Chapitre 4

« Un vieux routard »

J’avais mal à la gorge et je pensais que c’était les amygdales. Après le travail, j’allai voir le médecin de l’école, qui me rassura de son humour habituel – il s’amusait à parler comme les enfants : « Petit-maçon-tu-n’as-rien-du-tout, c’est-juste-un-petit-peu-enflé. Tu as raison, ce sont tes amygdales. Je vais te mettre un peu de pommade noire, tu te souviens, celle que tu aimes, qui a du bon sucre, du gras et des vitamines. Tu verras, bientôt, il n’y paraîtra plus rien. »

Pendant des semaines, je me promenais avec ma précieuse bande autour du cou, mais la crème fabuleuse ne faisait pas de miracles. Cette pâte – dont un jeune Tsigane affamé, qui en avait découvert les ingrédients rares et se l’était tartinée sur sa tranche de pain – nourrissait mon mal plus qu’elle ne le guérissait. Mon cou continuait d’enfler.

« Mon cher enfant, me dit mon pourvoyeur d’espoir et de crème, alors que je n’arrivais plus à bouger la tête, il faut que tu ailles au Revier. Tout de suite ! Tu as un furoncle et il faut l’inciser. » Cette fois, il était sérieux. Ces infections purulentes, dues à la malnutrition, prenaient des proportions énormes et se propageaient à toute vitesse sur le corps. Les détenus en avaient souvent, mais c’était la première fois que cela m’arrivait, et celui-ci était particulièrement dangereux, car il avait élu domicile sur mon cou – or, je ne voulais pas qu’on me le coupe…

Le lendemain matin, on m’attacha à une table d’opération et mon visage fut recouvert d’une serviette. On me fit respirer de l’éther, goutte par goutte et je comptais à haute voix, comme on m’avait dit de le faire. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser avec terreur que nous étions dans un camp de concentration – que la lame du couteau était peut-être trop longue, qu’elle pouvait dévier facilement sur un petit cou comme le mien… – et j’espérais que mon silence imminent ne serait que temporaire. Puis les chiffres se mirent à danser dans ma tête, plus vite, toujours plus vite.

Lorsque je me réveillai, on m’expliqua que la boule qu’on m’avait incisée était la plus grosse jamais vue jusqu’ici. Je m’en moquais. Je me traînai jusqu’aux toilettes et vomis.

Je fus alors confié aux soins du chef de chambrée du bloc des malades, un infirmier dont la douceur m’impressionna. Il officiait dans une partie du bloc 28a, où il s’occupait de dix châlits de trois rangées superposées, identiques à ceux du reste du bloc, à l’exception qu’ils avaient des draps. Les malades, essentiellement de vieux Polonais édentés, avaient été admis là, moins parce qu’ils étaient malades que parce qu’ils avaient besoin de soins, mais toutes les pathologies étaient présentes – de l’appendicectomie à la démence.

J’admirais le calme et la sérénité avec lesquels le chef de chambrée s’occupait de nous. C’était un communiste allemand, qui avait une vieille expérience des camps, un solitaire, pour qui s’occuper des malades était devenu toute sa raison d’être. Contrairement aux autres détenus, il semblait trouver une réelle satisfaction à son travail et faisait preuve d’un don de soi, d’un dévouement et d’une ardeur absolument surprenants. S’il restait quelque chose à manger, il le partageait avec la plus grande équité, et il lui arrivait souvent de prendre sur sa propre ration, pour complémenter celle des quatre adolescents que nous étions.

Je fis des efforts pour gagner son amitié, mais ce fut en vain. « Sois gentil, ne me parle pas trop longtemps, me disait-il parfois en s’excusant, tu sais, les autres pourraient croire que je te favorise. Les gens malades sont facilement irritables et il faut éviter de les rendre jaloux. »

Dans cette ennuyeuse et tranquille atmosphère de chambre d’hôpital où il n’y avait rien d’autre à faire que dormir, gémir ou mourir, ma seule distraction était les visites en salle de soins. On me mettait de longues mèches de coton dans la plaie et j’avais l’impression de ressembler à une oie qu’on gavait. C’était atrocement douloureux, mais cela rompait la monotonie ambiante.

Lorsque la plaie commença à cicatriser, je fus transféré au bloc 21a, avec deux cents autres détenus convalescents, agressifs et querelleurs, qui n’avaient rien d’autre à faire que de se détester mutuellement. Dès qu’ils allaient mieux, ils se battaient. Les rations étaient réquisitionnées sans exception et sans vergogne par un personnel qui profitait du contexte, et jamais elles n’avaient été aussi maigres.

Enfin, pour aggraver ce tableau d’anarchie, le médecin, un Juif allemand totalement surmené, était brutal et tout le monde le haïssait. Parfois, il lui arrivait de nous frapper et il choisissait toujours ceux qui ne comprenaient pas l’allemand, les traitant de « sales paysans ». Bien que sans raison, je n’échappai pas non plus à ses mauvais traitements. Un jour, au cours d’une visite de contrôle, il arracha la croûte de ma plaie si brutalement, qu’elle se rouvrit et il se mit à m’aboyer dessus : « Dehors ! Je n’ai pas de temps à perdre avec toi. Allez ! Fiche le camp. Au suivant, vite ! »

J’étais consterné de constater que la plupart de nos supérieurs hiérarchiques, ces gens dont les intrigues faisaient de notre chambrée un enfer plus qu’un hôpital, étaient des nouveaux venus. Ces mêmes prisonniers, qui n’avaient jamais connu la vraie vie au camp, ne comprenaient rien du sens de la misère commune, celle qui avait engendré le respect mutuel entre anciens détenus, ces gens-là nous imposaient leurs quatre volontés ! Dégoûté par la manière dont j’étais traité, j’essayai de reprendre contact avec mon bienfaiteur de jadis, le criminel allemand qui, à l’époque, avait tenu à ce que je sois correctement habillé. Malheureusement, mon espoir, peut-être fondé, ne put se réaliser. Il avait quitté le camp, me dit-on.

Enfin, après l’avoir tellement supplié et espéré, ce fut ma sortie. En partant, j’eus l’occasion de jeter un regard derrière l’espace clôturé qui faisait face à notre chambrée, entre les mystérieux blocs 10 et 11, où beaucoup de détenus pénétraient, mais dont peu sortaient. Le seul secret que j’y découvris fut dans la cour, entre les fenêtres verrouillées derrière lesquelles des crimes exécutés de sang-froid, d’affreuses tortures et d’horribles expériences se déroulaient : un clapier à lapins.

 

Pendant mon séjour à l’hôpital, beaucoup de choses s’étaient passées et j’avais manqué des tas de nouvelles. Les conditions de vie au camp restaient inchangées, mais les détenus avaient plus d’espoir. Il semblait que la guerre d’Hitler touchât à sa fin ; la révolte grondait, et pour la première fois, les nazis remplissaient les cellules de torture de ceux qui avaient été les leurs.

Quotidiennement, des groupes d’une dizaine d’otages débarquaient tout droit d’Allemagne, pour pénétrer dans le bloc 11, sans se douter de ce qui les attendait. Des hommes, des femmes, des enfants, des SS, des officiers supérieurs auxquels on avait arraché leurs insignes, entraient pour ne jamais en ressortir.

Au même moment, les rues du camp à cet endroit voyaient des détenus allemands chanter, marcher au pas et faire des exercices, dans le cadre de leur préparation comme « volontaires » de la Wehrmacht. Devant son besoin urgent de chair à canon, celle-ci avait décidé de former un bataillon avec d’anciens détenus.

