Chapitre 5

Ça continue

Un jour, à l’automne 1944, une moto inattendue arriva sur notre chantier. Le chauffeur, un SS complètement excité, descendit, appela son collègue, le surveillant, avec lequel il échangea brièvement quelques mots : « Alerte » ; « Tout le monde au camp » ; « On reste en contact ».

Lorsque nous arrivâmes – en quatrième vitesse – au portail du camp, nous vîmes que les gardiens, portant déjà leur casque, étaient postés devant les abris aériens. Le couvre-feu total était déclaré. Nos camarades chuchotèrent : « Tous les kommandos sont rentrés. Vous n’avez pas entendu ce qui s’est passé ? Birkenau brûle ! »

Nerveux, à l’affût des nouvelles, nous faisions les cent pas dans le baraquement. Au cours de l’après-midi, une chose jamais vue jusqu’alors se passa : on nous distribua nos rations de la semaine à l’avance – un pain et demi pour six jours. Nos craintes allèrent grandissant. Même les détenus influents – certains avaient jusqu’à onze ans de camp derrière eux – étaient inquiets. Tout le monde était tendu et irrité.

La nuit tomba, nous restions assis sur nos paillasses, anxieux – dressant l’oreille vers les bruits de l’autre côté des barbelés, qui pouvaient signifier un danger.

Le travail fut repris le lendemain vers midi. La menace était passée, mais nos inquiétudes avaient eu toutes les raisons d’être, car il s’avéra – lorsque la vérité sortit – qu’il s’agissait d’un complot plus téméraire que nous n’aurions jamais pu l’imaginer.

Un kommando formé de cent détenus russes et juifs, à Budy*1, avait attaqué les gardiens et s’était échappé. Au même moment, des détenus de Birkenau avaient mis le feu à l’un des crématoires, dans l’intention soit de détourner l’attention de la tentative d’évasion, soit de provoquer un effet de panique, et rendre ainsi possible d’autres évasions. Le groupe de Budy avait réussi à aller jusqu’à la forêt et espérait atteindre les contreforts des Carpates – situés à environ cinq heures de marche – pour rejoindre les partisans. Seuls y parvinrent quelques heureux. Le dernier obstacle difficile, la Vistule, était truffé de patrouilles fluviales surveillant tous les alentours, même chose pour la Sola, un affluent parallèle ; partout, à chaque croisement de routes, sur chaque pont, des postes de contrôle barraient le passage.

Encerclés par un cordon militaire, soutenu par des unités de police qui attendaient de les cueillir, les courageux rebelles, poursuivis par une pléthore de SS féroces avec leurs chiens, n’avaient eu d’autre choix que de se rendre et ce fut alors un massacre.

Le crématoire avait complètement brûlé, mais son travail fut remplacé par les deux autres. La révolte avait échoué.

On découvrit plus tard que les armes des « révoltés de Budy » provenaient des usines de l’Unionswerke, l’usine de munitions où travaillaient les détenus. Trois jeunes filles y avaient subtilisé un pistolet et suffisamment d’explosifs pour faire sauter tous les fours du crématoire.

Héroïnes inconnues, la pendaison fut leur destin. Leur exécution eut lieu dans le camp des femmes et fut un grand choc pour les détenues qui n’avaient jamais assisté à plus cruel spectacle. Simples maîtresses de maison pour la plupart d’entre elles, elles découvraient dans toute son horreur la brutalité, qui actionnait la roue de l’Histoire. Trois jeunes femmes pendaient à une potence de quatre mètres de haut – victimes muettes qui avaient sacrifié leur vie en combattant pour la libération du monde ; elles incarnaient le courage et la détermination pour leurs camarades, l’honneur pour les adolescents.

Le camp des hommes comptait beaucoup de détenus, directement victimes des représailles, et de nombreuses pendaisons publiques eurent lieu chaque mois. Toute personne qui avait tenté de fuir voyait la vengeance frapper ses proches parents, puis ses camarades de travail. Un de mes voisins, membre d’un kommando de maçons, en fut victime et j’en fus le témoin impuissant. Cent détenus se tenaient en position de garde-à-vous, sans savoir ce qui les attendait. Un homme sur cinq recevait l’ordre de s’avancer : sélectionné, il était pris comme otage.

Un jour, la pendaison de douze Polonais fut décidée, à titre d’intimidation. Elle fut un échec pour les nazis mais plus encore, la preuve d’un acte de résistance inattendu. À la fin de l’appel, nous eûmes l’ordre de passer devant la potence, mais nous avions faim, étions fatigués et n’avions aucune envie de nous soumettre à ce genre de caprices. La nuit tombait, lorsque les premières colonnes reçurent l’ordre de tourner à gauche pour se diriger vers la place, devant les cuisines, où avaient lieu ces pendaisons ; à notre surprise, ils n’obéirent pas. Rassemblés dans la cour et s’impatientant, ceux qui suivaient retournèrent se mettre à l’abri dans leurs blocs, entourés de murs. Tous firent de même, mettant fin au spectacle. Pour la première fois, nous nous étions imposés.

*

 

Je fus transféré dans un nouveau kommando de travail, chargé de construire un abri antiaérien prévu à l’usage personnel des officiers SS, qui vivaient dans la ville d’Auschwitz.

Quotidiennement, entourés de six gardiens, nous empruntions pour aller au chantier une route départementale sur une distance de plusieurs kilomètres, qui nous conduisait à l’extérieur du camp. C’était toujours très instructif de regarder les villages environnants, ainsi que l’agencement de certains campements SS (pour n’en citer qu’un seul, il y avait le « Bureau des Statistiques », par exemple) Mais le plus intéressant, pour des prisonniers enfermés, était la ville elle-même.

Notre premier bunker était destiné au commandant du camp agricole de Raijsko, un Obersturmbannführer*2. Avant d’entamer la construction de l’abri de béton, recouvert de briques, que ce potentat germanique n’allait que trop vite devoir utiliser, il fallut déblayer près de cent mètres cubes de terre pour en creuser les fondations. Le projet avait été classé « Priorité haute ». Nous avions été sélectionnés parmi les ouvriers travaillant vite, ce qui signifiait que la cadence à tenir était un véritable enfer. Le magnat venait souvent s’assurer de l’avancement des travaux pour sa sécurité. Non, ce n’était pas un conte de fées, pourtant, le Prince arrivait dans une calèche noire, tirée par deux chevaux blancs, en sortait en rajustant son uniforme gris pour bien remettre en place les épaulettes d’argent, tirait sur ses gants en peau blancs, puis, muni de son inévitable monocle – symbole de la perfection prussienne – commençait son inspection. Quelle chance que les consignes lui interdisent de nous adresser la parole ! Comme il considérait également indigne de s’adresser à un gardien, il faisait envoyer le lendemain une note « rappelant aux personnes concernées, que la construction du bunker revêtait un caractère d’urgence absolue ».

