assigné à un kommando de travail de 400 hommes. Bien avant les premières lueurs du jour, tous rassemblés, notre kapo en tête – un maçon de longue expérience –, nous passions, au pas, devant l’orchestre, au son entraînant et qui crevait l’obscurité de Colonel Bogey ou de La Bannière étoilée, le chant des Alliés, et nous sortions du camp. Les nazis avaient peut-être décidé que Sousa – le compositeur préféré de l’orchestre – était allemand, ou alors ils n’avaient rien compris ?

Nous avions une heure de marche avant d’arriver sur le chantier, où nous étions chargés de construire le camp de femmes – vingt blocs – à l’identique des nôtres. La plupart des contremaîtres étaient des civils polonais, tchèques ou allemands, logés sur place dans un camp, et ils cherchaient, autant que possible, à éviter le contact avec nous pour ne pas risquer de se faire emprisonner, eux aussi.

Le camp n’était entouré de gardes que sur la zone de sécurité de trois miles, le long de laquelle se dressait un mirador tous les deux cents mètres. Le soir, après l’appel, une fois que les détenus étaient à l’intérieur du camp, la chaîne de gardiens était levée. En cas d’évasion, les sirènes se mettaient à hurler, signe alors pour les gardes de rester au camp, et ils étaient rejoints par des renforts, si bien qu’il y avait une mitrailleuse tous les cinquante mètres.

L’essentiel du travail consistait à bétonner, à empiler des briques et à faire des crépis. Nous avions un quota de rendement à respecter, constamment rappelé par notre surveillant. À vive allure, nous déchargions des sacs de ciment ; la vitesse de la bétonneuse fixait notre cadence. Les accidents étaient devenus si fréquents que nous n’y faisions presque plus attention.

Sous l’œil vigilant des sous-officiers SS qui nous surveillaient, nous avions pris l’habitude d’être en continuel mouvement car, que nous travaillions réellement ou pas, il fallait toujours donner l’impression d’être très affairé. S’il arrivait – mais c’était rare – que nous ayons rempli notre quota plus vite que prévu, nous avions alors un petit stratagème qui nous permettait de déjouer la surveillance et d’aller nous reposer un peu. Nous nous faufilions dans les pièces du premier étage, mais il fallait que nous soyons au moins trois pour assurer le succès d’une telle entreprise : un pour surveiller le mouvement près de l’escalier et deux autres pour faire semblant de travailler : un marteau dans chaque main, ils faisaient du bruit, comme au travail.

Il fallait un certain temps pour se familiariser avec les camarades de chantier, jauger leur caractère, leurs forces, leurs faiblesses. J’étais en train de pousser vigoureusement un wagonnet plein de sable, avec quelques solides Russes. Le sol était en côte et la charge devenait de plus en plus lourde. Nous ralentissions. « Pousse, pousse, me criaient-ils, tu veux que le wagon roule à reculons ? Ce sera ta faute, espèce de bras cassé ! Tu veux nous exploiter, ou quoi, fils de pute ? » J’eus très peur et me mis à pousser de toutes mes forces, les jambes écartées, solidement ancrées au sol, les épaules pressées contre le métal froid du wagon, mais je sentais que mes efforts ne servaient à rien et que les roues allaient finir par s’immobiliser et partir à reculons. Au dernier moment, quelqu’un plaça un billot de bois pour les caler. Mes camarades de chantier, leur large visage au faciès slave fendu d’un grand sourire, me félicitèrent : « Toi bien pousser ! – Toi vouloir aider ! Toi poussé tout seul, toi courageux ! – Nous – toi – camarades. » Ils me tapèrent l’épaule. Le nouveau membre de l’équipe avait réussi son baptême initiatique !

Les anciens avaient eu raison de prophétiser, à notre arrivée, que nous ne tiendrions pas longtemps. Nos maigres rations nous permettaient tout juste de ne pas mourir de faim et nos pauvres corps, épuisés et à peine vêtus, ne pouvaient pas résister à la rudesse de l’hiver polonais.

Un soir, après le travail, ce qui devait arriver arriva. Ma tête cognait de fièvre et je me traînai jusqu’à l’infirmerie. Une quantité de malheureux, regroupés par nationalités, attendaient déjà devant le bloc 25. Je me mis dans la queue, prévue pour les patients qui devaient passer en dernier : les Tsiganes, les Russes et les Juifs. Même quand il restait encore un peu de temps pour nous examiner, nous étions toujours les plus mal traités. Je m’aperçus que je me livrais ici à la merci de gens que la vie ou la mort laissaient complètement indifférents, et je tentai de m’en échapper. Mais ce n’était plus possible.

Après des heures d’attente, perdus au milieu des pensées les plus sombres, nous fûmes autorisés à entrer. Nous nous déshabillâmes, nous replaçâmes par nationalités et nous présentâmes devant le médecin SS. Son travail consistait à noter : « Retourne au camp », « admis » ou « Birkenau ». Apparemment il restait une place ce jour-là, et je fus transféré au bloc 19. J’avais noté trois choses avant de m’évanouir : il y avait des draps ; j’avais paraît-il la grippe ; et le thermomètre était monté à 40 °C.

Lorsque je repris connaissance, nous avions changé d’année dans le calendrier, nous étions en 1944. Un défi pour poursuivre le combat.

