Chapitre 2

Jeunesse enchaînée

Une douzaine de jeunes, intimidés, l’angoisse au visage, montaient l’escalier du bloc 7. Gert et moi, qui avions l’avantage non seulement de parler l’allemand, mais de bien nous exprimer, avions été élus porte-parole et, d’un pas décidé, nous précédions le groupe. Juste derrière nous, Sally et Jonathan suivaient, et, plus en retrait, des Polonais et des Russes.

Nous savions combien il était important de faire bonne impression – c’était là notre seule arme –, et nous n’étions pas très sûrs de nous, en pénétrant dans le grenier. Là, au milieu de tas de vieilles briques et de bacs à mortier, des groupes de jeunes détenus se tenaient debout ou assis par terre. Ils faisaient des crépis, montaient et démontaient des cloisons, grattaient consciencieusement le mortier qui débordait et le remettaient dans les bacs. Un instructeur les initiait au secret de la voûte, un autre à l’art du crépi. Nous nous trouvions à l’école de maçonnerie.

Le personnel du bloc et quelques instructeurs relevèrent nos identités avec une étonnante bienveillance. Chacun, eux comme nous, et quelles que fussent les nationalités, tentait de se montrer sous son meilleur jour. Le doyen de bloc – celui qui prenait toutes les décisions importantes – n’était pas encore arrivé. On nous prévint : « Attention, tout dépend de lui. Tâchez d’avoir l’air correct et discipliné. Il est très particulier et très lunatique. Quand il a quelqu’un dans le nez, il est impitoyable. Sa détermination glaciale est une véritable arme à double tranchant ; elle vous protégera des SS fouille-merde, mais saura tout autant vous frapper si vous foutez le boxon. Alors, faites gaffe. »

Quand il fut annoncé, nous nous précipitâmes pour nous aligner, au garde-à-vous, le calot contre la couture du pantalon.

Un détenu de taille moyenne s’approcha. Sa tenue rayée bleu et blanc était un peu délavée mais bien repassée et, avec son pantalon lui flottant autour des jambes, il avait l’air d’un marin qui rentre au port. Son visage anguleux et sa mine austère étaient ceux d’un simple ouvrier allemand. Il portait un triangle rouge et son matricule sur la poitrine était parmi les numéros mille. Apparemment, c’était un prisonnier politique, arrivé ici deux ans plus tôt, mais avec des années de camp en Allemagne déjà derrière lui. Aujourd’hui, il était responsable de cette sorte d’îlot refuge qu’était pour les adolescents l’école des maçons. Cet homme, d’une quarantaine d’années, régnait à la fois en père et en dictateur sur quelque quatre cents adolescents, venus de Sibérie, de France et d’ailleurs.

Tel un général passant ses troupes en revue, il nous inspecta. S’arrêtant devant un petit Ukrainien au crâne tondu, il lui gratta du bout de l’ongle le haut de la tête et hurla : « Espèce de porc ! » Je fus la prochaine cible de ses railleries. J’étais tout devant dans le rang et il remarqua mes oreilles décollées. Il les tira très fort tout en les examinant attentivement. Bien que me demandant avec anxiété s’il allait trouver une raison de s’énerver, j’étais flatté qu’il s’intéresse à moi. « La prochaine fois, c’est dans tes oreilles qu’on ira planter les carottes ! », dit-il d’un ton bourru. Visiblement, notre prestige était au plus bas…

Il se campa à nouveau devant notre rang, les jambes écartées, les mains sur les hanches et, d’un ton impérieux, nous dit : « Repos, les coccinelles. À partir de maintenant, vous êtes membres de l’école de maçonnerie. » Il dévisageait chacun d’entre nous avec attention et arpentait le sol le long du rang, ses larges jambes de pantalon lui flottant autour des mollets.

« Ne vous figurez pas que vous allez vivre ici comme au bloc 2a », fit-il d’un ton menaçant. Il marqua un temps d’arrêt devant les Polonais avec leur paquet de nourriture et poursuivit : « Ici, on est au bloc 7a et c’est moi qui fixe les règles, compris ? Ne vous occupez pas de ce qui se passe ailleurs au camp et restez dans votre chambrée. Même au rez-de-chaussée du bloc 7, vous n’avez rien à faire. Que je ne vous surprenne pas à traîner là où vous ne devez pas être. Ici, dans mon bloc, il n’y a ni vols ni bagarres, alors gare à quiconque osera voler l’un d’entre vous ! Le bloc 7a signifie ordre, propreté, discipline et camaraderie. Celui qui ne respectera pas ces règles prendra la porte tout de suite et ira voir ailleurs, chez ses amis adultes, le temps qu’il lui restera à vivre ! Je serai intraitable à son égard, même s’il revient, à moitié mort, en me suppliant de le reprendre. Celui qui osera désobéir à mes ordres ou à ceux du personnel du bloc aura personnellement affaire à moi et je vous promets qu’il le sentira passer. » Il inspira profondément et nous regarda tous d’un air menaçant. « En cas de faute grave, manque de respect envers les autres, je serai impitoyable. Je n’ai aucune envie que l’école soit fermée à cause de quelqu’un qui ne veut rien apprendre. Vous serez régulièrement contrôlés, veillez à vous laver correctement, à faire vos lits, à ne pas cacher de nourriture, à avoir la tête propre, les cheveux bien coupés et à ne pas entrer dans le lit avec vos chaussettes. Si vous travaillez avec moi, je ferai de mon côté tout ce que je pourrai pour vous “organiser” des suppléments et faire en sorte que vous surviviez. Quand vous aurez appris à faire quelque chose, vous serez envoyés au travail en groupes autonomes, mais vous continuerez de faire partie de ce bloc. J’exige de vous le plus grand respect, notre avenir en dépend.

« Et puis, ajouta-t-il en dialecte, les cliques nationales et les querelles sur vos origines ne sont pas tolérées ici. Jusqu’à présent, cela n’a jamais existé dans mon bloc et cela ne va pas commencer. Doyen de chambrée ! À ton tour maintenant, occupe-toi de ces garçons ! »

Après l’appel, nous arpentâmes tranquillement le sol, fraîchement frotté, de ce qui devenait notre nouvelle demeure. On nous désigna nos places pour dormir. L’endroit avait été surnommé le « Petit-Berlin », parce que c’était justement là que demeuraient les adolescents juifs originaires de Berlin. À ce moment-là rentrèrent les autres détenus du bloc, harassés par une longue journée au chantier, mais qui pour rien au monde n’auraient laissé échapper l’occasion – si rare – de questionner les nouveaux venus. Cela valait bien quelques heures de précieux sommeil ! Nous étions tous pressés de faire connaissance et la conversation prit bientôt un tour très animé. Nous apprîmes que nous étions neuf à faire partie du « Petit-Berlin », qui comptait maintenant un Gert le Blond, un Gert le Brun, un Gert l’Effronté, un Petit Kurt et un Grand Kurt.

Les autres nouveaux arrivants, tous les Vaskia et autres Vania du groupe rejoignirent ceux du « Petit-Kiev », tandis que les Janek et autres Teddek se dirigèrent vers la « Petite-Varsovie ». Les jeunes Français, Belges, Tchèques et Autrichiens nous observaient. La première preuve tangible de notre entente fut d’abord de faire l’effort d’apprendre à prononcer correctement le nom de chacun. Nous eûmes même l’occasion par la suite d’apprendre à parler leur langue. Le seul problème était le nom des Tsiganes, trop court pour se distinguer des autres, et celui des garçons de la « Petite-Salonique », trop long pour être retenu.

