Chapitre 1

1929-1939

Été 1939, Berlin. La journée était chaude, lourde. Marchands, voyageurs et badauds se pressaient sur la Potsdamer Platz. Des épiceries fines étalaient leurs marchandises, joliment présentées et étiquetées. La vitrine d’un fleuriste, régulièrement rafraîchie, abritait un magnifique choix de roses. Les passants admiraient les tout nouveaux tramways, silencieux et de forme aérodynamique, et inspectaient la nouvelle station de métro – un bijou de technologie.

Les grands magasins, avec leurs escaliers roulants et leurs éclairages au néon, attiraient une clientèle de curieux. Les gens faisaient la queue devant le studio national de télévision expérimentale.

Dans la gare, grande architecture au toit de verre et d’acier, un sémaphore fut tiré. Le feu passa au vert, donnant le départ d’un nouveau train, qui crachait sa vapeur vers l’ouest. Il emportait l’un des derniers transports de voyageurs, menacés par les nouvelles vagues d’arrestations et qui n’avaient plus leur place dans ce nouvel ordre : des Juifs, des libres-penseurs, des démocrates, des socialistes qui partaient pour l’Angleterre, refuge historique des persécutés. Cette fois encore, l’île amie se prêtait à sa tradition de terre d’accueil, bien qu’elle fût déjà débordée par le flot de tous ceux qui frappaient à sa porte : Autrichiens, Tchèques, Italiens, Espagnols… Mon père fit partie du petit nombre qui eut la chance de pouvoir partir. Ma mère et moi devions le suivre dès que nous aurions notre visa d’entrée, et nous avions déjà fait partir une malle d’affaires.

Un petit garçon de neuf ans, grand pour son âge, bien habillé, les cheveux soigneusement coiffés à la brillantine, se tenait devant la devanture du fleuriste. Il s’ennuyait et tuait le temps en suivant la trajectoire des gouttes de vapeur condensée qui couraient le long de la paroi intérieure de la vitre embuée, à travers laquelle il devinait des roses, des tulipes, et même des orchidées. « Comme on s’occupe bien d’elles », pensait-t-il, « aussi bien que si elles étaient des petits garçons. »

Une jolie femme, de taille moyenne, brune, élégamment vêtue, se détacha du flot des passants et s’arrêta devant le fleuriste. Elle pleurait. L’enfant sortit du paradis embué de rosée, dans lequel la contemplation des fleurs l’avait plongé. Pourquoi fallait-il que les gens soient nerveux ou pleurent ? N’était-ce pas là une journée merveilleuse ?

Le petit garçon, c’était moi, et la dame, ma mère. Noyés un moment auparavant dans la masse anonyme de la Potsdamer Platz, nous étions seuls à présent, de retour dans l’appartement de mes grands-parents, chez qui nous habitions à ce moment-là, au 19, Winterfeldstrasse.

« Tu sais, à l’avenir, je vais avoir beaucoup à faire avec les préparatifs pour aller retrouver Papa, disait ma mère en soupirant, et tes grands-parents ont leurs problèmes, eux aussi. Il va falloir que tu sois bien sage, sans qu’on ait besoin de te le rappeler, tu comprends ? »

À compter de ce jour, je réalisai pour la première fois ce que les gens voulaient dire lorsqu’ils prononçaient ces mots : « à l’avenir ». Je me mis à y penser très sérieusement, en me demandant ce qui allait se passer. Tout était arrivé de manière si impromptue, si inattendue… beaucoup trop vite, pour que je puisse comprendre.

Je suis né en automne 1929, sur les bords de la Baltique, près de l’Oder. Ma mère était également d’ici, et mon père venait de Beuthen, une ville en Haute-Silésie.

Lorsque j’étais petit, les visages nouveaux me causaient beaucoup de frayeur et je passais mon temps, comme la plupart des enfants, à hurler. La nuit, le retentissement des sirènes de pompiers ajoutait à ma terreur. J’avais l’impression que c’était le cri d’un monstre invisible dans le noir, qui allait me sauter dessus et m’attraper.

En grandissant, les choses s’arrangèrent. Tante Ruth, la sœur de ma mère, m’emmenait avec elle en barque, sur l’Oder, pour aller dans notre jardin. C’était bien plus amusant d’être dans un bateau, au milieu des courants, que d’avoir le privilège d’aller choisir et manger nos meilleures tomates. Parfois, nous partions en excursion autour des lacs, mais je m’y ennuyais souvent, car l’essentiel de la conversation tournait toujours autour d’interminables débats sur les bonnes manières à table. Mon passe-temps favori était de ramasser des escargots. C’était si amusant d’attraper et de collectionner ces petites boules bigarrées et baveuses, qui grimpaient le long des murs des parcs !