*

 

Au moment de sortir – la fièvre avait diminué –, j’eus l’occasion de jeter un coup d’œil sur le bloc de chirurgie. Je n’aurais jamais cru qu’il était aussi simple de traiter ces inévitables maladies du camp qu’étaient les abcès et les phlegmons. On fixait le bras ou la jambe atteint dans une gouttière, puis on ouvrait le foyer d’infection, les patients hurlant de douleur.

De retour à l’école des maçons, je remarquai les terribles changements intervenus depuis : la plupart de mes compagnons avaient disparu et de nouveaux visages leur faisaient place. Je n’y restai que quelques jours, car on m’assigna bientôt à un nouveau travail. Une fois de plus, j’eus ce sentiment d’être encore le nouveau, le détenu qui n’a pas la sympathie des autres, parce qu’ils n’ont pas encore décidé s’il la mérite ou pas.

Certains professeurs, me trouvant très pâle, me conseillèrent – c’était de toute façon mon intention – de voir auprès de mes amis adultes s’ils ne pourraient pas m’aider. J’avais plus que jamais besoin de nourriture supplémentaire pour accélérer ma convalescence et éviter de ressembler à ces fantômes décharnés que l’on surnommait les « Musulmans » et dont le corps était devenu trop faible pour porter leur l’esprit. Accompagné de mon ami Gert l’Effronté, je partis à la recherche de quelque chose. Tous les soirs, nous arpentions le camp pour essayer de retrouver des connaissances. Tels de pauvres mendiants, la seule chose que nous y gagnâmes fut une nouvelle expérience : nous trouvâmes des conseils, rien que des conseils, aussi vagues qu’inutiles.

Gert l’Effronté connaissait un Berlinois, mécanicien juif, avec qui, paraît-il, on pouvait faire affaire, car il avait des contacts bien placés auprès de civils. Nous pensions qu’il était « riche » et nous essayâmes de gagner son amitié. Nous l’attendions, parfois pendant des heures, devant son bloc, le 22a, et de temps en temps il nous gratifiait du maximum qu’il voulait bien consentir – un bol d’un demi-litre de soupe pour chacun.

S’il avait été honnête, il nous aurait dit : « Je suis désolé, les gars, mais je ne peux rien pour vous, je ne connais pas vos familles et vous ne pouvez pas me demander d’avoir de l’attachement pour vous. Il n’y a qu’un de vous deux qui soit Berlinois et je ne suis pas responsable de votre situation. Alors, pourquoi devrais-je être tenté de l’alléger ? Nous avons tous notre fardeau à porter. Mes rations supplémentaires, je me les gagne en faisant un trafic dangereux et c’est précisément avec mes bénéfices que je peux continuer à faire des affaires. »

Il n’était qu’un hypocrite, poli, et sans vergogne, qui préférait nous laisser attendre, jusqu’à ce que nous nous découragions de nous-mêmes. Peut-être était-il un vrai sioniste, comme il le prétendait, peut-être avait-il vraiment les convictions religieuses de son éducation, en tout cas il semblait bien savoir comment le monde fonctionnait, et tout cela se retournait contre nous.

Nos précieux conseillers de l’école des maçons nous avaient pourtant dit : « Allez voir vos compatriotes, les Juifs allemands », et c’est ce que nous avions fait. Nous n’avions trouvé qu’une vingtaine de pauvres hères, et le seul qui aurait pu nous aider s’avéra impuissant.

Faute de meilleur mentor, nous partîmes à la recherche du vieux détenu, le criminel allemand, que Keding m’avait présenté. Lorsque je l’eus enfin trouvé, il se réjouit que je sois venu le voir : « Cela ne sert à rien que tu ailles traîner et essayes de mendier, c’est idiot, m’expliqua-t-il. Il faut que tu joues des coudes et que tu saches t’imposer. N’oublie pas : plus ton adversaire est malin, plus il mérite d’être botté. »

Il s’excusa de ne jamais avoir été capable de faire des affaires, ne survivant que de rations supplémentaires et de paquets qu’il recevait de chez lui, et regretta de ne pas pouvoir m’aider de ce côté-là. Mais il s’étonna de mes vêtements : « Avec des haillons pareils sur les os, tu n’iras pas loin. Tu ressembles à un “Musulman” ! Tiens, prends, me dit-il en me tendant deux bonnes chemises chaudes, c’est ma famille qui me les as envoyées, au moins tu auras l’air plus présentable comme cela. »

Je l’en remerciai et lui demandai ce que je devais faire si, à la prochaine inspection, on me les confisquait. « Tu diras juste au doyen de bloc que c’est moi qui te les ai données. Il devrait savoir qui je suis », me répondit-il.

Plusieurs semaines plus tard, lorsque arriva ce que j’avais craint, je préférai me séparer des chemises plutôt que d’attirer l’attention du doyen de bloc : en tant que détenu politique, il aurait vu d’un très mauvais œil le fait que j’aie des relations avec des détenus criminels. De nouveau, je me raccrochais aux conseils de tous ceux qui m’avaient expliqué qu’il ne fallait jamais attirer l’attention. Ceci eut pour conséquence que je n’osai plus revoir mon bienfaiteur, qui m’avait non seulement donné des chemises – désormais perdues – mais un conseil, basé sur un principe essentiel : savoir s’imposer.