Il y avait pas mal d’adolescents à Auschwitz. Deux prisonniers sur cent avaient entre treize et dix-huit ans. En cette année 1943, il s’agissait essentiellement de Russes, de Tsiganes tchécoslovaques, allemands, autrichiens et polonais, de Juifs grecs enfin de Polonais.

C’était fou à quel point nous différions de nos compatriotes adultes. Nous étions vierges de tous ces préjugés et illusions qui alimentent leurs haines. Nous n’avions pas eu le temps de nous habituer à un certain style de vie – la guerre nous en avait empêchés – et nous portions tous ensemble notre destin, unis par une chose en commun : notre jeunesse.

Jamais nos divergences personnelles n’étaient l’occasion de disputes. Au contraire, elles ne faisaient que rendre nos conversations plus intéressantes. Les Ukrainiens bombaient le torse et nous exhibaient leurs muscles par d’étonnantes acrobaties, un appel en réalité – à tous ceux qui s’en croyaient capables – à venir se mesurer avec eux. Bien que ne connaissant rien à l’histoire du pays de ces agiles Européens de l’Est, force fut de constater très vite que je m’entendais aussi bien avec eux qu’avec mes copains d’enfance.

Avec les Tsiganes, les choses étaient plus délicates, mais une fois qu’ils avaient la preuve qu’on n’éprouvait aucun mépris à leur égard, il arrivait – suprême honneur pour quelqu’un d’extérieur à leur communauté – qu’ils initient au secret de leur langue les quelques rares amis qui avaient su gagner leur confiance. Certains eurent même le privilège d’assister à leurs séances de voyance.

Les Juifs s’avérèrent d’aussi bons et habiles ouvriers que les autres, à cette différence près qu’ils s’adaptaient mieux à la situation nouvelle. Fiers de montrer leur science, certains furent surnommés « Professeur ».

L’atmosphère d’optimisme que cette jeunesse avait réussi à créer au milieu d’un tel univers de destruction était vraiment impressionnante, et notre doyen de bloc avait peut-être eu raison de menacer du pire quiconque s’aviserait de la troubler.

Les jours s’écoulaient et nous nous habituions à la routine du quotidien. Le matin, à cinq heures précises, la sonnerie stridente de la cloche du camp retentissait et nous tirait de notre chaude insouciance. Des milliers de châlits se mettaient à grincer, de minuscules bouts de paille voltigeaient dans tous les sens dans les chambrées, et des nuages de poussière recouvraient – l’espace d’un instant seulement – la dure réalité. Des êtres, qui vivaient d’eau et de pain sec, frottaient hâtivement leur pli de pantalon, couraient au point d’eau, déjà surpeuplé, faisaient leurs besoins, puis se passaient de l’eau sur leurs mains amaigries et sur leur crâne chauve. Ensuite, ils retournaient à la chambrée et se mettaient en rang pour la distribution du breuvage, une décoction de glands, au goût presque bon pour ceux qui avaient sorti une tranche de pain cachée, épargnée sur leur maigre ration de la veille, et qui n’avait pas encore trop séché.

Chacun faisait ensuite son lit, secouant consciencieusement son sac de paille, afin de lui redonner une allure rebondie et homogène – sur le modèle de ce que le Troisième Reich attendait de ses sujets et plus particulièrement quand ceux-ci étaient blonds. Le « Reich de mille ans » était si strict sur la façon de faire son lit qu’un surveillant passait de temps en temps vérifier, sachant évidemment pertinemment que les châlits et autres installations du Führer avaient une durée de vie plus longue que celle des détenus qui les utilisaient.

Vers six heures, les blocs étaient vides et les prisonniers étaient regroupés en ce qu’on appelait les « kommandos de travail ». Un quart d’heure plus tard, ils sortaient, au pas, passant devant l’estrade où jouait l’orchestre. Le personnel de notre bloc et les quelques quatre-vingts adolescents de l’école des maçons restaient sur place.

À midi, la cloche retentissait, annonçant la pause. De grands et lourds tonneaux de soupe étaient tirés hors des cuisines. Le liquide qu’on nous servait parcimonieusement nous donnait plus faim qu’il ne nous rassasiait. Une ou deux fois par semaine seulement, nous avions un petit supplément, qui remplissait un peu l’estomac. Nous passions donc le reste de la pause à arpenter le camp, dans l’espoir de trouver quelque chose à « organiser ».

« Organiser » signifiait se trouver quelque chose à manger par tous les moyens, fût-ce la mendicité ou le vol. Qui avait la mine suffisamment misérable pouvait avoir la chance de tomber sur un responsable de chambrée au cœur assez tendre pour lui donner – s’il lui en restait encore, et si ses protégés ne se trouvaient pas dans les parages – un bol de soupe. L’autre moyen était de prendre d’assaut le tas d’ordures des cuisines, ce que nous ne manquions pas de faire, les jeunes Ukrainiens en tête. Si on nous chassait, nous revenions à la charge, essayant de harponner avec de longs bâtons pointus, passés à travers le grillage, les trésors interdits : du pain moisi, du chou pourri ou des épluchures de pommes de terre. Si nous avions réussi à trouver quelque chose de comestible avant que ne sonne la cloche, à treize heures, nous étions les héros du jour, priés de partager le butin.

Ensuite nous recommencions à compter les briques qui nous passaient dans les mains, ainsi que les heures qui nous séparaient du prochain repas.

À six heures moins le quart, sales et épuisées, les premières colonnes rentraient du travail. L’appel commençait à six heures et demie, durait un quart d’heure, mais pouvait se prolonger et prendre une heure. Une fois qu’il était terminé, nous nous précipitions vers notre bloc pour la distribution de notre ration.

Nous avions alors encore deux heures devant nous, pour nous occuper de « nos affaires personnelles ». La plupart d’entre nous en profitaient pour aller trouver d’éventuels donateurs, des amis – adultes – susceptibles de les aider à « organiser » quelques petits suppléments de nourriture. Mais il y avait ceux qui allaient aux toilettes, puisqu’il n’y avait pas foule à cette heure de la journée, ceux qui reprisaient leur vêtements, ceux qui en profitaient pour se rendre à l’infirmerie ou qui, histoire d’oublier et de rêver un peu, allaient entendre l’orchestre du camp répéter, ceux encore qui partaient voir des amis pour les entendre leur prodiguer leurs conseils expérimentés sur des sujets aussi variés que la politique ou la meilleure façon d’« organiser », ceux enfin qui, après une journée harassante, n’avaient plus goût à rien, et qui, une fois leur ration avalée, partaient immédiatement se coucher.

Les membres du « Petit-Berlin » avaient peu d’amis et encore moins de compatriotes, et de ce fait étaient toujours dans leur coin. Gert le Brun et Jonathan, tous deux plutôt silencieux de nature, restaient à ruminer sur leur paillasse. Grand Kurt, le plus affamé de nous tous – puisqu’il était le plus grand –, avait ouvert une centrale de raccommodage de chaussettes et, tout en maniant l’aiguille dans les bas troués de ses camarades, nous racontait des histoires sur sa ville natale de Koenigsberg. Ceux qui aimaient les blagues, comme Petit Kurt, dont le visage d’enfant n’avait encore rien perdu de son innocence, se réunissaient autour de Gert l’Effronté, qui ne se lassait pas de sortir de son inépuisable répertoire une histoire croustillante après l’autre.