Des carreaux bleus avaient été livrés pour le revêtement intérieur des murs. Ceux-ci furent déchargés en un temps record, plus exactement lancés sur un toboggan – au bout duquel, quatre mètres plus loin, je les réceptionnais. Ces projectiles durs, aux arêtes coupantes nous atterrissaient dans les paumes de mains – nues – et nous devions les empiler. Il y en avait des milliers. Nous protéger les mains avec des bouts de papier s’avéra très vite inutile, car d’une part il était difficile d’en trouver, et d’autre part ils se déchiraient presque tout de suite. Nous n’avions pas non plus le temps d’éviter la chute de certains carreaux, qui se cassaient et retombaient lourdement sur nous. Nos corps étaient couverts de bosses, nos bras pleins de bleus, nos mains en sang, mais nous tentions de tenir la cadence, car une fois passées les journées de déchargement, le travail serait moins dur.

Pendant la pause de midi – qui pour le confort de nos gardiens avait été allongée et durait une heure –, nous sortions de l’abri, avalions notre litre de soupe et nous asseyions dans l’herbe en regardant autour de nous. Des civils polonais vivaient non loin de là, dans deux bungalows, mais n’osaient se montrer. Lorsque nos gardiens étaient en train de manger, nous nous approchions discrètement de la clôture du jardin et attendions qu’un des civils nous remarque. Cela finissait souvent par arriver et ils nous donnaient alors des fruits ou prenaient même des lettres que les détenus leur demandaient d’envoyer à l’extérieur à leurs familles.

Une jolie Polonaise d’environ douze ans, déjà bien développée, se prélassait dans l’herbe parsemée de pâquerettes, jouant avec un gros chien qui acceptait complaisamment de se faire tyranniser, et elle affolait nos jeunes esprits. Quelles étaient ses intentions ? Venait-elle de son propre chef ou bien ses parents l’envoyaient-ils ? Nous ne pouvions le savoir. Nous ne pouvions détourner nos regards d’elle et admirions toute l’insouciance et l’insolence de la blancheur de son jeune corps, qui se mouvait avec une liberté que nous lui enviions.

Ma présence sur terre ne la précédait que de deux ans. Une bande de gazon de quelques mètres à peine nous séparait, mais notre civilisation avait tracé une ligne à cet endroit – une ligne reliant deux pierres brunes, de trente centimètres de haut à peine, posées à une cinquantaine de mètres l’une de l’autre. Si nous tentions de la franchir, nous étions morts, tirés comme des lapins.

Le bunker était presque prêt – il n’y avait plus que deux couches de béton à rajouter – lorsque nous vécûmes notre première attaque aérienne en dehors du camp. Nous étions vingt et fûmes tous enfermés dans cette cave sombre, tout nouvellement construite, attendant, assis sur le sol encore humide, adossés contre l’échafaudage de bois.

Une radio braillait depuis l’une des maisons environnantes un rapport sur l’alerte aérienne : « Une formation de chasseurs bombardiers se dirige sur Blechhammer. » Véritable broyeuse d’hommes, Blechhammer était une région industrielle, qui puisait sa main-d’œuvre esclave dans les camps de concentration. Peu après – sans doute les bombes avaient-elles atteint leur cible –, le speaker hurlait : « Die amerikanischen Angreifer wurden siegreich zurückgeschlagen*3 » (« L’agresseur U.S a été victorieusement repoussé ») et pour mieux convaincre les auditeurs, que larguer des bombes à des milliers de kilomètres de sa base et repartir, comme le faisaient les avions américains, était une victoire pour l’Allemagne, un disque graillonnant, toujours prêt à tourner – surtout en ce genre d’occasions –, faisait jouer la marche de la victoire de la Wehrmacht.

Je fus chargé par mes camarades de chantier, essentiellement des Russes et des Polonais, d’aller demander si les gardes nous laisseraient au repos jusqu’à la fin de l’alarme. L’entrée laissait passer la lumière dans la cage d’escalier et je vis les contours d’une silhouette, couchée par terre entre les montants de la porte, bloquant l’accès.

« Entschuldigen Sie bitte, ich möchte etwas fragen* » , dis-je discrètement. La silhouette se leva d’un bond, attrapa son revolver, levant le cran de sécurité. Je reposai la question, plus poliment encore. « Oh, Sie sprechen Deutsch ?* », demanda le garde, surpris et visiblement soulagé. Puis il monta l’escalier quatre à quatre, regarda autour de lui, retourna à son poste et me dit que ses collègues n’étaient pas là. Nous pouvions parler.

« Nous avons eu sacrément peur que vous n’essayiez de fuir, me dit-il. Je ne fais pas confiance à ces Russes. On ne sait jamais ce qu’ils ont dans la tête lors de ces raids aériens, qui peuvent être tentants. Quatre hommes en fusil – bien trop vieux pour manier les armes – ne font pas le poids contre une horde de gaillards ! Si nous ne vous ramenons pas, tu imagines aisément ce que nos supérieurs feront de nous. N’oublie pas, nous aussi, nous avons une famille. »

Il ouvrit la poche de sa veste, en tira une photographie de sa femme et de ses trois enfants, qu’il me montra. « Ils sont impatients que je rentre. En fait, je suis nouveau ici, l’un de ceux qui n’imaginaient pas une seconde l’enfer que c’est ici, poursuivit-il. Ce n’est pas un travail agréable, surtout avec ces raids aériens. Notre sort est à peine meilleur que le vôtre. Pourquoi crois-tu que tous ces camps annexes doivent être érigés ? Ils ont presque fini d’exterminer les Juifs et les Tsiganes, maintenant ils vont chercher les Slaves, et quand ils les auront liquidés, ils s’en prendront aux faibles au sein de leur propre peuple – c’est-à-dire les vieux comme moi et ceux qui ne servent plus à rien. J’ai un ami, qui lit des tas de bouquins sur toutes ces histoires de race et qui m’a dit que c’est ce qu’ils projettent. »

À ce moment-là, le bruit de la sirène l’interrompit – un hurlement long et pénétrant – annonçant que l’alarme était levée. Sans plus d’explication, il se remit en position offensive et hurla : « Vite ! Dehors ! Au travail ! »

Peut-être disait-il vrai à propos des plans de sa direction. Il avait simplement omis d’ajouter qu’il n’était plus la peine d’aller chercher les Slaves : ils arrivaient tout seuls et allaient frapper aux portes de l’Allemagne… Non en vaincus, mais en vainqueurs !