Toutes ces jolies choses prirent fin avec la venue d’Hitler au pouvoir. Je n’avais que trois ans, mais je sentais déjà confusément que j’allais être confié à des membres de la famille. Mon père, qui était chirurgien, perdit son travail, de sorte que nous dûmes retourner dans sa province natale. La famille de ma mère, quant à elle, déménagea à Berlin.

Beuthen était une ville minière de près de 100 000 habitants, où habitait une forte minorité polonaise. La frontière entre les deux pays se perdait dans un dédale de banlieues, de parcs et même de tunnels, et il y avait des rues, où les tramways allemands et polonais roulaient indifféremment. On parlait aussi bien polonais du côté allemand qu’allemand du côté polonais, ce qui fait que je n’étais jamais tout à fait sûr, lorsque je rentrais de promenade en banlieue, de quel côté de la frontière je me trouvais réellement.

Mais les choses se compliquaient encore lorsqu’on se trouvait sur la grand-place de la ville, dont je ne comprenais pas pourquoi elle avait si souvent changé de nom. Pour les gens simples, malgré la consonance étrangère, elle était le Boulevard ; pour ceux qui se piquaient d’histoire, la place François-Joseph ; enfin, pour le beau linge du nouveau pouvoir municipal, elle était désormais rebaptisée place Adolf-Hitler.

C’est ici même que les vrais et loyaux Allemands avaient prêté serment d’allégeance à leur nouveau dieu. Si on me l’avait proposé, je me serais bien joint à eux. Fichtre ! Le nouveau culte avait de quoi me séduire : drapeaux, chevaux étincelants, uniformes rutilants et chamarrés, fanions, fanfares, le tout gratuitement en plus, sans que j’aie à demander à Papa de m’emmener voir Guignol ou que je doive passer une heure à faire la conversation à Tatie pour pouvoir approcher de son poste de radio, cette boîte mystérieuse dont le contenu me demeurait obscur. Cette admiration ambiguë me valut tout de même un blâme sévère, rattrapé par le fait qu’on me donna un peu plus d’argent de poche. Pour éviter des ennuis ultérieurs, la famille m’engagea à m’« aligner » du côté des antinazis (au cas où un petit garçon de quatre ans aurait pu comprendre ce que cela pouvait bien vouloir dire !) Sur la grand-place, alors que les autres petits garçons apprenaient qu’ils étaient d’essence supérieure, écoutant quels étaient leurs droits et devoirs, j’endossais, moi, l’étiquette de sous-homme.

À compter de ce jour, ma vie fut de plus en plus recluse. Le matin, on m’accompagnait au jardin d’enfants juif, qui était tout à côté de la maison et mes après-midis étaient ponctués de jeux solitaires ou de leçons de piano, sous l’égide de la sœur de mon père, professeur de musique.

Il paraît que j’étais doué, mais mon tempérament rebelle se refusait à devenir l’esclave du grand géant noir avec sa bosse sur le côté, qui s’appelait « Bechstein ». Mes talents cachés se bornèrent donc à dévorer les pommes odorantes, censées me démontrer l’arithmétique des notes en solfège, dont le plus beau trophée restait, bien sûr, la grosse « ronde », qu’on allait couper en trente-deux tranches. Voici jusqu’où parvint à s’épuiser mon intérêt pour le monde de la musique.

En 1936, je fus envoyé dans une école juive, dont mon père avait jadis éprouvé la baguette, le cabinet noir et la discipline prussienne. Il s’en était bien vengé, en immortalisant les bancs de ses gribouillis et autres gravures sur bois. J’eus même des professeurs qui, quoique à la retraite depuis belle lurette, lui avaient jadis fait cours. Conscient du poids que la tradition familiale faisait porter sur mes épaules, j’essayais bon an mal an d’être bon élève, mais sans en faire plus que le strict nécessaire.