À huit heures et demie – parfois neuf heures et demie –, la cloche sonnait, annonçant l’heure de se coucher, et quelques minutes plus tard c’était le signal d’extinction des lumières.

Nos instructeurs avaient été sélectionnés sur leurs connaissances des langues étrangères. Tous, à l’exception d’un, étaient juifs et n’avaient aucune qualification, ni aucune expérience particulière en matière de construction. Le plus impressionnant de tous était un Juif d’origine polonaise qui avait vécu en Belgique et qui nous faisait les cours en polonais, en russe, en tchèque, en yiddish, en allemand et en français. Il commençait à s’initier au grec, ainsi qu’à la langue tsigane.

Il y avait ensuite M. Pollack, un vieux géomètre slovaque, le seul vrai chauve de l’école – ce dont il était extraordinairement fier –, un sujet de plaisanteries intarissable et très utile pour lui, car il était une sorte d’agent de liaison avec l’extérieur. Un de ses clients était un gros entrepreneur, un civil responsable de notre école, qui, paraît-il, venait de Berlin. Quand cet hôte au visage jovial arrivait pour sa visite d’inspection mensuelle, il passait rapidement devant nous et allait directement s’enfermer avec M. Pollack. Ces réunions duraient une bonne heure et le civil en ressortait, prenant des airs aussi professionnels que possible. Quelques minutes plus tard, M. Pollack réapparaissait à son tour, frottant son gros nez de ses doigts tendus, réajustant ses lunettes, la mine docte et sérieuse. Ensuite il s’arrêtait, s’asseyait et s’allumait un cigare, sa précieuse récompense. « Eh oui, l’entendions-nous soupirer auprès des autres professeurs, tout cela est plutôt sombre pour l’Allemagne, mais pas beaucoup mieux pour nous. »

Poldi, Leopold Weil, était le plus jeune de nos professeurs, un Juif originaire de Suisse, arrêté en France. Sa mère avait tout tenté pour le faire libérer, on l’avait fait longuement patienter, la date de son retour en Suisse avait enfin été fixée, mais quelques jours auparavant il avait été mis en cellule d’isolement, accusé d’« espionnage pour le compte d’une puissance étrangère ». Peut-être aurait-ce été le cas s’il avait été libéré, toujours est-il qu’il fut envoyé dans un kommando disciplinaire, et que personne parmi son entourage n’entendit plus jamais parler de lui.

Sigi, notre chef de chambrée, était un petit Juif allemand, d’apparence malingre, interné dans les camps de concentration depuis des années, suite à différentes affaires criminelles. Il avait perdu un bras dans un camp, avant la guerre, arraché lors d’un accident de travail dans la machine d’un atelier, et l’autre n’était plus qu’un moignon.

À peine la cloche avait-elle sonné le matin à cinq heures, qu’il était déjà à courir dans toute la chambrée, en criant : « Debout, debout ! », et, de son moignon, parvenait à nous arracher la couverture et même parfois à nous jeter de l’eau sur le visage, alors que nous étions encore tout endormis. Pourtant nous n’arrivions pas à lui en vouloir – nous admirions son agilité – et allions jusqu’à trouver que ces douches matinales étaient bien méritées et qu’il ne fallait nous en prendre qu’à notre paresse. Avec le temps, nous avions même fini par apprécier ses plaisanteries.

Allemands comme lui, nous espérions gagner ses faveurs, mais en vain. Rien ne le détournait de son principe de base : « Tous à la même enseigne. »

Ello, un solide gaillard, était l’adjoint du chef de chambrée, le plus jeune de nos supérieurs. Il adorait étaler ses frasques amoureuses d’antan et terminait par les paroles de Rosamunde, sa chanson préférée : « Oh, lass mich sein, Ello, du bist ein Schwein. »

À dix-neuf ans, il avait dû se présenter à la gare sous l’uniforme slovaque, pour répondre à l’appel au drapeau et aller sur le front est. Des agents de la Gestapo s’y trouvaient également. Ils appelèrent le nom de tous ceux qui étaient Juifs, les désarmèrent et les envoyèrent tout droit à Auschwitz.

La ruée vers l’infirmerie, le soir, pendant nos heures de temps libre était telle que nombre de malades étaient refusés. Nos responsables s’étaient donc entendus pour que notre école fût pourvue de son propre médecin. Ce fut un grand soulagement pour nous, car aller à l’infirmerie était dangereux et l’on courait chaque fois le risque d’y laisser la vie.

Notre médecin, infirmier en réalité, avait un cœur trop tendre pour s’imposer et il nous traitait comme des enfants. Son « cabinet » était installé dans un coin du grenier et nous trouvions toujours le moyen d’échapper à notre tas de briques pour aller à la consultation. La plupart d’entre nous nous y rendions une fois par semaine, soit que nous avions vraiment quelque chose, soit que nous voulions juste l’entendre nous dire : « Allez, fous le camp, petite fripouille, tu n’as rien du tout et tu vas devenir centenaire ! »

Son équipement se composait en tout et pour tout d’un plateau, sur lequel il avait des pommades de toutes les couleurs. On choisissait celle qu’on trouvait la plus jolie. « Écoute-moi bien, Petit Jandrö, disait-il sur le ton de la bonne humeur à un Tsigane passé le voir, notre Janek est malade, très malade, va lui dire la couleur que tu trouves si jolie pour soigner ta maladie de peau. »

Nous lui assurions son activité, car nous avions toutes sortes de maux, auxquels nous n’avions pas d’explications, mais que nous devions taire aux SS. Quand notre « médecin » – il était juif d’origine belge – en avait le temps, il s’arrangeait pour aller « organiser » quelques médicaments. De temps à autre, ses collègues de l’infirmerie lui procuraient des pilules de vitamines et il était heureux lorsqu’il était parvenu à les distribuer équitablement. « Elles ne sont que pour ceux qui ne reçoivent pas de paquets de chez eux », disait-il, sachant très bien que personne chez nous, à part les cinq Polonais, ne recevait quoi que ce soit.

La faim me torturait et je n’arrivais pas à la calmer. J’essayai de reprendre contact avec M. Keding, cet ami de la famille dont la soudaine apparition au bloc de Quarantaine avait fait si forte impression. Tous les soirs, j’espérais enfin pouvoir le retrouver et j’allais rôder autour du bloc 3. C’était le bloc où vivaient les Prominenzen, ces détenus privilégiés, kapos et vieux « criminels » allemands, qui étaient répartis dans des petites chambres confortables. Jamais aucun détenu banal n’aurait osé y pénétrer, fût-il même invité.