Notre petit kommando entreprit les travaux d’un second, puis d’un troisième bunker. Les habitants de la ville n’osaient pas nous regarder en public et faisaient un détour pour éviter notre chantier.

Malgré tout, nous commencions à connaître la ville d’Auschwitz. Certes, notre regard n’était que celui de déportés, une vue purement de l’extérieur, sur la façade. L’intérieur des maisons nous restait un monde clos, mais nous finissions par bien connaître la physionomie des rues, ses pavés, ses bouches d’égouts qui brillaient dans les caniveaux, ses maisons – symbole d’une bourgeoisie aisée – construites en brique rouge et qui nous faisaient penser à des cœurs, enfin ses lampadaires, des globes de verre haut perchés, où brillaient les ampoules, qui tels des yeux semblaient pencher leur regard sur nous.

Le travail était dur et le chemin de retour épuisant. Mais contrairement aux autres détenus, tout présentait un intérêt pour nous : les différents postes de contrôle, les centres administratifs, les villas d’officiers, les domaines situés à distance, les camps SS, les lignes de chemin de fer, toutes ces choses qui repoussaient plus qu’elles n’attiraient, valaient que l’on s’y attarde. Nous notions chaque détail, chaque changement au cas où…

Tous les jours, nous remarquions d’ailleurs quelque chose de nouveau et cela nous emplissait de joie. Ce que nous faisions n’était pas tout à fait inutile, nous étions presque confiants et le peu d’informations que nous rapportions au camp étaient comme des munitions, pour alimenter le combat contre l’ignorance dans laquelle nous étions sciemment maintenus.

Vu l’âge et la témérité des gardes qui nous surveillaient, il aurait été assez facile de quitter le kommando et de nous enfuir. Pourtant personne n’essaya. Quel intérêt avions-nous à nous exposer à un tel danger, puisque notre cause gagnait ? Nous continuâmes donc à mélanger le ciment. Nous prenions d’assaut les immenses tas de gravier et de sable, leur donnions de sauvages coups de pelle avec autant d’acharnement que s’ils avaient été nos ennemis personnels, et en flanquions le contenu dans la bétonneuse. Nous ne réfléchissions pas que, ce faisant, nous contribuions inconsciemment à l’empire nazi ; nous ne ressentions que la puissance de notre jeunesse, la dynamique d’un progrès, qui ne pouvait pas nous tromper. À cela s’ajoutait que nous savions que les mottes de terre dégradaient la qualité du béton, et qu’il fallait veiller à ne pas en mettre. Nous faisions tout le contraire et en remplissions la bétonneuse. Au fond, c’était là exactement ce que nous cherchions : une possibilité de faire de la résistance.

En chemin vers notre travail, nous croisâmes un jour un groupe de jeunes filles de Birkenau. Vu leurs jambes solides, elles devaient être russes. Elles s’adressèrent à nous, confirmant ce que nous pensions. Nos cœurs s’enflammèrent et nous les saluâmes avec chaleur. Elles agitaient leurs fichus, nous nos calots, mais nos sentiments et notre désir étaient les mêmes ! Que nous ayons vu le jour au bord de l’Atlantique ou dans le fin fond des steppes de Mongolie, notre ardente et invincible jeunesse ne faisait qu’une. Nous nous envoyâmes des messages : « da Sdrawstwe! » – « Lang leben! » – (« Krasanja armija » et « na stalina » étaient à peu près tout ce que je comprenais en russe).

Les gardes, pour qui tout ceci n’était qu’un vacarme incompréhensible, tentèrent d’y mettre fin brutalement. C’était inutile. Ni eux ni leurs chefs ne parviendraient à retarder le cours de l’Histoire – au contraire, ils ne faisaient que l’accélérer !

Les jeunes filles prirent la route qui descendait dans la vallée et bientôt disparurent ; un petit monticule recouvert de fleurs les cacha, puis finit par nous séparer d’elles.

*

 

J’étais retourné travailler dans le kommando, qui construisait les écuries. Nous devions terminer l’intérieur, poser une frise de briques sur le sol, en forme d’arêtes de poisson, fixer les mangeoires, les recouvrir de crépi, enfin poser des plaques de contreplaqué dans tout le grenier. C’était le travail le plus agréable que j’aie jamais fait. Comme le matériel nécessaire arrivait en général toujours en retard, nous passions une grande partie de la journée à attendre et j’avais même réussi à me lier d’amitié avec le vieux contremaître, car je parlais anglais avec lui.

« Lorsque je me suis retrouvé après la dernière guerre du côté allemand de la frontière, me dit-il, on me regardait de haut comme un Wasserpolack ; puis lorsque je suis retourné en Pologne, je me suis fait traiter d’Allemand. En 1939, cela a arrangé les Allemands de me décréter ein Volksdeutscher*4, puis ils ont vite regretté leur décision et m’ont fichu en taule. » « Et maintenant, lui dis-je en l’interrompant, tu es de nouveau polonais. » « Oui, un bon Polonais, et j’en suis heureux ! »

La moitié de nos collègues étaient des civils et des artisans polonais ou tchèques, qui s’étaient engagés pour deux ans ou plus. « Encore de la graisse de mouton à se mettre sur la tartine ! » disaient-ils, abandonnant leur petit déjeuner sur le rebord de la fenêtre, de manière à ce que nous puissions le voir. « Que le diable les emporte aux cuisines ! Même les rats n’y toucheraient pas ! » En dehors de ces cadeaux occasionnels et toujours très appréciés, les civils osaient à peine nous parler et manifester publiquement leur sympathie. Seuls les détenus avec lesquels ils faisaient du troc étaient l’exception à cette règle.

Nous avions des hôtes indésirables désormais – les SS responsables des chevaux. Soudards, paresseux et vulgaires, ils s’étaient mis dans les deux pièces du fond de l’écurie, nous harcelant constamment pour nous chasser. Ils ne supportaient pas de vivre sous le même toit que nous, mais leur collègue, inspecteur du bâtiment, ne voulait rien entendre.

