Chapitre 2

1939-1943

Maman était très occupée avec les préparatifs de notre émigration et m’avait placé sous la houlette de sa sœur, professeur de dessin et d’anglais. Tante Ruth avait toutes les qualités d’une véritable amie et ses élèves l’adoraient pour son esprit et ses idées d’avant-garde.

Bientôt elle m’emmena dans son école de la Rykesstrasse, au nord de Berlin. Mes copains de classe étaient de vrais gosses de la ville. Ils parlaient berlinois entre eux, faisaient les malins et frimaient tout le temps. Au début, je passais pour un gros plouc de campagne, mais finalement ils trouvèrent des qualités à mon sens de la sobriété et je devins, à mon tour, un gosse de Berlin. Une fois passées les premières frayeurs liées à la démesure de la ville, je me mis à en comprendre l’ordonnancement.

Les immeubles semblaient vouloir se tenir chaud : ils se serraient les uns contre les autres et formaient une rue. Des bâtiments de moindre taille se pressaient dans les arrière-cours – certains immeubles en comptaient jusqu’à quatre – et, pour éviter qu’ils perdent leur aspect convivial, la loi en limitait la hauteur à cinq étages.

Le soleil ne manquait pas d’« espace vital », mais réduisait au minimum ses visites à l’intérieur de ces citadelles et lorsque ses rayons tendres et chauds pointaient jusque dans leurs arrière-cours, ils se voyaient alors investis de multiples tâches par les Berlinois : sécher le linge, chauffer les rhumatismes, donner des couleurs à Bébé, endormir Minet et l’envoyer au paradis ensoleillé des chats, ou encore offrir suffisamment de chaleur aux punaises, pour qu’elles s’enhardissent à se laisser tomber sur l’oreiller blanc et moelleux qui était posé sur la fenêtre de l’étage inférieur.

Le jour, la ville était réglée par un va-et-vient de gens qui, tels les automates d’une horloge céleste, en fixaient le rythme. Le boulanger, le laitier et le marchand de journaux ouvraient le mouvement, suivis un peu plus tard par une cohorte de gens qui nous impressionnaient beaucoup : des colporteurs avec leur choix varié de brosses, d’allumettes, de cirage, de fleurs, des chiffonniers et un joueur d’orgue de barbarie.

Les murs de briques sales renvoyaient l’écho de la vie quotidienne : une radio hurlante, un tapis qu’on battait, les cris des enfants, le grincement des escaliers en bois, le gazouillis des canaris ou les voix rauques de gens qui se disputaient – rien ne leur échappait.

Berlin, quel que fût le nom de l’Empereur, n’obéissait toujours qu’à ses propres lois, et les habitants de ces immenses clapiers ne portaient pas d’intérêt particulier aux questions raciales. Ils ne se préoccupaient fondamentalement pas de savoir si les punaises, qu’ils voyaient se balader chez eux en quête de nouvelles proies, s’étaient précédemment repues du sang d’un Aryen ou de celui d’un individu de race inférieure.

La guerre éclata. Ceux qui, en lettres d’or, avaient brodé le mot « nationalisme » sur leurs bannières, triomphaient. Ils y avaient préparé l’Allemagne.

1918 n’avait en rien mis fin à la propagande de guerre, bien au contraire. Vivre en paix avait avivé les sentiments belliqueux et la déclaration de guerre n’était plus devenue qu’une question technique. Le rationnement avait été instauré en 1938 et étendu depuis lors. La population, tellement harcelée par les exercices d’alerte et d’extinction totale des lumières en cas d’attaque aérienne, éprouva presque un sentiment de soulagement lorsque la guerre éclata. Puisque tout cela devenait réalité – du moins était-il à espérer que les alertes ou attaques ne se reproduiraient pas trop souvent, mais qu’elles seraient chacune une raison d’autant plus « forte » d’aller vers la victoire. Les eaux dormantes de la région des Marais avaient été témoins d’exécutions en masse d’opposants politiques. Désormais, les Fils de l’Allemagne allaient pouvoir s’acheminer vers une fin plus mythique, et tels les soldats héroïques promis au Valhalla, ils verraient leur sacrifice glorifié par le peuple tout entier. Ils seraient vénérés à l’autre bout du monde par tous les Japs à petites lunettes de l’empire du Soleil-Levant, ou encore, applaudis par les bouffeurs de macaronis. Tous ces gens incarnaient la gloire aryenne. Tous pensaient à l’identique. Et puis, il fallait bien qu’ils légitiment leurs invasions, qu’ils modernisent le matériel militaire. Gloire aux surhommes…

La « mère Krause », par contre, figure emblématique de la brave ménagère berlinoise, était moins convaincue et soupirait : « V’là un mauvais vent qui va mal tourner, c’est moi qui vous l’ dis. » Le hurlement des alarmes aériennes l’envoyait régulièrement à la cave aménagée en abri, où elle avait le plaisir de retrouver plus de soixante-dix de ses voisins, au milieu de leurs couvertures, gamelles en fer, grosses valises, chiens et autres canaris et… même nous ! qui étions aussi de la partie. La mère Krause connaissait mes grands-parents depuis très longtemps et elle ne les avait jamais offensés. « Mon vieil instinct fait que j’aime pas les Juifs », bougonnait-elle, « mais j’crois qu’ils sont pas méchants ».

Vint le moment où je dus changer d’école, pour entrer en cours supérieur. Le choix se porta sur une école mixte de la Gross Hamburger Strasse. Là aussi, des prétentieux faisaient les malins et voulaient m’en mettre plein la vue avec leurs manières de gars de la ville. La guerre nous avait fait passer dans la catégorie des gens pauvres, n’ayant pas de quoi payer les frais de scolarité, et j’avais obtenu une bourse. Mais l’école elle-même était en difficulté. Elle fut transférée dans la Kaiserstrasse, puis par la suite dans la Lindenstrasse. Les autorités de la ville ne voulurent pas se compliquer l’existence avec les problèmes d’une école juive et encore moins avec ceux de ses occupants. Ils firent entreposer du grain dans l’ancienne synagogue de la Lindenstrasse juste à côté de l’école, de telle sorte que nous eûmes bientôt des visiteurs insolites : de beaux rats, bien gras et bien nourris.

J’avais un copain de classe, moitié juif, dont la sœur fréquentait l’école aryenne, juste à côté. Par je ne sais quelle décision bizarre du tribunal, lui avait été déclaré juif et sa sœur, chrétienne. Lorsqu’ils se croisaient dans la rue, ils devaient faire semblant de ne pas se connaître, jusqu’à ce qu’ils trouvent un endroit tranquille, en prenant garde que personne ne les voie et ne les dénonce. Je les aidais souvent, en jouant les guetteurs.

La mascotte de notre classe était un frêle petit garçon blond, orphelin, qui venait d’un petit village non loin de Halberstadt. Son sort d’unique Juif du coin lui avait déjà laissé quelques séquelles et c’est pourquoi il bénéficiait de toute notre sympathie.

Alors que cette guerre suivait son cours, excitant, l’école, elle, nous paraissait de plus en plus ennuyeuse, voire inutile, et je fus de plus en plus occupé à explorer la rue. L’école était à plus d’une heure de chez moi et j’expliquai facilement mes absences en prétextant des difficultés de transport liées aux attaques aériennes ou des heures supplémentaires imprévues. Mais on ne me posait pas trop de questions à la maison, car la famille me laissait désormais beaucoup de liberté.