Les futurs soldats – dans l’unique perspective de pouvoir déserter – étaient heureux d’être enrôlés. Ils avaient tu leurs premiers scrupules et rêvaient qu’ils allaient rejoindre les armées alliées. Notre doyen de bloc – apparemment, il avait fallu le persuader – s’était lui aussi porté « volontaire ». Le bloc 8, devenu un centre d’entraînement militaire, était en face du nôtre, et l’on racontait que le doyen s’était complètement métamorphosé : il s’était mis à boire, errait comme hébété dans le camp et évitait ses anciens amis. Nous ne réentendîmes parler de lui que pour apprendre un jour qu’il s’était suicidé. Lui ! Notre père impitoyable et sévère, le dictateur-bienfaiteur du bloc 7a, s’était donné la mort !

Notre nouveau doyen de bloc était un Polonais, sombre et renfrogné, qui n’avait pas grand-chose en commun avec son illustre prédécesseur. Nous l’avions surnommé « tête de carpe », tant il était muet et en avait le faciès. Bien qu’il fût, lui aussi, très sévère et prompt à déclarer le couvre-feu pour nous punir au moindre désordre dans le bloc, il se comportait plus en maître d’école qu’en protecteur. Son seul souci était la direction du bloc, mais le reste – ce que nous faisions de notre temps libre, ce que nous tentions pour survivre –, tout cela lui était complètement égal. Quand nous avions des problèmes et allions le trouver pour lui demander de nous aider, il nous répondait en haussant les épaules, d’un air impuissant : « Je ne suis pas Dieu le Père ! Simplement le chef du bloc 7a. »

Il n’avait pas grande influence dans la sphère des Prominenzen – il parlait mal l’allemand, sa voix ne portait pas suffisamment pour en imposer, enfin son bloc ne se composait que de détenus pauvres et insignifiants, qui ne rapportaient aucun pot-de-vin et ne pouvaient pas contribuer à faire de lui un délégué riche et important. Même nous, n’avions pas d’estime pour lui. Nous l’évitions, mais – à son grand désarroi – moins par peur de lui que par volonté de l’ignorer.

Très vite après mon retour, je retournai rendre visite à notre cher médecin d’école, si sollicité de toutes parts. Comme s’il se sentait personnellement responsable de tout ce qui nous arrivait, il me questionna abondamment sur la manière dont les choses s’étaient passées au Revier et je répondis à tout en détail.

C’est alors qu’il me fit une confidence : il avait immédiatement réalisé à quel point mon état était sérieux, mais il l’avait tenu secret. Pour raccourcir mon temps de séjour – inévitablement dangereux au Revier – et faire en sorte que je ne sois pas obligé d’attendre longtemps avant d’être opéré, il avait mis de la crème sur mon phlegmon pour le faire mûrir et qu’il soit prêt à être incisé. Je le remerciai profondément, mais il était trop occupé pour lever les yeux. Avec une tendresse de maman, il était en train de retirer une teigne du crâne d’un petit Tsigane, qui s’infectait.

*

 

Pendant ses premiers mois au camp, le détenu passait tout son temps libre à ruminer sur l’avenir. Mais une fois qu’il connaissait tous les détails déprimants de la vie concentrationnaire, il cessait, n’ayant plus le courage d’un tel exercice, et se bornait juste à survivre. Plus tard, lorsqu’il était passé par les multiples épreuves de la vie concentrationnaire et de la misère de sa condition, il n’aspirait plus qu’à une chose : oublier.

Nous les jeunes, nous avions trouvé le bon moyen pour cela : chanter ! Que cela soit lors des nombreux couvre-feux dans le bloc, pendant la douche hebdomadaire nous chantions, pour chasser la solitude nous chantions, nous chantions tout le temps et toutes sortes de chants différents : des mélopées tsiganes, des chansons d’amour, des airs populaires de l’Europe entière, des chants de partisans. Et nos airs préférés nous servaient de signe de reconnaissance.

Moi, j’avais une chanson française que j’adorais : c’était l’histoire d’amour d’un jeune garçon, qui racontait à sa mère pourquoi il était rentré dans la Légion : Pas parce que je suis un assassin / Pas parce que je suis un brigand / Juste parce que j’aime une fille, disait le soldat à l’autre bout du monde. Chaque fois que j’en fredonnais l’air, devenu mon signe de reconnaissance, j’avais l’impression d’être vivant, envers et contre tout, d’être encore le même, après un an de déportation. Je ne savais pas à quoi je ressemblais – nous n’avions pas le droit d’avoir de miroir – mais d’entendre mon air préféré, était bien la preuve que j’existais.

Le soir, dans nos châlits, il arrivait souvent que des adolescents russes se mettent à chanter, et ces airs bouleversants portaient en eux une telle charge, à la fois de résistance et de confiance, que nous reprenions en chœur. Français, Belges, Hollandais, Allemands, Autrichiens, Italiens, Tchèques, Slovaques, Polonais, Hongrois, Grecs ou Russes, nous nous laissions emporter par le rythme, et peu importait ce qu’en auraient pensé nos pères ! Ces mélodies nous prenaient aux tripes, comme deux générations plus tôt, elles avaient séduit et entraîné les révolutionnaires. Elles n’avaient rien perdu de leur sens initial. L’appel à s’unir et lutter contre l’ennemi commun valait aujourd’hui comme hier, et beaucoup plus encore : il était devenu vital ! Même ceux qui étaient contre le communisme, à l’instar de nombreux Ukrainiens, ne pouvaient plus rester dans leur coin et, comme aimantés, venaient se joindre au chœur.

Nos chansons préférées étaient « Et si demain apporte la guerre », « De frontière en frontière » et « Cavaliers des steppes ». Elles nous rendaient sentimentaux et nous imaginions, quelque part dans les forêts d’Europe, les jeunes partisans les fredonnant eux aussi. Nous faisions nôtre leur combat et le nôtre était le leur.

L’arme à la main, ils se battaient pour ceux qui n’avaient pas reconnu l’ennemi à temps, tandis que nous, pauvre troupeau humain, étions réduits à tenter de survivre. Il ne restait qu’une chose que nous puissions faire pour la cause commune : chanter. Il y avait aussi les traditionnels chants du camp. La plupart étaient au départ des marches militaires allemandes sur lesquelles les détenus avaient mis un texte, anodin. Le chant d’Auschwitz, lui, était d’un mauvais goût rare. Il reprenait une des mélodies préférées de nos gardes et les paroles étaient : « Qu’il neige ou que fleurissent les roses, nous resterons à Auschwitz. » Il existait parce que les responsables du camp avaient voulu avoir un chant, mais il était si répugnant, que nous ne le chantions que contraints et forcés.

Nous avions trois chants, composés presque dix ans auparavant par d’anciens détenus, qui racontaient la vie dans les camps des Marais, près de Pappenburg. Le premier disait : Quand l’enfer côtoie le bois / Quand le marais m’engloutit / Je pense à toi Patrie, Ô ma patrie… Malheureusement, la musique – un ancien chant de la marine allemande – était plus entraînante qu’émouvante, ce qu’elle aurait pourtant dû être. Le second, Nous sommes les soldats des Marais / Habillés en jaune et noir…, n’était pas non plus de mise, sans compter que la partition était une marche nazie de travailleurs et le ton en était beaucoup trop fort et optimiste. Le troisième par contre, dont les paroles et la musique avaient été composées par des déportés, nous plaisait totalement. Depuis le premier jour où, en 1934, il avait résonné dans le camp des Marais, le Börgermoor, il était devenu une sorte de chant emblématique pour les prisonniers politiques. Assez rythmé lui aussi, il soulignait cependant que le combat serait long et difficile. Loin vers l’infini / S’étendent de grands prés marécageux, et qui le chantait jusqu’au bout entendait la strophe annonciatrice : Mais un jour dans notre vie / Le printemps refleurira.