Enfin, je le rencontrai. Il me raconta son histoire : « Comme tu sais, j’étais commerçant. Peut-être te demandes-tu comment je suis arrivé ici. Il s’avère qu’un jour j’ai trouvé un trou dans ma caisse et j’ai eu des soupçons contre ma femme. Tant et si bien que j’ai fini par le lui dire. Nous nous sommes énervés et terriblement disputés. Elle prétendait qu’elle avait donné l’argent au NSV, le fonds social nazi, mais pour moi cela ne changeait rien, j’étais tellement furieux, et je crois bien que je les ai un peu trop envoyés au diable, elle et le fonds. Elle m’a quitté. Apparemment, elle s’est plainte à des gens, et peu après, je me suis retrouvé accusé d’avoir “très gravement” offensé les institutions du Parti. Voilà comment je suis arrivé ici. Mais maintenant, ajouta-t-il – et il n’avait pas l’air de s’en réjouir –, on me renvoie à la maison. Ma vieille carte de membre du Parti a dû faire de l’effet, surtout en ce moment, que cela ne va pas fort pour l’Allemagne. »

Il me présenta à l’un de ses amis, un « criminel » allemand, qui avait une sale tête : « Ce copain t’aidera quand je ne serai plus là. Retiens son nom et son bloc. Si tu as besoin d’un conseil, vas le voir. »

Keding voulait savoir si j’aimais bien le sucre – ce qui était évident – et nous convînmes de nous revoir le lendemain. Je me demandais comment il était possible que, dans un monde où il n’y avait pas une miette à gratter, quelqu’un se préoccupe de savoir si oui ou non j’aimais les sucreries, et j’osais à peine imaginer que nous allions nous revoir.

Après l’appel du soir, je me précipitai au bloc 3. Keding m’y attendait, avec un sac rempli de sucre brun, mouillé.

« C’est tout ce que j’ai pu faire, dit-il comme en s’excusant, mais j’ai trouvé l’astuce. Une fois par semaine, quand je rentre – je suis le seul travailleur de mon kommando –, je passe sous le portail et j’ai le droit d’aller aux cuisines pour rapporter une grande cafetière aux détenus allemands du bloc 3. Je peux le sucrer autant que je veux. Alors le truc, c’est de mettre du sucre plein la cafetière, ensuite je rajoute du café jusqu’à ras bord ; une fois au bloc, je sers tout le monde, et voilà ce qui reste au fond ! »

J’attrapai précipitamment le sac, tel un mendiant qui vient de recevoir un billet de cent marks et qui prend peur parce qu’il ne sait pas où le cacher.

« Bonne chance, me dit mon bienfaiteur furtivement alors qu’il remontait dans sa chambre, on ne va plus se voir, je rentre la semaine prochaine. Bonne chance, petit ! »

En rentrant dans notre bloc, je fus tout de suite assailli par mes camarades de chambrée. Le sucre était une denrée, au camp, dont on avait entendu parler de très loin seulement. Tous voulurent y goûter. Je ne pouvais pas le leur refuser, puisqu’ils étaient, comme moi, des mendiants.

Nous partageâmes le reste du sachet entre nous quatre, membres du « pacte », avalant ce sucre goulûment, mais le plaisir dura tout de même deux jours. Nettement moins douce comme saveur fut l’aigreur des récriminations de ceux qui trouvaient que « j’avais fait le généreux sur le dos des autres ». « Tu n’as pas le droit de te sucrer comme cela sur notre compte », me vis-je reprocher.

Je n’appris que beaucoup plus tard l’autre version du passé de Keding. La grande passion de notre ami avait été le scoutisme avant 1933 et il lui était arrivé, en tant que chef de meute, de recevoir des groupes de louveteaux chez lui. Un terme fut mis à tout ceci le jour où il fut traîné en justice, accusé d’avoir eu des relations sexuelles avec ses protégés. Puis Hitler vint au pouvoir, Keding endossa l’uniforme de la SA et tout rentra dans l’ordre.

Mais alors, me demandais-je, comment se faisait-il qu’il soit entré au camp comme prisonnier politique ? Son triangle était délavé, certes, mais peut-être n’avait-il jamais été rouge, mais rose, la couleur des homosexuels ! Ce qui expliquait alors pourquoi il avait tellement insisté, avant d’être relâché, pour qu’on ne nous voie pas ensemble. Avec tout le flot de déportés qui entraient et sortaient, plus personne ne parla du petit épicier et je ne connus jamais le fin mot de l’histoire de Keding.

L’arrivée de nouveaux venus entraîna le transfert de certains d’entre nous vers d’autres camps – destination Birkenau cette fois – où apparemment il y avait un chantier de maçonnerie, si ce n’est que là, nous étions à cinq minutes du bois où se camouflaient les chambres à gaz, et nous ne le savions que trop. Notre doyen de bloc, à qui revenait la douloureuse tâche de faire des sélections, le savait bien, lui aussi.

Nous reçûmes l’ordre de nous mettre en rang. Le doyen de bloc appela d’abord, sans regarder sur sa liste, le nom de ceux qui avaient occasionné des ennuis au bloc : les Polonais qui avaient fait du marché noir, les Tsiganes qui faisaient pipi au lit, les garçons qui avaient des affections contagieuses sur le crâne, les ultranationalistes, enfin ceux qui dormaient avec leurs chaussettes. Ensuite, il se mit à arpenter le sol le long de nos rangs et, comme il n’avait plus le choix, désigna ceux dont il pensait que, de toute façon, ils ne s’en sortiraient pas.

Ce soir-là, nous restâmes dans nos chambrées, le moral au plus bas. Tout ce qu’il restait du « Petit-Berlin » était Gert le Blond, les deux Kurt – le Petit et le Grand –, Gert l’Effronté et moi. Nous n’étions même pas sûrs d’avoir eu de la chance. Huit mois auparavant, à peine, alors que tous les adolescents survivants avaient été rassemblés pour former l’école de maçonnerie, le bloc entier, élèves et professeurs compris, avait été transféré à Birkenau et plus personne n’avait jamais plus entendu parler d’eux.

Le plus jeune des détenus était un Juif de douze ans, d’apparence slave. Il avait un visage d’enfant et était arrivé à Auschwitz, en mai 1943, avec ses quatre cousins, un peu plus âgés mais physiquement tout aussi petits que lui. Sur place, à la gare, au moment du tri de leur convoi, ils avaient été sélectionnés tous les cinq et désignés comme « messagers ». Trois d’entre eux avaient été affectés à notre camp et vivaient au bloc 16. On les appelait les « coureurs », parce qu’ils passaient leurs journées à galoper dans tous les sens, faisant la liaison entre les kapos et la direction SS.

Nous tâchions d’entretenir de bonnes relations avec ces trois gamins bien attifés, car ils étaient non seulement à la pointe de l’information, mais intimes avec un certain nombre de gens très influents au camp. Ces efforts pour entretenir les liens entre les « coureurs » et nous-mêmes étaient toujours source à histoires, car il leur était reproché de se prostituer pour garder leur situation enviable. Le bruit avait même couru qu’ils portaient des dessous en dentelle rose.

« Et pourquoi pas ? me disait Gert le Blond pour m’apprendre les choses de la vie. Après tout, moi aussi, quand j’étais à Monowitz, j’avais des relations homosexuelles avec mon kapo. On prenait tous les deux notre plaisir et on aurait eu bien tort de s’en priver. Qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre pour lutter contre la dureté du travail, la faim, les maladies ? »

« Tiens, regarde Petit Kurt, poursuivait Gert, il a l’air d’un enfant comme ça, avec son air naïf, mais lui aussi le fait. Pose-lui la question, tu verras ! Il glousse comme une poule, quand il en parle. »

Les jeunes qui, par manque de maîtrise de soi, s’offraient au stupre de certaines de leurs relations, étaient en général très mal vus et il valait mieux qu’ils gardent le silence sur leurs aventures. Mais comment en vouloir à Kurt, qui était si pur encore ? Il ne réalisait même pas ce qu’il faisait. C’était encore un véritable gamin, avec ses pitreries et ses petites comptines, et c’est bien ce qui était triste !