Je continuai à chercher de la nourriture, et allai me poster devant le bloc 1a, celui où le coiffeur du camp, jadis, m’avait dit que je pourrais en trouver. J’y fis la connaissance d’un Juif belge, un petit tailleur malingre, d’une trentaine d’années environ. « Passe nous voir un jour, me dit-il, tu nous parleras un peu de toi. » J’acceptai d’autant plus son invitation que je remarquai que lui et son ami, un Belge lui aussi, vivaient sur un châlit du haut, signe de « richesse ». Je ne manquai pas non plus de noter qu’ils avaient une armoire métallique, privilège absolument rarissime.

« Le coiffeur du camp n’est pas quelqu’un de bien pour toi, me dirent-ils – comme si je ne le savais pas déjà –, tu ferais mieux de ne plus avoir de contacts avec lui. Viens plutôt chez nous, nous avons de bonnes relations avec des civils et nous pouvons facilement avoir accès aux vêtements, qui sont des articles qui s’échangent très bien. Tu nous es sympathique et nous aimerions bien devenir amis avec toi. »

Après un tel accueil, j’allais leur rendre visite presque quotidiennement et il arrivait très souvent qu’ils m’invitent à dîner, un luxe que peu de détenus pouvaient se targuer de connaître. Ils m’apprenaient le français, ainsi que quelques chansons d’amour de la légion étrangère. Ces simples tailleurs belges n’avaient pas grand-chose en commun avec ces gros durs du Sahara, mas on aurait dit que l’âpreté de leurs vies respectives les avait, d’une certaine manière, scellés dans une même fraternité. J’étais sous le charme chaque fois qu’ils interprétaient, emplis d’émotion, ces complaintes d’amour chantées au milieu du désert par un légionnaire pour une douce fille au loin.

Je contribuais à ces rencontres sympathiques en leur racontant, de mon côté, mes histoires du temps de l’école, des blagues, ou les derniers faits de gloire de notre doyen de bloc, que nous avions surnommé le « hanneton noctambule ». Nous devînmes bons amis, et j’avais l’impression d’avoir trouvé une deuxième maison.

Un soir, ils reçurent la visite d’un ami, dont le manque d’humour m’inspira d’emblée de l’antipathie : c’était un kapo juif de Birkenau, qui devait y être retransféré, et il me fit une proposition : si j’acceptais d’être « sa petite amie », il m’emmènerait avec lui et me prendrait sous son aile.

Mes amis trouvaient cela génial. « Tu as de la chance qu’il s’intéresse à toi ! Il est riche, influent ; si tu deviens son protégé, rien ne pourra plus t’arriver, et quand tu seras en position de force, tu pourras facilement aider ta mère. »

Impressionné par toutes ces promesses, je me mis à bavarder avec lui. Il m’emmena avec lui dans l’un des châlits sombres et, au lieu de répondre à mes questions, il se mit à me tripoter le pantalon. Il fallait que je réagisse très vite. Je sautai en l’air et quittai le bloc précipitamment.

Après cet incident, je ne retournai jamais plus voir mes amis. Lorsque nous nous croisions à l’extérieur, nous détournions nos regards, eux parce qu’ils avaient honte de leurs vilaines intrigues et moi parce que j’avais failli tomber dans le panneau.

« Mais je le savais depuis longtemps ! me dit Gert lorsque je lui contai ma mésaventure, tu n’es pas le seul à découvrir que ce genre d’“amis” sont tous les mêmes, dès qu’on les approche d’un peu plus près. On ne peut faire confiance qu’à soi-même. » Plus tard, j’appris que mon « fiancé éconduit », retourné depuis longtemps à Birkenau, s’était enfui. Je lui souhaitai bonne chance !

Je fus assigné à un nouveau travail, au dépôt des matériaux. C’était l’un des kommandos numériquement les plus importants – il comptait mille hommes –, et le travail y était des plus monotones. Il était composé en grande majorité de nouveaux venus, d’ouvriers non qualifiés, en bref, d’esclaves tout au bas de l’échelle sociale du camp. Le travail était dur. Il fallait charger des wagons de briques, de ciment et de graviers en un temps précis, qui n’était réalisable qu’au prix d’une cadence infernale et d’heures supplémentaires. Quand il n’y avait rien à charger, nous devions faire des pyramides avec ces matériaux, et pire parfois, déplacer un tas d’un point à un autre. Nous passions ainsi la journée à transporter du matériel, pierre par pierre, traverse par traverse, et nous étions complètement abattus à la pensée que nous ne survivions que pour finir en brouette humaine ou en galérien des Temps modernes.

Au cours de premiers jours – les contremaîtres ne connaissaient pas encore mon visage –, je réussis parfois à m’esquiver. Aiguillonné par une curiosité enfantine, j’allais inspecter le site : la zone industrielle du camp d’Auschwitz, une véritable ville, où se côtoyaient toutes sortes d’ateliers, comme la boulangerie, la DAW5* (Deusche Ausrüstungswerke) et la Union Munitionswerke*. Les esclaves y suaient nuit et jour pour remplir les quotas fixés et, toutes les huit heures, leur production quittait l’atelier par une voie ferrée qui rejoignait la gare, d’où elle partait alimenter la machine de guerre allemande.

De cette même gare, par cette même voie, arrivait un autre type de matériel, silencieusement déchargé, classé, puis empilé : c’était le continu des valises – désormais orphelines – des nouveaux venus à Birkenau.

Après quelques semaines d’un travail la plupart du temps absurde, où toute la journée on nous hurlait : « Plus vite ! », je sentis que j’avais atteint la limite de mes efforts possibles. Mes mains étaient pleines d’ampoules, j’avais les pieds en sang et décidai d’aller voir le responsable du recrutement, un détenu chargé de nous répartir (plus ou moins définitivement) dans une soixantaine de kommandos différents.