« Les ouvriers resteront ici jusqu’à ce qu’ils aient fini », disait notre supérieur en uniforme SS. » « Alors, nous les tuerons tous ! criaient les garçons d’écurie, furieux, cette espèce de smala qui pue ! Ils foutent le bocson partout, volent les navets, font peur aux chevaux, et toi, pauvre idiot, tu fais en sorte qu’ils continuent comme cela ! »

Quelques jours plus tard, nos gardiens rentrèrent, saouls comme à l’accoutumée, se précipitèrent sur nous, faisant tournoyer leurs fouets, jouant avec le barillet de leur pistolet en nous agonissant de jurons, les civils et nous. « On va vous apprendre, nous, à nous tromper comme vous le faites, bande de salopards ! » L’un d’entre eux me prit par le cou, me fixa et me hurla de continuer à travailler. Je me remis debout et filai par l’échelle jusqu’au grenier, me réjouissant d’être aussi alerte. En bas, la bagarre continuait.

Je croisai le contremaître, qui était adossé contre la soupente, dans un coin. « Je m’y attendais. Ils ne vont jamais vouloir l’admettre. » – « Quoi ? » demandai-je, intrigué. – « Tu ne savais pas ? dit-il en ricanant. L’un de nos jeunes leur a vendu de l’alcool, et quand ils ont déclaré qu’ils ne voulaient pas payer, il les a menacés de les dénoncer à leurs supérieurs. »

Le soulèvement de Varsovie avait été maté. Les otages – hommes, femmes et enfants, habitants de rues entières – arrivèrent à Birkenau. Sur place, des détenus polonais les attendaient impatiemment, espérant retrouver quelques connaissances ou obtenir des détails.

Nous nous sentions à nouveau en contact avec le monde extérieur, puisque nous allions bientôt être libérés par les Alliés. Nous demandions à nos camarades de travail, les civils, de nous apporter des journaux – c’est-à-dire d’emballer leurs sandwichs dans la dernière édition du Völkischer Beobachter ou l’équivalent polonais.

En tenue rayée bleu et blanc, le calot plat sur nos crânes chauves, accroupis autour du tas de sable humide, nous dessinions des cartes de l’Europe avec les différentes lignes de front.

Alors que la cause alliée était désormais partagée par la quasi-totalité du monde et comptait de puissants soutiens, l’avancée des armées de libération nous paraissait cependant bien lente. Nous avions espéré que nos amis auraient pratiqué la politique d’extermination des nazis ainsi qu’un Blitzkrieg*5 en sens inverse et nous avions cru que le choc d’une armée de soldats déterminés et bien équipés – bénéficiant de plus du soutien des populations – aurait rapidement démantelé les quelques légions fascistes. À l’est, nous constations que les fascistes avaient été repoussés de 2 000 kilomètres, mais les Alliés, malgré le débarquement, se trouvaient toujours quelque part en France et en Italie. Pourtant l’extrême pointe ouest de l’Allemagne ne se trouvait qu’à 160 kilomètres de la Manche. Non, ce n’était pas la guerre totale, telle que nous l’avions imaginée.

Nous passions beaucoup moins de temps que les adultes à nous demander comment allaient nos familles, à désirer nos femmes, à nous remémorer le souvenir de bonnes ripailles. Nous pensions à peine aux choses du passé ; nous ne nous occupions que de l’instant présent : comprendre et connaître nos compagnons de misère était la seule chose qui nous intéressait. Il était facile de parler avec eux ouvertement, nous ne connaissions rien à la politique et nous n’essayions pas de faire la leçon à quiconque. Enfin, nous ne nous vexions pas comme les adultes qui, avec toutes leurs idées préconçues, s’offensaient facilement.

J’avais plaisir à faire connaissance des us et coutumes des uns et des autres, à écouter leurs points de vue. Je ne trouvais aucune habitude repoussante, tant qu’elle ne portait pas tort. Seul le mal, s’il était planifié et prémédité, méritait d’être condamné.

Moi, par exemple, j’avais l’habitude, lorsque je recevais mes 40 grammes de margarine trois fois par semaine, de les tartiner en une couche fine et bien homogène sur ma tartine, alors que certains Russes, qui venaient de la campagne, l’avalaient tout rond, comme si cela avait été un morceau de saucisson, sans même la goûter.

Un autre exemple : pour moi, frapper quelqu’un signifiait qu’on était fâché avec lui. Pour les Grecs, c’était un jeu, qu’ils appelaient « Klepsi Klepsi », surnom donné au vol. Plus vous tapiez sur celui qui avait les yeux bandés, plus c’était amusant, surtout au moment où celui-ci devait reconnaître le coupable du groupe ; chacun prenait alors une mine désolée et si la victime trouvait l’auteur, c’était à son tour de se faire bander les yeux et de deviner qui le frappait.

Il y avait aussi ce jeune Juif belge, qui avait l’air d’un enfant encore. Avant d’arriver à Auschwitz et d’être mon voisin, il n’avait jamais fait un lit de sa vie, ni lavé ses affaires, cousu un bouton, raccommodé ses chaussettes ou coupé une tranche de pain ; il n’était jamais sorti non plus de chez lui sans en avoir préalablement demandé la permission. « À la maison, me confia-t-il un jour, c’était Maman qui me coiffait tous les matins, parce que j’avais beaucoup de cheveux. »

Au début, il pleurait au moment de l’extinction des feux et enroulait son pauvre corps affaibli dans deux mauvaises couvertures pleines de puces. « Si tu veux vraiment faire quelque chose pour moi, me dit-il, alors que j’essayais par tous les moyens de le consoler, en vain malheureusement, alors sois gentil et fais mon lit à ma place. Je n’y arrive pas tout seul, et j’ai tellement peur de la punition que cela me coûtera, que je fais tout à l’envers. » Peut-être aurais-je dû le laisser se débrouiller seul, mais je doutais fort que la dure vie du camp ne lui laissât le temps d’apprendre à le faire.

Maurice était également un personnage, dans son genre. C’était un Juif grec, grand, sec, roux et, avec ses taches de rousseur et son petit nez en trompette, il incarnait l’optimisme personnifié. Nous fîmes connaissance, le jour où il essaya de nous piéger avec une question de mathématique. À sa grande surprise, il trouva en moi un égal, bien que nos intérêts fussent très divergents. Au lieu de perdre son temps à chercher quelque chose de comestible à manger, Maurice préférait apprendre et se cultiver. Entre nous, nous échangions des nouvelles du camp et parlions des évolutions de la guerre, mais lui passait toutes ses soirées avec un ami polonais, professeur, qui lui enseignait le russe, le polonais et le tchèque et auquel, en contrepartie, il donnait des leçons de grec ancien.

J’avais également sympathisé avec un ancien camarade de chantier, un Ukrainien, étonnamment cultivé. Malgré les difficultés de nos langues respectives, nous parlions de nos problèmes, et mes critiques acerbes au sujet de ses compatriotes le piquaient au vif.