Ce chant, bouleversant, chanté dix ans auparavant par des détenus allemands antifascistes, seuls et oubliés dans les camps des Marais*1, était aujourd’hui repris par près de quatre cents jeunes, issus de l’Europe entière, qui unissaient leurs voix avec force pour lui redonner vie. L’hymne des détenus résonnait dans le bloc comme un défi, crevant la nuit sombre, la nuit nazie. Nous savions qu’avec nous, des millions d’autres camarades dans les camps le chantaient, et que ce jour viendrait, où nous serions tous unis. Plus fort alors, nos chants retentiraient ; un jour, ils nous inspireraient pour rechercher, jusqu’au dernier, nos oppresseurs et leurs vassaux et faire que justice soit.

Comme nous travaillions à proximité d’une route, nous regardions souvent en sa direction pour apercevoir les nouveaux arrivants. Notre attention était attirée par les longues colonnes de femmes, qui venaient du camp surpeuplé de Birkenau et se rendaient à la désinfection et la douche mensuelle. À une distance suffisamment éloignée pour que leurs gardiens ne puissent nous poursuivre, nous leur demandions leur nationalité et partions à toute vitesse chercher leurs compatriotes parmi nous.

« Y a quelqu’un de Miskolc ? » nous demanda l’une d’elles. Nos voix se firent l’écho de sa question et résonnèrent dans les ateliers vides, qui étaient en construction. La réponse arriva sous forme de pas rapides, des camarades hongrois natifs de cette ville, pour qui jadis celle-ci avait été un havre de paix et de joies familiales. Esquivant prudemment les gardiens – des femmes SS et leurs chiens féroces, partout présents –, ils s’approchaient de la route à la recherche de quelques relations d’antan.

Nous observâmes la suite avec attention. Nos contreparties féminines s’avançaient péniblement vers l’endroit où nous étions, revêtues de haillons, les cheveux tondus, le visage marqué par la souffrance et le désespoir. Elles levèrent à peine la tête pour nous saluer, gardant le peu de force qui leur restait pour pouvoir se traîner le long de cette route poussiéreuse. Je les regardai pensivement, me disant qu’il y a quelques semaines encore, ces mêmes femmes, élégamment vêtues, étaient peut-être en train de se promener dans les rues de Budapest, attirant au passage quelques regards admiratifs. Aujourd’hui, elles étaient tout en bas de la hiérarchie des déportés – de nouvelles recrues, impuissantes – et le cœur d’un homme avait du mal à voir une telle détresse. Pour leur redonner du courage, nous nous découvrîmes, retirant de nos crânes chauves nos calots bleu et blanc, et nous nous forçâmes à sourire, en leur faisant un signe de la main.

Nos camarades de chantier nous racontèrent plus tard qu’elles avaient demandé s’il y avait des camps pour les enfants. Isolées dans un baraquement spécial du camp des Juifs hongrois, les femmes vivaient en plein cœur de l’usine de morts qu’était Birkenau, et la direction du camp, rusée, les maintenait dans l’ignorance en continuant de parler de « déplacement ». La vérité n’était donc pour beaucoup d’entre elles, qu’une affreuse rumeur supplémentaire, qu’elles espéraient ne jamais voir se réaliser.

J’adorais regarder les femmes détenues, c’était presque devenu une passion. Je voulais comprendre ce qui les rendait si attirantes. Lorsqu’un groupe de détenus avançait au loin et qu’on reconnaissait aux robes qu’il s’agissait de femmes, nous faisions tout, nous les adolescents, pour saisir une occasion de quitter le travail. La raison la plus fréquemment invoquée était évidemment le besoin d’aller à trois aux toilettes, mais on n’y avait droit qu’une fois par jour. Si nous avions réussi à nous retenir jusqu’à n’en plus pouvoir et que nous faisions partie des trois premiers qui avaient aperçu les robes, notre ruse était réussie. J’avais une excellente vue et une non moins excellente vessie et me distinguais toujours à ce petit jeu-là. Notre surveillant était le premier lui-même à espionner les femmes, mais nous ne craignions pas sa concurrence. Cette bonne âme criait en ces occasions : « Trois garçons qui ne sont pas encore passés aux latrines ? Alors, c’est maintenant ! » Il fallait saisir la balle au bond, après ce n’était plus qu’une question de souplesse.

L’enthousiasme pour aller saluer les femmes était partout le même dans tous les kommandos de travail. En un clin d’œil, les détenus se pressaient à qui mieux mieux les uns contre les autres au bord de la route, et c’était à celui qui réussirait à apercevoir quelque chose. Malheureusement, notre petit jeu prit fin brutalement le jour où les SS se lancèrent à notre poursuite. La chasse fut ouverte par une femme en uniforme SS. Elle avait des mollets de coq, était absolument affreuse, mais elle s’était imaginé que nos regards lui étaient destinés et, de ses cris d’orfraie furieuse, avait alerté les gardes, qui se mirent à nous pourchasser. Nous courions dans tous les sens à travers le chantier et dans les nouveaux ateliers pour leur échapper, et cherchions désespérément un endroit où nous cacher. J’aperçus alors un tas de caisses vides, qui venaient d’une livraison de machines. L’une d’entre elles avait encore son couvercle et me sembla une bonne cachette. Je me précipitai à l’intérieur.

Le bruit des cris et des recherches dura vingt minutes, lourdes d’angoisse, puis il cessa. Je sortis tout doucement de ma planque et là, brusquement, m’aperçus que toutes les autres caisses étaient occupées. Une fois tous sortis, nous nous réunîmes en un grand conciliabule, puis un à un, prudemment, repartîmes, mais cette fois au travail.

Les quelques garçons qui avaient couru dans la mauvaise direction, et s’étaient fait prendre par leurs poursuivants, furent punis de vingt-cinq coups de fouet sur le séant. Aller au bord de la route pour voir passer les femmes était désormais classé comme un délit. Mais le désir, l’inaccessible, restait plus fort et nous fîmes tout pour continuer de voir les femmes. Dès que nous étions au camp, nous nous pressions autour du baraquement toujours plein de vapeur – il servait de laverie – et tentions désespérément de les apercevoir sous la douche. Nous faisions la courte échelle pour arriver jusqu’à la seule et unique fenêtre aux vitres brisées, haut perchée, à travers laquelle nous parvenions à distinguer vaguement et de loin seulement des corps nus. Malheureusement, même ce plaisir, pourtant bien modeste, nous fut bientôt retiré. Les femmes n’allèrent plus au bain.

Vint le jour où je compris que le succès arrive toujours quand on l’attend le moins. Nous étions entre la ligne de chemin de fer et la route de Birkenau en train d’arracher quelques baraquements qui ne servaient plus, lorsque nous fûmes surpris par un violent orage. Le travail fut arrêté et nous espérions que ce geste du ciel durerait un peu. Je partis avec quatre autres garçons trouver refuge dans une grange abandonnée, où nous nous reposâmes un peu, écoutant les gouttes qui rebondissaient joyeusement sur la tôle ondulée.

Tout à coup, notre attente fut interrompue par la brusque entrée de deux nouveaux arrivants, qui, sans s’apercevoir que nous étions là, se mirent à essorer leurs vêtements, trempés jusqu’à la corde. En regardant le contour de leurs silhouettes, je réalisai brusquement qu’il s’agissait de filles, de belles et robustes filles ! J’étais si stupéfait de découvrir l’objet de tous mes rêves de jeunesse, là, à portée de main, que je ne pouvais rien faire d’autre que d’en fixer toute la grâce et la féminité.

Mes amis, eux, connaissaient la vie depuis longtemps et ils surent très vite créer des liens. L’une était polonaise, l’autre russe, et leur gardienne – peut-être avait-elle eu peur de rester seule avec des détenus – était allée chercher refuge dans une guérite non loin de là. La conversation n’alla pas au-delà. La pluie était bienveillante, certes, pour ces quelques jeunes hommes en mal de séduction, mais il fallait faire vite. Deux couples partirent s’isoler dans l’autre partie de la grange, un sanctuaire rempli de foin, pendant que je faisais le gué avec mes copains dehors. Nous les enviions beaucoup, bien sûr, d’avoir une telle chance, mais nous espérions qu’un jour viendrait la nôtre.