À force de traîner, je me familiarisai avec les quartiers les plus sombres de Berlin. Parmi mes déguisements pour passer inaperçu, j’avais un uniforme des Jeunesses hitlériennes, sans aucun insigne. La visite d’expositions montrant du matériel de guerre capturé était évidemment le grand must pour des adolescents comme moi, passionnés de technique. Je m’intéressais beaucoup aux avions, regardant de près comment étaient faits les sièges de pilote, les hélices, et pas un instant ne me souciais des panneaux indiquant que l’entrée était interdite aux non-Aryens. Je ne manquais pas non plus les attractions des fêtes foraines, où l’on trouvait la tête de Churchill au stand de tir, mais le clou de tout cela était les marionnettes, poupées ou soldats, que l’on remontait et qui se mettaient à danser au son de Lili Marleen ou En route pour la Terre des Ang(l)es*1.

Pour les plus exigeants, il y avait d’autres poupées, grandeur nature et vivantes celles-ci, qui arpentaient la Friedrichstrasse en manteau de fourrure et autres colifichets du dernier cri à Paris, en proposant leurs talents pour cinq marks. Les moins hardis trouvaient distraction avec des suppléments spéciaux, réalisés grâce aux rapines de guerre sur le front ouest, mais aussi avec des petits drapeaux, diverses attractions ou en écoutant les haut-parleurs en plein air.

Un jour, en sortant de la station aérienne du métro Unter den Linden, je me retrouvai nez à nez avec un défilé militaire. M’enfuir n’aurait fait qu’attirer l’attention et il me fallut jouer les spectateurs enthousiastes, en tout cas pendant les premières minutes. Je parvins à voir ce qui se passait, en glissant mon regard à travers les rangs serrés des postes d’avant-garde. Un cortège de grosses Daimler noires, capote ouverte, roulaient au pas sur la large avenue, acclamées par une foule immense.

La première voiture passa à moins de dix mètres de moi. Au même moment, tous les bras se levèrent pour faire le salut nazi. À l’intérieur, un homme à la mine sombre, l’expression sévère, dans une posture figée, regardait droit devant lui : Adolf Hitler. Il était suivi de la voiture du gros Göring et de l’état-major, qui semblaient éprouver la même indifférence envers la foule. Peut-être craignaient-ils que, parmi tous ces admirateurs venus les acclamer, beaucoup soient aussi loyaux que moi ?

L’état-major et le quartier général avaient leur siège entre le Tiergarten, la Potsdamer Platz et le bâtiment de la Shell. Un de mes amis, dont la mère était gouvernante chez un officier supérieur, s’était arrangé pour me faire pénétrer en ces lieux. Il trouvait que j’avais de bonnes manières, que j’étais bien élevé et il m’avait attribué, à moi seul parmi tous nos camarades de classe, l’honneur de pouvoir venir déplacer ses figurines d’échecs, en ivoire rouge et blanc.

Des voitures feldgrau se garaient entre les nombreuses villas. On entendait le cliquetis des téléscripteurs, le crépitement des machines à écrire et les claquements de talons à la prussienne. Dehors, dans les jardins, les stations mobiles d’émetteurs enregistraient le gazouillis des oiseaux et le bourdonnement des conversations belliqueuses. Des membres de la police militaire, bottes noires rutilantes, plaques de métal étincelantes épinglées à la poitrine, comme dans la Rome antique, surveillaient les rues. Les adultes ne s’occupaient pas de nous, pas plus que le Colonel, qui nous voyait jouer aux échecs dans son jardin. Sans doute était-il un habitué du luxueux appartement, où travaillait la mère de mon hôte, et n’y voyait-il aucun inconvénient.

La loi interdisait aux « non-Aryens » l’achat de livres, l’entrée des cinémas et des lieux publics. Ce n’était donc pas la peine que je demande de l’argent de poche. Je me consolais avec la carte mensuelle de métro que nous procurait l’école, et sans laquelle mes vastes entreprises n’auraient pas été imaginables.

Partout, des épinglettes pour soutenir l’effort de guerre étaient vendues et agrafées au revers de la veste de leurs acheteurs. Leurs sujets variaient chaque mois : elles représentaient des petites figurines en bois, des modèles d’avions, des pièces d’artillerie, des projectiles… C’était assez amusant. Pour nous les procurer, nous suivions l’exemple des gosses de la rue en banlieue nord. Nous abordions poliment les gens qui, une semaine après la quête, arboraient encore leur épinglette et nous leur demandions s’ils acceptaient de nous la donner. L’exercice devint bientôt si répandu que les passants croyaient qu’il s’agissait là d’une nouvelle forme de récupération.

Collectionner les magazines en couleurs pour enfants était un autre passe-temps. Chose très étonnante, ces publications ne contenaient aucune publicité nazie, peut-être parce qu’elles partaient à l’exportation. Elles étaient offertes en supplément comme cadeau publicitaire dans les grands magasins. Nous tentions donc de faire bonne impression sur les vendeuses ; si cela ne marchait pas, nous achetions une boîte d’épingles.

Bizarrement, une de mes autres activités favorites consistait à établir la liste des bâtiments détruits par les bombardements, car ils exerçaient une véritable fascination sur moi. On pénétrait jusqu’à leur cœur et chaque immeuble avait ses caractéristiques propres. Une baleine coupée en morceaux ne m’aurait pas fait le même effet. À part celle qui avait avalé Jonas, toutes seraient restées, à mes yeux, des monstres des mers sans grand secret au creux d’elles-mêmes. Tandis que les immeubles frappés par les bombardements, c’était autre chose ! J’allais inspecter tous ceux qui venaient d’être touchés et furetais à l’intérieur, avec cette manie de tout prendre en note dans un carnet, le lieu, la date et l’ampleur des dégâts. Lorsque ma mère l’apprit, elle m’en fit de grands reproches et je l’écoutai attentivement, car elle avait raison ! Que se serait-il passé, si jamais on m’avait accusé d’espionnage ? Je n’aurais jamais pu prouver le contraire.

La nourriture ne consistait plus qu’en ersatz. Les Juifs avaient des cartes d’alimentation, toutes marquées de petits « J », qui les privaient automatiquement de légumes, de viande, de lait, de chocolat ou de suppléments spéciaux. Les « non-Aryens » n’étaient autorisés à faire leurs courses que dans certains magasins, l’après-midi, entre quatre et cinq heures. Celui qui en avait les moyens trouvait des solutions aux problèmes d’approvisionnement en passant par le marché noir ; s’il était assez riche et capable de donner la preuve de son ascendance aryenne, il pouvait fréquenter les beaux restaurants. En revanche, celui qui n’avait ni l’un ni l’autre ne pouvait qu’espérer en l’aide d’un ami mieux loti.

Les grands magasins, que les difficultés d’approvisionnement avaient plongés dans la crise, étaient chargés d’organiser des expositions, et celles des jouets pendant la période de Noël étaient l’occasion d’exhiber le matériel et les idées volés dans les territoires d’Europe occupée. Les vitrines étaient des reconstitutions de scènes cinématographiques des films les plus connus de l’époque, tels que Le Juif Süss, l’histoire violemment antisémite d’un riche courtier, Ohm Krüger, la version antibritannique de la guerre des Boers, et Robert Koch, un film à la gloire de la médecine allemande.