Kurt était vraiment notre enfant à problèmes. Issu d’une famille d’intellectuels connus, il avait certainement été gâté à la maison et tenu à l’écart des réalités du monde. Mais ici, en l’occurrence, il était tellement décalé que nous commencions à craindre pour sa santé mentale et nous nous étions réellement mis à le materner. Parmi ses bêtises, il nous rebattait les oreilles, par exemple, avec sa dernière petite chanson paillarde – que nous lui avions apprise –, et il nous la chantait en boucle, à nous, aux professeurs, aux chefs de chambrée, bref, à tous. Nous l’avions même aperçu, pauvre gosse, pousser sa chanson dans un bloc voisin, où sa manière ridiculement triste de chanter faisait fureur, était applaudie à tout rompre et généreusement gratifiée d’un bol de soupe.

Il avait pris une autre habitude, que nous avions bien du mal à lui faire perdre : il crachait sur tous ceux qui le taquinaient. Or, à force de faire le clown, inévitablement les gens se moquaient de lui. Il se décrivait lui-même en disant : « Moi, j’ai la tête comme un cul avec deux oreilles ! » Le problème est qu’il se comportait comme tel, et c’était à nous ensuite d’aller le sortir du pétrin, chaque fois qu’il allait faire le malin devant les forts-à-bras ukrainiens.

La plupart des gardiens SS étaient originaires des pays satellites fascistes, mais bien que ces gens fussent les représentants de la « gloire germanique », ils n’en parlaient pas plus la langue que les détenus de leur pays. Qui sait, peut-être ces mercenaires étaient-ils emplis de la même haine qu’eux ?

Il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre toute l’absurdité, au quotidien, de notre civilisation. Nous en avions un bel exemple au bloc. La victime était un jeune Tsigane, dont le propre père portait l’uniforme de l’oppresseur, un Slovaque, qui s’était enrôlé dans l’armée, avant même qu’Hitler ne décidât d’exterminer les Tsiganes, qui, soit dit en passant, étaient vraisemblablement les représentants les plus anciens de la race aryenne. Toujours est-il qu’il portait sur sa casquette l’emblème SS, avec la tête de mort et les fémurs croisés, et qu’il était chauffeur de camions, de ceux-là mêmes qui avaient transporté toute sa famille dans les chambres à gaz ! Parfois, il passait devant notre camp, mais son fils n’osait pas aller lui parler. Tous deux craignaient d’être dénoncés et se faisaient juste un petit signe de la main. Peut-être, au fond, préféraient-ils ne pas avoir à se reconnaître.

Nous vivions dans un drôle d’univers dont j’étais incapable, fût-ce avec la meilleure volonté du monde, d’en désigner les véritables responsables. Si j’optais pour l’idée que les coupables étaient les instruments dociles de l’empire SS, il suffisait que je songe au père du jeune Tsigane – au volant de son camion, complètement sous l’emprise de l’autorité et de la peur – pour que je change d’avis. Si je décidais que l’entière faute de notre destin revenait à Hitler, je ne pouvais m’empêcher de repenser – pour l’avoir vu de si près, à quelques mètres de moi – qu’à mon instar, pauvre innocent que j’étais, il n’était ni plus ni moins qu’un être de chair et de sang. Si je concentrais ma haine sur l’aristocratie – dont le seul commerce était la guerre, qui s’en répartissait les bénéfices à Monowitz, et envoyait ses fils nous surveiller dans les camps –, la seule image qui m’était renvoyée était celle d’un monde non pas régi par l’affect ou le passionnel, mais par la loi de la tradition.

Si je cherchais plus haut encore, tentant de trouver explication auprès du divin – dont je n’avais jamais cependant ressenti la toute-puissance –, une seule question me taraudait : était-il vraiment si sûr qu’Il se préoccupât de cet animal qu’est l’Homme plus que de toutes les autres créatures dans l’univers ?

Pour l’heure, nos sujets de préoccupation immédiats se limitaient à notre chambrée. Elle était devenue, au fil de la routine quotidienne, notre chez-nous, un endroit où nous n’avions plus à avoir peur.

Nous avions trouvé la bonne technique pour résoudre le problème de la poussière et de la paille le matin sur les châlits du bas, une fois que les lits étaient faits. Il fallait, de façon très synchronisée, que les occupants des châlits du dessus – c’est-à-dire nos aînés et le personnel – secouassent les premiers leurs couvertures, puis venait le tour de ceux du milieu, et enfin de ceux du bas.

Les détenus importants choisissaient toujours les châlits du haut, car ils avaient plus d’espace au-dessus de leurs têtes et, en cas de nécessité, s’en extirpaient plus rapidement. Les détenus des châlits du milieu écopaient de toutes les inspections de chambrée, donc de tous les ennuis. Ceux du bas y échappaient, mais, en contrepartie, se prenaient les pieds de ceux qui grimpaient au-dessus, ainsi que les liquides – chauds ou froids – qui coulaient des étages supérieurs.

Pour « remonter le moral », il y avait aussi les slogans dans les chambrées, chargés de rappeler les règles en vigueur dans le camp. Dans la nôtre, on pouvait lire sur la partie supérieure du mur, peinte en blanc, ainsi que sur les châlits supérieurs : « Il n’y a qu’une voie vers la liberté – ses bornes s’appellent application, obéissance, etc. » Ils étaient complètement ignorés par les uns, qui ne comprenaient pas ce qui était écrit, et par les autres, que tous ces boniments ennuyaient. On avait déjà essayé de nous impressionner avec ce genre de phrases et on en avait farci les têtes de la jeunesse allemande, pour mieux la soumettre aux fatals dessins de ses aînés.

L’appel, en rangs de dix, au garde-à-vous, au cours duquel un caporal arrogant nous comptait de son doigt ganté, se chargeait de nous rappeler quotidiennement l’insignifiance de notre existence. Cette lourde épreuve se prolongeait pendant des heures, quand le nombre de prisonniers ne correspondait pas avec les chiffres de la comptabilité, ce qui arrivait presque toutes les semaines. N’importe quel sadique aurait été excité d’avoir à sa merci un camp entier de « sous-hommes », en rangs, épuisés, et les nazis avaient rapidement su exploiter pareille aubaine.

Le « chef de bloc 7a » – c’était son titre – adorait l’« exercice du bac à fleurs », pour lequel son candidat de prédilection était notre médecin. Il consistait à hisser une de ces jolies, mais si lourdes caisses à fleurs en bois vert, qui ornaient les fenêtres, et à la tenir en l’air à bout de bras, pendant que le caporal, le pistolet dégainé, y construisait une pyramide de pots de fleurs.

Nous avions vite trouvé une méthode pour protéger de cet arbitraire nos camarades les plus exposés : nous les avions changés de place et avions mis aux premier et dernier rangs les détenus d’apparence plus solide, qui avaient meilleure mine et risquaient moins d’être choisis. Malheureusement, les SS s’en étaient rendu compte. Ils avaient cessé de s’intéresser aux rangs extérieurs et rentraient dans les rangs à coups de bottes et de fouet.