Le bruit fort et rythmé de la pluie martelait le toit d’une manière très harmonique et ne faiblissait pas. La nature est forte, dit-on, et elle offre quelques joies…

Lorsque nous rentrions au camp, nous passions souvent devant un nouveau camp, que j’avais bien connu lorsqu’il était encore en chantier. Il abritait pour le moment un pré-kommando de femmes, chargées de l’aménager : soixante-dix châlits de trois lits superposés, une table, une armoire et deux bancs par chambrée. Les quelques détenues qui s’y trouvaient avaient été choisies parce qu’elles étaient fiables, et n’étaient temporairement surveillées que par un seul garde, posté devant l’entrée, ce que nous sûmes largement exploiter.

En longeant le camp, les filles et nous mutuellement nous jetions des fleurs par-dessus la clôture ; elles étaient un peu fanées, mais elles venaient du cœur et nous les avions cueillies pendant les quelques rares minutes de répit qui nous restaient à la pause de midi, une fois que notre soupe était avalée. Pour nous soutenir les uns les autres, nous nous faisions de grands bonjours, agitant notre calot et elles leur foulard.

Je demandai s’il y avait parmi elles des Juives d’Allemagne ; je mis mes mains en haut-parleur devant la bouche et leur criai le nom des femmes qui avaient été dans le même convoi que moi. « Non, répondirent-elles, nous n’avons jamais rencontré ces matricules. » Je ne me décourageai pas et envoyai toutes mes amitiés les plus chaleureuses à des gens qu’au fond je ne connaissais pas. Nous ne saluions personne en particulier, mais plutôt toute une jeunesse, une génération montante, qui ne se laisserait jamais abattre.

Les jours où mes camarades de classe prenaient des grands airs en me disant que je n’étais encore qu’un enfant pour elles, et où les seules femmes que je regardais étaient des adultes, étaient désormais révolus. Je commençais à m’intéresser aux filles, même si nous en voyions peu.

De jour et de nuit, des femmes détenues travaillaient à l’Unionswerke, mais l’usine était entourée de fils de fer barbelés et aucun étranger n’y était admis. Les ouvriers étaient tenus au silence, mais nous savions très bien ce qu’ils produisaient, à la simple vue de tout le gravier dans les wagons à ciel ouvert et qui repartait vers les aciéries d’Allemagne sous forme de disques métalliques. C’était la preuve qu’ils fabriquaient des obus, et nous savions même – à la taille de leur diamètre – à quel type d’artillerie ils étaient destinés.

Parfois nous voyions des femmes, qui étaient en convalescence et avaient été rassemblées en un petit kommando, qui arrachaient les mauvaises herbes. Leur travail consistait à trouver des plantes médicinales sauvages et à ramasser les orties pour la soupe des détenus. Comme elles étaient surveillées, elles n’osaient pas nous parler. Mais lorsqu’elles arrivaient près de nous, leur pauvre corps décharné baissé pour ramasser les herbes, nous apercevions un très léger sourire sur leur visage.

Un genre de femmes complètement différent était également dans notre camp : les prostituées du bordel, qui se trouvait à l’étage au-dessus de la chambrée des détenus de l’orchestre du camp, au bloc 24. Il se composait de vingt-quatre cabines, coquettement aménagées. Les détenus allemands avaient le droit de s’y rendre une fois tous les quinze jours ; les autres, hormis les Russes, les Tsiganes et les Juifs, avec un petit jeton en métal, pouvaient y aller tous les deux mois. Les Prominenzen du camp y avaient leurs maîtresses, des femmes pour lesquelles apparemment ils éprouvaient vraiment quelque chose. En retour de cadeaux, les filles de joie faisaient durer, la fois suivante, le plaisir un peu au-delà des quinze minutes réglementaires.

La plupart d’entre elles – qui venaient de l’Europe entière – pratiquaient déjà le plus vieux métier du monde avant leur arrestation. C’était là tout le paradoxe ! Arrêtées parce qu’elles se prostituaient, elles se retrouvaient là pour le plaisir de ceux – geôliers et détenus – qui les avaient jadis pourchassées.

Elles n’avaient pratiquement jamais le droit de quitter leur poste, et c’était très rare de les voir à la fenêtre. Mais lorsque c’était le cas, nous ne manquions jamais d’aller les observer. Certains parmi nous n’avaient que des paroles de mépris pour ces poupées peinturlurées, d’autres au contraire éprouvaient de la compassion pour elles. Elles étaient des déportées et, à ce titre trouvais-je, méritaient notre respect.

Souvent, avant de débuter leur longue et épuisante soirée de travail, elles scrutaient la cour et appelaient les prisonniers qui avaient l’air jeunes ou particulièrement faibles, leur disant d’aller se placer sous leur fenêtre ; elles leur lançaient alors une ration de pain. C’était leur manière de nous faire comprendre que malgré tout, ces femmes gardaient un cœur de mère.

*

 

Gert l’Effronté, mon plus fidèle ami, travaillait maintenant sur une grande propriété agricole, non loin de Rajsko, ce qui signifiait qu’il devait se lever bien avant cinq heures du matin, marcher pendant plusieurs heures, suer sang et eau au champ et rentrer au camp, épuisé et les mains pleines d’ampoules. Souvent il rentrait après l’appel du soir. Cela dit, travailler en plein milieu de tomates juteuses et d’oignons bien épicés présentait aussi quelques avantages.

Tous les dimanches, il y avait une voiture à cheval qui s’arrêtait devant le bloc 5, transportant visiblement des fleurs. Sous ces plantes vertes, pots de fleurs, et autres bouquets multicolores qui servaient la direction du camp dans son intention de montrer un camp modèle sous des « dehors sympathiques », il y avait des sacs remplis de toutes sortes de légumes, que le kommando avait « organisés » pendant la semaine. Cette ruse transformait la chambrée des travailleurs agricoles en épicerie, car ils troquaient de pleins calots de légumes contre du pain, plus précieux encore. Par chance, les gardiens chargés des fraudes étaient en congé le dimanche, et la chose ne fut jamais découverte.

Gert l’Effronté avait toujours quelque chose à me donner, lorsque je venais lui rendre visite : une ou deux tomates que nous avalions avec délice, un peu d’ail – avant qu’il ne disparaisse – que nous frottions contre notre tranche de pain, parfois même un oignon – la pomme des délices – que nous dégustions consciencieusement, épluchure par épluchure, et tout cela était un festin qui venait briser la monotonie de notre nourriture dans la semaine. Je n’avais rien à offrir en contrepartie à mon généreux ami – notre pacte de tout partager était rompu depuis longtemps – et j’étais d’autant plus gêné d’accepter ses cadeaux, que lui-même avait un grand besoin de ses deux livres de légumes, durement gagnées pendant la semaine, pour aider sa famille : son père était à Birkenau et son frère à Monowitz.

« Quand on n’a pas de nouvelles de ses parents, on craint le pire et on espère un miracle », me disait-il. « Finalement, on apprend qu’ils sont au camp et on est fou de bonheur. Et puis très vite, lorsqu’on entend que leur situation empire de plus en plus, on finit par regretter de savoir ce qu’ils sont devenus, parce qu’on a peur que le pire devienne réalité. »

 

Tous les jours et toutes les nuits, de nouveaux convois de Juifs hongrois arrivaient à Birkenau. Beaucoup furent placés dans notre camp, de telle sorte que nous dûmes partager nos paillasses. Nos nouveaux camarades se différenciaient de tous les autres, car ils étaient « magyars ». Ils semblaient découvrir la portée du mot « contrainte ». Leur langue également était complètement différente de toutes celles que nous connaissions. Nous essayions tout de même de nous faire comprendre et nous mettions des heures à leur expliquer les règles de base de la vie au camp. Mais nous doutions fort qu’ils apprissent jamais l’art d’être un « sous-homme ».