Place Wittenberg, le grand magasin KaDeWe consacrait un étage entier à ce qui était, pour l’heure, le comble de l’inventivité allemande en matière d’ersatz : des potages mystérieux que des vendeuses s’activaient à préparer, les remuant, les faisant cuire et épaissir, avant d’en proposer la dégustation. Cherchant à satisfaire ma curiosité, je tentais de lire ce qui était marqué sur les petits paquets jaunes, rangés sur des étagères. Il était écrit : « Poudre de miel synthétique. Rajouter le sucre. »

En janvier 1942, les nazis commencèrent à faire une démonstration de leur puissance. Ils contraignirent les Juifs au « port de l’étoile jaune à six branches ou étoile de David, qui devait être portée, cousue à gauche sur la poitrine de tous vêtements, dans tous les lieux publics et devant toute personne aryenne ». Des dames très aristocratiques nous avaient invités à prendre une tasse d’ersatz et nous assurèrent que jamais l’honneur de l’Allemagne ne permettrait de tels dérapages : « Nous sommes une nation civilisée et n’accepterons pas de retomber au Moyen Âge ! Les gens descendront protester dans les rues. »

En effet, lorsque les premières étoiles firent leur apparition, les uns en raillèrent l’idée, les autres, leurs porteurs. Puis s’ensuivit une période d’indifférence, marquée simplement par l’ennui d’être constamment rappelé à l’ordre par ce chiffon jaune, symbole de honte. Les sentiments profonds des gens, à la vue de l’étoile, ne nous importaient guère et nous ne la portions pas, dans la mesure où nous étions assurés de ne pas rencontrer ou de ne pas être reconnu par un quelconque mouchard. Sous la lumière violette des lampes au néon qui éclairaient les rues principales de Berlin, les étoiles devenaient bleues ; il devenait donc plus sûr de prendre les petites rues. En tout dernier recours, il restait l’inévitable porte-documents tenu serré contre soi, le bras gauche replié sur la poitrine. Les Juifs étaient également soumis à un couvre-feu, le soir, mais sa mise en pratique restait concrètement très difficile et nous avions décidé de l’ignorer.

De nouvelles inscriptions firent leur apparition : « P » pour les Polonais, « Est » pour les Ukrainiens. Les panneaux interdisant l’entrée aux Juifs depuis maintenant dix ans furent retirés et remplacés par de nouvelles versions corrigées. Tout lieu public, du plus simple banc aux parcs municipaux, en passant par les cabines de téléphone et les cinémas, affichait l’interdiction d’accès à tout « non-Aryen ». Certains établissements trouvaient que cela ne suffisait pas et ajoutaient des noms d’oiseaux à la mode : « Accès strictement interdit aux chiens, aux Polonais et aux Juifs ».

La fermeture des dernières écoles juives fut presque un soulagement pour nous. Nous n’allions plus devoir craindre d’être battus sur le chemin du retour à la maison parce que nous étions des enfants juifs. Les élèves venaient tous les jours moins nombreux à l’école, ce qui ne signifiait pas pour autant qu’ils faisaient l’école buissonnière, mais plutôt qu’ils avaient été arrêtés ou qu’ils se cachaient.

Les adolescents avaient quatre possibilités de travail : aides soignants à l’hôpital, auxiliaires dans les cantines, trier les dossiers dans des bureaux ou faire des tâches de jardinage dans les cimetières. Je décidai de travailler pendant un an à l’entretien des tombes juives du cimetière de Weissensee. Le travail n’était pas rémunéré, mais cela était compensé par le fait que je bénéficiais en échange d’une carte de transport et que je pouvais être en plein air. La grande citadelle des morts, dont les mausolées de marbre côtoyaient les stèles en ruine, était habitée par un silence que seul venait troubler le bruit du vent dans les arbres. Elle était devenue notre paradis. Répartis en plusieurs groupes, nous étions chargés d’enlever les mauvaises herbes dans les allées, de nettoyer les parterres de fleurs et de planter du lierre. À l’automne, nous ramassions les feuilles, et en hiver nous enlevions la neige. C’était pour nous l’endroit idéal pour jouer « aux voleurs et aux gendarmes » ou à cache-cache, et nos poursuites dans cet immense cimetière comptèrent parmi nos meilleurs moments.

En dehors des travaux de jardinage à proprement parler, j’appris des choses amusantes, comme conduire un tracteur, jouer aux cartes et embêter les filles. C’est ici que je fumai ma première cigarette et que, pour la première fois de ma vie, une fille tomba amoureuse de moi. Elle s’appelait Eva-Ruth Lohde.

L’autre événement marquant était nos visites au foyer pour enfants handicapés mentaux juifs, qui se trouvait non loin. La plupart de ces petites virées secrètes étaient organisées par les plus âgés d’entre nous, qui lorgnaient les filles. Mon intérêt personnel se limitait à un solide gaillard de la campagne, un peu plus âgé que moi, qui aimait parler politique et qui, à ma grande surprise, en savait plus que bien des jeunes de son âge soi-disant « normaux ».

Ma mère avait suivi des cours de couture et travaillait désormais à la maison pour une usine de confection, qui transformait les uniformes de la Wehrmacht. De temps à autre, elle trouvait des lettres dans les doublures de pantalon des soldats, maculées de sang – autant de mises en garde inaperçues transmises par les Fils d’Allemagne. Ces messages décrivaient la situation désespérée du front à l’est : Moscou et Leningrad sont inaccessibles/Seule la mort est au rendez-vous sur les plaines enneigées de Russie. Pas étonnant qu’après la défaite de Stalingrad les autorités nazies aient ordonné une semaine de deuil national.

Maman et moi dûmes déménager et nous installer Speyrer Strasse, non loin de la Bayerischer Platz, dans un quartier autrefois habité par de nombreuses familles juives. L’endroit était résidentiel et notre loyer pour une pièce et demie si élevé que nous parvenions à peine à joindre les deux bouts. Les voisins, des Juifs comme nous, m’invitaient souvent à venir regarder leur collection de timbres, admirer leurs tableaux ou même prendre une tasse de thé. Aucun ne semblait comprendre la situation financière dans laquelle nous nous trouvions, Maman et moi. Mon père, dans sa dernière lettre parvenue d’Angleterre par le biais de la Croix-Rouge, nous conjurait d’être courageux. Il avait raison, car nous avions vraiment besoin de courage.

Partout, nous nous heurtions aux lois cruelles d’Hitler, qui ne tendaient que vers un objectif : vaincre. Tout ce qui pouvait l’être était réquisitionné au profit des Aryens : vêtements d’hiver, appareils radio, animaux domestiques. Nous avions déjà dû laisser notre aquarium et nos perruches, maintenant les nazis s’en prenaient à la radio de Grand-Père, un appareil à galène, auquel il tenait comme à la prunelle de ses yeux.

Grand-Père avait été médecin et il avait perdu la vue lors d’une explosion d’obus. Il avait été un officier de la Première Guerre mondiale, du temps de la vieille patrie du Kaiser, et lorsqu’il était de bonne humeur, il me chantait la chanson d’amour Ich hatt’ einen Kameraden. Son seul plaisir était désormais d’entendre son vieux poste radio à galène, de plus de quinze ans d’âge, avec des écouteurs. Un courrier fut adressé à l’association des anciens combattants, sollicitant une intervention pour que Grand-Père pût le garder. La réponse fut très aimable, mais hélas impuissante. Aucun recours contre les ordres du nouveau Reich n’était possible. Grand-Père mourut en 1942, à l’âge de soixante et onze ans, ne comprenant plus les voies nouvelles qu’empruntait sa patrie.