Nous travaillions sur de vieux manuels de classe, mais également sur de nouvelles éditions nazies. L’anniversaire d’Hitler était un jour férié. À cette occasion – telles étaient les nouvelles consignes scolaires –, les élèves étaient tous rassemblés pour écouter des poésies, récitées à la gloire de la patrie. Les plus progressistes de nos professeurs faisaient allusion au fait que nous n’aurions pas dû partager cette gloire… étant donné que l’égalité n’existait plus. La seule arme qui nous restait était l’amour-propre, et nous voulûmes, de notre côté, rivaliser avec ces nouveaux mouvements de jeunesse : nos excursions scolaires devinrent donc l’occasion de brillantes marches martiales, de chants et de joutes sportives spectaculaires. Malheureusement, toutes ces belles démonstrations furent à leur tour interdites les unes après les autres, et se défendre contre les jets de pierres, que nous recevions dans la cour de récréation, devenait aussi un crime. Nous étions des parias juifs, et la seule aire de jeu encore sûre qui nous resta fut un parc attenant un cimetière juif, situé en banlieue.

Mon père avait voulu que je devienne membre du club sportif sioniste Bar Kochba, du nom du chef d’une révolte juive dans la Rome antique. Nos entraînements n’étaient autorisés qu’en salle, mais nous y gagnions une confiance illimitée, nous insufflant un courage d’une nouvelle sorte, qui ne nous quittait plus.

Un soir d’hiver, alors que je me rendais au club avec un ami, nous fûmes, lui et moi, assaillis sur la place de la synagogue par une volée de boules de neige, accompagnées d’insultes et de mots grossiers. Nous eûmes juste le temps d’apercevoir l’uniforme noir des Jeunesses hitlériennes, porté par des garçons d’environ notre âge, qui se cachaient derrière les colonnes du temple. Notre orgueil l’emporta sur l’ordre de n’être que de dociles petits sous-hommes et nous partîmes à l’assaut ! Nos adversaires n’avaient pas escompté une si prompte riposte et restèrent perplexes. J’en attrapai un, le jetai dans la neige et me mis à le rouer de coups, avant de devoir malheureusement battre en retraite dès qu’il commença à hurler. Ses amis avaient déjà pris la poudre d’escampette et il n’y avait plus personne alentour. La nuit tombait et se chargea de reléguer notre petite aventure dans les oubliettes. Telle fut ma première et dernière occasion de riposter publiquement.

Je voulais tout savoir du monde dans lequel je vivais. Avec mes amis, nous nous faufilions dans les mines de charbons attenantes, les usines, les annexes ferroviaires. Les hauts-fourneaux d’un blanc aveuglant, les roues des puits miniers en perpétuel mouvement, les immenses terrils, les wagonnets chargés de minerai et reliés à des caténaires, les petits trains de marchandises tout grinçants, accrochés à de grosses locomotives noires, qui expiraient en freinant au bout de leur périple, les énormes nuages de fumée à l’odeur forte, tout cela témoignait d’une grouillante activité, qui n’attendait que l’ardeur de nos jeunes intelligences et nous emplissait du désir de tout comprendre. Nous avions la vie devant nous.

Alors que tout n’était pour nous que champ d’investigation et d’apprentissage, les Jeunesses hitlériennes, de leur côté, s’entraînaient, défilaient et chantaient à la gloire du Führer. Cependant, ces jeunes n’avaient pas tous la maturité requise pour ce genre d’entraînements et la vision de leur avenir dans un tel carcan de lois autoritaires poussait certains à se retrancher dans la mélancolie. D’autres, moins enclins à des pensées si profondes, s’occupaient plutôt à réfléchir à des questions telles que les pieds plats, les cors aux pieds ou les ampoules, bref, autant d’obstacles qui, effectivement, pouvaient venir freiner la course au titre de Seigneur de l’humanité.

De temps à autre, Maman m’emmenait faire une excursion le dimanche, de l’autre côté de la frontière, en Pologne, où les enfants se sentaient plus libres. Une belle prise pendant une partie de pêche ou la conduite d’un troupeau d’oies comblaient les goûts d’aventure de ces enfants qui, gambadant pieds nus sur les chemins de campagne poussiéreux, se rêvaient le plus riche fermier de la contrée. Ils n’en demandaient pas plus et n’avaient pas de professeurs pour leur expliquer qu’il fallait récupérer nos colonies perdues dans le Pacifique – d’ailleurs certains n’avaient jamais vu de professeurs de leur vie.