Depuis mon arrivée il y a plus d’un an, le nombre des effectifs passés par Auschwitz avait doublé. Les détenus étaient maintenant subdivisés en cinq groupes : « E » pour « Erziehungshäftlinge » (prisonniers rééduqués), « G » pour « gewöhnliche Häftlinge » (les prisonniers lambda), « Z » pour « Zigeuner » (Tsiganes), « A » et « B » pour les Juifs, arrivés en convois de masse, depuis 1944. La plupart des prisonniers, tatoués de la lettre « E », étaient des droit-commun allemands ; ils étaient dans un camp spécial de Birkenau ; les uns étaient relâchés lorsqu’ils avaient « fait leur temps », les autres restaient à perpétuité. Leur matricule était tatoué sur l’avant-bras gauche. Les détenus qui n’appartenaient pas aux « G » avaient la lettre de leur catégorie, figurant devant leur matricule. Lorsque la section politique décidait de transférer un détenu d’une catégorie à une autre – ce qui arrivait rarement –, son tatouage devait, lui aussi, être modifié.

Je connaissais un jeune Tsigane qui fut l’objet de cette versatilité bureaucratique et se retrouva tour à tour victime, puis bénéficiaire. Déclaré subitement « Aryen », il eut le droit d’aller au bordel et de se porter volontaire dans l’armée. Ses nouveaux compagnons « raciaux » continuaient néanmoins à le considérer avec mépris et chuchotaient : « Il a l’air d’un Tsigane, il se comporte et parle comme eux, et il aurait mieux fait de le rester. » Lui, n’avait pas assez d’autorité pour jouer les « seigneurs » et il n’avait donc pas gagné au change. Son ancien tatouage, précédé du « Z » étant devenu obsolète, avait été barré à l’aide de petites croix tatouées, et le nouveau trônait juste à côté, plus seyant, plus net et plus grand.

Les nazis forgeaient des plans optimistes et prirent de nouvelles dispositions pour l’arrivée de futurs millions d’esclaves, issus des nombreuses « races inférieures » dont l’Europe regorgeait. Il fallait agrandir Auschwitz et les nouveaux chantiers poussaient sur le site comme des champignons. Les besoins en travailleurs qualifiés devinrent si importants, que le millier de détenus qui avaient été formés à l’école des maçons n’y suffit plus. Des projets gigantesques étaient prévus. Un de nos contremaîtres disait les avoir vus. Ils prévoyaient un camp « d’habitation » deux fois plus étendu que l’actuel, une capacité industrielle triplée, et un nouveau réseau routier et ferroviaire pour la zone de production.

Le premier pas vers la réalisation de ces plans d’agrandissement fut la création d’une nouvelle administration. Notre camp était le plus petit, donc le plus propre, et servait de camp modèle aux délégations extérieures. Il fut baptisé Auschwitz I. Les camps de Birkenau devinrent Auschwitz II, Monowitz et ses camps annexes Auschwitz III. Ainsi toute la zone, qui s’étendait de la Vistule à la Sola, devint-elle un seul et grand complexe, un immense camp de concentration, un monstre pour qui le connaissait et l’éprouvait, un simple nom en triple exemplaire pour les autres.

J’avais été transféré dans un kommando appelé « les écuries nouvelles ». Trimant en plein soleil, toute la journée à creuser des fondations et à remuer la terre, nous n’avions pas le droit de retirer notre veste. Notre garde SS, lui, paressait à l’ombre et nous observait.

Parfois – peut-être la soirée de la veille avait-elle été un peu trop fatigante –, il arrivait que ce représentant du Troisième Reich, non vraiment zélé, mais tellement agressif, s’assoupît. C’était alors le signal, pour les plus hardis d’entre nous, de sauter par-dessus la clôture et d’aller se faufiler dans le jardin mitoyen. Oiseaux, abeilles et vers, tout nous était bonheur, sans parler des baies, des fleurs et des radis… denrées rares et d’une grande utilité. Comme toutes les propriétés polonaises réquisitionnées sur la zone du camp, le jardin faisait, lui aussi, partie d’un domaine mis à disposition d’un officier SS et de sa famille. Nos mini-expéditions de pillards allaient donc bien au-delà du seul acte de battre l’ennemi avec ses propres méthodes. L’attaque par-derrière sans être découverts nous permettait de semer la confusion des genres – même si celle-ci se limitait à la sphère domestique. En rentrant chez lui dans sa villa, le chef nazi allait découvrir ses beaux parterres de fleurs saccagés et accuserait certainement sa progéniture !

Mais ceci n’était que des intermèdes, car en règle générale, rien ne venait interrompre la monotonie de notre travail. Nous creusions jusqu’à épuisement et transpirions sang et eau avec pour vague espoir celui de décrocher le versement – très aléatoire – de la prime ; elle se montait à un seul et pauvre mark du camp*, monnaie qui permettait d’accéder à des plaisirs que la plupart des déportés comme nous, en tout cas moi, n’approchaient jamais. Quand par chance quelqu’un la touchait, il passait la soirée (avec les détenus privilégiés qui recevaient de l’argent de chez eux) à faire la queue devant la cantine et pouvait s’offrir – si tout n’était pas déjà vendu – de la moutarde, du papier toilettes, du papier à lettres, du papier à cigarettes ou du tabac, faits à base de sciure de bois. Théoriquement, la prime pouvait atteindre jusqu’à un mark par semaine. Encore une belle astuce des nazis pour mieux nous exploiter. Un mark, valeur maximum que pouvait atteindre un esclave du vingtième siècle…

Gert l’Effronté m’avait présenté à un nouveau du camp, un grand gaillard solitaire, la petite quarantaine, qui en imposait. Il était juif, s’appelait Philipp Auerbach, et venait de Berlin. J’étais censé lui apprendre les règles de la vie au camp. « Vu sa bedaine et ses grosses lunettes, je le verrais assez bien prof, me disait Gert, mais je crois qu’il a le contact facile. Bon, il est un peu naïf, mais il a toujours des histoires géniales à raconter. Tu verras le débit qu’il a, en particulier sur Berlin, c’est incroyable ! »

Effectivement, mon nouveau copain avait beaucoup de choses à raconter et ses aventures dans les décombres de Berlin étaient pour moi un feuilleton si passionnant, que j’allais le voir tous les soirs. Nous marchions dans la rue principale du camp et il me dévoilait ses secrets, en se retournant tout le temps furtivement, de peur que quelqu’un ne l’entende.

« Je suis docteur, disait-il fièrement, mais pas un docteur en médecine. Non ! Je suis quelqu’un de réaliste, moi, j’ai fait criminologie. Cela ne te dit rien, sans doute. C’est un domaine qui s’intéresse aux crimes et aux criminels. Parfait, n’est-ce pas, en ces temps présents ?!

« Jusqu’au mois dernier, j’étais enfermé à la prison de Alexanderplatz, où j’étais chargé de seconder la police dans ses rafles contre le marché noir. Comme les décombres d’immeubles bombardés étaient une cache idéale pour la pègre et que les évadés de toutes sortes ne pouvaient s’en tirer qu’à condition de rentrer dans une organisation criminelle, tu peux imaginer tout ce qu’on avait à faire ! Je portais une grosse moustache, qui me faisait ressembler à un détective, et quand on avait des actions à l’extérieur, j’étais autorisé à porter un revolver. »

En vieux routard du camp, je lui conseillai de rester plutôt discret sur ses activités passées, et de faire attention à ses lunettes… (il n’en trouverait pas d’autres ici). « Oui, tu as raison, me dit-il, en plus, il est possible qu’il y ait des détenus qui me connaissent d’avant et qui n’en aient pas gardé un bon souvenir. »

Par la suite, il était devenu méconnaissable tant il avait maigri, il s’était gagné les faveurs d’un détenu privilégié allemand et s’était trouvé un bon poste. Apparemment c’était toujours utile d’être criminologue… Nous perdîmes contact avec lui – nous étions jeunes et il n’avait plus besoin de conseils.