Parfaitement conscient qu’un prétendu « bon kommando » ne s’obtenait qu’avec du piston, je gardais tout de même espoir de pouvoir être transféré ailleurs, où le travail serait moins dur.

« Vous êtes nombreux, tu sais, à vouloir un travail moins dur, répondit-il à ma requête. Ce n’est pas ma faute si tu es jeune. J’aurais pu t’envoyer à l’école des maçons, mais tu y es depuis huit mois, c’est trop tard. Je ne peux rien pour toi. »

La froide indifférence avec laquelle il repoussa ma requête, alors qu’il aurait facilement pu faire quelque chose pour moi, me déprima profondément. Désespéré, j’allai voir mon doyen de bloc pour lui demander conseil et lui expliquai que je trouvais injuste qu’un jeune, qui sortait à peine de l’hôpital, soit traité avec la même dureté qu’un nouveau venu. Notre « père » au bloc 7a n’avait aucun moyen de peser sur les décisions de recrutement et par ailleurs je savais qu’il détestait le favoritisme. Cependant, j’eus raison de croire en son sens profond de la justice et en sa détermination, car – je ne sais pas comment il s’arrangea – je fus rapidement transféré vers un chantier de construction.

L’organisation au bloc 7a était restée globalement la même qu’à l’époque où j’étais entré à l’école des maçons : les mêmes cavalcades d’adolescents dans l’escalier pour aller piquer de l’eau aux robinets qui fuyaient dans les toilettes ; les mêmes contrôles pour vérifier si les oreilles et les pieds avaient été lavés ; la même pichenette du chef de chambrée quand on lui présentait le seul pied lavé.

Mais les visages n’étaient plus les mêmes. Mes camarades n’étaient plus là. Plusieurs sélections étaient passées par là, et les regards désespérés de ceux qui avaient été embarqués dans des camions vers Birkenau, après qu’on avait verrouillé les portes du bloc et procédé à la sélection, continuaient à nous hanter.

Petit Kurt avait été emmené. Gert le Blond était à l’hôpital. Gert l’Effronté, mon meilleur ami – celui qui s’était toujours efforcé de m’aider –, avait été transféré au bloc des travailleurs agricoles. J’étais désormais le seul Juif allemand, le dernier du Petit-Berlin.

Ma solitude était grande, car je n’avais plus personne avec qui partager mes soucis et mes peines. Lorsque le désespoir m’envahissait, je relisais les lettres de Maman et ses mots me redonnaient courage. Le printemps renaissait, mais, pour la première fois de ma vie, je n’arrivai pas à m’en réjouir.

Quand je n’allais pas bien, je trouvai du réconfort en philosophant sur les causes de notre malheur, et mon grand interlocuteur, dans toutes ces longues considérations sur des choses que nous n’avions jamais étudiées à l’école, était mon fidèle Schorsch. Il avait un an de plus que moi, était cultivé, et le seul à respecter mon appétit de connaissances et mon désir de comprendre.

Schorsch avait les yeux bleus, un nez et une bouche qui le faisaient ressembler à un poisson, et il raisonnait déjà comme un intellectuel. Il avait été adopté par une famille autrichienne et voulait devenir ingénieur. Mais l’arrivée d’Hitler, son compatriote, avait montré ses parents du doigt : ils étaient tsiganes.

Mon ami me livrait ses réflexions : « Nous, les Tsiganes, nous sommes plus proches des Aryens par nos origines que tous ces bâtards qui se proclament des surhommes. Peut-être est-ce bien pour cela qu’ils veulent nous éliminer. Les Juifs – dont personne ne va contester qu’ils sont des étrangers – avaient été prévenus de partir, et ce qui leur arrive était prévisible. Mais nous ! Il n’y avait aucune raison pour que les nazis s’en prennent à nous. Notre malheur est complètement inattendu.

« C’est vrai, admettait-il, qu’il y avait tous ces vagabonds, dans leurs caravanes, ces bons à rien, que nous-mêmes, Tsiganes sédentarisés d’Autriche et d’Allemagne, nous méprisions. Parce que surtout, ajoutait-il, n’imagine pas que nous nous baladions en haillons, remplis de poux. Il y a des Tsiganes qui sont professeurs, médecins, musiciens – certains sont célèbres dans le monde entier. J’en ai connu. Il paraît même qu’il y avait une dramaturgie tsigane en Russie.

« L’autre grande erreur, très répandue, est de nous coller l’étiquette de “lâches”. Une fois que nous avons quitté l’esprit clanique et la mentalité de caravane, nous savons renoncer à nos peurs et à nos superstitions. Ce Tsigane devenu général dans l’Armée rouge n’en est-il pas la meilleure preuve ? D’ailleurs, poursuivait-il, nous formons un peuple comme vous, les Juifs, qui a ses gens bien et ses pauvres types. Je te l’accorde, nous n’avons pas de Bible pour venir prouver l’ancienneté de notre histoire, mais nos origines sont sans doute plus anciennes que les vôtres. Simplement, vous, vous avez toujours eu plus de chance. Vous avez toujours eu votre Palestine ! Même si nous, Tsiganes, avions su à l’avance ce qui allait nous arriver, nous n’avions nulle part où aller. Sans compter que les Juifs ont derrière eux de l’argent et des gens influents, alors que nous, nous ne récoltons que du mépris. »

Schorsch, à son arrivée au camp, comme les autres Tsiganes, avait d’abord été mis dans un camp spécial, à Birkenau. Ils avaient eu le droit de garder leurs vêtements civils, recevaient une nourriture correcte, n’allaient pas travailler et vivaient dans des conditions acceptables. Ils étaient confiants : « Dès que la Wehrmacht aura nettoyé la zone des partisans, leur disait-on, vous serez transférés en Ukraine. »

Puis un jour, ordre tomba de tous les liquider, hommes, femmes, enfants. Ce jour où ils furent tous lamentablement traînés vers les chambres à gaz, un officier nazi, qui cherchait des candidats pour l’école de maçons, passait par là, c’est ainsi que Schorsch fut épargné.