Les vrais antisémites évitaient tout contact avec les Juifs. Bien qu’ils nous fissent tant de mal, nous ne les côtoyions pas directement. Pour ma part, ceux qui m’impressionnaient vraiment étaient ces Allemands, nombreux, toujours prêts à nous aider, non parce qu’ils éprouvaient une sympathie particulière pour les Juifs, mais parce qu’ils étaient restés fidèles à leurs vieux idéaux. Il leur fallait vraiment beaucoup de courage pour s’accrocher à des valeurs cruellement réprimées depuis dix ans.

Maman et moi n’avions aucune relation bien placée à faire jouer et nous nous tournions vers tous ceux dont l’aide eût pu nous apporter ne serait-ce qu’un infime secours. Un jour, alors que nous cherchions à nous cacher pour échapper à une vague d’arrestations, nous allâmes frapper à la porte d’un pasteur de la paroisse Saint-Paul, située à l’ouest de Berlin. Nous avions complètement oublié que son gendre était un nazi convaincu, et il ne put rien faire d’autre que nous promettre de garder notre requête secrète. Notre fuite fut finalement rendue possible grâce à une autre voisine, une veuve, qui s’appelait Clara Bernhard et qui jadis avait travaillé avec ma mère. Elle nous proposa un lit de camp dans l’étroite cuisine de son appartement de la Belziger Strasse. Elle n’avait pas imaginé à l’époque qu’un jour viendrait où elle pourrait nous témoigner son amitié.

Tante Ruth avait des amis du temps de l’université qui risquaient d’être arrêtés en raison de leurs opinions de gauche. Malgré cela, on allait chez eux, le soir, écouter la radio. Tante Ruth m’emmena et je découvris auprès d’eux un monde dont je n’imaginais même pas l’existence. Ces rencontres étaient délicieuses. Nous commencions par écouter les rapports sur Radio Londres sur tous les efforts des Alliés et leurs succès aériens. Ensuite, nous nous prêtions à une habitude clandestine, qu’ils pérennisaient depuis presque dix ans : resserrés autour du haut-parleur du poste, réglé tout bas, ils écoutaient les nouvelles sur Ici Radio Moscou. La joie, à l’écoute secrète des longs récits de reconquêtes de territoires russes, se lisait sur leurs visages et leur conviction rayonnante avait quelque chose de contagieux.

Au nord de Berlin, dans un quartier traditionnellement appelée Wedding le Rouge, on voyait sur les façades d’immeubles détruits par les bombardements des inscriptions antinazies écrites à la craie et effacées, et dont un simple passant comme moi ne pouvait que deviner la trace. Ces slogans étaient sans doute le fait de jeunes hitlériens déçus, qui n’avaient pas d’autres moyens pour exprimer leur mécontentement. Mes copains de ce quartier avaient déjà pris quelques contacts avec des représentants de cette forme nouvelle de contre-culture et leur mot d’ordre était du genre : « À bas les profs – leurs cours nous perdent. »

Le point culminant des actes de résistance contre le fascisme fut cette bombe, placée au cœur d’une exposition antisoviétique, annoncée à grand renfort de publicité. Les arrestations qui s’ensuivirent furent très nombreuses et le bruit courut qu’on se retrouvait dans la même configuration que lors de l’incendie du Reichstag en 1933.

*

 

Vers la fin de l’année 1942, les déportations à grande échelle des Juifs s’intensifièrent. Ils partaient, disait-on, pour Lublin. Nous perdîmes de plus en plus d’amis et de voisins. Nous-mêmes vivions dans l’angoisse constante d’entendre des coups frappés à la porte. Je fus réquisitionné pour quelques jours, afin d’aller prêter main-forte à la boulangerie de la Grenadierstrasse, où ordre avait été donné de préparer des pains pour les grands transports, qui partaient vers l’est.

C’est en travaillant là que j’appris à connaître la misère des quartiers autour de l’Alexander Platz. Juifs et Tsiganes semblaient y vivre en bonne entente, malgré les bagarres, les beuveries et le bruit qu’il y avait dans ce quartier. Derrière presque toutes les vitrines badigeonnées de blanc des magasins de la Grenadierstrasse se trouvaient des appartements, où s’entassaient des familles tsiganes de six personnes, voire plus. Le jour, la rue était le terrain de jeux d’enfants tsiganes, sales et grouillants de poux, qui n’osaient pas se risquer plus loin. Seuls leurs aînés avaient le droit d’explorer d’autres territoires… On leur avait fait endosser l’uniforme de la Wehrmacht et ils avaient été appelés sous les drapeaux pour défendre la patrie.

Bientôt il ne resta plus que Maman et moi dans l’appartement de la Speyrer Strasse. La Gestapo avait posé les scellés sur les pièces des autres locataires, et les précieuses collections de tableaux et de timbres de nos voisins étaient maintenant aux mains des nazis. Un vieux couple, à l’étage supérieur, avait essayé de sauver sa peau en échange d’un bien qu’il possédait à l’étranger, mais en vain. Ordre avait été donné de vider le garde-manger des appartements, avant d’en sceller les portes. Un énorme morceau de fromage, acheté au marché noir et entreposé dans l’une des arrière-cours de l’immeuble, avait été oublié. Son propriétaire s’était accroché jusqu’au dernier moment à tout ce qu’il possédait, et voilà qu’aujourd’hui son fromage était laissé à la gourmandise des rats et à la cupidité de la Gestapo.

Maman avait été réquisitionnée pour le travail obligatoire, et travaillait de nuit dans une usine qui fabriquait des bobines miniatures pour des compteurs de vitesse. Je dus m’habituer à passer mes soirées dans un appartement complètement vide. Les bombardements aériens presque quotidiens vinrent encore aggraver ma situation. Je ne savais pas où aller. Les Juifs n’avaient pas accès aux abris antiaériens, et lorsqu’une bombe incendiaire tomba juste derrière, dans la cour, je ne pus rien faire d’autre que rester à l’endroit où j’étais.

Ma captivité n’était interrompue que par la lecture, la préparation de mon maigre dîner et les tâches ménagères. Je m’amusais souvent à imaginer que j’ouvrais la porte scellée des voisins. La vente d’un seul de leurs tableaux ou de leurs tapis aurait complètement changé notre vie, permis à Maman de faire moins d’heures supplémentaires, de nous offrir un bon repas et même peut-être quelques distractions.

L’aube du dernier jour du mois de février sonna le glas de la communauté juive de Berlin. Tous les Juifs des communautés urbaines et rurales du pays avaient déjà été arrêtés, et cette action constituait l’assaut final contre les derniers Juifs d’Allemagne. Avec l’affluence importante de travailleurs « volontaires » venus d’Europe de l’Est, la production dans certaines branches de l’industrie de guerre était assurée et ôtait désormais toute raison de vouloir éviter l’arrestation à quiconque. La plupart des Juifs arrêtés avaient déjà été officiellement enregistrés comme ayant « déménagé » à Lublin, Riga ou Theresienstadt, des régions prétendues autonomes. Aujourd’hui, l’ultime opération consistait à boucler les rues et à rayer les derniers noms de ceux qui figuraient sur les listes parfaitement précises de la Gestapo. Il restait une toute petite marge de manœuvre pour y échapper en travaillant au fonctionnement de l’hôpital, dans les centres d’approvisionnement et dans les cimetières. Des renforts de SS et de camions furent envoyés à Berlin, pour participer à la plus grande vague d’arrestations organisée jusque-là. La planification et la direction des opérations furent confiées à des officiers autrichiens, tristement célèbres pour l’expérience acquise en ce domaine lorsqu’ils avaient conduit des actions similaires à celle-ci contre les Juifs de Vienne. La première et indiscutablement la plus brutale d’entre elles avait eu lieu en 1934, lors de la perquisition d’habitations ouvrières viennoises.