Chaque année, les rues de Beuthen étaient le théâtre de processions religieuses, où les catholiques, le jour de l’Ascension et de Pâques, étaient incontestablement passés maîtres en l’art de la pompe et du cérémonial. Des prêtres en chasuble, brandissant des bannières, conduisaient solennellement à grands coups d’encensoir des chars richement décorés, et le clou du cortège restait l’évêque, porté par les chants de ses fidèles, donnant ses bénédictions sous son baldaquin tout rebrodé d’or.

Le 1er mai, institué par Hitler « Journée du travail », était la grande fête pour les habitants de la ville, l’occasion de sortir leur joyeux costume régional, d’admirer le défilé des dernières nouveautés industrielles ou agricoles, d’aller au marché aux puces, à la foire, et d’écouter la musique au son des orchestres. Le bruit des bottes noires résonnaient dans les rues en bien d’autres occasions et les chemises brunes avaient trouvé un nouveau moyen de parader : les retraites nocturnes aux flambeaux.

Celles-ci étaient conçues pour marquer les esprits et les parades duraient très longtemps. Parfois, ces soirées se terminaient par le lynchage de Juifs ou d’opposants. J’avais reçu l’ordre de ne pas sortir de la maison et je suivais ces grands spectacles caché derrière un rideau. Ma mère me répétait que tout cela ne prédisait rien de bon pour nous, que je devais éviter de descendre dans la rue et plutôt rester jouer à la maison.

C’est à partir de là que je me mis à fréquenter plus souvent mes camarades d’école, invitant les plus intéressants à venir jouer à la maison. C’était sans compter avec les remarques familiales sur le choix de mes amis. « … Pourquoi invites-tu ces garçons ? Ils sont mal élevés et ont l’air négligé », me reprochait-on. « Enfin, nous connaissons tout de même suffisamment de gens biens ? Des médecins, des avocats, des commerçants, dont les enfants seraient de très bons camarades de jeu pour toi ! »

Ma conception des relations était très précise et l’imagination, la vivacité, le respect mutuel et la liberté d’agir étaient à mes yeux des points fondamentaux. Il va donc sans dire que les camarades tout-comme-il-faut que me destinait ma famille ne m’attiraient pas vraiment. Ces garçons ne connaissaient presque rien à « la rue », ne faisaient que répéter ce que disaient leurs parents et avaient toujours besoin d’une permission de leur gouvernante pour faire la moindre chose.

Nous célébrions la fête de la Torah dans notre synagogue. Vêtus de leurs plus beaux atours, une bannière à la main, les enfants défilaient au son de l’orgue, en une lente procession derrière les rouleaux de parchemin, montrés à travers les allées et le long des rangées de bancs, où se serraient les fidèles. Au deuxième tour de procession, à l’intérieur du temple, nous recevions de traditionnels friandises et chocolats, et, comme je faisais partie des plus grands, j’observais attentivement l’attitude de nos donateurs. Certains – nombreux d’ailleurs – faisaient preuve de générosité envers chaque enfant ; d’autres ne donnaient qu’aux rejetons des familles influentes ; enfin, il y avait ceux qui ne distribuaient qu’aux enfants pauvres de la communauté. À la fin de la cérémonie, nous comparions nos trésors. En ce qui me concernait, j’avais les poches plutôt pleines, mais certains enfants ne pouvaient cacher leur déception et regardaient tristement ceux qui se battaient pour savoir qui avait fait la meilleure recette. Pourquoi les gens donnaient-ils en faisant de telles différences ? Nous avions pourtant tous fait nos quatre tours, ni plus ni moins, et je ne comprenais pas. Les dons étaient-ils fonction de notre âge ? Ou de notre apparence ?

J’en touchai un mot à mon père et l’hésitation que je perçus dans sa réponse causa une vive souffrance à l’âme tendre que j’étais et finit par gâcher tout mon plaisir. Mon père lui-même n’avait jamais aimé cette coutume, qui fonctionnait sur un principe simple : on donnait aux enfants en fonction du rang ou de l’influence de leur famille, et cela revenait en quelque sorte à transmettre sa « carte de visite » sous forme de sucreries. Papa n’était pas dupe : il savait même qui offrait telle ou telle marque de chocolats ou de sucettes. Tout cela était à désespérer ! Même à la synagogue, les faits étaient là pour rappeler à qui n’avait rien qu’il n’était personne !