Schorsch avait été le premier à me raconter ce qui se passait dans le bois de la mort de Birkenau. C’est alors que j’avais compris que nous partagions un sort identique, et je m’étais beaucoup intéressé à eux.

J’avais déjà vu quelques familles et groupes de Tsiganes, placés temporairement dans le bloc 8. Nous étions séparés d’eux par une clôture de barbelés et par des fenêtres peintes, mais nous les avions vus arriver ; un mélange de jolies filles en costumes régionaux aux couleurs chatoyantes, de femmes en haillons, d’hommes portant des bottes et des chemises de paysans, bref tout un peuple bigarré qu’on n’oubliait pas de sitôt. Leurs vêtements parlaient d’eux-mêmes : il n’y avait qu’à les regarder et l’on devinait leur provenance, leur misère et depuis quand ils étaient au camp. Seules se taisaient leurs pensées.

La plupart des Tsiganes vivaient au bloc 7a, le nôtre précisément, mais je n’ai jamais su pourquoi ils étaient traditionnellement placés ici. Les plus hermétiques étaient ceux qui venaient des régions montagneuses de Tchécoslovaquie et de Pologne ; c’étaient des gens primitifs et superstitieux, que l’ignorance maintenait dans la peur. Ils communiquaient entre eux par un mystérieux langage de signes et parlaient un dialecte tsigane particulier, que même leurs comparses – qui vivaient de façon plus moderne – ne comprenaient pas.

Lorsque notre bloc était en surnombre, nous dormions à deux sur les mêmes planches. Je partageai ainsi ma paillasse pendant plusieurs nuits avec un Tsigane, un garçon couard et timide. Il n’y avait qu’un point sur lequel il se montrait d’une insistance presque acharnée : une paire de petits ciseaux, qu’il voulait absolument me vendre. Une telle chose était un trésor précieux au camp et je me demandais comment il avait bien pu se les procurer. Je lui répondis que, avec la meilleure volonté du monde, je n’en aurais aucun usage, mais il insista et voulut me convaincre que c’était l’instrument idéal pour couper le pain.

« Je n’échange pas mes rations, lui dis-je en m’excusant en quelque sorte, et encore moins contre des gadgets. »

– Je comprends bien, répliqua-t-il dans un dernier effort commerçant, moi aussi j’ai faim, mais s’il te plaît, achète-les-moi ! Fais cela par amitié. » Je n’en fis rien. Pourtant je ressentais de l’amitié pour lui, et je l’avais réalisé lorsque, le soir, tête-bêche sur la paillasse, nous nous retrouvions à mâchonner la seule couverture que nous avions en partage.

Le lendemain en me réveillant, je vis que ma paillasse était mouillée, souillée par l’urine dégoûtante de quelqu’un qui avait encore bu trop d’eau au robinet. Nous nous accusâmes violemment les uns les autres, et tombâmes assez vite d’accord pour dire qu’il fallait punir un tel délit. Le coupable ne pouvait être que le Tsigane, le nouveau, ce « descendant de voleurs, sales et sans aucun savoir-vivre ».

Le jour suivant, je découvris l’identité du vrai pisseur. C’était le Polonais de la paillasse du dessus, qui lui aussi était nouveau. Force fut alors pour moi de constater qu’involontairement j’étais tombé dans le piège des préjugés que précisément je combattais.

*

 

C’était l’été. Nous étions sur le chantier d’agrandissement de douze ateliers supplémentaires pour l’Unionswerke. Il fallait d’abord aplanir le sol, ensuite creuser les fondations, et enfin déblayer le terrain.

Dans les livres d’histoire, on voyait les esclaves comme des gaillards grands et forts, la poitrine nue et brillante de sueur. Nous, c’était différent, nous n’avions pas ce privilège. Nous travaillions en plein soleil, affaiblis et sous-alimentés, et nous étions obligés de garder nos vestes. Les retirer aurait équivalu à une tentative de fuite.

Comme nous transportions du matériel venant de toutes parts jusqu’au chantier, nous pouvions aller satisfaire notre curiosité en faisant quelques détours. C’est ainsi qu’un jour, alors que nous arrachions des baraquements le long de la voie de chemin de fer, nous eûmes l’occasion de voir les wagons bondés de Juifs allemands, hollandais, belges et français, emplis des mêmes espoirs que nous jadis. Ils se pressaient contre les ouvertures d’aération des wagons à bestiaux, nous faisant des signes, et nous restions là, totalement impuissants…

La plupart du temps, les convois partaient directement à la mort, acheminés comme du bétail à l’abattoir. Une fumée noire et épaisse montait lentement des crématoires de Birkenau vers l’ouest, annonçant que le voyage était fini.