Nous n’en savions rien, mais la police, sous les instructions de la Gestapo, avait profité de la tension ambiante pour traquer les populations tsiganes de Berlin.

Les Tsiganes d’Allemagne – à la différence des Juifs, à qui tout ce qui arrivait était malheureusement la concrétisation des menaces proférées depuis dix ans – ne trouvèrent aucune explication à ce brutal coup de poignard dans le dos. Tout bien repensé, je trouvais bizarre ce moment choisi de déporter définitivement les Juifs et des Tsiganes hors d’Allemagne. Il tombait pratiquement jour pour jour dix ans après les terribles vagues d’arrestations des opposants de gauche, et j’imaginais les Juifs – dont le tour était venu – assister à un spectacle analogue lors de l’incendie du Reichstag le 1er mars 1933.

De terribles coups furent frappés à la porte. Ma plus grande appréhension était en train de se réaliser. Nous n’avions aucun moyen de nous enfuir par l’escalier de service et nous attendîmes. Peut-être les coups allaient-il s’arrêter ? Alors que je refermais le couvercle de la poubelle, en faisant le plus de bruit possible, pour faire croire que nous étions en train de la descendre, Maman ouvrit finalement la porte. Les minutes qui suivirent furent une véritable agonie.

L’officier me hurla dessus, parce que nous n’avions pas fermé les fenêtres comme il le fallait. Ma première rencontre avec la SS vit pleuvoir en une seule fois plus de gifles sur moi que je n’en avais jamais reçu durant toute ma vie.

Nous leur donnâmes la clé, la porte fut scellée, et nous arrivâmes en trébuchant près du camion qui nous attendait, chacun de nous portant une lourde valise. « Heraus ! Schnell ! Schnell* 2! »

Une route fatigante à la recherche d’autres victimes nous attendait. Les vieilles personnes, pouvant à peine marcher et encore moins porter leurs valises, furent poussées sur le trottoir, puis brutalement jetées dans le camion. Des enfants passaient et leur crachaient dessus. D’autres passants nous regardaient fixement avec un mélange de surprise, de honte et de haine.

À travers une fente dans la bâche du camion, je regardai tout autour de nous et vis l’ampleur des dégâts des derniers bombardements de la nuit. La Prager Platz était bouclée. Des quartiers entiers étaient encore tout fumants, les entrailles grandes ouvertes. Les bombardements aériens avaient pris un tour très sérieux, mais cela n’empêchait évidemment pas les nazis d’aller jusqu’au bout de leurs actions non militaires, comme les arrestations. L’aigle fasciste n’était pas touché et restait puissante. Il avait juste les serres qui saignaient à l’est.

Le soir tombait lorsque notre camion se gara dans la file d’un des six camps de détention provisoire, installés dans la Gross Hamburger Strasse où, ironie du sort, s’étaient trouvés mon ancienne école, la résidence pour personnes âgées et l’ancien cimetière, aujourd’hui démoli.

Les détenus furent triés selon un système incompréhensible, et répartis dans les convois destinés à l’est. Les gardiens étaient tous des policiers berlinois. Pour passer le temps, nous arpentions l’endroit où s’était trouvé le cimetière, cherchant par tous les moyens une possibilité de nous enfuir. Grimper par-dessus le mur ne m’aurait pas posé de problèmes, mais Maman n’y serait pas arrivée. Et puis, après, comment aurions-nous fait pour vivre dans la clandestinité la plus absolue ?

Un caveau, entouré d’un petit grillage, était encore là, attirant quelques regards songeurs. C’était là que reposait le célèbre philosophe Moses Mendelssohn. Les personnes âgées, qui avaient encore une petite lueur d’espoir au fin fond d’elles-mêmes, reprenaient confiance à la vue de ce témoignage d’une gloire passée, se disant que les enseignements de ce grand homme finiraient peut-être par l’emporter. Moi, plus naïvement, je ne me perdis pas en conjectures compliquées : si ses enseignements avaient servi à quelque chose, sa tombe ne se trouverait sûrement pas ici, telle était ma conclusion.

 

Un comité de requêtes pour la réunion des familles s’était créé. Seuls quelques dossiers remontaient jusqu’au bureau du commandant de police, mais ils étaient pratiquement tous rejetés. Néanmoins, les détenus continuaient d’y voir un dernier espoir. Parmi ceux qui pouvaient encore envisager d’être relâchés, il y avait les ressortissants d’États neutres et ceux qui étaient moitié juifs. Mais une chose restait sûre : il n’y avait aucune chance de pouvoir circonvenir les talents de la police, désormais associée à la Gestapo.

Les caves bondées de notre prison constituaient le premier acte d’intimidation. Toute tentative de falsification des dossiers était lourde de conséquences. Des cellules spéciales avaient été aménagées, où la Gestapo se chargeait de faire comprendre aux détenus les moyens dont elle disposait.

Je regardai mon jeu : pas d’« Aryen » dans la famille, pas de gouvernement étranger pour intervenir, pas d’argent pour des dessous-de-table… quand tout à coup, en désespoir de cause, je sortis mon dernier atout : et si je devenais fossoyeur ?

Il fallut d’abord que je convainque Maman. Ensuite, que je me tourne vers le seul Juif de la commission d’appel, un rabbin, qui avait officié à différentes reprises, lors de funérailles.

« Oui, fit-il d’un ton ennuyé, ton visage me dit quelque chose. Tu étais l’un des jeunes préposés aux fleurs. Écoute, ne vas pas te figurer que tu es indispensable ! Tu n’es même pas capable de creuser un trou. » Je m’armai de toute ma détermination et de tout mon courage, et l’assurai que j’étais prêt à faire tout ce que l’on me demanderait. Fut-il impressionné par ma bonne mine ? Toujours est-il qu’il finit par me dire : « Je vais demander qu’on vérifie le nombre de fossoyeurs au cimetière. Peut-être qu’ils ont besoin d’un remplaçant. Tu as de la famille ?

– Juste ma mère ».

Son regard s’adoucit.

« Bon, si vous n’êtes que deux, je vais essayer. »

Les heures qui suivirent furent longues et difficiles. Mon esprit s’emballait sur les lumineux sentiers de l’espoir, puis replongeait dans la sombre évidence de notre destin. Le découragement l’emportait.

Enfin, le commandant m’accorda un entretien. Je claquai des talons dans la plus pure tradition allemande et fis de mon mieux pour avoir l’air à la fois présentable et plus vieux que mon âge. Un adjudant énonça l’utilité pour le Troisième Reich des tâches que je pourrais exécuter, dont le gros rabbin à lunettes s’était porté garant : « Fossoyeur – utile pour les enterrements et l’entretien du cimetière. »

« Oui, oui, dit l’officier avec un sourire, il y a effectivement de quoi faire… »

Son geste nonchalant de la main fut le signe pour moi de faire demi-tour en claquant des talons et de filer aussi vite que possible.