 

Plus de cent mille détenus arrivèrent après moi et j’étais devenu un « vieux de la vieille », qui depuis un an qu’il était ici, savait tout sur le camp. De nombreux détenus de fonction me connaissaient de vue et j’étais devenu quelqu’un pour qui on avait de la considération. Le petit – celui que tout le monde avait essayé d’impressionner – s’était transformé en vieux routard désormais respectable, parce qu’il tenait encore bon.

Un jour, la direction du camp m’accorda même une concession en m’incluant dans la liste de ceux qui avaient le droit d’envoyer une lettre chez eux. Je regardai fixement la carte qu’on m’avait donnée ; puis je réfléchis à ce que j’allais écrire – puisque l’on n’avait droit qu’à quelques mots – et à qui j’allais écrire. J’adressai donc mon message à une vieille dame allemande, qui avait été l’une de nos voisines, et écrivis : « Je vais bien et espère que vous m’enverrez de bonnes nouvelles » (je voulais dire par là un petit paquet). Bien entendu, ces quelques lignes sur lesquelles j’avais fondé des espoirs restèrent lettre blanche. Je suppose qu’elles furent déchirées, avant même de quitter le camp.

Une autre fois, l’administration prit la décision d’organiser des séances de cinéma, mais seuls les détenus allemands et polonais avaient le droit d’y aller et recevaient des tickets. Avant chaque séance, les autres détenus, notamment les Russes, les Juifs et les Tsiganes, faisaient la queue devant l’entrée, se bousculaient et bouchaient l’entrée, essayant de profiter de chaque occasion pour se faufiler à l’intérieur. Un soir pourtant, alors que je me poussais contre la porte, mes efforts furent enfin récompensés. Un criminel allemand, qui passait par là et me connaissait de loin, me glissa un ticket dans la main. « Rentre, petit, chuchota-t-il, amuse-toi bien. »

J’étais fou de fierté et pénétrai dans le cinéma, une salle vide du bloc 2a, et cela commença : une séance, avec un vrai film sonore, à Auschwitz ! Oubliant que nous étions entassés les uns contre les autres, nous suivions l’histoire avec passion, dévorant l’écran : une histoire d’amour où l’on voyait des gens vivre normalement, manger des bonnes choses, être bien habillés, des femmes, une vie de famille… bref, un mirage. Chaque détail nous semblait un rêve, mais plus encore : un autre monde, devenu au fond si éloigné du nôtre, qu’il n’en était même plus compréhensible.

 

Pendant quelque temps, le bloc 2a devint un centre de réunions culturelles et de concerts avec des sketchs humoristiques pendant les entractes, malheureusement il fut fermé au bout d’une dizaine de séances. La direction du camp fut d’avis que nous serions tout aussi bien occupés avec des punitions collectives – dont le choix ne manquait pas – et qui, celles-ci, seraient à la fois moins coûteuses et plus efficaces.

L’une des corrections favorites était de nous faire faire du « sport » et elle nous était infligée lorsque « nous n’avions pas assez travaillé ». Les premiers sur la liste étaient les kapos, qui devaient défiler le long des rues du camp en faisant les exercices ordonnés : « Couché ! Debout » « Genou plié, bras tendu ! » « Petits sauts ! » « En avant, en arrière » « Roulades ! ».

« Voilà, sales chiens galeux ! s’entendaient-ils hurler, maintenant vous savez comment on doit apprendre à travailler à toutes ces ordures dont vous êtes responsables, si l’on veut qu’ils soient un peu plus productifs. Allez, on recommence, mais plus vite cette fois ! »

Si le lendemain, le rendement n’était pas plus élevé, c’était au tour des contremaîtres, hiérarchiquement moins gradés que les kapos, de faire du « sport ». Et si là encore, les résultats escomptés n’arrivaient pas, nous étions tous conviés à nous rouler dans la boue, au son grotesque des ridicules chants du camp.

Ensuite on nous prévenait qu’il fallait être impeccables et avoir la tenue propre pour le prochain appel, de telle sorte que nous passions – aussi désespérément que vainement – le restant de la soirée à laver nos vêtements et à essayer de les faire sécher pour qu’ils soient prêts le lendemain matin, c’est-à-dire six heures plus tard.

 

Enfin, les premiers bombardiers alliés firent leur apparition dans le ciel, premier signe que le monde autour de nous avait conscience de nos souffrances. Les SS avaient réalisé qu’ils étaient la cible et firent construire à la hâte des abris, peindre des camouflages avec des striures sur les bâtiments, enfin ils s’équipèrent de casques et de masques à gaz…

Dès que nous entendions le hurlement de la sirène – signe bienvenu et bienfaiteur qui pouvait se manifester jusqu’à trois fois dans la même journée –, nous quittions notre travail, après nous être assurés de ne laisser quiconque derrière nous – qui aurait été sourd, se serait endormi et aurait ensuite été puni, accusé d’avoir voulu s’enfuir – et nous nous retrouvions au point de rassemblement pour retourner le plus vite possible au camp, en rang serré.

Notre kommando avait la route la plus longue à faire, mais nous ne le regrettions pas, car bien qu’épuisés, les pieds en sang et au bord de la route, nous avions le plaisir de voir les SS que nous haïssions tant, se recroqueviller dans leurs trous d’abri. Les seigneurs de la race supérieure commençaient à prendre peur et leurs fusils ne servaient à rien contre les bombes. Depuis leurs abris, ils guettaient et scrutaient le ciel avec angoisse. Ensuite – et c’était moins à notre goût – le camp était noyé dans un brouillard artificiel, et l’odeur en était désagréable.

Les détenus s’entassaient dans les blocs et nous n’avions aucune protection. Lorsque l’explosion était si proche, que le bâtiment était ébranlé et les fenêtres brisées, nous exultions. C’était la preuve que nos ennemis essuyaient des revers.

 

Les nazis commencèrent à s’inquiéter lorsqu’ils virent la moitié de la Pologne libérée. Les sélections pratiquées à l’intérieur des blocs pour envoyer les détenus à la mort avaient cessé. Une rumeur avait été répandue pour nous tranquilliser, disant que les gazages allaient être complètement arrêtés. Ce ne fut que mensonge, puisque de nouveaux convois continuaient d’arriver du sud-est de l’Europe, déversant des flots de malheureuses victimes juives destinées à finir le voyage dans le bois des morts.

L’orientation de la direction, qui se reflétait toujours dans l’attitude de ses fidèles serviteurs SS, marqua un changement notoire. Il ne s’agissait plus d’opprimer les sous-hommes, mais de répondre à l’appel d’une nouvelle mission : les protéger contre les « hordes venues de l’est ». Dans un dernier effort, Hitler, à l’instar de Pilsudski, tenta de retourner les Polonais contre les Russes. Nous eûmes la visite au camp d’un militant issu des rangs fascistes polonais, venu parler à ses compatriotes avec de grands accents nationalistes sur la nécessité d’une « armée de défense nationale », chargée de repousser l’agresseur. La mission était sans espoir, mais réussit néanmoins à notre surprise à récupérer quelques adeptes, sauvant ainsi l’opération de l’échec total.