La baraque de la désinfection des civils se trouvait juste à côté de notre chantier et le garde nous demandait souvent de faire pour lui toutes sortes de menus services bizarres.

Un jour, il m’appela pour nettoyer sa guérite de sentinelle. J’étais penché, en train de balayer par terre, quand brusquement il me donna un sandwich en disant : « Tiens, prends, mais fais attention à ne pas te faire repérer à la fenêtre. »

Il était surpris que je lui dise « Danke schön*6 » dans un allemand parfait, et m’ordonna de balayer jusqu’à ce qu’il me dise de m’arrêter. Puis il se mit à parler.

« Oui, je suis un SS, mais je reste un être humain. Oui, parfois, nous cognons, cela fait partie de notre travail. Mais ne crois pas que ce qui se passe là-bas devant, fit-il en pointant l’ouest, est notre faute. Nous y assistons, tout aussi impuissants que vous. Bien sûr, officiellement, nous ne savons rien, mais qui peut ignorer ce qui se passe à Birkenau ? Nous le savons encore mieux que vous, détenus ; d’ailleurs beaucoup parmi nous deviennent fous. Nous ne savions pas que le métier de soldat nous mènerait là, et maintenant c’est trop tard ; nous n’avons plus d’autre issue. »

On aurait dit qu’il voulait que je le plaigne. Je continuai à balayer par terre, silencieux, comme si de rien n’était. Puis il me renvoya et se remit à hurler – puisque c’était ce qu’on attendait de lui.

Gert l’Effronté travaillait dans l’équipe de nuit qui faisait les travaux de réparation à la boulangerie ; un bon boulot, qui lui permettait de se procurer du pain, qu’il jetait par-dessus la clôture de la boulangerie à un complice qui attendait de l’autre côté et le faisait passer à l’intérieur du camp. Mais Gert n’était pas satisfait et il se plaignait d’être toujours fatigué et nerveux.

« C’est vrai, me disait-il, les conditions de travail sont plutôt bonnes, pourtant je ne vais pas résister longtemps. Toutes ces nuits, sur l’échafaudage, avec vue sur Birkenau et le brasier, cela m’obsède. Cet horizon de flammes en pleine obscurité ! Vous, pendant ce temps-là, vous dormez bien au chaud et vous ne voyez que les pains, mais crois-moi, rien, absolument rien ne peut compenser une telle vision. »

Nous nous cassions la tête pour trouver un moyen de faire quelque chose, mais quoi ? Se venger et tuer un garde ? Nous aurions pu le faire sans problèmes, mais les représailles auraient été terribles. Organiser une révolte et prendre d’assaut la garnison du camp ? C’était nous livrer directement aux renforts SS qui seraient immédiatement arrivés. S’il y avait une mutinerie sur place, les nazis n’auraient pas hésité à envoyer les chars contre les leurs !

Nous avions entendu parler de la révolte au ghetto de Varsovie – où les conditions étaient pourtant plus favorables au combat qu’ici – et cela nous rendait pessimistes, ce qui, vu les circonstances, n’était pas surprenant. Des camarades au camp m’avaient donné quelques rudiments de stratégie sur le déroulement de la guerre (que j’avais jusqu’ici plus imaginée comme une partie de foot que comme une science) et j’en étais resté complètement déprimé.

Jacob était un grand et massif boxeur juif, un cas isolé et étonnant, et il faisait l’objet de sentiments contradictoires au camp. Il avait grandi en Pologne et, à ce qu’on disait, fait le tour du monde, comme entraîneur de boxe, accumulant gloire et renommée. Ce qu’il faisait par contre au camp était tout sauf glorieux : il travaillait au bunker. Nous aimions bien voir sa gigantesque silhouette, qui en imposait même aux SS. Il restait enfermé et n’avait pas le droit de sortir, sauf pour aller chercher sa ration. Deux fois par jour, il faisait l’aller-retour entre le bloc 11 et les cuisines, accompagné de deux gardes armés. Parfois, c’était lui qui nous donnait le fouet. Les uns estimaient qu’il devait refuser. Les autres, et parmi eux de nombreux jeunes, qui avaient eu à éprouver à la fois le fouet et le bunker, disaient qu’il était doux. Tant qu’à être battus, ils préféraient que ce soit plutôt par un codétenu que par un SS.

Les autres codétenus dont les qualifications pouvaient se retourner contre nous étaient les chirurgiens qui pratiquaient les castrations. Ils officiaient à Birkenau, l’enfer qui convenait à leurs activités, et nous ne les connaissions qu’à travers leurs victimes, des camarades juifs de notre bloc. Parmi tous ces amis et ennemis, il ne fallait jamais oublier que l’ennemi se trouvait parmi certains kapos et doyens de bloc qui étaient parfois plus directement responsables de notre situation que les gardiens SS eux-mêmes. Nous aspirions à nous venger. Nous avions de notre côté beaucoup de gens importants, et nous harcelions nos adversaires jusqu’à ce qu’ils soient éliminés. Dans notre camp, nous pratiquions la méthode du chantage, mais dans d’autres camps – plus durs que le nôtre – cela pouvait aller jusqu’au meurtre.

Nombre de détenus furent envoyés par convois entiers sur le front est pour creuser des tranchées. D’autres, essentiellement des femmes et des Polonais, une paire de galoches neuves aux pieds et une tenue rayée propre sur le dos, furent envoyés dans les usines, en Allemagne. Je ne reçus plus de lettres de Maman. Il paraît qu’elle avait fait partie d’un transport, elle aussi.