Quelqu’un cria : « Monsieur Geve et Madame ! Entrez ! » Il n’y eut pas de réponse. Quand l’appel fut réitéré pour la seconde fois, nous dûmes en conclure qu’il s’agissait bien de nous ! Nous attrapâmes notre valise ainsi que l’autorisation de sortie et nous précipitâmes jusqu’à la grille, avant que la Gestapo ne change d’avis. Le policier de contrôle vérifia notre ressemblance avec les photos des papiers d’identité et fit observer, comme pour s’en excuser : « Il y a eu une erreur. Nous ne savions pas que vous étiez frère et sœur. C’est bien cela, n’est-ce pas ? En tout cas, on ne peut plus corriger les documents. Ils sont déjà signés. » Je jetai un coup d’œil sur la chaussée grise de la rue, côté liberté, et sans plus tarder lui dis : « Ce n’est pas grave, on se débrouillera comme ça. » Le portail en fer s’ouvrit, et nous courûmes jusqu’à l’angle de la rue suivante.

Libres de nouveau ! C’était un sentiment exaltant, mais pour combien de temps ?… Un formulaire sur lequel figurait la mention « Attestation de libération pour M. Geve et sa famille » ne suffisait pas pour nous éviter une deuxième arrestation. Il fallait que je m’occupe de nous procurer des papiers, qui nous assurent vraiment la liberté. Je me rendis à l’unique bureau des Affaires de la communauté juive qui restait, Oranienburgstrasse, et plaidai mes droits. Comme je ne figurais pas sur les fichiers de salaires, on refusa de me délivrer une attestation prouvant que j’avais travaillé. Après une discussion houleuse, il fut finalement accepté de m’enregistrer comme terrassier au cimetière de Weissensee. J’obtins ainsi ces fameux privilèges dont, au départ, seul bénéficiait le « Service d’ordre », qui assistait la police lors des arrestations. En échange d’un engagement solennel de ma part, en vertu duquel je devais me rendre tous les jours au travail, quelque soient les attaques aériennes ou mes difficultés personnelles, je reçus un laissez-passer spécial avec d’innombrables tampons et signatures et fus autorisé à porter, à la place de mon étoile jaune, un brassard rouge arborant la mention : « Membre du personnel no… ». Je n’ai jamais pu m’expliquer pourquoi il était rouge, couleur à la fois interdite, car elle représentait la gauche, en même temps qu’elle ornait les drapeaux à la gloire d’Hitler. Mystère. Quoi qu’il en fût, seul importait le fait que, cet atout en main, je pouvais tromper la Gestapo.

En dépit de tous les règlements en vigueur, nous nous traînâmes à pied, à travers un Berlin sans éclairage, jusqu’à notre appartement, qui était assez loin. Nous arrivâmes au petit matin et réveillâmes le portier. Lui, qui pensait avoir vu les derniers Juifs de son existence, ne fut pas déçu : « Quoi ! Vous êtes libérés ! À cette heure ? Et les autres ? Ils rentrent aussi ? »

Il vérifia que tout était en règle et, à contrecœur, nous remit la clé. Visiblement, le bonhomme aurait préféré que ce fussent d’autres Juifs qui rentrent, qui l’auraient copieusement arrosé. Nous arrachâmes les scellés que la Gestapo avait posés sur la porte et nous jetâmes sur nos lits, pour sombrer dans un sommeil réparateur et bien mérité.

« Qui ne demande rien n’a rien », dit le proverbe. « Ne pas attirer l’attention », telle fut notre nouvelle devise. Réveillé le lendemain matin à cinq heures, j’arrachai à la hâte mes signes distinctifs et pris le tram pour aller au cimetière, situé loin d’ici. Sur place, il y avait une demi-douzaine de fossoyeurs, qui avaient échappé à la déportation. Bien évidemment, je me mis au travail avec toute l’ardeur du monde.

Par la suite, nous fûmes rejoints par quelques collègues, à moitié juifs, et quelques adolescents. Je n’étais pas le plus petit, mais de très loin le plus jeune. Le travail était très dur, mais nous ne pouvions pas nous défiler et laisser les autres en plan. Creuser des tombes de un mètre quatre-vingts de profondeur devint notre pain quotidien. Parfois, il arrivait que les parois de terre à la verticale s’effondrent et que l’un d’entre nous soit à moitié enseveli. Nous nous aidions alors mutuellement à nous extraire de là et nous parvenions encore à en rire un peu.

Bientôt je devins un ouvrier à part entière, avec les sabots de bois, la pioche, la pelle, un rendement minimum obligatoire et une enveloppe hebdomadaire. Nous faisions très souvent des heures supplémentaires, car il y avait tous les jours jusqu’à dix suicides. Nous pouvions vraiment dire merci à cette loi qui interdisait aux moins de vingt et un ans d’inhumer les morts et qui limitait notre tâche, en ces occasions, à devoir pousser le corbillard et à remplacer le cortège absent.

Lorsque nous en avions le temps, nous enterrions des rouleaux de la Torah. Comme les lois religieuses interdisaient de brûler les Saintes Écritures, toutes les synagogues d’Allemagne avaient envoyé leurs rouleaux au cimetière de Berlin, où ils avaient été rassemblés et centralisés. Aussi sacrés fussent-ils, il ne restait cependant plus personne pour s’occuper de ces rouleaux richement enluminés. Nous déposâmes des centaines d’entre eux dans une fosse commune et leur fîmes des funérailles aussi dignes que solennelles, symbolisant la fin d’une époque.

D’autres fléaux s’abattaient sur nous : les raids aériens nocturnes. Certaines bombes manquaient leur objectif et, chose qui nous paraissait complètement aberrante, tombaient sur la ville des morts.

S’occuper toute la soirée devenait un vrai problème pour moi. Je n’avais plus de parents ni d’amis sur place. Mes collègues de travail habitaient très loin et Maman avait assez à faire comme cela, à essayer d’échanger nos derniers draps contre un peu de margarine.

Je chassais la solitude avec un poste de radio que je m’étais fabriqué moi-même et qui fonctionnait sans courant électrique. J’avais acheté clandestinement en pièces détachées les écouteurs, les cristaux, le condensateur et les bobines ; j’avais tiré un fil dans ma chambre, qui servait d’antenne, et lorsque j’entendis les premiers grésillements du poste, je ne fus pas peu fier.

Explorer les ondes étendu sur mon lit avec mes écouteurs devint mon occupation favorite. Un jour, ce fut le choc. J’avais capté en anglais ! Sûrement une radio clandestine. J’essayai désespérément de rassembler toutes mes connaissances d’anglais, mais sans succès, et tout ce que je réussis à comprendre furent des phrases nazies… Sans doute un émetteur depuis Berlin encore.

Je me mis peu à peu à comprendre que l’Allemagne n’avait pas le monopole du nazisme, comme je le croyais, mais que celui-ci était un « enthousiasme » qui s’exportait visiblement bien, et grande fut ma peine de constater que les nazis avaient de nombreux supporters, notamment dans les pays avec lesquels ils étaient en guerre.