Tous les jours, le nouveau kommando de déblayage et de déminage sortait du camp muni de pelles, pioches, longs crochets et d’une charrette basse pour aller déminer les obus non éclatés. Il était lui aussi composé de « volontaires », des gens venus de toute l’Europe occupée, mais bien trop intelligents pour s’être laissé convaincre – ne fût-ce qu’une seconde – par les « salades » que racontaient les nazis sur « le sauvetage de la civilisation occidentale ». Ils avaient été plutôt attirés par l’offre sonnante et trébuchante – et tellement plus réaliste – d’une ration supplémentaire de nourriture.

« Quand on est nourri de pain et d’eau, les chances de survivre à Auschwitz, cette Hydre de Lerne imaginée par nos ennemis, sont égales à zéro ! Tandis qu’une mine, réfléchissez, elle n’explosera que si on vient la chatouiller ! » C’était l’argument des démineurs en tenue zébrée, qui gardaient le secret espoir que si les explosifs alliés n’avaient pas déchiqueté l’ennemi, ils sauraient peut-être également épargner leurs amis.

À cette époque, nous reçûmes des nouvelles concernant ces détenus allemands, qui étaient partis à l’armée. Tous placés sur la ligne de front, ils n’avaient jamais eu le droit de quitter le champ de bataille, et leur compagnie – entièrement formée d’anciens détenus – avait été envoyée en opération-suicide, où ils s’étaient tous fait massacrer.

 

Les Juifs venant des pays « riches », comme la Hongrie ou l’Italie, avaient fait l’objet d’une ruse parfaitement calculée de la part des nazis, tenant à leur faire croire qu’ils seraient « déplacés à l’est ». Tout ce qu’ils avaient emporté était raflé : valises, vêtements, draps, vélos, machines à coudre, sacs remplis de nourriture, liasses de correspondance personnelle, piles de photos, bagues, bijoux, billets de banque cachés, tout partait vers la baraque du tri, où l’attention portée à ces objets était inversement proportionnelle au mépris affiché pour leurs propriétaires. Une fois le triage effectué, les étiquettes enlevées, et les noms décousus, tout était remis dans des trains et partait pour l’Allemagne.

« Auschwitz-Breslau » : telle était la destination indiquée sur les plaques fixées à chaque wagon. Nous nous demandions comment il était possible que des gens, au terminus du train, en mal de prospérité et d’une société de consommation, puissent profiter de tout ce pillage et ignorer d’où cela provenait.

Une grande partie de la nourriture apportée par les nouveaux arrivants était avariée ou considérée comme peut-être « empoisonnée » ; elle était donc dérivée vers les cuisines du camp.

Comme tout ce qui arrivait des convois de masse et de l’étranger, les macaronis, la farine, le pain, les fruits secs étaient également surnommés « Canada », peut-être parce que dans l’imaginaire des Européens ce pays était synonyme de richesse et d’abondance ? Il arrivait donc que nous soit servie au menu la « soupe Canada », une variante bienvenue dans la monotonie de notre régime alimentaire, qui consistait en du pain trempé dans de l’eau et était, selon les ingrédients – des morceaux de fruits, de gâteaux, de petits pains, de journaux, et même assez souvent de cuir ou de clous – sucrée ou salée.

 

Les détenus qui travaillaient au « Kommando Canada » étaient chargés de trier le butin et parvenaient à « organiser » des tas de choses. Quotidiennement, ils échangeaient de pauvres savates de camp contre de bonnes et solides chaussures, s’enroulaient des draps autour de la taille, s’enfonçaient des montres en or dans le rectum, cachaient des pierres précieuses dans leurs narines et remplissaient leur calot de billets de banque. Ainsi naissait un véritable trafic, où des financiers d’un genre nouveau imposaient le respect auprès de leurs « traders ».

Ces marchandises passaient aux mains de spéculateurs dans le camp et servaient de paiement sur provision auprès de civils, qui en échange donnaient de l’alcool, du beurre et des cigarettes. Pour trois cigarettes, même tarif établi sur le marché noir dans toute l’Europe, on avait une ration quotidienne, c’est-à-dire 350 grammes de pain. Le beurre servait à acheter les kapos, les contremaîtres et les chefs de bloc ; l’alcool – qui était le plus demandé et le plus difficile à faire rentrer dans le camp – servait de pot-de-vin pour les riches privilégiés du camp et les SS.

Bien entendu, nous étions contrôlés quotidiennement en rentrant du travail. Un détenu sur cinquante se faisait fouiller de près, les autres – ceux qui avaient des renflements suspects – étaient férocement regardés de haut en bas. Celui qui se faisait prendre était sauvagement battu, puis placé pour le reste de la soirée entre deux clôtures sous haute tension, bourdonnantes et espacées l’une de l’autre d’un mètre seulement.

*

 

L’école des maçons (et donc moi) avait été transférée au bloc 13a. Les apprentis, tous de nouveaux arrivants pour la plupart juifs hongrois, avaient entre quatorze et seize ans. Comme Petit Kurt – qui avait disparu depuis longtemps –, ils vivaient encore dans le souvenir d’une enfance heureuse et ne prêtaient pas grande attention à la cruauté de leur environnement. En fait, c’était un bonheur de les observer et de les voir, si imperturbables et sereins. Cela nous redonnait du courage.

Certains avaient reçu une éducation sioniste et nous aimions alors écouter leurs chansons, qui parlaient des pionniers en Palestine et de Trumpeldor, celui-ci, qui à la différence des Juifs d’Europe, avait combattu avant de mourir. C’étaient des mélodies sentimentales, qui nous ramenaient à des idéaux que les vieux détenus avaient oubliés depuis longtemps.

« Dors, ô vallée de Jezréel… » Leurs voix claires et juvéniles étaient comme désespérément étouffées dans la paille et la poussière de cette chambrée aux nombreux châlits, « dors, ô merveilleuse vallée, nous sommes tes gardiens… ».

Un autre petit groupe, lui-même d’une infatigable gentillesse – essentiellement parce que cela leur rapportait à l’occasion un bol de soupe – était formé de quelques jeunes Tsiganes, toujours prêts à chanter. Ils passaient leurs soirées à chanter et à danser sur le « Birkenweg » et la « Lagerpromenade » – le long de la triple clôture de barbelés – et nous rappelaient le temps des jours heureux…

Je prenais désormais celui d’écouter, car j’avais cessé d’aller mendier en vain de la nourriture. J’avais décidé de m’intéresser à tout le monde, d’observer les différentes habitudes de chacun, d’essayer de les comprendre, et non plus de seulement m’attarder auprès de ceux qui pouvaient me rapporter quelque chose.

En face des « Nouvelles écuries », l’endroit où nous travaillions, se trouvait un mess d’officiers, le « Führerheim ». L’intendance, comme c’était le cas pour toutes les maisons de SS, était aux mains de détenues d’une secte religieuse, les Témoins de Jéhovah. Elles nous demandaient parfois de venir les aider, lorsqu’il y avait des choses trop lourdes à porter, telles que des sacs, des caisses ou des tonneaux. Nous espérions toujours pouvoir trouver quelque chose à nous mettre sous la dent et faisions donc tout pour nous rendre utiles. Une fois par semaine, nous voyions la camionnette du livreur passer, et trouvions toujours le moyen de nous faufiler et d’attirer l’attention de ces femmes en leur faisant de grands gestes. Un jour, je fus celui qu’elles choisirent pour venir les aider. Portant maladroitement en équilibre une caisse de vin sur mes jeunes épaules, je pénétrai par l’entrée de service et descendis un escalier sombre, qui menait à la cave. Je déposai mon fardeau et écarquillai grand les yeux devant ce que je croyais n’exister qu’en rêve : le long du mur, des rangées à l’infini de bouteilles avec les meilleurs crus d’Europe ; pendus à une étagère, des oies plumées, des lièvres, des saucissons, des jambons à l’odeur savoureuse, dont la seule vue me faisait monter l’eau à la bouche. Une vieille gouvernante portant un gros trousseau de clés suspendu à un pli de sa robe rayée bleu et blanc me glissa un morceau de poulet rôti dans la poche et me pressa de retourner au travail.