Les convois continuaient d’arriver avec des flots de déportés. Birkenau était en surnombre et il fallait leur faire de la place… Il y eut de nouvelles sélections. Le soir, à l’appel, je constatai avec consternation que le nombre de Juifs s’était réduit comme une peau de chagrin ; nous n’étions plus que quinze, soit deux pour cent de notre bloc.

Gert le Blond était mort d’une pneumonie et Gert l’Effronté remua ciel et terre pour pénétrer au Revier et lui rendre un dernier hommage. Il me demanda si je voulais l’accompagner. J’étais habitué à la mort. J’avais vu mon cher Grand-Père, cireux, usé par l’âge, sur son lit de mort, lorsque toute la famille était venue s’incliner auprès de lui ; j’avais travaillé au cimetière ; j’avais vu des corps pendre sans vie à la clôture électrique. Mais là, ce n’était pas pareil ! Gert n’avait pas le droit de mourir. Il était jeune, innocent, en bonne santé, débordant de vie et, surtout, il était notre camarade, celui qui avait lutté avec nous pour survivre, espéré avec nous des jours meilleurs. Non ! Je ne voulais pas voir la mort accomplir son travail, je ne supporterais pas de voir Gert, au visage si jeune, avec ses cheveux blonds, son nez large, ses lèvres pleines, ses taches de son, là, mort, étendu sur un brancard. Non, il m’était impossible d’y aller.

Je fis part de ma décision à Gert l’Effronté, qui me confia que l’essentiel était que quelqu’un y aille, et qu’au fond cela n’avait pas beaucoup d’importance que nous soyons deux ou qu’il soit seul.

Gert le Blond nous avait quittés, bientôt il serait oublié. Je songeai combien le destin de la jeunesse allemande était semblable au nôtre. Les fils de notre ennemi mouraient eux aussi contre leur gré. Il y a quelques années, Gert partageait les mêmes bancs d’école qu’eux ; un professeur d’histoire leur avait conté les gloires d’antan et énuméré les conquêtes et intérêts de tous les personnages qui justifiaient son existence. Aujourd’hui la jeunesse en payait les dividendes ! Gert le Blond avait été déporté dans un camp de concentration, pendant que ses camarades partaient à la conquête de l’Europe. Et voici que le destin les réunissait. L’un – dont les hardes rayées étaient déjà sur le dos d’un autre – allait atterrir nu sur un bûcher de Birkenau, tandis que les autres, en uniforme feldgrau, pieds nus – on leur avait volé leurs bottes depuis longtemps –, étaient en train de se décomposer dans les steppes russes.

Ces nouvelles amères me déstabilisèrent beaucoup et modifièrent mon attitude. Jusqu’à présent, j’avais supporté sans broncher la vie du camp, en attendant que cela change. Aujourd’hui toutes ces pensées s’entrechoquaient dans ma tête et l’espoir m’abandonnait. Je doutais de pouvoir résister encore longtemps à une telle tyrannie. Cette misère était sans fin et le tribut que nous payions était trop lourd. J’étais de plus en plus émacié. La libération n’était plus qu’un rêve lointain, survivre, une prouesse que même les plus forts n’étaient pas certains de réussir. Par désespoir, je commençai à m’intéresser de près aux quelques rares tentatives d’évasion qui avaient été osées par des prisonniers et, dans la perspective de cette éventualité, je me mis à améliorer mes connaissances de polonais et à graver chaque détail de mon environnement dans ma mémoire.

La fuite la plus rocambolesque du camp d’Auschwitz avait eu lieu non loin de mon ancien chantier, là où nous construisions le camp de femmes. Il s’agissait d’un camarade qui, avec de l’or et d’autres objets de valeur – dérobés soit sur le butin des nazis, soit immédiatement aux nouveaux arrivants –, avait tenté sa chance. Au lieu d’échanger l’or directement contre de la nourriture, il l’avait stocké en attendant d’en avoir une quantité suffisante pour monnayer sa fuite auprès d’un civil qui travaillait avec nous. Là, il s’était emparé de la moto d’un garde SS, avait roulé jusqu’à un bâtiment encore en travaux, où il s’était caché dans un renfoncement escarpé sous un escalier et s’était fait emmuré par un maçon courageux. Pendant cinq jours et cinq nuits, les gardes et leurs chiens avaient passé la région au peigne fin, mais il avait le temps et il était bien à l’abri ; il avait emporté des provisions et un petit trou laissant passer l’air lui permettait de respirer. Il resta ainsi pendant une semaine. Puis il abattit la cloison, remonta sur la moto et fonça en pleine nuit sur la route de la liberté.

Cet incident renforça sévèrement les contrôles et les fouilles auprès des civils qui travaillaient avec nous. Certains furent jetés en prison, d’autres condamnés à mort.

La plupart des autres tentatives d’évasion échouèrent et furent la preuve de toute l’efficacité de nos bourreaux. Certains évadés parvinrent jusqu’aux lignes de front alliées, mais furent récupérés à quelques mètres du but. Ramenés au camp – plus morts que vifs –, ils furent obligés de monter sur une estrade pour être bien vus de tous les kommandos qui rentraient du travail, et, les bras en l’air, de porter des pancartes sur lesquelles était écrit : « Hourra ! Nous sommes de retour ! » « La conspiration était rusée, mais nous avons échoué ! » « On ne sort jamais de ce camp ! » Traînés jusqu’à la potence, qui jusqu’au lendemain soir trôna sur la place devant les cuisines, ils furent pendus.