Qui avait l’air typiquement russe ou avait le nez busqué était automatiquement pris comme bouc-émissaire. Qui ne ressemblait pas à ladite caricature n’était malheureusement pas beaucoup mieux loti. « Sale Tsigane plein de poux, comment oses-tu être blond ? s’entendait-il aboyer. Ta mère devait être une sacrée pute ! »

Le dimanche était relativement calme. Le matin, nous nous acquittions des multiples tâches que la semaine harassante ne nous avait pas laissés faire : brosser les seules pauvres guenilles que nous possédions, recoudre un numéro matricule propre, repriser nos chaussettes, et si besoin était, laver nos sous-vêtements, que nous ne pouvions changer qu’une fois tous les quinze jours. Nous allions également faire la queue chez le coiffeur, enfin nous nous occupions de nettoyer notre bloc. Vers midi, nous graissions nos godillots – qui, en général étaient dépareillés –, puis nous descendions pour l’appel.

Celui du dimanche servait aussi d’inspection et il se trouvait toujours un bloc plus sale que les autres. Mais il ne fallait absolument pas que cela tombe sur nous, élèves de l’école de maçons, car notre situation était bien peu sûre.

Après la distribution de la soupe, nous avions un couvre-feu de deux heures, au cours duquel le camp devait faire la sieste. À l’exception de ceux qui dormaient jusqu’au lendemain matin, nous nous réveillions alors tiraillés par la faim et passions le reste de la journée à essayer d’« organiser » quelque chose.

Nous errions alors tout l’après-midi dans le camp, à chercher un ami ou de la nourriture. Notre situation était rendue d’autant plus difficile que si la misère et la faim semblaient demeurer invisibles, le bien-être et la richesse s’exhibaient par contre sous bien des formes. Nos pas ne nous conduisaient pas vers les gémissements des compagnons d’infortune, mais plutôt vers les parcelles de nourriture des quelques privilégiés. Nous croisions au passage l’arrogance des familles de SS, qui semblaient vouloir nous narguer avec leur promenade dominicale derrière la clôture.

Le seul moyen d’oublier tout cela était d’aller dormir.

Un jour, je reçus une visite, la première depuis la fin de la quarantaine, d’un grand Polonais, très sympathique. « Je sais que votre chef de bloc n’aime pas que les étrangers viennent ici, mais il faut absolument que je te parle », me dit-il, lentement, dans un allemand hésitant. Avant qu’il ne m’expliquât plus loin de quoi il s’agissait, j’étais impressionné par son assurance. Nous nous mîmes dans un coin tranquille et il sortit un bout de papier bien plié en me disant : « Tiens, c’est pour toi. Donne-moi ta réponse demain, je viendrai à la même heure. Il faut que je m’en aille d’ici. Allez, au revoir, bonne chance ! »

Lorsque je l’eus déplié en entier, je vis que le morceau de papier sale que je tenais entre les doigts, contenait en fait un message. Médusé, je regardai la signature. Pas de doute, il était écrit : « ta Maman ».

J’étais rouge d’excitation. Tout le monde sut très vite la cause de mon bonheur, et je fus aussitôt entouré par des dizaines de camarades, qui se disaient mes meilleurs amis pour avoir plus de détails, mais surtout pour voir ce mot : « Maman ». Il y avait deux raisons immenses de se réjouir : quelqu’un avait retrouvé sa mère – la personne la plus chère qu’on pût avoir – et un noble ami avait risqué sa vie pour faire sortir clandestinement un message du camp des femmes de Birkenau.

Le contenu de cette missive disait que la semaine suivante, quelques femmes, dont ma mère, passeraient devant notre camp. Presque tous ceux de notre chambrée qui ne travaillaient pas en kommando voulurent m’accompagner pour lui dire bonjour, car, plus encore que la « mère », ils voulaient apercevoir la « femme ». Ils n’en avaient plus vu depuis si longtemps. Mais, à leur grande déception, le chef de bloc, qui craignait des ennuis avec la SS, décida que j’irais seul, accompagné du chef de chambrée.

Après une interminable semaine d’attente, nous partîmes tous les deux, portant un panier comme pour aller chercher des rations, et descendîmes la rue principale du camp, encore déserte à cette heure matinale de la journée. La colonne de femmes, en robes rayées avec un fichu de couleur crasseux sur la tête, approcha, entourée de gardiennes SS, en uniforme gris. Nous, qui nous attendions à voir de jolies femmes, ne vîmes que de pauvres prisonnières, aussi misérables que nous. Des « anciennes », me dis-je. Leurs souffrances étaient gravées sur le visage.

J’eus du mal à reconnaître ma mère. Elle avait à peine trente ans, mais ses traits étaient aussi marqués que ceux de ses compagnes de misère. Je l’embrassai. En continuant à marcher, elle me dit qu’elle espérait que mon travail n’était pas trop dur. Ensuite, elle voulut me donner un morceau de pain, mais alors que j’étais en train de le refuser, un gardien arriva et me chassa. Notre rencontre dura en tout et pour tout une quinzaine de secondes…

Le destin des femmes – ainsi me racontait mon messager – était dur, lui aussi. Elles travaillaient à l’usine, aux magasins, aux champs, dans les ateliers de couture – comme nous – onze heures par jour. Seules celles qui étaient jeunes et jolies – les hommes ne rentraient donc pas dans cette catégorie – pouvaient éventuellement être choisies pour aller travailler dans les bureaux.

Avoir revu et touché ma mère fut un événement d’une immense importance. J’avais décidé de survivre, coûte que coûte, et ma détermination se vit renforcée par trois éléments. D’abord, il y avait Maman, dans le camp juste à côté, et elle attendait des nouvelles de ma part, pour la rassurer un peu ; ensuite, il y avait Papa, outre-Manche, qui se battait auprès des Alliés, avec l’espoir que ses efforts nous aideraient ; enfin, à l’extérieur, il y avait le monde, et avec lui, l’avenir, qui nous souriait et attendait de faire de nous des hommes.

Cette rencontre avec ma mère me décida à aller voir le coiffeur du camp, au bloc 1, pour lui raconter tout cela. Il m’avait vaguement promis une aide et ce serait peut-être pour lui l’occasion de tenir parole.

Il devait être un grand personnage, pensais-je en frappant à sa porte, car il avait une chambre pour lui tout seul. « C’est gentil de venir, me dit-il, mais avant de me dire quoi que ce soit, mange quelque chose – c’est pour cela que la plupart des gens viennent me voir. »

Pendant qu’il me préparait des mets qui, même à Berlin – pourtant le royaume du surplus –, n’existaient pas, je regardai par la petite fenêtre, qui donnait sur les douches, et aperçus un trio de Tsiganes jouant de la guitare devant quelques « huiles ». Au son de ces mélodies sentimentales qui montaient jusqu’à nous, je dégustai et grattai mon assiette jusqu’à la dernière miette.

Ce fut seulement alors que je lui racontai ce qui m’amenait, mais cela ne sembla pas l’impressionner le moins du monde. Non, m’expliquait-t-il, en dehors de ses quatre murs, seul endroit hors de portée de ses rivaux, il ne pouvait rien pour moi ou mes camarades.

« Mais vous autres, adolescents, sachez que vous trouverez toujours quelque chose à manger chez moi. Et puis viens me voir le soir, de temps en temps, tu es peut-être même de bonne compagnie ! dit-il pour me consoler. Je suis un vieux de la vieille et je sais comment il faut s’y prendre pour “organiser”. Cela fait dix ans que je vis comme cela. Avec ou sans Hitler, moi je ne sortirai jamais d’ici, mais vous ! Vous, qui pourriez sortir, vous n’allez pas survivre ! Il aurait mieux valu que tu ne connaisses jamais un lieu comme celui-ci.