« Ce ne sont que des voleurs finis, lançai-je, des crapules que tout le monde déteste et méprise et qui n’hésitent même pas à agresser les musulmans. » – « Mais arrête, tout le monde le fait, me dit-il, et tu ne peux pas attendre que des gens aussi rustres comprennent ce genre de choses. Ils ont l’estomac plus gros que toi et la faim les pousse à faire n’importe quoi. Tu crois qu’ils iraient manger les légumes pourris qu’ils trouvent dans les ordures des cuisines, si la faim était supportable ? » – « Oui, je sais, interrompis-je, mais ce n’est pas une raison, ils devraient faire comme nous et se limiter à aller voler dans les réserves du camp ou dans le cellier, mais jamais la ration de pain du voisin. » – « Bah, c’est facile de jouer à Monsieur Je-sais-tout, répliqua-t-il, d’ailleurs, ce n’est même pas ce que tu es ; tu es juste naïf. Connais-tu un seul Ukrainien qui ait un bon poste ou soit en position de pouvoir faire du trafic ? Non. Ils ne parlent ni l’allemand ni le polonais, comment veux-tu qu’ils puissent s’impliquer dans la moindre intrigue un peu compliquée ? Tu crois que ces bouseux de la campagne, qui connaissent à peine la valeur de l’argent, seraient capables de faire du marché noir ou la moindre affaire ? Leur seule richesse est leurs muscles, et ils en font amplement usage. Donc, mon cher, ta compassion pour ceux qui se font voler est complètement hors sujet. D’ailleurs, les gens qui gardent leur pain pour l’échanger contre du tabac ne méritent pas beaucoup mieux. Tout ce qui n’est pas immédiatement mangé est de trop ; donc ne viens pas t’étonner que ceux qui ont faim aillent le prendre là où ils le trouvent. »

J’étais absolument atterré par les prises de position de mon ami et continuai d’argumenter sur le fait que voler un codétenu était une chose épouvantable, « … un crime lâche », criai-je. « Mais pas pire que ceux que commettent les autres », répliqua mon opposant, qui entre-temps était tout aussi énervé que moi. « Enfin c’est un secret de Polichinelle, tout le monde sait que les Allemands, depuis les postes importants qu’ils tiennent parmi le personnel, prennent sur nos propres rations et se servent sans vergogne. C’est permis, peut-être ? Et les Tsiganes, qui vendent des cigarettes, dont ils ont habilement retiré la moitié du tabac ? Et les Juifs, qui volent autant qu’ils peuvent ? C’est tout aussi indélicat ! Ou peut-être pas, parce que vous le faites plus aimablement ? Mes compatriotes sont des gens rudes et sans détour. Ils font comme les autres, sauf qu’ils utilisent la violence, qu’ils sont durs et ne s’en cachent pas. »

J’avais encore quelques arguments : « N’essaye pas de me convaincre, continuai-je sans me laisser faire, ce sont des canailles qui me répugnent. Vraiment, la Russie n’a pas de quoi être fière avec des enseignes pareilles ! » « Très bien, me répondit-il sur un ton apparemment très calme, mais plein d’ironie, moi, je te conseille une chose : va leur poser la question, demande-leur ce qu’ils pensent du monde occidental. Vas-y, mais surtout dis-leur que ce qu’ils ont vu, c’est cela la civilisation ! »

Il y eut un temps d’arrêt. L’Ukrainien avait réussi à me pousser dans mes derniers retranchements, avec des arguments que je trouvais un peu biaisés et sur un sujet que j’étais trop jeune pour discuter. À mon soulagement, il changea de conversation et termina en disant : « Si tu as encore envie de te disputer avec moi, n’oublie pas une chose : pour nous, l’escroquerie par-derrière ou le banditisme public, c’est la même chose. »

J’eus également des discussions avec un Polonais qui travaillait aux abattoirs. « L’époque où l’on pouvait s’enrichir en faisant du trafic de saucisses est quasiment révolue, me racontait-il, toutes nos méthodes pour “organiser” ont été découvertes et les contrôles sont maintenant très sévères. » Une des méthodes « d’organisation » que je connaissais, consistait à boucher la canalisation ; il fallait alors faire venir le kommando des plombiers, qui à l’aide de longs furets, débouchaient la crasse. Quand le furet apparaissait à l’autre bout de la canalisation, les complices n’avaient plus qu’à y enfiler quelques saucisses.

Une grande partie de la viande utilisée pour fabriquer la charcuterie venait de la marchandise avariée qu’envoyaient les boucheries d’Auschwitz vers le camp. « Parfois, elle est pleine d’asticots, rien que la vue te donne envie de vomir », me racontait mon camarade.

Le jeudi suivant, jour où nous recevions une partie de notre ration de saucisson – 100 grammes distribués en deux fois dans la semaine –, je dus me faire violence pour suivre mes résolutions et surtout ne pas penser aux ingrédients. Avant cette histoire, je m’intéressais beaucoup aux mérites, bien qu’assez relatifs, des trois différents types de saucisses que nous recevions – boudin noir épicé, pâté de foie avec des arêtes de poisson ou saucisson de porc avec beaucoup de gelée autour. Désormais, je préférais ne plus avoir la moindre impression. Sachant leur provenance, elles n’étaient plus à mes yeux qu’une répugnante escroquerie de plus, mais considérant où elles allaient finir, je me disais qu’il valait mieux les voir comme un luxe, un festin, qui nous permettait de nous repérer dans le temps.

*

 

Officiellement, les écuries étaient terminées et à notre grand regret, notre petit kommando de maçons avait été dissous. Des tempêtes de vent et de pluie précédaient un autre hiver au camp. Pouvions-nous ne serait-ce que l’envisager si nous travaillions dans un plus grand kommando, où le travail serait plus dur et où, en tant que « nouveaux », nous serions exploités à l’extrême ? Nous nous cassions la tête pour trouver une solution.

Nous fûmes donc douze, soit le reste du kommando des « Nouvelles écuries », à n’avoir pu trouver un nouveau travail, qui fût plus ou moins acceptable, et nous nous présentâmes au point de rassemblement des chômeurs pour postuler pour un travail de déchargement de wagons, tâche d’esclave que je connaissais bien, pour y avoir déjà goûté. Le jour pointait à peine ; il était un peu moins de six heures. L’un après l’autre, les kommandos de « spécialistes » quittaient le camp au son de marches jouées par l’orchestre, laissant derrière eux douze âmes en peine, qui comme moi, se sentaient désespérées, inutiles et sans expérience. J’étais aussi seul que le jour de mon arrivée.