En dépit et contre tout, ma décision était prise : si l’occasion de s’enfuir se présentait, je la saisirais. Pour diminuer le danger qu’elle soit découverte ou révélée, ma tentative devait rester un acte solitaire, et il ne fallait pas que j’engage quiconque de l’extérieur pour m’aider, ou que je mette qui que ce soit dans le secret.

Mon action ne manquerait pas de faire de l’effet : je serais le plus jeune détenu qui se serait échappé d’un camp de concentration, et en cas d’échec, j’aurais en tout cas fait preuve de courage.

Quotidiennement, j’observais avec la plus extrême attention le train de marchandises qui sortait du camp. Les wagons étaient poussés par des détenus devant le poste de contrôle et attendaient d’être raccrochés à la locomotive ; ceux qui étaient remplis de caisses ou de gravier étaient à ciel ouvert. Une fois hors du camp, la bâche pouvait offrir un bon moyen de se cacher. Si le lieu de destination était éloigné, je pourrais ainsi parvenir à aller jusqu’au cœur de l’Europe, sinon je tenterais ma chance en Haute-Silésie et de là j’essayerais d’arriver à Beuthen. La question de se procurer des vêtements civils n’était pas un problème : j’avais déjà une chemise sans marque reconnaissable, une fois dehors je jetterais ma veste, couperais les jambes de mon pantalon et en recouvrirais les rayures blanches de boue. Tel un gibier sauvage, je traverserais la campagne et serais deux êtres à la fois : un pauvre garçon inoffensif et un impitoyable fugitif, parfaitement conscient des conséquences de sa capture.

Pendant des jours et des jours, j’étudiai les habitudes du garde responsable du poste de contrôle. Avec son sens du devoir typiquement germanique, il arrivait très exactement cinq minutes avant le départ prévu du train ; il vérifiait le toit des wagons et les châssis ; ici et là, il soulevait un peu la bâche, mais ne prenait jamais la peine de la dénouer ; ensuite, il rentrait dans sa guérite – celle où j’avais un jour reçu une tranche de pain et où je m’étais tapé un discours sur l’impuissance de nos gardiens –, puis il parlait avec l’un de ses collègues ; lorsqu’il entendait le sifflement de la locomotive – elle n’était presque jamais à l’heure –, il ressortait, jetait un dernier coup d’œil rapide sur les wagons et donnait le signal du départ au conducteur du train, qui était polonais. Apparemment, il n’avait jamais la curiosité d’aller vérifier si entre-temps quelqu’un ne s’était pas faufilé à l’intérieur. Il savait que les détenus travaillaient ailleurs et n’avaient donc aucune raison de traîner près des quais de triage, encore moins sans surveillance. C’était là qu’était ma chance.

Sans être vu, je longeai la rangée des wagons ; c’était maintenant ou jamais. Un panneau de destination indiquait : « Berlin » et le pavillon du départ flottait. Le train s’ébranla et quitta la gare, wagon par wagon. Ils roulaient, passaient maintenant devant la chaîne de sentinelles. Je n’avais pas bougé. J’étais resté sur place.

J’étais resté, car, au dernier moment, j’avais réalisé que fuir n’était pas seulement une question de courage, mais une décision à prendre. Mon plan n’avait aucune chance de marcher. Il y aurait des représailles et, si Maman était encore en vie, ils s’en prendraient à elle.

Ce soir-là, je rentrai au camp, mes rêves envolés, et je faisais partie de ceux qui, nombreux, avaient abandonné tout espoir. Pourtant, je n’arrivais pas à croire que la vie pût être finie, quand on avait si désespérément envie qu’elle continue.

Pour la première fois, les airs connus qui saluaient le retour des kommandos de travail – dont le Colonel Bogey – me laissèrent indifférent. Ils résonnaient tel un rire sardonique contre notre impuissance.

Arbeit macht frei disait l’enseigne du camp, quelle irone ! Phrase honnie, qui était bien pire que juste ridicule. D’une sordidité absolue, sa véritable signification se trouvait dans une rime cynique qui résumait l’amère vérité que nous cherchions désespérément à oublier : Arbeit macht frei/Durch Krematorium drei*7.

1- « Le travail rend libre. » (traduction française). Cette devise était inscrite à l’entrée du camp d’Auschwitz.

 

2- Rivière passant non loin du camp d’Auschwitz.

 

3- Nom donné par les détenus aux sélections pratiquées à l’intérieur du camp.

 

4- NDLT : La décision de châtiment par la bastonade était soumise, motifs à l’appui, par le commandant du camp à la direction des camps d’Oranienburg, accompagné selon le règlement, d’un certificat délivré par le médecin SS attestant de l’aptitude du détenu à supporter le châtiment. La sentence (en principe n’était exécutée qu’au terme de cette autorisation administrative.

Voir Struthof, le KL Natzweiler et ses kommandos : une nébuleuse concentrationnaire des deux côtés du Rhin, Robert Steegmann, La Nuée bleue, 20005.

 

5- NDLT : sigle pour Deutsche Ausrüstungswerke, usines d’armement placées sous la direction SS, qui exploitèrent, souvent jusqu’à la mort, des dizianes de milliers de prisonniers des camps de concentration.

 

6- Traduction française : « merci bien »

 

7- Le travail rend libre (… À travers le crématoire n° 3).