J’eus le temps d’apercevoir quelques pièces du rez-de-chaussée, en repartant. Elles étaient luxueusement aménagées, dignes d’une maison princière, tapis, tableaux, rien ne manquait ! Oui, une fois leur cupidité satisfaite, les « seigneurs » de la race supérieure avaient de bonnes raisons de pouvoir se détendre dans leurs fauteuils… Leurs esclaves affamés – et ils étaient nombreux – ne coûtaient rien ou si peu et leurs fils, parfaitement entraînés – et non moins nombreux – mettaient leur vie « au service de la Patrie ».

Parmi les Témoins de Jéhovah, qui avaient été arrêtés en raison de leur inflexible refus de la guerre, seules restaient encore les femmes. La plupart étaient de nationalité allemande ou polonaise. Pour mieux exploiter leur légendaire honnêteté, les dieux de la guerre les avaient directement mises à leur service, et c’est ainsi qu’elles servaient les SS en qualité de cuisinière ou de gouvernante.

Apparemment incapables de faire du mal, même à leur pire ennemi, les femmes membres de la secte des Témoins de Jéhovah avaient acquis des postes de confiance d’un niveau de responsabilité tel, que le caractère restrictif de leur statut de prisonnière relevait plus du symbole que de la réalité. Esclaves plus que prisonnières, elles faisaient partie des meubles SS, à l’intérieur comme à l’extérieur du camp. Elles demeuraient chez eux, et pouvaient librement se mouvoir dans le cadre de leurs fonctions. Voir une femme en tenue de déportée dans un magasin, aussi étrange cela puisse-t-il paraître, était néanmoins une des curieuses réalités auxquelles la population avoisinante finissait par s’habituer. Tout le monde savait que ces femmes ne tenteraient ni d’engager la conversation ni de fuir, car elles respectaient la parole donnée avec un scrupule quasi religieux. D’ailleurs, à leurs yeux, la rompre n’aurait servi à rien.

Nous aimions bien les Témoins de Jéhovah, mais c’était essentiellement dû au fait qu’elles nous aidaient. Pourtant, elles méritaient beaucoup mieux que cela, car leur conduite vis-à-vis de l’existence, aussi particulière leur conception puisse-t-elle paraître, prouvait qu’elles avaient du courage. Dieu n’était aucunement Juge, Il ne demandait pas que l’on partît en croisade ou autres guerres saintes pour Lui, Il n’était pas là pour pardonner aux pécheurs. « Seule notre conduite nous mènera au Salut, affirmaient-elles, courageuses et inflexibles. C’est en elle qu’Il se révèle. »

La douche était l’occasion pour nous de voir les multiples cicatrices, dont notre peau, devenue flasque, était couverte, et nous comparions entre nous ces marques laissées par les phlegmons, les abcès, les maladies de peau, sans oublier les zébrures des coups de fouet – toutes avaient une forme, une taille et une couleur particulières. Nous en portions tous, sans exception. L’hiver 1943 avait vu « fleurir » les abcès en tout genre, véritable malédiction de la malnutrition et il y eut une épidémie de phlegmons, qui se propageaient sur le corps entier. Les années précédentes avaient, paraît-il, été pires encore. Cette fois, ils se fixaient surtout sur les jambes. Lorsqu’on appuyait avec son doigt sur les mollets, et qu’une trace creuse restait après la pression, c’était alors signe de rétention d’eau, et nous nous transformions en véritables éponges vivantes. « Foutus gonflements, disaient nos anciens, c’est parce que vous buvez trop d’eau croupie aux robinets ! Garçons, si vous ne dormez pas en gardant les jambes surélevées, cela va monter jusqu’au cœur. Arrêtez de boire, sinon vous allez gonfler comme des baudruches. »

Il ne fallait pas plaisanter avec ce sujet. En effet, l’eau, en dehors de l’air, était la seule nourriture qui ne nous soit pas rationnée ni réduite à la portion congrue, la seule chose dont nous disposions à volonté, et si nous devions être privés des robinets, nous allions sécher très vite comme des fleurs – de vilaines fleurs en plus – à qui plus personne ne s’intéresserait plus. Et cela, c’était pire !

La nudité dans la salle de douche dévoilait une autre chose, également répugnante : le corps rouge et complètement écorché des nouveaux arrivants, qui n’étaient pas encore habitués à l’opiniâtreté des puces d’un camp de concentration et se grattaient jusqu’au sang. Plusieurs d’entre eux avaient également la gale, ce minuscule parasite, qu’un pauvre détenu suant et épuisé, une fois qu’il l’avait attrapée, n’avait pratiquement aucune chance de pouvoir s’en débarrasser.

 

Le typhus, la fièvre typhoïde, la scarlatine frappaient leurs victimes avec une effrayante régularité, la diarrhée et la dysenterie n’étaient pas moins mortelles. « C’est à cause de toute cette nourriture dégueulasse », disaient ceux qui en souffraient. « C’est parce que nous sommes de constitution trop fragile », estimaient les autres. « Interdiction de boire l’eau ! – Risques d’épidémie ! », telles étaient les menaces affichées sur des panneaux, accrochés au-dessus des robinets et chargés de nous dissuader de boire cette eau précieuse au goût épicé de chlore, auxquels nous allions nous sustenter et nous rafraîchir sans compter.

« Eine Laus dein Tod ! » (« Un pou, ta mort ! »), était un des rappels figurant sur des plaques émaillées, suspendues aux murs et brandissant un portrait très représentatif de l’horrible vampire en question. Pour la première fois, nous avions des poux au camp, qui avaient d’abord été tâter le terrain à Birkenau, où souris, rats et vermine leur faisaient grande concurrence. À cause de cela, nous devions désormais, tous les dimanches matin après l’appel, passer au contrôle d’épouillage après avoir préalablement et soigneusement nettoyé les coutures de nos vêtements, pour parer à l’éventualité d’être accusés de propager des maladies.

Une de ces chasses aux parasites s’avéra pour moi un pas supplémentaire sur la voie de vieux routier que j’empruntais. Chemise à la main, le pantalon baissé, je m’approchai d’un des « contrôleurs de poux », un détenu armé d’une loupe, qui devait consciencieusement vérifier si j’avais des poux de tête, des poux de corps ou des morpions. Avec un sourire amusé, il ajusta sa loupe devant les yeux : « Salut, vieux ! Encore en vie, toujours aussi râleur ? » me dit une voix avec un accent slave. C’était Ello, le garçon si sympathique, qui jadis, avait été l’assistant du doyen du bloc 7a. Il ajouta en me chuchotant à l’oreille : « Pas la peine que tu te donnes tant de mal, la prochaine fois, je te raye des listes, comme le personnel, et tu ne seras pas contrôlé. On peut faire confiance à tes vieilles mains expérimentées, pour faire claquer les poux entre les ongles. »

En allant chercher ma ration de soupe quotidienne pour soudoyer mon estomac d’un litre de liquide, je regardai encore une fois ces adolescents attendant de passer le contrôle d’épouillage et observai leurs avant-bras nus, qui révélaient leur matricule. Tous avaient un numéro bien plus élevé que le mien et étaient arrivés plus d’un an après moi. C’est vrai ! Les détenus arrivés m’ayant précédé se comptaient sur les doigts d’une main. J’étais devenu un vieux routier.

1- NDLT : Dès 1933, les Nazis ouvrirent une quinzaine de camps dans la région maréageuse et isolée de l’Emsland (nord-ouest de l’Allemagne), regroupés sous l’appellation « camps des Marais ». Les conditions de survie y furent atroces. Les plus connus sont ceux de Börgermoor et Esterwege.