Tout à coup, notre contremaître – celui qui parlait anglais – nous fit une proposition : nous devions, nous aussi, faire comme si nous sortions. Il avait un plan, mais ne voulait pas nous le dévoiler. « Laissez-moi faire, dit-il rapidement, en se plaçant en tête, pour conduire notre formation. C’est maintenant ou jamais, sinon ils nous enverront chez les “musulmans”, et là, nous pourrons décharger les sacs de béton au pas de charge. Allez, les garçons ! On y va ! Et surtout, vous n’oubliez pas : les mains et le calot sur la couture du pantalon, vous marchez à pas courts et rapides ! »

« Kommando Aufräumungsarbeiten Neue Pferdeställe 12 Mann, Voll!* » (« Kommando des travaux de déblayage des Nouvelles écuries, 12 hommes, au complet »), hurla notre représentant, une fois que nous fûmes arrivés au portail. Le garde SS survola sa liste – il n’avait pas entendu parler de ce kommando et ne trouvait aucun dossier correspondant. Et pour cause, il n’existait pas ! Notre contremaître trouva vite une explication à fournir.

« OK, c’est bon, fit le SS qui, satisfait, inscrivit soigneusement notre kommando tout juste formé sur sa liste de contrôle. Gare à vous, si vous laissez du chantier derrière vous. Vous savez ce qui vous attend ! On vous apprendra à travailler proprement ! »

Notre coup avait réussi. Vers midi, le contremaître irait trouver notre ancien surveillant SS et saurait le convaincre – si nécessaire – et de facto notre kommando serait légitimé, car ce n’était pas le travail qui manquait : travaux d’embellissement, rafraîchissement des peintures, grimper sur la charpente pour vérifier le bon positionnement des tuiles, afin d’éviter les fuites du toit. N’importe quel surveillant un peu consciencieux ne pouvait que se réjouir. Petit kommando de douze hommes, le plus petit et sans doute le plus agréable de tous, nous fûmes heureux de retourner aux écuries. La chaleur animale, les ballots de paille, les navets à profusion, l’odeur sucrée du foin, nous ne pouvions pas nous plaindre ! Nous nous sentions en totale harmonie ; après y avoir transpiré sang et eau à leur construction, nous allions en tirer le meilleur parti de ces écuries. Notre contremaître était satisfait, lui également, car il avait été promu au rang de sous-kapo. Tant d’intelligence méritait bien un tel honneur !

Mon second hiver s’annonçait plus supportable que le premier. J’étais moins affamé et je n’avais plus peur de cet univers alentour. L’avenir était devant moi et j’y lisais à livre ouvert – un livre, qui attendait que la jeunesse en déchirât les pages sombres, les reliât dans l’inaltérable édition du progrès, de l’égalité et de la fraternité ; un livre, qui ferait apparaître sur la tranche, en lettres d’or, un mot ineffaçable : justice.

Le chef de chambrée m’envoyait souvent comme porte-parole aux cuisines, où j’étais chargé de plaider la cause des jeunes du bloc 13a, dans l’espoir d’obtenir un caisson de soupe supplémentaire. Parfois, lorsque j’avais su me montrer particulièrement convaincant, nous dégustions – au grand dam des autres blocs – le reste de la soupe de nouilles au lait, provenant de la cuisine du Revier.

Depuis l’arrivée « achalandée » des convois de Hongrie, les gens étaient un peu plus généreux avec nous et chacun s’efforçait de nous aider. Nos rations s’en voyaient transformées. Un petit sacrifice pouvait rapporter gros en ces temps de fin de guerre et les adultes autour de nous tentaient de saisir n’importe quelle occasion. Alors qu’un an auparavant, nous n’étions que des petits jeunes, sans recours, n’ayant que nous sur qui compter, aujourd’hui, endurcis et moins naïfs, nous éprouvions du mépris pour tous ceux qui n’avaient alors fait que hausser les épaules devant notre malheur, s’étaient pris pour des hommes et croupissaient désormais dans leur propre crasse. Nous n’avions plus besoin de leurs bons conseils paternels.

Je m’étais lié d’amitié avec Leo Voorzanger, un Hollandais, de douze ans mon aîné, un garçon formidablement ouvert. Il faisait 1,80 mètre, avait les pieds plats, des chaussures grandes comme des barques, et de gros yeux globuleux derrière une monture de lunettes rafistolées avec de la ficelle. Il était doux, racontait des tas de souvenirs sur Scheveningen, sa ville natale, et tout son personnage prêtait à rire. Mais ce cher Leo ne nous en voulait pas, au contraire, il était presque fier d’être la cause de nos fous rires. « Vous voulez que je vous chante quelque chose, parce que je m’appelle Voorzanger*6 ? OK, c’est parti ! », disait-il et se mettait à chanter des airs de jazz en dansant les claquettes avec ses grandes chaussures, ses yeux inquiets pétillant alors de joie. « Hey baba ree bop !… »

Ceux qui parmi nous disaient que les Hollandais étaient musiciens, avaient raison. Leo, à la maison, jouait du saxophone, « le truc le plus brillant qui existe, après la Hollande et ma femme », me disait-il. Car Leo était aussi un grand patriote, bien que les nazis aient découvert que la moitié de la famille Voorzanger était d’origine juive.

Je l’aimais beaucoup. Il n’était pas compliqué, un très bon camarade, ouvert, un type sur lequel on pouvait compter, et de plus il savait faire une ou deux choses en cuisine, ce qui était bien commode depuis que je travaillais aux écuries et que les chevaux avaient la gentillesse de me laisser prendre une de leurs betteraves. Le dimanche soir, lorsque le seul poêle de la chambrée n’était pas couvert de tranches de pain à griller, il nous faisait une délicieuse soupe de betterave et de pain, agrémentée parfois d’un oignon.

Notre petit kommando et ses nouvelles écuries, perdu en plein champ sous la neige et dans le froid, attirait à peine l’attention des surveillants SS, si bien que nous vivions sans que rien de particulier ne vînt troubler notre relative indépendance. Sur douze hommes, nous avions un contremaître, deux observateurs, et deux d’entre nous qui passaient la moitié de leur temps à faire les allers-retours entre le camp et le kommando pour aller chercher la soupe.