Il existait la réplique anglaise, française et néerlandaise de ces illustrés nazis que je ne connaissais que trop bien. Les nouveaux mots allemands comme Ferntrauung, Kriegseinsatzdienst et Pionierschutzmanschaft n’étaient pas traduits. Les autres pays n’avaient qu’à les comprendre, de gré ou de force…

Il fallut que nous fassions remplacer notre carte d’alimentation, une procédure que la plupart des Juifs tentaient de contourner, afin ne pas se rappeler au bon souvenir des autorités administratives. Nous ne pouvions pas survivre en ayant recours au marché noir et nous dûmes nous résoudre à aller jusqu’à la centrale administrative d’alimentation, place de la Wartburg, ce que nous redoutions tant. Comme nous savions parfaitement que, pour n’importe quel rond-de-cuir nazi, le moindre tampon avec une croix gammée avait valeur d’ordre, nous avions emporté un grand nombre de documents.

« On croyait qu’il n’y avait plus de Juifs dans cet arrondissement et donc plus de cartes à leur distribuer », nous dit une subalterne, d’une voix désagréable. Après de longs palabres, le directeur de service finit par passer un coup de fil à sa direction, pour savoir « si des non-Aryens, dont la présence semblait avoir l’assentiment du Troisième Reich, pouvaient obtenir de nouvelles cartes d’alimentation », et il fallut quelques coups de fil supplémentaires pour vérifier la crédibilité de notre demande. Il était tôt, les employés bâillaient encore de l’ennui de la veille et c’est ainsi que, par manque de contrordres, nous obtînmes les précieux carnets de tickets, qui représentaient pour nous quelques mois de produits essentiels : pain, farine, pommes de terre, confiture, sucre et margarine. Le même jour, à midi, ordre fut donné de ne plus donner de tickets d’alimentation aux Juifs et d’arrêter tous ceux qui se présentaient.

Nous eûmes également des ennuis avec le meublé d’une pièce et demie que nous louions. « Eh quoi ! nous dit le propriétaire, ce n’est tout de même pas de ma faute si la Gestapo a déporté tous les autres sous-locataires et a posé les scellés. Puisque c’est vous qui habitez ici tous les deux, c’est vous qui devez payer le loyer pour les cinq pièces de l’appartement. » Comme nous arrivions à peine à payer notre propre loyer, nous dûmes déménager. Le hasard, ou la chance, fit que ma camarade de travail, Eva-Ruth, qui habitait Konstanzer Strasse, put nous dépanner d’une chambre. Nous prîmes chacun deux valises et emménageâmes.

Dans ce nouveau quartier situé près du sélect Kurfürstendamm, point de rencontre des Allemands bien placés et des fascistes étrangers, il n’y avait que des snobs élégants et bien nourris. Un ballet de voitures de luxe astiquées faisait la navette entre les salons de thé, les grands restaurants, les magasins de cigares, les instituts de beauté et les boutiques de fleurs aux espèces rares. En cet été 1943, à l’ouest de Berlin, on aurait presque oublié que c’était la guerre.

*

 

Quelque chose bougeait sur le tas d’ordures. Cela avait l’air d’être plus grand qu’un chien. Les filles qui travaillaient chez le fleuriste du cimetière nous dirent d’aller voir, et nous avançâmes de façon guerrière, en rang serré, munis d’un bâton, vers le mur de brique, où se trouvaient les déchets de cuisine. Un uniforme en loques, vert olive, se souleva au milieu de ce tas de puanteur et de pourriture. Il y avait un être humain dedans ! Il portait une casquette militaire et des sabots de bois à ses pieds nus. Lorsqu’il entendit des jurons qui le chassaient, il se retourna en direction de nos voix, cherchant d’où ils venaient. Tout à coup, l’un d’entre nous s’exclama : « Regardez ! Il a un grand signe noir “SU*3” marqué sur le dos. C’est quoi ? » « Ça veut dire “Union soviétique” », nous expliqua l’un de nos copains, qui savait tout sur les derniers modèles de voitures et d’avions. « C’est le pays d’où viennent les sous-hommes. » Vu l’allure et le comportement du bonhomme, la description correspondait assez bien. Cependant, la Russie était l’alliée de l’Angleterre contre Hitler et nous décidâmes de rappeler le vagabond et de lui parler gentiment. Avec l’aide d’un copain de travail, qu’on était allé chercher en vitesse, nous écoutâmes prudemment les explications de l’intrus : lui soldat russki/ soldat kaputt/ lui travailler dur/ pas beaucoup manger/ lui fuir/ Russes fuir tués/ Allemands mauvais/ Juifs amis/ lui pas manger deux jours/ lui faim.

Oui, maintenant on arrivait vraiment à se figurer ce gars costaud, dans toute la splendeur de son uniforme d’antan, marchant quelque part sur un champ de bataille de sa lointaine Russie contre l’ennemi commun. Il méritait notre sympathie, même si nous ne savions pas très bien ce qu’était exactement un sous-homme. En tout cas, il mangea des betteraves. Nous partîmes vite lui en chercher deux autres et lui souhaitâmes bonne chance. Puis il disparut comme il était venu. Nous essayâmes alors d’en savoir plus sur des gens comme lui.

*

 

Eva-Ruth, avec laquelle je travaillais et vivais, fut la première fille à faire battre mon cœur. Elle était plantureuse, tirant sur le roux, elle avait quatorze ans et visiblement en pinçait pour moi. « Non, n’entre pas, disait-elle souvent, je suis en peignoir ! Tu sais, on vit tous les deux dans le même appartement, alors fais pas l’idiot. » Elle continuait comme ça pendant quelques minutes sur le thème de sa tenue légère, et moi, naïf, j’attendais dehors. J’étais trop jeune pour comprendre ses allusions, et, pour seule récompense, j’avais droit à ses reproches sur ma lourdeur. Nous nous amusions tous les deux, étendus sur le canapé, mais nous n’étions pas faits pour nous entendre. Plus je vénérais son corps et plus je détestais sa façon de penser.

Elle était très jolie fille, mais trop directe, et son assurance comme ses préjugés me dégoûtaient. Elle trouvait que mes copains ouvriers, qui n’étaient pas allemands de naissance, étaient indignes de la fréquenter et, de temps en temps, il lui arrivait même, lorsqu’elle se disputait violemment avec moi, de me traiter de « sale Juif de l’est ». Elle avait été éduquée, comme c’était le cas dans certaines familles juives allemandes, dans l’esprit de Deutschland über alles*4, alors que tout ce qui comptait était de s’adapter à la situation. Ce genre de grands airs, à la limite, chez quelqu’un d’éduqué et dans un environnement plus sûr et plus confortable, seraient peut-être passés, mais là c’était complètement hors contexte. Le style de vie qu’on avait connu en Allemagne s’effritait, et cela n’avait aucun sens d’essayer de se raccrocher au passé.

Un jour, un dimanche après-midi, nous reçûmes la visite d’un homme plutôt avenant, l’allure d’un bon commerçant, qui voulait parler à la mère d’Eva-Ruth. Doucement et de manière habile, il lui raconta son histoire. Lui-même était juif, mais il avait été choisi par la Gestapo pour sélectionner des candidats à la déportation. Il n’expliqua pas par quels moyens on l’avait convaincu d’accepter une telle mission. Les quelques Juifs qui restaient se méfiaient, et mettre en place une action à grande échelle ne valait de toute façon plus la peine. Aussi les nazis avaient-ils imaginé quelque chose de nouveau : les arrestations par le biais de la persuasion, avec un homme comme celui-ci, d’apparence banale, juif lui-même, venu faire cette besogne autour d’une tasse de thé.