« Regarde par la fenêtre », me dit-il en montrant les barbelés électrifiés, qui se perdaient à l’infini et sur lesquels brillaient, à intervalles réguliers, des ampoules rouges et blanches, tu crois peut-être que ces chambres à gaz et ces crématoires ont été faits pour qu’on leur survive ? Ils ne sont là que pour nous a-né-an-tir. Voilà à quoi ressemble ce monde civilisé, ce monde qui est censé nous éduquer, nous les criminels et vous les jeunes ! »

Si mon nouveau protecteur n’incarnait pas la moindre lueur d’espoir pour moi, du moins était-il accueillant et l’une des cinq personnes les plus influentes au camp, aussi décidai-je de cultiver cette amitié et d’aller le voir deux fois par semaine. Il était tout ridé et ressemblait à l’idée que je me faisais d’un bibliothécaire : tout chauve, avec un dentier, et un regard qui perçait derrière sa belle monture de lunettes. Une chose rappelait son passé glorieux : les tatouages d’un bleu un peu délavé – des cœurs, des poignards, des initiales – dont il arborait une impressionnante collection sur la poitrine et sur les bras.

Il me racontait ses histoires : des cambriolages rocambolesques, la liberté entre deux séjours en prison, la famille, qui l’avait oublié depuis longtemps, la captivité, si dure, dans les camps des Marais. C’était un vieux routier du monde carcéral et il semblait s’y être résigné.

« Tu sais pourquoi je m’intéresse tellement aux nouveaux arrivants, quand ils sont nus, juste avant qu’ils ne passent à la douche ? me demanda-t-il. Ce n’est pas par sympathie, crois-moi – c’est mon boulot de questionner les nouveaux détenus ; d’ailleurs dès qu’ils me parlent, je passe à un autre groupe. Non ! Ceux qui m’intéressent, ce sont précisément ceux qui se taisent, parce que si les gens n’ouvrent pas la bouche, c’est qu’ils ont quelque chose à cacher, et mon travail consiste précisément à trouver ce que c’est. Souvent ce sont des objets de valeur, que je remets ensuite aux SS. Mais enfin, ajouta-t-il en ouvrant un tiroir plein de bijoux qui lançaient des feux et de pièces d’or, je ne suis tout de même pas fou et je ne leur donne pas tout. Contre ces trésors, je peux tout m’offrir auprès de mes copains, et même les SS n’y sont pas insensibles. »

Le coiffeur du camp attira mon attention sur une trace, par terre, de forme carrée, d’une autre couleur que le parquet, à côté du mur. « Tu vois cela, ici ? En 1941, il y avait une armoire à cet endroit et, juste en dessous, l’entrée d’un tunnel d’évasion, creusé par des prisonniers de guerre russes. Cela semble presque incroyable, mais ils avaient réussi à creuser jusqu’à quelques mètres seulement de la dernière clôture, et là, ils ont été pris. Évidemment tout a été rebouché et plus un seul de ces pauvres diables n’est encore en vie aujourd’hui. »

Un jour, après m’avoir raconté une des ses nombreuses histoires déprimantes, reparlé pour la énième fois de ses ennemis, qui n’avaient qu’une chose en tête – le ruiner –, il me tint des propos qui m’effrayèrent : « Écoute, on en est arrivé à un point où je ne peux plus continuer à t’aider sans contrepartie. Tu sais bien qu’ici il nous faut non seulement renoncer aux femmes, mais c’est à peine si on se souvient encore du plaisir qu’on avait avec elles. » Il ferma la porte et commença à déboutonner son pantalon. J’étais terrorisé. Ma seule possibilité de sortir aurait été de lui porter un bon coup, mais je n’osai pas. Je ne savais pas quoi faire, et ne trouvai rien d’autre que de rester assis, sans faire le moindre mouvement d’inclination. Il insista, me disant qu’il commençait à avoir froid.

Puis il abandonna : « Ah ! J’en ai assez de toi, assis là, on dirait qu’on va te trucider ! Tu ne sers à rien, tu me fais juste perdre mon temps ! »

Il ouvrit la porte et je voulus filer pour ne plus jamais revenir, mais il me retint : « C’est pas grave, j’en trouverai d’autres. Je ne vais quand même pas te laisser complètement tomber. Tu peux venir de temps en temps au bloc 1a pour venir chercher de la soupe, il y en a toujours qui est mise de côté pour moi. »

Gert l’Effronté et le Grand Kurt se moquèrent de moi, quand je leur racontai mes mésaventures : « Oui, ce gros cochon et ses passions, c’est bien connu, dirent-il en faisant la grimace, et si jamais quelqu’un s’avise de vouloir le dénoncer, le vieil intriguant se charge de le faire envoyer à Birkenau. Réjouis-toi qu’il ne t’ait pas brandi cette menace. Intéressant, ton idée de jouer la naïveté et l’innocence ! Pas mal de garçons ont déjà essayé ce truc, mais c’est dangereux, au moment décisif. Comme tu as mené ce vieux renard par le bout du nez pendant des semaines, tu dois sacrément savoir t’y prendre maintenant. »

Ils connaissaient bien la vie au camp et ils avaient sans doute raison. Presque tous les adolescents se voyaient faire ce genre de propositions, et rares étaient les détenus privilégiés qui s’en abstenaient. Malgré toutes les tentatives pour l’éradiquer, l’homosexualité était un secret de polichinelle.

Quelques mois plus tard, nous apprîmes que le coiffeur du camp avait été transféré dans un nouveau kommando, suite à une querelle avec un officier SS. Les allusions cyniques de notre doyen de bloc à propos des « amis adultes » s’avéraient exactes. « C’est un sport dangereux que de vouloir maintenir des relations avec les gens importants. Quand ils coulent, ils emportent leurs amis avec eux. »

Malgré ses lois strictes, parfois même impitoyables, le bloc 7a restait un refuge, vierge de toute intrigue, tout le contraire de ce qui se passait ailleurs au camp. C’était un havre, où la dureté de la vie de prisonnier, avec ses hauts et ses bas, cédait le pas devant la clarté d’échanges d’opinions, libres et honnêtes, et celle du rayonnement d’une jeunesse pleine d’espoir.

Il y eut bientôt une autre de ces sélections tellement redoutées, au cours desquelles ceux des prisonniers qui ne représentaient plus le moindre espoir de profit pour leurs maîtres étaient envoyés vers l’usine à mort de Birkenau. Après l’appel du soir, l’ensemble du camp devait se rendre à pied aux douches, par une route, qui s’appelait le Birkenweg*1. Elle était bordée de part et d’autre par les clôtures de barbelés électrifiés et une haie de gardiens, de telle sorte qu’il n’y avait aucun espoir de pouvoir s’échapper. Notre moral était au plus bas, et dans une interminable file d’attente, nous attendions que, à un rythme d’escargot, vienne notre tour d’entrer dans les salles d’examens. Un silence de plomb régnait, que seul venait interrompre l’écho solitaire des galoches de bois, qui résonnaient sur la route. C’étaient celles de l’heureux « élu à vivre », qui avait passé la sélection et pressait le pas pour rentrer. Certains parmi nous priaient. Quelques-uns pensaient à chez eux. D’autres, qui avaient abandonné tout espoir de survivre, semblaient indifférents à ce que le destin les rappelât.