*

 

Le bruit montait jusqu’à mes fenêtres. Je me réveillai. Comme je ne supportais pas qu’on me répète de me dépêcher de me préparer pour aller à l’école, je décidai de me lever et d’ouvrir mes rideaux. À ma grande surprise, le jour se levait à peine. Je regardai sur le trottoir d’en face. Une grosse Mercedes noire, comme celles qui nous faisaient rêver, mes copains et moi, était garée devant la boutique du chausseur. La rue était jonchée de bris de verre et de chaussures neuves, il y en avait partout ! Des noires, des marron, des blanches, des sandales, des escarpins à talons. Un groupe de chemises brunes se dépêchait de fourrer tout ce qu’ils ramassaient dans la voiture… Je crois qu’il devenait clair que j’assistais à un cambriolage ! Comme il n’y avait pas d’autres témoins, je me précipitai, l’âme d’un grand détective, dans la chambre de mes parents pour les réveiller. Mon père, apparemment moins heureux de ma découverte, téléphona aux voisins. La confusion qui régnait était générale, mais une chose fut sûre : ce jour-là, il n’y eut pas école. Voulant savoir à quoi relier cet événement, je consultai le calendrier et vis que nous étions le 9 novembre 1938. Les nouvelles accouraient de partout, la synagogue brûlait, les pompiers refusaient de se déplacer, sous prétexte qu’ils étaient occupés à protéger les bâtiments alentour. Dans toute la ville, ce jour-là, des montagnes de livres furent jetés au feu et la plupart des magasins, pillés. Juifs ou chrétiens, tous évitaient de descendre dans la rue, néanmoins les arrestations furent très nombreuses.

Nous avions si peur d’entendre frapper à la porte les coups si redoutés, que nous nous tenions serrés les uns contre les autres, tous dans la même pièce, habillés et prêts à faire face à ce qui allait pouvoir advenir. Finalement, on frappa. Il fallut donc bien ouvrir. Nous nous trouvâmes nez à nez avec un homme en chemise brune, d’un certain âge, qui tenait une liste. Il fit défiler son doigt le long des noms, tapés à la machine, s’arrêta sur l’un d’eux, et grommela, d’un ton renfrogné, celui d’un vieux locataire juif qui avait déménagé quelque temps auparavant. Par bonheur, notre visiteur ne chercha pas à lui trouver de remplaçant.

La synagogue brûla complètement et notre école fut définitivement fermée. Certaines familles, qui en avaient les moyens, envoyèrent leurs enfants à la campagne, où les choses étaient plus calmes. Mon « lieu de villégiature » fut une maison pour enfants juifs située à Obernick, près de Breslau. Nichée au milieu de bois et de jardins, elle fut pour nous la merveilleuse occasion de partir à la découverte de la nature et je m’y sentis comme au paradis.

 

La plupart des Juifs, quand ils le purent, émigrèrent. Mon père, un sioniste connu de la première heure, voulait que nous partions en Angleterre, d’où nous devions rejoindre la Palestine, terre d’Israël. Mais les choses ne se présentèrent pas bien. Certes, on parlait beaucoup du Birobidjan, mais peu de gens le prirent au sérieux ; des Juifs polonais, dont personne ne voulait – les Polonais pas plus que les Allemands – furent déportés et placés de force sur la zone frontalière ; quant aux Juifs allemands, ils répétaient à l’unisson : « Tout cela ne peut pas nous arriver, nous sommes allemands. » Le doute ne les traversait pas un instant…

Il y avait aussi la rumeur, cette inévitable compagne de la censure. Nous connaissions un « Aryen » (c’est-à-dire un Allemand de pure souche germanique, selon la définition d’Hitler), membre du bataillon de travail de l’Organisation Todt (O.T.*1). Le chômage l’avait poussé à rentrer dans les rangs de ce corps sous-payé, chargé des travaux publics et des projets de construction de canalisations. Il affirmait tout savoir de ce qui se passait et nous conseillait de quitter l’Allemagne au plus vite. Ses prédictions étaient des plus sombres, voire basées sur un certain fond de méchanceté, et s’il avait évoqué l’énorme camp de concentration qui figurait déjà au programme secret de sa brigade, nous l’aurions pris pour un menteur devant l’Éternel.

Nous déménageâmes au cours de l’été 1939 dans un quartier ouvrier de l’ouest de Berlin, afin d’y partager un appartement avec la famille de ma mère.

Mon père partit pour l’Angleterre à ce moment-là.

1- Grg : groupe de génie civil & militaire nazi, en charge de projets de construction en Allemagne et en Europe occupée dont le mur de l’Atlantique.