La grippe m’avait empêché d’aller travailleur au cimetière depuis quelques jours. C’est donc lui qui m’apprit qu’il y avait eu une rafle, dont quelques copains seulement avaient pu réchapper en s’enfuyant pas la grille arrière. L’ordre d’arrestation d’Eva-Ruth était sur la table. Mon nom ne figurait pas encore sur la liste au crayon de notre visiteur, mais celui-ci fit appel à toute sa science pour nous expliquer qu’il le serait bientôt, car une action contre les quelques Juifs ou demi-Juifs – cachés ou pas – qui restaient, avait été décidée. « Mieux vaut mieux se porter volontaire, plutôt que d’attendre qu’on vienne frapper à votre porte, ce qui finira, de toutes les façons, par arriver », nous dit-il. Il ne parvint pas à nous convaincre et nous décidâmes de laisser les choses suivre leur cours.

Maman et moi restâmes deux jours dans cet appartement désormais vide, ruminant sur notre avenir. Aucune nouvelle ne laissait espérer une fin prochaine de la guerre et nous n’avions aucun moyen de trouver une cache sûre. Nos économies suffisaient à peine pour vivre un mois dans la clandestinité. Comme j’étais habitué à travailler dur, j’essayais de me persuader que les « camps de travail à l’est » ne pouvaient pas être si terribles que cela et que, en y mettant un peu du sien, on pourrait peut-être même arriver à se faire une vie acceptable. Enfin, nous continuions de vivre avec le secret espoir au fond de nous qu’une seconde fois encore je réussirais peut-être à nous faire libérer…

Nos quatre inséparables valises toujours avec nous, sillonnant de nouveau le nord de Berlin, après avoir remis notre étoile jaune exactement à l’angle de la rue où, trois mois plus tôt, nous l’avions enlevée… nous voici donc repartis, pour laisser pénétrer… deux volontaires dans le camp de rassemblement.

Cette fois, les détenus du camp de détention de la Gross Hamburger Strasse, le dernier de son genre, étaient différents. Bien qu’une douzaine de personnes s’entassassent dans une pièce avec presque rien à manger, il régnait une atmosphère d’espoir provocant.

Un groupe de jeunes sionistes transférés d’un camp agricole allemand de travailleurs forcés organisait tous les soirs des discussions, chantait des chansons de Palestine et dansait même la hora. Je ne sais pas comment ils faisaient pour avoir un tel enthousiasme, ni pour danser avec une telle technique. Un autre cercle de danse s’était formé autour d’un gros accordéoniste blond, à moitié juif, surnommé « Pudding », expert en cuisine et en claquettes. Les danses de ces hommes et femmes étaient aguichantes et avaient réussi à attirer quelques gardes parmi le public.

Quelques jolies filles, qui avaient eu une liaison avec des officiers, se trouvaient dans le pire discrédit qu’on eût pu imaginer. Mais pouvait-on vraiment leur reprocher – alors qu’elles étaient d’ascendance à la fois juive et chrétienne – d’avoir jeté leur dévolu sur des hommes qui étaient du même bord qu’une moitié d’elles-mêmes ? Ou d’avoir eu une coupable amitié, qui leur aurait peut-être valu la liberté ? Entre détenus mêmes, les liaisons n’étaient pas rares. Eva-Ruth avait trouvé son premier vrai copain, moins naïf que moi, et s’était mise en ménage avec lui, au grand dam de tout le monde. J’étais jaloux, me sentais seul et sautais sur toutes les occasions de parler à quiconque acceptait de s’encombrer d’un ignorant comme moi.

Ce public bigarré était composé de détenus moitié juifs, d’« illégaux » arrêtés, d’étrangers, d’employés de commune et de vieilles personnes. Il y avait quelques Juifs polonais, qui s’étaient évadés de ce qu’on appelait les « camps de concentration », et ceux-ci avaient toute notre sympathie. Venus de l’est, ils nous racontaient certaines choses, avec une telle volonté d’être crus, que nous pensions qu’ils en rajoutaient un peu. Il y en avait un en particulier, un petit sec et nerveux, dépressif, qui prétendait qu’il s’était enfui d’Auschwitz, un de ces fameux camps de travail en Silésie. Mais son incapacité à se maîtriser lui ôtait toute crédibilité. Il tirait sans cesse à boulets rouges sur la civilisation occidentale, et ses accusations fondées sur rien nous exaspéraient. Pires que de simples critiques émanant d’un esprit échauffé, elles étaient un blasphème.

La sélection pour les prochains convois commença. Les vieilles personnes et les décorés de guerre furent envoyés à Theresientadt, les autres à l’est. On nous expliqua comment nous comporter pendant le voyage, on nous donna un numéro d’identification, ainsi qu’une ration de nourriture. Le lendemain, nous montâmes dans les camions, qui nous conduisirent à la gare de marchandises de Stettin.

Un wagon de passagers, prévu pour les officiers, était accroché à la locomotive. Les autres, une douzaine environ, étaient des wagons à bestiaux. Sur le quai d’en face, des gardes formaient une haie de surveillance, pianotant sur leur pistolet-mitrailleur. Sur le toit du dernier wagon, une mitrailleuse était pointée sur nous.

Maman et moi faisions tout pour rester ensemble, et nous fûmes poussés dans un wagon avec de la paille à l’intérieur. Il n’avait que quatre bouches d’aération à barreaux et, en guise de tinettes, un seul et unique seau, que nous dûmes partager avec vingt autres « candidats pour l’est ».

Les yeux écarquillés, je réussis tout juste à apercevoir une inscription en français sur un wagon, qui datait de la Première Guerre mondiale. Une fois que nous fûmes tous coincés à l’intérieur, je pressai les quelques doués en langue du wagon de me traduire ce qui était marqué : « 40 personnes et 8 chevaux » ; c’était la capacité du fret jadis. La réalité du chargement – point essentiel de nos préoccupations – nous demeura inconnue.

Le train s’ébranla. Certains, dans un geste de nostalgie pour leur Berlin natal, entamèrent un dernier chant d’adieu. Les hautes cheminées des usines et les panneaux de signalisation vers la banlieue est de la capitale se découpaient dans le crépuscule, disparaissant bientôt de part et d’autre de la voie. La ville, bouillonnante d’activités, était comme recouverte d’une chape de silence ; plongée dans l’obscurité, elle semblait ne pas reconnaître ses quelques enfants qui partaient au loin. Peut-être ceux – très nombreux – qui ne la reverraient plus jamais avaient-ils, eux, capté un dernier et triste petit signe d’adieu de sa part ? Pour moi, il n’en fut rien. Elle resta froide et lointaine. Peut-être éprouvait-elle un sentiment de honte ?

Chaque saccade des roues du train contre les intersections des rails nous éloignait d’Allemagne. Nous quittions un monde qui nous était perdu, un monde qui s’était perdu lui-même.

1- NDLT : L’auteur fait un jeu de mot avec Engel en allemand (l’ange en allemand). England/Engelland – Angleterre / Terre des Ang(l)es.

 

2- Traduction française : « Dehors ! Vite, vite ! »

 

3- Sigle signifiant : Sowiet Union.

 

4- Traduction française : l’Allemagne par-dessus tout