Du haut de quatre miradors, quatre fusils mitrailleurs pouvaient à tout moment mettre fin à nos projets et à nos espoirs. Même les vieux détenus allemands, pourtant aguerris et confiants dans les privilèges que leur statut leur conférait, avaient peur. Mais chacun restait seul avec ses pensées.

Ce fut notre tour. Nous pénétrâmes dans la salle de douche, froide et humide, nous nous déshabillâmes, ramassâmes notre ballot de vêtements et passâmes devant les SS aussi vite que nos petites jambes purent nous porter. Ceux qui s’en tirèrent repartirent en courant chercher refuge dans leur bloc, sans vraiment prendre le temps de se rhabiller.

Notre chef de bloc usait de toute son influence pour tenter de nous sauver et chuchotait à l’oreille de l’officier : « Les gosses ont travaillé dur aujourd’hui, faites-les passer rapidement pour qu’ils aillent vite au lit. » La roulette russe nous épargna cette fois pour ne retenir qu’un petit nombre d’entre nous.

Mais nous eûmes du mal à nous endormir. Certes, nous avions gagné un mois de vie, mais nous ne cessions de penser aux copains qui, maintenant, se trouvaient dans le camion et allaient bientôt affronter la terreur de la chambre à gaz. Le monde les avait oubliés et nous étions totalement impuissants.

Les crises d’angoisse et la misère partagée ne firent que nous souder plus encore. De simples relations devinrent des copains, et des copains des camarades.

J’avais, parmi mes nouveaux amis, un jeune Juif de Bialystok, très brillant, qui s’appelait Mendel Tabatschnik et que j’aimais beaucoup. Il était à peine plus âgé que moi, mais il était déjà au camp depuis 1942, ce qui pour un adolescent était un exploit. Mendel était un idéaliste, qui ne vivait qu’à travers le passé pour l’avenir et dont la conduite morale était admirable. Il ne parlait jamais des problèmes de la vie au camp, et « organiser » ne l’intéressait pas vraiment. Sa seule véritable nourriture semblait ne consister qu’en rêves et en souvenirs.

Un des moments les plus forts de son existence avait été une grande manifestation populaire de gymnastique à laquelle il avait participé à Moscou en 1940. Lorsqu’il en parlait, ses yeux brillaient encore comme des étoiles : « Imagine, tu te tiens en équilibre, au sommet d’une pyramide humaine, devant une foule de gens, sur la place la plus connue de la capitale dont on parle le plus au monde. »

Il y avait aussi le Petit Berger, un jeune Tsigane d’Autriche, très bavard, un garçon éveillé, intelligent, plein d’esprit, qui consacrait son temps à l’écriture. Nous l’adorions pour sa manière critique et très juste de juger le comportement des autres petits Tsiganes, qui jouaient beaucoup de leur apparence enfantine pour devenir les chouchous du bloc, alors qu’en réalité ils étaient beaucoup plus âgés qu’ils ne le paraissaient et ne le disaient.

Tant que l’on parlait du camp, le Petit Berger était quelqu’un d’ouvert, mais dès qu’on évoquait le monde extérieur, il se retirait dans sa coquille et avait incontestablement des complexes d’infériorité. La phrase « ce n’est pas parce que je suis Tsigane que… » était son grand leitmotiv. Qui sait, peut-être avait-il raison, quand il affirmait : « Les Juifs, à l’extérieur, sont aussi arrogants que les autres avec les Tsiganes et leur veulent tout autant de mal. » Nos professeurs disaient de lui : « Si jamais il en a la chance, il sera un étudiant ambitieux et très prometteur, mais d’ici là, il faudrait que le monde change tellement… ».

Jendrö était le nom d’un jeune Tsigane de Tchécoslovaquie, qui avait treize ans. Il était le plus jeune de nous tous et donc le plus vantard et le plus prétentieux. Soutenu par ses nombreux frères, il savait parfaitement exploiter la sympathie que nous lui portions et cette aptitude faisait de lui un personnage. Les autres Tsiganes tchèques, du même clan que lui, restaient toujours agglutinés autour de lui, comme s’ils avaient voulu préserver leur vision mystique du monde des dangers du modernisme qu’incarnait, par exemple, le Petit Berger.

Parmi les pensionnaires, il y avait aussi un Allemand, solitaire, un garçon de la campagne, qui portait un triangle rouge. Pour quelle raison avait-il été classé comme « opposant politique » ? Mystère. Même lui n’arrivait pas à « se souvenir ». Peut-être avait-il été pris comme maraudeur dans la campagne et arrêté comme Tsigane, mais le temps qu’il prît conscience de son destin – et ses geôliers de leur erreur –, il était déjà trop tard pour le relâcher. Dans toute sa lenteur d’esprit, une chose cependant le perturbait beaucoup : le fait de constater que nous faisions, autant que possible, tout pour l’éviter. Comme Petit Kurt, il devenait fou.

Au camp des femmes de Birkenau, il n’y avait qu’un seul enfant juif, un petit garçon de quatre ans, qui était la coqueluche de tous, gardiens et détenues. Un jour, il vint dans notre camp pour voir sa mère, qui était au bloc 10, le bloc expérimental des femmes. Comme j’étais arrivé par le même convoi que lui et que je l’avais connu dans le camp de transit, je m’étais arrangé pour le voir. « Qu’est-ce que tu veux ? » me cria le petit Berlinois aux cheveux blonds en me faisant un bras d’honneur, comme il l’avait appris, avec son petit bras tatoué : « Casse-toi, va te faire foutre ! »

Le seul véritable ami d’un détenu était la musique. Le dimanche matin, l’orchestre jouait pour les SS et leurs familles, de l’autre côté de la clôture, et on se bousculait entre les blocs 1 et 12 pour réussir à apercevoir quelque chose. Les musiciens, revêtus de leur tenue zébrée de représentation, assis sur une pelouse entourée d’une haie, jouaient d’instruments à vent étincelants. Des hôtes de marque, des officiers avec leur petite amie, des épouses et leurs enfants, se promenaient nonchalamment dans un jardin paysager, tandis que derrière les barbelés sous haute tension, une foule de gens qui ne valaient même pas un regard faisaient le pied de grue – tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre – pour grappiller quelques instants d’un spectacle auquel ils n’étaient pas conviés. Impartiale, la musique faisait tout oublier, et alors que nos oreilles s’emplissaient de sa magie, les paupières – des deux côtés de la clôture – se refermaient sur leurs propres pensées.

Un dimanche sur deux, en été, il y avait un concert organisé l’après-midi. Les musiciens jouaient sur une estrade de bois, non loin des cuisines du camp, et formaient un véritable orchestre, dirigé par un chef polonais, jadis connu sur Radio Varsovie.

On aurait dit que la musique avait été choisie pour nous insuffler du courage, et – de cela nous étions certains – nulle part ailleurs qu’ici, elle n’aurait pu être plus profondément ressentie.

Dans le crépuscule, et comme s’ils avaient été pressés de nous quitter, les nuages filaient vers l’ouest, emportant quelques mesures et quelques rêves. Le ciel était dégagé, la musique intemporelle, l’esprit sans limites.

Mais nous – et comme nous, des millions de gens –, nous étions enchaînés. Chaînes invisibles qu’on ne pouvait rompre, ni briser, chaînes qu’on n’avait pas imaginées, chaînes forgées par une civilisation agonisante, qui ligotait sa propre jeunesse.

1- Traduction française : Le chemin des bouleaux.