Un jour, ce fut mon tour d’y aller avec un Juif polonais ; nous avions attaché le caisson sur une brouette que nous poussions sur la route verglacée. « Qu’est-ce qu’on fait, une fois qu’on arrive au portail ? » demandai-je à mon accompagnateur ? « T’inquiète pas, me dit-il, fais-moi confiance et pousse. Tu fais exactement comme je te dis – ce n’est pas la première fois que je vais chercher la soupe. Donc tu me laisses faire, c’est moi qui irai me mettre au garde-à-vous pour nous annoncer. » Lorsque le camp fut en vue, il me recommanda à nouveau : « N’oublie pas ce que je t’ai dit, tu continues sans te préoccuper ! »

Arrivé au poste, je fis comme il avait dit : je continuai, en faisant bien attention à ne pas déséquilibrer ma brouette et passai sous le portail. Je n’allai pas loin. Quelqu’un se précipita sur moi, me frappant et hurlant : « Foutu Schweinehund, comment peux-tu oser passer sans faire le salut ! » Je fus jeté à terre, roué de coups et la brouette se renversa. Je me recroquevillai au sol, cherchant à parer les coups et réalisai qu’une armée de pieds bottés fonçait sur moi en courant : ceux des SS, qui arrivaient, toujours plus nombreux, espérant surtout ne rien manquer du spectacle. « Tu vas le payer », hurlait au-dessus de ma tête la silhouette grise.

Un officier SS arriva, demandant au garde ce que j’avais commis. Quelqu’un répondit que je n’étais qu’un « Schweinehund » inoffensif. « Alors dégage ta brouette de merde, qui est dans le passage, cria un autre. Tu t’imagines peut-être que tu peux bloquer la circulation ! Fous le camp, bâtard ! » Je me relevai et filai à toute vitesse.

Mon accompagnateur était livide de peur, je m’approchai de lui, couvert de sang, poussant ma brouette comme un halluciné et nous entrâmes dans le camp. Les détenus nous fixaient attentivement, sans poser de questions. Sans mot dire, nous allâmes jusqu’aux lavabos les plus proches.

Lorsque je me fus rafraîchi et calmé – j’écumais de rage –, je lui demandai ce qui s’était réellement passé. Le SS au contrôle – ne voyant pas figurer sur sa liste notre petit kommando inconnu – avait ordonné à mon accompagnateur de s’arrêter. Celui-ci, bien sûr, aurait dû me dire d’en faire autant, mais dans le trouble du moment, avait oublié de le faire ; sans me douter de rien, j’avais continué, regardant droit devant moi, voulant pénétrer au camp, alors que nous n’étions pas enregistrés. Un délit grave, aux yeux des SS, qu’un autre, pire encore, pouvait surpasser : quitter le camp sans être enregistré. Vu sous cet angle, je m’en sortais à bon compte.

Quelques minutes plus tard, une autre surprise m’attendait. « Tu as bien failli nous mettre dans de beaux draps ! » grommela mon accompagnateur, ouvrant son bouteillon, dont il sortit deux paquets de beurre venant du marché noir. « Mais c’est plutôt toi ! » lui répondis-je tout en comprenant, gêné, la vraie raison de son oubli.

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Avec la permission – ou peut-être sur ordre – des SS, un arbre de Noël fut installé au camp – immense, énorme masse au ramage sombre, décoré de rubans de couleur, de boules scintillantes et de bougies électriques. Aucun black-out n’était ordonné et on ne voyait que lui, brillant de toute sa splendeur. Nous ne parvenions pas à nous en réjouir. Quelle mascarade ! Quelle ironie !

Contrairement à l’année précédente, il avait été décidé que Noël serait un jour férié. Nous n’allâmes pas travailler, reçûmes une distribution de soupe et de pain supplémentaire et nous n’eûmes pas faim ce jour-là.

Gert l’Effronté m’invita à venir au bloc 5, où près d’une centaine de détenus s’étaient réunis dans une petite pièce pour faire la fête. Dans un coin, un sapin tout maigrichon avait été posé sur une petite table. Nous étions peu à croire en Dieu, mais c’était rassurant, de pouvoir en cet instant se rassembler pour être en communion avec les autres.

Que pensaient-ils, ceux qui étaient en train de chanter des cantiques de Noël, entourés des leurs ? Songeaient-ils à nous ? Les nombreux dévots des églises silencieuses avaient-ils, en cette heure, une petite prière pour nous ?

Nous commençâmes à chanter – c’était beau et solennel : Douce nuit / Sainte nuit… À côté de moi, un ancien détenu allemand pleurait. C’était la douzième fois qu’il entendait ce cantique résonner de façon si cruelle contre les murs d’un camp de concentration.

La plupart des détenus étaient précisément d’anciens internés allemands. Le supérieur de Gert, un ancien criminel allemand, kapo du kommando agricole de Rajsko, se fraya le passage jusqu’à la table. En tant que chef de cette assemblée, il voulait prendre la parole et dire quelques mots : « Camarades, dit-il, aujourd’hui, en cette année 1944, nous voici encore une fois rassemblés pour fêter Noël. Prions Jésus, le Christ. Pensons à nos proches, à ceux qui nous ont quittés… Au cours de toutes ces années passées, nous nous sommes trouvés par moments au bord du désespoir, mais nous continuions d’espérer qu’un jour, l’Esprit du Seigneur triompherait. Aujourd’hui, en ce jour mémorable, non seulement l’Espérance demeure, mais nous savons avec certitude, que l’année prochaine nous portera cette nouvelle que tous nous attendons si ardemment. Passons cette fête de Noël avec la profonde conviction que les forces de la fraternité, de l’amour et du don de soi triompheront. Regardons l’avenir vers demain, pour un monde de paix et d’égalité.

« Si le Seigneur permet que nous fêtions Noël prochain en hommes libres, souvenons-nous alors de tous ceux qui, aujourd’hui, sont avec nous. Où que nous soyons, souvenons-nous de ce que nous avions souhaité. Puisse notre conscience nous guider, demain comme aujourd’hui. »

Ce n’étaient là les paroles ni d’un chrétien ni d’un Allemand, mais la voix rauque et endurcie d’un vieux concentrationnaire. Lorsqu’il eut fini, nous nous mîmes à chanter « Le Chant des marais… ».

Après Noël, nos espoirs furent plus forts que jamais. Il n’y avait pratiquement plus de convois arrivant à Auschwitz et les SS étaient étonnamment calmes avec nous. Les chances d’être libérés prochainement se trouvaient renforcées par l’offensive des armées soviétiques attendue pour les prochains jours de l’hiver.

Je fus invité à passer la soirée de la Saint-Sylvestre au bloc 16a. Une épaisse fumée d’ersatz de tabac flottait dans la pièce. Les détenus étaient assis au bord de leurs châlits et, les jambes pendantes, battaient la mesure en frappant de leurs pieds contre les structures de bois de la paillasse du dessous. Au bout de l’allée, un « orchestre », composé de trois Juifs hollandais, jouait du tambour, du violon et du saxophone, prêtés pour l’occasion par l’orchestre du camp.

Vers minuit, tous descendirent de leurs châlits et se mirent à danser – valse, fox-trot, polka – dans l’allée centrale entre les lits, qui ne faisait pas trois mètres de large. Certains danseurs jouaient le rôle de la femme et beaucoup riaient au spectacle de ces « danseuses », ondulant drôlement des hanches en se dandinant du croupion. Chacun faisait de son mieux pour faire le joyeux drille, sauf moi qui ne savais pas danser et observais tout depuis mon perchoir du troisième châlit. Les trois musiciens, complètement en sueur, jouèrent du jazz et il y eut quelques beaux solos de danse. Par la volonté de Dieu et la naissance du Christ, l’année 1945 commençait.

 

Une semaine plus tard, la rumeur circula que le camp allait être évacué à l’Ouest, mais personne ne savait quand, ni où, et les détenus continuèrent de travailler. Sans nos bras, le district entier se retrouvait paralysé. Plus de détenus au dépôt alimentaire ou dans les différents kommandos d’entretien, et Auschwitz cessait d’exister. De même, en fut-il pour notre petit kommando.

L’hiver polonais était glacial. Transis, gelés, nous nous traînions jusqu’aux écuries, situées loin de là, et nous appréciions d’autant plus la chaleur des chevaux et des ballots de paille entre lesquels nous nous terrions, attendant ce qui allait se passer.

Alors que certains kommandos comptaient des centaines, voire jusqu’à un millier de détenus, le nôtre était réduit à une petite demi-douzaine de Schutzhäftlinge (« détenus de préventive », comme nous surnommait ironiquement la direction), dont par chance, personne ne s’occupait beaucoup.

Ayant compris depuis quelques mois que leur cause était perdue, les nazis avaient marqué un temps d’arrêt à leurs grands travaux. Un bâtiment sur deux du camp était resté en chantier.

Nous étions ceux qui les avaient construits – nous avions inscrit nos noms sur les chapes de béton, glissé des messages à l’attention de ceux qui nous survivraient, car ainsi, un jour, le monde saurait.

Figés dans un océan de neige, les murs de briques rouges inachevés ressemblaient à un alignement de ruines, les unes à côté des autres. La neige s’amoncelait en épaisse couche sur chaque poutre de charpente, chaque linteau de fenêtre, tel un conquérant immobilisant l’ennemi. Un blizzard glacial s’engouffrait dans cette architecture vide. Plus personne n’approchait les lieux, on ne voyait pas même une trace de pas, venue fouler le sol.

Ces coquilles vides, d’apparence grotesque, étaient à l’aune des idées de leurs commanditaires. Comme des antiquités, tout ceci ne représenterait bientôt que les reliques d’un système qui avait échoué, les derniers vestiges d’une culture qui, empruntant la voie de la mort, avait engendré sa propre fin.

L’aube pointait. Le jour de notre évacuation était arrivé. De longues files de détenus attendant le feu vert pour quitter le camp serpentaient entre les blocs. Sous la surveillance des SS, le personnel des blocs brûlait les dossiers des bureaux de l’administration. Nous fûmes tout d’abord conduits au bain, dans les nouveaux bâtiments de la désinfection et de la buanderie, situés juste derrière la clôture. L’aile du service d’épouillage n’était pas terminée, et nous vîmes, posées sur le sol gelé, une série de lourdes portes en métal – qui n’auraient plus le temps d’être fixées, des portes de chambres à gaz, prévues pour de nombreux usages.

Nous partant, tout cela allait rester derrière nous. Nous n’avions rien possédé, si ce n’est peut-être nos paillasses, qui avaient fini par devenir nos amies. Nos noms et nos matricules étaient gravés sur les montants en bois et sur les planches. Que de soirées n’avais-je passées, à essayer de déchiffrer les messages de tous ceux qui m’avaient précédé ? Fini nos lits : notre dernier refuge était ces deux couvertures que nous reçûmes, enroulâmes et nous mîmes en bandoulière sur les épaules.

Je refis la queue, pendant des heures. Je ne retrouvais plus les amis avec lesquels je voulais rester. Des camions remplis de nourriture attendaient à côté du portail, gardés par des SS, armés de fusils-mitrailleurs fixés au sol. Chacun de nous perçut deux pains (l’équivalent de huit jours de ration) et une boîte de viande en conserve. Un détenu sur trois recevait un morceau de 500 grammes de margarine, qu’il devait partager, mais nombreux furent ceux qui s’approprièrent ce riche trésor, pour disparaître ensuite dans la masse. Ceux qui restaient, criaient, et se battaient pour réclamer – à juste ou injuste titre – leur dû, tentant d’intimider chaque propriétaire d’un cube jaune et gras.

Il faisait déjà nuit, lorsque je franchis le portail. Je l’avais déjà fait plus de huit cents fois auparavant, mais aujourd’hui, en ce 18 janvier, pour la dernière fois, je sortai d’Auschwitz, en marchant au pas.

Nous passâmes devant un détachement de gardes SS, lourdement armés. Tout cela n’était guère avenant.

Puis, nous vîmes les femmes de Birkenau arriver et se rallier aux longues colonnes de détenus, qui s’ébranlaient le long des routes de campagne dans l’obscurité. Certaines d’entre elles avaient l’air très vieilles. « Vous voyez, fit observer quelqu’un, je l’avais bien dit, on ne va pas aller très loin, sinon ils n’emmèneraient pas les vieux. »

« Peut-être qu’ils nous conduisent vers un autre camp, non loin d’ici, fit remarquer un autre. Qui sait combien de camps semblables à celui d’Auschwitz existent ? »

La lune brillait, nous marchions le long de la route qui longeait parallèlement le cours de la Sola, entourés à droite et à gauche de gardes SS. La libération n’avait été qu’un rêve. Oui, elle allait arriver à Auschwitz, mais pas jusqu’à nous…

1- Budy, nom d’un petit village proche d’Auschwitz, qui, une fois ses habitants délogés, fut intégré dans le périmètre du complexe concentrationnaire et devint un sous-camp.

 

2- Grade équivalent au lieutenant colonel dans la SS.

 

3- Traduction française : « Excusez-moi, j’ai une question à vous poser »

« Oh, vous parlez allemand »

 

4- Allemand de souche

 

5- Guerre – éclair en allemand. Doctrine militaire offensive associant forces terrestre et aérienne.

 

6- Zanger : chanteur en Néerlandais.